The Project Gutenberg EBook of La Cite Antique, by Fustel de Coulanges
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Title: La Cite Antique Etude sur Le Culte, Le Droit, Les Institutions de la Grece et de Rome
Author: Fustel de Coulanges
Release Date: May, 2005 [EBook #8074] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on June 12, 2003]
Edition: 10
Language: French
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CITE ANTIQUE ***
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LA CITÉ ANTIQUE ÉTUDE SUR LE CULTE, LE DROIT, LES INSTITUTIONS DE LA GRÈCE ET DE ROME
PAR FUSTEL DE COULANGES
INTRODUCTION.
DE LA NÉCESSITÉ D'ÉTUDIER LES PLUS VIEILLES CROYANCES DES ANCIENS POUR CONNAÎTRE LEURS INSTITUTIONS.
On se propose de montrer ici d'après quels principes et par quelles règles la société grecque et la société romaine se sont gouvernées. On réunit dans la même étude les Romains et les Grecs, parce que ces deux peuples, qui étaient deux branches d'une même race, et qui parlaient deux idiomes issus d'une même langue, ont eu aussi les mêmes institutions et les mêmes principes de gouvernement et ont traversé une série de révolutions semblables.
On s'attachera surtout à faire ressortir les différences radicales et essentielles qui distinguent à tout jamais ces peuples anciens des sociétés modernes. Notre système d'éducation, qui nous fait vivre dès l'enfance au milieu des Grecs et des Romains, nous habitue à les comparer sans cesse à nous, à juger leur histoire d'après la nôtre et à expliquer nos révolutions par les leurs. Ce que nous tenons d'eux et ce qu'ils nous ont légué nous fait croire qu'ils nous ressemblaient; nous avons quelque peine à les considérer comme des peuples étrangers; c'est presque toujours nous que nous voyons en eux. De là sont venues beaucoup d'erreurs. Nous ne manquons guère de nous tromper sur ces peuples anciens quand nous les regardons à travers les opinions et les faits de notre temps.
Or les erreurs en cette matière ne sont pas sans danger. L'idée que l'on s'est faite de la Grèce et de Rome a souvent troublé nos générations. Pour avoir mal observé les institutions de la cité ancienne, on a imaginé de les faire revivre chez nous. On s'est fait illusion sur la liberté chez les anciens, et pour cela seul la liberté chez les modernes a été mise en péril. Nos quatre-vingts dernières années ont montré clairement que l'une des grandes difficultés qui s'opposent à la marche de la société moderne, est l'habitude qu'elle a prise d'avoir toujours l'antiquité grecque et romaine devant les yeux.
Pour connaître la vérité sur ces peuples anciens, il est sage de les étudier sans songer à nous, comme s'ils nous étaient tout à fait étrangers, avec le même désintéressement et l'esprit aussi libre que nous étudierions l'Inde ancienne ou l'Arabie.
Ainsi observées, la Grèce et Rome se présentent à nous avec un caractère absolument inimitable. Rien dans les temps modernes ne leur ressemble. Rien dans l'avenir ne pourra leur ressembler. Nous essayerons de montrer par quelles règles ces sociétés étaient régies, et l'on constatera aisément que les mêmes règles ne peuvent plus régir l'humanité.
D'où vient cela? Pourquoi les conditions du gouvernement des hommes ne sont-elles plus les mêmes qu'autrefois? Les grands changements qui paraissent de temps en temps dans la constitution des sociétés, ne peuvent être l'effet ni du hasard, ni de la force seule. La cause qui les produit doit être puissante, et cette cause doit résider dans l'homme. Si les lois de l'association humaine ne sont plus les mêmes que dans l'antiquité, c'est qu'il y a dans l'homme quelque chose de changé. Nous avons en effet une partie de notre être qui se modifie de siècle en siècle; c'est notre intelligence. Elle est toujours en mouvement, et presque toujours en progrès, et à cause d'elle, nos institutions et nos lois sont sujettes au changement. L'homme ne pense plus aujourd'hui ce qu'il pensait il y a vingt-cinq siècles, et c'est pour cela qu'il ne se gouverne plus comme il se gouvernait.
L'histoire de la Grèce et de Rome est un témoignage et un exemple de l'étroite relation qu'il y a toujours entre les idées de l'intelligence humaine et l'état social d'un peuple. Regardez les institutions des anciens sans penser à leurs croyances, vous les trouvez obscures, bizarres, inexplicables. Pourquoi des patriciens et des plébéiens, des patrons et des clients, des eupatrides et des thètes, et d'où viennent les différences natives et ineffaçables que nous trouvons entre ces classes? Que signifient ces institutions lacédémoniennes qui nous paraissent si contraires à la nature? Comment expliquer ces bizarreries iniques de l'ancien droit privé: à Corinthe, à Thèbes, défense de vendre sa terre; à Athènes, à Rome, inégalité dans la succession entre le frère et la soeur? Qu'est-ce que les jurisconsultes entendaient par l'agnation, par la gens? Pourquoi ces révolutions dans le droit, et ces révolutions dans la politique? Qu'était-ce que ce patriotisme singulier qui effaçait quelquefois tous les sentiments naturels? Qu'entendait-on par cette liberté dont on parlait sans cesse? Comment se fait-il que des institutions qui s'éloignent si fort de tout ce dont nous avons l'idée aujourd'hui, aient pu s'établir et régner longtemps? Quel est le principe supérieur qui leur a donné l'autorité sur l'esprit des hommes?
Mais en regard de ces institutions et de ces lois, placez les croyances; les faits deviendront aussitôt plus clairs, et leur explication se présentera d'elle-même. Si, en remontant aux premiers âges de cette race, c'est-à-dire au temps où elle fonda ses institutions, on observe l'idée qu'elle se faisait de l'être humain, de la vie, de la mort, de la seconde existence, du principe divin, on aperçoit un rapport intime entre ces opinions et les règles antiques du droit privé, entre les rites qui dérivèrent de ces croyances et les institutions politiques.
La comparaison des croyances et des lois montre qu'une religion primitive a constitué la famille grecque et romaine, a établi le mariage et l'autorité paternelle, a fixé les rangs de la parenté, a consacré le droit de propriété et le droit d'héritage. Cette même religion, après avoir élargi et étendu la famille, a formé une association plus grande, la cité, et a régné en elle comme dans la famille. D'elle sont venues toutes les institutions comme tout le droit privé des anciens. C'est d'elle que la cité a tenu ses principes, ses règles, ses usages, ses magistratures. Mais avec le temps ces vieilles croyances se sont modifiées ou effacées; le droit privé et les institutions politiques se sont modifiées avec elles. Alors s'est déroulée la série des révolutions, et les transformations sociales ont suivi régulièrement les transformations de l'intelligence.
Il faut donc étudier avant tout les croyances de ces peuples. Les plus vieilles sont celles qu'il nous importe le plus de connaître. Car les institutions et les croyances que nous trouvons aux belles époques de la Grèce et de Rome, ne sont que le développement de croyances et d'institutions antérieures; il en faut chercher les racines bien loin dans le passé. Les populations grecques et italiennes sont infiniment plus vieilles que Romulus et Homère. C'est dans une époque plus ancienne, dans une antiquité sans date, que les croyances se sont formées et que les institutions se sont ou établies ou préparées.
Mais quel espoir y a-t-il d'arriver à la connaissance de ce passé lointain? Qui nous dira ce que pensaient les hommes, dix ou quinze siècles avant notre ère? Peut-on retrouver ce qui est si insaisissable et si fugitif, des croyances et des opinions? Nous savons ce que pensaient les Aryas de l'Orient, il y a trente-cinq siècles; nous le savons par les hymnes des Védas, qui sont assurément fort antiques, et par les lois de Manou, où l'on peut distinguer des passages qui sont d'une époque extrêmement reculée. Mais, où sont les hymnes des anciens Hellènes? Ils avaient, comme les Italiens, des chants antiques, de vieux livres sacrés; mais de tout cela, il n'est rien parvenu jusqu'à nous. Quel souvenir peut- il nous rester de ces générations qui ne nous ont pas laissé un seul texte écrit?
Heureusement, le passé ne meurt jamais complètement pour l'homme. L'homme peut bien l'oublier, mais il le garde toujours en lui. Car, tel qu'il est à chaque époque, il est le produit et le résumé de toutes les époques antérieures. S'il descend en son âme, il peut retrouver et distinguer ces différentes époques d'après ce que chacune d'elles a laissé en lui.
Observons les Grecs du temps de Périclès, les Romains du temps de Cicéron; ils portent en eux les marques authentiques et les vestiges certains des siècles les plus reculés. Le contemporain de Cicéron (je parle surtout de l'homme du peuple) a l'imagination pleine de légendes; ces légendes lui viennent d'un temps très-antique et elles portent témoignage de la manière de penser de ce temps-là. Le contemporain de Cicéron se sert d'une langue dont les radicaux sont infiniment anciens; cette langue, en exprimant les pensées des vieux âges, s'est modelée sur elles, et elle en a gardé l'empreinte qu'elle transmet de siècle en siècle. Le sens intime d'un radical peut quelquefois révéler une ancienne opinion ou un ancien usage; les idées se sont transformées et les souvenirs se sont évanouis; mais les mots sont restés, immuables témoins de croyances qui ont disparu. Le contemporain de Cicéron pratique des rites dans les sacrifices, dans les funérailles, dans la cérémonie du mariage; ces rites sont plus vieux que lui, et ce qui le prouve, c'est qu'ils ne répondent plus aux croyances qu'il a. Mais qu'on regarde de près les rites qu'il observe ou les formules qu'il récite, et on y trouvera la marque de ce que les hommes croyaient quinze ou vingt siècles avant lui.
LIVRE PREMIER.
ANTIQUES CROYANCES.
CHAPITRE PREMIER.
CROYANCES SUR L'ÂME ET SUR LA MORT.
Jusqu'aux derniers temps de l'histoire de la Grèce et de Rome, on voit persister chez le vulgaire un ensemble de pensées et d'usages qui dataient assurément d'une époque très-éloignée et par lesquels nous pouvons apprendre quelles opinions l'homme se fit d'abord sur sa propre nature, sur son âme, sur le mystère de la mort.
Si haut qu'on remonte dans l'histoire de la race indo-européenne, dont les populations grecques et italiennes sont des branches, on ne voit pas que cette race ait jamais pensé qu'après cette courte vie tout fût fini pour l'homme. Les plus anciennes générations, bien avant qu'il y eût des philosophes, ont cru à une seconde existence après celle-ci. Elles ont envisagé la mort, non comme une dissolution de l'être, mais comme un simple changement de vie.
Mais en quel lieu et de quelle manière se passait cette seconde existence? Croyait-on que l'esprit immortel, une fois échappé d'un corps, allait en animer un autre? Non; la croyance à la métempsycose n'a jamais pu s'enraciner dans les esprits des populations gréco-italiennes; elle n'est pas non plus la plus ancienne opinion des Aryas de l'Orient, puisque les hymnes des Védas sont en opposition avec elle. Croyait-on que l'esprit montait vers le ciel, vers la région de la lumière? Pas davantage; la pensée que les âmes entraient dans une demeure céleste, est d'une époque relativement assez récente en Occident, puisqu'on la voit exprimée pour la première fois par le poëte Phocylide; le séjour céleste ne fut jamais regardé que comme la récompense de quelques grands hommes et des bienfaiteurs de l'humanité. D'après les plus vieilles croyances des Italiens et des Grecs, ce n'était pas dans un monde étranger à celui-ci que l'âme allait passer sa seconde existence; elle restait tout près des hommes et continuait à vivre sous la terre. [1]
On a même cru pendant fort longtemps que dans cette seconde existence l'âme restait associée au corps. Née avec lui, la mort ne l'en séparait pas; elle s'enfermait avec lui dans le tombeau.
Si vieilles que soient ces croyances, il nous en est resté des témoins authentiques. Ces témoins sont les rites de la sépulture, qui ont survécu de beaucoup à ces croyances primitives, mais qui certainement sont nés avec elles et peuvent nous les faire comprendre.
Les rites de la sépulture montrent clairement que lorsqu'on mettait un corps au sépulcre, on croyait en même temps y mettre quelque chose de vivant. Virgile, qui décrit toujours avec tant de précision et de scrupule les cérémonies religieuses, termine le récit des funérailles de Polydore par ces mots: « Nous enfermons l'âme dans le tombeau. » La même expression se trouve dans Ovide et dans Pline le Jeune; ce n'est pas qu'elle répondît aux idées que ces écrivains se faisaient de l'âme, mais c'est que depuis un temps immémorial elle s'était perpétuée dans le langage, attestant d'antiques et vulgaires croyances. [2]
C'était une coutume, à la fin de la cérémonie funèbre, d'appeler trois fois l'âme du mort par le nom qu'il avait porté. On lui souhaitait de vivre heureuse sous la terre. Trois fois on lui disait: Porte-toi bien. On ajoutait: Que la terre te soit légère. [3] Tant on croyait que l'être allait continuer à vivre sous cette terre et qu'il y conserverait le sentiment du bien-être et de la souffrance! On écrivait sur le tombeau que l'homme reposait là; expression qui a survécu à ces croyances et qui de siècle en siècle est arrivée jusqu'à nous. Nous l'employons encore, bien qu'assurément personne aujourd'hui ne pense qu'un être immortel repose dans un tombeau. Mais dans l'antiquité on croyait si fermement qu'un homme vivait là, qu'on ne manquait jamais d'enterrer avec lui les objets dont on supposait qu'il avait besoin, des vêtements, des vases, des armes. On répandait du vin sur sa tombe pour étancher sa soif; on y plaçait des aliments pour apaiser sa faim. On égorgeait des chevaux et des esclaves, dans la pensée que ces êtres enfermés avec le mort le serviraient dans le tombeau, comme ils avaient fait pendant sa vie. Après la prise de Troie, les Grecs vont retourner dans leur pays; chacun d'eux emmène sa belle captive; mais Achille, qui est sous la terre, réclame sa captive aussi, et on lui donne Polyxène. [4]
Un vers de Pindare nous a conservé un curieux vestige de ces pensées des anciennes générations. Phryxos avait été contraint de quitter la Grèce et avait fui jusqu'en Colchide. Il était mort dans ce pays; mais tout mort qu'il était, il voulait revenir en Grèce. Il apparut donc à Pélias et lui prescrivit d'aller en Colchide pour en rapporter son âme. Sans doute cette âme avait le regret du sol de la patrie, du tombeau de la famille; mais attachée aux restes corporels, elle ne pouvait pas quitter sans eux la Colchide. [5]
De cette croyance primitive dériva la nécessité de la sépulture. Pour que l'âme fût fixée dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait attachée, fût recouvert de terre. L'âme qui n'avait pas son tombeau n'avait pas de demeure. Elle était errante. En vain aspirait-elle au repos, qu'elle devait aimer après les agitations et le travail de cette vie; il lui fallait errer toujours, sous forme de larve ou de fantôme, sans jamais s'arrêter, sans jamais recevoir les offrandes et les aliments dont elle avait besoin. Malheureuse, elle devenait bientôt malfaisante. Elle tourmentait les vivants, leur envoyait des maladies, ravageait leurs moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de donner la sépulture à son corps et à elle-même. De là est venue la croyance aux revenants. Toute l'antiquité a été persuadée que sans la sépulture l'âme était misérable, et que par la sépulture elle devenait à jamais heureuse. Ce n'était pas pour l'étalage de la douleur qu'on accomplissait la cérémonie funèbre, c'était pour le repos et le bonheur du mort. [6]
Remarquons bien qu'il ne suffisait pas que le corps fût mis en terre. Il fallait encore observer des rites traditionnels et prononcer des formules déterminées. On trouve dans Plaute l'histoire d'un revenant; [7] c'est une âme qui est forcément errante, parce que son corps a été mis en terre sans que les rites aient été observés. Suétone raconte que le corps de Caligula ayant été mis en terre sans que la cérémonie funèbre fût accomplie, il en résulta que son âme fut errante et qu'elle apparut aux vivants, jusqu'au jour où l'on se décida à déterrer le corps et à lui donner une sépulture suivant les règles. Ces deux exemples montrent clairement quel effet on attribuait aux rites et aux formules de la cérémonie funèbre. Puisque sans eux les âmes étaient errantes et se montraient aux vivants, c'est donc que par eux elles étaient fixées et enfermées dans leurs tombeaux. Et de même qu'il y avait des formules qui avaient cette vertu, les anciens en possédaient d'autres qui avaient la vertu contraire, celle d'évoquer les âmes et de les faire sortir momentanément du sépulcre.
On peut voir dans les écrivains anciens combien l'homme était tourmenté par la crainte qu'après sa mort les rites ne fussent pas observés à son égard. C'était une source de poignantes inquiétudes. On craignait moins la mort que la privation de sépulture. C'est qu'il y allait du repos et du bonheur éternel. Nous ne devons pas être trop surpris de voir les Athéniens faire périr des généraux qui, après une victoire sur mer, avaient négligé d'enterrer les morts. Ces généraux, élèves des philosophes, distinguaient nettement l'âme du corps, et comme ils ne croyaient pas que le sort de l'une fût attaché au sort de l'autre, il leur semblait qu'il importait assez peu à un cadavre de se décomposer dans la terre ou dans l'eau. Ils n'avaient donc pas bravé la tempête pour la vaine formalité de recueillir et d'ensevelir leurs morts. Mais la foule qui, même à Athènes, restait attachée aux vieilles croyances, accusa ses généraux d'impiété et les fit mourir. Par leur victoire ils avaient sauvé Athènes; mais par leur négligence ils avaient perdu des milliers d'âmes. Les parents des morts, pensant au long supplice que ces âmes allaient souffrir, étaient venus au tribunal en vêtements de deuil et avaient réclamé vengeance.
Dans les cités anciennes la loi frappait les grands coupables d'un châtiment réputé terrible, la privation de sépulture. On punissait ainsi l'âme elle-même, et on lui infligeait un supplice presque éternel.
Il faut observer qu'il s'est établi chez les anciens une autre opinion sur le séjour des morts. Ils se sont figuré une région, souterraine aussi, mais infiniment plus vaste que le tombeau, où toutes les âmes, loin de leur corps, vivaient rassemblées, et où des peines et des récompenses étaient distribuées suivant la conduite que l'homme avait menée pendant la vie. Mais les rites de la sépulture, tels que nous venons de les décrire, sont manifestement en désaccord avec ces croyances-là: preuve certaine qu'à l'époque où ces rites s'établirent, on ne croyait pas encore au Tartare et aux champs Élysées. L'opinion première de ces antiques générations fut que l'être humain vivait dans le tombeau, que l'âme ne se séparait pas du corps et qu'elle restait fixée à cette partie du sol où les ossements étaient enterrés. L'homme n'avait d'ailleurs aucun compte à rendre de sa vie antérieure. Une fois mis au tombeau, il n'avait à attendre ni récompenses ni supplices. Opinion grossière assurément, mais qui est l'enfance de la notion de la vie future.
L'être qui vivait sous la terre n'était pas assez dégagé de l'humanité pour n'avoir pas besoin de nourriture. Aussi à certains jours de l'année portait-on un repas à chaque tombeau. Ovide et Virgile nous ont donné la description de cette cérémonie dont l'usage s'était conservé intact jusqu'à leur époque, quoique les croyances se fussent déjà transformées. Ils nous montrent qu'on entourait le tombeau de vastes guirlandes d'herbes et de fleurs, qu'on y plaçait des gâteaux, des fruits, du sel, et qu'on y versait du lait, du vin, quelquefois le sang d'une victime. [8]
On se tromperait beaucoup si l'on croyait que ce repas funèbre n'était qu'une sorte de commémoration. La nourriture que la famille apportait, était réellement pour le mort, exclusivement pour lui. Ce qui le prouve, c'est que le lait et le vin étaient répandus sur la terre du tombeau; qu'un trou était creusé pour faire parvenir les aliments solides jusqu'au mort; que, si l'on immolait une victime, toutes les chairs en étaient brûlées pour qu'aucun vivant n'en eût sa part; que l'on prononçait certaines formules consacrées pour convier le mort à manger et à boire; que, si la famille entière assistait à ce repas, encore ne touchait-elle pas aux mets; qu'enfin, en se retirant, on avait grand soin de laisser un peu de lait, et quelques gâteaux dans des vases, et qu'il y avait grande impiété à ce qu'un vivant touchât à cette petite provision destinée aux besoins du mort. [9]
Ces usages sont attestés de la manière la plus formelle. « Je verse sur la terre du tombeau, dit Iphigénie dans Euripide, le lait, le miel, le vin; car c'est avec cela qu'on réjouit les morts. » [10] Chez les Grecs, en avant de chaque tombeau il y avait un emplacement qui était destiné à l'immolation de la victime et à la cuisson de sa chair. [11] Le tombeau romain avait de même sa culina, espèce de cuisine d'un genre particulier et uniquement à l'usage du mort. [12] Plutarque raconte qu'après la bataille de Platée les guerriers morts ayant été enterrés sur le lieu du combat, les Platéens s'étaient engagés à leur offrir chaque année le repas funèbre. En conséquence, au jour anniversaire, ils se rendaient en grande procession, conduits par leurs premiers magistrats, vers le tertre sous lequel reposaient les morts. Ils leur offraient du lait, du vin, de l'huile, des parfums, et ils immolaient une victime. Quand les aliments avaient été placés sur le tombeau, les Platéens prononçaient une formule par laquelle ils appelaient les morts à venir prendre ce repas. Cette cérémonie s'accomplissait encore au temps de Plutarque, qui put en voir le six-centième anniversaire. [13]
Un peu plus tard, Lucien, en se moquant de ces opinions et de ces usages, faisait voir combien ils étaient fortement enracinés chez le vulgaire. « Les morts, dit-il, se nourrissent des mets que nous plaçons sur leur tombeau et boivent le vin que nous y versons; en sorte qu'un mort à qui l'on n'offre rien, est condamné à une faim perpétuelle. » [14]
Voilà des croyances bien vieilles et qui nous paraissent bien fausses et ridicules. Elles ont pourtant exercé l'empire sur l'homme pendant un grand nombre de générations. Elles ont gouverné les âmes; nous verrons même bientôt qu'elles ont régi les sociétés, et que la plupart des institutions domestiques et sociales des anciens sont venues de cette source.
