CHAPITRE QUATRE

 

 

Le cortège du prince se rassembla à l’aube, en une matinée à la fois maussade et souriante. Il y avait les traces d’une brève ondée sur l’herbe quand Mark et Cadfael se dirigèrent vers l’église pour y prier avant de monter en selle ; le soleil jouait sur les fines gouttelettes et au-dessus de leurs têtes, le ciel était du bleu le plus pâle qu’on puisse imaginer, à l’exception de quelques traînées de nuages à l’est, qui effleuraient de leurs doigts caressants l’astre qui montait au firmament. Quand ils reparurent dans la cour, elle était déjà pleine de bruit et d’animation. On chargeait les chevaux de bât, on avait replié la ville de tentes, disposée à flanc de colline et prête à prendre le départ ; il n’était pas jusqu’aux plumes frêles des nuages qui ne soient en train de se dissoudre dans les irisations scintillantes de la lumière.

Mark s’arrêta un instant pour regarder avec plaisir les préparatifs du départ ; son visage rose exprimait le bonheur, tel un enfant qui part pour une grande aventure. Cadfael comprit que, jusqu’à ce moment, il n’avait pas pleinement perçu les possibilités, la fascination, voire les périls qu’offrait le voyage qu’il avait entrepris. C’était bien joli de chevaucher en princière compagnie, mais il ne fallait pas oublier la menace qui planait sur eux, l’hostilité d’un frère, un évêque attaché à réformer un mode de vie qui, dans l’esprit de la population, n’avait nul besoin de réforme. Bien fort serait celui qui pourrait deviner ce qui était susceptible d’arriver entre ici et Bangor, ou entre les deux évêques, l’étranger et l’enfant du pays.

— J’ai glissé un mot à l’oreille de sainte Winifred, souffla Mark en rougissant, comme s’il avait commis le péché de s’être approprié une sainte patronne appartenant de droit à son ami. J’ai pensé qu’on serait forcément plus proches d’elle ici ; il m’a paru normal de l’informer de notre présence et de nos espoirs et de lui demander sa bénédiction.

— Si nous la méritons ! s’écria Cadfael, qui ne doutait guère cependant de l’indulgence que montrerait une sainte aussi douce et bonne envers cet innocent plein de sagesse.

— A quelle distance sommes-nous de sa sainte fontaine ?

— Quatorze milles, environ, en direction de l’est.

— Est-il vrai qu’elle ne gèle jamais, même au plus fort de l’hiver ?

— Absolument. Nul ne l’a jamais vue prise par les glaces ; il se forme toujours des bulles au centre.

— Et Gwytherin, d’où vous l’avez exhumée ?

— A peu près pareil, au sud-ouest, l’informa Cadfael, qui se garda bien de lui avouer qu’il l’avait remise dans la tombe d’où on l’avait arrachée[5]. Mais n’essayez pas de lui assigner des limites, le prévint-il. Si vous l’appelez, elle sera toujours là, et elle vous écoutera dès que vous lui demanderez du secours.

— Je n’en ai jamais douté, répliqua Mark avec simplicité, et il continua d’un pas vif, enthousiaste, à préparer le peu d’affaires qu’il avait avant d’aller seller son hongre bai clair.

Cadfael s’arrêta quelques instants pour jouir de l’animation joyeuse qu’il avait sous les yeux, puis, d’une démarche plus posée, il alla rejoindre son compagnon aux écuries. Hors les murs de l’enclave, les gardes et les chevaliers d’Owain étaient déjà sur le pied de guerre, leur campement avait disparu de la prairie, ne laissant derrière lui que des touffes plus claires de gazon piétiné, qui ne tarderait pas à retrouver sa vigueur de naguère, effaçant ainsi jusqu’au souvenir de cette visite. A l’intérieur, les serviteurs sifflaient, s’appelaient les uns les autres, les sabots de chevaux pleins de feu claquaient sourdement sur la terre dure, les harnais tintaient, les cris des servantes s’élevaient pardessus le brouhaha des voix d’hommes, et un léger tourbillon de poussière, soulevée par tout ce remue-ménage, se prenait dans les rayons du soleil, donnant naissance à une poussière dorée qui montait doucement dans l’air.

La troupe s’assembla aussi joyeusement que pour fêter le mai et il fallait reconnaître qu’une aussi belle matinée invitait à passer agréablement le temps. Mais il y eut également des gens pour rappeler à tous que l’heure n’était pas seulement à la joie. Heledd apparut, vêtue d’un manteau, sereine, le visage impassible, encadrée cependant d’un côté par le chanoine Meirion qui ne la lâchait pas d’un pouce et affichait sa préoccupation avec ses lèvres serrées et ses sourcils froncés, et de l’autre par le chanoine Morgant qui arborait également une expression de sévérité dénuée de tout compromis. Lui aussi avait la bouche crispée et son regard passait sans arrêt du père à la fille ; manifestement il ne débordait d’affection ni pour l’un ni pour l’autre. Pourtant, malgré toutes leurs précautions, au dernier moment Bledri ap Rhys se glissa entre eux et aida la jeune fille à se mettre en selle de ses grandes mains de prédateur potentiel, avec une courtoisie si élaborée qu’elle en ressemblait furieusement à de l’insolence. Pire encore, Heledd accepta son geste avec une gracieuse inclination du chef accompagnée d’un sourire discret, parfaitement conscient où l’on pouvait aussi bien deviner un chaste reproche que de la malice. Se formaliser devant une aussi nombreuse assemblée aurait été de la folie, aussi restèrent-ils sur leur quant-à-soi, tout au moins en apparence, mais il était clair que cet incident avait irrité les deux chanoines bien qu’ils gardassent bouche cousue.

