Il attendait debout, mains dans les poches, sous la surveillance rapprochée de deux de ses collègues.

Son regard se perdait en direction du fleuve gris-vert et des quais déserts.

L’homme d’une quarantaine d’années qui rêvassait ainsi s’appelait David Koppelmann et se sentait très las, pitoyable et misérable.

*
* *

Le commissaire Koppelmann appuya son front fiévreux contre la vitre froide.

Sous l’effet du contraste entre les locaux surchauffés et la température extérieure, la buée se transformait en une mince pellicule de givre qui évoquait vaguement de la dentelle.

Il s’écarta légèrement, fouilla dans une de ses poches et en sortit un paquet de Chesterfields froissé.

D’une main peu sûre, il alluma une cigarette et, se retournant à demi, observa la porte où une plaque portait l’inscription : « Inspection Générale des Services ».

Les deux inspecteurs qui « l’escortaient » échangèrent un regard amusé puis, s’approchant, le plus jeune lança :

— Dis voir, Koppelmann, pour ta petite saloperie : t’as touché combien ?

Sans se retourner, le commissaire répondit d’une voix dure :

— Garde tes distances, merdeux. Je suis encore ton supérieur.

L’autre émit un rire chevrotant et se tourna vers le second inspecteur, plus âgé, qui lui adressa un signe négatif.

*
* *

L’attente se prolongeait.

Les deux inspecteurs s’étaient assis sur un banc et discutaient femmes, voitures et chevaux… Peu à peu, leur surveillance s’était relâchée comme si Koppelmann, un peu voûté et toujours planté devant la fenêtre, ne risquait pas de tenter une évasion ou quelque regrettable action d’éclat.

Aussi sursautèrent-ils lorsque le commissaire ouvrit la fenêtre.

Le plus âgé des deux inspecteurs se rua en avant et s’immobilisa, bouche bée.

Avec un sourire triste, Koppelmann lui dit :

— Eh ben quoi ? C’est un avion en papier, rien de plus…

L’autre hocha la tête d’un air désapprobateur en reconnaissant la convocation de l’Inspection Générale des Services.

Puis, d’un ton peiné :

— Koppelmann, dans votre situation, vous ne devriez pas aggraver votre cas avec des provocations débiles.

Koppelmann observa attentivement son collègue puis lança l’avion de papier dans la cour de la Préfecture. Il y avait quelque chose d’enfantin dans son attitude, comme d’un gosse désobéissant par défi.

— Il plane ! constata-t-il d’un ton neutre.

— Vous aussi ! rétorqua l’inspecteur qui ne put, cependant, détacher son regard du fétu emporté par un vent d’ouest.

— Je ne plane pas, dit Koppelmann après un long silence. Puis, un peu vivement, il ajouta : au contraire, je viens de toucher terre.

— En cabane, ouais ! dit le jeune inspecteur qui s’était approché.

Son collègue plus âgé vit Koppelmann se fermer. Il le regretta d’autant plus qu’il aurait aimé amorcer un dialogue pour tenter de comprendre ce qui avait amené Koppelmann à cet espèce de suicide professionnel.

Aussi, c’est d’un ton sec qu’il ordonna à son collègue :

— Va faire un flipper. Non, fais une centaine de parties. Exécution !

— Hein ?

— Allez, calte !

L’homme s’empourpra, ravala le flot d’injures qui lui venait, puis s’éloigna à grandes enjambées, manquant même de s’étaler sur le parquet ciré.

— Un merdeux ! dit l’inspecteur.

— On est tous des merdeux ! répondit Koppelmann.

— Qui ça, tous ?

— Toi, moi, les grands pontes derrière la porte, Gagarine ou Cousteau, dans le cosmos ou au fond des mers. L’homme est par essence un petit merdeux.

— T’es pas gai, toi !

Koppelmann sourit :

— C’est aussi sa grandeur, à l’homme. Le type qui sait foncièrement, froidement, définitivement et je dirais même courageusement qu’il n’est qu’un pauvre petit merdeux, celui-là possède un avantage d’ordre moral et intellectuel sur les grands merdeux.

— Les grands merdeux ? Questionna l’inspecteur en fronçant les sourcils.

— Oui. Les grands merdeux qui gouvernent le monde. Tu vois, les présidents, les généraux, les capitalistes ou les bureaucrates. Ceux-là, les grands merdeux mégalomanes, ils ne vivent que pour renforcer l’État et le faire à leur image.

— Comment tu vois ça, toi ? Je veux dire : Concrètement.