NOTES
[1] Sub terra censebant reliquam vitam agi mortuorum. Cicéron, Tusc., I, 16. Euripide, Alceste, 163; Hécube, passim.
[2] Ovide, Fastes, V, 451. Pline, Lettres, VII, 27. Virgile, En., III, 67. La description de Virgile se rapporte à l'usage des cénotaphes; il était admis que lorsqu'on ne pouvait pas retrouver le corps d'un parent, on lui faisait une cérémonie qui reproduisait exactement tous les rites de la sépulture, et l'on croyait par là enfermer, à défaut du corps, l'âme dans le tombeau. Euripide, Hélène, 1061, 1240. Scholiast. ad Pindar. Pyth., IV, 284. Virgile, VI, 505; XII, 214.
[3] Iliade, XXIII, 221. Pausanias, II, 7, 2. Euripide, Alc., 463. Virgile, En., III, 68. Catulle, 98, 10. Ovide, Trist., III, 3, 43; Fast., IV, 852; Métam., X, 62. Juvénal, VII, 207. Martial, I, 89; V, 35; IV, 30. Servius, ad Aen., II, 644; III, 68; XI, 97. Tacite, Agric., 46.
[4] Euripide, Héc., passim; Alc., 618; Iphig., 162. Iliade, XXIII, 166. Virgile, Én., V, 77; VI, 221; XI, 81. Pline, H. N., VIII, 40. Suétone, Caesar, 84; Lucien, De luctu, 14.
[5] Pindare, Pythiq., IV, 284, édit. Heyne; voir le Scholiaste.
[6] Odyssée, XI, 72. Euripide, Troad., 1085. Hérodote, V, 92. Virgile, VI, 371, 379. Horace, Odes, I, 23. Ovide, Fast., V, 483. Pline, Epist., VII, 27. Suétone, Calig., 59. Servius, ad Aen., III, 68.
[7] Plaute, Mostellaria.
[8] Virgile, Én., III, 300 et seq.; V, 77. Ovide, Fast., II, 535-542.
[9] Hérodote, II, 40. Euripide, Hécube, 536. Pausanias, II, 10. Virgile, V, 98. Ovide, Fast., II, 566. Lucien, Charon.
[10] Eschyle, Choéph., 476. Euripide, Iphigénie, 162.
[11] Euripide, Électre, 513.
[12] Festus, v. Culina.
[13] Plutarque, Aristide, 21.
[14] Lucien, De luctu.
CHAPITRE II.
LE CULTE DES MORTS
Ces croyances donnèrent lieu de très-bonne heure à des règles de conduite. Puisque le mort avait besoin de nourriture et de breuvage, on conçut que c'était un devoir pour les vivants de satisfaire à ce besoin. Le soin de porter aux morts les aliments ne fut pas abandonné au caprice ou aux sentiments variables des hommes; il fut obligatoire. Ainsi s'établit toute une religion de la mort, dont les dogmes ont pu s'effacer de bonne heure, mais dont les rites ont duré jusqu'au triomphe du christianisme.
Les morts passaient pour des êtres sacrés. Les anciens leur donnaient les épithètes les plus respectueuses qu'ils pussent trouver; ils les appelaient bons, saints, bienheureux. Ils avaient pour eux toute la vénération que l'homme peut avoir pour la divinité qu'il aime ou qu'il redoute. Dans leur pensée chaque mort était un dieu. [1]
Cette sorte d'apothéose n'était pas le privilège des grands hommes; on ne faisait pas de distinction entre les morts. Cicéron dit: « Nos ancêtres ont voulu que les hommes qui avaient quitté cette vie, fussent comptés au nombre des dieux. » Il n'était même pas nécessaire d'avoir été un homme vertueux; le méchant devenait un dieu tout autant que l'homme de bien; seulement il gardait dans cette seconde existence tous les mauvais penchants qu'il avait eus dans la première. [2]
Les Grecs donnaient volontiers aux morts le nom de dieux souterrains. Dans Eschyle, un fils invoque ainsi son père mort: « O toi qui es un dieu sous la terre. » Euripide dit en parlant d'Alceste: « Près de son tombeau le passant s'arrêtera et dira: Celle-ci est maintenant une divinité bienheureuse. » [3] Les Romains donnaient aux morts le nom de dieux Mânes. « Rendez aux dieux Mânes ce qui leur est dû, dit Cicéron; ce sont des hommes qui ont quitté la vie; tenez-les pour des êtres divins. » [4]
Les tombeaux étaient les temples de ces divinités. Aussi portaient-ils l'inscription sacramentelle Dis Manibus, et en grec theois chthoniois. C'était là que le dieu vivait enseveli, manesque sepulti, dit Virgile. Devant le tombeau il y avait un autel pour les sacrifices, comme devant les temples des dieux. [5]
On trouve ce culte des morts chez les Hellènes, chez les Latins, chez les Sabins, [6] chez les Étrusques; on le trouve aussi chez les Aryas de l'Inde. Les hymnes du Rig-Véda en font mention. Le livre des lois de Manou parle de ce culte comme du plus ancien que les hommes aient eu. Déjà l'on voit dans ce livre que l'idée de la métempsycose a passé par-dessus cette vieille croyance; déjà même auparavant, la religion de Brahma s'était établie. Et pourtant, sous le culte de Brahma, sous la doctrine de la métempsycose, la religion des âmes des ancêtres subsiste encore, vivante et indestructible, et elle force le rédacteur des Lois de Manou à tenir compte d'elle et à admettre encore ses prescriptions dans le livre sacré. Ce n'est pas la moindre singularité de ce livre si bizarre, que d'avoir conservé les règles relatives à ces antiques croyances, tandis qu'il est évidemment rédigé à une époque où des croyances tout opposées avaient pris le dessus. Cela prouve que s'il faut beaucoup de temps pour que les croyances humaines se transforment, il en faut encore bien davantage pour que les pratiques extérieures et les lois se modifient. Aujourd'hui même, après tant de siècles et de révolutions, les Hindous continuent à faire aux ancêtres leurs offrandes. Cette croyance et ces rites sont ce qu'il y a de plus vieux dans la race indo-européenne, et sont aussi ce qu'il y a eu de plus persistant.
Ce culte était le même dans l'Inde qu'en Grèce et en Italie. Le Hindou devait procurer aux mânes le repas qu'on appelait sraddha. « Que le maître de maison fasse le sraddha avec du riz, du lait, des racines, des fruits, afin d'attirer sur lui la bienveillance des mânes. » Le Hindou croyait qu'au moment où il offrait ce repas funèbre, les mânes des ancêtres venaient s'asseoir près de lui et prenaient la nourriture qui leur était offerte. Il croyait encore que ce repas procurait aux morts une grande jouissance: « Lorsque le sraddha est fait suivant les rites, les ancêtres de celui qui offre le repas éprouvent une satisfaction inaltérable. » [7]
Ainsi les Aryas de l'Orient, à l'origine, ont pensé comme ceux de l'Occident relativement au mystère dé la destinée après la mort. Avant de croire à la métempsycose, ce qui supposait une distinction absolue de l'âme et du corps, ils ont cru à l'existence vague et indécise de l'être humain, invisible mais non immatériel, et réclamant des mortels une nourriture et des offrandes.
Le Hindou comme le Grec regardait les morts comme des êtres divins qui jouissaient d'une existence bienheureuse. Mais il y avait une condition à leur bonheur; il fallait que les offrandes leur fussent régulièrement portées par les vivants. Si l'on cessait d'accomplir le sraddha pour un mort, l'âme de ce mort sortait de sa demeure paisible et devenait une âme errante qui tourmentait les vivants; en sorte que si les mânes étaient vraiment des dieux, ce n'était qu'autant que les vivants les honoraient d'un culte.
Les Grecs et les Romains avaient exactement les mêmes croyances. Si l'on cessait d'offrir aux morts le repas funèbre, aussitôt les morts sortaient de leurs tombeaux; ombres errantes, on les entendait gémir dans la nuit silencieuse. Ils reprochaient aux vivants leur négligence impie; ils cherchaient à les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient le sol de stérilité. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu'au jour où les repas funèbres étaient rétablis. Le sacrifice, l'offrande de la nourriture et la libation les faisaient rentrer dans le tombeau et leur rendaient le repos et les attributs divins. L'homme était alors en paix avec eux. [8]
Si le mort qu'on négligeait était un être malfaisant, celui qu'on honorait était un dieu tutélaire. Il aimait ceux qui lui apportaient la nourriture. Pour les protéger, il continuait à prendre part aux affaires humaines; il y jouait fréquemment son rôle. Tout mort qu'il était, il savait être fort et actif. On le priait; on lui demandait son appui et ses faveurs. Lorsqu'on rencontrait un tombeau, on s'arrêtait, et l'on disait: « Dieu souterrain, sois-moi propice. » [9]
On peut juger de la puissance que les anciens attribuaient aux morts par cette prière qu'Électre adresse aux mânes de son père: « Prends pitié de moi et de mon frère Oreste; fais-le revenir en cette contrée; entends ma prière, ò mon père; exauce mes voeux en recevant mes libations. » Ces dieux puissants ne donnent pas seulement les biens matériels; car Électre ajoute: « Donne-moi un coeur plus chaste que celui de ma mère et des mains plus pures. » [10] Ainsi le Hindou demande aux mânes « que dans sa famille le nombre des hommes de bien s'accroisse, et qu'il ait beaucoup à donner ».
Ces âmes humaines divinisées par la mort étaient ce que les Grecs appelaient des démons ou des héros. [11] Les Latins leur donnaient le nom de Lares, Mânes, Génies. « Nos ancêtres ont cru, dit Apulée, que les Mânes, lorsqu'ils étaient malfaisants, devaient être appelés larves, et ils les appelaient Lares lorsqu'ils étaient bienveillants et propices. » [12] On lit ailleurs: « Génie et Lare, c'est le même être; ainsi l'ont cru nos ancêtres. » [13] Et dans Cicéron: « Ceux que les Grecs nomment démons, nous les appelons Lares. » [14]
Cette religion des morts paraît être la plus ancienne qu'il y ait eu dans cette race d'hommes. Avant de concevoir et d'adorer Indra ou Zeus, l'homme adora les morts; il eut peur d'eux, il leur adressa des prières. Il semble que le sentiment religieux ait commencé par là. C'est peut-être à la vue de la mort que l'homme a eu pour la première fois l'idée du surnaturel et qu'il a voulu espérer au delà de ce qu'il voyait. La mort fut le premier mystère; elle mit l'homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa pensée du visible à l'invisible, du passager à l'éternel, de l'humain au divin.
NOTES
[1] Eschyle, Choéph., 469. Sophocle, Antig., 451. Plutarque, Solon, 21; Quest. rom., 52; Quest. gr., 5. Virgile, V, 47; V, 80.
[2] Cicéron, De legib., II, 22. Saint Augustin, Cité de Dieu, IX, 11; VIII, 26.
[3] Euripide, Alceste, 1003, 1015.
[4] Cicéron, De legib., II, 9. Varron, dans saint Augustin, Cité de Dieu, VIII, 26.
[5] Virgile, Én., IV, 34. Aulu-Gelle, X, 18. Plutarque, Quest. rom., 14. Euripide, Troy., 96; Électre, 513. Suétone, Néron, 50.
[6] Varron, De ling. lat., V, 74.
[7] Lois de Manou, I, 95; III, 82, 122, 127, 146, 189, 274.
[8] Ovide, Fast., II, 549-556. Ainsi, dans Eschyle, Clytemnestre avertie par un songe que les mânes d'Agamemnon sont irrités contre elle, se hâte d'envoyer des aliments sur son tombeau.
[9] Euripide, Alceste, 1004 (1016). « On croit que si nous n'avons aucune attention pour ces morts et si nous négligeons leur culte, ils nous font du mal, et qu'au contraire ils nous font du bien si nous nous les rendons propices par nos offrandes. » Porphyre, De abstin., II, 37. Voy. Horace, Odes, II, 23; Platon, Lois, IX, p. 926, 927.
[10] Eschyle, Choéph., 122-135.
[11] Le sens primitif de ce dernier mot paraît avoir été celui d'homme mort. La langue des inscriptions qui est celle du vulgaire chez les Grecs, l'emploie souvent avec cette signification. Boeckh, Corp. inscript., nos 1629, 1723, 1781, 1784, 1786, 1789, 3398.—Ph. Lebas, Monum. de Morée, p. 205. Voy. Théognis, édit. Welcker, v. 513. Les Grecs donnaient aussi au mort le nom de daimou, Euripide, Alcest., 1140 et Schol.; Eschyle, Pers., 620. Pausanias, VI, 6.
[12] Servius, ad Aen., III, 63.
[13] Censorinus, 3.
[14] Cicéron, Timée, 11. Denys d'Halic. traduit Lar familiaris par [Grec: o chat oichian haeroz] (Antiq. rom., IV, 2).
CHAPITRE III.
LE FEU SACRÉ.
La maison d'un Grec ou d'un Romain renfermait un autel; sur cet autel il devait y avoir toujours un peu de cendre et des charbons allumés. [1] C'était une obligation sacrée pour le maître de chaque maison d'entretenir le feu jour et nuit. Malheur à la maison où il venait à s'éteindre! Chaque soir on couvrait les charbons de cendre pour les empêcher de se consumer entièrement; au réveil le premier soin était de raviver ce feu et de l'alimenter avec quelques branchages. Le feu ne cessait de briller sur l'autel que lorsque la famille avait péri tout entière; foyer éteint, famille éteinte, étaient des expressions synonymes chez les anciens. [2]
Il est manifeste que cet usage d'entretenir toujours du feu sur un autel se rapportait à une antique croyance. Les règles et les rites que l'on observait à cet égard, montrent que ce n'était pas là une coutume insignifiante. Il n'était pas permis d'alimenter ce feu avec toute sorte de bois; la religion distinguait, parmi les arbres, les espèces qui pouvaient être employées à cet usage et celles dont il y avait impiété à se servir. [3] La religion disait encore que ce feu devait rester toujours pur; [4] ce qui signifiait, au sens littéral, qu'aucun objet sale ne devait être jeté dans ce feu, et au sens figuré, qu'aucune action coupable ne devait être commise en sa présence. Il y avait un jour de l'année, qui était chez les Romains le 1er mars, où chaque famille devait éteindre son feu sacré et en rallumer un autre aussitôt. [5] Mais pour se procurer le feu nouveau, il y avait des rites qu'il fallait scrupuleusement observer. On devait surtout se garder de se servir d'un caillou et de le frapper avec le fer. Les seuls procédés qui fussent permis, étaient de concentrer sur un point la chaleur des rayons solaires ou de frotter rapidement deux morceaux de bois d'une espèce déterminée et d'en faire sortir l'étincelle. [6] Ces différentes règles prouvent assez que, dans l'opinion des anciens, il ne s'agissait pas seulement de produire ou de conserver un élément utile et agréable; ces hommes voyaient autre chose dans le feu qui brûlait sur leurs autels.
Ce feu était quelque chose de divin; on l'adorait, on lui rendait un véritable culte. On lui donnait en offrande tout ce qu'on croyait pouvoir être agréable à un dieu, des fleurs, des fruits, de l'encens, du vin, des victimes. On réclamait sa protection; on le croyait puissant. On lui adressait de ferventes prières pour obtenir de lui ces éternels objets des désirs humains, santé, richesse, bonheur. Une de ces prières qui nous a été conservée dans le recueil des hymnes orphiques, est conçue ainsi: « Rends-nous toujours florissants, toujours heureux, ô foyer; ô toi qui es éternel, beau, toujours jeune, toi qui nourris, toi qui es riche, reçois de bon coeur nos offrandes, et donne-nous en retour le bonheur et la santé qui est si douce. » [7] Ainsi on voyait dans le foyer un dieu bienfaisant qui entretenait la vie de l'homme, un dieu riche qui le nourrissait de ses dons, un dieu fort qui protégeait la maison et la famille. En présence d'un danger on cherchait un refuge auprès de lui. Quand le palais de Priam est envahi, Hécube entraîne le vieux roi près du foyer: « Tes armes ne sauraient te défendre, lui dit-elle; mais cet autel nous protégera tous. » [8]
Voyez Alceste qui va mourir, donnant sa vie pour sauver son époux. Elle s'approche de son foyer et l'invoque en ces termes: « O divinité, maîtresse de cette maison, c'est la dernière fois que je m'incline devant toi, et que je t'adresse mes prières; car je vais descendre où sont les morts. Veille sur mes enfants qui n'auront plus de mère; donne à mon fils une tendre épouse, à ma fille un noble époux. Fais qu'ils ne meurent pas comme moi avant l'âge, mais qu'au sein du bonheur ils remplissent une longue existence. » [9] Dans l'infortune l'homme s'en prenait à son foyer et lui adressait des reproches; dans le bonheur il lui rendait grâces. Le soldat qui revenait de la guerre le remerciait de l'avoir fait échapper aux périls. Eschyle nous représente Agamemnon revenant de Troie, heureux, couvert de gloire; ce n'est pas Jupiter qu'il va porter sa joie et sa reconnaissance; il offre le sacrifice d'actions de grâces au foyer qui est dans sa maison. [10] L'homme ne sortait de sa demeure sans adresser une prière au foyer; à son retour, avant de revoir sa femme et d'embrasser ses enfants, il devait s'incliner devant le foyer et l'invoquer. [11]
Le feu du foyer était donc la Providence de la famille. Son culte était fort simple. La première règle était qu'il y eût toujours sur l'autel quelques charbons ardents; car si le feu s'éteignait, c'était un dieu qui cessait d'être. A certains moments de la journée, on posait sur le foyer des herbes sèches et du bois; alors le dieu se manifestait en flamme éclatante. On lui offrait des sacrifices; or, l'essence de tout sacrifice était d'entretenir et de ranimer ce feu sacré, de nourrir et de développer le corps du dieu. C'est pour cela qu'on lui donnait avant toutes choses le bois; c'est pour cela qu'ensuite on versait sur l'autel le vin brûlant de la Grèce, l'huile, l'encens, la graisse des victimes. Le dieu recevait ces offrandes, les dévorait; satisfait et radieux, il se dressait sur l'autel et il illuminait son adorateur de ses rayons. C'était le moment de l'invoquer; l'hymne de la prière sortait du coeur de l'homme.
Le repas était l'acte religieux par excellence. Le dieu y présidait. C'était lui qui avait cuit le pain et préparé les aliments; [12] aussi lui devait-on une prière au commencement et à la fin du repas. Avant de manger, on déposait sur l'autel les prémices de la nourriture; avant de boire, on répandait la libation de vin. C'était la part du dieu. Nul ne doutait qu'il ne fût présent, qu'il ne mangeât et ne bût; et, de fait, ne voyait-on pas la flamme grandir comme si elle se fût nourrie des mets offerts? Ainsi le repas était partagé entre l'homme et le dieu: c'était une cérémonie sainte, par laquelle ils entraient en communion ensemble. [13] Vieilles croyances, qui à la longue disparurent des esprits, mais qui laissèrent longtemps après elles des usages, des rites, des formes de langage, dont l'incrédule même ne pouvait pas s'affranchir. Horace, Ovide, Pétrone soupaient encore devant leur foyer et faisaient la libation et la prière. [14]
Ce culte du feu sacré n'appartenait pas exclusivement aux populations de la Grèce et de l'Italie. On le retrouve en Orient. Les lois de Manou, dans la rédaction qui nous en est parvenue, nous montrent la religion de Brahma complètement établie et penchant même vers son déclin; mais elles ont gardé des vestiges et des restes d'une religion plus ancienne, celle du foyer, que le culte de Brahma avait reléguée au second rang, mais n'avait pas pu détruire. Le brahmane a son foyer qu'il doit entretenir jour et nuit; chaque matin et chaque soir il lui donne pour aliment le bois; mais, comme chez les Grecs, ce ne peut être que le bois de certains arbres indiqués par la religion. Comme les Grecs et les Italiens lui offrent le vin, le Hindou lui verse la liqueur fermentée qu'il appelle soma. Le repas est aussi un acte religieux, et les rites en sont décrits scrupuleusement dans les lois de Manou. On adresse des prières au foyer, comme en Grèce; on lui offre les prémices du repas, le riz, le beurre, le miel. Il est dit: « Le brahmane ne doit pas manger du riz de la nouvelle récolte avant d'en avoir offert les prémices au foyer. Car le feu sacré est avide de grain, et quand il n'est pas honoré, il dévore l'existence du brahmane négligent. » Les Hindous, comme les Grecs et les Romains, se figuraient les dieux avides non-seulement d'honneurs et de respect, mais même de breuvage et d'aliment. L'homme se croyait forcé d'assouvir leur faim et leur soif, s'il voulait éviter leur colère.
Chez les Hindous cette divinité du feu est souvent appelée Agni. Le Rig- Véda contient un grand nombre d'hymnes qui lui sont adressées. Il est dit dans l'un d'eux: « O Agni, tu es la vie, tu es le protecteur de l'homme…. Pour prix de nos louanges, donne au père de famille qui t'implore, la gloire et la richesse…. Agni, tu es un défenseur prudent et un père; à toi nous devons la vie, nous sommes ta famille. » Ainsi le dieu du foyer est, comme en Grèce, une puissance tutélaire. L'homme lui demande l'abondance: « Fais que la terre soit toujours libérale pour nous. » Il lui demande la santé: « Que je jouisse longtemps de la lumière, et que j'arrive à la vieillesse comme le soleil à son couchant. » Il lui demande même la sagesse: « O Agni, tu places dans la bonne voie l'homme qui s'égarait dans la mauvaise…. Si nous avons commis une faute, si nous avons marché loin de toi, pardonne-nous. » Ce feu du foyer était, comme en Grèce, essentiellement pur; il était sévèrement interdit au brahmane d'y jeter rien de sale, et même de s'y chauffer les pieds. Comme en Grèce, l'homme coupable ne pouvait plus approcher de son foyer, avant de s'être purifié de sa souillure.
