Introduction
« Ce qui bouge sous la pierre,
est-ce lézard,
est-ce serpent ?»
Le président de la République actuel a un plan. Il nous conduit là où la France a toujours refusé d'aller. Il le fait sans mandat, sans avoir exposé son intention, au contraire. Il le fait contre la volonté des Français, qui, pour beaucoup d'entre eux, éprouvent un sentiment de malaise, mais ont du mal à comprendre la réalité du projet qui est méthodiquement suivi. Y voir clair, comprendre où on nous mène, voilà l'urgence.
L'entreprise politique qui se mettait en place à l'occasion de l'élection présidentielle de 2007 m'a très tôt inspiré de la méfiance. J'en voyais les excès, la forte détermination, les moyens extraordinaires qu'elle mobilisait. J'en distinguais les « valeurs », mot que j'utilisai pour dire où était mon désaccord avec le candidat qui allait être élu, et pour qui je ne voterais pas au deuxième tour. Mais il m'a fallu des mois pour conclure que les décisions que je combattais, les choix où l'on nous entraînait, avaient leur place dans une stratégie d'ensemble. Et que c'était ce plan qu'il convenait d'abord de déchiffrer, ce qui n'est jamais facile, et ensuite de combattre.
Je ne suis pas seul dans la difficulté de ce dévoilement. Plus nombreux chaque jour, de tous milieux, des Français prennent conscience des atteintes si nombreuses à nos principes acceptées, ou voulues, par le pouvoir. Mais souvent ils se regardent incrédules et secouent la tête en se demandant s'ils ne rêvent pas. En effet, le tableau complet n'est jamais intégralement dessiné, cliniquement dépeint, de la prise de contrôle, de cette emprise méthodiquement organisée d'une idéologie sur la France et sa société.
Il faut d'abord accepter l'idée que le pouvoir n'agit pas par foucades comme il semble si souvent.
Plus exactement, qu'il n'agit par foucades que sur ce qui est secondaire, et distraction. Que pour le reste, il sait exactement où il va, depuis longtemps. Il y a, dans tout cela, un régime que l'on tente d'imposer à la France, c'est-à-dire à la fois un mode de gouvernement et une idéologie, au service d'un projet de long terme.
D'abord, la plus impressionnante confiscation de tous les pouvoirs qui ait été tentée depuis des décennies en cette cinquième République qui pourtant en a vu bien d'autres en matière de toute-puissance au sommet de l'État.
Ensuite, une idéologie, c'est la violation la plus grave, une idéologie qui n'avait jamais osé s'exprimer en France à visage découvert, un modèle de société fondé sur l'inégalité, le creusement des inégalités accepté et même recherché. Il faut mesurer quel viol est ainsi imposé à la France républicaine, à quel ébranlement on l'expose en la conduisant au contraire même de la tradition historique qui est la sienne.
Enfin, des réseaux d'intérêt puissants, liés entre eux pour porter au pouvoir celui qui avait promis de les servir, et bientôt dépassés par leur créature, au point de s'effrayer en secret de la toile qui vient peu à peu s'imposer à tous les centres de décision, notamment économiques et financiers.
Ainsi le pouvoir abuse de tous les pouvoirs.
Tous les centres de décision qui permettent à un pays, à une nation, à une économie de garantir la liberté des citoyens, leur information, leur créativité, leur égalité des chances et des droits, de se défendre contre l'arbitraire, sont peu à peu contrôlés. Et mis en cause aussi tous les chemins qui, dans une société démocratique, permettent à toutes les familles, d'où qu'elles viennent, quelle que soit leur situation, de croire ou de rêver que leurs enfants pourront jouer un rôle, peut-être même le premier rôle, dans l'avenir de leur pays.
Nous avons tous du mal à l'accepter. Et j'ai du mal à l'écrire. M'aurait-on dit, il y a quelques années, que j'assisterais, dans notre pays gaulois, à une telle mainmise, d'une absolue désinvolture, d'une parfaite indifférence aux lois et aux principes les plus banals, les plus grossiers, les plus unanimement respectés, que j'aurais haussé les épaules et souris, en me demandant in petto s'il n'y avait pas chez mon interlocuteur un peu de paranoïa. Tant le XXIe siècle paraissait à l'abri de ce type de dérives, réservé aux pages des livres d'histoire ou aux nations exotiques.
Pour moi, pour nous, pour tous, c'était une affaire entendue. Nous, France, étions une démocratie.
Une démocratie perfectible, évidemment, insuffisante, à coup sûr, on l'avait suffisamment répété sous les derniers présidents, pas trop regardante, mais au total bonne fille, et que les alternances successives, cohabitation comprise, suffisaient à remettre d'aplomb quand elle en avait besoin, à intervalles réguliers. Et ses dérives si fréquentes, c'étaient esprit de clan et banale faiblesse humaine.
Cette fois, ce n'est pas affaire de faiblesse : c'est autre chose, c'est une entreprise concertée, à la tête de laquelle est une personnalité qui n'aperçoit pas de limite à sa propre volonté de puissance, ni à l'intérieur de notre pays, ni à l'extérieur, puisqu'il en arrive à se trouver avec les leaders politiques de la planète, non pas en situation de partenariat, en situation d'émulation, mais en situation de rivalité médiatique et, pour tout dire, de jalousie.
Si c'était affaire d'ego, on s'en moquerait. Ce ne serait pas la première fois, ni la dernière sans doute.
Le pouvoir est un alcool trop fort : il entraîne souvent l'ivresse et très vite l'addiction ; pour l'acquérir, il faut consentir tant de sacrifices que la dépendance guette. Et quand on le rencontre, tant de regards se tournent vers l'élu; tant d'objectifs, de caméras, d'appareils photo, de micros, tant de dos se courbent, tant de regards s'humilient, tant de courbettes s'esquissent, que les caractères les mieux trempés ont du mal à résister. Les plus faibles s'enivrent sans retour des vapeurs de leur propre gloire. Mais après tout, les peuples ont l'habitude. Ils en ont beaucoup vu, des gouvernants qui titubent... Encore faut-il éviter, quand ils sont dans cet état, de leur confier le volant du car de transport scolaire.
Mais, dans le cas du pouvoir actuel, cela va beaucoup plus loin. Il a décidé d'abattre la maison.
Dans une bouffée de puissance sans limite, dans la certitude de n'être pas vu, pas pris, il s'est mis en tête de conduire la France hors de son chemin, de la mener précisément là où depuis des décennies elle avait décidé de ne pas aller. D'une nation dont la vocation était de résister à l'ordre dominant du monde, du porte-drapeau des insoumis, il a décidé de faire un zélateur de l'alignement. Et je ne parle pas ici seulement de politique étrangère, de l'OTAN où il a été décidé de nous faire rentrer, de force, dans le rang, nous arrachant en place publique les insignes d'indépendance que nous portions avec fierté depuis que De Gaulle nous avait offert ce risque et cette chance. Je parle de tout le reste, de l'économie, de la justice, du social, de l'éducation. De cet effort séculaire pour donner au mot de République, à l'idéal de démocratie, autre chose qu'un contenu verbeux. Un peu de substance, un peu de réalité : des diplômes équivalents, d'où qu'on vienne, des services publics, où qu'on soit. Un modèle, pas seulement pour nous, mais que le monde reconnaisse et dont on sache, sans risque d'erreur, un peu partout sur notre terre ronde qu'il n'était pas du côté des puissants. Qu'il était un empêcheur de dominer en rond.
C'était cela que nous avions forgé, nous Français. Pas facilement, bien sûr, et même sans y voir toujours clair, par essais et par erreurs, comme se font beaucoup de grandes choses : éclairs d'intuition et beaucoup de travail sur l'établi. Génies rares et artisans aux mains calleuses, confondus au travers des générations et qui se reconnaissent dans leur oeuvre commune. Et bien sûr, ça ne marchait pas toujours. Il y avait des moments où nous comptions plus facilement les échecs, les insuffisances, que les succès. Ces échecs, nous les énumérions, l'intégration si difficile, l'école qui marchait moins bien, et qui souvent passait à côté, les déséquilibres budgétaires qui rendaient l'effort de justice, dans tous les domaines, toujours plus difficile à financer. Parce que, bien sûr, la justice coûte plus cher que l'injustice.
Mais j'atteste que pas un instant notre peuple de citoyens n'a envisagé d'abandonner ce chemin que nous avions tracé sur notre carte. Jamais. Nous voulions corriger les faiblesses et les imperfections : faire marcher ce qui ne marchait pas, venir à bout des blocages. Réparer, mais pas renoncer. C'était cela, notre instinct de peuple. Nous voulions accomplir le modèle républicain, le projeter vers l'avenir, avec orgueil. Le partager avec la famille européenne. Le proposer au-delà de nos frontières.
Mais jamais personne n'avait médité de l'abandonner. En tout cas personne aux tréfonds du peuple français. Car nous savions bien qu'il était, parmi les puissants, des cercles où l'on s'accordait à penser que ce modèle était en vérité bien encombrant. Où l'on jugeait qu'il empêchait de faire des affaires. Et qu'après tout, puisque le reste du monde paraissait bien vivre sans s'encombrer de cet idéal aux arêtes trop vives, nous serions avisés d'y renoncer. Des gens qui allaient chercher leur modèle ailleurs. Mais nous ne les prenions guère au sérieux, les Minc et compagnie. Chirac lui-même qui n'abordait guère les rivages de la philosophie les avait toisés et ne leur avait pas trouvé la taille haute. « Pensée unique », avait-il dit une fois pour toutes, et nous avions l'impression, maintenant qu'il était avéré qu'ils s'étaient toujours trompés, sur tout et sur tous, qu'ils ne pouvaient plus nuire.
Nous nous trompions.
Nous ne prenions pas garde. Pas assez.
Nous croyions que le modèle français, républicain, démocratique, laïque, social français était si profondément ancré dans notre tissu de peuple que nul n'oserait, et surtout que nul ne pourrait le mettre en cause. Nous croyions que tout le monde savait que lorsqu'on arrache son idéal à un peuple, on lui arrache sa raison de vivre. Comme l'abeille avec son aiguillon.
Nous nous trompions.
Nous n'avions pas vu que, cette fois, on allait aligner les grands moyens. Un candidat habile, actif, entreprenant. Des milieux d'influence déterminés. Des intérêts de parti. Plus encore, des intérêts de classe. Et qui ne se trompaient pas [Dans la circonscription nord du seizième arrondissement, le seizième nord, comme on dit en politique, réputée la plus riche de France, Nicolas Sarkozy a obtenu 68,9 % des voix au premier tour!] sur leurs préférences. Un discours qui prenait le peuple par où, dans ces milieux, on s'imagine qu'il faut le prendre : par le bas. Par le bouc. Bouc émissaire, s'entend. Ceux qui ne se lèvent pas le matin, et ceux qui égorgent les moutons dans les baignoires, les fainéants de chômeurs, et les musulmans, et la racaille, firent l'essentiel de l'affaire, au nom du «
travailler plus pour gagner plus » et de « l'identité nationale ». Mais l'essentiel était dans le soutien massif, organisé, de puissances médiatiques complices et conniventes. Beaucoup étaient volontaires, les autres étaient intimidés. Je le découvris au-delà de mes certitudes déjà établies lorsqu'il s'agit d'organiser entre les deux tours un simple débat, élémentaire échange d'idées, avec la candidate du parti socialiste. Toutes les chaînes voulaient organiser ce débat : toutes, les unes après les autres, se défilèrent, usant des prétextes les plus dérisoires [Il fallut l'audace de la petite dernière, chaîne de la TNT, BFM alliée avec RMC, sous l'impulsion d'un entrepreneur décidé, M. Alain Weil, pour résister aux ukases auxquels tous les autres avaient cédé.]. Mais auparavant, pendant la campagne, pour soutenir le candidat officiel, déluge de « unes », cataracte de people, sur le thème de la vie de famille au château, des vacances de la famille, des scènes de la vie de famille, du désarroi sentimental, des retrouvailles sentimentales, etc. Pas besoin de donner des ordres. Ce qui devait être fait était fait.
L'élection passée, il ne fallut pas attendre une minute pour voir qui avait gagné. Se réunirent au Fouquet's, haut lieu symbole de la jet-set et du business qui veut en jeter, les vrais vainqueurs. Non pas les pauvres bougres qui chantaient « on a gagné, on a gagné » sur une place de la Concorde où on les laissa mariner entre eux pendant plusieurs plombes, mais les vrais vainqueurs opulents, les triomphateurs de l'ombre, avec qui il convenait de partager le triomphe en ses premiers moments, avant que d'aller sacrifier quelques minutes à la plèbe, et de partir prendre soleil sur le yacht de l'un d'entre eux.
Ainsi, au soleil, sur le pont luxueux, se prépara l'inauguration du règne, que l'on avait promis de méditer dans l'ombre du couvent.
L'installation accomplie, il ne fallut pas plus de quelques jours pour qu'en espèces sonnantes et trébuchantes tombe dans les escarcelles adéquates le premier dû : des milliards d'avantages fiscaux à destination — le croirait-on ! — des plus riches des Français.
Pendant ce temps, les classes moyennes et laborieuses, les retraités se trouvaient lourdement taxés de prélèvements supplémentaires.
Avantages aux avantagés, charges nouvelles aux autres. Mais ce n'était là que cadeaux de noces. Le plus important allait venir. Et comme toujours, le plus important après les sous, c'était l'idéologie.
Le modèle qui triomphait dans l'Amérique de Bush et que Sarkozy avait décidé d'imposer en France.
Un jour, je crois que c'était devant les Français de New York, Nicolas Sarkozy a prononcé l'essentiel de sa profession de foi : « Le but de ma politique est que vous ne soyez plus dépaysés quand vous viendrez en France. » Il faisait alors un motif de fierté d'être « Sarkozy l'Américain ». Je me souviens d'avoir pensé que le but de ma politique, au contraire, était qu'ils soient dépaysés quand ils viendraient en France, découvrant un pays qui vit selon des choix et des valeurs de société radicalement différents de ceux que le peuple américain a subis depuis les dernières décennies, et que nous espérons tous voir Barack Obama réussir à changer. Qui vit selon ses propres valeurs, quitte à dépayser le visiteur. Surtout qu'il soit dépaysé !
Il est une idéologie de l'argent, présenté comme valeur. Une idéologie de la généralisation de la loi du profit. De l'extension aux services publics des normes du marché, de la concurrence. Il est une idéologie souterraine de la distraction du citoyen, à coup de peopolisation, pour que, surtout, il ne puisse s'intéresser à la réalité des décisions que l'on prend en son nom. Il est une idéologie de la prééminence du capital. Il est une idéologie de l'extension indéfinie des normes de la globalisation.
Il est une idéologie qui hausse les épaules sur notre modèle de société, le présentant à qui veut entendre comme ringard, provincial, conservateur.
Cette politique qui s'attaque à tous les domaines de la vie nationale, éducation, recherche, justice, que l'on nous vend sous le nom générique et obsessionnel de « réforme », ce n'est pas une modernisation, c'est une abrogation.
Pour cette abrogation, pour ce renoncement, Nicolas Sarkozy n'a pas de mandat. Le peuple français n'a jamais opté pour les choix qui depuis dix-huit mois, ouvertement ou subrepticement, sont faits en son nom. Ce qu'on lui a dit, c'est que tout allait « devenir possible ». Pas « tout est impossible », impossible l'égalité, impossible la fraternité, impossible le droit qui fait la liberté, impossible l'indépendance. On lui a dit exactement le contraire à coups répétés de dictionnaire de citations, toutes plus républicaines les unes que les autres, pour ne pas dire socialistes, quasi révolutionnaires.
C'est un abus de pouvoir, un abus de position dominante. L'exercice du pouvoir considéré comme n'ayant pas de borne, pas de limite, pas même celle de la loi, surtout pas celle des principes. Tous les pouvoirs sont concernés, pouvoirs politiques, exécutif tout-puissant, jouissant à chaque instant de recourir à l'arbitraire, puisque, pour ceux-là, l'arbitraire est jouissance, gouvernement effacé, méprisé, mis sur la touche, législatif dompté, pouvoir judiciaire tenu, désespéré mais silencieux, pouvoir médiatique de plus en plus concentré entre des mains amies, pouvoir financier et économique organisé en réseaux. Les « proches », les « amis », les « frères » du puissant, installés à tous les postes clés.
Cette mainmise, cette opacité sont une offense à ce que nous avons de plus précieux. Au fond, si j'ai engagé ma vie, et la vie de tant de citoyens qui m'ont suivi, c'est au nom du jeune homme que j'ai été, et de toutes les filles et de tous les garçons, de toutes les générations qui lui ressemblent. Tous ceux qui, à vingt ans, un peu plus tôt, un peu plus tard, ont eu envie de façonner le monde : non pas de le subir, non pas de s'en accommoder, mais de le changer, de le dessiner, de le bâtir. D'être à leur tour, après d'autres, bâtisseurs, de leur pays et de leur temps. Il y en a, beaucoup. Il y en aura, j'espère. Ceux-là, regardez-les bien, ils sont ceux que nous cherchions, dans toutes les classes, dans toutes les écoles, chaque fois que nous avons voulu faire éducation civique. Profs, et parents, et grands frères, grandes sœurs, chaque fois que nous en avons appelé à la citoyenneté, c'est eux que nous cherchions. C'est à ces garçons et à ces filles que je pense, c'est en leur nom que je me porte au combat.
Ils sont, avec le rire aux lèvres, en leurs premières manifestations, leurs premières heures passées sur internet à essayer de comprendre, ou leurs premiers engagements, leur naïveté parfois — il en faut ! —, leur don qui veut se donner, ils sont toute la République et toute la Démocratie, avec leurs majuscules. Or, nous avons un contrat avec eux. Et ce contrat, c'est qu'ils aient moyen de comprendre ce qu'on décide en leur nom. La démocratie, c'est quand les cartes sont sur la table, pour que tout un chacun, citoyen ordinaire, curieux, avisé ou distrait, s'il le veut, s'il le peut, se voie mis en situation de comprendre où on le mène et pourquoi on l'y mène. Voilà le contrat, il est de rectitude et de loyauté. Après, on peut s'accorder ou se désaccorder, mais rien n'est dissimulé.
C'est à ce contrat que l'on manque aujourd'hui. Les cartes ne sont jamais sur la table, elles sont sous la table. Il n'est pas une fille, pas un garçon — c'est à eux que je pense, c'est en leur nom que je parle, mes soeurs et mes petits frères —, et pas davantage un retraité, pas un actif responsable, qui puisse démêler l'obscur réseau de raisons et d'intérêts qui se déploie dans la politique aujourd'hui conduite en France. Je viens d'écrire « aujourd'hui ». Je voudrais bien que tout cela ne soit que pour aujourd'hui. Mais en vérité, dans la plupart des décisions prises, ce n'est pas aujourd'hui qui est en jeu, c'est du longtemps, et sans doute le pouvoir voudrait-il que ce fût du toujours. Personne ne peut démêler l'écheveau. Tu viens de la campagne, tu viens de la banlieue, tu as assisté à tes cours, soigneusement appris tes polycopiés, tu crois le monde lisible et il y a en toi une allégresse d'y engager ton destin. Mais c'est un faux-semblant. C'est un village Potemkine, mon pote, comme les villes en carton-pâte qu'édifiait à l'intention de Catherine impératrice de toutes les Russies son maréchal favori, afin qu'elle croie, parcourant la Russie de son bateau, que ses rêves se réalisaient.
En vérité, dans la France d'aujourd'hui, tout est opaque, non-dit, et seuls les initiés en savent assez pour y jouer un rôle, un vrai rôle. Jamais démocratie ne porta si mal son nom. Jamais République ne fut moins publique. C'est avec tout cela qu'on vous abuse. Et voilà vos ennemis. Et voilà les miens.
J'ai juré de ne rien lâcher, en votre nom, quelles que soient les opinions que vous défendez. Je m'en fiche, des opinions. Il est bon qu'elles soient diverses. Mais je veux qu'on ne vous mente pas.
D'abord, qu'on ne vous mente plus.
Et c'est pourquoi il importe d'abord de dire non. Surtout de ne pas se laisser égarer dans les détails.
Nous plantons les pilotis de la résistance nécessaire. Comme chaque fois que j'emploie le mot «
résistance », il y a comme du procès dans l'air. « Résistance, vraiment, croyez-vous, disent les bouches en cul de poule, croyez-vous qu'on en soit là ? » Oui, on en est là. Oh, ce n'est pas la dictature franche que nous avons en face de nous. Non, c'est seulement la privation de notre capacité de citoyens. C'est seulement des gens qui décident à notre place sans que nous ayons la moindre idée de ce qu'ils décident, des connivences qui les unissent et des intérêts qu'ils défendent.
C'est cela qui appelle la résistance des citoyens.
Et nous n'avons pas beaucoup d'armes pour résister. Les grands médias, les médias de masse comme on dit, mass media, appartiennent à des puissances qui ne voient pas d'un bon oeil le dévoilement de ces choses. Mais c'est pire que cela. C'est plus profond encore. S'il est une chose que le pouvoir a comprise, c'est la logique médiatique. Il suffit de tuer l'information par l'information. Trop d'information anesthésie l'information. Le missile qui vise l'avion de chasse ne sait plus où donner de la tête chercheuse quand on lui envoie des leurres. Le journaliste non plus. Le rédacteur en chef encore moins. Alors on organise le zapping démocratique. Trois annonces par jour, deux discours, dix images, et le plus récent efface le précédent. Et le journaliste, l'auditeur, le citoyen, tous trois sont saoulés, tourneboulés. C'est le but qu'on voulait atteindre. Il est atteint. C'est ce que nous vivons tous les jours, depuis deux ans, en vérité depuis sept ans. Le jour viendra, je le crois, où des défenses s'édifieront contre ce « leurrisme » soigneusement mis en scène et organisé. Le jour viendra où se constituera un journalisme de défense, qui saisira un objet et ne le lâchera pas, constituera des dossiers, donnera à comprendre, en profondeur, en prenant son temps, sur du papier, concentrera l'attention sur l'essentiel pour éviter la dispersion. Ce jour-là, je le crois, la crise de la presse sera conjurée puisqu'elle permettra de mettre de l'ordre dans le désordre. En attendant, nous travaillons en archipel.
Internet est propice à cet archipel des résistances, familles, amis, tous ceux qui se découvrent rebelles au gavage qu'on leur impose, aux sondages qu'on leur assène, savamment concoctés, pour leur faire croire que tout va bien, eux qui savent que tout leur échappe et que tout est organisé pour qu'ils ne puissent plus rien saisir de leur propre destin.
C'est un archipel de résistance, de conscience, de mauvaise volonté à plier, d'obstination civique.
Des gens, de simples gens, comme nous sommes tous, qui veulent que les mots retrouvent du sens, qu'on les pèse, qu'ils soient équilibrés par leur poids de réalité. De réalité, mon pote, pas de leurre.
Et c'est le pari que je prends : c'est cet archipel de résistances qui va gagner. Et quand ils auront gagné, et nous avec eux, avec des idées frugales, avec des actes mesurés, de poids, bien sûr le monde ne sera pas meilleur d'un seul coup de baguette magique. Bien sûr, ils savent que « tout ne deviendra pas possible ». On leur a fait ce coup-là, déjà, et souvent, et en majuscules, la dernière fois. Mais ils sauront au moins qu'on ne leur racontera pas d'histoires, et qu'il n'y aura pas d'affaires derrière le rideau.
Tout ne sera pas réglé. Mais au moins, enfin, pourront-ils respirer. Les filles et les garçons, et les adultes d'où qu'ils viennent, respirer et enfin comprendre quelque chose au grand jeu de leur pays, de leur vie et de la nôtre.
Chapitre 1 : D'homme à homme
Ce combat n'est pas affaire de personnes. Il n'est pas affaire d'étiquettes politiques, de rivalité de pouvoir. C'est bien plus profond. Cela touche aux piliers de notre maison commune.
Je sais bien que les entreprises politiques ne valent que par les personnalités qui les portent. Sans ce candidat pour la porter, peut-être même pour la concevoir, une telle entreprise, aussi étrangère à la vocation de la France, n'aurait eu aucune chance.
Il fallait une singulière énergie, de puissants réseaux, une forte capacité de rhéteur pour parvenir à emporter les préventions que, naturellement, notre pays nourrit contre l'idéologie qui a finalement triomphé.
Tout se tient, l'homme, sa volonté de puissance, le projet auquel il a adhéré, dont il s'est fait l'instrument.
Il est donc juste que je m'explique de mes relations avec l'actuel président de la République.