D’ailleurs ce ne fut pas le seul nuage à assombrir le ciel clair car Cuhelyn, qui avait déjà enfourché sa monture, se montra au portail, trop tard pour assister à l’incident qui venait d’avoir lieu. Il arrêta son cheval, le front plissé et parcourut d’un œil attentif toute l’assistance jusqu’à ce qu’il tombe sur Bledri qu’il fixa longuement, la mine sombre. Ce passionné, doté d’une mémoire à toute épreuve, semblait évaluer un ennemi. Cadfael, qui observait la scène d’un air pensif, eut le sentiment que ce voyage ne serait pas de tout repos et que parmi ceux qui accompagnaient le prince, ce ne serait ni la mauvaise volonté ni la haine qui manqueraient.

L’évêque descendit dans la cour pour prendre congé de ses hôtes royaux. La première rencontre s’était plutôt bien passée, si l’on tenait compte de la tension qu’il avait provoquée en invitant l’envoyé de Cadwalader à venir parlementer. Il n’était pas stupide au point de ne pas s’en être aperçu. Il était hors de doute qu’il avait respiré plus librement en voyant que les choses avaient relativement bien tourné. Maintenant, avait-il eu assez d’humilité pour comprendre ce qu’il devait à la mansuétude d’Owain, c’était une autre histoire, songea Cadfael. Ce dernier apparut aux côtés de son amphitryon ; ils précédaient Hywel de quelques pas. Quand il se montra, le cortège entier frémit d’une joie impatiente. Quand il prit sa bride et mit le pied à l’étrier, chacun l’imita. « Alors comme ça, il est trop grand pour moi, hein, Hugh ? marmonna Cadfael pour lui-même, se hissant en selle d’un mouvement rapide dont il ne fut pas peu fier. Je vais te montrer, moi, si j’ai perdu le goût du voyage et si j’ai tout oublié de ce que j’ai jadis appris en Orient, avant même ta naissance. »

Le convoi s’ébranla, franchit le portail ouvert à deux battants et prit la route du ponant, derrière le prince avec sa haute taille et ses cheveux blonds, découverts au soleil du matin. L’évêque et ses gens les regardèrent partir, satisfaits mais sans excès, d’avoir pu organiser cette rencontre diplomatique. Si monseigneur Gilbert avait ajouté foi à leurs déclarations, il pouvait les laisser s’en aller sans se troubler, car ils ne représentaient pas une menace pour lui.

Quand ceux qui se trouvaient encore dans l’enceinte arrivèrent sur le sentier, au-dehors, les officiers d’Owain vinrent les encadrer de part et d’autre, dans un ordre parfait. Cadfael nota avec intérêt, mais sans surprise, qu’il y avait des archers parmi eux et que deux d’entre eux prirent position à quelques toises derrière Bledri. Étant donné la rapidité de réaction de celui-ci, il était raisonnable de supposer que cela ne lui avait pas échappé, et que leur présence ne le gênait pas outre mesure, car pendant le premier mille il ne se priva pas de changer de place deux ou trois fois pour aller glisser un mot aimable à l’oreille du chanoine Morgant ou échanger des amabilités avec Hywel qui se tenait tout près de son père ; mais il n’essaya à aucun moment de se soustraire à l’attention des gardes qui le surveillaient. S’ils lui rappelaient sa situation de prisonnier virtuel, il tenait à leur montrer qu’il en était pleinement satisfait et qu’il n’avait nullement l’intention de leur glisser entre les doigts. En vérité, à une ou deux reprises, il jeta un coup d’œil à droite et à gauche pour prendre la mesure de la discrète efficacité du souverain. Ce qu’il vit sembla l’impressionner très favorablement.

Pour quelqu’un de curieux, tout cela était passionnant à étudier, même si à ce stade, il était quasiment impossible de se risquer à une interprétation quelconque. Le mieux était de le ranger dans un coin de son esprit ainsi que tout ce que cette expédition présenterait d’étrangetés. Le temps viendrait où les choses se clarifieraient. En attendant, il avait Mark, silencieux, ravi, auprès de lui et le soleil qui brillait sur l’oriflamme de cheveux blonds très clairs d’Owain, en tête de la colonne. En cette belle matinée de mai, que pouvait-on demander de plus ?

 

Contrairement à ce qu’avait cru Mark, ils n’allèrent pas vers le nord et la mer, mais piquèrent plein ouest. Ils passèrent des vallées boisées, franchirent de doux moutonnements de collines en suivant des pistes tantôt bien marquées, tantôt moins bien. Mais qu’ils montent ou qu’ils descendent, ils ne déviaient jamais de la ligne droite sur ces terrains dégagés où les dénivellations peu accentuées rendaient la route agréable.

— C’est un chemin qui date de Mathusalem, expliqua Cadfael. Il part de Chester et vous amène directement jusqu’au bord de l’eau, à Conwy, où paraît-il existait jadis un fort semblable à celui de Chester. A marée basse, si on connaît les bancs de sable, on peut passer à gué, mais à marée montante, les bateaux doivent opérer un peu plus loin.

— Et après avoir traversé ? questionna Mark, attentif, rayonnant.

— On grimpe. Si vous regardez vers l’ouest d’où nous sommes, vous pourriez croire qu’aucun sentier ne pourrait se glisser là-dedans, mais si, il suit la montagne, et il finit par descendre jusqu’à la mer. Vous avez déjà vu la mer ?