C'est une grande preuve de l'antiquité de ces croyances et de ces pratiques que de les trouver à la fois chez les hommes des bords de ma Méditerranée et chez ceux de la presqu'île indienne. Assurément les Grecs n'ont pas emprunté cette religion aux Hindous, ni les Hindous aux Grecs. Mais les Grecs, les Italiens, les Hindous appartenaient à une même race; leurs ancêtres, à une époque fort reculée, avaient vécu ensemble dans l'Asie centrale. C'est là qu'ils avaient conçu d'abord ces croyances et établi ces rites. La religion du feu sacré date donc de l'époque lointaine et mystérieuse où il n'y avait encore ni Grecs, ni Italiens, ni Hindous, et où il n'y avait que les Aryas. Quand les tribus s'étaient séparées les unes des autres, elles avaient transporté ce culte avec elles, les unes sur les rives du Gange, les autres sur les bords de la Méditerranée. Plus tard, parmi ces tribus séparées et qui n'avaient plus de relations entre elles, les unes ont adoré Brahma, les autres Zeus, les autres Janus; chaque groupe s'est fait ses dieux. Mais tous ont conservé comme un legs antique la religion première qu'ils avaient conçue et pratiquée au berceau commun de leur race.
Si l'existence de ce culte chez tous les peuples indo-européens n'en démontrait pas suffisamment la haute antiquité, on en trouverait d'autres preuves dans les rites religieux des Grecs et des Romains. Dans tous les sacrifices, même dans ceux qu'on faisait en l'honneur de Zeus ou d'Athéné, c'était toujours au foyer qu'on adressait la première invocation. [15] Toute prière à un dieu, quel qu'il fût, devait commencer et finir par une prière au foyer. [16] A Olympie, le premier sacrifice qu'offrait la Grèce assemblée était pour le foyer, le second pour Zeus. [17] De même à Rome la première adoration était toujours pour Vesta, qui n'était autre que le foyer; [18] Ovide dit de cette divinité qu'elle occupe la première place dans les pratiques religieuses des hommes. C'est ainsi que nous lisons dans les hymnes du Rig-Véda: « Avant tous les autres dieux il faut invoquer Agni. Nous prononcerons son nom vénérable avant celui de tous les autres immortels. O Agni, quel que soit le dieu que nous honorions par notre sacrifice, toujours à toi s'adresse l'holocauste. » Il est donc certain qu'à Rome au temps d'Ovide, dans l'Inde au temps des brahmanes, le feu du foyer passait encore avant tous les autres dieux; non que Jupiter et Brahma n'eussent acquis une bien plus grande importance dans la religion des hommes; mais on se souvenait que le feu du foyer était de beaucoup antérieur à ces dieux-là. Il avait pris, depuis nombre de siècles, la première place dans le culte, et les dieux plus nouveaux et plus grands n'avaient pas pu l'en déposséder.
Les symboles de cette religion se modifièrent suivant les âges. Quand les populations de la Grèce et de l'Italie prirent l'habitude de se représenter leurs dieux comme des personnes et de donner à chacun d'eux un nom propre et une forme humaine, le vieux culte du foyer subit la loi commune que l'intelligence humaine, dans cette période, imposait à toute religion. L'autel du feu sacré fut personnifié; on l'appela [Grec: hestia], Vesta; le nom fut le même en latin et en grec, et ne fut pas d'ailleurs autre chose que le mot qui dans la langue commune et primitive désignait un autel. Par un procédé assez ordinaire, du nom commun on avait fait un nom propre. Une légende se forma peu à peu. On se figura cette divinité sous les traits d'une femme, parce que le mot qui désignait l'autel était du genre féminin. On alla même jusqu'à représenter cette déesse par des statues. Mais on ne put jamais effacer la trace de la croyance primitive d'après laquelle cette divinité était simplement le feu de l'autel; et Ovide lui-même était forcé de convenir que Vesta n'était pas autre chose qu'une « flamme vivante ». [19]
Si nous rapprochons ce culte du feu sacré du culte des morts, dont nous parlions tout à l'heure, une relation étroite nous apparaît entre eux.
Remarquons d'abord que ce feu qui était entretenu sur le foyer n'est pas, dans la pensée des hommes, le feu de la nature matérielle. Ce qu'on voit en lui, ce n'est pas l'élément purement physique qui échauffe ou qui brûle, qui transforme les corps, fond les métaux et se fait le puissant instrument de l'industrie humaine. Le feu du foyer est d'une tout autre nature. C'est un feu pur, qui ne peut être produit qu'à l'aide de certains rites et n'est entretenu qu'avec certaines espèces de bois. C'est un feu chaste; l'union des sexes doit être écartée loin de sa présence. [20] On ne lui demande pas seulement la richesse et la santé; on le prie aussi pour en obtenir la pureté du coeur, la tempérance, la sagesse. « Rends- nous riches et florissants, dit un hymne orphique; rends-nous aussi sages et chastes. » Le feu du foyer est donc une sorte d'être moral. Il est vrai qu'il brille, qu'il réchauffe, qu'il cuit l'aliment sacré; mais en même temps il a une pensée, une conscience; il conçoit des devoirs et veille à ce qu'ils soient accomplis. On le dirait homme, car il a de l'homme la double nature: physiquement, il resplendit, il se meut, il vit, il procure l'abondance, il prépare le repas, il nourrit le corps; moralement, il a des sentiments et des affections, il donne à l'homme la pureté, il commande le beau et le bien, il nourrit l'âme. On peut dire qu'il entretient la vie humaine dans la double série de ses manifestations. Il est à la fois la source de la richesse, de la santé, de la vertu. C'est vraiment le Dieu de la nature humaine. — Plus tard, lorsque ce culte a été relégué au second plan par Brahma ou par Zeus, le feu du foyer est resté ce qu'il y avait dans le divin de plus accessible à l'homme; il a été son intermédiaire auprès des dieux de la nature physique; il s'est chargé de porter au ciel la prière et l'offrande de l'homme et d'apporter à l'homme les faveurs divines. Plus tard encore, quand on fit de ce mythe du feu sacré la grande Vesta, Vesta fut la déesse vierge; elle ne représenta dans le monde ni la fécondité ni la puissance; elle fut l'ordre; mais non pas l'ordre rigoureux, abstrait, mathématique, la loi impérieuse et fatale, [Grec: ananchae], que l'on aperçut de bonne heure entre les phénomènes de la nature physique. Elle fut l'ordre moral. On se la figura comme une sorte d'âme universelle qui réglait les mouvements divers des mondes, comme l'âme humaine mettait la règle parmi nos organes.
Ainsi la pensée des générations primitives se laisse entrevoir. Le principe de ce culte est en dehors de la nature physique et se trouve dans ce petit monde mystérieux qui est l'homme.
Ceci nous ramène au culte des morts. Tous les deux sont de la même antiquité. Ils étaient associés si étroitement que la croyance des anciens n'en faisait qu'une religion. Foyer, Démons, Héros, dieux Lares, tout cela était confondu. [21] On voit par deux passages de Plaute et de Columèle que dans le langage ordinaire on disait indifféremment foyer ou Lare domestique, et l'on voit encore par Cicéron que l'on ne distinguait pas le foyer des Pénates, ni les Pénates des dieux Lares. [22] Nous lisons dans Servius: « Par foyers les anciens entendaient les dieux Lares; aussi Virgile a-t-il pu mettre indifféremment, tantôt foyer pour Pénates, tantôt Pénates pour foyer. » [23] Dans un passage fameux de l'Énéide, Hector dit à Énée qu'il va lui remettre les Pénates troyens, et c'est le feu du foyer qu'il lui remet. Dans un autre passage, Énée invoquant ces mêmes dieux les appelle à la fois Pénates, Lares et Vesta. [24]
Nous avons vu d'ailleurs que ceux que les anciens appelaient Lares ou Héros, n'étaient autres que les âmes des morts auxquelles l'homme attribuait une puissance surhumaine et divine. Le souvenir d'un de ces morts sacrés était toujours attaché au foyer. En adorant l'un, on ne pouvait pas oublier l'autre. Ils étaient associés dans le respect des hommes et dans leurs prières. Les descendants, quand ils parlaient du foyer, rappelaient volontiers le nom de l'ancêtre: « Quitte cette place, dit Oreste à sa soeur, et avance vers l'antique foyer de Pélops pour entendre mes paroles. » [25] De même, Énée, parlant du foyer qu'il transporte à travers les mers, le désigne par le nom de Lare d'Assaracus, comme s'il voyait dans ce foyer l'âme de son ancêtre.
Le grammairien Servius, qui était fort instruit des antiquités grecques et romaines (on les étudiait de son temps beaucoup plus qu'au temps de Cicéron), dit que c'était un usage très-ancien d'ensevelir les morts dans les maisons, et il ajoute: « Par suite de cet usage, c'est aussi dans les maisons qu'on honore les Lares et les Pénates. » [26] Cette phrase établit nettement une antique relation entre le culte des morts et le foyer. On peut donc penser que le foyer domestique n'a été à l'origine que le symbole du culte des morts, que sous cette pierre du foyer un ancêtre reposait, que le feu y était allumé pour l'honorer, et que ce feu semblait entretenir la vie en lui ou représentait son âme toujours vigilante.
Ce n'est là qu'une conjecture, et les preuves nous manquent. Mais ce qui est certain, c'est que les plus anciennes générations, dans la race d'où sont sortis les Grecs et les Romains, ont eu le culte des morts et du foyer, antique religion qui ne prenait pas ses dieux dans la nature physique, mais dans l'homme lui-même et qui avait pour objet d'adoration l'être invisible qui est en nous, la force morale et pensante qui anime et qui gouverne notre corps.
Cette religion ne fut pas toujours également puissante, sur l'âme; elle s'affaiblit peu à peu, mais elle ne disparut pas. Contemporaine des premiers âges de la race aryenne, elle s'enfonça si profondément dans les entrailles de cette race, que la brillante religion de l'Olympe grec ne suffit pas à la déraciner et qu'il fallut le christianisme.
Nous verrons bientôt quelle action puissante cette religion a exercée sur les institutions domestiques et sociales des anciens. Elle a été conçue et établie dans cette époque lointaine où cette race cherchait ses institutions, et elle a déterminé la voie dans laquelle les peuples ont marché depuis.
NOTES
[1] Les Grecs appelaient cet autel de noms divers, bomoz, eschara, hestia; ce dernier finit par prévaloir dans l'usage et fut le mot dont on désigna ensuite la déesse Vesta. Les Latins appelaient le même autel ara ou focus.
[2] Hymnes homér., XXIX. Hymnes orph., LXXXIV. Hésiode, Opera, 732. Eschyle, Agam., 1056. Euripide, Hercul. fur., 503, 599. Thucydide, I, 136. Aristophane, Plut., 795. Caton, De re rust., 143. Cicéron, Pro Domo, 40. Tibulle, I, 1, 4. Horace, Epod., II, 43. Ovide, A. A., I, 637. Virgile, II, 512.
[3] Virgile, VII, 71. Festus, v. Felicis. Plutarque, Numa, 9.
[4] Euripide, Hercul. fur., 715. Caton, De re rust., 143. Ovide, Fast., III, 698.
[5] Macrobe, Saturn., I, 12.
[6] Ovide, Fast., III:, 148. Festus, v. Felicis. Julien, Oraison à la louange du soleil.
[7] Hymnes orph., 84. Plante, Captiv., II, 2. Tibulle, I, 9, 74. Ovide, A. A., I, 637. Pline, H. N., XVIII, 8.
[8] Virgile, En., II, 523. Horace, Épit., I, 5. Ovide, Trist., IV, 8, 22.
[9] Euripide, Alceste, 162-168.
[10] Eschyle, Agam., 1015.
[11] Caton, De re rust., 2. Euripide, Hercul. fur., 523.
[12] Ovide. Fast., VI, 315.
[13] Plutarque, Quest. rom., 64; Comm. sur Hésiode, 44. Hymnes homér., 29.
[14] Horace, Sat. II, 6, 66. Ovide, Fast., II, 631. Pétrone, 60.
[15] Porphyre, De Abstin. , II, p. 106; Plutarq., De frigido.
[16] Hymnes hom., 29; Ibid., 3, v. 33. Platon, Cratyle, 18. Hesychius, hestias. Diodore, VI, 2. Aristophane, Oiseaux, 865.
[17] Pausanias, V, 14.
[18] Cicéron, De nat. Deor., II, 27. Ovide, Fast., VI, 304.
[19] Ovide, Fast., VI, 291.
[20] Hésiode, Opéra, 731. Plutarque, Comm. sur Hés., frag. 43.
[21] Tibulle, II, 2. Horace, Odes, IV, 11. Ovide, Trist., III, 13; V, 5. Les Grecs donnaient à leurs dieux domestiques ou héros l'épithète de ephestioi ou hestioeuchoi.
[22] Plaute, Aulul., II, 7, 16: In foco nostro Lari. Columèle, XI, 1, 19: Larem focumque familiarem. Cicéron, Pro domo, 41; Pro Quintio, 27, 28.
[23] Servius, in Aen., III, 134.
[24] Virgile, IX, 259; V, 744.
[25] Euripide, Oreste, 1140-1142.
[26] Servius, in Aen., V, 84; VI, 152. Voy. Platon, Minos, p. 315.
CHAPITRE IV.
LA RELIGION DOMESTIQUE.
Il ne faut pas se représenter cette antique religion comme celles qui ont été fondées plus tard dans l'humanité plus avancée. Depuis un assez grand nombre de siècles, le genre humain n'admet plus une doctrine religieuse qu'à deux conditions: l'une est qu'elle lui annonce un dieu unique; l'autre est qu'elle s'adresse à tous les hommes et soit accessible à tous, sans repousser systématiquement aucune classe ni aucune race. Mais cette religion des premiers temps ne remplissait aucune de ces deux conditions. Non seulement elle n'offrait pas à l'adoration des hommes un dieu unique; mais encore ses dieux n'acceptaient pas l'adoration de tous les hommes. Ils ne se présentaient pas comme étant les dieux du genre humain. Ils ne ressemblaient même, pas à Brahma qui était au moins le dieu de toute une grande caste, ni à Zeus Panhellénien qui était celui de toute une nation. Dans cette religion primitive chaque dieu ne pouvait être adoré que par une famille. La religion était purement domestique.
Il faut éclaircir ce point important; car on ne comprendrait pas sans cela la relation très-étroite qu'il y a entre ces vieilles croyances et la constitution de la famille grecque et romaine.
Le culte des morts ne ressemblait en aucune manière à celui que les chrétiens ont pour les saints. Une des premières règles de ce culte était qu'il ne pouvait être rendu par chaque famille qu'aux morts qui lui appartenaient par le sang. Les funérailles ne pouvaient être religieusement accomplies que par le parent le plus proche. Quant au repas funèbre qui se renouvelait ensuite à des époques déterminées, la famille seule avait le droit d'y assister, et tout étranger en était sévèrement exclu. [1] On croyait que le mort n'acceptait l'offrande que de la main des siens; il ne voulait de culte que de ses descendants. La présence d'un homme qui n'était pas de la famille troublait le repos des mânes. Aussi la loi interdisait-elle à l'étranger d'approcher d'un tombeau. [2] Toucher du pied, même par mégarde, une sépulture, était un acte impie, pour lequel il fallait apaiser le mort et se purifier soi-même. Le mot par lequel les anciens désignaient le culte des morts est significatif; les Grecs disaient patriazein, les Latins disaient parentare. C'est que la prière et l'offrande n'étaient adressées par chacun qu'à ses pères. Le culte des morts était uniquement le culte des ancêtres. [3] Lucien, tout en se moquant des opinions du vulgaire, nous les explique nettement quand il dit: « Le mort qui n'a pas laissé de fils ne reçoit pas d'offrandes, et il est exposé à une faim perpétuelle. » [4]
Dans l'Inde comme en Grèce, l'offrande ne pouvait être faite à un mort que par ceux qui descendaient de lui. La loi des Hindous, comme la loi athénienne, défendait d'admettre un étranger, fût-ce un ami, au repas funèbre. Il était si nécessaire que ces repas fussent offerts par les descendants du mort, et non par d'autres, que l'on supposait que les mânes, dans leur séjour, prononçaient souvent ce voeu: « Puisse-t-il naître successivement de notre lignée des fils qui nous offrent dans toute la suite des temps le riz bouilli dans du lait, le miel, et le beurre clarifié. » [5]
Il suivait de là qu'en Grèce et à Rome, comme dans l'Inde, le fils avait le devoir de faire les libations et les sacrifices aux mânes de son père et de tous ses aïeux. Manquer à ce devoir était l'impiété la plus grave qu'on pût commettre, puisque l'interruption de ce culte faisait déchoir les morts et anéantissait leur bonheur. Cette négligence n'était pas moins qu'un véritable parricide multiplié autant de fois qu'il y avait d'ancêtres dans la famille.
Si, au contraire, les sacrifices étaient toujours accomplis suivant les rites, si les aliments étaient portés sur le tombeau aux jours fixés, alors l'ancêtre devenait un dieu protecteur. Hostile à tous ceux qui ne descendaient pas de lui, les repoussant de son tombeau, les frappant de maladie s'ils approchaient, pour les siens il était bon et secourable.
Il y avait un échange perpétuel de bons offices entre les vivants et les morts de chaque famille. L'ancêtre recevait de ses descendants la série des repas funèbres, c'est-à-dire les seules jouissances qu'il pût avoir dans sa seconde vie. Le descendant recevait de l'ancêtre l'aide et la force dont il avait besoin dans celle-ci. Le vivant ne pouvait se passer du mort, ni le mort du vivant. Par là un lien puissant s'établissait entre toutes les générations d'une même famille et en faisait un corps éternellement inséparable.
Chaque famille avait son tombeau, où ses morts venaient reposer l'un après l'autre, toujours ensemble. Ce tombeau était ordinairement voisin de la maison, non loin de la porte, « afin, dit un ancien, que les fils, en entrant ou en sortant de leur demeure, rencontrassent chaque fois leurs pères, et chaque fois leur adressassent une invocation ». [6] Ainsi l'ancêtre restait au milieu des siens; invisible, mais toujours présent, il continuait à faire partie de la famille et à en être le père. Lui immortel, lui heureux, lui divin, il s'intéressait à ce qu'il avait laissé de mortel sur la terre; il en savait les besoins, il en soutenait la faiblesse. Et celui qui vivait encore, qui travaillait, qui, selon l'expression antique, ne s'était pas encore acquitté de l'existence, celui-là avait près de lui ses guides et ses appuis; c'étaient ses pères. Au milieu des difficultés, il invoquait leur antique sagesse; dans le chagrin il leur demandait une consolation, dans le danger un soutien, après une faute son pardon.
Assurément nous avons beaucoup de peine aujourd'hui à comprendre que l'homme pût adorer son père ou son ancêtre. Faire de l'homme un dieu nous semble le contre-pied de la religion. Il nous est presque aussi difficile de comprendre les vieilles croyances de ces hommes qu'il l'eût été à eux d'imaginer les nôtres. Mais songeons que les anciens n'avaient pas l'idée de la création; dès lors le mystère de la génération était pour eux ce que le mystère de la création peut être pour nous. Le générateur leur paraissait un être divin, et ils adoraient leur ancêtre. Il faut que ce sentiment ait été bien naturel et bien puissant, car il apparaît, comme principe d'une religion à l'origine de presque toutes les sociétés humaines; on le trouve chez les Chinois comme chez les anciens Gètes et les Scythes, chez les peuplades de l'Afrique comme chez celles du Nouveau- Monde. [7]
Le feu sacré, qui était associé si étroitement au culte des morts, avait aussi pour caractère essentiel d'appartenir en propre à chaque famille. Il représentait les ancêtres; [8] il était la providence d'une famille, et n'avait rien de commun avec le feu de la famille voisine qui était une autre providence. Chaque foyer protégeait les siens et repoussait l'étranger.
Toute cette religion était renfermée dans l'enceinte de chaque maison. Le culte n'en était pas public. Toutes les cérémonies, au contraire, en étaient tenues fort secrètes. Accomplies au milieu de la famille seule, elles étaient cachées à l'étranger. [9] Le foyer n'était jamais placé ni hors de la maison ni même près de la porte extérieure, où on l'aurait trop bien vu. Les Grecs le plaçaient toujours dans une enceinte [10] qui le protégeait contre le contact et même le regard des profanes. Les Romains le cachaient au milieu de leur maison. Tous ces dieux, foyer, Lares, Mânes, on les appelait les dieux cachés ou les dieux de l'intérieur. [11] Pour tous les actes de cette religion il fallait le secret; [12] qu'une cérémonie fût aperçue par un étranger, elle était troublée, souillée, funestée par ce seul regard.
Pour cette religion domestique, il n'y avait ni règles uniformes, ni rituel commun. Chaque famille avait l'indépendance la plus complète. Nulle puissance extérieure n'avait le droit de régler son culte ou sa croyance. Il n'y avait pas d'autre prêtre que le père; comme prêtre, il ne connaissait aucune hiérarchie. Le pontife de Rome ou l'archonte d'Athènes pouvait bien s'assurer que le père de famille accomplissait tous ses rites religieux, mais il n'avait pas le droit de lui commander la moindre modification. Suo quisque ritu sacrificia faciat, telle était la règle absolue. [13] Chaque famille avait ses cérémonies qui lui étaient propres, ses fêtes particulières, ses formules de prière et ses hymnes. [14] Le père, seul interprète et seul pontife de sa religion, avait seul le pouvoir de l'enseigner, et ne pouvait l'enseigner qu'à son fils. Les rites, les termes de la prière, les chants, qui faisaient partie essentielle de cette religion domestique, étaient un patrimoine, une propriété sacrée, que la famille ne partageait avec personne et qu'il était même interdit de révéler aux étrangers. Il en était ainsi dans l'Inde: « Je suis fort contre mes ennemis, dit le brahmane, des chants que je tiens de ma famille et que mon père m'a transmis. » [15]
Ainsi la religion ne résidait pas dans les temples, mais dans la maison, chacun avait ses dieux; chaque dieu ne protégeait qu'une famille et n'était dieu que dans une maison. On ne peut pas raisonnablement supposer qu'une religion de ce caractère ait été révélée aux hommes par l'imagination puissante de l'un d'entre eux ou qu'elle leur ait été enseignée par une caste de prêtres. Elle est née spontanément dans l'esprit humain; son berceau a été la famille; chaque famille s'est fait ses dieux.
