Chapitre 11
Nous étions à l’extrémité de la pelouse, loin de la maison encore fumante. Lés pompiers étaient arrivés. Tout comme la police, mais, cette fois, Juan et Tate ne prirent même pas la peine de montrer leur insigne. Il y avait bien assez de vampires pour hypnotiser les équipes de secours et les persuader d’éteindre les flammes tout en repoussant leurs questions à… jamais.
C’était la raison pour laquelle aucun policier ne s’était approché de nous, malgré les hurlements assourdissants des six responsables du feu de joie de la soirée. Quatre d’entre eux avaient été arrêtés après les aveux, sous la menace, des deux premiers. Aucun des invités n’avait été autorisé à quitter les lieux, pour des raisons évidentes, malgré les protestations. Après deux heures d’« interrogatoire », il apparut que la tête pensante de l’attaque était une femme vampire du nom de Patra.
Et comme par hasard, cette Patra était également la mystérieuse bienfaitrice de Max, bien que je n’aie pas la moindre idée de qui elle était, et encore moins de la raison pour laquelle elle voulait me voir morte.
Dès qu’il entendit son nom, Bones releva brusquement la tête et regarda Mencheres. Le vampire égyptien ferma les yeux, et son visage parut se crisper de douleur.
— Laissez-moi deviner, dis-je, alarmée par leur réaction. Il s’agit d’un vampire très vieux et très puissant, c’est ça ?
Bones tourna de nouveau les yeux vers moi.
— Oui. Patra a plus de deux mille ans, et c’est un Maître. Mencheres, vous savez ce que cela signifie.
La tunique blanche de son grand-père avait perdu son aspect immaculé, et la jolie poudre d’or qui recouvrait sa peau avait été remplacée par des cendres. J’étais justement en train de me dire que sa nouvelle mise se mariait très bien avec son expression.
Il ouvrit ses yeux couleur d’acier, et quelles qu’aient pu être ses émotions, elles disparurent derrière un masque impénétrable.
— Oui. La guerre.
— Ceux d’entre vous qui ne sont pas de nos lignées doivent faire un choix sur-le-champ, dit Bones d’une voix claire. Soit vous restez et vous vous alliez à nous, soit vous choisissez Patra et vous partez. Vous êtes libres de vos mouvements, mais uniquement pour cette nuit. Si jamais je vous recroise, vous ou l’un des vôtres, sans invitation, je vous tuerai.
Mencheres se glissa à ses côtés.
— Décidez-vous, dit-il simplement.
La fidélité de certains de ceux qui vinrent vers nous était acquise d’emblée. Spade avait bougé avant même que Bones ait terminé sa phrase. Rodney s’approcha, lui aussi, ainsi que d’autres membres notables de la communauté des morts-vivants. Des vampires et des goules que je ne connaissais pas choisirent notre camp, soit par loyauté envers Bones ou Mencheres, soit en raison de la peur qu’ils leur inspiraient.
Mais il y eut aussi des réfractaires.
Plusieurs disparurent silencieusement dans la nuit, leur départ en disant long sur leurs sentiments. Il y avait également des indécis, qui attendaient de voir combien restaient et combien partaient avant de choisir leur camp. La personne qui me surprit le plus fut Ian, qui mena sa lignée dans notre direction en adressant un bref hochement de tête à Bones. J’étais persuadée qu’il choisirait de partir, après avoir été éclipsé deux fois par Bones au cours des derniers mois. Je regardai Bones et lui envoyai une pensée : Je n’ai pas confiance en lui.
En guise de réponse, il se contenta de hausser légèrement les épaules.
Une fois l’écrémage terminé, à peu près soixante-dix pour cent des Maîtres indépendants s’étaient joints à nous. Cela dit, les forces de l’ennemi ne se limitaient pas forcément aux trente pour cent restants. Qui pouvait affirmer que tous ceux qui venaient de nous offrir leur appui étaient sincères ? Seul le temps nous le dirait.
Une fois les serments prononcés, tout le monde quitta la maison en ruine. J’espérais pour Mencheres qu’il était bien assuré, car il avait perdu un grand nombre d’objets de valeur dans l’explosion. En même temps, je le voyais mal inscrire « vendetta de morts-vivants » sur sa déclaration d’assurance…
Mencheres, Rattler, Tick-Tock et Zéro nous accompagnèrent, Bones et moi, dans notre 4x4 spécial. Il était équipé entre autres de vitres pare-balles, et, avant que nous démarrions, Zéro vérifia qu’il n’était pas piégé. Mieux valait prévenir que guérir. Spade et Rodney étaient chargés de s’occuper de nos quatre rabat-joie. J’étais prête à parier que ces derniers allaient trouver la journée très longue.