— Non, bien sûr. A quelle occasion ? Avant d’entrer dans la maisonnée de l’évêque, je n’étais jamais sorti du comté. Je n’avais même pas franchi un rayon de dix milles par rapport à là où je suis né. La mer, quelle merveille ce doit être, émit-il à mi-voix, dévorant des yeux les paysages qui s’offraient à lui, au comble du bonheur, s’efforçant de ne rien rater de ce qu’il voyait pour la première fois.

— C’est aussi une amie fidèle ou un ennemi redoutable, répliqua Cadfael que cette question ramenait des années en arrière. Si vous la respectez, elle vous traitera comme il faut, mais pas de familiarités avec elle !

Le prince avait pris une allure régulière, détendue qu’il pouvait maintenir mille après mille, dans ce paysage ondulant, vert, riche, avec ses hameaux nichés dans les vallées, ses chaumières, ses églises blotties les unes contre les autres, ses bandes de terrains cultivables leur formant comme un écrin de verdure, et puis çà et là, solitaires, éparpillées parmi ces territoires, les demeures des tenanciers libres avec, tout aussi solitaires, réparties un peu au hasard, leur église paroissiale.

— Ces gens vivent bien seuls, constata Mark, non sans un certain étonnement.

— Ce sont les hommes qui sont nés libres, dans la tribu, ils possèdent leurs propres terres, mais ils ne peuvent pas en user à leur gré, d’après les lois les plus strictes concernant les héritages, elles sont la propriété de la famille. Les villages de serfs cultivent le sol à eux tous, payent ensemble les redevances communales, bien que chaque homme ait sa maison, son bétail et une part équitable de la terre. On s’assure du respect de ces dispositions en vérifiant très fréquemment la distribution. Dès que les fils deviennent adultes, ils reçoivent ce qui leur revient au compte suivant.

— Donc personne ne peut hériter, déduisit Mark.

— Personne, à l’exception du fils cadet, le dernier à toucher la portion qui lui appartient de droit. Il hérite de celle de son père et de sa maison. A ce moment, ses aînés auront normalement pris femme et construit leur propre demeure.

Pour Cadfael, et aussi pour Mark apparemment, c’était une manière honnête, bien que passablement rude, d’assurer à chaque être sa place au soleil et un endroit pour reposer sa tête ; c’était une façon juste de se partager le travail et les profits rapportés par la terre.

— Et vous, c’est d’un endroit de ce genre que vous êtes venu ?

— Oui et non, admit Cadfael, repensant, plutôt étonné à ses origines. Oui, je suis né dans un village régi par le même statut. Quand j’ai eu quatorze ans, on m’a remis ma parcelle de terre. Vous me croirez si je vous dis que je n’en voulais pas ? C’était de la bonne terre galloise et elle me laissait complètement indifférent. Quand le lainier de Shrewsbury m’a pris en amitié et qu’il m’a proposé du travail qui me permettrait de voir ne serait-ce que quelques milles de notre vaste monde, j’ai sauté sur l’occasion et j’ai recommencé à chaque fois qu’il s’en est présenté. J’avais un jeune frère qui ne demandait pas mieux que de cultiver un lopin de terre pendant le restant de ses jours. Moi j’étais loin, aussi loin que pouvait m’emmener la route, et elle m’a conduit à traverser la moitié du monde avant que je commence à y comprendre quelque chose. La vie ne suit pas une ligne droite, mon petit, mais une courbe. La première moitié, on la passe à courir au diable vauvert, loin des siens et d’une existence paisible, et l’autre vous ramène, par des voies détournées mais sûrement, de l’état d’où on était parti. C’est comme ça que je reviens, tenu par les vœux que j’ai prononcés, à un endroit limité, sauf que j’ai la chance d’être envoyé en mission pour le compte de mon abbaye, que je m’échine sur une petite partie de notre univers, en compagnie de qui me tient le plus à cœur. Et j’en suis ravi, conclut Cadfael, avec un soupir satisfait.

 

Ils parvinrent au sommet d’une crête élevée avant midi. A leurs pieds s’étendait la vallée de la Conwy ; au-delà, le sol s’élevait, d’abord en pente douce, mais après ces vertes prairies, on voyait au loin, comme des tours majestueuses, les énormes bastions de l’Eryri, pics d’acier poli, se détachant sur le bleu du ciel pâle. Le fleuve était un ruban d’argent sinueux, se frayant une course tortueuse à travers et par-dessus des bancs de sable amenés par la marée, en direction du nord, avant de parvenir à la mer. A cette heure ses eaux étaient si basses, éparses, qu’on pouvait les passer à gué sans difficulté. Après quoi, comme l’avait annoncé Cadfael, ils se mirent à grimper.

Ils parcoururent d’abord quelques milles sur l’herbe, au soleil, puis le chemin, qui longeait un petit affluent du fleuve, commença à monter en pente raide. Bientôt il n’y eut plus d’arbres et ils parvinrent petit à petit dans un univers de landes élevées, pleines de genêts et de bruyères, aussi dégagées que le ciel. Nulle charrue n’avait pénétré ces terres où le seul mouvement distinct était celui du vent dans les landiers et les buissons bas habités seulement par les oiseaux qui s’enfuirent à l’approche des premiers cavaliers et les faucons au vol immobile, très haut dans l’éther. Et pourtant cette contrée à la sauvage beauté était traversée par une chaussée difficile à distinguer, pavée de pierres entre lesquelles poussait une herbe rude, qui dominait quelques endroits marécageux et enjambait des mares peu profondes dont l’eau brune avait la couleur de la tourbe pour se diriger droit vers une haute muraille de rochers effilés qui parut à frère Mark absolument infranchissable. A certains endroits, là où des rochers saillaient du sol, fournissant un solide point d’appui, le sentier demeurait bien visible, comme s’il n’avait nul besoin d’une rampe de pierre mais maintenait toujours son cap d’une inflexible rectitude.