Cette religion ne pouvait se propager que par la génération. Le père, en donnant la vie à son fils, lui donnait en même temps sa croyance, son culte, le droit d'entretenir le foyer, d'offrir le repas funèbre, de prononcer les formules de prière. La génération établissait un lien mystérieux entre l'enfant qui naissait à la vie et tous les dieux de la famille. Ces dieux étaient sa famille même, [Grec: theoi engeneis]; c'était son sang, [Grec: theoi suvaimoi]. [16] L'enfant apportait donc en naissant le droit de les adorer et de leur offrir les sacrifices; comme aussi, plus tard, quand la mort l'aurait divinisé lui-même, il devait être compté à son tour parmi ces dieux de la famille.
Mais il faut remarquer cette particularité que la religion domestique ne se propageait que de mâle en mâle. Cela tenait sans nul doute à l'idée que les hommes se faisaient de la génération [17]. La croyance des âges primitifs, telle qu'on la trouve dans les Védas et qu'on en voit des vestiges dans tout le droit grec et romain, fut que le pouvoir reproducteur résidait exclusivement dans le père. Le père seul possédait le principe mystérieux de l'être et transmettait l'étincelle de vie. Il est résulté de cette vieille opinion qu'il fut de règle que le culte domestique passât toujours de mâle en mâle, que la femme n'y participât que par l'intermédiaire de son père ou de son mari, et enfin qu'après la mort la femme n'eût pas la même part que l'homme au culte et aux cérémonies du repas funèbre. Il en est résulté encore d'autres conséquences très-graves dans le droit privé et dans la constitution de la famille; nous les verrons plus loin.
NOTES
[1] Cicéron, De legib., II, 26. Varron, L. L., VI, 13: Ferunt epulas ad sepulcrum quibus jus ibi parentare. Gaius, II, 5, 6: Si modo mortui funits ad nos pertineat. Plutarque, Solon.
[2] Pillacus omnino accedere quemquam vetat in funus aliorum. Cicéron, De legib., II, 26. Plutarque, Solon, 21. Démosthènes, in Timocr. Isée, I.
[3] Du moins à l'origine; car ensuite les cités ont eu leurs héros topiques et nationaux, comme nous le verrons plus loin.
[4] Lucien, De luctu.
[5] Lois de Manou, III, 138; III, 274.
[6] Euripide, Hélène, 1163-1168.
[7] Chez les Étrusques et les Romains il était d'usage que chaque famille religieuse gardât les images de ses ancêtres rangées autour de l'atrium. Ces images étaient-elles de simples portraits de famille ou des idoles?
[8] [Grec: Hestia patroa], focus patrius. De même dans les Védas Agui est encore invoque quelquefois comme dieu domestique.
[9] Isée, VIII, 17, 18.
[10] Cette enceinte était appelée herchos.
[11] [Grec: Theoi mychioi], dii Pénates.
[12] Cicéron, De arusp. resp., 17.
[13] Varron, De ling. lat., VII, 88.
[14] Hésiode, Opera, 753. Macrobe, Sat., I, 10. Cic., De legib., II, 11.
[15] Rig-Véda, tr. Langlois, t. I, p. 113. Les lois de Manou mentionnent souvent les rites particuliers à chaque famille: VIII, 3; IX, 7.
[16] Sophocle, Antig., 199; Ibid., 659. Rappr. [Grec: patrooi theoi] dans Aristophane, Guêpes, 388; Eschyle, Pers., 404; Sophocle, Électre, 411; [Grec: theoi genethlioi], Platon, Lois, V, p. 729; Di Generis, Ovide, Fast., II.
[17] Les Védas appellent le feu sacré la cause de la postérité masculine. Voy. le Mitakchara, trad. Orianne, p. 139.
LIVRE II.
LA FAMILLE.
CHAPITRE PREMIER.
LA RELIGION A ÉTÉ LE PRINCIPE CONSTITUTIF DE LA FAMILLE ANCIENNE.
Si nous nous transportons par la pensée au milieu de ces anciennes générations d'hommes, nous trouvons dans chaque maison un autel et autour de cet autel la famille assemblée. Elle se réunit chaque matin pour adresser au foyer ses premières prières, chaque soir pour l'invoquer une dernière fois. Dans le courant du jour, elle se réunit encore auprès de lui pour le repas qu'elle se partage pieusement après la prière et la libation. Dans tous ses actes religieux, elle chante en commun des hymnes que ses pères lui ont légués.
Hors de la maison, tout près, dans le champ voisin, il y a un tombeau. C'est la seconde demeure de cette famille. Là reposent en commun plusieurs générations d'ancêtres; la mort ne les a pas séparés. Ils restent groupés dans cette seconde existence, et continuent à former une famille indissoluble. [1] Entre la partie vivante et la partie morte de la famille, il n'y a que cette distance de quelques pas qui sépare la maison du tombeau. A certains jours, qui sont déterminés pour chacun par sa religion domestique, les vivants se réunissent auprès des ancêtres. Ils leur portent le repas funèbre, leur versent le lait et le vin, déposent les gâteaux et les fruits, ou brûlent pour eux les chairs d'une victime. En échange de ces offrandes, ils réclament leur protection; ils les appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le champ fertile, la maison prospère, les coeurs vertueux.
Le principe de la famille antique n'est pas uniquement la génération. Ce qui le prouve, c'est que la soeur n'est pas dans la famille ce qu'y est le frère, c'est que le fils émancipé ou la fille mariée cesse complètement d'en faire partie, ce sont enfin plusieurs dispositions importantes des lois grecques et romaines que nous aurons l'occasion d'examiner plus loin.
Le principe de la famille n'est pas non plus l'affection naturelle. Car le droit grec et le droit romain ne tiennent aucun compte de ce sentiment. Il peut exister au fond des coeurs, il n'est rien dans le droit. Le père peut chérir sa fille, mais non pas lui léguer son bien. Les lois de succession, c'est-à-dire parmi les lois celles qui témoignent le plus fidèlement des idées que les hommes se faisaient de la famille, sont en contradiction flagrante, soit avec l'ordre de la naissance, soit avec l'affection naturelle. [2]
Les historiens du droit romain ayant fort justement remarqué que ni la naissance ni l'affection n'étaient le fondement de la famille romaine, ont cru que ce fondement devait se trouver dans la puissance paternelle ou maritale. Ils font de cette puissance une sorte d'institution primordiale. Mais ils n'expliquent pas comment elle s'est formée, à moins que ce ne soit par la supériorité de force du mari sur la femme, du père sur les enfants. Or c'est se tromper gravement que de placer ainsi la force à l'origine du droit. Nous verrons d'ailleurs plus loin que l'autorité paternelle ou maritale, loin d'avoir été une cause première, a été elle- même un effet; elle est dérivée de la religion et a été établie par elle. Elle n'est donc pas le principe qui a constitué la famille.
Ce qui unit les membres de la famille antique, c'est quelque chose de plus puissant que la naissance, que le sentiment, que la force physique; c'est la religion du foyer et des ancêtres. Elle fait que la famille forme un corps dans cette vie et dans l'autre. La famille antique est une association religieuse plus encore qu'une association de nature. Aussi verrons-nous plus loin que la femme n'y sera vraiment comptée qu'autant que la cérémonie sacrée du mariage l'aura initiée au culte; que le fils n'y comptera plus, s'il a renoncé au culte ou s'il a été émancipé; que l'adopté y sera, au contraire, un véritable fils, parce que, s'il n'a pas le lien du sang, il aura quelque chose de mieux, la communauté du culte; que le légataire qui refusera d'adopter le culte de cette famille, n'aura pas la succession; qu'enfin la parenté et le droit à l'héritage seront réglés, non d'après la naissance, mais d'après les droits de participation au culte tels que la religion les a établis. Ce n'est sans doute pas la religion qui a créé la famille, mais c'est elle assurément qui lui a donné ses règles, et de là est venu que la famille antique a eu une constitution si différente de celle qu'elle aurait eue si les sentiments naturels avaient été seuls à la fonder.
L'ancienne langue grecque avait un mot bien significatif pour désigner une famille; on disait epistion, mot qui signifie littéralement ce qui est auprès d'un foyer. Une famille était un groupe de personnes auxquelles la religion permettait d'invoquer le même foyer et d'offrir le repas funèbre aux mêmes ancêtres.
NOTES
[1] L'usage des tombeaux de famille est incontestable chez les anciens; il n'a disparu que quand les croyances relatives au culte des morts se sont obscurcies. Les mots taphos patroos, taphos ton progonon reviennent sans cesse chez les Grecs, comme chez les Latins tumulus patrius ou avitus, sepulcrum gentis. Voy. Démosthènes, in Eubul., 28; in Macart., 79. Lycurgue, in Leocr., 25. Cicéron, De offic., I, 17. De legib., II, 22: mortuum extra gentem inferri fas negant. Ovide, Trist., IV, 3, 45. Velleius, II, 119. Suétone, Néron, 50; Tibère, 1. Digeste, XI, 5; XVIII, 1, 6. Il y a une vieille anecdote qui prouve combien on jugeait nécessaire que chacun fût enterré dans le tombeau de sa famille. On raconte que les Lacédémoniens, sur le point de combattre contre les Messéniens, attachèrent à leur bras droit des marques particulières contenant leur nom et celui de leur père, afin qu'en cas de mort le corps pût être reconnu sur le champ de bataille et transporté au tombeau paternel. Justin, III, 5. Voy. Eschyle, Sept., 889 (914), [Grec: taphon patroon lachai_]. Les orateurs grecs attestent fréquemment cet usage; quand Isée, Lysias, Démosthènes veulent prouver que tel homme appartient à telle famille et a droit à l'héritage, ils ne manquent guère de dire que le père de cet homme est enterré dans le tombeau de cette famille.
[2] Il est bien entendu que nous parlons ici du droit le plus ancien. Nous verrons dans la suite que ces vieilles lois ont été modifiées.
CHAPITRE II
LE MARIAGE.
La première institution que la religion domestique ait établie, fut vraisemblablement le mariage.
Il faut remarquer que cette religion du foyer et des ancêtres, qui se transmettait de mâle en mâle, n'appartenait pourtant pas exclusivement à l'homme; la femme avait part au culte. Fille, elle assistait aux actes religieux de son père; mariée, à ceux de son mari.
On pressent par cela seul le caractère essentiel de l'union conjugale chez les anciens. Deux familles vivent à côté l'une de l'autre; mais elles ont des dieux différents. Dans l'une d'elles, une jeune fille prend part, depuis son enfance, à la religion de son père; elle invoque son foyer; elle lui offre chaque jour des libations, l'entoure de fleurs et de guirlandes aux jours de fête, lui demande sa protection, le remercie de ses bienfaits. Ce foyer paternel est son dieu. Qu'un jeune homme de la famille voisine la demande en mariage, il s'agit pour elle de bien autre chose que de passer d'une maison dans une autre. Il s'agit d'abandonner le foyer paternel pour aller invoquer désormais le foyer de l'époux. Il s'agit de changer de religion, de pratiquer d'autres rites et de prononcer d'autres prières. Il s'agit de quitter le dieu de son enfance pour se mettre sous l'empire d'un dieu qu'elle ne connaît pas. Qu'elle n'espère pas rester fidèle à l'un en honorant l'autre; car dans cette religion c'est un principe immuable qu'une même personne ne peut pas invoquer deux foyers ni deux séries d'ancêtres. « A partir du mariage, dit un ancien, la femme n'a plus rien de commun avec la religion domestique de ses pères; elle sacrifie au foyer du mari. » [1]
Le mariage est donc un acte grave pour la jeune fille, non moins grave pour l'époux. Car cette religion veut que l'on soit né près du foyer pour qu'on ait le droit d'y sacrifier. Et cependant il va introduire près de son foyer une étrangère; avec elle il fera les cérémonies mystérieuses de son culte; il lui révélera les rites et les formules qui sont le patrimoine de sa famille. Il n'a rien de plus précieux que cet héritage; ces dieux, ces rites, ces hymnes, qu'il tient de ses pères, c'est ce qui le protège dans la vie, c'est ce qui lui promet la richesse, le bonheur, la vertu. Cependant au lieu de garder pour soi cette puissance tutélaire, comme le sauvage garde son idole ou son amulette, il va admettre une femme à la partager avec lui.
Ainsi quand on pénètre dans les pensées de ces anciens hommes, on voit de quelle importance était pour eux l'union conjugale, et combien l'intervention de la religion y était nécessaire. Ne fallait-il pas que par quelque cérémonie sacrée la jeune fille fût initiée au culte qu'elle allait suivre désormais? Pour devenir prêtresse de ce foyer, auquel la naissance ne l'attachait pas, ne lui fallait-il pas une sorte d'ordination ou d'adoption?
Le mariage était la cérémonie sainte qui devait produire ces grands effets. Il est habituel aux écrivains latins ou grecs de désigner le mariage par des mots qui indiquent un acte religieux. [2] Pollux, qui vivait au temps des Antonins, mais qui était fort instruit des vieux usages et de la vieille langue, dit que dans les anciens temps, au lieu de désigner le mariage par son nom particulier ([Grec: gamos]), on le désignait simplement par le mot [Grec: telos], qui signifie cérémonie sacrée; [3] comme si le mariage avait été, dans ces temps anciens, la cérémonie sacrée par excellence.
Or la religion qui faisait le mariage n'était pas celle de Jupiter, de Junon ou des autres dieux de l'Olympe. La cérémonie n'avait pas lieu dans un temple; elle était accomplie dans la maison, et c'était le dieu domestique qui y présidait. A la vérité, quand la religion des dieux du ciel devint prépondérante, on ne put s'empêcher de les invoquer aussi dans les prières du mariage; on prit même l'habitude de se rendre préalablement dans des temples et d'offrir à ces dieux des sacrifices, que l'on appelait les préludes du mariage. [4] Mais la partie principale et essentielle de la cérémonie devait toujours s'accomplir devant le foyer domestique.
Chez les Grecs, la cérémonie du mariage se composait, pour ainsi dire, de trois actes. Le premier se passait devant le foyer du père, [Grec: egguaesis]; le troisième au foyer du mari, [Grec: telos]; le second était le passage de l'un à l'autre, [Grec: pompae]. [5]
1° Dans la maison paternelle, en présence du prétendant, le père entouré ordinairement de sa famille offre un sacrifice. Le sacrifice terminé, il déclare, en prononçant une formule sacramentelle, qu'il donne sa fille au jeune homme. Cette déclaration est tout à fait indispensable au mariage. Car la jeune fille ne pourrait pas aller, tout à l'heure, adorer le foyer de l'époux, si son père ne l'avait pas préalablement détachée du foyer paternel. Pour qu'elle entre dans sa nouvelle religion, elle doit être dégagée de tout lien et de toute attache avec sa religion première.
2° La jeune fille est transportée à la maison du mari. Quelquefois c'est le mari lui-même qui la conduit. Dans certaines villes la charge d'amener la jeune fille appartient à un de ces hommes qui étaient revêtus chez les Grecs d'un caractère sacerdotal et qu'ils appelaient hérauts. La jeune fille est ordinairement placée sur un char; elle a le visage couvert d'un voile et sur la tête une couronne. La couronne, comme nous aurons souvent l'occasion de le voir, était en usage dans toutes les cérémonies du culte. Sa robe est blanche. Le blanc était la couleur des vêtements dans tous les actes religieux. On la précède en portant un flambeau; c'est le flambeau nuptial. Dans tout le parcours, on chante autour d'elle un hymne religieux, qui a pour refrain [Grec: o ymaen, o ymenaie]. On appelait cet hymne l'hyménée, et l'importance de ce chant sacré était si grande que l'on donnait son nom à la cérémonie tout entière.
La jeune fille n'entre pas d'elle-même dans sa nouvelle demeure. Il faut que son mari l'enlève, qu'il simule un rapt, qu'elle jette quelques cris et que les femmes qui l'accompagnent feignent de la défendre. Pourquoi ce rite? Est-ce un symbole de la pudeur de la jeune fille? Cela est peu probable; le moment de la pudeur n'est pas encore venu; car ce qui va s'accomplir dans cette maison, c'est une cérémonie religieuse. Ne veut-on pas plutôt marquer fortement que la femme qui va sacrifier à ce foyer, n'y a par elle-même aucun droit, qu'elle n'en approche pas par l'effet de sa volonté, et qu'il faut que le maître du lieu et du dieu l'y introduise par un acte de sa puissance? Quoi qu'il en soit, après une lutte simulée, l'époux la soulève dans ses bras et lui fait franchir la porte, mais en ayant bien soin que ses pieds ne touchent pas le seuil.
Ce qui précède n'est que l'apprêt et le prélude de la cérémonie. L'acte sacré va commencer dans la maison.
3° On approche du foyer, l'épouse est mise en présence de la divinité domestique. Elle est arrosée d'eau lustrale; elle touche le feu sacré. Des prières sont dites. Puis les deux époux se partagent un gâteau ou un pain.
Cette sorte de léger repas qui commence et finit par une libation et une prière, ce partage de la nourriture vis-à-vis du foyer, met les deux époux en communion religieuse ensemble, et en communion avec les dieux domestiques.
Le mariage romain ressemblait beaucoup au mariage grec, et comprenait comme lui trois actes, traditio, deductio in domum, confarreatio. [6]
1° La jeune fille quitte le foyer paternel. Comme elle n'est pas attachée à ce foyer par son propre droit, mais seulement par l'intermédiaire du père de famille, il n'y a que l'autorité du père qui puisse l'en détacher. La tradition est donc une formalité indispensable.
2° La jeune fille est conduite à la maison de l'époux. Comme en Grèce, elle est voilée, elle porte une couronne, et un flambeau nuptial précède le cortège. On chante autour d'elle un ancien hymne religieux. Les paroles de cet hymne changèrent sans doute avec le temps, s'accommodant aux variations des croyances ou à celles du langage; mais le refrain sacramentel subsista toujours sans pouvoir être altéré: c'était le mot Talassie, mot dont les Romains du temps d'Horace ne comprenaient pas mieux le sens que les Grecs ne comprenaient le mot [Grec: ymenaie], et qui était probablement le reste sacré et inviolable d'une antique formule.
Le cortège s'arrête devant la maison du mari. Là, on présente à la jeune fille le feu et l'eau. Le feu, c'est l'emblème de la divinité domestique; l'eau, c'est l'eau lustrale, qui sert à la famille pour tous les actes religieux. Pour que la jeune fille entre dans la maison, il faut, comme en Grèce, simuler l'enlèvement. L'époux doit la soulever dans ses bras, et la porter par-dessus le seuil sans que ses pieds le touchent.
3° L'épouse est conduite alors devant le foyer, là où sont les Pénates, où tous les dieux domestiques et les images des ancêtres sont groupés, autour du feu sacré. Les deux époux, comme en Grèce, font un sacrifice, versent la libation, prononcent quelques prières, et mangent ensemble un gâteau de fleur de farine (panis farreus).
Ce gâteau mangé au milieu de la récitation des prières, en présence et sous les yeux des divinités domestiques, est ce qui fait l'union sainte de l'époux et de l'épouse. [7] Dès lors ils sont associés dans le même culte. La femme a les mêmes dieux, les mêmes rites, les mêmes prières, les mêmes fêtes que son mari. De là cette vieille définition du mariage que les jurisconsultes nous ont conservée: Nuptiae sunt divini juris et humani communicatio. Et cette autre: Uxor socia humanae rei atque divinae. [8] C'est que la femme est entrée en partage de la religion du mari, cette femme que, suivant l'expression de Platon, les dieux eux-mêmes ont introduite dans la maison.
La femme ainsi mariée a encore le culte des morts; mais ce n'est plus à ses propres ancêtres qu'elle porte le repas funèbre; elle n'a plus ce droit. Le mariage l'a détachée complètement de la famille de son père, et a brisé tous les rapports religieux qu'elle avait avec elle. C'est aux ancêtres de son mari qu'elle porte l'offrande; elle est de leur famille; ils sont devenus ses ancêtres. Le mariage lui a fait une seconde naissance. Elle est dorénavant la fille de son mari, filiae loco, disent les jurisconsultes. On ne peut appartenir ni à deux familles ni à deux religions domestiques; la femme est tout entière dans la famille et la religion de son mari. On verra les conséquences de cette règle dans le droit de succession.
L'institution du mariage sacré doit être aussi vieille dans la race indo- européenne que la religion domestique; car l'une ne va pas sans l'autre. Cette religion a appris à l'homme que l'union conjugale est autre chose qu'un rapport de sexes et une affection passagère, et elle a uni deux époux par le lien puissant du même culte et des mêmes croyances. La cérémonie des noces était d'ailleurs si solennelle et produisait de si graves effets qu'on ne doit pas être surpris que ces hommes ne l'aient crue permise et possible que pour une seule femme dans chaque maison. Une telle religion ne pouvait pas admettre la polygamie.
On conçoit même qu'une telle union fût indissoluble, et que le divorce fût presque impossible. Le droit romain permettait bien de dissoudre le mariage par coemptio ou par usus. Mais la dissolution du mariage religieux était fort difficile. Pour cela, une nouvelle cérémonie sacrée était nécessaire; car la religion seule pouvait délier ce que la religion avait uni. L'effet de la confarreatio ne pouvait être détruit que par la diffarreatio. Les deux époux qui voulaient se séparer, paraissaient pour la dernière fois devant le foyer commun; un prêtre et des témoins étaient présents. On présentait aux époux, comme au jour du mariage, un gâteau de fleur de farine. [9] Mais, sans doute, au lieu de se le partager, ils le repoussaient. Puis, au lieu de prières, ils prononçaient des formules d'un caractère étrange, sévère, haineux, effrayant, [10] une sorte de malédiction par laquelle la femme renonçait au culte et aux dieux du mari. Dès lors, le lien religieux était rompu. La communauté du culte cessant, toute autre communauté cessait de plein droit, et le mariage était dissous.
NOTES
[1] Étienne de Byzance, [Grec: patra].
[2] [Grec: thyein gamon], sacrum nuptiale.
[3] Pollux, III, 3, 38.
[4] [Grec: Proteleia, progamia]. Pollux, III, 38.