Koppelmann réfléchit et sortit machinalement son paquet de Chesterfields. Constatant qu’il était vide, il le froissa en boule et le jeta par la fenêtre. Puis, avisant le paquet de Gauloises tendu par l’inspecteur, il se servit et alluma sa cigarette d’une main rendue tremblante par la nervosité.

Enfin, il exhala lentement la fumée et, fixant une péniche sur le fleuve, répondit :

— Les péniches sur la Seine, l’hiver, exclusivement l’hiver, ça me fait penser à L’Atalante. Quand j’avais vingt ans, j’étais amoureux fou de Dita Parlo.

— Tu réponds pas à ma question.

— Quelle question ? demanda Koppelmann en se tournant vers son interlocuteur.

— Eh ben… Tu disais un truc sur l’État, les grands merdeux…

— Oui. Je vais être schématique : l’État est modelé par les grands merdeux. Les grands merdeux sont par essence merdeux. Conclusion : l’État est essentiellement merdeux.

L’inspecteur eut un rire bref :

— T’es redoutable, toi !

Koppelmann sursauta :

— Merde : c’est extraordinaire que tu me dises ça !

— Pourquoi ?

Koppelmann reporta son attention sur le fleuve puis, d’une voix presque rauque :

— C’est ce qu’elle me disait. Elle disait ça en riant, d’ailleurs.

— Qui ça ?

— Miss Lizzy.

— Qui ?

Koppelmann eut un geste d’impuissance puis :

— Ça m’étonnerait que tu comprennes.

— Dis toujours. Au fait, ça te gêne pas, que je te tutoie ?

Koppelmann secoua la tête :

— Ma révocation, c’est de l’ordre du possible.

L’inspecteur eut un geste d’impuissance, un de ces gestes qui accompagnent des paroles du genre : « Tu l’as bien cherché, non ? »

Puis, il décida d’attendre encore un peu avant d’aborder la question de fond.

— Miss quoi ?

— Miss Lizzy. Je devrais dire « Dizzy Miss Lizzy », parce que je l’appelais comme ça… Ouais, une histoire moderne, attends, comment dit-on ? Ah oui : un truc dans l’air du temps.

— Allez, Koppelmann, te fais pas prier comme une nana : raconte !

— Il y avait une fille qui habitait dans l’appartement au-dessus du mien. J’entendais ses talons sur le parquet… D’abord, ça ne m’a rien fait du tout. Et puis petit à petit, j’en suis venu à aimer ce bruit, à l’attendre, à le guetter… Et puis je pensais que là, à trente centimètres au-dessus de ma tête, il y avait ses hauts talons, ses pieds, ses chevilles, ses cuisses. Je pensais aux dessous de la voisine du dessus. Je pensais que sans ce foutu plafond, en tendant le bras, ma main atteindrait ses cuisses chaudes. J’en avais besoin, de ses cuisses chaudes. Peut-être parce que j’étais seul. Je voulais même mourir comme ça, étranglé par ses cuisses. Bref, j’en pouvais plus.

— T’étais vachement accroché ! constata l’inspecteur.

— Vachement accroché, c’est ça ! J’ai enregistré le bruit des talons et puis je me le repassais la nuit, mon casque sur les oreilles. J’écoutais ça comme d’autres comptent les moutons mais faut être tordu pour compter des moutons : pourquoi pas compter des musaraignes en calbar de bain, à ce compte-là ? Enfin, bref, j’avais une heure d’enregistrement de pas féminins…

— Ça te menait nulle part, ça ? questionna l’inspecteur avec perplexité.

— Attends, je suis entré dans une phase plus aiguë ! Un jour, j’ai déplacé ma grande armoire et je l’ai placée sur le chemin de la fille, le chemin menant à la salle de bains. J’ai foutu des oreillers et des couvertures, tout là-haut, et je m’y suis couché, le nez contre le plafond.

— Hein ?

— T’as bien entendu. Je passais deux heures là-haut, tous les jours.

— Mais pourquoi ?

— Je savais pas. Et puis si, j’ai fini par savoir. Hormis quelques centimètres de plancher et de plâtre, une misère, elle me piétinait. Elle me marchait sur la gueule, me crevait les joues avec ses talons pointus. Elle s’embourbait dans les chairs, entre les côtes. Elle m’écrasait le sexe et les couilles…

— T’es pervers, putain, t’es vraiment pervers, toi !