— C’est là œuvre de géants ! s’écria Mark, très impressionné.

— Non, cette route a été construite par des hommes, répondit Cadfael.

La voie était large, là où elle était clairement visible, suffisamment pour laisser passage à une colonne de six hommes marchant de front, même si les cavaliers ne pouvaient pas être plus de trois. Quant aux archers d’Owain, qui connaissaient bien la région, ils s’étaient disposés en flanc-garde, laissant la voie pavée à la compagnie dont ils assuraient la protection. Cadfael songea que cette voie de communication n’avait pas été destinée à des voyages d’agrément ni à la chasse sous diverses formes, mais bien à acheminer un grand nombre d’hommes d’une place forte à une autre dans les plus brefs délais. Elle ne tenait pratiquement aucun compte des dénivellations, allant aussi droit que possible et ne déviant de son cours que quand il n’y avait pas d’autre solution, pour revenir à son tracé primitif dès que l’obstacle avait été franchi.

— On ne va tout de même pas traverser ce mur, s’étonna Mark, fixant la barrière montagneuse, ça n’est pas possible.

— Mais si, vous verrez qu’il existe une porte, pas très large certes, mais quand même, au défilé de Bwlch y Ddeufaen. Nous allons passer ces collines, rester à ce niveau pendant encore trois ou quatre milles, et puis nous commencerons à redescendre.

— Vers la mer ?

— Vers la mer, oui, répondit Cadfael.

Ils parvinrent à la première déclivité, la première vallée abritée avec des buissons et des arbres, au cœur de laquelle bouillonnait une source qui se changea en un joyeux cours d’eau et les accompagna tout au long de la descente, en direction de la côte. Ils avaient depuis longtemps laissé derrière les ruisseaux qui coulaient vers l’est et la Conwy. Ici, ils avaient une vie brève, impétueuse, dans leur course folle en direction de la mer. A leur arrivée en bas, longeant ce ru minuscule, il y avait toujours la piste qui s’élevait nettement au-dessus de l’eau, au bord d’une rangée d’arbres. La pente devenait moins rude, la rivière s’éloignait légèrement du sentier et soudain le paysage s’ouvrit largement devant eux, avec la mer au bout.

Juste en dessous, il y avait un village avec son damier de champs cultivés, au-delà une suite d’étroites prairies se fondait dans les prés salés et les graviers et puis la mer, la mer immense. Plus loin encore, lointaine mais très distincte dans la lumière de cette fin d’après-midi, la côte d’Anglesey s’étendait au nord et se terminait par la minuscule île d’Ynis Lanog. Du rivage vers lequel ils se dirigeaient, scintillait l’or pâle incrusté d’aigue-marine de l’eau, jusqu’à ce que l’œil ne puisse plus distinguer les couleurs, car les Sables de Lavan occupaient la majeure partie de la distance les séparant du rivage de l’île, là où, dans le lointain, la mer prenait enfin une nuance pure, verdâtre, indiquant la profondeur du détroit. En voyant cette splendeur à laquelle il n’avait cessé de rêver et de penser toute la journée, Mark arrêta un moment son cheval et resta à contempler le paysage, les yeux brillants, les joues toutes roses, émerveillé par la magnificence et la diversité du monde.

Il se trouva que Cadfael tourna la tête à cet instant précis pour voir où un autre cavalier avait également arrêté sa monture, animé peut-être du même enthousiasme. Entre les deux chanoines qui la chaperonnaient, Heledd, immobile, regardait droit devant elle, mais plus loin que l’or et le cristal des eaux peu profondes, au-delà des rives d’Anglesey, d’un bleu de cobalt. Elle avait les lèvres pincées et son front lisse n’exprimait rien de ses sentiments. Elle avait les yeux tournés vers la terre de son fiancé, cet homme dont elle ignorait tout, dont on ne lui avait parlé qu’en bien. Elle voyait le mariage se profiler à l’horizon avant qu’il soit longtemps, et il y avait tant de tristesse mêlée de rancune dans son expression et une volonté si marquée d’échapper au sort qui l’attendait que Cadfael fut stupéfait de constater que personne n’avait rien remarqué de cette protestation outragée et silencieuse et que nul ne s’était tourné vers elle pour trouver la cause de ce malaise si intense, inquiétant.

Puis, aussi brusquement qu’elle s’était arrêtée, elle reprit ses rênes et lança vivement son cheval au trot vers le bas de la colline, laissant derrière elle son escorte tout de noir vêtue, ce qui lui permit de se fondre dans la colonne et de se débarrasser de ses gardiens pour quelques minutes au moins.