[5] Homère, Il., XVIII, 391. Hésiode, Scutum, v. 275. Hérodote, VI, 129, 130. Plutarque, Thésée, 10; Lycurg., passim; Solon, 20; Aristide, 20; Quest. gr., 27. Démosthènes, in Stephanum, II. Isée, III, 39. Euripide, Hélène, 722-725; Phén., 345. Harpocration, v. [Grec: Gamaelia]. Pollux, III, c. 3. — Même usage chez les Macédoniens. Quinte- Curce, VIII, 16.
[6] Varron, L. L., V, 61. Denys d'Hal., II, 25, 26. Ovide, Fast., II, 558. Plutarque, Quest. rom., 1 et 29; Romul., 15. Pline, H. N., XVIII, 3. Tacite, Ann., IV, 16; XI, 27. Juvénal, Sat., X., 329-336. Gaius, Inst., 1, 112. Ulpien, IX. Digeste, XXIII, 2, 1. Festus, v. Rapi. Macrobe, Sat., I, 15. Servius, ad. Aen., IV, 168. — Mêmes usages chez les Étrusques, Varron, De re rust., II, 4. — Mêmes usages chez les anciens Hindous, Lois de Manou, III, 27-30, 172; V, 152; VIII, 227; IX, 194. Mitakchara, trad. Orianne, p. 166, 167, 236.
[7] Nous parlerons plus tard des autres formes de mariage qui furent usitées chez les Romains et où la religion n'intervenait pas. Qu'il nous suffise de dire ici que le mariage sacré nous paraît être le plus ancien; car il correspond aux plus anciennes croyances et il n'a disparu qu'à mesure qu'elles s'affaiblissaient.
[8] Digeste, liv. XXIII, titre 2. Code, IX, 32, 4. Denys d'Halicarnasse, II, 25: [Grec: Koinonos chraematon kai ieron]. Étienne de Byz., [Grec: patra].
[9] Festus, v. Diffarreatio. Pollux, III, c. 3: [Grec: apopompae]. On lit dans une inscription: Sacerdos confarreationum et diffarreationum. Orelli, n° 2648.
[10] [Grec: Phrikodae, allokota, skothropa]. Plutarque, Quest. rom., 50.
CHAPITRE III
DE LA CONTINUITÉ DE LA FAMILLE; CÉLIBAT INTERDIT; DIVORCE EN CAS DE STÉRILITÉ. INÉGALITÉ ENTRE LE FILS ET LA FILLE.
Les croyances relatives aux morts et au culte qui leur était dû, ont constitué la famille ancienne et lui ont donné la plupart de ses règles.
On a vu plus haut que l'homme, après la mort, était réputé un être heureux et divin, mais à la condition que les vivants lui offrissent toujours le repas funèbre. Si ces offrandes venaient à cesser, il y avait déchéance pour le mort, qui tombait au rang de démon malheureux et malfaisant. Car lorsque ces anciennes générations avaient commencé à se représenter la vie future, elles n'avaient pas songé à des récompenses et à des châtiments; elles avaient cru que le bonheur du mort ne dépendait pas de la conduite qu'il avait menée pendant sa vie, mais de celle que ses descendants avaient à son égard. Aussi chaque père attendait-il de sa postérité la série des repas funèbres qui devaient assurer à ses mânes le repos et le bonheur.
Cette opinion a été le principe fondamental du droit domestique chez les anciens. Il en a découlé d'abord cette règle que chaque famille dût se perpétuer à jamais. Les morts avaient besoin que leur descendance ne s'éteignît pas. Dans le tombeau où ils vivaient, ils n'avaient pas d'autre sujet d'inquiétude que celui-là. Leur unique pensée, comme leur unique intérêt, était qu'il y eût toujours un homme de leur sang pour apporter les offrandes au tombeau. Aussi l'Hindou croyait-il que ces morts répétaient sans cesse: « Puisse-t-il naître toujours dans notre lignée des fils qui nous apportent le riz, le lait et le miel. » L'Hindou disait encore: « L'extinction d'une famille cause la ruine de la religion de cette famille; les ancêtres privés de l'offrande des gâteaux tombent au séjour des malheureux. » [1]
Les hommes de l'Italie et de la Grèce ont longtemps pensé de même. S'ils ne nous ont pas laissé dans leurs écrits une expression de leurs croyances aussi nette que celle que nous trouvons dans les vieux livres de l'Orient, du moins leurs lois sont encore là pour attester leurs antiques opinions. A Athènes la loi chargeait le premier magistrat de la cité de veiller à ce qu'aucune famille ne vînt à s'éteindre. [2] De même la loi romaine était attentive à ne laisser tomber aucun culte domestique. [3] On lit dans un discours d'un orateur athénien: « Il n'est pas un homme qui, sachant qu'il doit mourir, ait assez peu de souci de soi-même pour vouloir laisser sa famille sans descendants; car il n'y aurait alors personne pour lui rendre le culte qui est dû aux morts. » [4] Chacun avait donc un intérêt puissant à laisser un fils après soi, convaincu qu'il y allait de son immortalité heureuse. C'était même un devoir envers les ancêtres dont le bonheur ne devait durer qu'autant que durait la famille. Aussi les lois de Manou appellent-elles le fils aîné « celui qui est engendré pour l'accomplissement du devoir ».
Nous touchons ici à l'un des caractères les plus remarquables de la famille antique. La religion qui l'a formée, exige impérieusement qu'elle ne périsse pas. Une famille qui s'éteint, c'est un culte qui meurt. Il faut se représenter ces familles à l'époque où les croyances ne se sont pas encore altérées. Chacune d'elles possède une religion et des dieux, précieux dépôt sur lequel elle doit veiller. Le plus grand malheur que sa piété ait à craindre, est que sa lignée ne s'arrête. Car alors sa religion disparaîtrait de la terre, son foyer serait éteint, toute la série de ses morts tomberait dans l'oubli et dans l'éternelle misère. Le grand intérêt de la vie humaine est de continuer la descendance pour continuer le culte.
En vertu de ces opinions, le célibat devait être à la fois une impiété grave et un malheur; une impiété, parce que le célibataire mettait en péril le bonheur des mânes de sa famille; un malheur, parce qu'il ne devait recevoir lui-même aucun culte après sa mort et ne devait pas connaître « ce qui réjouit les mânes ». C'était à la fois pour lui et pour ses ancêtres une sorte de damnation.
On peut bien penser qu'à défaut de lois ces croyances religieuses durent longtemps suffire pour empêcher le célibat. Mais il paraît de plus que, dès qu'il y eut des lois, elles prononcèrent que le célibat était une chose mauvaise et punissable. Denys d'Halicarnasse, qui avait compulsé les vieilles annales de Rome, dit avoir vu une ancienne loi qui obligeait les jeunes gens à se marier. [5] Le traité des lois de Cicéron, traité qui reproduit presque toujours, sous une forme philosophique, les anciennes lois de Rome, en contient une qui interdit le célibat. [6] A Sparte, la législation de Lycurgue privait de tous les droits de citoyen l'homme qui ne se mariait pas. [7] On sait par plusieurs anecdotes que lorsque le célibat cessa d'être défendu par les lois, il le fut encore par les moeurs. Il paraît enfin par un passage de Pollux que, dans beaucoup de villes grecques, la loi punissait le célibat comme un délit. [8] Cela était conforme aux croyances; l'homme ne s'appartenait pas, il appartenait à la famille. Il était un membre dans une série, et il ne fallait pas que la série s'arrêtât à lui. Il n'était pas né par hasard; on l'avait introduit dans la vie pour qu'il continuât un culte; il ne devait pas quitter la vie sans être sûr que ce culte serait continué après lui.
Mais il ne suffisait pas d'engendrer un fils. Le fils qui devait perpétuer la religion domestique devait être le fruit d'un mariage religieux. Le bâtard, l'enfant naturel, celui que les Grecs appelaient [Grec: nothos] et les Latins spurius, ne pouvait pas remplir le rôle que la religion assignait au fils. En effet, le lien du sang ne constituait pas à lui seul la famille, et il fallait encore le lien du culte. Or, le fils né d'une femme qui n'avait pas été associée au culte de l'époux par la cérémonie du mariage, ne pouvait pas lui-même avoir part au culte. [9] Il n'avait pas le droit d'offrir le repas funèbre et la famille ne se perpétuait pas pour lui. Nous verrons plus loin que, pour la même raison, il n'avait pas droit à l'héritage.
Le mariage était donc obligatoire. Il n'avait pas pour but le plaisir, son objet principal n'était pas l'union de deux êtres qui se convenaient et qui voulaient s'associer pour le bonheur et pour les peines de la vie. L'effet du mariage, aux yeux de la religion et des lois, était, en unissant deux êtres dans le même culte domestique, d'en faire naître un troisième qui fût apte à continuer ce culte. On le voit bien par la formule sacramentelle qui était prononcée dans l'acte du mariage: Ducere uxorem liberûm quaerendorum causa, disaient les Romains; paidonep' aroto gnaesion, disaient les Grecs. [10]
Le mariage n'ayant été contracté que pour perpétuer la famille, il semblait juste qu'il pût être rompu si la femme était stérile. Le divorce dans ce cas a toujours été un droit chez les anciens; il est même possible qu'il ait été une obligation. Dans l'Inde, la religion prescrivait que « la femme stérile fût remplacée au bout de huit ans ». [11] Que le devoir fût le même en Grèce et à Rome, aucun texte formel ne le prouve. Pourtant Hérodote cite deux rois de Sparte qui furent contraints de répudier leurs femmes parce qu'elles étaient stériles. [12] Pour ce qui est de Rome, on connaît assez l'histoire de Carvilius Ruga, dont le divorce est le premier que les annales romaines aient mentionné. « Carvilius Ruga, dit Aulu- Gelle, homme de grande famille, se sépara de sa femme par le divorce, parce qu'il ne pouvait pas avoir d'elle des enfants. Il l'aimait avec tendresse et n'avait qu'à se louer de sa conduite. Mais il sacrifia son amour à la religion du serment, parce qu'il avait juré (dans la formule du mariage) qu'il la prenait pour épouse afin d'avoir des enfants. » [13]
La religion disait que la famille ne devait pas s'éteindre; toute affection et tout droit naturel devaient céder devant cette règle absolue. Si un mariage était stérile par le fait du mari, il n'en fallait pas moins que la famille fût continuée. Alors un frère ou un parent du mari devait se substituer à lui, et la femme était tenue de se livrer à cet homme. L'enfant qui naissait de là était considéré comme fils du mari, et continuait son culte. Telles étaient les règles chez les anciens Hindous; nous les retrouvons dans les lois d'Athènes et dans celles de Sparte. [14] Tant cette religion avait d'empire! tant le devoir religieux passait avant tous les autres!
A plus forte raison, les législations anciennes prescrivaient le mariage de la veuve, quand elle n'avait pas eu d'enfants, avec le plus proche parent de son mari. Le fils qui naissait était réputé fils du défunt. [15]
La naissance de la fille ne remplissait pas l'objet du mariage. En effet la fille ne pouvait pas continuer le culte, par la raison que le jour où elle se mariait, elle renonçait à la famille et au culte de son père, et appartenait à la famille et à la religion de son mari. La famille ne se continuait, comme le culte, que par les mâles: fait capital, dont on verra plus loin les conséquences.
C'était donc le fils qui était attendu, qui était nécessaire; c'était lui que la famille, les ancêtres, le foyer réclamaient. « Par lui, disent les vieilles lois des Hindous, un père acquitte sa dette envers les mânes de ses ancêtres et s'assure à lui-même l'immortalité. » Ce fils n'était pas moins précieux aux yeux des Grecs; car il devait plus tard faire les sacrifices, offrir le repas funèbre, et conserver par son culte la religion domestique. Aussi dans le vieil Eschyle, le fils est-il appelé le sauveur du foyer paternel. [16]
L'entrée de ce fils dans la famille était signalée par un acte religieux. Il fallait d'abord qu'il fût agréé par le père. Celui-ci, à titre de maître et de gardien viager du foyer, de représentant des ancêtres, devait prononcer si le nouveau venu était ou n'était pas de la famille. La naissance ne formait que le lien physique; la déclaration du père constituait le lien moral et religieux. Cette formalité était également obligatoire à Rome, en Grèce et dans l'Inde.
Il fallait de plus pour le fils, comme nous l'avons vu pour la femme, une sorte d'initiation. Elle avait lieu peu de temps après la naissance, le neuvième jour à Rome, le dixième en Grèce, dans l'Inde le dixième ou le douzième. [17] Ce jour-là, le père réunissait la famille, appelait des témoins, et faisait un sacrifice à son foyer. L'enfant était présenté au dieu domestique; une femme le portait dans ses bras et en courant lui faisait faire plusieurs fois le tour du feu sacré. [18] Cette cérémonie avait pour double objet, d'abord de purifier l'enfant, c'est-à-dire de lui ôter la souillure que les anciens supposaient qu'il avait contractée par le seul fait de la gestation, ensuite de l'initier au culte domestique. A partir de ce moment l'enfant était admis dans cette sorte de société sainte et de petite église qu'on appelait la famille. Il en avait la religion, il en pratiquait les rites, il était apte à en dire les prières; il en honorait les ancêtres, et plus tard il devait y être lui-même un ancêtre honoré.
NOTES
[1] Bhagavad-Gita, I, 40.
[2] Isée, VII, 30-32.
[3] Cicéron, De legib., II, 19.
[4] Isée, VII, 30.
[5] Denys d'Halicarnasse, IX, 22.
[6] Cicéron, De legib., III, 2.
[7] Plutarque, Lycurg.; Apophth. des Lacédémoniens.
[8] Pollux, III, 48.
[9] Isée, VII. Démosthènes, in Macart.
[10] Ménandre, fr. 185, éd. Didot. Alciphron, I, 16. Eschyle, Agam.,1166, éd. Hermann.
[11] Lois de Manou, IX, 81.
[12] Hérodote, V, 39; VI, 61.
[13] Aulu-Gelle, IV, 3. Valère-Maxime, II, 1, 4. Denys, II, 25.
[14] Xénophon, Gouv. des Lacéd. Plutarque, Solon, 20. Lois de Manou, IX, 121.
[15] Lois de Manou, IX, 69, 146. De même chez les Hébreux, Deutéronome, 25.
[16] Eschyle, Choéph., 264 (262).
[17] Aristophane, Oiseaux, 922. Démosthènes, in Boeot., p. 1016. Macrobe, Sat., I, 17. Lois de Manou, II, 30.
[18] Platon, Thééthète. Lysias, dans Harpocration, v. [Grec: Amphidomia].
CHAPITRE IV.
DE L'ADOPTION ET DE L'ÉMANCIPATION.
Le devoir de perpétuer le culte domestique a été le principe du droit d'adoption chez les anciens. La même religion qui obligeait l'homme à se marier, qui prononçait le divorce en cas de stérilité, qui, en cas d'impuissance ou de mort prématurée, substituait au mari un parent, offrait encore à la famille une dernière ressource pour échapper au malheur si redouté de l'extinction; cette ressource était le droit d'adopter.
« Celui à qui la nature n'a pas donné de fils, peut en adopter un, pour que les cérémonies funèbres ne cessent pas. » Ainsi parle le vieux législateur des Hindous. [1] Nous avons un curieux plaidoyer d'un orateur athénien dans un procès où l'on contestait à un fils adoptif la légitimité de son adoption. Le défendeur nous montre d'abord pour quel motif on adoptait un fils: « Ménéclès, dit-il, ne voulait pas mourir sans enfants; il tenait à laisser après lui quelqu'un pour l'ensevelir et pour lui faire dans la suite les cérémonies du culte funèbre. » Il montre ensuite ce qui arrivera si le tribunal annule son adoption, ce qui arrivera non pas à lui-même, mais à celui qui l'a adopté; Ménéclès est mort, mais c'est encore l'intérêt de Ménéclès qui est en jeu. « Si vous annulez mon adoption, vous ferez que Ménéclès sera mort sans laisser de fils après lui, qu'en conséquence personne ne fera les sacrifices en son honneur, que nul ne lui offrira les repas funèbres, et qu'enfin il sera sans culte. » [2]
Adopter un fils, c'était donc veiller à la perpétuité de la religion domestique, au salut du foyer, à la continuation des offrandes funèbres, au repos des mânes des ancêtres. L'adoption n'ayant sa raison d'être que dans la nécessité de prévenir l'extinction d'un culte, il suivait de là qu'elle n'était permise qu'à celui qui n'avait pas de fils. La loi des Hindous est formelle à cet égard. [3] Celle d'Athènes ne l'est pas moins; tout le plaidoyer de Démosthènes contre Léocharès en est la preuve. [4] Aucun texte précis ne prouve qu'il en fût de même dans l'ancien droit romain, et nous savons qu'au temps de Gaïus un même homme pouvait avoir des fils par la nature et des fils par l'adoption. Il paraît pourtant que ce point n'était pas admis en droit au temps de Cicéron; car dans un de ses plaidoyers l'orateur s'exprime ainsi: « Quel est le droit qui régit l'adoption? Ne faut-il que pas l'adoptant soit d'âge à ne plus avoir d'enfants, et qu'avant d'adopter il ait cherché à en avoir? Adopter, c'est demander à la religion et à la loi ce qu'on n'a pas pu obtenir de la nature. » [5] Cicéron attaque l'adoption de Clodius en se fondant sur ce que l'homme qui l'a adopté a déjà un fils, et il s'écrie que cette adoption est contraire au droit religieux.
Quand on adoptait un fils, il fallait avant tout l'initier à son culte, « l'introduire dans sa religion domestique, l'approcher de ses pénates ». [6] Aussi l'adoption s'opérait-elle par une cérémonie sacrée qui paraît avoir été fort semblable à celle qui marquait la naissance du fils. Par là le nouveau venu était admis au foyer et associé à la religion. Dieux, objets sacrés, rites, prières, tout lui devenait commun avec son père adoptif. On disait de lui in sacra transiit, il est passé au culte de sa nouvelle famille. [7]
Par cela même il renonçait au culte de l'ancienne. [8] Nous avons vu, en effet, que d'après ces vieilles croyances le même homme ne pouvait pas sacrifier à deux foyers ni honorer deux séries d'ancêtres. Admis dans une nouvelle maison, la maison paternelle lui devenait étrangère. Il n'avait plus rien de commun avec le foyer qui l'avait vu naître et ne pouvait plus offrir le repas funèbre à ses propres ancêtres. Le lien de la naissance était brisé; le lien nouveau du culte l'emportait. L'homme devenait si complètement étranger à son ancienne famille que, s'il venait à mourir, son père naturel n'avait pas le droit de se charger de ses funérailles et de conduire son convoi. Le fils adopté ne pouvait plus rentrer dans son ancienne famille; tout au plus la loi le lui permettait-elle si, ayant un fils, il le laissait à sa place dans la famille adoptante. On considérait que, la perpétuité de cette famille étant ainsi assurée, il pouvait en sortir. Mais alors il rompait tout lien avec son propre fils. [9]
A l'adoption correspondait comme corrélatif l'émancipation. Pour qu'un fils pût entrer dans une nouvelle famille, il fallait nécessairement qu'il eût pu sortir de l'ancienne, c'est-à-dire qu'il eût été affranchi de sa religion. [10] Le principal effet de l'émancipation était le renoncement au culte de la famille où l'on était né. Les Romains désignaient cet acte par le nom bien significatif de sacrorum detestatio. [11]
NOTES
[1] Lois de Manou, IX, 10.
[2] Isée, II, 10-46.
[3] Lois de Manou, IX, 168, 174. Dattaca-Sandrica, tr. Orianne, p. 260.
[4] Voy. aussi Isée, II, 11-14.
[5] Cicéron, Pro domo, 13, 14. Aulu-Gelle, V, 19.
[6] [Grec: Epi ta iera agein], Isée, VII. Venire in sacra, Cicéron, Pro domo, 13; in penates adsciscere, Tacite, Hist., I, 15.
[7] Valère-Maxime, VII, 7.
[8] Amissis sacris paternis, Cicéron, ibid.
[9] Isée, VI, 44; X, 11. Démosthènes, contre Léocharès, Antiphon, Frag., 15. Comparez les Lois de Manou, IX, 142.
[10] Consuetudo apud antiques fuit ut qui in familiam transir et prius se abdicaret ab ea in qua natus fuerat. Servius. ad Aen., II, 156.
[11] Aulu-Gelle, XV, 27.
CHAPITRE V.
DE LA PARENTÉ. DE CE QUE LES ROMAINS APPELAIENT AGNATION.
Platon dit que la parenté est la communauté des mêmes dieux domestiques. [1] Quand Démosthènes veut prouver que deux hommes sont parents, il montre qu'ils pratiquent le même culte et offrent le repas funèbre au même tombeau. C'était, en effet, la religion domestique qui constituait la parenté. Deux hommes pouvaient se dire parents, lorsqu'ils avaient les mêmes dieux, le même foyer, le même repas funèbre.
Or nous avons observé précédemment que le droit de faire les sacrifices au foyer ne se transmettait que de mâle en mâle et que le culte des morts ne s'adressait aussi qu'aux ascendants en ligne masculine. Il résultait de cette règle religieuse que l'on ne pouvait pas être parent par les femmes. Dans l'opinion de ces générations anciennes, la femme ne transmettait ni l'être ni le culte. Le fils tenait tout du père. On ne pouvait pas d'ailleurs appartenir à deux familles, invoquer deux foyers; le fils n'avait donc d'autre religion ni d'autre famille que celle du père. [2] Comment aurait-il eu une famille maternelle? Sa mère elle-même, le jour où les rites sacrés du mariage avaient été accomplis, avait renoncé d'une manière absolue à sa propre famille; depuis ce temps, elle avait offert le repas funèbre aux ancêtres de l'époux, comme si elle était devenue leur fille, et elle ne l'avait plus offert à ses propres ancêtres, parce qu'elle n'était plus censée descendre d'eux. Elle n'avait conservé ni lien religieux ni lien de droit avec la famille où elle était née. A plus forte raison, son fils n'avait rien de commun avec cette famille.