Hostis vs inimicus
Je sais bien que l'on me prête une antipathie fondamentale à l'égard de Nicolas Sarkozy. C'est inévitable, j'imagine, quand en politique on entre dans une confrontation de long terme et de grande conséquence. Mais autant qu'on puisse ne pas se tromper soi-même, j'affirme qu'aucun sentiment de cet ordre ne m'a jamais habité à son égard. Je n'en ai jamais voulu à Nicolas Sarkozy, au sens d'un homme en voulant personnellement à un autre homme. Je n'ai jamais eu de contentieux avec lui, d'aucune nature. Même lorsqu'il lui est arrivé de me faire des mauvais coups [Et quelque chose me dit que ce n'est pas fini...]. Même lorsqu'il a détourné les élus de ma famille politique pour les satelliser autour de lui. Je peux concevoir que c'est, comme on dit, le « jeu », en tout cas ce que certains considèrent comme le jeu. Et s'il existe une responsabilité, ce n'est pas à lui que je l'impute, mais à la faiblesse des faibles. Nulle trace de rancoeur. En latin, il y a deux mots pour traduire «
ennemi ». Le premier, c'est inimicus, l'ennemi intime, personnel, qu'on ne peut pas voir en peinture, qu'on rêverait de voir disparaître de la surface de la Terre. Le deuxième mot, c'est hostis, celui à qui on fait la guerre, quand il y a une guerre, de cité à cité, Rome contre Carthage, Athènes contre Sparte. J'accepte hostis. Mais rien d'inimicus. Rien de personnel. Ni en bien, ni en mal. Je compte sur les doigts de la main les déjeuners non officiels que nous avons partagés en vingt ans, et je ne me souviens pas d'avoir jamais dîné avec lui.
Enfances
Je l'ai rencontré au début des années 90. J'étais alors le jeune secrétaire général de l'UDF, que présidait Giscard. Il était le féal de Jacques Chirac. J'avais été un des acteurs d'une aventure politique originale, fort bien commencée et très mal finie, qu'on avait appelée « les Rénovateurs ».
Il y avait là tout ce que l'opposition de l'époque s'imaginait de jeunes talents. François Mitterrand venait d'être réélu président de la République, et s'était arrangé pour avoir une majorité réduite, c'est-à-dire à sa main.
« Les Rénovateurs », ce fut, pendant quelques jours, une révolte des « cadets » contre leurs écrasants aînés, Giscard et Chirac, dont on avait l'impression que la vindicte personnelle, jamais achevée, plombait les générations. Il y eut palabres et contacts secrets, au terme desquels se réunirent une pléiade d'entreprenants jeunes gens, les Millon, Noir, Carignon, Philippe Séguin, François Fillon déjà, j'avais entraîné avec moi Baudis et Bosson, et ensemble nous constituions les et trois B », comme on disait, « espoirs du centrisme français »... Victor Hugo le dit dans Les Contemplations: « Toutes ces choses sont passées comme l'ombre et comme le vent. » Ce fut un incroyable feu Médiatique, course-poursuite avec des myriades de caméras, succès populaire, et au bout du compte on découvrit que si feu il y avait, c'était feu de paille. Un krach : 1929 en 1989.
Devant la France enamourée, nous avions lancé un défi public. Dominique Baudis, dont la télé avait été le métier, était allé, en notre nom, au Vingt Heures de TF1 inviter VGE à « transmettre le flambeau ». Nous avions jeté le gant. Nous étions impatients du combat. Et en une nuit, tout capota : le dimanche soir, nous avions gagné, le lundi matin nous avions renoncé. Je n'ai jamais su pourquoi. Quelque chose était intervenu dans la nuit qui avait convaincu ces conjurés que c'était la fin de la récréation. Toujours est-il que les gaules furent pliées, le gant remis dans notre poche, avec notre mouchoir par-dessus. C'était fini, et pour moi, en mon for intérieur, c'était cuisant. Jamais «
cadets » n'eurent autant de cartes entre les mains, jamais ils ne reçurent support plus généreux de la part de tous les médias enthousiasmés, jamais ils ne les jouèrent si mal, jamais gâchis ne valut celui-là...
Ce fut pour moi une sévère leçon. Je compris deux choses en un seul événement. Ne jamais s'engager, si l'on peut, avec des gens qui ne sont pas sûrs d'aller jusqu'au bout. Et ne jamais s'engager, si l'on peut, si l'on n'est pas sûr de penser la même chose que ses compagnons d'armes.
Car j'avais découvert, en quelques jours, chemin faisant, que l'idée de mes co-comploteurs n'était pas la même que la mienne. Je compris que leur suprême espoir et leur suprême pensée étaient de faire un parti unique de la droite, alors que mon espoir était de faire un parti nouveau contre une certaine idée de la droite conservatrice.
Toujours à mon idée de créer une alternative au RPR de l'époque, j'acceptai bien imprudemment de diriger, quelques semaines après, la campagne européenne de Simone Veil. Je fis de mon mieux, avec affection et engagement de toutes les heures. J'étais heureux et je croyais que Simone Veil, avec son regard vert et son histoire, pourrait être la première femme présidente de la République.
J'appris longtemps après qu'elle m'avait fait porter la responsabilité de son (relatif) échec, m'accusant d'avoir fait oeuvre de défaitisme en avertissant que les résultats ne seraient peut-être pas à la hauteur des sondages triomphants. Et, entre autres crimes, d'avoir choisi d'elle une mauvaise photo.
J'aurais donc mieux fait de faire comme les autres, tous ceux qu'elle avait sollicités et qui s'étaient défilés, et de m'abstenir, tant il y avait d'ambiguïtés dans cette équipée.
Mais Giscard, lui, oeil de faucon, avait repéré le jeune homme un peu rebelle que j'étais. En septembre, il m'invita à venir le voir, moi qui n'avais jamais réellement eu de conversation avec lui, pour me proposer de devenir son bras droit, secrétaire général de l'UDF dont il était le président J'ai assumé cette périlleuse mission cinq ans, avec beaucoup de bonheur et ce qu'il fallait d'humour, d'affection et de distance. J'ai beaucoup aimé cet homme, comme il est, non pas comme on voudrait qu'il soit, avec ses limites, sachant bien que nous en avons tous, et donc lui aussi qui était pourtant né pour n'en avoir point. Une légende souvent reprise raconte que la mère de Giscard, recevant le nouveau-né dans ses bras à la minute de sa naissance et le trouvant unique, s'exclama « Il sera président de la République. » Je suis bien sûr qu'il s'agit d'une légende. Car en 1926, année de l'avènement de ce nourrisson béni des dieux, le président de la République s'appelait Gaston Doumergue, bonhomme et provincial, dont René Viviani disait drôlement : « Dans une démocratie bien organisée, Gaston Doumergue serait juge de paix en province. » Et je suis bien certain que parmi les destins que pouvait rêver pour le nouveau-né sa mère émerveillée de 25 ans, il n'y avait pas celui de Gaston Doumergue. Mais ainsi va la légende qui prête aux contemporains la lucidité, et même l'extralucidité, de l'historien.
Si quelqu'un était né pour être président, non pas de la troisième, ni de la quatrième, mais de la cinquième République, par l'acuité de l'intelligence, par l'aisance à manier les idées et les mots, par la faculté à simplifier le complexe à l'usage des simples mortels que nous sommes, et jusque par la stature physique, Valéry Giscard d'Estaing était celui-là. Il est devenu président. Il n'a pas pu le rester. Il n'a pas vu que ces institutions, s'il les laissait demeurer bipolaires, obligeant à être d'un côté ou de l'autre, allaient broyer l'homme de nuances qu'il ne pouvait s'empêcher d'être. Et qu'il ait eu raison avant bien d'autres sur la modernité de la société française, sur la nécessité de l'Europe, sur l'avancée décisive que devait représenter pour sa démocratisation l'élection d'un parlement au suffrage universel, sur la perspective de son économie unifiée et un jour d'une monnaie unique, tout ce qui était juste dans ses choix n'a pas pesé lourd face aux assauts venus de sa droite et de sa gauche. Il aurait suffi qu'il fasse le choix déterminé — et simple — d'institutions qui favorisent le pluralisme organisé, comme en Allemagne par exemple, ou comme dans tous les autres pays d'Europe continentale sans exception, et l'affaire était entendue : il serait demeuré président, ou le serait redevenu, en tout cas son courant recentré aurait durablement marqué les décennies suivant son élection.
Toujours est-il qu'en ces années 90 naissantes, je suis le jeune secrétaire général de l'UDF toujours dominée par l'écrasante personnalité de son fondateur contesté, mais à voix basse, par les autres barons. Il faut beaucoup d'efforts, et quelque savoir-faire, pour faire tenir tout cela ensemble. Alain Juppé est alors mon homologue, secrétaire général du RPR chiraquien.
Pour beaucoup de gens, Juppé est agaçant. Pour moi, il m'intéresse, introverti, extraverti, cassant, émouvant, voulant s'enfuir loin de l'univers politique qu'il sait médiocre, tentation de Venise, et aussitôt parti rêvant d'y revenir, tentation de Paris. Nous nous sommes souvent affrontés, mais, je crois, toujours appréciés. On m'a beaucoup reproché de l'avoir soutenu à Bordeaux, sans avoir exigé en échange que l'UMP me soutienne à Pau [A l'usage des jeunes générations : cette phrase est un euphémisme...]. C'est que je ne voulais pas du soutien de l'UMP, mais que je pensais qu'Alain Juppé méritait le mien, étant un bon maire de Bordeaux, et un homme d'envergure, estimable, encore que souvent insupportable. Ça tombe d'ailleurs bien : insupportable, je le suis aussi. Cela vient probablement de nos racines communes. Nous sommes tous deux gascons, lui landais, moi béarnais. Nous avons tous deux fait nos classes dans les humanités. Et il y avait des Juppé à Bordères. Et puis, c'est comme ça : nous avons nos goûts et nos couleurs...
Donc RPR et UDF, les deux formations se « tirent la bourre » allègrement sous l'inspiration juvénile de leurs chefs. Par moments, nous avons du mal, Juppé et moi, à nous empêcher de rire de leur guerre. Un jour où ils avaient à communiquer à l'opinion publique, qui s'en moquait comme de sa première chemise, un texte commun, d'ailleurs de fort peu d'importance, mais dont aucun des deux ne voulait concéder à l'autre le privilège de la paternité, ils choisirent de lire au micro une phrase chacun, l'un après l'autre et l'autre après l'un, genre déclamatoire inusité depuis quelque deux mille ans et qu'on dénommait dans l'antiquité chants amébées. Ainsi, dans Théocrite ou Virgile, les bergers échangeaient-ils des déclaration d'amour bucoliques. Nos bergers à nous manquaient singulièrement de sens, tout au moins de sens du ridicule, car nous ne parvînmes jamais à les en faire démordre...
Tout cela finit mal, comme on sait, en tout cas à mes yeux. Remarque en passant : on ne pouvait imaginer d'autre fin que cataclysmique, puisque l'idée directrice de l'époque, idée à coup sûr mortelle pour l'un des deux joueurs, était qu'il s'agissait en cet affrontement d'une seule et unique famille politique, « la droite », ou si l'on veut « la-droite-et-le-centre-droit », artificiellement désunie par la concurrence de deux fauves, mais promise le jour où la raison reviendrait à des retrouvailles définitives. Il fallait donc nécessairement que l'un des deux l'emportât et que l'autre disparût : le vainqueur fut Jacques Chirac, et dès lors les digues cédèrent et le troupeau se rangea tout entier (ou presque) derrière lui...
Ai-je besoin d'ajouter que je n'ai jamais cru qu'il n'y eût là qu'une seule famille ? J'ai toujours pensé, au contraire, que l'équilibre de la vie politique française se trouverait mieux le jour où serait accepté le pluralisme, c'est-à-dire la différence. En particulier pour ceux qui utilisent le mot de « centre »
(Giscard fut de ceux-là), si le mot a un sens, c'est que le centre est différent de la droite autant qu'il est différent de la gauche. Autrement, il n'est pas centre. J'ai donc toujours cru que l'existence même de ce courant politique dont mon ami Jean-Claude Casanova dit en souriant qu'il fut créé par Pascal, Blaise, autre Auvergnat notoire, impose le choix de l'indépendance, de la concurrence assumée avec les autres courants politiques. Ainsi le pays peut-il échapper à la fatalité bipolaire qui livre inéluctablement le pays aux noyaux durs des deux partis, lui faisant commettre erreur sur erreur...
Entre Charybde et Scylla, allez choisir...
Nous constations bien, cependant, que cette obsession de la bagarre chez Giscard et Chirac faisait courir quelque risque à l'ensemble que nous prétendions former.
C'est alors que naquit l'idée d'une structure de réflexion, consacrée au programme, qui ferait lien, que l'on créa et intitula : États Généraux de l'opposition. La perspective était favorable. Les législatives de 1993 approchaient et le parti socialiste alors au pouvoir se voyait promettre la pire dégelée de son histoire. Alain Madelin en avait sans doute eu l'idée, mû par la volonté de marquer de ses certitudes libérales l'alternance qui venait. Nicolas Sarkozy (nous y voilà...) fut désigné par Jacques Chirac pour être son pendant. Marielle de Sarnez dirigeait tout cela d'une main ferme et sûre et, sans doute en raison de son autorité, l'entreprise eut un grand succès. Alors qu'on paraissait se disputer ailleurs, là semblaient régner l'harmonie et la musique des sphères.
Je vis donc pour la première fois fonctionner Nicolas Sarkozy. Il était, il faut l'en créditer, complètement indifférent au débat programmatique, aux idées et aux théories dans lesquelles Alain Madelin trouvait son bonheur. Lui, visiblement, pensait que tout cela n'avait en vérité pas grande importance. Je lisais dans cette indifférence un héritage typiquement chiraquien. Aux uns, les débats d'idées, aux autres, la réalité du pouvoir. En revanche, il était passionné de communication et d'organisation, totalement habité par la frénésie d'en faire toujours plus. Toujours une réunion supplémentaire, toujours une affiche ou un tract de plus, toujours confiés à Thierry Saussez, toujours bronzé... Je pensais que cette frénésie trouverait un jour son terme, en même temps que la maturité viendrait à ce garçon. Visiblement, je me trompais.
Pour le reste, nul antagonisme. Nicolas Sarkozy recherchait avec assiduité les bonnes grâces d'Alain Juppé. La jeune femme qui l'accompagnait était mystérieuse et belle. Je voyais dans ce geyser d'activité un clone jeune de Chirac, entièrement investi dans l'agitation et prenant la réflexion pour l'amusement des zozos. J'avais encore à l'esprit ce qui était pour moi une des scènes primitives du chiraquisme. Un jour de négociations, sur l'Europe, Chirac essayait de convaincre l'UDF de refaire avec lui liste unique, après le traumatisme de 81, dont le RPR avait pris la responsabilité, et quelques années à peine après le « parti de l'étranger ». Pierre Méhaignerie était à la tête du CDS de l'époque et plaidait l'incompatibilité des idées : « Nous ne pouvons pas faire liste commune avec toi puisque sur l'Europe nous pensons radicalement le contraire. » Jacques Chirac alors déploya sa haute taille et grandiose lui répondit : « Sur l'Europe, aucune différence ! La preuve : voilà la feuille sur laquelle tu écriras le programme, je la signe à l'avance ! » Et sur le document vierge, il apposa un superbe paraphe. C'est dire l'importance que Jacques Chirac attachait aux programmes. Ainsi, j'imaginais Sarkozy, signant volontiers des chèques en blanc, pourvu que le chèque ne concerne que les idées.
Il y a là pour moi un mystère. À quel moment le jeune homme totalement indifférent aux idées que j'ai croisé au début des années 90 a-t-il basculé du côté d'un projet aussi fortement marqué d'idéologie inavouée ?
Quelques mois après, nous étions au gouvernement ensemble, lui au Budget, moi à l'Education nationale. Nous n'avions aucun désaccord, même technique, situation rare pour deux ministres aussi ouvertement en contradiction que le sont habituellement l'Education qui demande des postes et le Budget qui les refuse. C'est que l'élection présidentielle approchait et qu'il convenait pour les partisans d'Edouard Balladur de ne se fâcher avec aucun de leurs soutiens potentiels. Or j'étais un des candidats possibles à la direction du CDS, le mouvement centriste de l'époque.
Pour rejoindre Edouard Balladur, Sarkozy avait quitté Jacques Chirac dont il avait été pendant des années le bras droit de tous les instants et l'homme de confiance. Celui-ci en était blessé, profondément. Et il répétait à qui voulait l'entendre : « Sarkozy dit que je n'ai pas de mémoire, que je suis incapable de rancune. Cette fois, il va se tromper. Je ne lui pardonnerai pas. Car il s'est immiscé dans mon intimité. »
Dans l'entourage d'Édouard Balladur, c'étaient les deux Nicolas, Sarkozy et Bazire, qui menaient le bal. À ma courte honte, je dois avouer qu'absorbé par l'Education et par mon parti, je n'avais rien compris au jeu qui était en train de se jouer. Et pour tout dire, j'étais à mille lieues des préoccupations de cet entourage. Pour moi, l'élection de Balladur était tout sauf acquise, je voyais l'opinion s'éloigner de lui à grands pas et j'en concluais que nous allions perdre. Je l'avais dit très tôt à Nicolas Sarkozy et à François Léotard qui apparaissaient comme deux piliers de sa campagne. Car bien plus que les sondages qui fléchissaient, je voyais glisser l'opinion que je connais le mieux, mes compatriotes des Pyrénées, de mon village ou de Pau, dont je sentais presque physiquement l'incompréhension et la réprobation. Au contraire, les milieux parisiens étaient persuadés que c'était fait, Balladur était élu. Pour eux, la question était donc de préparer la suite à laquelle, pour moi, je ne pensais même pas. Je comprends, avec le recul du temps, que Nicolas Sarkozy se voyait Premier ministre d'un président Balladur nouvellement élu et que tout l'objet de son action était de réduire à néant toute autre perspective. En particulier, il fallait ruiner la possibilité qu'Alain Juppé, à l'époque brillant ministre des Affaires étrangères et figure de proue du courant chiraquien, puisse figurer un possible recours pour rassembler après le scrutin une majorité divisée. C'est dire quelle devait être auprès d'eux ma réputation lorsque me croyant utile, et amical, je transmettais à Edouard Balladur les messages discrets provenant d'Alain Juppé. Le climat était tel qu'à la table d'Edouard Balladur, entre responsables de premier plan de sa campagne, on en était venu à ne plus appeler Juppé que «
Juppette ». Et cela me stupéfiait parce que je ne voyais pas, dans cette ambiance, comment on pouvait espérer un deuxième tour rassembleur...
On voit que tout à mon souci du combat principal, complètement extérieur au clan qui s'était formé, je n'avais rien compris de l'affrontement sans pitié qui divisait la cour du futur élu pour se partager à l'avance les dépouilles du pouvoir. Déjà, j'étais à des années-lumière de cette tribu. Ils étaient sûrs de gagner. J'étais sûr que nous allions perdre. J'imagine que cela ne me mettait pas en odeur de sainteté : personne n'est indulgent avec les mauvais augures.
Pour tout dire, je n'avais jamais regardé Sarkozy comme un rival. Son côté carnassier était transparent, mais ce n'était pas fait pour me troubler. Il est vrai que j'avais ressenti un malaise, venu d'un rien, d'une image entrevue en un éclair, mais dont je garde encore aujourd'hui un souvenir troublé. Nous avions programmé une journée de campagne, trois bretteurs, Sarkozy, Léotard et moi, en Dordogne. Xavier Darcos, élu de Périgueux, était alors mon directeur de cabinet au ministère de l'Education. Le thème choisi pour le déplacement, c'était les exclus. Au déjeuner, adrénaline aidant sans doute, nous avions ri comme des collégiens avec les journalistes présents, rivalisant de bons mots et j'imagine de phrases vaches, comme si la situation de notre candidat n'était pas assez grave et le sujet du déplacement assez préoccupant. Le tout remplit une pleine page du Canard enchaîné, et c'était bien fait.
Mais de cette séquence, Sarkozy n'était ni plus ni moins responsable que nous autres. En revanche, quelque chose accrocha mon regard, quelque chose qui me laissa comme un frisson glacé. Ce n'était rien, à peine une fausse note, à peine une fêlure. Puisqu'il s'agissait de disserter sur les « exclus », on nous avait ménagé un entretien avec celles ou ceux qui relevaient, j'imagine pour la préfecture ou pour les services officiels, de cette catégorie. Nicolas Sarkozy s'était installé à l'avant-garde de notre délégation. On fit s'avancer nos interlocuteurs. La première d'entre eux était une très jeune femme, elle avait peut-être 22 ou 23 ans, intimidée comme on imagine par les importants importuns qu'on l'obligeait à rencontrer, et plus encore par les caméras de télévision et les journalistes qui braquaient sur l'événement leur regard d'oiseau de proie. Je me souviens qu'à son visage, qu'à sa bouche de jeune fille, il manquait trois dents, et derrière son visage, je voyais mes filles, et j'avais la gorge serrée. Les micros se tendaient, elle balbutiait sans doute pour demander ce qu'on pouvait faire pour elle. Alors Nicolas Sarkozy se lança pour la déclaration destinée au journal de Vingt Heures et il commença par ces trois mots : « Vous, les exclus... » Je vis en une seconde passer un tsunami de désarroi dans les yeux écarquillés de la jeune fille. Elle avait pensé bien des choses d'elle-même au travers de ses jeunes années, elle savait bien qu'elle galérait, elle savait bien qu'elle en bavait, mais elle n'avait jamais pensé à elle, jeune femme, avec son histoire, sous ce terme de catégorie au pluriel, « exclus », classée, bouclée. Elle était qui elle était, mais ce « vous, les exclus »
la frappait comme une balle lui révélant d'un coup de quels yeux, devant tous ces gens, le monde extérieur la regardait, et, en fait, à quel univers de bannis elle appartenait. On peut dire, bien sûr, «
vous, les artisans », on peut dire « vous, les paysans » ; quand on s'adresse aux élus ils se fâchent en entendant « vous, les politiques » ; personne n'accepterait qu'on dise « vous, les riches ». Mais on ne peut pas dire « vous, les exclus ». Comme on ne peut pas dire à quelqu'un qui vous regarde du fond de sa maladie « vous, les cancéreux ».
On dira que c'est bien du tintouin pour pas grand- chose. C'est vrai sans doute. Je n'ai jamais parlé de cette scène avec ceux qui l'ont vécue et qui n'en ont sans doute pas gardé le moindre souvenir.
C'est ainsi que se fixent en nous des impressions, fugaces, des instantanés, dont nous ne pouvons nous défaire ensuite... « Vous, les exclus » m'a poursuivi pendant longtemps, comme une ombre de remords.
Après l'élection de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy connut une courte, mais dure, traversée du désert. Il y eut une scène que j'ai trouvée odieuse, où il a été pris à partie par les troupes du RPR, méchamment, avec ces invectives, ces rictus que nous connaissons bien, qui sont la marque des foules déchaînées. On a même raconté que de la meute jaillirent des crachats. Il a fait front, avec cran, et je lui ai reconnu ce cran. En même temps que député, il était redevenu avocat, fréquentait d'autres milieux, envisageait d'autres enjeux. Il sut à nouveau s'imposer en Chiraquie. Sur l'intervention de Villepin, dit-on, Jacques Chirac avait levé son ukase à son encontre. Pour moi, j'étais entré dans une autre étape de ma vie politique, au fur et à mesure que le monde changeait.
D'abord réservé, puis réticent, puis franchement opposé à une droite verrouillée en parti unique, au fur et à mesure que se déroulait, mi-tragédie, mi-comédie en teintes grises, sous une lumière crépusculaire, la fin de ces douze années.
L'inéluctable
À partir de 2002, après la « divine surprise » du second tour contre Le Pen, Nicolas Sarkozy a retrouvé son rang gouvernemental. Ministre de l'Intérieur de Jacques Chirac, puis de l'Economie, à nouveau ministre de l'Intérieur, président de son parti, il menait pourtant contre lui une guérilla interne chaque jour plus provocatrice, incompréhensible de la part d'un membre aussi important de l'équipe gouvernementale, et dont on avait l'impression qu'elle n'aurait pas de fin.
Même si cela ne me regardait en rien, du moins pas directement, j'ai à plusieurs reprises conseillé à Jacques Chirac de nommer Nicolas Sarkozy à Matignon. Je ne crois pas être le seul à l'avoir fait.
Mais c'était un conseil de bonne foi. Il me semblait que s'il existait une hypothèque Sarkozy, il fallait avoir le courage de lever cette hypothèque en confrontant à la responsabilité de l'action celui qui était en réalité un virulent opposant interne. Là, en tout cas, l'opposition lui aurait été interdite. «
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net », comme dit l'âne dans Les Animaux malades de la peste. Peut-être Chirac, qui a le soupçon facile, et toutes les raisons de l'avoir, a-t-il cru, si je n'étais pas le seul à lui donner ce conseil, que je participais à un piège ou à un complot. En réalité, il n'y avait nulle tactique dans cette suggestion : il me semblait simplement que rien n'était plus absurde que de rester dans cette affaire assis entre deux chaises, et qu'il fallait en avoir le coeur net. J'étais persuadé, de surcroît, que Nicolas Sarkozy aurait fait un très bon Premier ministre, actif, cherchant réponse à tout, s'occupant du quotidien avec aisance et de l'administration avec savoir-faire. Il se serait mis en scène ? La belle affaire ! Comme s'il ne se mettait pas quotidiennement en scène Place Beauvau ou à Bercy...
En vérité, je crois que Jacques Chirac avait une idée bien précise de l'intimité nécessaire entre président et Premier ministre : il ne voulait pas assombrir la fin de son mandat par la présence quotidienne auprès de lui et à la tête du gouvernement de quelqu'un en qui il n'avait pas confiance, conviction nourrie sans doute par ses souvenirs de l'affrontement permanent entre Giscard président et lui-même Premier ministre. Je pense toujours qu'il a cependant commis une erreur.