La regardant se frayer avec fougue un passage parmi les compagnons du prince, Cadfael porta à son crédit son intention de ne pas aller retrouver Bledri. Mais voilà, il était sur son chemin. Une seconde après, elle se serait éloignée de lui, mais l’homme ne perdit pas l’occasion qui se présentait à lui. Il tendit la main vers sa bride s’en saisit en la frôlant du genou et lui adressa un sourire plein d’assurance en voyant qu’elle ne cherchait pas à s’écarter de lui. Cadfael vit bien qu’elle fut à un doigt de lui faire lâcher prise, en plissant les lèvres, avec cette raillerie teintée d’indulgence, seul sentiment qu’elle éprouvât réellement envers lui. Mais avec une délibération perverse, elle lui rendit son sourire, consentant à marcher à ses côtés, nullement pressée de se dégager de la main solide qui la retenait prisonnière. Ils chevauchèrent donc ensemble, apparemment satisfaits de cette compagnie, bavardant agréablement et marchant au même pas. En les voyant de dos, Cadfael eut le sentiment qu’ils continuaient simplement un jeu agréable, non dénué d’une certaine malice de part et d’autre. Mais quand il tourna prudemment la tête pour voir l’effet qu’avait eu l’incident sur les deux chanoines de Saint-Asaph, il n’eut pas besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’ils ne l’interprétaient pas exactement de la même façon. Si les yeux de Meirion dans son visage pincé lançaient des éclairs vers Heledd et exprimaient une rage folle envers Bledri, il n’était pas sorcier d’y lire aussi l’appréhension qu’il éprouvait, faute de savoir ce qui se passait derrière la rectitude et la componction menaçantes qu’on pouvait lire sur le visage replet du chanoine Morgant.

Mais d’ici deux jours, tout serait terminé. Tout ce beau monde serait en sécurité à Bangor ; le fiancé passerait le détroit pour se porter à leur rencontre afin de conduire Heledd là-bas, sur les lointains rivages couverts d’une brume bleuâtre au-delà des Sables de Lavan couleurs d’or pâle et d’un bleu de glacier. Quant au chanoine Meirion, il pourrait enfin pousser un soupir de soulagement.

Ils parvinrent à l’extrémité des étendues de prés salés et prirent vers l’ouest, où la surface frémissante des bancs de sable reflétait la lumière étincelante à main droite et, à gauche, le vert des champs et des taillis qui s’élevaient en terrasses successives jusque parmi les collines. Une fois ou deux, ils durent patauger dans des ruisselets qui se frayaient un chemin dans les marécages salés proches de la mer. A peine une heure plus tard, ils longeaient la haute palissade du domaine et du château royal d’Owain, à Aber. Les gardes et les sentinelles en faction avaient vu de loin les oriflammes approcher et crièrent la nouvelle à ceux qui étaient à l’intérieur.

De tous les bâtiments disposés le long des murs du palais d’Owain, des écuries, de l’armurerie, de la grande salle, de la multitude des maisons des hôtes, jaillirent les membres de sa mesnie venus accueillir leur souverain et souhaiter la bienvenue aux visiteurs. Les palefreniers se précipitèrent pour prendre les chevaux tandis que les écuyers arrivaient avec des pichets et des cornes à boire. Hywel ab Owain, qui s’était efforcé de ne négliger personne et de se montrer aimable envers tous pendant le trajet, passant d’un cavalier à l’autre avec la même courtoisie – n’était-il pas là pour représenter son père ? –, ce qui lui avait très certainement permis de prendre bonne note de toutes les tensions qui pouvaient se faire jour – car il n’avait en tête que les intérêts de son géniteur –, fut le premier à sauter à terre. D’un geste élégant, empreint de respect filial, il alla prendre la bride du roi avant de la céder au valet d’écurie qui attendait et d’aller baiser la main de la dame de céans qui était sortie de la grande salle pour saluer son seigneur et maître. Ce n’était pas sa mère à lui ! Les deux jeunes garçons, qui dévalèrent les marches sur ses talons, diablotins au teint mat d’environ dix et sept ans, poussant des grands cris d’enthousiasme et suivis d’une meute de chiens qui leur tournaient autour, étaient d’elle en revanche. L’épouse d’Owain était la fille d’un prince d’Arwystli, originaire du centre du pays de Galles, et ses deux fils, qui débordaient de vie, avaient hérité de son teint lumineux. Un garçon plus âgé, il devait avoir dans les quinze ou seize ans, marchait derrière eux d’un pas plus circonspect. D’un air autoritaire, assuré, il alla droit vers Owain qui le serra dans ses bras avec une chaleur qui ne trompait pas. Celui-ci tenait de son père des cheveux blonds de la nuance de l’or pur ainsi qu’une allure mâle, impressionnante qui devenait chez lui une beauté frappante. Il était grand, se tenait très droit, avec des mouvements qui évoquaient la grâce d’un athlète. Il lui était impossible de se déplacer sans que tout le monde se retourne sur son passage, et même à cette distance, ses yeux de nordique, d’un bleu éclatant, avaient la clarté d’un soleil filtrant à travers des cristaux de saphir. En le voyant, frère Mark retint son souffle.

— C’est son fils ? murmura-t-il d’un ton plein de respect.

— Mais pas le sien à elle. Il est dans la situation d’Hywel.

— Les gens comme lui ne doivent pas courir les rues, émit-il, fixant l’adolescent du regard.

S’étant toujours considéré comme le plus insignifiant et le plus ordinaire des mortels, il observait la beauté chez les autres avec un ravissement particulier, dépourvu de jalousie.

— Effectivement il n’y en a pas deux, et vous le savez très bien, mon garçon. C’est d’ailleurs le cas de tous les vivants, beaux ou laids, nota Cadfael, reconsidérant l’unicité de chaque enveloppe charnelle pour ne rien dire de l’âme qui l’habitait.