Le principe de la parenté n'était pas la naissance; c'était le culte. Cela se voit clairement dans l'Inde. Là, le chef de famille, deux fois par mois, offre le repas funèbre; il présente un gâteau aux mânes de son père, un autre à son grand-père paternel, un troisième à son arrière-grand-père paternel, jamais à ceux dont il descend par les femmes, ni à sa mère, ni au père de sa mère. Puis, en remontant plus haut, mais toujours dans la même ligne, il fait une offrande au quatrième, au cinquième, au sixième ascendant. Seulement, pour ceux-ci l'offrande est plus légère; c'est une simple libation d'eau et quelques grains de riz. Tel est le repas funèbre; et c'est d'après l'accomplissement de ces rites que l'on compte la parenté. Lorsque deux hommes qui accomplissent séparément leurs repas funèbres, peuvent, en remontant chacun la série de leurs six ancêtres, en trouver un qui leur soit commun à tous deux, ces deux hommes sont parents. Ils se disent samanodacas si l'ancêtre commun est de ceux à qui l'on n'offre que la libation d'eau, sapindas s'il est de ceux à qui le gâteau est présenté. [3] A compter d'après nos usages, la parenté des sapindas irait jusqu'au septième degré, et celle des samanodacas jusqu'au quatorzième. Dans l'un et l'autre cas la parenté se reconnaît à ce qu'on fait l'offrande à un même ancêtre; et l'on voit que dans ce système la parenté par les femmes ne peut pas être admise.
Il en était de même en Occident. On a beaucoup discuté sur ce que les jurisconsultes romains entendaient par l'agnation. Mais le problème devient facile à résoudre, dès que l'on rapproche l'agnation de la religion domestique. De même que la religion ne se transmettait que de mâle en mâle, de même il est attesté par tous les jurisconsultes anciens que deux hommes ne pouvaient être agnats entre eux que si, en remontant toujours de mâle en mâle, ils se trouvaient avoir des ancêtres communs. [4] La règle pour l'agnation était donc la même que pour le culte. Il y avait entre ces deux choses un rapport manifeste. L'agnation n'était autre chose que la parenté telle que la religion l'avait établie à l'origine.
Pour rendre cette vérité plus claire., traçons le tableau d'une famille romaine.
L. Cornélius
Scipio, mort vers 250 avant Jésus-Christ.
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Publius Scipio Cn. Scipio
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Luc. Scipio Asiaticus P. Scipio Africanus P. Scipio Nasica
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Luc. Scipio Asiat. P. Scipio Cornélie, P. Scip. Nasica
| | ép. de Sempr. Gracchus |
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Scip. Asiat. Scip. Aemilianus Tib. Sempr. Gracchus Scip.
Serapio.
Dans ce tableau, la cinquième génération, qui vivait vers l'an 140 avant Jésus-Christ, est représentée par quatre personnages. Étaient-ils tous parents entre eux? Ils le seraient d'après nos idées, modernes; ils ne l'étaient pas tous dans l'opinion des Romains. Examinons, en effet, s'ils avaient le même culte domestique, c'est-à-dire s'ils faisaient les offrandes aux mêmes ancêtres. Supposons le troisième Scipio Asiaticus, qui reste seul de sa branche, offrant au jour marqué le repas funèbre; en remontant de mâle en mâle, il trouve pour troisième ancêtre Publius Scipio. De même Scipion Émilien, faisant son sacrifice, rencontrera dans la série de ses ascendants ce même Publius Scipio. Donc Scipio Asiaticus et Scipion Émilien sont parents entre eux; chez les Hindous on les appellerait sapindas.
D'autre part, Scipion Sérapion a pour quatrième ancêtre L. Cornélius Scipio qui est aussi le quatrième ancêtre de Scipion Émilien. Ils sont donc parents entre eux; chez les Hindous on les appellerait samanodacas. Dans la langue juridique et religieuse de Rome, ces trois Scipions sont agnats; les deux premiers le sont entre eux au sixième degré, le troisième l'est avec eux au huitième.
Il n'en est pas de même de Tibérius Gracchus. Cet homme qui, d'après nos coutumes modernes, serait le plus proche parent de Scipion Émilien, n'était pas même son parent au degré le plus éloigné. Peu importe, en effet, pour Tibérius qu'il soit fils de Cornélie, la fille des Scipions; ni lui ni Cornélie elle-même n'appartiennent à cette famille par la religion. Il n'a pas d'autres ancêtres que les Sempronius; c'est, à eux qu'il offre le repas funèbre; en remontant la série de ses ascendants, il ne rencontrera jamais un Scipion. Scipion Émilien et Tibérius Gracchus ne sont donc pas agnats. Le lien du sang ne suffit pas pour établir cette parenté, il faut le lien du culte.
On comprend d'après cela pourquoi, aux yeux de la loi romaine, deux frères consanguins étaient agnats et deux frères utérins ne l'étaient pas. Qu'on ne dise même pas que la descendance par les mâles était le principe immuable sur lequel était fondée la parenté. Ce n'était pas à la naissance, c'était au culte seul que l'on reconnaissait les agnats. Le fils que l'émancipation avait détaché du culte, n'était plus agnat de son père. L'étranger qui avait été adopté, c'est-à-dire admis au culte, devenait l'agnat de l'adoptant et même de toute sa famille. Tant il est vrai que c'était la religion qui fixait la parenté.
Sans doute il est venu un temps, pour l'Inde et la Grèce comme pour Rome, où la parenté par le culte n'a plus été la seule qui fût admise. A mesure que cette vieille religion s'affaiblit, la voix du sang parla plus haut, et la parenté par la naissance fut reconnue en droit. Les Romains appelèrent cognatio cette sorte de parenté qui était absolument indépendante des règles de la religion domestique. Quand on lit les jurisconsultes depuis Cicéron jusqu'à Justinien, on voit les deux systèmes de parenté rivaliser entre eux et se disputer le domaine du droit. Mais au temps des Douze Tables, la seule parenté d'agnation était connue, et seule elle conférait des droits à l'héritage. On verra plus loin qu'il en a été de même chez les Grecs.
NOTES
[1] Platon, Lois, V, p. 729.
[2] Patris, non matris familiam sequitur. Digeste, liv. 50, tit. 16, § 196.
[3] Lois de Manou, V, 60; Mitakchara, tr. Orianne, p. 213.
[4] Gaius, I, 156; III, 10. Ulpien, 26. Institutes de Justinien, III, 2; III, 5.
CHAPITRE VI.
LE DROIT DE PROPRIÉTÉ.
Voici une institution des anciens dont il ne faut pas nous faire une idée d'après ce que nous voyons autour de nous. Les anciens ont fondé le droit de propriété sur des principes qui ne sont plus ceux des générations présentes; il en est résulté que les lois par lesquelles ils l'ont garanti, sont sensiblement différentes des nôtres.
On sait qu'il y a des races qui ne sont jamais arrivées à établir chez elles la propriété privée; d'autres n'y sont parvenues qu'à la longue et péniblement. Ce n'est pas, en effet, un facile problème, à l'origine des sociétés, de savoir si l'individu peut s'approprier le sol et établir un tel lien entre son être et une part de terre qu'il puisse dire: Cette terre est mienne, cette terre est comme une partie de moi. Les Tartares conçoivent le droit de propriété quand il s'agit des troupeaux, et ne le comprennent plus quand il s'agit du sol. Chez les anciens Germains la terre n'appartenait à personne; chaque année la tribu assignait à chacun de ses membres un lot à cultiver, et on changeait de lot l'année suivante. Le Germain était propriétaire de la moisson; il ne l'était pas de la terre. Il en est encore de même dans une partie de la race sémitique et chez, quelques peuples slaves.
Au contraire, les populations de la Grèce et de l'Italie, dès l'antiquité la plus haute, ont toujours connu et pratiqué la propriété privée. On ne trouve pas une époque où la terre ait été commune; [1] et l'on ne voit non plus rien qui ressemble à ce partage annuel des champs qui était usité chez les Germains. Il y a même un fait bien remarquable. Tandis que les races qui n'accordent pas à l'individu la propriété du sol, lui accordent au moins celle des fruits de son travail, c'est-à-dire de sa récolte, c'était le contraire chez les Grecs. Dans beaucoup de villes les citoyens étaient astreints à mettre en commun leurs moissons, ou du moins la plus grande partie, et devaient les consommer en commun; l'individu n'était donc pas maître du blé qu'il avait récolté; mais en même temps, par une contradiction bien singulière, il avait la propriété absolue du sol. La terre était à lui plus que la moisson. Il semble que chez les Grecs la conception du droit de propriété ait suivi une marche tout à fait opposée à celle qui paraît naturelle. Elle ne s'est pas appliquée à la moisson d'abord, et au sol ensuite. C'est l'ordre inverse qu'on a suivi.
Il y a trois choses que, dès l'âge le plus ancien, on trouve fondées et solidement établies dans ces sociétés grecques et italiennes: la religion domestique, la famille, le droit de propriété; trois choses qui ont eu entre elles, à l'origine, un rapport manifeste, et qui paraissent avoir été inséparables.
L'idée de propriété privée était dans la religion même. Chaque famille avait son foyer et ses ancêtres. Ces dieux ne pouvaient être adorés que par elle, ne protégeaient qu'elle; ils étaient sa propriété.
Or entre ces dieux et le sol les hommes des anciens âges voyaient un rapport mystérieux. Prenons d'abord le foyer. Cet autel est le symbole de la vie sédentaire; son nom seul l'indique. [2] Il doit être posé sur le sol; une fois posé, on ne peut plus le changer de place. Le dieu de la famille veut avoir une demeure fixe; matériellement, il est difficile de transporter la pierre sur laquelle il brille; religieusement, cela est plus difficile encore et n'est permis à l'homme que si la dure nécessité le presse, si un ennemi le chasse ou si la terre ne peut pas le nourrir. Quand on pose le foyer, c'est avec la pensée et l'espérance qu'il restera toujours à cette même place. Le dieu s'installe là, non pas pour un jour, non pas même pour une vie d'homme, mais pour tout le temps que cette famille durera et qu'il restera quelqu'un pour entretenir sa flamme par le sacrifice. Ainsi le foyer prend possession du sol; cette part de terre, il la fait sienne; elle est sa propriété.
Et la famille, qui par devoir et par religion reste toujours groupée autour de son autel, se fixe au sol comme l'autel lui-même. L'idée de domicile vient naturellement. La famille est attachée au foyer, le foyer l'est au sol; une relation étroite s'établit donc entre le sol et la famille. Là doit être sa demeure permanente, qu'elle ne songera pas à quitter, à moins qu'une nécessité imprévue ne l'y contraigne. Comme le foyer, elle occupera toujours cette place. Cette place lui appartient; elle est sa propriété, propriété non d'un homme seulement, mais d'une famille dont les différents membres doivent venir l'un après l'autre naître et mourir là.
Suivons les idées des anciens. Deux foyers représentent des divinités distinctes, qui ne s'unissent et qui ne se confondent jamais; cela est si vrai que le mariage même entre deux familles n'établit pas d'alliance entre leurs dieux. Le foyer doit être isolé, c'est-à-dire séparé nettement de tout ce qui n'est pas lui; il ne faut pas que l'étranger en approche au moment où les cérémonies du culte s'accomplissent, ni même qu'il ait vue sur lui. C'est pour cela qu'on appelle ces dieux les dieux cachés, [Grec: muchioi], ou les dieux intérieurs, Penates. Pour que cette règle religieuse soit bien remplie, il faut qu'autour du foyer, à une certaine distance, il y ait une enceinte. Peu importe qu'elle soit formée par une haie, par une cloison de bois, ou par un mur de pierre. Quelle qu'elle soit, elle marque la limite qui sépare le domaine d'un foyer du domaine d'un autre foyer. Cette enceinte est réputée sacrée. [3] Il y a impiété à la franchir. Le dieu veille sur elle et la tient sous sa garde; aussi donne-t-on à ce dieu l'épithète de [Grec: hercheios]. [4] Cette enceinte tracée par la religion et protégée par elle est l'emblème le plus certain, la marque la plus irrécusable du droit de propriété.
Reportons-nous aux âges primitifs de la race aryenne. L'enceinte sacrée que les Grecs appellent herchos et les Latins herctum, c'est l'enclos assez étendu dans lequel la famille a sa maison, ses troupeaux, le petit champ qu'elle cultive. Au milieu s'élève le foyer protecteur. Descendons aux âges suivants: la population est arrivée jusqu'en Grèce et en Italie, et elle a bâti des villes. Les demeures se sont rapprochées; elles ne sont pourtant pas contiguës. L'enceinte sacrée existe encore, mais dans de moindres proportions; elle est le plus souvent réduite à un petit mur, à un fossé, à un sillon, ou à un simple espace libre de quelques pieds de largeur. Dans tous les cas, deux maisons ne doivent pas se toucher; la mitoyenneté est une chose réputée impossible. Le même mur ne peut pas être commun à deux maisons; car alors l'enceinte sacrée des dieux domestiques aurait disparu. A Rome, la loi fixe à deux pieds et demi la largeur de l'espace libre qui doit toujours séparer deux maisons, et cet espace est consacré au « dieu de l'enceinte ». [5]
Il est résulté de ces vieilles règles religieuses que la vie en communauté n'a jamais pu s'établir chez les anciens. Le phalanstère n'y a jamais été connu. Pythagore même n'a pas réussi à établir des institutions auxquelles la religion intime des hommes résistait. On ne trouve non plus, à aucune époque de la vie des anciens, rien qui ressemble à cette promiscuité du village qui était générale en France au douzième siècle. Chaque famille, ayant ses dieux et son culte, a dû avoir aussi sa place particulière sur le sol, son domicile isolé, sa propriété.
Les Grecs disaient que le foyer avait enseigné à l'homme à bâtir des maisons. [6] En effet, l'homme qui était fixé par sa religion à une place qu'il ne croyait pas devoir jamais quitter, a dû songer bien vite à élever en cet endroit une construction solide. La tente convient à l'Arabe, le chariot au Tartare; mais à une famille qui a un foyer domestique, il faut une demeure qui dure. A la cabane de terre ou de bois a bientôt succédé la maison de pierre. On n'a pas bâti seulement pour une vie d'homme, mais pour la famille dont les générations devaient se succéder dans la même demeure.
La maison était toujours placée dans l'enceinte sacrée. Chez les Grecs on partageait en deux le carré que formait cette enceinte; la première partie était la cour; la maison occupait la seconde partie. Le foyer, placé vers le milieu de l'enceinte totale, se trouvait ainsi au fond de la cour et près de l'entrée de la maison. A Rome la disposition était différente, mais le principe était le même. Le foyer restait placé au milieu de l'enceinte, mais les bâtiments s'élevaient autour de lui des quatre côtés, de manière à l'enfermer au milieu d'une petite cour.
On voit bien la pensée qui a inspiré ce système de construction: les murs se sont élevés autour du foyer pour l'isoler et le défendre, et l'on peut dire, comme disaient les Grecs, que la religion a enseigné à bâtir une maison.
Dans cette maison la famille est maîtresse et propriétaire; c'est sa divinité domestique qui lui assure son droit. La maison est consacrée par la présence perpétuelle des dieux; elle est le temple qui les garde. « Qu'y a-t-il de plus sacré, dit Cicéron, que la demeure de chaque homme? Là est l'autel; là brille le feu sacré; là sont les choses saintes et la religion. » [7] A pénétrer dans cette maison avec des intentions malveillantes il y avait sacrilège. Le domicile était inviolable. Suivant une tradition romaine, le dieu domestique repoussait le voleur et écartait l'ennemi. [8]
Passons à un autre objet du culte, le tombeau, et nous verrons que les mêmes idées s'y attachaient. Le tombeau avait une grande importance dans la religion des anciens. Car d'une part on devait un culte aux ancêtres, et d'autre part la principale cérémonie de ce culte, c'est-à-dire le repas funèbre, devait être accomplie sur le lieu même où les ancêtres reposaient. [9] La famille avait donc un tombeau commun où ses membres devaient venir s'endormir l'un après l'autre. Pour ce tombeau la règle était la même que pour le foyer. Il n'était pas plus permis d'unir deux familles dans une même sépulture qu'il ne l'était d'unir deux foyers domestiques en une seule maison. C'était une égale impiété d'enterrer un mort hors du tombeau de sa famille ou de placer dans ce tombeau le corps d'un étranger. [10] La religion domestique, soit dans la vie, soit dans la mort, séparait chaque famille de toutes les autres, et écartait sévèrement toute apparence de communauté, De même que les maisons ne devaient pas être contiguës, les tombeaux ne devaient pas se toucher; chacun d'eux avait, comme la maison, une sorte d'enceinte isolante.
Combien le caractère de propriété privée est manifeste en tout cela! Les morts sont des dieux qui appartiennent en propre à une famille et qu'elle a seule le droit d'invoquer. Ces morts ont pris possession du sol; ils vivent sous ce petit tertre, et nul, s'il n'est de la famille, ne peut penser à se mêler à eux. Personne d'ailleurs n'a le droit de les déposséder du sol qu'ils occupent; un tombeau, chez les anciens, ne peut jamais être détruit ni déplacé, [11] les lois les plus sévères le défendent. Voilà donc une part de sol qui, au nom de la religion, devient un objet de propriété perpétuelle pour chaque famille. La famille s'est approprié cette terre en y plaçant ses morts; elle s'est implantée là pour toujours. Le rejeton vivant de cette famille peut dire légitimement: Cette terre est à moi. Elle est tellement à lui qu'elle est inséparable de lui et qu'il n'a pas le droit de s'en dessaisir. Le sol où reposent les morts est inaliénable et imprescriptible. La loi romaine exige que, si une famille vend le champ où est son tombeau, elle reste au moins propriétaire de ce tombeau et conserve éternellement le droit de traverser le champ pour aller accomplir les cérémonies de son culte. [12]
L'ancien usage était d'enterrer les morts, non pas dans des cimetières ou sur les bords d'une route, mais dans le champ de chaque famille. Cette habitude des temps antiques est attestée par une loi de Solon et par plusieurs passages de Plutarque. On voit dans un plaidoyer de Démosthènes que, de son temps encore, chaque famille enterrait ses morts dans son champ, et que lorsqu'on achetait un domaine dans l'Attique, on y trouvait la sépulture des anciens propriétaires. [13] Pour l'Italie, cette même coutume nous est attestée par une loi des Douze Tables, par les textes de deux jurisconsultes, et par cette phrase de Siculus Flaccus: « Il y avait anciennement deux manières de placer le tombeau, les uns le mettant à la limite du champ, les autres vers le milieu. » [14]
D'après cet usage on conçoit que l'idée de propriété se soit facilement étendue du petit tertre où reposaient les morts au champ qui entourait ce tertre. On peut lire dans le livre du vieux Caton une formule par laquelle le laboureur italien priait les mânes de veiller sur son champ, de faire bonne garde contre le voleur, et de faire produire bonne récolte. Ainsi ces âmes des morts étendaient leur action tutélaire et avec elle leur droit de propriété jusqu'aux limites du domaine. Par elles la famille était maîtresse unique dans ce champ. La sépulture avait établi l'union indissoluble de la famille avec la terre, c'est-à-dire la propriété.
Dans la plupart des sociétés primitives, c'est par la religion que le droit de propriété a été établi. Dans la Bible, le Seigneur dit à Abraham: « Je suis l'Éternel qui t'ai fait sortir de Ur des Chaldéens, afin de te donner ce pays », et à Moïse: « Je vous ferai entrer dans le pays que j'ai juré de donner à Abraham, et je vous le donnerai en héritage. » Ainsi Dieu, propriétaire primitif par droit de création, délègue à l'homme sa propriété sur une partie du sol. [15] Il y a eu quelque chose d'analogue chez les anciennes populations gréco-italiennes. Il est vrai que ce n'est pas la religion de Jupiter qui a fondé ce droit, peut-être parce qu'elle n'existait pas encore. Les dieux qui conférèrent à chaque famille son droit sur la terre, ce furent les dieux domestiques, le foyer et les mânes. La première religion qui eut l'empire sur leurs âmes fut aussi celle qui constitua chez eux la propriété.
Il est assez évident que la propriété privée était une institution dont la religion domestique ne pouvait pas se passer. Cette religion prescrivait d'isoler le domicile et d'isoler aussi la sépulture; la vie en commun a donc été impossible. La même religion commandait que le foyer fût fixé au sol, que le tombeau ne fût ni détruit ni déplacé. Supprimez la propriété, le foyer sera errant, les familles se mêleront, les morts seront abandonnés et sans culte. Par le foyer inébranlable et la sépulture permanente, la famille a pris possession du sol; la terre a été, en quelque sorte, imbue et pénétrée par la religion du foyer et des ancêtres. Ainsi l'homme des anciens âges fut dispensé de résoudre de trop difficiles problèmes. Sans discussion, sans travail, sans l'ombre d'une hésitation, il arriva d'un seul coup et par la vertu de ses seules croyances à la conception du droit de propriété, de ce droit d'où sort toute civilisation, puisque par lui l'homme améliore la terre et devient lui- même meilleur.
Ce ne furent pas les lois qui garantirent d'abord le droit de propriété, ce fut la religion. Chaque domaine était sous les yeux des divinités domestiques qui veillaient sur lui. [16] Chaque champ devait être entouré, comme nous l'avons vu pour la maison, d'une enceinte qui le séparât nettement des domaines des autres familles. Cette enceinte n'était pas un mur de pierre; c'était une bande de terre de quelques pieds de large, qui devait rester inculte et que la charrue ne devait jamais toucher. Cet espace était sacré: la loi romaine le déclarait imprescriptible; [17] il appartenait à la religion. A certains jours marqués du mois et de l'année, le père de famille faisait le tour de son champ, en suivant cette ligne; il poussait devant lui des victimes, chantait des hymnes, et offrait des sacrifices. [18] Par cette cérémonie il croyait avoir éveillé la bienveillance de ses dieux à l'égard de son champ et de sa maison; il avait surtout marqué son droit de propriété en promenant autour de son champ son culte domestique. Le chemin qu'avaient suivi les victimes et les prières, était la limite inviolable du domaine.