2006: Nicolas Sarkozy vient d'être élu à la tête de l'UMP, dans une mise en scène pharaonique. Il a choisi de venir passer le premier week-end qui suit cette élection dans la maison de Jacques Chancel dans les Pyrénées. La maison est à quelques lieues seulement de mon village. C'est la Bigorre voisine du Béarn. La journée est magnifique, soleil d'hiver, soleil blanc, lumière rasante, où se révèlent tous les détails des coteaux et du piémont. J'ai roulé vers la maison de Chancel en me disant combien j'avais de chance que la providence m'ait offert ce pays pour y vivre. Après le déjeuner, les convives se retirent pour nous laisser au tête-à-tête dont cette rencontre était le but.
Nicolas Sarkozy me joue alors le numéro le plus rodé de son répertoire de l'époque. « Maintenant, pour succéder à Chirac, il n'y a plus que nous deux : les socialistes n'ont personne. Simplement, nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre (je pense qu'il craint en réalité que Chirac ne se représente). Je te propose donc une alliance. Chirac est vieux. Nous, nous sommes jeunes. L'un avec l'autre, nous allons l'user, le démoder en quelques mois. Et puis après nous verrons qui de nous deux sera le mieux placé... » Ce qu'il y a de bien avec Sarkozy, c'est qu'il ne craint pas les grosses ficelles.
Le cousu de fil blanc ne l'effraie pas, et pas davantage les coutures au câble de marine. Mais il pense toujours que qui ne tente rien n'a rien. Je lui ai donc répondu la chose la plus simple : « Je me suis souvent opposé à Chirac, depuis les premiers jours de ma vie politique, en fait. Pendant tout ce temps, toi, tu étais avec lui. Je ne me suis jamais reconnu dans sa manière de gouverner, sauf au moment de la guerre en Irak. Mais quant à faire de l'âge un argument contre lui, je ne mange pas de ce pain-là. Et plus profondément encore, je ne crois pas aux mêmes choses que toi. Nous ne ferons pas alliance. Et un jour, sans doute, nous serons l'un contre l'autre. » Pas découragé, il a plaidé, parce que c'est son métier, parce que c'est sa technique, et parce qu'il est opiniâtre. À ces trois titres, il peut être extraordinairement insistant. Mais quand j'ai pris une décision, de raison et plus encore d'instinct, je ne suis pas très influençable...
Après, nous nous sommes purement et simplement affrontés. De ma part, c'était sans recours et sans retour. Je n'ai jamais envisagé, à la différence de tant de mes amis, que je pourrais, après cette élection de 2007, gouverner avec un président nommé Nicolas Sarkozy. Je n'aimais pas son programme, bien sûr, même s'il y avait ici ou là, en matière économique par exemple, des choses avec lesquelles je n'étais pas en désaccord. Simplement, j'étais en opposition violente avec sa hiérarchie de valeurs, avec les choix profonds qui sont les siens, en politique et plus largement dans la vie. Spécialement, mon idée de la France et de la République entrait en confrontation violente avec la sienne. Je l'avais dit pendant la campagne : « Ce qui me sépare de Ségolène Royal, c'est son programme ; ce qui me sépare de Nicolas Sarkozy, ce sont ses valeurs. » Dans mon esprit, chacun le comprend bien, les valeurs, c'est plus grave que le programme. Le mot valeurs est d'ailleurs insuffisant, insatisfaisant. Il rend un son moralisateur qui m'agace moi-même lorsque je l'emploie.
En fait, c'est beaucoup plus profond que ça, plus immédiat : j'ai parfois l'impression que tout ce que j'aime il le déteste, et tout ce qu'il aime m'insupporte. S'il y a des antipodes en fait de goût, nous sommes aux antipodes. Même si nous aimons la politique, tous les deux. Même si nous lui avons donné tous les deux une partie de notre vie : nous ne faisons pas les choses à moitié ; nous prenons des risques ; nous disons les choses ; nous allons au bout. Mais pour tout le reste, s'il y eut jamais contraires, nous le sommes : nos inclinations, nos goûts, nos couleurs, nos enracinements, nos passe-temps, tout ce qu'il y a de profond dans la vie et ne se dit pas dans les mots, nous éloigne l'un de l'autre et souvent, comme inéluctablement, nous pousse l'un contre l'autre.
Chapitre 2 : Références
« Rupture », c'était bien sûr une méchante pierre dans le jardin de Jacques Chirac, dont il fallait faire le bouc émissaire de la nécessité de changement. Sans cesse, Nicolas Sarkozy a cloué au pilori son prédécesseur, défini à plusieurs reprises comme un « roi fainéant », comme un Louis XVI décadent perdant son temps à réparer des serrures dans son atelier de Versailles.
Chacun jugera comme il veut un tel acharnement de la part de celui qui a fait sa carrière en proximité et même sous le patronage de celui qui était le leader du RPR. Politiquement, un tel acharnement est inédit. Même lorsque que le prédécesseur avait été pour le successeur un ennemi acharné, Giscard pour Mitterrand, par exemple, ou Mitterrand pour Chirac, celui-ci, au nom d'une certaine continuité républicaine, prenait garde à ne pas s'acharner sur lui. C'est la France qui est en question, d'une manière ou d'une autre, dans la personne de ceux qui ont eu la charge de la conduire et, d'une certaine manière, de l'incarner. En chacun de ceux qui ont assumé cette fonction, il n'y a pas eu seulement la responsabilité de décisions politiques qui ont concerné le pays, il y a eu de l'affectif, du rêve et des larmes, des images symboliques, de l'empathie de la part d'une fraction au moins du peuple des citoyens. Tous ont porté, en raison du caractère particulier de nos institutions, et du caractère initiatique de l'élection présidentielle, une part des espoirs, des attentes et de l'affection du pays.
Quel est le crime qui vaut à Jacques Chirac d'être humilié avec une si régulière obstination ? Surtout par un successeur de sa propre famille politique ? Surtout à l'égard de quelqu'un qu'on a fréquenté et dont on a chanté les mérites à longueur de discours ? Comme si souvent chez l'actuel président, on retrouve ici du psychanalytique.
On voit bien la stratégie : il s'agit de stigmatiser dans la personne de Jacques Chirac le symbole d'un certain immobilisme au pouvoir. Technique du bouc émissaire dont Nicolas Sarkozy a fait un des ressorts de sa pratique politique. Parce qu'elle permet à la fois de fournir à l'opinion un coupable idéal, d'autant plus idéal qu'il demeurera silencieux, et de se présenter par contraste comme le chevalier blanc de la cause qu'on veut illustrer. Le « volontarisme » sera d'autant mieux symbolisé devant l'opinion qu'il y aura une figure d'immobilisme offerte au mépris public.
Cela permettra aussi au passage de faire oublier que de toutes ces équipes d'immobilistes, Nicolas Sarkozy était membre, qu'il en constituait même, comme ministre chargé de tous les galons et de toutes les facilités du pouvoir, une figure éminente, et comme président du parti majoritaire un inspirateur à part entière.
Mais je crois qu'il y a une autre raison. Jacques Chirac a été à sa manière, sans le dire ou plus souvent sans l'exprimer clairement, un défenseur du modèle républicain français que Nicolas Sarkozy ne supporte pas. Il a assumé cette défense et cette protection parfois de manière hésitante (il a été tour à tour travailliste, libéral, national), mais toujours au moment des actes les plus significatifs, en particulier au moment des risques de crise qui menaçaient de fracturer la société française, il s'est fait le défenseur de son unité et de ses principes. Comme s'il assumait, en plus de sa responsabilité de garant des institutions, une sorte de responsabilité non écrite de garant de l'unité nationale. Le tout avec une sorte de dédain de l'expression orale et de la mise en scène, une sorte d'à quoi bon, qui le rendait difficilement lisible, et à dire vrai assez peu compréhensible, même pour qui l'observait avec attention.
D'une certaine manière, il y avait chez lui, après bien des bagarres et bien des manipulations, comme un haussement d'épaules devant les tours et détours de l'activisme politique. Comme s'il avait compris une fois pour toutes que tout cela ne servait pas à grand- chose devant le cours du fleuve, le long cours du long fleuve qui constitue la vie et l'histoire d'un peuple. Quelque chose d'un Oriental revenu de tout qui regarde de loin l'évolution des choses...
J'ai bien des souvenirs avec Jacques Chirac. La plupart sont des souvenirs d'affrontements, souvent rudes, et pas spécialement marqués d'indulgence ou de bienveillance de part et d'autre. Je n'ai jamais été de ses cercles. Je n'ai jamais été de ses proches. Et cela se marquait depuis mon plus jeune âge. Il y a de cela un signe indubitable et qui m'a souvent fait rire : au temps de sa splendeur, Jacques Chirac, assidu à séduire tous ceux qui étaient plus ou moins susceptibles de l'aider un jour, faisait le bon camarade, tapait sur l'épaule, et surtout tutoyait à tour de bras. Le tutoiement, adressé dès la première rencontre, paraissait à l'impétrant comme une marque de profonde familiarité. C'est ainsi que Jacques Chirac était « sympa ». Évidemment tout cela n'était qu'une apparence, une méthode, un système. Car à observer plus finement les choses, apparaissait assez vite une autre réalité : tous ceux en qui Jacques Chirac avait confiance, notamment parmi les jeunes qui l'entouraient, tous ceux qui travaillaient avec lui, tous ceux sur qui il s'appuyait, ses proches les plus proches, les Juppé et les Toubon de l'époque, Chirac les vouvoyait. Et ainsi on voyait se mettre en place, à l'inverse de l'apparence, un système de proximité fondé sur le vouvoiement et un système d'éloignement, de réserve, fondé sur le tutoiement. Les gogos seuls s'y laissaient prendre, mais il faut avouer qu'ils étaient assez nombreux...
Je me suis opposé si souvent et si profondément à lui qu'aucune ambiguïté ne pouvait subsister. Il avait de ma famille politique une idée parfaitement fixée et qui ne prêtait pas à nuance. Un jour, dans un moment particulièrement rude, alors que j'étais à deux pas de lui, et qu'il ne m'avait pas vu, je l'entendais morigéner quelques-uns de ses sbires avec qui j'étais en conflit. Il leur reprochait avec véhémence de ne pas savoir s'y prendre avec moi : « Vous ne comprenez rien, disait-il, un centriste, ça se roule dans la farine avant de se faire frire. » Cette destinée de merlan frit, elle était pour lui le lot de tous ceux qui de centre avaient le nom. Et il faut avouer qu'à l'appui de cette théorie, il pouvait avancer nombre d'exemples éloquents. Le nombre de scalps qu'il réussit au travers des décennies à accrocher à sa ceinture est impressionnant. Il faisait frire à grandes fricassées, n'économisant pas la farine des places, des avantages, des galons, des chapeaux de mamamouchi, dont il ornait volontiers celui qui allait bientôt disparaître, définitivement placé en orbite autour de lui. Ai-je besoin de dire que je détestais cette pratique ? Je n'ai jamais envisagé de lui céder. Il n'a jamais cru que je le ferais. Cela simplifiait les choses, même si cela ne lui donnait pas une haute idée de l'irréductible réticent, de l'emmerdeur patenté que je figurais à ses yeux. Je me demande même s'il n'a pas assez souvent pensé que pour me comporter ainsi en face de lui, il fallait que j'aie un grain.
Reste qu'il n'y eut guère de bataille entre les chiraquiens et le reste du monde à laquelle j'aie été étranger. Dans l'amitié de Giscard, ou plus tard pour mon propre compte et pour le compte des miens, je ferraillais sans répit, sur tous les grands combats, sur l'Europe, sur la démocratie, sur l'éducation. Et à supposer que j'en aie tenu le compte, ce compte serait assez impressionnant.
Cela n'empêchait pas Jacques Chirac, figure de l'opposition, patron du RPR, puis président, inspirateur de l'UMP, d'avoir avec le jeune contradicteur que j'étais un style de relations marqué d'urbanité. Comme toujours. On sait trop peu que sous des dehors bonhommes soigneusement affectés, Jacques Chirac a un sens chinois de l'étiquette. Les rendez-vous étaient rigoureusement étalonnés en fonction de l'importance de l'hôte, et la durée de l'audience strictement proportionnelle à ce gabarit. Quand il était à l'Élysée, pour moi, la plupart du temps, c'était une demi-heure. Était-ce un entretien? À dire vrai je n'en suis pas sûr. Jacques Chirac n'était pas là pour écouter. Il était là pour recevoir. Et l'entretien commencé, il fallait qu'il dure précisément les 30 minutes fixées. Alors, Jacques Chirac mettait le disque. Et sans trop se préoccuper de qui il avait en face de lui, parfois même sans qu'il semble juger utile de s'en souvenir vraiment, il développait un couplet qu'il avait déjà rodé et qui lui permettait de répéter sans s'ennuyer un raisonnement qu'il contrôlait parfaitement.
Une fois, une fois seulement, le mur de verre qui nous séparait, le mur d'urbanité, s'est cassé et quelque chose est passé qui n'était pas de l'ordre du politique mais de l'ordre de l'humain tout simplement. C'était un moment difficile de ma vie. Une de nos enfants était malade. Et c'était pour moi, comme pour tout parent, quelque chose de lourd. J'avais rendez-vous avec Jacques Chirac dans les heures mêmes qui suivaient son hospitalisation et toute ma pensée était avec elle, et la politique était réduite à vaine agitation.
J'entrai dans le bureau du président de la République. Il me tendit la main avec la démonstrative bonhomie qui est son ordinaire. « Comment vas-tu ? » me dit-il. J'allais mal et la gorge nouée je le lui dis. À ce moment Jacques Chirac le président s'est effacé devant Jacques Chirac le père. Nous nous sommes mis à parler, dans un moment de sincérité, presque de fraternité, un père aîné parlant à un père plus jeune. C'était il y a des années. Je conserve encore à Jacques Chirac de la gratitude pour cet instant-là, où il m'a dit, en homme lucide et fragile, des choses sensibles, de la maladie et de l'impuissance qu'en ressentent les parents. Il y avait un homme derrière le politique. Ce jour-là, c'est cet homme qui m'a parlé.
Quand nous avons quitté cette partie de la conversation, après un long moment, tout d'un coup, Jacques Chirac, certain de m'avoir touché, et c'était vrai, m'a lancé un regard : « Tu veux que nous parlions politique cinq minutes ? » Bien sûr j'ai dit oui. À ce moment-là il m'a fixé avec son vrai regard qui est de saurien. Pas un regard de l'ère quaternaire. Un regard de l'ère tertiaire : « Qu'est-ce que tu nous embêtes avec les idées ? » Naturellement, il n'a pas dit « embêtes », il a été plus explicite. « La politique, ce n'est pas des idées. Je vais te dire ce que c'est la politique : le Premier ministre (on était au début de la cohabitation, c'était un peu la lune de miel avec Lionel Jospin, la croissance était revenue par accident, et la plaie ouverte de la défaite électorale de 1997, après la dissolution hasardeuse, cette plaie se cicatrisait peu à peu et chacun retrouvait dans les sondages un peu de la grâce perdue), le Premier ministre, c'est fait (et il a alors eu ce geste circulaire de la main qui était le geste même de ma mère lorsqu'elle expliquait une recette de gâteau à l'intuition, on y voyait mélanger la farine et les oeufs et un peu de sucre dans des proportions qui ne se traduisaient pas réellement en grammes mais en goût, au feeling), le Premier ministre, c'est fait pour que ça ne se passe pas trop mal en France. Et le président de la République, c'est fait pour représenter la France à l'étranger... » Je lui ai répondu alors, avec la simplicité et même l'affection qu'autorisait la conversation intime que nous venions d'avoir : « Tu vois, pour moi, ce n'est pas ce que je sens : la politique, pour le président de la République, c'est d'abord de donner à un peuple des raisons de vivre... »
Pour Jacques Chirac, cette réponse, c'était certainement de l'idéalisme, c'est-à-dire du bizarre et du dérangé. Pour moi, c'est ma vie. Et je ne vois pas, autrement, que cet engagement, ces fonctions vaillent la peine qu'on leur consacre une pleine vie d'homme.
Et au fond, quelques années plus tard, le même Jacques Chirac a expérimenté la véracité de la réponse que je lui avais faite. Il n'a jamais été aussi reconnu dans l'estime des Français, et probablement aussi dans leur affection, que quand il a osé les entraîner haut, aussi haut qu'ils le méritaient. L'attitude de la France présidée par Jacques Chirac dans la période qui a précédé la guerre en Irak a porté notre pays, et tous les citoyens qui le forment, à une unanimité, à une affirmation nationale sans précédent. À une fierté.
Immédiatement, en cet hiver 2003 où allait se déclencher la guerre américaine en Irak, j'ai décidé de lui apporter mon soutien. Cela a provoqué des débats tendus. L'UDF était, par son histoire, une famille politique de tradition atlantiste. J'étais moi-même en tension forte avec les gouvernements de Jacques Chirac. Je me démarquais et c'était un combat âpre. J'étais donc un porte-parole désigné pour le lobby puissant actionné pour soutenir George Bush. On savait qui s'agitait en coulisses. Il y avait des soutiens à gauche et c'était Bernard Kouchner (déjà). Il y avait des soutiens à droite dont Alain Madelin était le plus assumé. Il avait des soutiens chez les intellectuels, et c'était en particulier Glucksmann et Bruckner. Le cinéaste Romain Goupil signait avec eux un appel pour soutenir la guerre. Il y avait de la grogne au sein du gouvernement, et c'était Nicolas Sarkozy qui l'agitait. Et il y avait beaucoup de soutiens chez nous, au premier rang desquels Hervé Morin, qui me disaient : « Toi qui veux te démarquer de Chirac, dans notre tradition, tu ne vas pas laisser Kouchner et Madelin être les porte- parole de la position qui devrait naturellement être la nôtre. » Je n'accordais aucun crédit à l'histoire des armes de destruction massive qui servait de prétexte à l'attaque. J'ai demandé qu'on auditionne les experts. Je me suis assez durement accroché avec certains d'entre eux ou certaines d'entre elles. Je ne voyais pas comment un pays en aussi mauvais état économique et social que l'Irak pouvait détenir des armes de destruction massive. J'ai refusé d'écouter les sirènes. Je suis monté à la tribune de l'Assemblée nationale pour soutenir le gouvernement, pour dire que j'étais fier de la position que Jacques Chirac avait définie au nom de la France et que Villepin avait illustrée dans son discours à l'ONU.
J'ai souvent repensé à cette époque. Il y a une partie de l'opinion, une partie des élites surtout qui se portent toujours du côté des puissants de la planète. Toujours ils considèrent que la résistance aux puissants, c'est du temps perdu, de la régression. C'est de la nostalgie passéiste. Le jeune Chirac antieuropéen disait « le parti de l'étranger ». Il se trompait du tout au tout. Car l'Europe, précisément, ce n'est pas l'étranger. C'est un autre visage de nous-mêmes. Mais ce réflexe d'en finir avec la France, sa singularité, son originalité, sa rébellion, ce réflexe existe et il est puissant.
Lorsque le gouvernement de Nicolas Sarkozy a été composé, finalement il n'y avait pour moi aucune surprise : on aurait pu l'écrire à l'avance. Autour de Sarkozy, leur emblème, ils étaient tous là, Kouchner, Morin, Mme Lagarde dont on se glorifiait qu'elle eût été avocate en Amérique, ce qui suffisait visiblement à la qualifier pour le ministère de l'Economie, ils étaient tous là, aux postes clés, ceux que leur inclination portait du côté de la puissance dominante.
Je sais — je ne dis pas je pense mais je sais — que si Nicolas Sarkozy avait été président de la République française au moment de la guerre en Irak, il aurait été aux Açores participer au sommet des quatre soumis, Tony Blair, José Maria Aznar, Silvio Berlusconi, José Manuel Barroso, alors Premier ministre du Portugal avant de devenir (et ce n'est sans doute pas un hasard) président de la commission européenne, désormais assuré du soutien plein et entier de Nicolas Sarkozy. Je sais qu'ils auraient aligné la France sur ce tarmac d'aéroport, et ç'aurait été grande pitié.
Nous avons été alors les grands empêcheurs de tourner en rond. Et c'était heureux. Car nous étions en même temps les défenseurs, pour ainsi dire uniques, les défenseurs, au nom de tous ceux qui n'osaient pas parler, d'une certaine idée du monde. Nous portions le refus de voir l'empire décider seul, dans le secret de ses antichambres, de la paix, de la guerre, du droit même dans le monde.
Nous étions les irréductibles et nous avions bien raison de l'être. Jacques Chirac n'a pas toujours fait bien, il n'a sans doute pas toujours fait ce qu'il fallait, mais ces jours-là il n'a pas seulement représenté la France à l'étranger, il nous a donné des raisons de vivre.
Il y a une deuxième chose que j'ai appréciée chez lui. Il a toujours eu le souci, même sans l'exprimer, de sauvegarder l'unité du tissu national. Toujours il a surveillé, comme le lait sur le feu, les mouvements dangereux, les affrontements en train de monter. Parfois il faisait de l'équilibrisme.
Et parfois se rattrapait aux branches, et c'était même sujet de moquerie, comme ce jour où il promulgua la loi sur le CPE en demandant en même temps qu'elle ne soit pas appliquée !... Ce n'était pas glorieux, mais au moins il n'y aurait pas de rupture grave, d'affrontement irréparable. Le gouvernement perdait un peu la face, et lui aussi du même coup. Mais au fond le vieux pays une fois de plus passerait ce cap, et si vraiment le problème était important, il reviendrait une autre fois et d'une autre manière. J'aimais bien cela. Cela avait quelque chose d'artisanal, au fond même de paysan, pour quelqu'un qui était un pur produit de la bourgeoisie, des familles puissantes, mais qui s'en était libéré avec une sorte d'indépendance d'esprit.
Le soir où Jacques Chirac a quitté ses fonctions, tout en me souvenant des longs combats que j'avais menés contre lui, j'ai traduit cette reconnaissance et cette adhésion. L'Irak et l'unité française, cela valait le coup d'être salué. Nicolas Sarkozy a dit que j'ai ce soir-là perdu trois points. C'est ainsi qu'il voit les choses, en points. Il s'en frottait les mains. Peut-être avait-il raison. Pour moi, je ne regrette pas d'avoir fait à Jacques Chirac, au moment de sa sortie de scène, un signe, malgré tout, de reconnaissance.
Chapitre 3 : L'hyper
Je suis, comme tout le monde, admiratif de l'inlassable énergie que déploie Nicolas Sarkozy. À dire vrai, je détesterais courir comme il le fait, sauter d'un sujet à l'autre, péremptoire et provocateur pour chacun d'entre eux, assénant sur le ton de l'évidence des vérités provisoires.
Je détesterais, et de toute façon j'en serais incapable. Nicolas Sarkozy aime se mettre en scène comme un surhomme. Une telle suractivité, je ne sais pas si cela correspond à une disposition naturelle ou au sur-régime... En général, je ne crois pas aux surhommes. Je suis sceptique. Mais je veux bien admettre qu'à coups de diététique, de coaches, d'entraînement et de footing, servi par une nature au-delà du commun, Nicolas Sarkozy maîtrise le sur-régime. Je suis sceptique, très. Mais bon... Je veux bien admettre que mes doutes sont provinciaux. En tout cas, ça ne m'épate pas. Et même je trouve cela dangereux, pour lui et pour nous, d'avoir un président qui flirte constamment avec le sur-régime. Si j'ai une conviction à propos de la fonction présidentielle, c'est qu'un peuple comme le nôtre, avec son histoire, avec sa profondeur, n'a surtout pas besoin de quelqu'un qui se croie un surhomme, et veuille faire croire aux autres qu'il en serait un.
Je vais plus loin : le peuple de France, le peuple France, avec ses quinze siècles d'existence, avec tous les orages qui lui ont dégringolé sur les épaules, avec ce qu'il a traversé, avec tout ce qu'il a appris, avec tout ce qu'il lui reste à apprendre malgré ses quinze siècles d'exercice, ce peuple-là a tout à redouter des surhommes. Il sait où l'on conduit les surhommes. Il y a laissé beaucoup de plumes et beaucoup de fils. Il n'a pas besoin de surhommes : il a besoin, dans cette fonction, de gens normaux, sages si possible, qui soient capables de penser non pas plus vite que les autres, en battant le record du monde du nombre de discours, de dossiers, soi-disant étudiés et tranchés dans la même journée, pas plus vite, mais plus profond. Une présidente ou un président qui voie un peu plus loin que le bout de son nez, que le prochain Vingt Heures, que le prochain sondage et qui, de surcroît —passez-moi l'expression — parfois, lui fiche la paix. Qui le laisse vivre, respirer, réfléchir, et se forger une opinion sans qu'on lui en assène une, toute faite, dans l'excitation d'un discours de plus. Il n'a pas besoin d'un hyper-président, comme dit l'autre qui s'en glorifie. Il a besoin d'un président de confiance, non pas excité tous les jours, mais tous les jours attentif. Attentif aux temps, aux hommes, aux temps et aux signes des temps.
Le pire, c'est que cette idée absurde du président qui fait tout, tombe pile dans le défaut, dans la faiblesse du peuple français. Il y a des années que c'est notre tentation nationale : avoir au-dessus de nous quelqu'un qui va résoudre tous les problèmes à notre place. Ça fait des siècles que ça nous guette, depuis les Guise jusqu'aux généraux Boulanger... et comme on le voit j'ai sauté des masses de noms, pour ne faire de peine à personne, des rois, des présidents, des empereurs, des généraux, de vrais grands, et de faux grands.