Et pourtant, nous avons à Shrewsbury, quelqu’un qui est tout aussi remarquable. Il s’appelle Rhunn. Je vous suggère de jeter un coup d’œil à frère Rhunn, maintenant que sainte Winifred lui a rendu l’usage de ses jambes. Vous verrez qu’on ne peut voir l’un sans penser à l’autre, que cela semble miraculeux.

Il n’était pas jusqu’à leur nom pour en témoigner ! Il faut avouer, songea Mark, se rappelant non sans plaisir le benjamin de ses anciens condisciples, à Shrewsbury, que c’est sur ce modèle qu’un prince, voire le fils d’un prince, devrait être taillé, et pourquoi pas également un saint ou son protégé ? Ah ! ce visage fatalement lumineux, ouvert, serein ! Il ne fallait pas s’étonner que son père, qui avait vu là un prodige, l’aime plus que les autres.

— Je me demande, souffla Cadfael, à quoi ressembleront ses deux fils à elle, comparés à lui, quand ils seront grands.

— Il est impossible, affirma Mark qu’on puisse en vouloir à un être pareil, même si le désir de posséder des terres – ou le pouvoir – ont transformé des frères en ennemis. Qui pourrait éprouver de la haine envers ce jeune homme ?

— Je vous envie vos certitudes, mon frère, observa près de lui une voix froide, sèche, d’un ton de regret, mais pour rien au monde je ne les partagerais. Le péché est humain, trop humain. Nul d’entre nous n’est à l’abri de la haine, quelles que soient ses qualités. Pas plus qu’on ne peut aimer personne contre vents et marées.

Sans qu’ils le remarquent, Cuhelyn s’était rapproché d’eux en fendant la presse des hommes, des chevaux, des chiens, des domestiques, des enfants. Intrigué par cette réflexion inattendue, Cadfael tourna la tête juste à temps pour voir le regard intense, pénétrant, qui se posait pour le moment avec une expression où se mêlaient de la chaleur, de l’indulgence et un soupçon de raillerie sur le petit Rhunn, se durcir, devenir glacial quand une autre silhouette passa dans son champ de vision, qu’il suivit avec une fixité que Cadfael interpréta d’abord comme de l’intérêt empreint de détachement avant de comprendre, au bout de quelques secondes, qu’il s’agissait bel et bien d’une hostilité discrète mais réelle. Peut-être même était-ce plus sérieux que de l’hostilité et qu’il éprouvait une suspicion contrôlée mais implacable.

Un jeune homme approximativement de l’âge de Cuhelyn et qui avait avec lui une certaine ressemblance quant à la taille et à la complexion, bien qu’il fût plus mince, doté d’une allonge plus grande, était depuis un certain temps les bras croisés, appuyé des épaules au mur de l’appentis, un peu à l’écart, observant toute cette agitation autour de lui comme si elle ne le concernait pas au même titre que les autres et qu’il tenait à rester sur son quant-à-soi. Soudain, se départissant de son immobilité, il passa entre Cuhelyn et le père et le fils qui s’étreignaient, leur cachant la vue du visage radieux de Rhunn. Il devait y avoir quelque chose dans les parages qui importait pour ce garçon, après tout, quelqu’un qui comptait plus pour lui que les clercs venus de Saint-Asaph ou les jeunes seigneurs de la garde d’Owain. Cadfael le regarda passer à travers la foule, très décidé, et le vit prendre par la manche un cavalier qui mettait pied à terre. Ce simple contact, cette rencontre, qui avaient suffi à durcir les traits du visage de Cuhelyn, firent se retourner Bledri ap Rhys qui se retrouva face à face avec le jeune homme qui l’avait accosté, en qui il reconnut aussitôt quelqu’un de relativement familier. Il le salua avec une certaine méfiance. Ce n’était pas un accueil débordant d’enthousiasme, mais il y eut de part et d’autre un bref éclair de satisfaction avant que Bledri ne reprenne son masque impassible. L’autre comprit à demi-mot et commença à s’adresser à lui en témoignant de la courtoisie de mise à la cour. Inutile, apparemment, de montrer qu’ils se connaissaient suffisamment bien, mais il était en revanche indispensable d’agir comme s’ils voulaient seulement se témoigner une politesse mutuelle.

Après un coup d’œil par-dessus son épaule, Cadfael dévisagea brièvement Cuhelyn et demanda simplement si c’était bien Gwion.

— Oui.

— Sont-ils intimes ?

— Comme ça. Ils ont le même maître, c’est tout.

— C’est suffisant, dans certains cas, pour préparer un mauvais coup, lâcha Cadfael, tout à trac. Selon vous, votre homme a donné sa parole de ne pas tenter de s’enfuir, mais rien de plus.

— C’est assez naturel de se réjouir de la présence d’un membre de la même faction, ce me semble, rétorqua Cuhelyn. Oh ! il ne se parjurera pas. Pour ce qui est de Bledri ap Rhys, je veillerai personnellement à ce qu’il agisse de même.

Il se secoua et se mit en devoir de leur servir de mentor. Le prince, son épouse, ses fils montaient l’escalier menant à la grande salle, ses amis les plus proches le suivant sans hâte.

— Venez, mes frères, permettez-moi d’être votre héraut en ces lieux. Je vais vous conduire à votre logis et vous montrer la chapelle. Usez-en à votre convenance. Le chapelain du prince se présentera à vous sans tarder.

 

Dans l’intimité de l’appartement qui leur avait été attribué, protégé par le mur du château auquel il était appuyé, frère Mark, reposé, pensif, prit un siège, examinant de ses grands yeux gris tout ce qui s’était produit depuis leur arrivée à Aber.