Sur cette ligne, de distance en distance, l'homme plaçait quelques grosses pierres ou quelques troncs d'arbres, que l'on appelait des termes. On peut juger ce que c'était que ces bornes et quelles idées s'y attachaient par la manière dont la piété des hommes les posait en terre. « Voici, dit Siculus Flaccus, ce que nos ancêtres pratiquaient: ils commençaient par creuser une petite fosse, et dressant le Terme sur le bord, ils le couronnaient de guirlandes d'herbes et de fleurs. Puis ils offraient un sacrifice; la victime immolée, ils en faisaient couler le sang dans la fosse; ils y jetaient des charbons allumés (allumés probablement au feu sacré du foyer), des grains, des gâteaux, des fruits, un peu de vin et de miel. Quand tout cela s'était consumé dans la fosse, sur les cendres encore chaudes, on enfonçait la pierre ou le morceau de bois. » [19] On voit clairement que cette cérémonie avait pour objet de faire du Terme une sorte de représentant sacré du culte domestique. Pour lui continuer ce caractère, chaque année on renouvelait sur lui l'acte sacré, en versant des libations et en récitant des prières. Le Terme posé en terre, c'était donc, en quelque sorte, la religion domestique implantée dans le sol, pour marquer que ce sol était à jamais la propriété de la famille. Plus tard, la poésie aidant, le Terme fut considéré comme un dieu distinct.
L'usage des Termes ou bornes sacrées des champs paraît avoir été universel dans la race indo-européenne. Il existait chez les Hindous dans une haute antiquité, et les cérémonies sacrées du bornage avaient chez eux une grande analogie avec celles que Siculus Flaccus a décrites pour l'Italie. [20] Avant Rome, nous trouvons le Terme chez les Sabins; [21] nous le trouvons encore chez les Étrusques. Les Hellènes avaient aussi des bornes sacrées qu'ils appelaient [Grec: oroi, theoi, orioi]. [22]
Le Terme une fois posé suivant les rites, il n'était aucune puissance au monde qui pût le déplacer. Il devait rester au même endroit de toute éternité. Ce principe religieux était exprimé à Rome par une légende: Jupiter, ayant voulu se faire une place sur le mont Capitolin pour y avoir un temple, n'avait pas pu déposséder le dieu Terme. Cette vieille tradition montre combien la propriété était sacrée; car le Terme immobile ne signifie pas autre chose que la propriété inviolable.
Le Terme gardait, en effet, la limite du champ et veillait sur elle. Le voisin n'osait pas en approcher de trop près; « car alors, comme dit Ovide, le dieu qui se sentait heurté par le soc ou le hoyau, criait: Arrête, ceci est mon champ, voilà le tien. » [23] Pour empiéter sur le champ d'une famille, il fallait renverser ou déplacer une borne: or, cette borne était un dieu. Le sacrilège était horrible et le châtiment sévère; la vieille loi romaine disait: « Que l'homme et les boeufs qui auront touché le Terme, soient dévoués »; [24] cela signifiait que l'homme et les boeufs seraient immolés en expiation. La loi étrusque, parlant au nom de la religion, s'exprimait ainsi: « Celui qui aura touché ou déplacé la borne, sera condamné par les dieux; sa maison disparaîtra, sa race s'éteindra; sa terre ne produira plus de fruits; la grêle, la rouille, les feux de la canicule détruiront ses moissons; les membres du coupable se couvriront d'ulcères et tomberont de consomption .» [25]
Nous ne possédons pas le texte de la loi athénienne sur le même sujet; il ne nous en est resté que trois mots qui signifient: « Ne dépasse pas la borne. » Mais Platon paraît compléter la pensée du législateur quand il dit: « Notre première loi doit être celle-ci: Que personne ne touche à la borne qui sépare son champ de celui du voisin, car elle doit rester immobile…. Que nul ne s'avise d'ébranler la petite pierre qui sépare l'amitié de l'inimitié et qu'on s'est engagé par serment à laisser à sa place. » [26]
De toutes ces croyances, de tous ces usages, de toutes ces lois, il résulte clairement que c'est la religion domestique qui a appris à l'homme à s'approprier la terre, et qui lui a assuré son droit sur elle.
On comprend sans peine que le droit de propriété, ayant été ainsi conçu et établi, ait été beaucoup plus complet et plus absolu dans ses effets qu'il ne peut l'être dans nos sociétés modernes, où il est fondé sur d'autres principes. La propriété était tellement inhérente à la religion domestique qu'une famille ne pouvait pas plus renoncer à l'une qu'à l'autre. La maison et le champ étaient comme incorporés à elle, et elle ne pouvait ni les perdre ni s'en dessaisir. Platon, dans son Traité des lois, ne prétendait pas avancer une nouveauté quand il défendait au propriétaire de vendre son champ: il ne faisait que rappeler une vieille loi. Tout porte à croire que dans les anciens temps la propriété était inaliénable. Il est assez connu qu'à Sparte il était formellement défendu de vendre son lot de terre. [27] La même interdiction était écrite dans les lois de Locres et de Leucade. [28] Phidon de Corinthe, législateur du neuvième siècle, prescrivait que le nombre des familles et des propriétés restât immuable. [29] Or, cette prescription ne pouvait être observée que s'il était interdit de vendre les terres et même de les partager. La loi de Selon, postérieure de sept ou huit générations à celle de Phidon de Corinthe, ne défendait plus à l'homme de vendre sa propriété, mais elle frappait le vendeur d'une peine sévère, la perte de tous les droits de citoyen. [30] Enfin Aristote nous apprend d'une manière générale que dans beaucoup de villes les anciennes législations interdisaient la vente des terres. [31]
De telles lois ne doivent pas nous surprendre. Fondez la propriété sur le droit du travail, l'homme pourra s'en dessaisir. Fondez-la sur la religion, il ne le pourra plus: un lien plus fort que la volonté de l'homme unit la terre à lui. D'ailleurs ce champ où est le tombeau, où vivent les ancêtres divins, où la famille doit à jamais accomplir un culte, n'est pas la propriété d'un homme seulement, mais d'une famille. Ce n'est pas l'individu actuellement vivant qui a établi son droit sur cette terre; c'est le dieu domestique. L'individu ne l'a qu'en dépôt; elle appartient à ceux qui sont morts et à ceux qui sont à naître. Elle fait corps avec cette famille et ne peut plus s'en séparer. Détacher l'une de l'autre, c'est altérer un culte et offenser une religion. Chez les Hindous, la propriété, fondée aussi sur le culte, était aussi inaliénable. [32]
Nous ne connaissons le droit romain qu'à partir de la loi des Douze Tables; il est clair qu'à cette époque la vente de la propriété était permise. Mais il y a des raisons de penser que, dans les premiers temps de Rome, et dans l'Italie avant l'existence de Rome, la terre était inaliénable comme en Grèce. S'il ne reste aucun témoignage de cette vieille loi, on distingue du moins les adoucissements qui y ont été apportés peu à peu. La loi des Douze Tables, en laissant au tombeau le caractère d'inaliénabilité, en a affranchi le champ. On a permis ensuite de diviser la propriété, s'il y avait plusieurs frères, mais à la condition qu'une nouvelle cérémonie religieuse serait accomplie et que le nouveau partage serait fait par un prêtre: [33] la religion seule pouvait partager ce que la religion avait autrefois proclamé indivisible. On a permis enfin de vendre le domaine; mais il a fallu encore pour cela des formalités d'un caractère religieux. Cette vente ne pouvait avoir lieu qu'en présence d'un prêtre qu'on appelait libripens et avec la formalité sainte qu'on appelait mancipation. Quelque chose d'analogue se voit en Grèce: la vente d'une maison ou d'un fonds de terre était toujours accompagnée d'un sacrifice aux dieux. [34] Toute mutation de propriété avait besoin d'être autorisée par la religion.
Si l'homme ne pouvait pas ou ne pouvait que difficilement se dessaisir de sa terre, à plus forte raison ne devait-on pas l'en dépouiller malgré lui. L'expropriation pour cause d'utilité publique était inconnue chez les anciens. La confiscation n'était pratiquée que comme conséquence de l'arrêt d'exil, [35] c'est-à-dire lorsque l'homme dépouillé de son titre de citoyen ne pouvait plus exercer aucun droit sur le sol de la cité. L'expropriation pour dettes ne se rencontre jamais non plus dans le droit ancien des cités. [36] La loi des Douze Tables ne ménage assurément pas le débiteur; elle ne permet pourtant pas que sa propriété soit confisquée au profit du créancier. Le corps de l'homme répond de la dette, non sa terre, car la terre est inséparable de la famille. Il est plus facile de mettre l'homme en servitude que de lui enlever son droit de propriété; le débiteur est mis dans les mains de son créancier; sa terre le suit en quelque sorte dans son esclavage. Le maître qui use à son profit des forces physiques de l'homme, jouit de même des fruits de la terre; mais il ne devient pas propriétaire de celle-ci. Tant le droit de propriété est au-dessus de tout et inviolable. [37]
NOTES
[1] Quelques historiens ont émis l'opinion qu'à Rome la propriété avait d'abord été publique et n'était devenue privée que sous Numa. Cette erreur vient d'une fausse interprétation de trois textes de Plutarque (Numa, 16), de Cicéron (République, II, 14) et de Denys (II, 74). Ces trois auteurs disent, en effet, que Numa distribua des terres aux citoyens; mais ils indiquent très clairement qu'il n'eut à faire ce partage qu'à l'égard des terres conquises par son prédécesseur, agri quos bello Romulus ceperat. Quant au sol romain lui-même, ager Romanus, il était propriété privée depuis l'origine de la ville.
[2] [Grec: Hestia, hestaemi] stare. Voy. Plutarque, De primo frigido, 21; Macrobe, I, 23; Ovide, Fast., VI, 299.
[3] [Grec: Herchos hieron]. Sophocle, Trachin., 606.
[4] A l'époque où cet ancien culte fut presque effacé par la religion plus jeune de Zeus, et où l'on associa Zeus à la divinité du foyer, le dieu nouveau prit pour lui l'épithète de [Grec: hercheios]. Il n'en est pas moins vrai qu'à l'origine le vrai protecteur da l'enceinte était le dieu domestique. Denys d'Halicarnasse l'atteste (I, 67) quand il dit que les [Grec: theoi hercheioi] sont les mêmes que les Pénates. Cela ressort, d'ailleurs, du rapprochement d'un passage de Pausanias, (IV, 17) avec un passage d'Euripide (Troy., 17) et un de Virgile (En., II, 514); ces trois passages se rapportent au même fait et montrent que le [Grec: Zeus hercheios] n'est autre que le foyer domestique.
[5] Festus, v. Ambitus. Varron, L. L., V, 22. Servius, ad Aen., II, 469.
[6] Diodore, V, 68.
[7] Cicéron, Pro domo, 41.
[8] Ovide, Fast., V, 141.
[9] Telle était du moins la règle antique, puisque l'on croyait que le repas funèbre servait d'aliment aux morts. Voy. Euripide, Troyennes, 381.
[10] Cicéron, De legib., II, 22; II, 26. Gaius, Instit., II, 6. Digeste, liv. XLVII, tit. 12. Il faut noter que l'esclave et le client, comme nous le verrons plus loin, faisaient partie de la famille, et étaient enterrés dans le tombeau commun. La règle qui prescrivait que chaque homme fût enterré dans le tombeau de la famille souffrait une exception dans le cas où la cité elle-même accordait les funérailles publiques.
[11] Lycurgue, contre Léocrate, 25. A Rome, pour qu'une sépulture fût déplacée, il fallait l'autorisation des pontifes. Pline, Lettres, X, 73.
[12] Cicéron, De legib., II, 24. Digeste, liv. XVIII, tit. 1, 6.
[13] Loi de Solon, citée par Gaius au Digeste, liv. X, tit. 1, 13. _Démosthènes, contre Calliclès. Plutarque, Aristide, 1.
[14] Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 4, 5. Voy. Fragm. terminalia, édit. Goez, p. 147. Pomponius, au Digeste, liv. XLVII, tit. 12, 5. Paul, au Digeste, VIII, 1, 14.
[15] Même tradition chez les Étrusques: « Quum Jupiter terram Etruriae sibi vindicavit, constituit jussitque metiri campos signarique agros. » Auctores rei agrariae, au fragment qui a pour titre: Idem Vegoiae Arrunti, édit. Goez.
[16] Lares agri custodes, Tibulle, I, 1, 23. Religio Larum posita in fundi villaeque conspectu. Cicéron, De legib., II, 11.
[17] Cicéron, De legib., I, 21.
[18] Caton, De re rust., 141. Script. rei agrar., édit. Goez, p. 808. Denys d'Halicarnasse, II, 74. Ovide, Fast., II, 639. Strabon, V, 3.
[19] Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 5.
[20] Lois de Manou, VIII, 245. Vrihaspati, cité par Sicé, Législat. hindoue, p. 159.
[21] Varron, L. L., V, 74.
[22] Pollux, IX, 9. Hesychins, [Grec: oros]. Platon, Lois, VIII, p. 842.
[23] Ovide, Fast., II, 677.
[24] Festus, v° Terminus.
[25] Script. rei agrar., édit. Goez, p. 258.
[26] Platon, Lois, VIII, p. 842.
[27] Plutarque, Lycurgue, Agis. Aristote, Polit., II, 6, 10 (II, 7).
[28] Aristote, Polit., II, 4, 4 (II, 5).
[29] Id., ibid., II, 3, 7.
[30] Eschine, contre Timarque. Diogène Laërce, I, 55.
[31] Aristote, Polit., VII, 2.
[32] Mitakchara, trad. Orianne, p. 50. Cette règle disparut peu à peu quand le brahmanisme devint dominant.
[33] Ce prêtre était appelé agrimensor. Voy. Scriptores rei agrariae.
[34] Stobée, 42.
[35] Cette règle disparut dans l'âge démocratique des cités.
[36] Une loi des Éléens défendait de mettre hypothèque sur la terre, Aristote, Polit., VII, 2. L'hypothèque était inconnue dans l'ancien droit de Rome. Ce qu'on dit de l'hypothèque dans le droit athénien avant Solon s'appuie sur un mot mal compris de Plutarque.
[37] Dans l'article de la loi des Douze Tables qui concerne le débiteur insolvable, nous lisons: Si volet suo vivito; donc le débiteur, devenu presque esclave, conserve encore quelque chose à lui; sa propriété, s'il en a, ne lui est pas enlevée. Les arrangements connus en droit romain sous les noms de mancipation avec fiducie et de pignus étaient, avant l'action Servienne, des moyens détournés pour assurer au créancier le payement de la dette; ils prouvent indirectement que l'expropriation pour dettes n'existait pas. Plus tard, quand on supprima la servitude corporelle, il fallut trouver moyen d'avoir prise sur les biens du débiteur. Cela n'était pas facile; mais la distinction que l'on faisait entre la propriété et la possession, offrit une ressource. Le créancier obtint du préteur le droit de faire vendre, non pas la propriété, dominium, mais les biens du débiteur, bona. Alors seulement, par une expropriation déguisée, le débiteur perdit la jouissance de sa propriété.
CHAPITRE VII.
LE DROIT DE SUCCESSION.
1° Nature et principe du droit de succession chez les anciens.
Le droit de propriété ayant été établi pour l'accomplissement d'un culte héréditaire, il n'était pas possible que ce droit fût éteint après la courte existence d'un individu. L'homme meurt, le culte reste; le foyer ne doit pas s'éteindre ni le tombeau être abandonné. La religion domestique se continuant, le droit de propriété doit se continuer avec elle.
Deux choses sont liées étroitement dans les croyances comme dans les lois des anciens, le culte d'une famille et la propriété de cette famille. Aussi était-ce une règle sans exception dans le droit grec comme dans le droit romain, qu'on ne pût pas acquérir la propriété sans le culte ni le culte sans la propriété. « La religion prescrit, dit Cicéron, que les biens et le culte de chaque famille soient inséparables, et que le soin des sacrifices soit toujours dévolu à celui à qui revient l'héritage. » [1] A Athènes, voici en quels termes un plaideur réclame une succession: « Réfléchissez bien, juges, et dites lequel de mon adversaire ou de moi, doit hériter des biens de Philoctémon et faire les sacrifices sur son tombeau. » [2] Peut-on dire plus clairement que le soin du culte est inséparable de la succession? Il en est de même dans l'Inde: « La personne qui hérite, quelle qu'elle soit, est chargée de faire les offrandes sur le tombeau. » [3]
De ce principe sont venues toutes les règles du droit de succession chez les anciens. La première est que, la religion domestique étant, comme nous l'avons vu, héréditaire de mâle en mâle, la propriété l'est aussi. Comme le fils est le continuateur naturel et obligé du culte, il hérite aussi des biens. Par là, la règle d'hérédité est trouvée; elle n'est pas le résultat d'une simple convention faite entre les hommes; elle dérive de leurs croyances, de leur religion, de ce qu'il y a de plus puissant sur leurs âmes. Ce qui fait que le fils hérite, ce n'est pas la volonté personnelle du père. Le père n'a pas besoin de faire un testament; le fils hérite de son plein droit, ipso jure heres exsistit, dit le jurisconsulte. Il est même héritier nécessaire, heres necessarius. [4] Il n'a ni à accepter ni à refuser l'héritage. La continuation de la propriété, comme celle du culte, est pour lui une obligation autant qu'un droit. Qu'il le veuille ou ne le veuille pas, la succession lui incombe, quelle qu'elle puisse être, même avec ses charges et ses dettes. Le bénéfice d'inventaire et le bénéfice d'abstention ne sont pas admis pour le fils dans le droit grec et ne se sont introduits que fort tard dans le droit romain.
La langue juridique de Rome appelle le fils heres suus, comme si l'on disait heres sui ipsius. Il n'hérite, en effet, que de lui-même. Entre le père et lui il n'y a ni donation, ni legs, ni mutation de propriété. Il y a simplement continuation, morte parentis continuatur dominium. Déjà du vivant du père le fils était copropriétaire du champ et de la maison, vivo quoque patre dominus existimatur. [5]
Pour se faire une idée vraie de l'hérédité chez les anciens, il ne faut pas se figurer une fortune qui passe d'une main dans une autre main. La fortune est immobile, comme le foyer et le tombeau auxquels elle est attachée. C'est l'homme qui passe. C'est l'homme qui, à mesure que la famille déroule ses générations, arrive à son heure marquée pour continuer le culte et prendre soin du domaine.
2° Le fils hérite, non la fille.
C'est ici que les lois anciennes, à première vue, semblent bizarres et injustes. On éprouve quelque surprise lorsqu'on voit dans le droit romain que la fille n'hérite pas du père, si elle est mariée, et dans le droit grec qu'elle n'hérite en aucun cas. Ce qui concerne les collatéraux paraît, au premier abord, encore plus éloigné de la nature et de la justice. C'est que toutes ces lois découlent, suivant une logique très- rigoureuse, des croyances et de la religion que nous avons observées plus haut.
La règle pour le culte est qu'il se transmet de mâle en mâle; la règle pour l'héritage est qu'il suit le culte. La fille n'est pas apte à continuer la religion paternelle, puisqu'elle se marie et qu'en se mariant elle renonce au culte du père pour adopter celui de l'époux. Elle n'a donc aucun titre à l'héritage; s'il arrivait qu'un père laissât ses biens à sa fille, la propriété serait séparée du culte, ce qui n'est pas admissible. La fille ne pourrait même pas remplir le premier devoir de l'héritier, qui est de continuer la série des repas funèbres, puisque c'est aux ancêtres de son mari qu'elle offre les sacrifices. La religion lui défend donc d'hériter de son père.
Tel est l'antique principe; il s'impose également aux législateurs des Hindous, à ceux de la Grèce et à ceux de Rome. Les trois peuples ont les mêmes lois, non qu'ils se soient fait des emprunts, mais parce qu'ils ont tiré leurs lois des mêmes croyances.
« Après la mort du père, dit le code de Manou, que les frères se partagent entre eux le patrimoine »; et le législateur ajoute qu'il recommande aux frères de doter leurs soeurs, ce qui achève de montrer que celles-ci n'ont par elles-mêmes aucun droit à la succession paternelle.
Il en est de même à Athènes. Démosthènes, dans ses plaidoyers, a souvent l'occasion de montrer que les filles n'héritent pas. [6] Il est lui-même un exemple de l'application de cette règle; car il avait une soeur, et nous savons par ses propres écrits qu'il a été l'unique héritier du patrimoine; son père en avait réservé seulement la septième partie pour doter sa fille.
Pour ce qui est de Rome, les dispositions du droit primitif qui excluaient les filles de la succession, ne nous sont pas connues par des textes formels et précis; mais elles ont laissé des traces profondes dans le droit des époques postérieures. Les Institutes de Justinien excluent encore la fille du nombre des héritiers naturels, si elle n'est plus sous la puissance du père; or elle n'y est plus dès qu'elle est mariée suivant les rites religieux. [7] Il résulte déjà de ce texte que, si la fille, avant d'être mariée, pouvait partager l'héritage avec son frère, elle ne le pouvait certainement pas dès que le mariage l'avait attachée à une autre religion et à une autre famille. Et s'il en était encore ainsi au temps de Justinien, on peut supposer que dans le droit primitif le principe était appliqué dans toute sa rigueur et que la fille non mariée encore, mais qui devait un jour se marier, ne pouvait pas hériter du patrimoine. Les Institutes mentionnent encore le vieux principe, alors tombé en désuétude, mais non oublié, qui prescrivait que l'héritage passât toujours aux mâles. [8] C'est sans doute en souvenir de cette règle que la femme, en droit civil, ne peut jamais être instituée héritière. Plus nous remontons de l'époque de Justinien vers les époques anciennes, plus nous nous rapprochons de la règle qui interdit aux femmes d'hériter. Au temps de Cicéron, si un père laisse un fils et une fille, il ne peut léguer à sa fille qu'un tiers de sa fortune; s'il n'y a qu'une fille unique, elle ne peut encore avoir que la moitié. Encore faut-il noter que pour que cette fille ait le tiers ou la moitié du patrimoine, il faut que le père ait fait un testament en sa faveur; la fille n'a rien de son plein droit. [9] Enfin un siècle et demi avant Cicéron, Caton, voulant faire revivre les anciennes moeurs, fait porter la loi Voconia qui défend: 1° d'instituer héritière une femme, fût-ce une fille unique, mariée ou non mariée; 2° de léguer à des femmes plus du quart du patrimoine. [10] La loi Voconia ne fait que renouveler des lois plus anciennes; car on ne peut pas supposer qu'elle eût été acceptée par les contemporains des Scipions si elle ne s'était appuyée sur de vieux principes qu'on respectait encore. Elle rétablit ce que le temps avait altéré. Ajoutons qu'elle ne stipule rien à l'égard de l'hérédité ab intestat, probablement parce que, sous ce rapport, l'ancien droit était encore en vigueur et qu'il n'y avait rien à réparer sur ce point. A Rome comme en Grèce le droit primitif excluait la fille de l'héritage, et ce n'était là que la conséquence naturelle et inévitable des principes que la religion avait posés.