Lorsque nous fumes suffisamment loin et que tout risque d’être entendue par des oreilles indésirables fut écarté, je posai la question que je m’étais retenue de formuler jusque-là.
— Comment cette femme a-t-elle réussi à persuader ces vampires de se faire exploser ? Les humains ont été hypnotisés, cela ne fait aucun doute, mais les vampires ? Ce n’est pas leur style.
Tick-Tock conduisait. Mencheres était à côté de lui, et Bones et moi occupions la banquette arrière. Heureusement que notre monstre sur roues disposait d’une troisième rangée de sièges, sinon nous nous serions retrouvés avec les deux autres vampires sur les genoux.
— Certainement en prenant leurs proches en otages et en les menaçant d’une mort atroce s’ils refusaient de coopérer, répondit Bones. C’est à peu près la seule chose qui pourrait pousser un vampire à se sacrifier de cette manière, mais on en saura plus une fois qu’on aura procédé à un interrogatoire plus poussé des prisonniers.
Je tressaillis.
— Bon Dieu, on ne peut pas vraiment leur en vouloir d’avoir agi comme ils l’ont fait. Il n’est peut-être pas nécessaire de te montrer si dur avec eux…
— Est-ce qu’ils sont venus me parler du complot ? m’interrompit Bones. Non. Si ça avait été le cas, j’aurais essayé de les aider, eux et leurs proches, mais ils ne l’ont pas fait, et ils connaissaient les conséquences de leur choix.
Je ne dis plus rien. Les vampires ne suivaient pas les mêmes règles que les humains, et vu le sort qu’ils avaient voulu réserver à Bones… j’étais tout à fait d’accord, ils méritaient leur châtiment.
— Est-ce qu’elle va vraiment relâcher leurs proches ?
Bones haussa les épaules.
— Ce serait dans son intérêt. Sinon, la menace sera beaucoup moins efficace la prochaine fois.
— Tout ça me dégoûte, maugréai-je. La traîtrise. Les otages. Les attaques suicides. Les familles et les amis qui souffrent pour la simple raison qu’ils aiment quelqu’un de l’autre camp. Et la situation va aller en empirant, n’est-ce pas ?
— Oui.
La plupart du temps, la franchise de Bones était l’une des qualités que j’aimais le plus chez lui. Mais à certains moments, j’aurais préféré qu’il me mente.
Je poussai un profond soupir.
— Nous allons devoir mettre notre mariage entre parenthèses. Je ne vois pas comment on pourrait organiser une fiesta dans le contexte actuel. Ce serait un coup à faire exploser l’église en plein milieu de la cérémonie.
— Je suis désolé, ma belle, dit Bones. Ce ne serait pas prudent, pas pour l’instant.
À moins de rouler tout droit jusqu’à Las Vegas pour un mariage express, me dis-je avec tristesse avant de me sermonner intérieurement pour cette pensée puérile. Notre mariage était repoussé ? La belle affaire ! Vu comme la soirée avait failli se terminer, ce contretemps aurait dû être le cadet de mes soucis.
— Bon, et cette Patra, c’est qui, d’abord ? demandai-je. Je ne vois pas pourquoi elle se serait donné autant de mal pour aider mon père à me tuer… si c’était ensuite pour ordonner à son homme de main de proposer à Tate de me faire sortir de la maison avant qu’elle explose.
Je vis Mencheres se crisper sur le siège avant lorsque Bones me répondit.
— Cela n’a aucun sens, n’est-ce pas, grand-père ? Je peux envisager plusieurs raisons pour lesquelles Patra voudrait vous voir mort, et moi aussi maintenant que nous avons fusionné nos lignées, mais je ne vois absolument pas pourquoi elle s’en prendrait à ma femme.
Quelque chose dans la voix de Bones me poussa à le regarder… puis à tourner les yeux vers le vampire silencieux qui était assis devant nous. Ce dernier nous cachait visiblement quelque chose. La tension monta d’un cran dans l’habitacle de la voiture.
— Cat n’a jamais rien eu à voir là-dedans, finit par dire Mencheres.
— Pardon ? (J’étais désormais hors de moi.) Quelqu’un essaie de me tuer, et vous osez dire que je n’ai rien à voir dans l’histoire ? J’ai tout à y voir au contraire.
Mencheres ne se retourna pas et continua à regarder la route devant lui.
— Tu te trompes, ce n’est pas contre toi qu’elle en a. Max et Calibos pensaient que Bones ne tenait pas à toi, ce qui les a poussés à croire que leurs actions n’auraient pas de conséquences. Mais Patra savait que Bones t’aimait. Suffisamment pour que ta mort lui porte un coup fatal qui le rendrait plus facile à tuer plus tard. C’est la seule raison pour laquelle elle a aidé Max. Tu ne présentes pas le moindre intérêt à ses yeux, Cat. Ta mort était simplement un moyen d’atteindre Bones.