— Ce qui m’a le plus donné à penser, dit-il enfin, c’est la ressemblance qui existe entre ces deux-là, je veux parler des deux hommes-liges, naturellement, celui d’Anarawd et celui de Cadwalader. Ce n’est pas seulement une question d’âge, ni de ressemblance, non, c’est la même passion qui les habite. Au pays de Galles, Cadfael, on n’a pas la même conception de la loyauté que chez les Normands, en tout cas c’est l’impression que j’ai. Ils ne sont pas du même bord, votre Cuhelyn et ce Gwion, mais ils pourraient être frères.

— Oui et de plus, ce qui devrait être vrai de tous les frères, et qui ne l’est pas par les temps qui courent, ils se respectent et s’apprécient. Ce qui ne les empêcherait nullement de se couper mutuellement la gorge si jamais leurs suzerains devaient s’affronter.

— C’est ce qui me paraît tellement affreux, lança Mark très sérieusement. A chaque fois qu’ils se regardent l’un l’autre, c’est eux-mêmes qu’ils voient. D’autant plus qu’ils ont vécu à la même cour et reconnaissent qu’ils s’apprécient mutuellement.

— Ils sont comme des jumeaux dont l’un serait gaucher et l’autre droitier. Des images qui se reflètent dans un miroir, en quelque sorte. Ils se tueraient sans haine et mourraient de même. Dieu veuille, ajouta Cadfael, qu’ils n’en arrivent jamais là. Mais une chose est sûre : Cuhelyn ne sera jamais loin quand son double sera en rapport avec Bledri ap Rhys, à surveiller chaque regard, à écouter chaque mot. Si vous voulez mon avis il en sait plus long sur l’envoyé spécial de Cadwalader qu’il a bien voulu l’admettre.

 

Lors du souper que donna Owain dans la grande salle, le repas fut excellent, la bière et l’hydromel coulèrent en abondance et les harpistes se montrèrent dignes d’éloges. Hywel ab Owain improvisa une mélodie sur la beauté de Gwynedd et la splendeur de son passé si bien que Cadfael qui ordinairement ne s’en laissait pas conter, oublia l’habit qu’il portait pendant une demi-heure pour suivre le poème qui l’emmenait au loin, parmi les montagnes d’Aber, à l’intérieur des terres, par-delà le pâle miroir des Sables de Lavan, jusqu’à la sépulture royale de Llanfaes, à Anglesey. Quand il était jeune, sa vie d’aventures l’avait entraîné vers l’orient. A présent, avec l’âge qui venait, c’est vers le ponant que se tournaient ses yeux et son cœur.

Le paradis, le sanctuaire des bienheureux se situaient invariablement vers le couchant dans toutes les légendes et dans l’imagination de tous, du moins en ce qui concerne les peuples de souche celtique. Ce n’était pas un mauvais sujet de méditation quand on commençait à prendre des années. Ici, cependant, dans le domaine royal de Gwynedd, Cadfael ne se sentait pas vieux.

Apparemment l’acuité de ses sens ne s’était pas non plus émoussée, même s’il se laissait emporter dans ses rêves, car le moment où Bledri ap Rhys prit Heledd par la taille quand elle lui servit l’hydromel ne lui échappa pas, pas plus que le haut-le-corps et le regard glacial du chanoine Meirion lorsqu’il s’en aperçut ou l’attitude de Heledd qui se garda bien de se dégager trop vite quand elle se rendit compte de cette réaction. Au contraire, elle glissa un mot à l’oreille de Bledri sans qu’on puisse savoir si c’était une injure ou une parole aimable. Son père, lui, n’eut aucun doute sur la façon dont il fallait l’interpréter. Si la fille jouait avec le feu, à qui la faute ? Pendant des années, elle avait vécu avec son père, loyale autant qu’aimante. Il aurait dû la connaître mieux, assez pour avoir confiance en elle. Elle trouvait Bledri ap Rhys dépourvu d’intérêt, sauf pour tourner en bourrique un père un peu trop pressé de se débarrasser d’elle.

D’ailleurs, à y regarder de plus près, il semblait bien que Bledri non plus ne s’intéressait pas sérieusement à elle. Il se montrait empressé presque sans y penser, comme si c’était ce qu’on attendait de lui, et même s’il lui adressa un sourire et un compliment, il n’essaya pas de la retenir quand elle dut partir, et son regard revint obstinément se poser sur un certain jeune homme assis parmi les nobles de la garde, à une table de moindre importance. Gwion, le dernier otage récalcitrant, qui refusait obstinément de renier son serment envers Cadwalader, était installé, bouche cousue, parmi ses pairs et adversaires dont certains, tel Cuhelyn, étaient devenus ses amis. Pendant tout le repas il resta sur la réserve, se gardant de livrer ses pensées ou ses regards. Mais à chaque fois qu’il levait la tête, c’était pour fixer Bledri, à la haute table. A deux reprises au moins Cadfael les surprit à échanger un bref coup d’œil brillant, tels deux alliés essayant de se transmettre un message, sans pouvoir se parler ouvertement.