C'est une faiblesse française. C'est une faiblesse parce qu'elle porte à aduler, ce qui est humiliant.
C'est une faiblesse dangereuse parce qu'elle porte à sacrifier, le jour venu, l'homme providentiel qui a cessé de plaire. C'est une faiblesse surtout parce qu'elle empêche ce peuple de citoyens de se saisir lui-même des sujets qui le paralysent, de choisir lui-même, en toute connaissance de cause, le chemin qui lui permettra d'en sortir, et de s'y tenir, ce qui n'est pas la moindre condition du succès.
Certains diront : bah ! que voulez-vous ? c'est la France... Mais non, ce n'est pas seulement la France, c'est tout le monde, c'est l'humanité. Simplement, les autres ont identifié le mal et ils s'en sont guéris.
Je me souviens du jour lointain, à la fin des années 70, où le responsable de la CDU de l'époque, un homme qui, disait-on, n'avait aucune chance électorale, sans doute parce qu'il était très grand, très massif, peu élégant au sens français du terme, et qui s'appelait Helmut Kohl, prenait le temps de m'expliquer avec force détails l'architecture de la démocratie allemande. Un système élaboré de contre-pouvoirs, une organisation de l'État où personne ne peut gouverner seul, un strict respect et une représentation équitable de toutes les opinions démocratiques, un vaste système de formation civique, bâti en collaboration avec les partis politiques, les syndicats, les Églises même. Le tout adossé à des fondations politiques que l'État aide puissamment, chacune organisant un réseau d'universitaires, de chercheurs, d'antennes extérieures. Rien ne paraissait trop beau pour la réflexion démocratique. Toutes les règles du jeu étaient pensées. Je n'avais pas trente ans, et j'ouvrais des yeux stupéfaits, surpris comme un Français devant un peuple qui prenait à ce point au sérieux le droit des citoyens à être respectés, et leur droit à penser. Je manifestai mon étonnement à Helmut Kohl. Et j'ai encore dans l'oreille sa réponse : « Nous avons payé assez cher notre négligence et notre ignorance sur ces sujets : nous ne recommencerons jamais. »
Démocratie
Je suis certain que le jour viendra où la France, elle aussi, comprendra qu'elle paye le prix fort, même si cela n'a jamais pris ce caractère de tragédie, à force d'organiser les choses pour que les citoyens soient toujours exclus des décisions qu'on prend en leur nom. Je récuse, comme Français, cette pratique des institutions qui n'a de démocratie que le nom. Je refuse de considérer que la démocratie se résume à un chèque en blanc, que les gouvernants peuvent tirer sur le compte autant qu'ils le souhaitent, que les citoyens n'ont droit de regard sur tout cela qu'une fois tous les cinq ans, au terme du mandat. Je crois que le soutien des peuples, leur compréhension, leur adhésion ne sont pas requis une fois tous les cinq ans, mais tous les jours de toutes les crises, de toutes les périodes faciles ou difficiles. Une seule chose est précieuse : le lien civique qui unit les responsables au pouvoir, au citoyen qui le leur a confié. Les causeries au coin du feu de Mendès France ou de Roosevelt n'avaient pas d'autre fonction que de tisser et d'entretenir ce lien.
Je sais que cela est vital, en tout cas, pour la France. Si nous n'avions pas, comme citoyens, démissionné de notre devoir de comprendre, de suivre les affaires qui nous concernent, nous n'aurions, par exemple, pas laissé s'accumuler la montagne de dettes qui nous prive aujourd'hui de toute marge de manoeuvre. Si nous avions suivi les affaires qui nous concernent, nous nous serions avisés qu'à force de diplômer, année après année, moins de médecins, nous finirions bien un jour par avoir un problème pour soigner les Français. C'est parce que nous considérons qu'il y a des gens pour réfléchir à tous ces sujets à notre place que nous nous sommes laissé avoir. Et c'est pour la même raison, parce que les initiés savent que personne n'ira regarder dans leur dossier, qu'ils se sentent si libres de prendre des décisions qui ne résisteraient pas à l'examen du bon sens. Tout cela, c'est le mal français, et c'est cette faiblesse qu'on accroît quand on veut tous les pouvoirs, pour s'occuper, et décider de tout.
L'enfant barbare
Il est enfin un trait de caractère chez l'actuel président de la République qui touche non pas aux idées, même pas aux valeurs, mais à l'idée même qu'on se fait d'un peuple. L'idée, je ne vois pas d'autre mot que puérile, qu'il suffit d'arriver pour tout changer, et qu'on peut tout changer.
Si j'avais un livre à écrire sur cet homme, je l'intitulerais L'Enfant barbare. Il est enfant en ce qu'il se croit tout-puissant, qu'il imagine que le monde commence avec lui et qu'il est à sa main. Il est barbare en ce qu'il sous-estime, méprise, ou, plus gravement encore, ignore ce que sont les piliers, les piliers culturels et moraux, de la maison.
On lui a confié, bien imprudemment, les commandes de la belle pelle mécanique rutilante. Assis au volant, il fait vrombir le moteur, marche avant, marche arrière, il manoeuvre dans la maison, il joue avec le bras articulé. Et il déracine l'un après l'autre, ou il ébranle, les piliers qui font tenir la maison debout.
Je soupçonne d'ailleurs qu'il a lui-même une conscience diffuse de cet enfant en lui. Et ce pourrait être émouvant chez quelqu'un qui ne se laisserait pas emporter par son caractère... Mais comment ne pas s'inquiéter quand on voit les mains sur les manettes et les grands mouvements du bras articulé... Oui, je crois qu'il sait. Patrick Poivre d'Arvor a payé cher pour avoir osé exprimer cette intuition dans une question lors d'une interview : « On vous a vu très à votre aise au sommet du G8, parmi les chefs d'État et de gouvernement, presque même un peu excité comme un petit garçon qui est en train de rentrer dans la cour des grands... » À quelqu'un qui n'aurait pas eu de doutes sur ce point, la question n'aurait arraché qu'un sourire et un vague haussement d'épaules. Là, sans qu'il s'en aperçoive, le journaliste fut à l'instant condamné à mort (professionnellement) et quelques mois après exécuté en place publique, sans autre forme de procès.
Il est une très belle pièce de Montherlant qui s'intitule : La ville dont le prince est un enfant. Ce titre est extrait de l'Ecclésiaste. Mais c'est une citation tronquée. Le texte de l'Ecclésiaste dit : malheur à la ville dont le prince est un enfant. Sans doute y a-t-il des époques où tout cela n'est pas trop grave, des époques de stabilité, des époques de temps calme, où ce genre d'accident ne compte pas trop.
Manque de chance, c'est maintenant. Époque de tempêtes. Dans la tempête, il faut un capitaine qui connaisse bien le bateau et sache en ménager la charpente. On ne peut pas faire souffrir à la fois dans leurs valeurs profondes l'école, l'université, l'hôpital, la recherche, la justice, tous les services publics, le Parlement. Les générations qui ont construit ces institutions, contrairement à ce que croient les adolescents, ce n'étaient pas des vieillards résignés, des corporatistes butés. C'étaient des gens de grande capacité, de culture, qui développaient dans sa vigueur le grand projet politique, républicain, français. Versant français du projet politique européen, frère, par exemple, du projet de société rhénan.
Il faut du temps pour faire un peuple, pour faire l'histoire d'un pays. Il y faut du renouvellement, de l'oxygène. Comme aurait pu dire Mallarmé, il faut aimer donner un sens plus pur aux mots de la tribu. C'est la respiration même de notre histoire. À condition cependant de comprendre que le matériau est toujours le même. Que nous sommes une chaîne et que chacun des maillons tient au précédent. Que c'est une seule et même histoire. Que c'est le peuple français, partie du peuple européen. Qu'il a son modèle, ses valeurs. Et que c'est parce qu'il avait son modèle propre, ses valeurs propres, qu'il est monté aussi haut.
En une longue chaîne, les cinq présidents successifs de ce demi-siècle de cinquième République, chacun en son temps, chacun avec son caractère, avait compris et respecté cette logique qui fait tenir debout l'histoire de notre pays. Charles De Gaulle respectait l'histoire parce qu'il en était.
Pompidou parce qu'il l'avait étudiée. Giscard par ses lignées. Mitterrand parce qu'il la respirait.
Chirac parce qu'il la redoutait. Sarkozy l'ignore. Plus grave encore, me semble-t-il, il ignore qu'il l'ignore. C'est bien pire. Pour lui, c'est affaire du passé. À peu près aussi dérisoire que La Princesse de Clèves dans un concours de recrutement administratif. Tout cela doit lui paraître tissu de vieilleries. L'histoire de France, c'est sa dernière trouvaille, il veut la mettre dans un musée ! Un musée de l'histoire de France! Comme s'il lui était impossible de comprendre que le musée de l'histoire de France, c'est la France. Et que surtout l'histoire de France, ce n'est pas achevé, ce n'est pas muséifié, c'est vivant ! C'est de la chair et du sang. Pas seulement la chair et le sang de ceux qui nous ont précédés. Mais notre chair à nous, notre mémoire vivante, notre sang de peuple. Nous sommes l'histoire de France, à l'égal, exactement à l'égal des François Ier, Henri IV, Hugo, Clémenceau ou De Gaulle. Ouvriers d'aujourd'hui, ouvriers de demain, ouvriers d'hier, tous ouvriers. Immigrés d'aujourd'hui, d'hier et de toujours. Un peuple.
La grande découverte de la psychanalyse, la révolution qu'elle a introduite dans la conscience contemporaine, ce n'est pas seulement l'idée que l'inconscient ne cesse d'envahir le sujet, l'idée que le refoulé, par exemple le poids de la sexualité, nous façonne autant que notre pensée rationnelle. Il est une autre découverte plus fascinante encore : c'est que la blessure ignorée d'une génération atteint irrésistiblement, méchamment, les générations suivantes. Si le père ou la mère sont blessés d'un grand secret, que parfois ils ignorent eux-mêmes, les enfants seront écrasés sous un poids qu'ils ne pourront relever vraiment, s'ils le peuvent, qu'en conduisant eux-mêmes leur propre analyse et en dévoilant ainsi le secret qui fermentait et les empoisonnait. Ainsi la psychanalyse rejoint le vieux texte de l'écriture, du prophète Ézéchiel : « Les parents mangeront des raisins verts et les dents des enfants en seront agacées. » Il en est de même d'une nation, et des générations qui l'une après l'autre la composent et la forment. Ne pas le savoir, ne pas le penser, c'est préparer de rudes retours de bâton. Sous l'URSS, comme l'avait si magistralement compris De Gaulle, souterrainement, se maintenait la Russie. Sous la Yougoslavie, demeuraient intactes les revendications nationalistes de la Serbie, de la Croatie, du Kosovo, de la Bosnie, de la Macédoine, de la Slovénie, et même du Monténégro, aucun des sept pays qui la composaient n'avait rien abdiqué de sa revendication de reconnaissance, de son être. La revendication basque a cheminé silencieusement cinq siècles durant, depuis que le royaume de Navarre fut annexé à la couronne espagnole dans les dernières années du XVe siècle. Comme les rivières qui tout à coup s'enfoncent sous terre, et elles ont disparu, et plus personne ne sait qu'elles existent. Mais des kilomètres plus loin, quelquefois des dizaines de kilomètres, jaillissent des résurgences qui s'imposent aux yeux de tous, parfois plus puissantes, plus abondantes, plus impérieuses.
L'histoire
C'est ainsi qu'il est vain et dangereux de vouloir, de force, faire de la France autre chose que la France.
Par exemple, il suffit de tourner les pages d'un livre d'histoire (ou de deux...), pour comprendre que la ligne historique de notre pays, c'est de lutter contre les Empires. De défier les puissances impérialistes. Ce n'est pas d'aujourd'hui. Ça a commencé avec Vercingétorix. Ça a continué contre le Saint Empire Romain germanique. Ça nous a fait des ennuis avec Rome, la Rome de César et la Rome des papes. Et ça n'a jamais cessé. Avec Frédéric Barberousse et avec Charles Quint, avec les Habsbourg, avec l'Empereur et son casque à pointe. Et mon père tout enfant, tout petit garçon, qui avait cinq ans en 1914, estimait, à cinq ans, avoir un compte personnel à régler avec Guillaume II.
Et ça a continué, qu'on le veuille ou pas, avec la plus récente expression de l'esprit impérial, de l'arrogance, même adoucie, qu'a été l'empire américain. Si on était très intelligent, et si on avait le temps, on pourrait même essayer de montrer comment la France a lutté contre l'Empire, y compris lorsque cet empire était le sien, lorsque c'était elle qui le construisait ! Ce n'est pas d'hier, nous ne sommes pas nés de la dernière pluie. À cette vocation historique désormais nous manquons.
Quand je vois cette entreprise qui nous entraîne à renoncer à la nécessité intérieure que De Gaulle avait si justement saisie, et embrassée, d'un seul mouvement d'intuition et de grandeur, y compris contre les meilleurs esprits, je pressens que frémit quelque chose de profond. Il y a un manquement qui est en marche et dont l'actuel président de la République s'est fait l'auteur et l'agent. Ce manquement ne touche pas seulement aux lois et aux décrets. Ce ne serait rien, ou pas grand-chose.
Mais ce manquement touche à l'esprit qui a fait de la France ce qu'elle est.
Peut-être suis-je trop inquiet. Peut-être me trompé-je. Je ne crois pas. Mais je préférerais. Les dégâts seraient moins considérables. J'en serais de faire amende honorable. Mais si je ne me trompe pas, alors il est juste que nous nous attelions à la tâche de combattre cette entreprise de déstabilisation.
Parce qu'il vaut mieux réduire les fractures alors qu'elles ne sont pas encore déplacées, avant qu'elles ne déchirent les chairs. Montesquieu a écrit un jour ceci que les gouvernants devraient afficher au mur du lieu où ils réfléchissent, s'ils réfléchissent : « Il faut être attentif à ne point changer l'esprit général d'une nation. » Il n'y a pas de plus grand abus de pouvoir que de porter atteinte à l'esprit général, au dessein historique, du pays qui vous a fait confiance.
Et c'est de surcroît se condamner à l'impuissance. Car il faut être enfant pour croire que le pouvoir donne ce pouvoir. En réalité, plus on frappera fort, plus ce pays se défendra. Et au bout du compte, on sera condamné à l'impuissance. Il n'y a pas d'autre explication à la somme extraordinaire des «
réformes » ratées, avortées, remballées dont nous pouvons faire le compte ces derniers mois.
Chapitre 4 : Réformes, le mot piégé
Pour la première fois de notre histoire, un dirigeant français, et le groupe qui l'entoure, cherchent à imposer à la France l'abandon de son modèle de société. Le modèle républicain, le projet que nous avons choisi pour nous-mêmes, et que nous avons proposé au monde depuis des décennies, que nous avions protégé contre tant de critiques, à voix haute ou à voix basse, aujourd'hui ceux qui gouvernent ont entrepris de le jeter au panier. On en sape les fondations. On en détruit la charpente.
On en mine les piliers.
Et on cherche à installer à la place un autre modèle, un autre projet, celui-là même que nous avons écarté dans notre histoire au long cours. Le projet qui sans jamais dire son nom domine la globalisation. Le projet, certains disent néo-libéral, d'autres néo-conservateur, que je propose de nommer simplement projet inégalitaire. Et cela, au moment même où le monde entier découvre les dégâts de la crise provoquée par ce modèle, au moment où le monde capitaliste vacille, menace de s'écrouler, tant les déséquilibres que ce projet a multipliés ont fragilisé l'édifice.
Double faute. Faute contre l'esprit, et faute de temps. Pourtant, les observateurs et les citoyens ont bien du mal à saisir, dans l'excitation perpétuelle du pouvoir, le dessein d'ensemble. Les pièces du puzzle sont trop éparpillées. C'est même devenu une accusation contre le pouvoir actuel : on ne voit pas où il veut en venir. Or, il me semble au contraire qu'en prenant un peu de distance, on voit très bien où tout cela nous conduit. Plus exactement, on voit très bien où tout cela voudrait nous conduire. Et c'est précisément à ce mouvement sournois, mais cohérent, que la France résiste : la France avec son histoire, la France tête de mule.
Rupture
L'élection présidentielle de 2007 a été placée par son vainqueur sous le signe de la « rupture ». Pour une fois, les mots avaient du sens. Il ne s'agissait pas seulement d'un slogan commode, un peu fourre-tout. Cette rupture était longuement méditée, elle savait où elle allait. Tout un courant de pensée l'avait préparée, notamment dans les milieux d'influence, depuis au moins les années 90.
Mille éditoriaux brillants, mille voix réputées expertes, avaient sans cesse seriné aux Français le même refrain : la France, ce n'était plus ça. Et d'accumuler les statistiques, la liste innombrable des faiblesses, réelles ou supposées, de ce pays qu'on disait vieux, de mettre ses difficultés en parallèle avec ses idéaux, avec dérision. Non pas pour corriger les faiblesses, mais pour abandonner les idéaux.
Ce n'est pas seulement une histoire française. C'est vieux comme Hérode. Ça remonte, comme disait l'humoriste, à la plus haute antiquité. C'est la plus vieille affaire du monde, affaire de domination.
Les dominants, les dominés, et parmi les dominés ceux qui sont fascinés par les dominants, et qui copient leurs coutumes et leurs moeurs, leur langage et leur vision du monde. Bien entendu, ce n'est pas conscient (ou, disons, pas toujours conscient), cela vient des écoles, du monde des affaires, des articles de journaux pour initiés. C'est le plus souvent de bonne foi. Mais ce n'en est pas moins pernicieux. Cela ne se fait pas facilement. On ne contrarie pas aisément le cours d'un fleuve. On ne change pas aisément le projet d'un pays. En tout cas, cela fait des vagues. Cela fait des tsunamis intérieurs dans l'âme d'un peuple.
Souvent, c'est vrai, à la longue, les dominants gagnent. S'imposent peu à peu leur langue et leur manière de penser le monde. Les tribus gauloises se découvrent gallo-romaines. Les Saxons se réveillent normands. Le français des conquérants devient la langue de l'Angleterre. Mais il peut arriver aussi que le modèle des dominants fléchisse, et que le cours des choses se renverse. Alors, les élites de Rome se piquent de parler grec. Alors la France s'impose à l'Empire, et les gallicans relèvent la tête contre la papauté, alors l'anglais des soumis s'affirme à son tour dominant. C'est le grand débat de l'histoire. À quel moment en êtes-vous ? Tout là-haut, au sommet du monde, êtes-vous sûrs que vous n'avez pas commencé à décliner ? Car les adulateurs parfois adorent durablement les étoiles mortes...
Les Romains, lorsqu'ils honoraient les généraux triomphants, sous les ovations du peuple et les arcs de triomphe, plaçaient sur son char un esclave chargé d'une double tâche : d'abord il tenait au-dessus de la tête du général triomphant la glorieuse couronne de laurier ; et ensuite il était chargé de sans cesse lui répéter à l'oreille le rappel de sa fragilité : cave ne cadas, « attention à ne pas tomber
», ou memento mori, « souviens-toi que tu vas mourir ». Ce qui est vrai pour les généraux romains est vrai aussi pour Rome : les civilisations ne devraient jamais l'oublier. « La roche Tarpéienne (d'où l'on précipite les condamnés à mort) est près du Capitole. » Elle est même géographiquement à son sommet. Mais il n'y a pas d'esclave pour rappeler à la raison les peuples qui croient triompher.
Le mot volé
On a volé le mot de réforme. Aujourd'hui, ce mot est devenu une rengaine de l'action gouvernementale. Il ne se passe pas de jour et même il ne se passe pas d'heure sans que l'expression officielle ne rappelle à quel point « il faut des réformes », qu'il faut « continuer les réformes », que plus que jamais « on a besoin de réformes », que le gouvernement « ne renoncera pas aux réformes
», que « les réformes sont une nécessité », que « le gouvernement a été élu pour réformer ». La seule chose qu'on ne dise jamais c'est ce que sont les réformes.
Le mot réforme est un mot piégé. En politique comme en histoire les mots sont des armes. On les retourne pour en changer le sens, pour en dénaturer la portée. L'étymologie du mot réforme renvoie au latin reformare, dont la signification tournait autour de l'idée de « rendre à quelque chose sa forme première ». On voit que le mot renvoie au sentiment que le temps dénature les choses, les pervertit et qu'au fond, c'était mieux avant. Reformare, c'était donc débarrasser une institution de la corruption du temps pour lui rendre son inspiration originelle.
On voit comment cette signification s'est particulièrement bien appliquée à la religion, à l'Église, toujours soupçonnée, et pas sans raisons lorsqu'on pense à la fin du Moyen Âge, de s'être éloignée de la pureté des fondateurs. Le mot a d'abord été utilisé pour ceux qui voulaient que le catholicisme dominant renonce à la pompe, aux ors, à la richesse, aux abus de toute nature. Il a immédiatement glissé au vaste mouvement historique qui s'est constitué autour de ce retour aux sources, le protestantisme. Les protestants se sont désignés eux-mêmes comme réformés [Et leurs adversaires ont repris le même mot avec la dénomination de RPR, la « religion prétendue réformée ».]. Il y avait donc dans l'écho du mot réforme quelque chose comme un courage de résistants à l'endroit de forces dominantes qui avaient avec elles l'ordre établi.
Au XIXe siècle le mot a pris un tour politique spécialement dirigé vers la réforme électorale, c'est-
à-dire vers la fin du suffrage censitaire, qui ne donnait le droit de vote qu'aux citoyens disposant d'un certain revenu, et l'adoption du suffrage universel (suffrage universel des hommes bien entendu, le temps de reconnaître aux femmes la légitimité civique ne viendra pas avant de longues décennies).
Il faudra attendre le XXe siècle, les années 70, pour qu'un courant politique se définisse en France comme réformateur. J'en étais. À la tête de ce courant il y avait des hommes que j'ai respectés, connus et aimés. Jean-Jacques Servan-Schreiber flamboyant, Jean Lecanuet dont j'ai été le collaborateur et ami, obstinément résistant. À l'époque ils sont l'un et l'autre à la tête des deux courants centristes du pays, le courant laïque avec le parti radical et le courant chrétien avec le centre démocrate. Pris en étau entre la droite au pouvoir autour de Georges Pompidou, et le parti socialiste qui vient de se créer et dont le dogme est l'union de la gauche, ils décident de réunir leurs forces. Et il relèvent le vieux mot de réforme, en décidant de s'intituler Mouvement réformateur.
Réforme, à l'époque, le mot a un sens précis. Il signifie progrès social sans révolution. Dans le grand combat historique entre les deux côtés du mur de Berlin, les réformateurs affirment que l'on peut trouver du progrès social sans violence, sans dictature du prolétariat, sans nationalisations, sans rien céder au totalitarisme. Et même, ils disent qu'il ne peut y avoir de progrès social qu'en défendant les libertés et la responsabilité des citoyens. Ce combat, conduit par deux brillants esprits, deux condottieres de la politique française, sera brutalement interrompu par la disparition prématurée de Georges Pompidou, l'élection de Giscard, et la fusion-acquisition comme on dirait aujourd'hui en termes d'affaires, qui conduisit ce courant à rejoindre le panache du nouveau président de 1974.
Le mot réforme ne disparut pas avec le mouvement réformateur. Régulièrement, les figures de ce courant politique rappelèrent quel était le choix fondamental qui les animait et les inspirait : non pas la révolution, mais le progrès par la loi et par la conviction des citoyens. Mais ce courant d'indépendance et de préoccupations sociales se trouva comme aspiré par le pôle de droite, et peu à peu lui rendit les armes.
Alors fut perpétré le détournement. Dois-je avouer que moi-même, qui étais un réformateur militant, je ne vis rien de la manoeuvre ? Bien contents que nous étions de voir utiliser le mot qui nous servait d'oriflamme et de signe de ralliement. Bien contents, bien naïfs, stupides de ne pas comprendre d'un seul coup que ce mot qui était un mot de progrès, on allait en faire un mot de réaction. « Réforme » était un plus social : on allait sans rien en dire, sans rien en montrer, en faire un moins.
La mode était alors à Margaret Thatcher. Les « réformes » de la « dame de fer » avaient pris le sens agressif d'une remise en cause de tous les cadres sociaux de la Grande-Bretagne. Et dans une partie de l'opinion française une telle campagne apparaissait comme un exemple : les syndicats mis à genoux, les sécurités Sociales rayées d'un trait de plume, le risque remis au goût du jour.
Réforme : c'est Édouard Balladur qui comprit le premier tout le parti qu'on pouvait tirer de l'utilisation d'un mot chargé d'une telle richesse évocatrice. On créait le leitmotiv qui regrouperait sous la même définition bienveillante les chapitres différents d'une politique libérale. Quelques mois avant les élections législatives de 1993, alors que la France était en récession et la défaite du parti socialiste assurée (les socialistes allaient revenir moins de 60 à l'Assemblée nationale, à peine 10 % des sièges), il publia le Dictionnaire de la réforme, véritable programme pour l'alternance qui venait, dont il entendait assurer la direction comme Premier ministre de cohabitation. Édouard Balladur avait eu l'habileté de se donner un profil centriste : son image était à cette époque celle d'un libéral équilibré, avec une forte préoccupation sociale.