Il est vrai que les hommes trouvèrent de bonne heure un détour pour concilier la prescription religieuse qui défendait à la fille d'hériter, avec le sentiment naturel qui voulait qu'elle pût jouir de la fortune du père. La loi décida que la fille épouserait l'héritier.
La législation athénienne poussait ce principe jusqu'à ses dernières conséquences. Si le défunt laissait un fils et une fille, le fils héritait seul et devait doter sa soeur; si sa soeur était d'une autre mère que lui, il devait à son choix l'épouser ou la doter. [11] Si le défunt ne laissait qu'une fille, il avait pour héritier son plus proche parent; mais ce parent, qui était bien proche aussi par rapport à la fille, devait pourtant la prendre pour femme. Il y a plus: si cette fille se trouvait déjà mariée, elle devait quitter son mari pour épouser l'héritier de son père. L'héritier pouvait être déjà marié lui-même; il devait divorcer pour épouser sa parente. [12] Nous voyons ici combien le droit antique, pour s'être conformé à la religion, a méconnu la nature.
La nécessité de satisfaire à la religion, combinée avec le désir de sauver les intérêts d'une fille unique, fit trouver un autre détour. Sur ce point-ci le droit hindou et le droit athénien se rencontraient merveilleusement. On lit dans les Lois de Manou: « Celui qui n'a pas d'enfant mâle, peut charger sa fille de lui donner un fils, qui devienne le sien et qui accomplisse en son honneur la cérémonie funèbre. » Pour cela, le père doit prévenir l'époux auquel il donne sa fille, en prononçant cette formule: « Je te donne, parée de bijoux, cette fille qui n'a pas de frère; le fils qui en naîtra sera mon fils et célébrera mes obsèques. » [13] L'usage était le même à Athènes; le père pouvait faire continuer sa descendance par sa fille, en la donnant à un mari avec cette condition spéciale. Le fils qui naissait d'un tel mariage était réputé fils du père de la femme; il suivait son culte, assistait à ses actes religieux, et plus tard il entretenait son tombeau. [14] Dans le droit hindou cet enfant héritait de son grand-père comme s'il eût été son fils; il en était exactement de même à Athènes. Lorsqu'un père avait marié sa fille unique de la façon que nous venons de dire, son héritier n'était ni sa fille ni son gendre, c'était le fils de la fille. [15] Dès que celui- ci avait atteint sa majorité, il prenait possession du patrimoine de son grand-père maternel, quoique son père et sa mère fussent encore vivants. [16]
Ces singulières tolérances de la religion et de la loi confirment la règle que nous indiquions plus haut. La fille n'était pas apte à hériter. Mais par un adoucissement fort naturel de la rigueur de ce principe, la fille unique était considérée comme un intermédiaire par lequel la famille pouvait se continuer. Elle n'héritait pas; mais le culte et l'héritage se transmettaient par elle.
3° De la succession collatérale.
Un homme mourait sans enfants; pour savoir quel était l'héritier de ses biens, on n'avait qu'à chercher quel devait être le continuateur de son culte. Or, la religion domestique se transmettait par le sang, de mâle en mâle. La descendance en ligne masculine établissait seule entre deux hommes le rapport religieux qui permettait à l'un de continuer le culte de l'autre. Ce qu'on appelait la parenté n'était pas autre chose, comme nous l'avons vu plus haut, que l'expression de ce rapport. On était parent parce qu'on avait un même culte, un même foyer originaire, les mêmes ancêtres. Mais on n'était pas parent pour être sorti du même sein maternel; la religion n'admettait pas de parenté par les femmes. Les enfants de deux soeurs ou d'une soeur et d'un frère n'avaient entre eux aucun lien et n'appartenaient ni à la même religion domestique ni à la même famille.
Ces principes réglaient l'ordre de la succession. Si un homme ayant perdu son fils et sa fille ne laissait que des petits-fils après lui, le fils de son fils héritait, mais non pas le fils de sa fille. A défaut de descendants, il avait pour héritier son frère, non pas sa soeur, le fils de son frère, non pas le fils de sa soeur. A défaut de frères et de neveux, il fallait remonter dans la série des ascendants du défunt, toujours dans la ligne masculine, jusqu'à ce qu'on trouvât une branche qui se fût détachée de la famille par un mâle; puis on redescendait dans cette branche de mâle en mâle, jusqu'à ce qu'on trouvât un homme vivant; c'était l'héritier.
Ces règles ont été également en vigueur chez les Hindous, chez les Grecs, chez les Romains. Dans l'Inde « l'héritage appartient au plus proche sapinda; à défaut de sapinda, au samanodaca ». [17] Or, nous avons vu que la parenté qu'exprimaient ces deux mots était la parenté religieuse ou parenté par les mâles, et correspondait à l'agnation romaine.
Voici maintenant la loi d'Athènes: « Si un homme est mort sans enfant, l'héritier est le frère du défunt, pourvu qu'il soit frère consanguin; à défaut de lui, le fils du frère; car la succession passe toujours aux mâles et aux descendants des mâles. » [18] On citait encore cette vieille loi au temps de Démosthènes, bien qu'elle eût été déjà modifiée et qu'on eût commencé d'admettre à cette époque la parenté par les femmes.
Les Douze Tables décidaient de même que si un homme mourait sans héritier sien, la succession appartenait au plus proche agnat. Or, nous avons vu qu'on n'était jamais agnat par les femmes. L'ancien droit romain spécifiait encore que le neveu héritait du patruus, c'est-à-dire du frère de son père, et n'héritait pas de l'avunculus, frère de sa mère. [19] Si l'on se rapporte au tableau que nous avons tracé de la famille des Scipions, on remarquera que Scipion Émilien étant mort sans enfants, son héritage ne devait passer ni à Cornélie sa tante ni à C. Gracchus qui, d'après nos idées modernes, serait son cousin germain, mais à Scipion Asiaticus qui était réellement son parent le plus proche.
Au temps de Justinien, le législateur ne comprenait plus ces vieilles lois; elles lui paraissaient iniques, et il accusait de rigueur excessive le droit des Douze Tables « qui accordait toujours la préférence à la postérité masculine et excluait de l'héritage ceux qui n'étaient liés au défunt que par les femmes ». [20] Droit inique, si l'on veut, car il ne tenait pas compte de la nature; mais droit singulièrement logique, car partant du principe que l'héritage était lié au culte, il écartait de l'héritage ceux que la religion n'autorisait pas à continuer le culte.
4° Effets de l'émancipation et de l'adoption.
Nous avons vu précédemment que l'émancipation et l'adoption produisaient pour l'homme un changement de culte. La première le détachait du culte paternel, la seconde l'initiait à la religion d'une autre famille. Ici encore le droit ancien se conformait aux règles religieuses. Le fils qui avait été exclu du culte paternel par l'émancipation, était écarté aussi de l'héritage. Au contraire, l'étranger qui avait été associé au culte d'une famille par l'adoption, y devenait un fils, y continuait le culte et héritait des biens. Dans l'un et l'autre cas, l'ancien droit tenait plus de compte du lien religieux que du lien de naissance.
Comme il était contraire à la religion qu'un même homme eût deux cultes domestiques, il ne pouvait pas non plus hériter de deux familles. Aussi le fils adoptif, qui héritait de la famille adoptante, n'héritait-il pas de sa famille naturelle. Le droit athénien était très-explicite sur cet objet. Les plaidoyers des orateurs attiques nous montrent souvent des hommes qui ont été adoptés dans une famille et qui veulent hériter de celle où ils sont nés. Mais la loi s'y oppose. L'homme adopté ne peut hériter de sa propre famille qu'en y rentrant; il n'y peut rentrer qu'en renonçant à la famille d'adoption; et il ne peut sortir de celle-ci qu'à deux conditions: l'une est qu'il abandonne le patrimoine de cette famille; l'autre est que le culte domestique, pour la continuation duquel il a été adopté, ne cesse pas par son abandon; et pour cela il doit laisser dans cette famille un fils qui le remplace. Ce fils prend le soin du culte et la possession des biens; le père alors peut retourner à sa famille de naissance et hériter d'elle. Mais ce père et ce fils ne peuvent plus hériter l'un de l'autre; ils ne sont pas de la même famille, ils ne sont pas parents. [21]
On voit bien quelle était la pensée du vieux législateur quand il établissait ces règles si minutieuses. Il ne jugeait pas possible que deux héritages fussent réunis sur une même tête, parce que deux cultes domestiques ne pouvaient pas être servis par la même main.
5° Le testament n'était pas connu à l'origine.
Le droit de tester, c'est-à-dire de disposer de ses biens après sa mort pour les faire passer à d'autres qu'à l'héritier naturel, était en opposition avec les croyances religieuses qui étaient le fondement du droit de propriété et du droit de succession. La propriété étant inhérente au culte, et le culte étant héréditaire, pouvait-on songer au testament? D'ailleurs la propriété n'appartenait pas à l'individu, mais à la famille; car l'homme ne l'avait pas acquise par le droit du travail, mais par le culte domestique. Attachée à la famille, elle se transmettait du mort au vivant, non d'après la volonté et le choix du mort, mais en vertu de règles supérieures que la religion avait établies.
L'ancien droit hindou ne connaissait pas le testament. Le droit athénien, jusqu'à Solon, l'interdisait d'une manière absolue, et Solon lui-même ne l'a permis qu'à ceux qui ne laissaient pas d'enfants. [22] Le testament a été longtemps interdit ou ignoré à Sparte, et n'a été autorisé que postérieurement à la guerre du Péloponèse. [23] On a conservé le souvenir d'un temps où il en était de même à Corinthe et à Thèbes. [24] Il est certain que la faculté de léguer arbitrairement ses biens ne fut pas reconnue d'abord comme un droit naturel; le principe constant des époques anciennes fut que toute propriété devait rester dans la famille à laquelle la religion l'avait attachée.
Platon, dans son Traité des lois, qui n'est en grande partie qu'un commentaire sur les lois athéniennes, explique très-clairement la pensée des anciens législateurs. Il suppose qu'un homme, à son lit de mort, réclame la faculté de faire un testament et qu'il s'écrie: « O dieux, n'est-il pas bien dur que je ne puisse disposer de mon bien comme je l'entends et en faveur de qui il me plaît, laissant plus à celui-ci, moins à celui-la, suivant l'attachement qu'ils m'ont fait voir? » Mais le législateur répond à cet homme: « Toi qui ne peux te promettre plus d'un jour, toi qui ne fais que passer ici-bas, est-ce bien à toi de décidé de telles affaires? Tu n'es le maître ni de tes biens ni de toi-même; toi et tes biens, tout cela appartient à ta famille, c'est-à-dire à tes ancêtres et à ta postérité. » [25]
L'ancien droit de Rome est pour nous très-obscur; il l'était déjà pour Cicéron. Ce que nous en connaissons ne remonte guère plus haut que les Douze Tables, qui ne sont assurément pas le droit primitif de Rome, et dont il ne nous reste d'ailleurs que quelques débris. Ce code autorise le testament; encore le fragment qui est relatif à cet objet, est-il trop court et trop évidemment incomplet pour que nous puissions nous flatter de connaître les vraies dispositions du législateur en cette matière; en accordant la faculté de tester, nous ne savons pas quelles réserves et quelles conditions il pouvait y mettre. [26]
Avant les Douze Tables nous n'avons aucun texte de loi qui interdise ou qui permette le testament. Mais la langue conservait le souvenir d'un temps où il n'était pas connu; car elle appelait le fils héritier sien et nécessaire. Cette formule que Gaius et Justinien employaient encore, mais qui n'était plus d'accord avec la législation de leur temps, venait sans nul doute d'une époque lointaine où le fils ne pouvait ni être déshérité ni refuser l'héritage. Le père n'avait donc pas la libre disposition de sa fortune. A défaut de fils et si le défunt n'avait que des collatéraux, le testament n'était pas absolument inconnu, mais il était fort difficile. Il y fallait de grandes formalités. D'abord le secret n'était pas accordé au testateur de son vivant; l'homme qui déshéritait sa famille et violait la loi que la religion avait établie, devait le faire publiquement, au grand jour, et assumer sur lui de son vivant tout l'odieux qui s'attachait à un tel acte. Ce n'est pas tout; il fallait encore que la volonté du testateur reçût l'approbation de l'autorité souveraine, c'est-à-dire du peuple assemblé par curies sous la présidence du pontife. [27] Ne croyons pas que ce ne fût là qu'une vaine formalité, surtout dans les premiers siècles. Ces comices par curies étaient la réunion la plus solennelle de la cité romaine; et il serait puéril de dire que l'on convoquait un peuple, sous la présidence de son chef religieux, pour assister comme simple témoin à la lecture d'un testament. On peut croire que le peuple votait, et cela était même, si l'on y réfléchit, tout à fait nécessaire; il y avait, en effet, une loi générale qui réglait l'ordre de la succession d'une manière rigoureuse; pour que cet ordre fût modifié dans un cas particulier, il fallait une autre loi. Cette loi d'exception était le testament. La faculté de tester n'était donc pas pleinement reconnue à l'homme, et ne pouvait pas l'être tant que cette société restait sous l'empire de la vieille religion. Dans les croyances de ces âges anciens, l'homme vivant n'était que le représentant pour quelques années d'un être constant et immortel, qui était la famille. Il n'avait qu'en dépôt le culte et la propriété; son droit sur eux cessait avec sa vie.
6° Le droit d'aînesse.
Il faut nous reporter au delà des temps dont l'histoire a conservé le souvenir, vers ces siècles éloignés pendant lesquels les institutions domestiques se sont établies et les institutions sociales se sont préparées. De cette époque il ne reste et ne peut rester aucun monument écrit. Mais les lois qui régissaient alors les hommes ont laissé quelques traces dans le droit des époques suivantes.
Dans ces temps lointains on distingue une institution qui a dû régner longtemps, qui a eu une influence considérable sur la constitution future des sociétés, et sans laquelle cette constitution ne pourrait pas s'expliquer. C'est le droit d'aînesse.
La vieille religion établissait une différence entre le fils aîné et le cadet: « L'aîné, disaient les anciens Aryas, a été engendré pour l'accomplissement du devoir envers les ancêtres, les autres sont nés de l'amour. » En vertu de cette supériorité originelle, l'aîné avait le privilège, après la mort du père, de présider à toutes les cérémonies du culte domestique; c'était lui qui offrait les repas funèbres et qui prononçait les formules de prière; « car le droit de prononcer les prières appartient à celui des fils qui est venu au monde le premier ». L'aîné était donc l'héritier des hymnes, le continuateur du culte, le chef religieux de la famille. De cette croyance découlait une règle de droit: l'aîné seul héritait des biens. Ainsi le disait un vieux texte que le dernier rédacteur des Lois de Manou insérait encore dans son code: « L'aîné prend possession du patrimoine entier, et les autres frères vivent sous son autorité comme s'ils vivaient sous celle de leur père. Le fils aîné acquitte la dette envers les ancêtres, il doit donc tout avoir. » [28]
Le droit grec est issu des mêmes croyances religieuses que le droit hindou; il n'est donc pas étonnant d'y trouver aussi, à l'origine, le droit d'aînesse. Sparte le conserva plus longtemps que les autres villes grecques, parce qu'elle fut plus longtemps fidèle aux vieilles institutions; chez elle le patrimoine était indivisible et le cadet n'avait aucune part. [29] Il en était de même dans beaucoup d'anciennes législations qu'Aristote avait étudiées; il nous apprend, en effet, que celle de Thèbes prescrivait d'une manière absolue que le nombre des lots de terre restât immuable, ce qui excluait certainement le partage entre frères. Une ancienne loi de Corinthe voulait aussi que le nombre des familles fût invariable, ce qui ne pouvait être qu'autant que le droit d'aînesse empêchait les familles de se démembrer à chaque génération. [30]
Chez les Athéniens, il ne faut pas s'attendre à trouver cette vieille institution encore en vigueur au temps de Démosthènes; mais il subsistait encore à cette époque ce qu'on appelait le privilège de l'aîné. [31] Il consistait à garder, en dehors du partage, la maison paternelle; avantage matériellement considérable, et plus considérable encore au point de vue religieux; car la maison paternelle contenait l'ancien foyer de la famille. Tandis que le cadet, au temps de Démosthènes, allait allumer un foyer nouveau, l'aîné, seul véritablement héritier, restait en possession du foyer paternel et du tombeau des ancêtres; seul aussi il gardait le nom de la famille. [32] C'étaient les vestiges d'un temps où il avait eu seul le patrimoine.
On peut remarquer que l'iniquité du droit d'aînesse, outre qu'elle ne frappait pas les esprits sur lesquels la religion était toute-puissante, était corrigée par plusieurs coutumes des anciens. Tantôt le cadet était adopté dans une famille et il en héritait; tantôt il épousait une fille unique; quelquefois enfin il recevait le lot de terre d'une famille éteinte. Toutes ces ressources faisant défaut, les cadets étaient envoyés en colonie.
Pour ce qui est de Rome, nous n'y trouvons aucune loi qui se rapporte au droit d'aînesse. Mais il ne faut pas conclure de là qu'il ait été inconnu dans l'antique Italie. Il a pu disparaître et le souvenir même s'en effacer. Ce qui permet de croire qu'au delà des temps à nous connus il avait été en vigueur, c'est que l'existence de la gens romaine et sabine ne s'expliquerait pas sans lui. Comment une famille aurait-elle pu arriver à contenir plusieurs milliers de personnes libres, comme la famille Claudia, ou plusieurs centaines de combattants, tous patriciens, comme la famille Fabia, si le droit d'aînesse n'en eût maintenu l'unité pendant une longue suite de générations et ne l'eût accrue de siècle en siècle en l'empêchant de se démembrer? Ce vieux droit d'aînesse se prouve par ses conséquences et, pour ainsi dire, par ses oeuvres. [33]
NOTES
[1] Cicéron, De legib., II, 19, 20. Festus, v° Everriator.
[2] Isée, VI, 51. Platon appelle l'héritier [Grec: diadochos theon], Lois, V, 740.
[3] Lois de Manou, IX, 186.
[4] Digeste, liv. XXXVIII, tit. 16, 14.
[5] Institutes, III, 1, 3; III, 9, 7; III, 19, 2.
[6] Démosthènes, in Boeotumin Mantith., 10.
[7] Institutes, II, 9, 2.
[8] Institutes, III, 4, 46; III, 2, 3.
[9] Cicéron, De rep., III, 7.
[10] Cicéron, in Verr., I, 42. Tite-Live, XLI, 4. Saint Augustin, Cité de Dieu, III, 21.
[11] Démosthènes, in Eubul., 21. Plutarque, Thémist., 32. Isée, X, 4. Corn. Népos, Cimon. Il faut noter que la loi ne permettait pas d'épouser un frère utérin, ni un frère émancipé. On ne pouvait épouser que le frère consanguin, parce que celui-là seul était héritier du père.
[12] Isée, III, 64; X, 5. Démosthènes, in Eubul., 41. La fille unique était appelée [Grec: epixlaeros], mot que l'on traduit à tort par héritière; il signifie qui est à côté de l'héritage, qui passe avec l'héritage, que l'on prend avec lui. En fait, la fille n'était jamais héritière.
[13] Lois de Manou, IX, 127, 136. Vasishta, XVII, 16.
[14] Isée, VII.
[15] On ne l'appelait pas petit-fils; on lui donnait le nom particulier de [Grec: thugatridous.]
[16] Isée, VIII, 31; X, 12. Démosthènes, in Steph., II, 20.
[17] Lois de Manou, IX, 186, 187.
[18] Démosthènes, in Macart.; in Leoch. Isée, VII, 20.
[19] Institutes, III, 2, 4.
[20] Ibid., III, 3.
[21] Isée, X. Démosthène, passim. Gaius, III, 2. Institutes, III, l, 2. Il n'est pas besoin d'avertir que ces règles furent modifiées dans le droit prétorien.
[22] Plutarque, Solon, 21.
[23] Id., Agis, 5.
[24] Aristote, Polit., II, 3, 4.
[25] Platon, Lois, XI.
[26] Uti legassit, ita jus esto. Si nous n'avions de la loi de Solon que les mots [Grec: diathesthai opos an ethele], nous supposerions aussi que le testament était permis dans tous les cas possibles; mais la loi ajouté [Grec: an me paides osi].
[27] Ulpien, XX, 2. Gaius, I, 102, 119. Aulu-Gelle, XV, 27. Le testament calatis comitiis fut sans nul doute le plus anciennement pratiqué; il n'était déjà plus connu au temps de Cicéron (De orat., I, 53).
[28] Lois de Manou, IX, 105-107, 126. Cette ancienne règle a été modifiée à mesure que la vieille religion s'est affaiblie. Déjà dans le code de Manou on trouve des articles qui autorisent le partage de la succession.
[29] Fragments des histor. grecs, coll. Didot, t. II, p. 211.
[30] Aristote, Polit., II, 9; II, 3.
[31] [Grec: Presbeia], Démosthènes, Pro Phorm., 34.
[32] Démosthènes, in Boeot. de nomine.
[33] La vieille langue latine en a conservé d'ailleurs un vestige qui si faible qu'il soit, mérite pourtant d'être signalé. On appelait sors un lot de terre, domaine d'une famille; sors patrimonium significat, dit Festus; le mot consortes se disait donc de ceux qui n'avaient entre eux qu'un lot de terre et vivaient sur le même domaine; or la vieille langue désignait par ce mot des frères et même des parents à un degré assez éloigné: témoignage d'un temps où le patrimoine et la famille étaient indivisibles. (Festus, v° Sors. Cicéron, in Verrem, II, 3, 23. Tite- Live, XLI, 27. Velleius, I, 10. Lucrèce, III, 772; VI, 1280.)