[A]près avoir déposé Lucie, Sharko s’était rendu à Nanterre. La jeune enquêtrice avait laissé dans son esprit une trace brûlante, une présence indélébile dont il n’arrivait plus à se défaire. Il la voyait encore, sa serviette drapée autour d’elle, couverte de mousse, dans SA salle de bains. Qui aurait pu croire qu’un jour, une femme se serait douchée là où s’était douchée Suzanne ? Qui aurait pu penser qu’à la vue d’un corps un peu dénudé, son cœur pouvait de nouveau s’accélérer dans sa poitrine ?
Pour l’heure, il allait et venait dans le bureau de son chef. Lucie était loin, ses préoccupations étaient ailleurs. Il fulminait face à Leclerc, assis à son bureau :
— On ne peut pas s’écraser comme ça. D’autres se sont attaqués à la Légion avant nous.
— Et ils se sont tous cassé la gueule… Péresse et le boss sont de mon avis. Il va falloir se passer de ton raccourci et obtenir du concret. Josselin veut bien placer deux enquêteurs de la crim pour essayer de retracer le parcours de Mohamed Abane après le départ de chez son frère. C’est le seul moyen légal dont on dispose.
— Ça va traîner en longueur et ça ne mènera à rien, tu le sais.
Leclerc tendit le menton vers une pochette posée devant lui.
— Comme je te disais au téléphone, avant que tu me foutes la merde en grillant la priorité à Péresse, j’ai récupéré la liste des organismes humanitaires présents en Égypte, aux environs du Caire, à la période des meurtres des jeunes filles. On a quelques noms, ceux des responsables de mission notamment. Mais il y a un truc vraiment intéressant, c’est ce congrès, le SIGN. Jette un œil…
Martin Leclerc tirait une mine sombre, fermée. Il regroupait des papiers dans un geste inutile et fuyait le regard de Sharko. Le commissaire s’empara du dossier et se mit à lire :
— Sourire pour les orphelins du monde, environ trente personnes. Planète urgence, plus de quarante. SOS Afrique, soixante… J’en passe et des meilleures… (Il plissa les yeux.) Mars 1994, réunion annuelle du réseau mondial pour la sécurité des injections, SIGN… Plus de… Plus de trois mille personnes venues du monde entier ! OMS, UNICEF, ONUSIDA, des organisations non gouvernementales, des universités, des médecins, chercheurs, des agents de santé et du monde de l’industrie… Plus de quinze pays. Mais… Que veux-tu que je foute avec ça ?
— Mars 1994, c’est bien le mois et l’année des meurtres, non ?
Un silence. Sharko considéra les feuillets avec davantage d’attention.
— Merde, tu as raison.
— Bien sûr que j’ai raison. On est en train de récupérer la liste détaillée des participants à SIGN, elle devrait arriver dans la journée. À vue de nez, il y aurait entre cent cinquante et deux cents Français.
— Deux cents…
— Bref, comme tu peux le constater, on est loin des rangers et des treillis. Donc on laisse tomber la Légion pour le moment, on a suffisamment de grain à moudre ailleurs, avec le Canada, ces listings et l’enquête sur Abane.
Sharko s’appuya sur le bureau.
— Que se passe-t-il, Martin ? On avait l’habitude de ronger les os à deux et aujourd’hui, t’essaies de noyer le poisson avec… des listes. Avant, tu aurais foncé.
— Avant…
Martin Leclerc soupira. Ses doigts se rétractèrent sur une feuille, qu’il chiffonna et lança à la poubelle.
— C’est Kathia, Shark. Je suis en train de la perdre.
Sharko accusa le coup mais au fond, il l’avait pressenti, depuis quelques jours. Kathia et Martin Leclerc avaient toujours symbolisé l’image même du couple inébranlable, ayant affronté tant de tempêtes que plus rien ne pouvait le faire flancher.
— Ça a commencé avec l’affaire Huriez, c’est ça ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— Parce que c’est comme ça…
Sharko se souvenait des moindres détails. Un an plus tôt. Un trafic de cocaïne aux alentours de Fontainebleau. L’une des petites mains du réseau tombe, Olivier Hussard, vingt ans. Le filleul de Kathia… Celle-ci demande à son mari d’intervenir, de faire jouer ses relations pour un allégement de la peine. Mais Martin Leclerc reste de marbre, fidèle à la droiture de son insigne.
Sharko s’en voulait. Emporté par ses propres démons, il n’avait strictement rien remarqué chez son chef. Lui, un analyste censé analyser les comportements.
— J’avais le droit de savoir, Martin.
— Tu avais le droit de savoir ? Et au nom de quelle fichue règle avais-tu le droit de savoir ?
— Au nom de notre amitié, tout simplement.
Un lourd silence s’installa dans la pièce. Un vrombissement de moto se fit entendre, au loin.
— J’ai vu le boss, Shark. Ça s’est fait avant-hier.
— Quoi ? Ne me dis pas que…
— Si… Après cette affaire, je vais démissionner. Je ne pourrai pas tenir encore huit ans, attendre la retraite avec la peur aux tripes. Pas sans elle. Ça fait plusieurs jours qu’elle dort chez sa sœur, ça me rend dingue. Et puis, tu me vois vieillir seul, comme…
Il stoppa net sa phrase. Sharko le fixait.
— Comme moi, c’est ça ?
Leclerc trouva refuge dans ses feuillets, qu’il empilait, désempilait, réempilait.
— Et puis tu fais chier, Shark. Casse-toi !
Le commissaire se décolla du bureau, sonné. Ses yeux s’embuèrent légèrement. Leclerc n’imaginait pas la violence du choc qu’il venait de provoquer. Sharko serra les deux poings :
— Tu sais ce que signifie ton départ pour moi ? Pour la poignée d’années qu’il me reste à tirer ?
Leclerc frappa du poing sur la table.
— Oui ! Oui, je sais ! Qu’est-ce que tu crois ?
Cette fois, Leclerc fixa son subordonné, au fond des yeux.
— Écoute, je ferai tout pour que…
— Tu ne feras rien du tout. Tu pars, je saute, et tu le sais parfaitement. Personne ne voudra d’un vieux flic malade. Même pas dans un placard. C’est aussi simple que ça.
Leclerc regarda son ami en secouant la tête.
— Ne me mets pas le couteau sous la gorge, je t’en prie. C’est déjà suffisamment dur comme ça.
Un peu voûté, Sharko finit par se diriger vers la porte. Il se retourna, une main sur la poignée :
— Quand j’ai perdu ma femme et ma fille, vous avez été là, avec Kathia. Quoi qu’il arrive et quels que soient tes choix, je les accepterai. Et maintenant, tu vas aller dire à Josselin que je rentre me reposer une petite journée, parce que j’entends des voix de partout.