La réforme était le mot clé de la période. Je me souviens d'avoir fortement déplu à Édouard Balladur lorsque j'affirmai, à peine nommé au ministère de l'Education nationale, qu'il n'y aurait pas de réforme Bayrou. J'étais [A l'époque...] assez indépendant d'esprit, et peu porté à la révérence.
J'avais publié un livre deux ou trois ans auparavant [La Décennie des mal-appris, Flammarion] pour expliquer à quel point la réforme annoncée à grand son de trompe était vouée à l'échec dans cette grande institution. J'y condamnais la fatuité des ministres qui veulent à tout prix qu'une loi porte leur nom, démarche qui me paraissait parfaitement inadaptée aux problèmes de l'éducation, qui se nouent dans une classe dans le rapport personnel, et mystérieux, entre un enseignant et un élève. J'y défendais l'idée que la loi, la circulaire, contrairement à ce que croient ceux qui les édictent, sont en réalité sans la moindre portée sur le rapport pédagogique. Ce n'est pas le même ordre de réalité. La discussion législative, le décret d'application, la circulaire dans le bulletin officiel de l'Education nationale, rien de tout cela n'est susceptible de changer la seule chose qui compte : le crédit d'un enseignant aux yeux de son élève.
J'écrivais : « Rien ne se passe dans la loi et tout se passe dans la classe. Ce qu'il faut changer ce n'est pas la loi, si l'on peut, c'est la classe. » Quinze ans plus tard je n'ai pas changé d'avis sur le sujet. Et les échecs successifs de tous les ministres matamores annonçant à l'avance que cette fois on allait voir ce qu'on allait voir m'ont ancré dans cette conviction.
On peut faire beaucoup sans provoquer des vagues de rejet qui ruinent l'action la mieux intentionnée. Il suffira peut-être de rappeler que le jour où j'ai quitté l'Education nationale au printemps 97, au moment de la dissolution ratée, le jugement des parents sur l'école était le plus favorable qu'on ait mesuré depuis que l'enquête existe. La réforme du bac, encore en vigueur aujourd'hui, celle du collège saluée unanimement, les programmes récrits à l'école primaire, les stages de troisième en entreprise, la réforme de l'université approuvée par tous les acteurs malgré les difficultés de l'organisation des études en semestres, l'augmentation des heures de philosophie pour toutes les disciplines, des heures d'éducation physique au collège et au lycée, la réforme des classes préparatoires aux grandes écoles, tout cela se construisit sans heurts, sans perte de temps, grâce à des efforts continus d'une concertation presque quotidienne, que me reprochaient pourtant des imbéciles au menton avantageux.
Il ne me manqua même pas la manifestation millionnaire, un million de manifestants (même si je crois qu'ils étaient plutôt 500 000 mais cela fait beaucoup de monde quand même), à propos de la loi Falloux. Pas de faux-semblant : par la faute de mon goût pour l'esprit mousquetaire et les duels à l'épée, j'étais le premier, sinon le seul responsable de ce qui m'arriva. J'avais voulu passer en force, pour montrer sans doute que mes prédécesseurs appartenaient à l'univers des hésitants. Je l'avais fait dans une manoeuvre parlementaire brillamment conçue, fortement exécutée et parfaitement stupide.
J'avais bien mérité ce qui arriva, même si évidemment le contenu de la loi ne valait ni immense honneur ni flétrissure d'indignité. Il s'agissait seulement de permettre aux collectivités locales de donner une participation aux écoles privées en matière d'investissements immobiliers, pour l'essentiel de leur permettre de réparer les toits des écoles en détresse. Simplement, j'avais sous-estimé la portée symbolique d'une telle décision ; et François Mitterrand savait, lui, qu'en politique les symboles sont de la dynamite.
Contre la Réforme supposée tout régler, je défendais l'idée de progrès continu : analyse précise des blocages multiples qui mettent en difficulté élèves et enseignants, avec correction de ces difficultés, accompagnée d'un vaste travail d'évaluation des démarches pédagogiques au travers des résultats effectifs obtenus pas les élèves. Ainsi la liberté pédagogique demeurait entière, et les méthodes d'enseignement les plus efficaces étaient amenées à être repérées d'abord, généralisées ensuite.
L'école tout entière en serait entraînée dans un mouvement de progrès avec le moins possible de crises qui sont autant de blocages.
Mais d'avoir prononcé cette phrase « il n'y aura pas de réforme Bayrou », fut considéré dans les cercles où l'on parle à voix basse comme un crime de lèse-majesté à l'égard du Premier ministre dont la réforme était le drapeau... Cela me valut une ombre de disgrâce. Mais j'allais être élu à la présidence du mouvement centriste de l'époque, tout jeune président, assez bien vu de l'opinion comme le sont toutes les étoiles montantes qui sont assez souvent des étoiles filantes. J'étais donc utile pour appuyer l'élection à l'Élysée de celui qui occupait déjà Matignon. J'étais certes promis à la disgrâce. Mais la disgrâce fut remise à plus tard et comme souvent en politique, il n'y eut pas de plus tard.
La vraie question : progrès ou régression ?
À partir de cette époque le mot réforme servit à tout, et donc principalement aux basses oeuvres.
C'est devenu une vérité qu'on ose à peine discuter qu'il est essentiel de réformer. Je prétends que cette affirmation n'a pas de sens en elle-même. La question préalable est de savoir dans quel sens va la réforme. Car il est des réformes qui sont des régressions, des retours en arrière, des abandons et des défaites. Il est des réformes absurdes et dont on se mord les doigts encore plusieurs décennies après. Les nationalisations de 81, les trente-cinq heures, le bouclier fiscal, ce sont des réformes.
Sont-elles bonnes pour autant ? J'ai vécu de près, par exemple, la bêtise au front de taureau qui présida à la restriction du nombre des médecins par les gouvernements successifs des années 90. La technocratie aveugle et sourde était entièrement dirigée par une idée simpliste : « Moins il y aura de médecins, moins il y aura d'ordonnances. » On étrangla donc le numerus clausus. Ministre de l'Enseignement supérieur, je me battais avec l'acharnement du désespoir contre le ministère de la Santé pour sauver les places au concours (voyant des générations entières d'étudiants sacrifiés), et pour qu'on veuille au moins regarder la pyramide des âges des médecins français. Il était aveuglant qu'on se dirigeait tout droit vers un déséquilibre. Rien n'y faisait. Le gouvernement fit même voter des mesures spéciales de dégagement des cadres, offrant aux médecins qui accepteraient de se retirer dans une préretraite précoce des conditions si avantageuses qu'ils furent plusieurs milliers à les accepter. Aujourd'hui, partout, et en particulier dans les zones les plus fragilisées de notre pays, on manque de médecins, généralistes et spécialistes, on manque d'urgentistes, de gynécos, d'ophtalmos, de psychiatres, et ce sont les médecins venus de pays étrangers, d'Europe centrale et orientale, d'Afrique, d'Inde, bientôt de Chine, qui sont appelés en renfort, souvent maltraités, alors que des milliers et des milliers de jeunes étudiants ont vu leur vie gâchée pour quelques centièmes de points : on les a privés du destin qu'ils avaient choisi et amputés de leur vocation.
Ce qu'on appelle réforme, c'est souvent ce que le haut, les initiés, décide à la place du bas, les praticiens, ceux du terrain, ceux qui ont l'expérience et ne sont pas réputés avoir l'expertise. Il y a une pensée unique de la réforme, suffisante, sûre d'elle-même, qui aura beaucoup fait pour qu'un gouffre s'installe entre les citoyens et les décideurs, entre ceux qui subissent et ceux qui choisissent.
Le mot est devenu si répétitif qu'il a lui-même oblitéré son sens. « Tout le monde est d'accord pour la réforme », « tout le monde pense que la réforme est nécessaire ». En fait il y a derrière ce mot de la pure et simple idéologie. Il y a l'idée que le changement est nécessaire en lui-même. La stigmatisation des « conservateurs » est devenue un lieu commun du débat politique. « Vous êtes des conservateurs », accusait autrefois la gauche s'adressant à la droite. « C'est vous les conservateurs puisque vous ne voulez rien changer », rétorque aujourd'hui la droite s'adressant à la gauche. La seule question que l'on ne pose jamais, c'est : changer pour quoi faire ?
Seul le citoyen basique se dit qu'il serait bien, une fois pour toutes, qu'on considère que les réformes ne valent que si elles sont progrès, amélioration, et qu'il convient donc de définir le but que l'on veut atteindre avant de les décider. Ce qui n'est jamais fait. Pourtant la discussion et la définition du but à atteindre permettrait une méthode de la réforme, qui donnerait enfin sa place aux intéressés, aux bosseurs de terrain.
De la réforme comme défaite
Dans l'idéologie de la réforme s'est glissée de surcroît une défaite, comme un déclassement, une dévaluation du modèle français.
Nous, France, avons construit, au travers du temps, un modèle de société. Un projet de contrat social. Un modèle qui avait ses défauts sans doute. Comme les autres. Pas plus. Et même plutôt moins si l'on regarde la France, mère des arts, des armes et des lois. Et depuis que ce vers fut écrit, quatre siècles se sont écoulés, et plus. Et de ces quatre siècles et plus, nous n'avons pas à rougir, ni dans les arts, ni dans les armes, ni dans les lois. Certes, il est de bon ton, dans les cercles de pouvoir, de moquer la France. Et si nous la regardions au contraire avec fierté ? À sa juste mesure. Comme un des seuls pays au monde qui aient fait naître un modèle de société, républicain, parce que démocratique, laïque et social. Et il faut rompre, en effet, non pas avec notre modèle, mais avec toute une école de pensée qui voudrait nous persuader de renier ce que nous sommes pour rejoindre le commun troupeau. C'est parce que nous sommes différents que nous valons la peine. Et renoncer à notre différence, c'est renoncer à compter.
Comme si de notre modèle il fallait avoir honte. Comme si toute notre histoire républicaine devait se renier, face à l'histoire des Anglo-Saxons. Comme si de la grande confrontation mondiale entre les deux modèles qui se sont avancés sur la scène des derniers siècles il nous fallait sortir vaincus, signer notre reddition.
Et cela se constate dans tous les secteurs de la vie d'une société. La justice, par exemple. Nous avions un système juridique et juridictionnel : on veut nous persuader de l'abolir. Nous avions inventé la neutralité de l'instruction : un juge indépendant, dans les affaires pénales, les plus graves, était chargé de conduire l'instruction, l'enquête, non pas comme un accusateur, mais comme un magistrat impartial, défendant aussi bien la société que l'accusé, instruisant, comme on dit, à charge et à décharge. Les Anglo-Saxons avaient mis au point un autre système, système accusatoire, où le juge sert uniquement à tenir balance égale entre avocat et procureur, entre défenseur et accusateur.
Avantage donné à qui a les moyens de se payer le meilleur cabinet d'avocats, les meilleurs détectives privés, pour établir, à tort ou à raison, des preuves d'innocence. Et si le juge voit devant lui un pauvre bougre, défendu — comment le saurait-il ? — par un avocat incompétent, il ne peut lui porter secours puisqu'il ne doit tenir compte que des arguments, des moyens, qu'on fait valoir devant lui. Fortune des cabinets américains.
Notre système de droit pénal a été copié par une cohorte de pays : pays francophones, pays d'Europe centrale et orientale. C'est le moment que nous choisissons pour baisser pavillon. Nous renonçons à défendre ce que nous sommes. On veut, reniant des décennies de mise au point, nous faire abandonner notre propre modèle et adhérer au modèle anglo-saxon. Et cela au moment même où, après la catastrophe d'Outreau, une commission de parlementaires et de magistrats unanimes ayant examiné toutes les hypothèses, notamment celle du renoncement au juge d'instruction, s'était prononcée, au contraire, pour un renforcement de cette indépendance par la mise en place d'une collégialité, des pôles d'instruction, permettant au magistrat d'échapper à sa solitude et aux risques d'errements qu'elle fait effectivement courir. Ce n'était pas renoncer, c'était améliorer et renforcer.
Le pouvoir actuel a décidé de faire litière de cette réflexion, pourtant conduite par nombre de ses amis. Il a engagé la France judiciaire dans le renoncement à ses propres principes, sans lui offrir la garantie d'un parquet indépendant. Plus aucune « affaire » ne pourra sortir si elle gêne le pouvoir en place. Nous abandonnons des positions solidement acquises, respectées dans le monde entier et spécialement dans l'univers des juristes. Nous allons accrocher notre wagon au train de la justice américaine. Il nous faudra de longues années pour en comprendre les défauts et en maîtriser les arcanes. Ce temps perdu ne se rattrapera pas et l'école de droit française se trouvera déclassée.
Nous avions un système de normes comptables. Ce système servait de modèle à toute une partie du monde. Il était fondé en raison. Il avait fait ses preuves. Il reposait sur l'idée que l'on ne peut pas, dans le bilan d'une entreprise, ne prendre en compte que les valeurs variables du marché, de l'estimation instantanée. Il faut un minimum de valeurs fixes. Et lorsque j'achète mille, même si momentanément le marché a baissé, je ne suis pas dépossédé de tout, ma valeur peut remonter.
L'estimation instantanée, tous les trimestres, par exemple, est doublement dangereuse : elle est trop euphorisante quand tout monte, trop désespérante quand tout baisse. Elle provoque des risques excessifs, et des déprimes catastrophiques. Nous étions fondés en raison. Et puis nous avons baissé pavillon. Nous avons accepté que les normes comptables soient revues à la mode des Anglo-Saxons.
Nous y avons beaucoup perdu en rayonnement. Et le monde économique y a beaucoup perdu, comme on l'a vu au déclenchement de la crise américaine.
Nous avons un modèle universitaire et de recherche : envié de beaucoup dans le monde, avec des lourdeurs, certes, mais avec une logique. Nous portions un modèle unique qui considérait que, où que l'on se trouvât sur le territoire national, on était membre de la même Université, Universitas, que les diplômes avaient la même valeur. Les autres, notamment les Anglo-Saxons et les Allemands, avaient des universités concurrentes, nous avions une Université nationale. Et nous étions fiers d'affirmer qu'on pouvait faire de magnifiques études de droit public à Pau, de physique à Strasbourg, que les établissements parisiens étaient riches et respectés, mais que le reste du territoire n'était pas abandonné. Que la recherche s'appuyait en même temps sur les établissements universitaires, et sur les grandes institutions scientifiques, CNRS, INSERM, Instituts de physique ou d'informatique, et que cela nous avait donné belle moisson de prix Nobel.
Insidieusement, nous avons baissé pavillon. Fascinés par des classements commandés par les normes des autres — sait-on par exemple que dans ces classements internationaux, type classement des universités de Shanghai, on donne un avantage décisif aux recherches publiées en anglais —dites-moi comment on publie en anglais à propos de droit pénal français, d'histoire de France, de littérature française, de philosophie... —, nous avons peu à peu accepté l'idée que notre Université n'était plus qu'une apparence, que désormais les universités étaient bel et bien concurrentes, que les diplômes ne se valaient pas, ce qui est peut-être vrai pour des préparations pointues, mais assurément faux pour le courant des préparations universitaires.
Ce n'était pas que les établissements universitaires qui la composent n'aient pas besoin d'autonomie.
Ils ont besoin d'autonomie et de reconnaissance. Ils crèvent de n'avoir ni l'une ni l'autre. Bien sûr, les universités sur le terrain ont besoin d'autonomie ! On les fait vivre sous le règne de la paralysie et de la vexation permanente. Il fallait demander la permission d'une autorité supérieure, rectorat ou ministère, pour acheter une photocopieuse, un ordinateur, peut-être même des stylos et du papier. Il fallait aux universitaires remplir des papiers sans nombre pour se faire rembourser un billet de train, même en seconde. On devait demander au service compétent du rectorat l'autorisation d'allumer le chauffage quand venait l'automne. Ce n'est pas seulement qu'elle manquait de liberté, l'Université, en ses établissements, c'est qu'elle était paralysée par la bureaucratie, par les règlements, par l'organisation des marchés publics.
Mais cette autonomie d'établissement est parfaitement conciliable avec l'unité de l'université française. Et cette unité se défendra. Ceux qui veulent nous conduire vers l'univers anglo-saxon où chaque université a sa propre loi rencontreront cette résistance. Dans le modèle anglo-saxon, ce n'est pas de l'autonomie, c'est de la concurrence. Chaque université a sa liberté de recrutement, son corps enseignant, sa politique de recherche, son financement, sa liberté de fixer les droits d'inscription, de sélectionner ses étudiants et, surtout, d'accorder ses diplômes.
Je ne crois pas que ce type d'organisation pourra s'établir en France, et je ne crois pas qu'il le faille.
Je pense qu'il est bien, et juste, qu'une licence de l'université de Pau ou de Limoges soit regardée comme équivalente à une licence de la Sorbonne. Je pense qu'il est bon et juste qu'un étudiant puisse faire des études convenables près de chez lui, si sa famille n'a pas les moyens de lui assurer une subsistance dans une grande ville universitaire. Ce ne sont pas des valeurs ringardes, des valeurs du passé. Et même, pour moi, cela est plus juste que d'avoir à assumer les milliers de dollars que représente une inscription dans une grande université américaine (entre 5 000 et 25 000 dollars, et davantage, pour l'inscription annuelle). On vous dira : oui, mais pour les étudiants les plus brillants, il y a des bourses. J'aimerais savoir combien. Et il y a beaucoup d'étudiants qui méritent de faire des études même s'ils ne sont pas parmi les plus brillants. Les enfants de familles favorisées, on ne leur demande pas d'être brillants a priori pour avoir le droit de faire des études. Pour les autres, dira-t-on sans doute, il y a des prêts. C'est-à-dire l'inégalité consacrée au départ, les uns libres de toute dette, les autres chargés de lourdes annuités.
Ce malentendu n'a jamais été levé : je ne connais personne qui récuse l'idée que la gestion de l'université, des établissements universitaires, doive être rendue plus autonome, dans un grand mouvement de confiance au terrain. Je ne connais personne qui ne reconnaisse le besoin d'une impulsion, d'une direction pour l'ensemble de la communauté universitaire, assumée par son président. Y compris en termes de stratégie de recherche, par exemple, en termes de valorisation de secteurs disciplinaires.
Mais l'appartenance à notre Université nationale impose le respect de contraintes : égalité des diplômes, identiquement opposables aux conventions collectives, ouvrant identiquement droit aux concours de la fonction publique. Et le recrutement fait le reste, et le concours classe. Évaluation nationale des chercheurs, et évaluation par les pairs. Lutte contre le localisme dans le recrutement des enseignants et des chercheurs. Je suis pour ma part partisan des concours nationaux, constituant un vivier dans lequel chaque université serait ensuite libre de piocher.
Il n'y a rien de difficile dans une telle approche : elle suppose simplement que l'on accepte la logique historique de l'Université française, corrigée de ses dérives et de ses faiblesses.
Chapitre 5 : La rupture
« Rupture », donc. Visé, notre modèle français, si souvent moqué pendant la campagne électorale de Nicolas Sarkozy. Modèle républicain, admirablement défini en trois adjectifs par le texte même de la constitution : la République est démocratique, laïque et sociale.
Or, depuis que le nouveau pouvoir est installé, la République est de moins en moins démocratique, puisque tous ses principes, contre-pouvoirs et séparation des pouvoirs, sont allègrement abandonnés, sans la moindre précaution pour sauver même les apparences.
Elle est de moins en moins laïque puisque tous les discours officiels sur le sujet s'aventurent en direction d'un mélange des genres, jusqu'à maintenant inimaginable en France, entre politique et religion, État et Églises ou confessions.
Elle est de moins en moins sociale puisque les inégalités s'accroissent, et que les acteurs du jeu social, syndicats et corps intermédiaires, sont écartés des vraies décisions et de surcroît moqués, en tout cas lorsque le climat était au beau. « Maintenant, en France, disait-on pendant l'été, lorsqu'il y a une grève, on ne s'en rend même plus compte ... »
« Rupture » avec le modèle républicain, et adhésion à un autre modèle, celui qui depuis deux décennies prétend dominer l'univers en imposant ses choix comme s'il s'agissait de lois intangibles.
Par commodité, pendant la campagne électorale, j'ai dit « modèle américain ». Bien entendu, comme on le voit désormais avec éclat, les Américains sont victimes comme les autres humains de cette déviation. Peut-être même découvrira-t-on qu'ils en ont été victimes plus que d'autres encore.
Le définir exige d'utiliser des mots compliqués, « néoconservateur », diront les uns, « néolibéral », affirmeront les autres. En vérité, il n'y a en tout cela de néo que les mots. Car il s'agit seulement du plus vieux des renoncements de l'histoire : l'acceptation de l'exploitation du faible par le fort.
L'acceptation de la montée des inégalités, la concentration de la puissance, de toutes les puissances, économiques, financières, politiques, médiatiques, entre les mains d'un groupe, petit par le nombre, mais démesuré par l'influence, la manipulation subtile de l'opinion. Or, c'est bien contre ce renoncement que nous avons construit notre pays, notre maison.
La France, c'était précisément le pays où, face au faible, le fort n'avait pas tous les droits. Il y a cent cinquante ans que Lacordaire l'a dit mieux que moi : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime et c'est la loi qui affranchit. » C'est avec cela qu'ils veulent rompre et imposer le modèle inégalitaire.
L'aveu
On m'a longtemps reproché ma dénonciation du ralliement de Nicolas Sarkozy et du régime au modèle inégalitaire, au modèle des inégalités croissantes [Notamment dans un article de la revue Commentaire dirigée par Jean-Claude Casanova, à l'automne 2007]. On me disait, et parfois parmi mes amis proches, « tu exagères ». Eux écoutaient les discours, soigneusement écrits pour entretenir l'ambiguïté. J'écoutais la musique et je voyais les actes.
Mais maintenant, au moins, c'est clair. Dans un discours à Saint-Quentin, à la fin du mois de mars 2009, l'actuel président a prononcé cette phrase : « Une société égalitaire, c'est le contraire d'une société de liberté et de responsabilité. » Cette phrase est apparue violente à bien des yeux qui jusqu'alors refusaient de voir. Le Monde en a fait son titre.
Nous sommes en France. Nous avons l'égalité dans notre devise. Et même l'égalité est la clé de voûte de la devise. Nous sommes en France et le président de la République vient nous dire, sous les applaudissements, que l'égalité c'est le contraire de la liberté et de la responsabilité. Dans quel domaine de la vie d'une société l'égalité est-elle un handicap ? Y a-t-on réfléchi ? Les contempteurs de l'égalité y ont-ils réfléchi ? Ce n'est évidemment pas, j'imagine, face à la loi. « [La loi] doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents [Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, article VI]. » Dans nos principes, il n'y a pas de passe-droits en France, malgré les décisions qui sont prises tous les jours. En tout cas, il ne devrait pas y en avoir. Il n'y a pas de castes en France, pas de clans qui conduiraient à des privilèges, des avantages, des emplois publics, des dignités. En tout cas, malgré ce qu'on voit tous les jours, il ne devrait pas y en avoir. Et s'il y en a, c'est condamnable et ce sera condamné. Et s'il y a dérive, ce qu'il faut, c'est la corriger, pas l'avaliser.
L'égalité, c'est notre affaire à nous. C'est la République qui donne espoir à ceux qui n'ont ni naissance, ni protection, seulement leur part de « vertus », dont la racine veut dire courage, et leur part, petite ou grande, de talents.
Alors que veulent-ils dire, en ouvrant ainsi la guerre contre l'égalité, contre la société qui se fixe l'égalité comme règle ?
Il est un domaine de la vie, c'est vrai, dans lequel l'inégalité est la règle, et le moteur. C'est le marché. Les uns gagnent, les autres perdent. Et nul ne songe à faire grief aux premiers de gagner, ni à plaindre les seconds qui perdent. C'est le monde de la concurrence. Pour les tenants de ce modèle, il est temps que les lois du marché, les lois de la concurrence soient reconnues comme les lois sociales par excellence. En particulier que la richesse des uns cesse d'être mise en cause par les autres, notamment par l'impôt. Ils disent qu'ils vont remplacer le modèle égalitaire, fondé sur la justice et l'égalité des droits, par un modèle inégalitaire: l'inégalité de traitement fondée sur l'utilité sociale. Et si les riches sont riches, c'est qu'ils l'ont bien mérité, et leurs enfants, et les enfants de leurs enfants aussi.
Peuple
On concevra aisément que l'auteur de ces lignes n'est pas un « gauchiste » de stricte obédience. Il a aussi souvent été taxé de droitisme par la gauche que de gauchisme par la droite, et parfois inversement, ce qui lui a fait une belle jambe. Il est un républicain français et un démocrate français, qui a toujours pensé, naïvement sans doute, mais constamment, que les peuples avaient besoin, en même temps, de liberté et de justice. Ou, si on veut le dire autrement, de prospérité et de justice. Et d'abord qui a toujours pensé que les peuples existaient vraiment, qu'ils ont un destin, une histoire, une âme, si l'on accepte, même avec le sourire, les grands mots. Que les peuples sont comme des fleuves, qu'ils ont une direction, et qu'ils n'en changent pas aisément. Quelqu'un qui s'est trouvé en Pascal, en Montesquieu, en Hugo, en Péguy. Et qui s'est pour cette raison ressenti, toujours, en même temps, français et européen.