Koppelmann éclata de rire puis posa amicalement sa main sur l’épaule de l’inspecteur :

— Mais non, mon vieux ! J’adore voir une femme du dessous. Fais-le, couche-toi par terre, et demande à ta petite amie de se placer debout, juste au-dessus de ta tête, les chevilles contre tes oreilles… C’est comme à l’école ! Comme quand tu te penchais pour regarder sous les jupes de la maîtresse qui montait l’escalier quelques marches devant toi.

L’inspecteur réfléchit, l’air perplexe, fouillant dans ses souvenirs d’enfance. Puis, convaincu, il hocha la tête et questionna :

— Et après ?

— Après ? Faut te dire que j’avais toujours été discret, silencieux, effacé. Un jour qu’elle marchait avec des nouvelles chaussures à talons aiguilles… C’était longtemps après l’épisode de l’armoire, hein ? Bon, j’ai mis un disque des Stones, Satisfaction, à toute berzingue. Là, les pas se sont arrêtés. J’ai recommencé, dix fois de suite. À chaque fois, les pas s’arrêtaient. Là, je m’étais fait identifier. Maintenant, fallait me faire connaître. J’ai mis She’s not there, par The Zombies, puis Go now par les Moody Blues, Gloria, par les Them. Je passais Dizzy Miss Lizzy à fond quand on a sonné.

— Elle ?

— Elle. Elle m’a regardé, je lui ai pris la main, je l’ai tirée à l’intérieur, je l’ai embrassée…

— Formidable ! Ça, c’est du boulot ! Et tu l’as épousée et vous avez passé votre nuit de noces sur l’armoire, en souvenir du vieux temps.

Koppelmann s’assombrit :

— Non. J’ai couché avec elle. Mais elle a mal pris mes fantasmes. Du coup, ses pas, là-haut, ça a commencé à m’agacer. De plus en plus. Ça devenait même insupportable.

— Mais… Mais pourquoi ?

— Je te l’ai dit, je suis un petit merdeux de la variété cyclothymique. Alors j’ai déménagé.

L’inspecteur eut un geste d’impuissance :

— Je te comprends pas !

— Il y a rien à comprendre. Regarde autour de toi, ouvre tes yeux ! Sur les routes, des bandits détroussent des voyageurs. D’autres détroussent les cadavres qu’ils déterrent dans les cimetières parisiens. En Italie, des mecs pillent les trains comme dans l’Ouest américain du XIXe siècle. Ajoute qu’il y a des bateaux pirates à pavillon noir au large de la Thaïlande et tu comprendras quelle riche époque on vit, là, en 1985. Et comme t’es pas le dernier des crétins, tu mettras cette formidable régression en perspective avec le discours du pouvoir sur l’informatisation de la vie quotidienne. Tu piges ?

— D’accord, tu marques un point. Mais pourquoi t’as relâché tous les mecs enfermés dans ton commissariat ?

Koppelmann eut un geste évasif, comme s’il s’agissait là d’une affaire dont il faisait peu de cas :

— Quoi ? Quatre putes ? Un travesti ? Deux casseurs ? Des types arrêtés pour des vols à la roulotte, ivresse sur la voie publique, grivèlerie, insultes à agent et rébellion ?

— Tu détenais aussi un type qui avait mangé sa femme à raison de cent grammes par jour. Une belle affaire !

— De la broutille, mon vieux. Rien que des petits merdeux. Je leur ai dit : « Allez en paix et ne péchez plus. »

— Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Koppelmann fit les cent pas nerveusement et, prenant le ciel à témoin :

— Il me demande pourquoi ! Mais pour les voir fuir ! Les voir fuir comme des rats par toutes les issues de l’Hôtel de Police sous l’œil hagard des gardiens !

— On n’a pas le droit de se faire plaisir comme ça ou alors… C’est n’importe quoi !… Hé, qu’est-ce qui t’arrive ?

Koppelmann tituba jusqu’au banc puis, l’air du type à bout de forces :

— Je suis fatigué ! Déprimé ! Ça fait des mois que je suis fatigué et déprimé !

L’inspecteur, penché sur Koppelmann, l’observa au fond des yeux pendant une longue minute puis, l’air très vaguement amusé, il demanda :

— C’est ce que tu vas leur dire ?

L’autre, l’air rusé – et tout à fait bien portant –, répondit :

— C’est ce que je vais leur dire. Pour ce coup-ci.

Et, très lentement, Koppelmann adressa un clin d’œil à l’inspecteur.

Celui-ci sourit. D’abord timidement puis tout à fait franchement. Et rendit le clin d’œil en répétant :

— T’es redoutable, toi ! Ouais, redoutable !