Bones marmonna un juron tandis que j’explosai.
— Mais pourquoi ? Qu’est-ce que Bones lui a fait ?
Bones avait le visage fermé. La suie et les cendres dont il était recouvert, ajoutées à son expression, lui donnaient un air terriblement dangereux.
— Je crois qu’il est temps de lui expliquer, grand-père.
— Tout le monde jalouse mes visions, dit Mencheres d’un ton acide. Tu n’imagines pas combien il est pénible de s’entendre demander à longueur de journée « pourquoi tu n’as pas vu venir le séisme, le tsunami, l’éruption, l’accident d’avion ? », ou n’importe quelle autre catastrophe ayant coûté la vie à ceux qui m’entourent. Je ne sais pas pourquoi certaines images m’apparaissent avec la plus grande clarté, alors que d’autres sont floues, ni pourquoi d’autres encore ne me sont jamais révélées. Je ne peux qu’avertir de ce dont je suis sûr… et attendre de voir si l’on m’écoute.
Je clignai des yeux. Je n’avais jamais vu Mencheres aussi déstabilisé. Son masque de glace s’était sérieusement craquelé, et il semblait avoir envie de passer ses nerfs sur le pare-brise. Tick-Tock lui jeta un regard en coin, sans doute pour évaluer s’il devait arrêter la voiture ou pas.
— Personne ne vous accuse d’être responsable de ce qui s’est passé ce soir, dit Bones d’une voix égale. Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question.
En effet, il n’avait pas répondu, mais il avait très habilement noyé le poisson. La vache, c’était à peine si je me rappelais la question après sa tirade. Ah oui, pourquoi cette vieille garce voulait la mort de Bones. Concentre-toi, Cat !
— Il y a longtemps, j’ai averti Patra de ce qui lui arriverait si elle s’engageait sur une certaine voie. (La voix de Mencheres était si basse que je dus tendre l’oreille pour l’entendre.) Il y a de cela plusieurs siècles, j’ai eu une vision : un homme épousait une femme qui n’était ni une humaine, ni une vampire, ni une goule, et brandissait le couteau qui tuerait Patra… Or Cat est une hybride, et tu l’as épousée lors de cette soirée organisée par Ian en brandissant un couteau… À partir de là, Patra a compris que ce que je lui avais prédit il y a si longtemps était en train de se produire. Le seul moyen qu’elle a de changer sa destinée est de te tuer.
— Espèce d’enfoiré, dis-je dans un grognement furieux. Vous saviez que Patra tomberait à bras raccourcis sur Bones, mais vous ne l’avez pas averti. Vous n’avez rien fait !
— Chaton, les querelles internes ne résoudront rien, dit Bones, même s’il ne semblait pas ravi lui non plus. Nous devons nous serrer les coudes, sinon nous ferons le jeu de Patra.
La logique se fraya un chemin jusqu’à la zone de mon cerveau chauffée à blanc qui ne rêvait que d’égorger le vampire assis sur le siège du passager.
Mencheres secoua la tête.
— Je fais surveiller Bones par des gardes depuis le soir de votre union. Les seules fois où j’ai relâché la surveillance, c’était lorsque vous étiez tous les deux en mission pour ton oncle. De plus, je… j’avais espéré qu’après avoir découvert que j’avais vu juste, Patra cesserait de comploter contre moi. Mais après ce qui t’est arrivé, j’ai compris qu’elle était déterminée à poursuivre dans cette voie. C’est pour cette raison que, peu de temps après, j’ai offert cette alliance à Bones. Sans elle, crois-tu que vous auriez la moindre chance, l’un comme l’autre ?
Ces mots étaient durs. Bones jeta à Mencheres un regard qui ne l’était pas moins.
— Vous avez tout à fait raison de penser que je vais tuer Patra pour ce qu’elle a fait à ma femme. Même si vous m’implorez de ne pas le faire.
— Pourquoi est-ce qu’il ferait ça ? demandai-je, irritée. Visiblement, elle veut sa mort à lui aussi, sinon elle n’aurait pas fait sauter sa maison en espérant qu’il serait à l’intérieur en même temps que toi. D’ailleurs, ô puissant Maître, pourquoi ne vous êtes-vous pas occupé d’elle vous-même ? Elle est trop forte pour vous ?
Mencheres ferma les yeux. Ce fut Bones qui répondit à ma question.
— Il y a des choses que tu ignores encore sur Patra. Elle a choisi son nom de vampire en l’honneur de sa mère, l’une des plus célèbres Égyptiennes de l’histoire, dont elle a simplement raccourci le patronyme après sa transformation. Patra est la fille de Cléopâtre[5], et si Mencheres se refuse à la tuer… c’est parce qu’elle est sa femme.