Vieux mot : républicain. Synonyme : démocrate. Peuple. Représentant du peuple. En ce sens, ils ne m'ont pas fait trop de peine, les zozos qui croyant m'attaquer m'invectivaient de « populiste ». Je m'accepte, je me revendique peuple. Et plus ça va, plus j'avance, plus j'y vois une vocation. Je suis de ce côté-là : les gens sans appuis, sans relations, sans réseaux. Les jeunes filles et les garçons qui croient qu'il y a des règles en République, et qu'elles doivent être respectées, et qu'il suffit de se former pour comprendre et pour avoir sa chance. Je suis du côté des idéalistes, et j'y tiens. Pas des idéalistes bêlants. Des idéalistes militants. Ceux qui croient que sans idéal, la vie civique ne mérite pas d'être vécue. Contre eux, ils trouvent toujours les soi-disant « pragmatiques ». Ceux qui nous empoisonnent avec la certitude que « la fin justifie les moyens ». Vieille engeance. Et qui se frottent les mains, l'air malin et satisfait. En fait, ils se vantent. Car « pragmatiques » est trop beau mot pour eux, qui veut dire qu'on se laisse guider par les réalités. Car des réalités ils connaissent peu, seulement la loi du plus fort, devant laquelle ils se plient, avec amour, l'oeil bovin.
Et je me revendique modéré. Je crois même que la modération en politique est vertu. Et la sagesse aussi. Je suis un républicain modéré, pas modérément républicain. Voilà tout.
Les Français ne l'accepteront pas
On me dit : mais les Français ont voté. Ils ont participé nombreux, ils se sont passionnés. Je sais, j'y étais. Et même j'y étais, un des trois, un peu pour quelque chose.
On ajoute : leur vote légitime celui qui l'a obtenu.
En rien. Les Français ont choisi ce candidat, mais ils n'ont pas choisi ce modèle. Ils n'ont pas choisi de rendre les armes et de renoncer à leurs valeurs. Au contraire même : pour avoir leurs voix, il a fallu qu'on les abuse, à coups redoublés de citations détournées, de grand-messes à double sens, il a fallu embaucher, pour les convaincre, tous les Jaurès et tous les Blum, presque Marx et Engels. Pour les convaincre de donner leur voix à l'exact contraire de ceux qu'on invoquait.
La surexposition médiatique, la saturation médiatique, comme on a dit, et la mise en scène de la prétendue vie privée ont fait le reste.
Mais à ce détournement de leur volonté, les Français ne donneront pas durablement leur assentiment. J'écris « les Français » sans ajouter aucune étiquette, tant la mise en cause de ces principes et l'inversion de ces valeurs dépassent de beaucoup les frontières des partis. Au-dessus de ce qui est partisan, il y a notre patrimoine commun d'histoire française et de valeurs précieuses. Au-dessus de ce qui est partisan, il y a ce qui est républicain et national. Et c'est cela, ce patrimoine commun, qui est, si je ne me trompe pas, quotidiennement mis en cause.
Il ne s'agit donc pas ici de droite, ou de gauche, ni de centre, comme je l'ai affirmé dès le premier jour de cette période politique. Ce n'est pas affaire d'étiquettes. Ceux qui gouvernent aujourd'hui ne sont pas plus proches de ce que fut l'honneur de la droite française, par exemple gaulliste, qu'ils ne le sont du centre ou de la gauche.
La gauche, au sens large, ne l'acceptera pas. Bien sûr. C'est une famille républicaine. Malgré le changement de camp de plusieurs excellences, ses gènes n'accepteront pas ce qu'on tente de nous imposer.
Le centre ne l'acceptera pas. Grand courant démocratique, avec ses valeurs propres, les valeurs de l'humanisme. Tout ce que croit ce grand courant est jeté à bas, méthodiquement. C'est un courant civique, qui veut que les citoyens, la « base », comme on dit, le peuple, soient formés et informés aussi bien que les décideurs. Il aime Roosevelt, à la radio, qui explique et rassure. Il aime Mendès France en ses causeries. La démocratie ne force pas le peuple, elle le considère.
Et la démocratie ne domine pas le peuple, elle l'organise et elle le représente. Elle souhaite son organisation en corps intermédiaires, indépendants, capables de médiation. Elle veut des citoyens libres et conscients. Elle se dresse contre tout abus de pouvoir, contre tout despotisme même verni.
Et, j'en suis sûr, une partie de la droite ne l'acceptera pas non plus. Car il y a une autre droite que cette droite de domination et de rapports de forces. En tout cas, j'ai connu une autre droite. J'ai connu une droite qui ne parlait pas d'argent devant les enfants. J'ai connu une droite qui s'honorait quand il y avait dans la famille un officier ou un prêtre, bien sûr désargentés. J'ai connu une droite pour qui l'indépendance nationale était une grande chose. J'ai connu des libéraux qui réprouvaient le mélange des genres entre le pouvoir politique et le pouvoir économique, qui pourfendaient l'économie d'État, qui se battaient pour que les médias aient leur liberté, qui étaient heureux d'avoir démantelé l'ORTF, qui ferraillaient contre les concentrations, particulièrement dans la presse. J'ai connu une droite sociale qui se flattait d'avoir inventé la sécurité sociale. Je les ai connus, ceux-là, et je les ai aimés. Ils avaient leurs travers, simplistes et caricaturaux, comme les autres. Mais je les ai aimés parce qu'ils défendaient le précieux et le rare, l'ordre et l'honneur. Ils me rappelaient ce que Péguy dit magnifiquement de Corneille : « Chez Corneille, l'honneur est aimé d'amour, l'amour est honoré d'honneur. » Cette droite-là, la droite d'honneur, et d'ordre, d'une certaine manière je la défends contre elle-même, contre ce dévoiement, cette destruction, cette casse. On voudrait nous faire croire que tout cela a disparu le soir du Fouquet's. Je ne le crois pas. C'est la France et tout ressurgira de ce qui en fit l'amour, et la grandeur.
Amérique et « modèle américain »
Il y aurait du travail pour un historien. Pour un sociologue. Car c'est l'histoire d'une fascination, partagée par toute une partie de la société, notamment par une partie de ses élites, non pas pour notre modèle de société, français et européen, mais pour le modèle de société des autres. Le modèle des Dominants. Censément, le modèle de la plus puissante société occidentale : le modèle américain. Je pourrais, si j'avais le temps, faire la généalogie de tout cela : ce qu'il y a d'anglo-saxon dans cette histoire, les changements que ce modèle a connus ces dernières décennies. Comment l'Amérique des pionniers en est arrivée là. N'importe. Au début du XXIe siècle, l'Amérique paraissait dominer le monde, et dans nos sociétés, les dominants à leur tour se faisaient un passeport, un signe de reconnaissance, de leur familiarité et de leur fascination pour les coutumes, la langue et les codes des puissants. Et pour leurs valeurs. Et pour leurs marottes, leurs préférences, leurs tics. Et pour leur préférence inégalitaire.
Entendons-nous bien : affection pour l'Amérique, pour le peuple américain, reconnaissance, tendresse, à tout cela j'adhère sans nuance. Même en famille : mes enfants ont des cousins américains, de la deep America, l'Amérique profonde, l'Amérique de l'Iowa, celle dont on se moque comme bouseuse, rurale, provinciale. Particulièrement, reconnaissance venue de l'histoire : je sais, avec certitude, que sans les soldats américains, les enfants sacrifiés du peuple américain, l'Europe en général et la France en particulier auraient été réduites en esclavage, et même deux fois ! Hitler aurait définitivement dominé l'Europe dans les années 40. Et nous aurions perdu la guerre de 14-18.
Car en 17, nous étions en train de succomber, les Britanniques et nous, lorsque leurs boys sont arrivés. Et sont morts, encore enfants, par dizaines de milliers, pour la liberté du monde, comme on disait, pour la nôtre en tout cas. Sans discussion. Et la guerre froide, la chute du mur de Berlin, la protection des pays de l'Est européen, tout cela les États-Unis d'Amérique l'ont assumé et imposé.
Deux guerres, presque trois, et deux fois, presque trois fois, une main qui se tend, et cette main est salvatrice. Cela crée des liens, n'est-ce pas, de l'ineffaçable, de l'imprescriptible. Dans chacune de mes responsabilités, je n'ai jamais manqué à ce devoir intérieur de reconnaissance. Le 11 septembre 2001, et dans les mois suivants, cette reconnaissance est devenue pour moi, pour tous mes proches, plus exigeante et brûlante encore. J'ai donc voté en 2001 la participation à la coalition qui allait conduire la campagne d'Afghanistan, non pas en pensant que nous entrions dans une guerre joyeuse destinée à être gagnée (la leçon de la campagne soviétique était trop proche pour être oubliée), mais parce que la solidarité avec le peuple américain ne pouvait pas en rester aux mots : il fallait des actes pour punir les auteurs de ce crime.
À cette solidarité, les Français n'ont jamais manqué. Et moi non plus, dont la famille politique a été considérée, pendant des décennies, comme la plus atlantiste, comme on disait. Et qui avait bien raison de l'être ! Entre la démocratie américaine et le totalitarisme soviétique, entre Kennedy et Khrouchtchev, entre la liberté et le goulag, le choix était vite fait. Et je ne renie rien du jugement qu'alors mes prédécesseurs portaient sur l'histoire de leur temps.
Le grand basculement
Tout a basculé dans les années 80. Jusqu'alors, depuis cent cinquante ans, l'Occident tout entier, dans sa plus large étendue, disons de Los Angeles à Moscou, on comprendra que je vois large, partageait la même vision. Par prudence, je dis l'Occident. Je ne sais pas bien ce que pensaient de leur avenir l'Orient, l'immense Chine, l'Inde multiple, le Japon mystérieux. Mais je sais ce que pense l'Occident. Et d'une manière ou d'une autre, on pensait la même chose aux États-Unis et dans toute l'Europe démocratique. Et même à l'Est, de l'autre côté du rideau de fer : si les moyens étaient odieux, le fil conducteur n'était pas si éloigné.
Depuis cent cinquante ans, capitalistes ou socialistes, démocrates-chrétiens ou sociaux-démocrates, libéraux de tout poil, chacun à sa manière croyait ceci, qui était le grand Credo de l'Occident : le progrès économique allait peu à peu réduire et peut-être un jour effacer les inégalités. C'est pourquoi les sciences et les techniques étaient unanimement soutenues. Il y avait un signe égale entre progrès et lutte contre les inégalités. C'était cela la grande idéologie fondamentale de l'Occident tout entier. Et même le communisme, à sa manière, sur ce point, partageait cet acte de foi.
Bien sûr on y croyait différemment à Londres, héritiers des grands domaines d'un côté et fils de mineurs de l'autre, à New York entre immigrants, à Moscou entre bolcheviques, à Paris avec le vieil idéal républicain de l'école des blouses noires, et de l'hôpital des blouses blanches. Mais on y croyait tous. Pour les uns, c'est l'État contrôlé par une classe sociale qui prescrirait, qui obligerait à l'effacement des inégalités. Pour les autres, c'était le marché qui y conduirait tout naturellement.
Pour les troisièmes, c'était la démocratie, la volonté civique, le choix des peuples et la loi. Et cela faisait les trois tribus qui ne cessaient de s'affronter pour faire l'histoire. Étatistes socialistes, libéraux, démocrates. Mais tous partageaient la même conviction : quand nous serions plus riches, le monde serait plus juste.
C'était naïf, sans doute, mais pas sans fondement. Car nous avons de concert inventé le salaire minimum, les sécurités sociales, l'assurance maladie, l'indemnisation du chômage, l'impôt pour financer et corriger les déséquilibres. C'est ainsi que nous avons fait reculer la pauvreté, en tout cas dans le grand ensemble atlantique, Amérique et Europe. C'est ainsi que nous avons fait progresser la santé, et même que nous avons espéré qu'un jour les pays pauvres pourraient trouver un avenir en rejoignant, un peu plus tôt, un peu plus tard, le modèle que nous leur proposions.
Et tout cela, sans que nous nous en rendions compte, un jour a basculé. Quelque part au tournant des années 80 du XXe siècle, la perspective a changé, sans qu'on nous en avertisse. Tout ce qui allait vers l'effacement, progressif, trop lent, mais l'effacement tout de même des inégalités, tout cela a été remis en cause et une nouvelle idéologie s'est mise à régner sur le monde globalisé : l'idéologie des inégalités croissantes.
Nous n'avons pas vu venir la fracture. Nous n'avons pas vu venir le coup. Les figures politiques qui ont rendu possible le grand changement de cap avaient des côtés énergiques, audacieux qui ont fait que beaucoup les ont admirés. Margaret Thatcher et Ronald Reagan, c'était frappant, n'avaient pas de doutes. Ceux qui avaient pensé leur projet ne se montraient pas. Ils inspiraient, pour quelques-uns ils écrivaient, mais leurs idées et leurs écrits demeuraient relativement confidentiels.
Pourtant c'était réellement une révolution dans les principes autour desquels se construit une société. Les plus marquants d'entre eux, les Hayek, les Friedman, sont de grands savants, prix Nobel tous les deux, dont il est téméraire de résumer la pensée. On peut cependant dire qu'ils ont tous deux remis en cause les bienfaits de l'intervention de l'État, en considérant que les décisions d'intervention étatique qui paraissaient au premier abord généreuses, bien intentionnées, avaient à long terme des conséquences négatives. Pour eux, en effet, chaque fois qu'il y a intervention, on déforme le libre jeu des forces économiques, des consommateurs, des familles et au bout du compte, on trouble l'évolution naturelle. Par exemple, lorsque l'État intervient pour sauver des entreprises dans un secteur dépassé, il empêche que s'exercent les forces de renouvellement. Si l'État n'intervient pas, avec l'argent du contribuable, les entreprises sont obligées de changer. S'il intervient, elles sont dispensées de changer. Au bout du compte, le refus du changement, le retard qu'on lui apporte trahissent en fait l'intérêt général. L'économie ne peut être valablement animée que par de libres entreprises, de libres consommateurs, de libres créateurs. Et les accidents, même les plus graves, font partie de l'histoire. La destruction, comme dit Schumpeter, est aussi une part essentielle de la création.
Mais cette pensée ne s'est pas arrêtée à la liberté. De la défense de la liberté, on est passé sans le dire à la condamnation de l'égalité.
On doit insister sur le caractère subversif et même révolutionnaire pour l'Occident de cette nouvelle idéologie anti-égalitaire. L'idéal d'effacement des inégalités était en cohérence historique et philosophique avec les longs siècles de notre histoire, particulièrement avec le christianisme qui formait le fond commun de notre vision du monde.
C'est avec cette « common law » de la lutte continue contre les inégalités que le néolibéralisme a rompu. C'est un grand tournant pour l'Occident. Ce qui s'est produit là constitue un virage à l'échelle des siècles. Tout d'un coup, la pauvreté, la pénurie n'ont plus constitué le motif de scandale contre lequel il convient de lutter, les plus riches n'ont plus été regardés comme devant contribuer plus que les autres au bien commun, les disparités n'ont plus été regardées comme regrettables, même si pour certains elles étaient inévitables. Les inégalités, au contraire, ont été regardées comme la condition, inéluctable et probablement souhaitable, du dynamisme de la société. De scandale à combattre, les inégalités sont devenues la condition même du progrès. Les inégalités étaient inscrites au débit de notre société occidentale, elles sont passées au crédit.
Il y avait à cela de puissantes raisons théoriques. Des raisons sans morale, mais des raisons efficaces. Et pour les gens qui ne considèrent que l'efficacité, et l'efficacité à courte vue, le raisonnement a l'apparence du logique. Si l'on se désintéresse de la justice, et des personnes, des enfants et des vieillards, des pauvres et des malades, on peut parfaitement soutenir ce paradoxe : bien loin de servir l'avenir d'une société, la politique égalitaire la dessert. On peut soutenir que plus on s'enrichit du produit de son invention, plus on est poussé à inventer. Plus on a un intérêt immédiat en même temps que de long terme à créer une société industrielle ou de services, plus vite elle sera mise en place. Plus le bénéfice vous distinguera de la masse de vos concitoyens, plus il sera gratifiant. Plus vite et plus fortement apparaîtront les différences et les disparités entre ceux qui innovent et créent et ceux qui se contentent de suivre, plus nombreux seront ceux qui seront portés à l'effort de création.
C'est une théorie qui s'apparente d'assez près à la physique, à la mécanique des fluides. Lorsque dans un mélange liquide il y a de grandes différences de température entre les masses froides et les masses chaudes, les mouvements qui agitent ce mélange sont d'autant plus violents. À ce moment-là, au sens propre, dans cet ensemble liquide « ça bouge ». Pour qui considère que l'important est que « ça bouge », les disparités et les divergences de situation ne sont pas un méfait mais un bienfait.
Ceux-là oublient simplement que pour se survivre et se projeter dans le long terme, une communauté humaine a besoin de cohésion et de valeurs communes. L'inégalité et l'injustice menacent cette cohésion et ces valeurs communes. Et c'est pourquoi la société d'inégalités croissantes est aussi une société de fragilité croissante.
Le basculement de la société d'inégalités décroissantes à la société d'inégalités croissantes a été la rupture d'un mouvement engagé depuis cent cinquante ans. Le mouvement ininterrompu qui depuis un siècle et demi avait permis à l'Occident américain et européen de conjuguer efficacité et solidarité, société libre et cohésion sociale, ce mouvement a été brutalement cassé.
Croissance réelle des inégalités
Ce qui devait arriver arriva. Les inégalités, au lieu de continuer à régresser, se sont mises à progresser fortement.
Aux États-Unis, l'accroissement des inégalités a été le fait dominant de ces dernières décennies. À
grands traits : au bas de la pyramide, les travailleurs pauvres sont de plus en plus nombreux ; dans le dernier quart de siècle, le prix du travail non qualifié n'a cessé de baisser en termes réels. Et en haut de la pyramide, les riches sont de plus en plus riches. Dans le dernier quart de siècle, la majeure partie du produit supplémentaire produit par la croissance américaine, la totalité de l'enrichissement du pays a été captée par les 10 % qui étaient déjà les plus riches de la population. Et le 1 % le plus favorisé s'est attribué la plus grosse part.
On sait bien quel est le mécanisme qui permet de contenir le coût du travail au niveau le plus bas possible. C'est l'immigration. On considère que l'immigration aux États-Unis a permis de faire entrer chaque année un million de nouveaux travailleurs réguliers et entre 500 000 et un million de nouveaux travailleurs irréguliers. Sur dix ans cela représente entre 15 et 20 millions de personnes dont les exigences en niveau de vie seront naturellement très inférieures à celles de la population déjà présente sur le territoire américain. Ce qui joue, c'est la loi de l'offre et de la demande. Plus nombreux seront les travailleurs disponibles pour un travail non qualifié, et plus bas sera le coût de ce travail.
L'enrichissement des plus riches est tout aussi efficace. Il passe par tous les mécanismes qui baissent les impôts directs et les droits de succession et empêchent toute redistribution. Comme le dit le milliardaire Waren Buffett, qui sait de quoi il parle : « Aux États-Unis la lutte des classes est menée par les plus riches, et ils la gagnent. »
La baisse conjointe de l'impôt direct et de l'impôt sur les successions permet à la fois l'accumulation de patrimoine dans le temps le plus court possible et la transmission de ce patrimoine, avec accumulation supplémentaire, au travers des générations. Les théoriciens libéraux avaient pourtant très tôt indiqué le risque que faisait courir à une société l'accumulation par les héritiers de richesses considérables sans cause réelle. La société s'en trouve déséquilibrée, durablement et dangereusement. L'idée, même naïve, de justifier l'enrichissement par la récompense du mérite disparaît complètement. C'est ainsi que les vrais libéraux ont depuis des décennies plaidé pour des droits de succession substantiels, de manière à empêcher l'accumulation de la rente et à valoriser le travail et le risque.
Il est vrai que ceux qui mènent cette lutte des classes au bénéfice des plus riches ont entre les mains une arme de dissuasion décisive : la menace de délocalisation des contribuables. C'est d'ailleurs pourquoi ils ont sans cesse ligué leurs efforts pour empêcher, notamment dans le cadre de l'Union européenne, toute tentative de coordination fiscale. Pour eux, la concurrence fiscale, le dumping fiscal garantissent à la fois une possibilité d'évasion si le risque apparaît de voir mise en place une fiscalité plus contraignante, et un formidable moyen de pression sur les gouvernements atterrés par la fuite des contribuables qui passent de l'autre côté de la frontière. Concurrence fiscale, arme de combat et de dissuasion à la fois.
Les chiffres le confirment : aux États-Unis, le 1 % le plus riche de la population possède désormais 40 % du patrimoine national. Il en possédait seulement la moitié à la fin des années 70. Une génération ! L'écart de revenu entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres des Américains s'est accru de près de 30 % dans le dernier quart de siècle. Et cet écart est lui-même. un des plus importants des pays comparables (il est de 1 à 15 aux États-Unis — 6 000 dollars pour les 10 % les moins fortunés en moyenne, 95 000 dollars pour les 10 % les plus favorisés toujours en moyenne —, seulement de 1 à 5 en France) [ Notons au passage que l'écart de 1 à 5 en France, qui était resté stable — et c'est remarquable — ces dernières années, n'a pas empêché le fossé de se creuser. Comme le font observer les économistes qui conduisent ces études, si les revenus annuels des 10 % les plus pauvres progressent sur une période de cinq ans de 1 000 euros, et que l'écart de 1
à 5 ne bouge pas, cela signifie que les revenus des plus favorisées ont progressé de 5 000 euros sur la même période. L'écart s'est donc accru de 4 000 euros].
Nous avions, nous Français, notre projet de société, et ce projet était en confrontation avec le projet américain. On le voit clairement si l'on examine l'état de la pauvreté, notamment la pauvreté des enfants. Le nombre d'enfants qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté [Le seuil de pauvreté est fixé, par membre de la famille, à la moitié du revenu médian du pays considéré. Le revenu médian, assez peu sensible aux évolutions brutales, est la ligne qui sépare les revenus de la moitié supérieure du pays de ceux de la moitié inférieure du pays. Pour notre pays, ce seuil de pauvreté est de quelque 650 euros par mois] est en France de 7 %. C'est trop bien sûr. Cela signifie cependant que 93 % des enfants sont relativement à l'abri de la pauvreté. Aux États-Unis, ce sont 22 % des enfants qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté. À lui seul cet écart, 7 % contre 22 %, trois fois plus d'enfants en situation de pauvreté, marque le véritable contraste entre les projets de société des uns et des autres.
Et il s'agit bien d'un projet de société, et non pas de la différence héritée de l'histoire entre ancien et nouveau continent. En effet, la société britannique qui a adopté peu ou prou le même modèle souffre exactement de la même manière : le taux d'enfants au-dessous du seuil de pauvreté y est de quelque 18 %, et il a doublé en vingt ans. Il y a là une signification indiscutable : dans ce modèle de société néolibéral, ou paléo-libéral comme il vaudrait mieux dire, les inégalités sont la règle.
Les inégalités conduisent à la crise
Une société matérialiste dans laquelle les inégalités ne cessent de se renforcer n'est pas viable. On pourrait dire qu'elle n'est pas durable. Les uns ont de plus en plus d'argent à placer dont ils attendent des rendements de plus en plus forts. Les autres manquent de tout dans une société où l'écran de télévision célèbre à longueur de journée la consommation et le luxe. L'argent des premiers cherche à se placer avec intérêts maximaux. Les seconds n'ont qu'une issue pour participer autant qu'ils le peuvent à la frénésie matérialiste : emprunter. Et comme leur solvabilité est fragile, la banque qui place l'argent des plus favorisés leur consent cet emprunt à des taux de risque, c'est-à-dire des taux très hauts. Plus grave encore, la banque doit absolument prêter pour valoriser les dépôts si abondants. Elle recherche donc ces emprunteurs sans défense, elle les séduit, elle fait miroiter à leurs yeux les biens de consommation les plus attrayants. Le commerce de l'argent est un commerce agressif. Et ses cibles sont pieds et poings liés entre les mains des prêteurs.
D'autant qu'il existe un gage : ce gage, ce sont les maisons, dont, sous la pression d'une création monétaire de plus en plus abondante, les prix ne cessent de monter. C'est le crédit immobilier hypothécaire. Ce sont les « subprimes », que Nicolas Sarkozy candidat nous promettait d'introduire en France lors de la dernière campagne présidentielle : « Les ménages français sont aujourd'hui les moins endettés d'Europe. Or, une économie qui ne s'endette pas suffisamment, c'est une économie qui ne croit pas en l'avenir, qui doute de ses atouts, qui a peur du lendemain. C'est pour cette raison que je souhaite développer le crédit hypothécaire pour les ménages... Je propose que ceux qui ont des rémunérations modestes puissent garantir leur emprunt par la valeur de leur logement. Il faut réformer le crédit hypothécaire. Si le recours à l'hypothèque était plus facile, les banques se focaliseraient moins sur la capacité personnelle de remboursement de l'emprunteur et plus sur la valeur du bien hypothéqué. »
La crise n'est pas venue par hasard. Elle n'est pas née n'importe où. La crise est le résultat d'une dérive, celle du modèle inégalitaire, dans lequel la plus grande partie du peuple voit ses revenus baisser sur la longue période, tandis que le plus petit nombre s'enivre de millions. La crise naît d'une bulle, et la bulle, ce sont les inégalités.
Le financier sans le savetier
Faire de l'argent le plus vite possible, subir le moins de prélèvements possible, et le transmettre sans altération à ses descendants, c'est le projet individualiste qui domine le système. C'est ainsi que l'enfant chéri de la société dominante a été pendant ces décennies le financier. Qui dira le nombre de discours qu'on nous a assénés pendant des années, nous expliquant que les plus brillants des jeunes Français partaient à l'étranger, généralement à Londres, que trains et avions étaient remplis de la substance vive du pays, que s'enfuyait par là notre matière grise ? En réalité, dans la plupart des disciplines scientifiques et des formations professionnelles, le phénomène était limité : il était vérifié dans un seul domaine d'activité, le secteur de la finance. Les mathématiciens issus des grandes écoles scientifiques, aussi bien que les élèves des écoles de commerce, étaient « chassés »
par les grandes banques, les uns pour concevoir des modèles mathématiques de plus en plus élaborés et aventurés, les autres pour les vendre, comme commerciaux, ou pour les mettre en oeuvre en tant que traders, de la manière la plus profitable possible. Aujourd'hui ce sont des billets retour que l'on achète, puisque la bulle a éclaté, ramenant brutalement à la réalité jeunes et moins jeunes coureurs d'eldorado.
Tel était donc le débat au moment de l'élection présidentielle de 2007 en France : le modèle américain, celui des inégalités croissantes, dominait le monde. Le modèle républicain français, qui veut lutter contre les inégalités, ou le modèle européen d'économie sociale de marché, qui lui est proche, étaient en situation de résistance. Fallait-il abandonner notre modèle ou au contraire le renforcer ? Baisser pavillon ou au contraire hisser les couleurs ? Le chemin, j'en suis persuadé, que souhaitaient les Français, c'était celui de la sauvegarde du modèle républicain, avec correction de ses faiblesses. Ce que les Français voulaient, c'était non pas ruiner notre modèle, mais l'enrichir, en conserver les principes, tout en y faisant progresser créativité et capacité de réaction.
C'est le contraire qui a été fait. La « rupture » a été proposée aux Français comme l'alpha et l'oméga de l'action politique qu'ils devaient désormais accepter et conduire. La « rupture », c'est-à-dire l'abandon du modèle français, l'oubli du modèle européen, l'adoption du modèle américain.
La politique inégalitaire en France
Dès l'installation du nouveau gouvernement, le pouvoir s'applique à fixer dans la loi les recettes mêmes de sa référence.
Le « bouclier fiscal » est voté dès les premières semaines. Il protège les revenus les plus hauts de la conjugaison menaçante de l'impôt sur le revenu et de l'impôt sur la fortune. Les derniers chiffres connus montrent que parmi les 35 000 bénéficiaires de ce bouclier fiscal, mille parmi eux auront bénéficié de reversements supérieurs à 350 000 euros chacun.
Dans la même période, les droits de succession qui s'attachaient aux patrimoines importants sont pour ainsi dire supprimés.
Symétriquement, les moins favorisés sont l'objet de prélèvements supplémentaires. Des franchises médicales sont instituées, ou renforcées, selon un principe inédit qui consiste à faire jouer la solidarité non pas du bien portant au malade, mais du malade au malade. Circonstance aggravante et mensonge caractérisé, on prétend que ces franchises seront affectées à la recherche contre des maladies redoutées, sida, cancer et Alzheimer. En réalité, bien entendu, il n'y aura pas de ligne budgétaire réservée à cette recherche, et les sommes en question viendront se déverser dans le budget général de l'assurance-maladie.
Des taxes nouvelles sont créées, par exemple taxe d'un milliard sur les compagnies d'assurances et les mutuelles, dont, au bout de la chaîne, les assurés assumeront le coût. Les fiscalistes décomptent douze prélèvements supplémentaires, tous à la charge des classes moyennes.
Quand vient le financement du RSA, on crée un prélèvement nouveau sur le patrimoine. 1,1 %
supplémentaire sur les revenus de l'épargne. Au début, l'idée paraît séduisante à beaucoup. Jusqu'au jour où on s'avise que ce prélèvement supplémentaire s'imposera à tous... sauf aux bénéficiaires du bouclier fiscal, et donc aux plus fortunés. Un impôt pour financer la solidarité, assumé par tous, à la seule exception des plus riches !
Il convient aussi de s'attaquer aux « profiteurs » de tout poil. Par exemple aux veuves qui sont restées au foyer pour élever des enfants pendant que leur mari travaillait. Le mari disparu, elles n'ayant pas cotisé, on leur avait accordé le modeste avantage d'une demi-part fiscale supplémentaire. Le montant moyen de ce signe de reconnaissance culminait à quelque 400 euros par an. Il fallut de toute urgence le supprimer. Autre exemple : le congé parental permettait à des parents de jeunes enfants, à des mères de famille la plupart du temps, de s'occuper de leur bébé pendant trois ans en recevant une allocation de l'ordre de 500 euros par mois. Un pactole. Il a fallu d'urgence annoncer sa suppression, en affirmant de surcroît que cette décision était évidemment prise pour leur rendre service. L'injustice est plus violente quand elle cherche à se cacher sous des raisons moralisantes.
Des inégalités croissantes dans l'entreprise
Le sujet devient brûlant, en France, bien sûr, mais aussi dans tous les pays développés. Il ne se passe pas de jour sans que se découvrent des abus, de plus en plus choquants, de plus en plus mal supportés, à l'intérieur de l'entreprise et particulièrement des grandes entreprises, y compris lorsque la crise les a conduites à demander l'aide de l'État. Hier, on vantait les entreprises citoyennes : aujourd'hui, on constate les dégâts sur le pacte social. Car l'entreprise est en elle-même une société qui devrait reposer sur un pacte de justice, de saine répartition des responsabilités et des revenus.
Les salariés, les dirigeants, les actionnaires, tous ont leur signature au bas de ce pacte.
Ce pacte est rompu. Les dirigeants d'entreprise dont le rôle est d'être les représentants de l'intérêt général de l'entreprise, c'est-à-dire aussi bien des actionnaires que des salariés, ont été dévoyés de ce rôle. Les « managers » ont été inéluctablement entraînés du côté des actionnaires. Il a suffi, c'était rustique, brut de décoffrage, de faire de la valeur de l'action le principal indice des rémunérations exceptionnelles des cadres dirigeants. La plus-value des stock-options généreusement distribuées est indexée sur le cours de la Bourse. De colossales fortunes s'établissent en quelques années. Le gouffre entre les rémunérations des salariés et celles des managers indexées sur la Bourse s'est élargi sans mesure. Les chiffres qui sont avancés impressionnent : on considérait il y a quelques années que l'écart maximum des salaires dans l'entreprise française était de 1 à 40 ; aujourd'hui, on évoque 1 à 500. Mais si l'on accepte de considérer la totalité des revenus réels (stock-options, bonus, retraites garanties, parachutes), alors on peut avoir des multiplicateurs encore plus impressionnants, et plus choquants.
Le pacte social repose tout entier sur un sentiment partagé de justice. C'est vrai dans la société, et c'est vrai dans l'entreprise. Ces déséquilibres, qui transforment les dirigeants en mercenaires des actionnaires, et non, comme ils le devraient, en défenseurs de l'avenir de l'entreprise, en fédérateurs des actionnaires et des salariés, sont destructeurs.
Tant que la loi, comme elle le fait depuis l'installation du pouvoir actuel, protégera et favorisera le creusement des inégalités, les dégâts vont s'accroître. Le pouvoir devrait se méfier : ce sont des choses lourdes avec lesquelles il est en train de jouer. Tant que tout va bien, une telle idéologie est immorale. Quand tout va mal, elle devient dangereuse.
Faire triompher la logique de marché
Ce n'est pas un hasard, c'est une idéologie, théorisée, codifiée. C'est une école de pensée qui déferle sur le monde depuis deux décennies. Il faut lire ses sommes, ses manifestes, pour en comprendre la logique. Les services publics sont sa première cible. À la fin des Trente Glorieuses est apparu un courant de pensée que l'on a, par la suite, appelé New Public Management, que les professeurs de sciences politiques spécialisés nomment le NPM. Il faudrait traduire par Nouvelle Gestion Publique. Les deux lignes directrices retenues sont la réduction des activités du secteur public (minimisation) et l'introduction dans le secteur public des mécanismes du marché (marketisation).
Le livre-programme [David Osborne et Ted Gaebler, Reinventing Government, How the Entrepeneurial Spirit is Transforming the Public Sector, 1992] de ce mouvement affirme sans ambages qu'il s'agit d'introduire les mécanismes de marché, et le premier d'entre eux, la concurrence, compétition, au sein du secteur public, soit par la mise en compétition de services publics et d'organismes privés, soit par la création de nouvelles rivalités à l'intérieur même des institutions publiques. L'évaluation devra se faire par la systématisation de la mesure quantitative et le recours à des indices numériques de performance. Enfin on imposera partout le règne du «
management », de nouvelles pratiques de gestion du personnel fondées en particulier sur la rémunération au « mérite », c'est-à-dire à la performance individuelle appréciée par les gestionnaires.
C'est l'introduction généralisée de la concurrence, considérée comme le seul agent de progrès du service public, à l'intérieur du service et à l'extérieur de ce service qui en fait le fil conducteur.
Concurrence et compétition entre agents, concurrence et compétition à l'extérieur du service public : négation définitive qu'il puisse y avoir une différence de vocation entre le marché et le service public, y compris l'école et la santé : « Quand les fournisseurs de service sont obligés d'entrer en compétition, ils baissent leurs coûts, répondent rapidement aux demandes de changement, et luttent puissamment pour satisfaire les clients [«When service providers must compete, they keep their costs down, respond quickly to changing demands, and strive mightily to satisfy their costumera », op. cit., p. 79] »
Le monopole le plus directement ciblé est celui de l'école publique. C'est vrai à la fois pour le choix de l'institution où les parents voudront scolariser leur enfant, et l'invitation faite aux institutions scolaires de se gérer de manière autonome, de se mettre en concurrence pour le recrutement des élèves ou des étudiants et pour la recherche de fonds. « La vraie compétition signifie compétition à la fois pour les étudiants et pour les ressources [« True competition means competition for students and funds », ibid., p. 103]. » On comprend dès lors pourquoi la mesure la plus urgente, même si on a découvert sans surprise qu'elle était inefficace et socialement injuste, était le démantèlement de la carte scolaire. Et on comprend quelle est la logique de la loi qui invite les universités à rechercher elles-mêmes leurs propres fonds.
La concurrence, pour ce courant de pensée, produit automatiquement l'amélioration des systèmes en compétition. Ainsi des écoles soumises à la nécessité de gagner le coeur des parents, de s'attirer le plus de fonds et les meilleurs élèves, découvriront-elles le besoin et les moyens de se transformer et de s'améliorer: «Seule la compétition peut créer la motivation nécessaire pour que toutes les écoles s'améliorent — parce que seule la compétition pour les clients crée des conséquences réelles et une vraie pression pour obtenir le changement [« Only competition can motivate all schools to improve
— because only competition for customers create real consequences and real pressure for change...
», ibid., p. 96.] »
Inégalité croissante ? Les auteurs reconnaissent — comment pourraient-ils le nier ? — qu'en effet ce système est inégalitaire. Mais ils affirment que les écoles les moins cotées seront elles aussi obligées de changer et qu'en ce sens le système sera plus équitable. Qu'on veuille bien s'arrêter une seconde à cette affirmation. La mise en compétition des services publics, des écoles par exemple, exige que chacun des établissements ait la liberté de recruter ses enseignants, de les organiser comme il l'entend, de mieux les payer pour attirer les meilleurs. Qui ne voit qu'il y a là une spirale ?
Les établissements les mieux cotés recruteront les meilleurs enseignants, dans les meilleurs quartiers, puisqu'ils recevront les élèves des milieux culturellement et socialement, et même géographiquement, les plus favorisés. Les moins bien cotés accumuleront les difficultés, élèves issus de milieux sociaux fragiles, professeurs dont les autres n'auront pas voulu, financements déficients. L'inégalité produit l'inégalité, et non pas l'amélioration parallèle du sort de tous.
Équité. Nous avons tous employé le mot dans le sens de justice, sans voir qu'on le confisquait dans un tout autre sens. Équité, pour cette école de pensée, c'est le paravent de l'acceptation des inégalités, considérées comme moteur du progrès de la société. Il faut seulement que les inégalités soient « acceptables ».
C'est ainsi que nous nous sommes fait cocufier, nous France. Nous en étions bêtement restés à liberté, égalité, fraternité. À l'égalité comme clé de voûte. À l'aspiration égalitaire comme contrat social, comme condition à la fraternité. Car, dans le dialogue des trois vertus, chacune tient l'autre.
Tu ne peux être fraternel qu'avec un égal, et il ne saurait y avoir d'égalité sans liberté. De sorte que la devise républicaine n'est pas seulement une énumération, c'est une dynamique : la liberté conduit à l'égalité et l'égalité à la fraternité. Voilà ce que cette idéologie a décidé de briser avec le culte de la concurrence généralisée. Et c'est pourquoi, désormais, il n'est plus question d'égalité. À peine parfois d'égalité des chances, jamais d'égalité des droits, d'égalité devant l'école, d'égalité des diplômes.
Et nous, de bonne foi, tout un pays, tout un peuple de citoyens, nous nous sommes laissé balader dans l'analyse de la démarche égalitaire. « Donner la même chose au pauvre et au riche, d'une certaine manière, n'est-ce pas trahir ? » Ça paraissait crever les yeux. Mais nous n'avions pas vu que ce qui était cherché, ce n'était pas de donner plus à ceux qui ont le plus besoin. C'était de donner plus à ceux qui ont plus. Au nom de la dynamique de la société, pour la faire marcher plus vite. En baptisant les uns locomotives et les autres wagons, et plus la locomotive sera puissante, plus les wagons seront entraînés. On connaît ces métaphores, n'est-ce pas ? Mensonges ! La société n'est pas un train : les uns ne sont pas passifs et les autres actifs. Vous avez menti, à tout le monde, tout le temps. Ce que vous vouliez, ce n'était pas l'équité, comme vous disiez, c'était rendre l'inégalité acceptable pour tous les pauvres bougres qui n'y verraient que du feu.
La preuve ? Elle est écrite. Et écrite depuis longtemps. C'est une politique signée.
En 1994, Édouard Balladur avait confié à Alain Minc un rapport dont le sujet était La France de l'an 2000. On court toujours en France après l'ombre du rapport Rueff-Armand demandé par De Gaulle au début des années 60 pour diagnostiquer les changements nécessaires au progrès économique du pays... Me fascinent toujours les politiques qui, par une étrange ou trop lucide répartition des rôles, confient à des « professionnels » de l'intellect le soin de réfléchir. Comme si l'essence du politique n'était pas dans la réflexion. Faire de la réflexion une spécialité d'intellectuels, c'est enfermer l'action politique dans l'activisme. Une politique se conçoit autant qu'elle se met en oeuvre. Et même elle se mettra en oeuvre d'autant mieux qu'elle aura été pensée par ses auteurs. C'est le même effort, c'est le même travail.
Tout l'objet du rapport Minc, déjà, il y a quinze ans, était de disqualifier l'égalité pour lui substituer l'équité. C'est-à-dire, en fait, de consacrer l'inégalité comme moteur de la société de compétition. Le rapport avait été emporté par les vagues de l'élection présidentielle de 1995, et par les sarcasmes de Jacques Chirac à l'égard de la pensée unique incarnée par Minc. « Vous avez Minc ? Gardez-le... »
Mais le texte dit beaucoup de ce que nous sommes en train de vivre : « Une société dynamique, en forte croissance, et offrant des espoirs de progrès individuel, pourra sans doute davantage tolérer d'inégalités qu'une société dont l'économie croît moins vite... [il faut donc] trouver le niveau d'inégalités nécessaires pour assurer le dynamisme de l'économie... »
C'est cela qui est en marche. C'est cela qu'ils nous imposent sans l'avoir jamais dit (et pour cause : les Français ne l'auraient pas accepté) : faire basculer la France qui était du côté de l'égalité, imparfaitement, insuffisamment, mais toujours de ce côté, école, santé, aménagement du territoire, services publics, la faire basculer du côté de l'inégalité nécessaire pour assurer, puisque c'est leur thèse, le dynamisme de l'économie.
Il y a quelques mois encore, ce projet pouvait être soutenu. Il pouvait choquer, révolter, s'il se trouvait découvert. Il pouvait faire débat et levée de boucliers, puisqu'il entrait si profondément en contradiction avec notre histoire et notre conviction républicaines. Mais au moins pouvait-on avancer sans rougir des éléments pour sa défense. Mais aujourd'hui !... Ce modèle de priorité à la finance, d'inégalités galopantes, a tout saccagé, des dizaines de millions de vies, des milliers de milliards de dollars, paupérisé la société américaine, ruiné son économie, et presque la nôtre, et on vient encore nous proposer de rejoindre les inventeurs de cet enfer dans la géhenne où ils gémissent...
C'est le moment de lever les couleurs, de dire haut et fort que notre projet de société, le projet de notre histoire, celui des républicains français, des démocrates français, vaut mieux que le leur. C'est le moment de cesser de battre en retraite. Bataille de la Marne, taxis de la Marne. C'est le moment de leur dire que « nous n'avons pas les mêmes valeurs », comme dit la pub.
Parce qu'il y a une armée de gens nécessaires à notre société, à notre progrès, à notre avancée collective, dont l'engagement, dont la vocation ne relèvent pas de la concurrence et qui ne veulent pas de l'accroissement des inégalités. Une infirmière n'est pas en compétition avec une autre infirmière ; un médecin n'est pas en compétition avec un autre médecin, en émulation quelquefois, mais il ne veut pas être payé au détriment de l'autre ; un prof, je l'affirme, n'est pas en compétition avec un autre prof. Ils savent tous la difficulté du travail. Et ils doutent du salaire au prétendu mérite. Qui va déterminer le mérite d'un professeur ? Tous, nous avons en mémoire des professeurs précieux qui étaient tellement mal vus de leur hiérarchie. Vous croyez qu'être bien vu, qu'être conforme aux désirs de l'administration, c'est une certitude de qualité de science et de qualité d'être ?
C'est pourquoi l'idéologie managériale qui fait en toutes choses passer la gestion avant la mission est une offense faite à la France. Demandez aux hospitaliers de toute discipline. Nous avions réussi, après bien des réflexions, à construire un hôpital dans lequel la démarche médicale et la démarche gestionnaire étaient désormais associées. Cette loi n'était même pas encore appliquée qu'on vient de la jeter à bas : désormais, foin des médecins, foin aussi des élus qui représentaient la population, toute l'autorité sera aux gestionnaires eux-mêmes dépendant d'autorités étatiques qui leur fixeront des quotas de performance. Démarche managériale, dit-on : l'exigence financière et l'organisation de la concurrence vont enfin triompher.
Pour eux le marché est le bienfait ultime ! Cette vision, dans les services publics, est un échec. La concurrence dans les services publics est un dogme duquel je n'ai jamais été bien croyant, mais dont je suis devenu athée. Croit-on qu'on ait gagné au change à avoir cinq ou six opérateurs de renseignement téléphonique, dont on ignore tout ? Pour qui, pour quoi, pour quel gain ?
On est en train de nous réduire, nous citoyens, à des consommateurs, à des clients. Nous nous reconnaissons usagers des services publics, à l'école, à l'hôpital, mais nous ne nous voyons pas comme des clients. Et après tout, si on nous pousse dans nos retranchements, nous aimerions mieux en revenir au temps où l'on n'attendait pas vingt minutes au téléphone pour signaler une panne et s'entendre répondre que nous n'avons pas, en appuyant sur la touche 3, puis sur la touche 5, contacté le bon service. Nous voulons appuyer sur la touche 0, puisqu'ils aiment tant l'évaluation par les clients, et les renvoyer à leur néant.
Nous voulons une société où le marchand soit à sa place, qui n'est pas négligeable, mais qui n'est pas universelle. Et nous voulons qu'on respecte ce qui n'est pas marchand. Et nous voulons croire à l'égalité, un jour, des citoyens, devant la loi, devant l'école, devant la santé.
Nous prétendons que les services publics doivent répondre à une exigence publique, définie par la loi et le débat démocratique, évaluée, bien sûr, dans ses résultats. Mais nous ne voulons pas qu'on réduise cette mission de services à la marketisation, comme ils disent.
Chapitre 6 : L'idéologie argent
Au commencement, il y a leur culte de l'argent. Le veau d'or autour duquel ils ronronnent. Si fort et depuis si longtemps, qu'ils ne s'en rendent même plus compte.
En octobre 2007, Nicolas Sarkozy fait Antoine Bernheim, un des grands parrains du monde des affaires, grand-croix de la Légion d'honneur. À cette occasion, il reprend une idée qu'il a formulée cent fois : cette nomination si rare, qui ne fut accordée qu'à soixante-quinze personnes, toutes serviteurs de l'État, grande première donc pour un homme d'affaires, était un signe, un de plus, pour que notre pays puisse « régler ses comptes vis-à-vis de l'argent, pour les régler vis-à-vis de la réussite ». « Je veux réconcilier la France avec l'argent, parce que l'argent c'est la réussite », dit-il habituellement.
Présence obsédante de l'argent dans la vision du monde de l'actuel président de la République.
Présence de l'argent pour lui-même. À ceux qui le visitent à l'Élysée, Nicolas Sarkozy a fait souvent cette déclaration : «Tu sais, vous savez, je ne suis pas sûr de me représenter. J'ai d'autres choses à faire dans la vie. Après, en tout cas, je ferai de l'argent : du gros argent. » Le gros argent. Je ne sais pas ce qu'un psychanalyste dirait de cette formule...
« Tu es riche, tu as une belle maison, tu as fait fortune. Peut-être plus tard y parviendrai-je moi-même... C'est la France que j'aime », s'enthousiasme Nicolas Sarkozy en décorant Stéphane Richard, directeur de cabinet de Christine Lagarde qui, en quelques mois, s'est enrichi de plusieurs dizaines de millions d'euros dans l'opération Nexity.
À mes yeux, cette équation, argent égale réussite, est une gifle pour l'idée que la France se fait de sa société. On peut dire bien des choses de l'argent, et d'abord qu'il en faut pour vivre. Et que c'est mieux si on en a un peu, qu'on se sent l'esprit plus libre. On peut dire bien des choses de l'économie si on est un homme public : on veut des entreprises qui marchent, on veut de la croissance, on veut des avantages sociaux. Et tout cela, c'est vrai, a quelque chose à voir avec l'argent. Mais on ne peut pas dire que l'argent c'est la réussite. On ne peut pas avoir cette impudeur.
La réussite que la France a honorée tout au long de son histoire, et la République aussi, n'était pas liée à l'argent. Nous, France, nous aimons les serviteurs de l'État : aussi grands qu'ils soient, ils gagnent moins, toujours, beaucoup moins la plupart du temps, qu'un cadre du privé. La méritocratie républicaine passait par une reconnaissance, par des titres, parfois par des honneurs, mais elle ne passait pas par l'argent. Et ça continue. C'est même encore plus frappant aujourd'hui où le professeur est confronté au trader... Je parlais l'autre jour avec un de mes jeunes amis : fils du peuple, reçu à l'Ecole normale supérieure, agrégé, et même pour faire bonne mesure major de l'agrégation, docteur, maître de conférences à l'université, depuis dix ans. Si réussite universitaire il y a, ce sont des visages et des parcours comme ceux-là. Si réussite républicaine il y a, en voilà une.
Au passage, incidemment, je lui demandai combien il gagnait : 2 250 euros par mois... Et il n'y a pas de treizième mois dans la fonction publique. Il se trouve que j'avais fait la même enquête auprès de jeunes avocats du même âge dans de grands cabinets : plusieurs gagnaient entre 25 000 et 50 000
euros mensuels. Si je ne me trompe pas, le rapport entre le salaire de l'un et le revenu des autres est de un à vingt. Je ne peux pas accepter que le président de la République française laisse entendre que les uns ont réussi leur vie et l'autre pas.
L'argent est maître partout, soit. Mais il ne doit pas être maître en France.
En France, dans la vie du pays, nous honorons d'autres biens que les biens matériels. Nous honorons d'autres verbes que le verbe avoir. Ce n'est pas au compte en banque que nous mesurons la réussite.
Nous estimons les chercheurs et nous savons bien que nous ne pouvons pas les payer à leur juste valeur. Nous respectons les professeurs. Nous aimons les infirmières. Nous célébrons les philosophes, et l'on sait bien que la philosophie, ce n'est pas le plus court chemin vers la fortune.
Nous admirons les artistes, et souvent ils crèvent la dalle. Nous honorons ceux qui servent les pauvres et acceptent d'être pauvres eux-mêmes. Nous fêtons Emmaüs et que je sache ils ne roulent pas sur l'or. Nous saluons les prêtres, et ils ne gagnent pas le Smic. Et les paysans, celui qui avec son troupeau, les années mauvaises, c'est-à-dire les années ordinaires, dégage les 700 ou 800 euros mensuels qui le tiendront debout, lui et les siens... Et les créateurs d'entreprise, et les artisans, et les patrons de PME, qui tirent parfois le diable par la queue, et qui font vivre tout un pays. Tous ceux-là, qui oserait prétendre que parce qu'ils n'ont pas atteint la réussite matérielle, leur vie est manquée ?
Et ma mère, avec sa retraite de 638 euros par mois, comme toutes les femmes de paysans de son temps, elle a raté sa vie ?
Je refuse l'équation de Nicolas Sarkozy. Je refuse de mettre un signe égale entre argent et réussite.
Je vais même plus loin : je peux imaginer qu'un jour de défaite tout le monde, même en France, accepte peu ou prou l'idée que l'argent signe la réussite. Je veux bien l'envisager, pour l'hypothèse.
Tout le monde peut se rendre. Tout le monde peut craquer. Tout le monde, sauf une personne en France : le président de la République.
Le seul endroit, la seule fonction, le seul magistère, la seule magistrature où l'on n'a pas le droit de prononcer cette phrase, où il est interdit de la penser sous peine de profanation, sous peine de forfaiture, c'est la présidence de notre pays.
Et c'est ainsi que tous ceux qui ont eu cette charge et honoré cette fonction se sont comportés. Tous, jusqu'en 2007. De Gaulle renvoyait l'argent et le capitalisme à leur insignifiance, « la politique de la France ne se fait pas à la corbeille ». Giscard les regardait de haut, question de naissance.
Mitterrand se souvenait du « mur de l'argent ». Chirac les connaissait, mais se tenait prudemment à distance, au moins publiquement.
Aucun d'entre eux n'aurait pu formuler l'impudique équation.
C'est Séguéla qui a traduit le mieux la pensée sarkozyenne. « On brocarde Nicolas sur les Rolex.
C'est n'importe quoi. Car, quoi, quelqu'un qui n'a pas de Rolex à cinquante ans, il a quand même un peu raté sa vie... » On croit que c'est une outrance. C'est juste de la franchise. La fin de l'hypocrisie qu'on célèbre si souvent à l'Élysée depuis 2007. C'est exactement la même formule : si l'argent égale réussite, absence de Rolex à cinquante ans égale vie ratée. Réussite, ratage : ils n'y voient que l'argent et ils lui rendent les honneurs dus à son rang.
Nous, nous sommes fiers au contraire d'être d'un pays, d'une histoire, quand bien même nous serions les seuls au monde, chez qui l'argent ne passe pas en premier. Chez nous, on ne lui cède pas le haut du pavé. On n'enlève pas son chapeau. On le met à sa place qui n'est pas la première. Et ça nous rend fiers de nous. Nous avons l'impression que nous n'avons pas perdu notre temps dans l'histoire, depuis que nous faisons France, et que nous résistons, aux Empires, à la force, à la brutalité, et donc à l'argent qui les résume et les fait vivre.
Le travail du dimanche
Révélateur de cette volonté de marchandisation de la société : l'ouverture des commerces le dimanche sur tout le territoire de la France.
C'est une obsession de Nicolas Sarkozy, depuis des années, que de mettre un terme à la situation, «
archaïque », dit-il, d'un pays qui, un jour par semaine, le dimanche, interrompt son activité commerciale, dans toutes les villes ou à peu près. Il n'est pas le seul. Certains s'agacent de l'origine chrétienne de cette habitude. D'autres s'exaspèrent d'être empêchés de faire des courses ce jour-là.
Les troisièmes y voient une possibilité de réaliser un chiffre d'affaires supplémentaire.
En réalité, c'est une question hautement idéologique. Peut-être même philosophique. Le commerce est-il la norme de toute activité humaine ? Ou bien la vie des hommes est-elle, pour une part, et une part essentielle, non marchande ?
Dans le premier cas, on commerce le dimanche comme les autres jours, et chacun choisit de fréquenter ou pas les commerces.
Dans l'autre choix, on met une partie de la vie commune résolument à l'abri de l'activité marchande, considérant qu'il est bon de rappeler à tous, notamment aux enfants, que vendre et acheter ce n'est pas toute la vie.
Bien sûr, cette vision du monde vient de notre héritage religieux. Mais c'est un choix de civilisation.
C'est le peuple juif qui a inventé le shabbat. Le livre de l'Exode dit que le septième jour, il est interdit de travailler, « ni ta femme, ni ton esclave, ni ton boeuf, ni ton âne... ». Toute la maison doit s'arrêter. Chose passionnante : quand l'Éternel donne ainsi sa loi, il rappelle à Moïse qui il est : « Je suis celui qui suis. C'est moi qui t'ai libéré de la maison d'esclavage... » La loi n'est pas une contrainte. Ou plus exactement c'est une contrainte en vue d'une libération. Proscrire le travail en général et le commerce en particulier un jour de la semaine, c'est rappeler que nous ne sommes pas enfermables dans l'avoir, dans le posséder, dans l'acheter. C'est rappeler qu'il y a des choses qui ne s'achètent pas. Et que ces choses qui ne s'achètent pas doivent être honorées.
On dira que c'est un choix politique. C'en est un. C'est même un projet de société. C'est même un choix de civilisation. Mais l'autre en est un aussi : il faut donc choisir. L'un est capitalisme, entendez le mot : sa référence est le capital, sa loi est le profit. L'autre est humanisme : sa loi est dans la construction de l'humanité, l'émancipation par rapport au marchand. L'un est la civilisation du verbe avoir. L'autre est la civilisation du verbe être. Il faut choisir.
Sarkozy a choisi. Moi aussi. Et ce n'est pas le même choix.
Ne pas croire, camarade, que ce soit seulement affaire de curés, ou de philosophes. C'est une affaire gravement sociale, une affaire de classe. Parce que je sais très bien, à l'avance, qui baguenaudera, shoppinguera, de boutique en boutique, avec les enfants, s'il en a, et qui se trouvera derrière le comptoir, avec ses enfants à la maison tout seuls ou chez la nounou.
Ceux qui ont les moyens feront les vitrines. Et ceux, plus souvent celles, qui ne peuvent pas faire autrement laisseront leurs enfants à la maison. Parce que ce jour-là, les enfants ne seront pas à l'école, à moins qu'on envisage aussi de mettre un terme au repos dominical dans l'Education nationale. Affaire de classe !
Alors on nous dira que les vendeuses sont libres, que c'est le libre choix, qu'elles seront ce jour-là payées double. Je ne crois rien de ce catéchisme. Les vendeuses ne seront pas libres, d'autant moins si elles sont payées double. Quand on n'a pas d'autre possibilité de travail, qu'on élève seule des enfants, on est bien obligée d'en passer par le contrat du patron. Et elles ne seront pas davantage payées double. Il se trouvera quelque référence à des conventions collectives, des accords de branche, dans la distribution, par exemple, qui établiront des règles subtiles qui feront qu'au bout du compte on se retrouvera avec des primes mineures.
Nous ne sommes pas nés, et les vendeuses non plus, de la dernière pluie. Il y a quelques semaines, je suis allé passer la journée dans un grand magasin du Nord : pas un de ceux qui ont mauvaise réputation, au contraire, et le climat social m'y est apparu plutôt meilleur qu'ailleurs. De rayon en rayon, et je les ai presque tous parcourus, la question du travail du dimanche était abordée. Les vendeuses faisaient des remarques dubitatives sans plus. Mais à chaque rayon, dès que les responsables du magasin avaient pris une autre allée, les vendeuses couraient me tirer par la manche
: « Surtout ne les laissez pas faire ça, nous on ne peut rien dire, mais ne les laissez pas faire. » À
chaque rayon. C'était d'autant plus surprenant, ce sentiment; que c'était une affaire de « eux » contre
« nous », que la direction du magasin m'avait longuement expliqué que c'était une mesure qu'elle ne demandait pas. Que naturellement si les autres ouvraient, ils seraient sans doute obligés d'en faire autant. Mais qu'ils n'étaient pas demandeurs et que cela les gênait plutôt. Mais les vendeuses, elles, me tiraient par la manche...
Quant à l'idée que cette ouverture créerait de l'activité, du chiffre d'affaires supplémentaire pour le magasin France, elle ne résiste pas à l'examen. En dehors de très rares, et très réduites, zones frontalières où quelques magasins se voient enlever des clients par des magasins concurrents ouverts dans le pays voisin, cas on le voit assez circonscrit, pour toutes les autres zones, il est une loi banale : l'argent dépensé le dimanche ne pourra plus l'être dans la semaine. Le chiffre d'affaires réalisé le dimanche, c'est autant de chiffre d'affaires en moins dans la semaine, les emplois créés le dimanche, c'est autant d'emplois en moins dans la semaine.
Et c'est l'esclavage, forcément, pour les petits commerçants. Parce que souvent c'est un couple qui tient le magasin. Tout seul, sans employés. Ceux-là, si le grand magasin voisin ouvre le dimanche, ils n'auront le choix qu'entre deux possibilités, couler, ou ouvrir. Et c'est leur seul jour de congé. Et eux aussi, leurs enfants seront à la maison.
Et tout cela pour quoi, enfin ? Qui le demande, qui se plaint ? Où est l'intérêt social de ce changement ? Qui va en profiter ? Nous avions toutes les dérogations nécessaires, pays de tourisme, dimanches de fêtes. Si quelques adaptations étaient nécessaires, le décret, le règlement, l'amendement pouvaient régler le problème. Sans déstabiliser la France.
Pour l'instant, la France ne s'est pas laissé faire. Il y a eu mobilisation, de cercle en cercle, qui a obligé le gouvernement à reculer. Provisoirement. On nous promet le retour de la proposition sous d'autres formes. Nous promettons que nous ne cesserons pas de poser la question, non pas en termes commerciaux, mais en termes de vie, de sens, d'éducation, d'un peuple et d'un enfant.
Codes et soumission
Bien sûr, c'est une histoire personnelle. Bien sûr, sans Nicolas Sarkozy, les choses ne se seraient pas cristallisées de la même façon. Une personnalité, une espèce de geyser d'énergie, un refus de voir le long terme, et en même temps une ligne politique, l'entente avec tous les puissants et le ralliement déterminé au modèle triomphant. Adhésion au fort, au connu, au célèbre, au riche, au puissant. On se tromperait si l'on ne voyait là que calcul : j'y sens un amour sincère et naïf de la gloire. Les acteurs, Reno, Clavier, les vedettes, Hallyday et Bigard. Amour adolescent de la force. Toujours la quantité. Toujours, après ses émissions, l'audimat : j'ai fait cinq millions, dix millions, quinze millions, que ce soit vrai ou pas, et quel que soit le moyen, quitte à nationaliser tous les écrans, à passer en même temps sur la une, la deux, la trois, la six, les radios, RTL, service public : une seule condition, que les parts d'audience les placent haut dans le classement. Qu'ils soient en tête : en tête, forcément, puisque lorsqu'on a du succès, on est aimé, et donc forcément aimable.
On dit parfois : dictature de l'audimat. Sous ce régime, ce n'est pas dictature de l'audimat, c'est passion de l'audimat, réduction de la France à l'audimat. On ne saurait imaginer plus pauvre. On avait autrefois une idée du monarque éclairé. Maintenant, c'est le monarque aveuglé.
Il aimait Bush. C'était la modernité que d'aller passer vacances à Wolfeboro, dans le New Hampshire : ça, c'était chic ! Maison de milliardaires, bord du lac, New Hampshire, juste à côté des Bush, George et Laura, qui, eux, vacançaient à résidence d'été de Kennebunkport, si c'est comme ça que ça s'écrit. Et chacun de s'extasier, n'était la mauvaise grâce de Cécilia... Et d'être admis dans l'intimité du président américain, partager avec lui un barbecue ! C'était si rare, seul Poutine avant lui, paraît-il. C'était, nous disait-on, un grand succès diplomatique. Et c'était sincère, je crois. C'est pire. Je ne doute pas de la sincérité. Je m'en inquiète.
C'est comme le jogging, mais attention, pas n'importe quel jogging, entouré de gardes du corps.
Voire, variante, entouré de seconds, Fillon par exemple. Pour reproduire ces photos découvertes autrefois, dans l'adolescence, Kennedy sur la plage, courant entouré de balaises, et qu'importe que le gabarit ne fût pas tout à fait le même... Le jogging présidentiel, direct inconscient, signe extérieur de présidence dans le modèle dominant, à condition, bien entendu, d'avoir une forêt de gardes du corps. Tous les choix vont dans le même sens : jusqu'au sweat-shirt NYPD, New York Police Department, parce que, imaginez, police française, ce n'aurait pas fait assez chic, pas couleur locale, pas photogéniquement conforme aux clichés, justement.
On avait tout eu dans le genre, déjà : jusqu'à la photo bêtement copiée, pour ainsi dire dupliquée, de la saga Kennedy, la fameuse photo de John-John jouant à quatre pattes sous le bureau de la Maison Blanche, répliquée place Beauvau le petit Louis jouant sous le bureau de Clémenceau. En noir et blanc, de surcroît, pour être sûr que ça dirait quelque chose à la mémoire collective...
Cela signe un inconscient : un garçon qui s'est construit politiquement non pas en idées, mais en images, en tournant les pages des magazines des années 60, qui a construit son firmament d'archétypes, et qui recopie, de sorte que la vie qu'il vit n'est pas sa vie, mais l'imitation de la vie des autres. D'ailleurs, pas de la vie, mais de la photo, la mise en scène des autres.
Signes extérieurs accumulés, pour que nul n'en ignore. Un dignitaire de l'UMP en rigolait. Jaune.
Quand des déplacements étaient organisés, alors même que Sarkozy n'était que président de l'UMP, dans le court intervalle où il fut exclu du gouvernement par Chirac, il n'y avait, me racontait-il, qu'une consigne indiscutable : jamais moins de huit voitures dans le cortège. Pour que nul ne doute du caractère événement, de l'importance qu'il revêtait. Huit voitures : à sept, c'était trop peu, on était au-dessous, à sept c'était irrecevable. Et les fédérations UMP de province de se casser la tête pour remplir les huit voitures minimum qui disaient au brave peuple : c'est un cortège, donc c'est une cour, donc c'est un souverain, c'est huit voitures, mon pote, ça, c'est américain...
Mais il ne faut pas s'arrêter là. Pas à cette histoire personnelle. Aller au-delà, voir le plus important : il y eut un moment qui fit se rencontrer cet album d'illustrations presque caricaturales avec l'attente d'un peuple. Si nous n'avions pas été dans un moment comme celui-là, l'inconscient en forme de pages de Match des années 60, en noir et blanc ou en couleurs, serait tombé à plat. Mais il y avait rencontre et conjugaison : toute une partie de la société, la partie dominante, avait envie de promouvoir ce nouveau monde, pêle-mêle politique et image, projet et cinéma. Et Sarkozy était juste où il fallait : à Neuilly, ami avec tant de figures des mondes de l'argent, des médias, du spectacle, placé pile-poil au bon endroit pour les rencontrer un jour important pour eux, le jour de leur mariage, copain, tutoyant, familier, attentionné, maître du fisc, ça sert voyez-vous assez souvent, maître de la police, ça peut servir. C'est tout un monde qui se déplaçait vers la spontanée servilité envers les dominants, leurs moeurs, leurs coutumes, leurs codes, leur langue.
Tiens, leur langue.
Au début de l'automne 2007, le Medef tenait son université, comme on dit, d'été. Événement couru, assiégé devrait-on dire. Bien monté, les moyens ne manquent pas et sa présidente a du savoir-faire.
On avait loué l'Ecole polytechnique. Beau lieu, beau monde. Pour moi, séance de clôture, en compagnie aussi honorable que le chef d'état-major, le cardinal primat des Gaules, le président de l'Assemblée nationale, le philosophe patenté. Plein de distingués.
Mon regard avait été accroché, en entrant sur le campus, par la grande affiche où s'étalait l'annonce de la manifestation et son thème : Voir en grand ! Et exactement dans le même caractère, pour bien montrer que c'était maîtrisé, définitivement moderne, le même titre en anglais, Think big. « Voir en grand, Think big. » Cette année, pour l'assemblée générale, c'était pareil, Vivement l'avenir en français, Ready for the future en anglais.
On voit le signe. La manifestation qui s'affiche en américain autant qu'en français, c'est cela qui a du sens. Cela veut dire : international. Cela veut dire : nous ne sommes plus des ploucs. Nous aussi nous avons notre brevet de reconnaissance. On peut venir chez nous, il y a l'eau courante comme chez les autres. Nous ne sommes plus démodés, plus les cousins de province, regardez comme nous sommes modernes, up to date, plus des Français franchouillards, on peut nous fréquenter, nous savons think big, nous aussi, chers seigneurs...
Et ils ne se rendent pas compte que précisément, cela signe le dernier des provincialismes, que cet anglais-là, c'est du formica, dans les cuisines de mon enfance. Remisés, les meubles luisants polis par les ans, au grenier des vieilleries. On montrait avec orgueil, en l'essuyant d'un dernier coup de tablier, le formica jaune ou vert. Leur anglais, c'est du formica.
Cela me restait en travers de la gorge. Alors, je le leur ai dit. Très mauvais effet, aucun doute. Mais je leur ai dit cette chose toute simple : je serai ravi que vous écriviez think big sur votre affiche le jour précisément où le USCC, United States Chamber of Commerce, ou le NAM, National Association of Manufacturers, lors de leur assemblée générale afficheront leur thème en anglais et en français. Ce jour-là, ce sera international, rencontre des peuples, dépassement des frontières, et pas soumission. Et ce jour-là, les poules auront des dents.
Le pire est évidemment qu'ils ne le voient pas. Que ce mimétisme est devenu une seconde nature.
Mais il n'y a pas que l'anglais, vous le sentez bien.
Il y a ceci : la France avait construit son projet, pour elle-même, et, en même temps, du même mouvement, un projet proposé au monde. Proposé, non imposé. Un plan pour la maison, sans copyright, sans droits d'auteur. Mais nous étions assez fiers d'avoir ainsi pensé large, vu en grand, comme disaient les publicitaires du Medef, pensé monde, universaliste. C'était cela, la République.
Une maison pour la France, une maison proposée au monde. Avec l'Europe que nous rêvions d'inspirer, naturellement. Parce que c'était notre nature d'inspirer. Nous inspirions comme nous respirions, sans nous en apercevoir.
Mais ce n'était pas une maison ratée. C'en était une qui tenait debout, bigrement solide, maison de maçons, si je voulais plaisanter.
Dans chacun des grands chapitres de la vie, notre modèle, respecté dans le monde. Notre éducation nationale, notre modèle de recherche, notre justice, notre code de procédure pénale, notre sécurité sociale, nos normes comptables, nos professions judiciaires, notre agriculture.
Mais dans le grand combat des dominés contre les dominants, comme souvent, ce sont les dominants qui ont gagné, non pas face aux dominés, ce serait trop beau, ce serait trop facile. Ils ont gagné chez les dominés, parmi eux. Dans les classes dominantes des dominés. En tout cas, c'est le sujet de ce livre, ils ont failli gagner. Car tous ceux dont la position, l'éminence, la reconnaissance publique auraient dû faire des défenseurs de notre modèle français se sont évertués à le déconsidérer d'abord, et à le détruire ensuite. Et sur chacun de ces grands chapitres, ils ont entrepris, avec la pioche et la barre à mine, à l'explosif c'est plus sûr, et parfois à mains nues, en grattant avec les ongles, de déconstruire, comme on dit aujourd'hui, de mettre à bas le grand édifice que la France avait fait et qui avait fait la France. Vite, vite, sans réfléchir. Le plus vite serait le mieux. Ils ont attaqué chacun des piliers, par les armes les plus efficaces, le sarcasme, la dérision, la norme européenne s'il le fallait, inventée, ou acceptée. Ce qu'ils ont appelé modernisation, ce qu'ils ont appelé réforme, c'était la destruction, méthodique, concertée, de notre différence républicaine.
Je trouve souvent Zemmour, que forcément je connais depuis ses débuts, intelligent, ou drôle. Je ne suis pas toujours d'accord, parfois même je me trouve en violent désaccord avec lui, mais il me fait rire souvent, et réfléchir. Récemment, je l'ai trouvé pénétrant. Il interviewait ce Minc qui fait profession — et commerce — d'influence, et qui affiche partout le poids qui est le sien, notamment auprès de l'actuel président de la République. Et ledit essayiste, refaisait, parlant de l'histoire de France, la complainte : les faiblesses de la France, c'était de n'avoir pas aimé le capitalisme, d'avoir refusé d'être une nation marchande, de ne pas avoir été une nation maritime, d'avoir signé le traité de Paris (là, par accident, il avait raison : on ne peut pas avoir toujours tort, même Minc), jusqu'à Clémenceau voué aux gémonies... Et Zemmour a eu cette réplique qui mérite le bronze : « En somme, vous ne regrettez qu'une seule chose, c'est que la France n'ait pas été l'Angleterre. » Le journaliste voyait juste, mais il s'arrêtait en chemin : ce n'est pas seulement qu'ils regrettent que la France n'ait pas été l'Angleterre, c'est qu'ils ont décidé de corriger cette aberration, d'y mettre bon ordre, d'abord en organisant notre reddition devant le capitalisme devenu projet national. Ils s'y sont mis, et nous n'y avons vu que du feu...
Et ils ont décidé que cette soumission ferait désormais la ligne de toute notre politique, y compris notre politique internationale.
Chapitre 7 : L'idéologie OTAN
En ce printemps 2009, Nicolas Sarkozy a décidé que la France allait reprendre dans le commandement intégré de l'OTAN la place que le général De Gaulle lui avait fait quitter en 1966.
Cette décision est dans le droit-fil des choix implicites ou explicites que la « rupture» annonçait. La France rebelle rentre dans le rang. La France différente se range. L'ironie des choses veut que ce soit le dirigeant du dernier avatar du parti créé par le Général qui prononce cette décision. Et moi qui dis non, avec d'autres, je n'oublie pas que dans mon arbre généalogique politique (que je ne renie pas, même si je n'avais que quinze ans à l'époque), il y a quelques-uns de ceux qui ont défendu avec le plus d'indignation la solidarité atlantique. Comme un combat à fronts renversés. Mais ce mouvement des esprits n'est paradoxal qu'en apparence.
L'Alliance atlantique n'a jamais été remise en cause en France. Le général De Gaulle lui-même l'affirme, le jour où il annonce par lettre au président Lyndon Johnson : « La France considère que les changements accomplis ou en voie de l'être, depuis 1949, en Europe, en Asie et ailleurs, ainsi que l'évolution de sa propre situation et de ses propres forces ne justifient plus, pour ce qui la concerne, les dispositions d'ordre militaire prises après la conclusion de l'Alliance », et qu'ainsi la France quitte le commandement intégré. Notre pays n'accepte plus que ses forces soient placées sous commandement américain, et donc « se propose de recouvrer sur son territoire l'entier exercice de sa souveraineté, actuellement entamé par la présence permanente d'éléments militaires alliés ou par l'utilisation habituelle qui est faite de son ciel, de cesser sa participation aux commandements intégrés et de ne plus mettre de forces à la disposition de l'OTAN ». Il confirme que la France « est disposée à s'entendre avec [ses alliés] quant aux facilités militaires à s'accorder mutuellement dans le cas d'un conflit où elle s'engagerait à leurs côtés ». Et il prend soin d'ajouter que son pays « croit devoir, pour son compte, modifier la forme de [l']alliance sans en altérer le fond ».
Que veut dire Alliance atlantique ? D'abord qu'il y a entre ses signataires, vingt-six pays d'Amérique du Nord et d'Europe, des valeurs supérieures communes. Le préambule du traité le dit en quelques lignes : « Les États parties au présent Traité, réaffirmant leur foi dans les buts et les principes de la Charte des Nations unies et leur désir de vivre en paix avec tous les peuples et tous les gouvernements. Déterminés à sauvegarder la liberté de leurs peuples, leur héritage commun et leur civilisation, fondés sur les principes de la démocratie, les libertés individuelles et le règne du droit.
Soucieux de favoriser dans la région de l'Atlantique Nord le bien-être et la stabilité. Résolus à unir leurs efforts pour leur défense collective et pour la préservation de la paix et de la sécurité. Se sont mis d'accord sur le présent Traité de l'Atlantique Nord. » À cette question : avons-nous avec les États-Unis un héritage commun de civilisation, qui oblige à respecter les principes de la démocratie, les libertés individuelles et le règne du droit, la réponse de l'immense majorité des Français, la nôtre à coup sûr, est oui.
Ensuite que cette communauté de valeurs oblige à une solidarité réciproque en cas de danger. C'est le sens de l'article 5 du traité, qui le fonde et lui donne sa portée : « Les parties conviennent qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d'elles, dans l'exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l'article 51 de la Charte des Nations unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d'accord avec les autres parties, telle action qu'elle jugera nécessaire, y compris l'emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l'Atlantique Nord. »
À cette solidarité, aucun gouvernement français n'a jamais manqué. En octobre 1962, quand éclate la crise de Cuba, De Gaulle le montre avec éclat. Khrouchtchev a décidé d'installer à Cuba des fusées nucléaires pointées sur les États-Unis. Un moment de tension extraordinaire va se créer pendant deux semaines. Le monde est au bord de la guerre, et de la guerre atomique. Un des avions espions, U2 qui survolent l'île est abattu par la défense antiaérienne soviétique. Kennedy donne l'ordre, si un autre incident se produit, de bombarder.