Cadfael songea qu’ils allaient se rencontrer avant la fin de la nuit. Oui, mais dans quel but ? Ce n’est pas Bledri qui cherche si désespérément à obtenir ce rendez-vous bien qu’il soit en situation d’y parvenir et qu’on le soupçonne d’avoir des renseignements confidentiels à rapporter. C’est Gwion qui doit impérativement, toutes affaires cessantes, s’entretenir avec Bledri. C’est lui le demandeur, lui qui a des informations urgentes, essentielles à communiquer à son complice, lui qui a prêté serment de ne pas chercher à se soustraire à la captivité dorée d’Owain, contrairement à Bledri.

Eh bien, Cuhelyn s’était porté garant de la bonne foi de Gwion et avait juré de ne pas perdre Bledri une seconde de vue. Mais Cadfael avait le sentiment que le domaine était assez grand pour que Cuhelyn n’ait pas la partie facile si les deux hommes voulaient vraiment s’entretenir.

La souveraine était restée dans ses quartiers avec ses enfants. Elle n’avait pas dîné dans la grande salle. Le prince s’était également retiré dans ses appartements de bonne heure, ayant dû se séparer de sa famille pendant plusieurs jours. Il avait emmené son fils bien-aimé avec lui, laissant Hywel présider pendant le repas en attendant que les hôtes décident de regagner leurs chambres. Maintenant que chacun était libre de changer de voisin ou d’aller prendre l’air en cette fin de soirée, il y avait beaucoup de mouvement dans la grande salle. Avec le bruit des conversations qui fusaient de partout, la musique des harpistes, la fumée des torches et les nombreux coins d’ombre, qui pourrait efficacement surveiller un homme parmi cette multitude ? Cadfael remarqua que Gwion se séparait de ses compagnons de table, mais Bledri, lui, resta à sa place à boire tranquillement son hydromel, en quantité raisonnable toutefois et sans rien perdre de ce qui se passait autour de lui. Il donnait l’impression d’avoir été rendu plus circonspect par la force et la discipline qui régnaient dans la maison royale, ainsi que le nombre des jeunes gardes et la confiance qu’ils affichaient.

— Je crois que nous pourrions avoir la chapelle pour nous seuls, si nous y allons maintenant, souffla Mark à l’oreille de Cadfael.

C’était à peu près l’heure de complies. Frère Mark ne serait pas tranquille s’il négligeait cet office. Cadfael se leva donc pour l’accompagner. Ils sortirent dans la nuit douce et fraîche et traversèrent la cour intérieure pour aller à la chapelle adossée au mur extérieur. Il n’était pas très tard, le soir n’était pas complètement tombé. Les amateurs de boissons fortes n’allaient pas se séparer tout de suite mais, dans les passages obscurs, ceux qui devaient aller et venir entre les différents bâtiments vaquaient sans hâte à leurs occupations et accomplissaient leur devoir sans précipitation dans l’agréable langueur qui concluait une longue journée, pleine de satisfactions.

Ils n’étaient plus qu’à quelques toises de l’édifice quand un homme en passa la porte pour tourner le long de la rangée de maisons disposées contre la muraille fermant la cour, avant de disparaître dans l’un des boyaux étroits, derrière la grande salle. Il resta à une certaine distance. Il aurait pu s’agir de n’importe lequel des courtisans d’Owain, d’un certain âge et d’une taille au-dessus de la moyenne. Il n’était pas pressé et se préparait d’un pas égal, un peu las peut-être, à aller dormir. Cependant Cadfael, qui ne cessait de penser à Bledri ap Rhys, était pratiquement certain de son identité, malgré l’obscurité qui s’épaississait.

Ses derniers doutes se dissipèrent quand il pénétra dans la petite église, faiblement éclairée par l’œil rose de la lampe qui brûlait constamment sur l’autel et qu’il aperçut la silhouette indistincte d’un homme agenouillé un peu à l’écart du puits de lumière de dimension réduite. Celui-ci n’avait pas encore remarqué leur présence, bien qu’ils fussent entrés sans chercher à étouffer le bruit de leurs pas. Quand ils s’arrêtèrent d’avancer et s’immobilisèrent pour ne pas l’interrompre dans ses prières, il ne bougea pas, toujours préoccupé, la tête inclinée, le visage dans l’ombre. Il finit par se redresser en soupirant. Quand il passa devant eux pour sortir, il les salua sans surprise d’un « Bonsoir, mes frères ! » prononcé à voix basse. Son profil se dessina un bref instant dans l’air. Assez toutefois pour mettre en relief le jeune visage tendu, inquiet de Gwion.

 

Bien après complies, vers minuit passé, alors qu’ils étaient paisiblement endormis, retentit l’alarme. Les signes avant-coureurs, une clameur soudaine à la porte principale du château, le bruit étouffé des sabots d’un cheval, des phrases brèves qu’échangèrent un cavalier et les sentinelles, échappèrent à Cadfael qui croyait poursuivre un rêve, et puis c’était si loin ; mais Mark était plus jeune et plus réceptif à cette journée tellement passionnante, aussi s’éveilla-t-il avant que les voix ne prennent de l’ampleur, ne se changent en ordres sonores et que les hommes ne se rassemblent dans la cour, encore un peu endormis, venus d’un peu partout. Ce qui demeurait du silence de la nuit fut rompu par le son d’un cor ; Cadfael repoussa sa couverture et sauta sur ses pieds, les yeux grands ouverts, prêt à agir.

— Que se passe-t-il ?

— Un cavalier vient d’arriver à toute vitesse. Seul.

— Il n’y aurait pas tant de remue-ménage pour rien, observa Cadfael qui enfila ses sandales et se dirigea vers la porte.

On entendit de nouveau le son du cor dont l’écho se répercuta de mur en mur. A cet appel, les jeunes hommes se réunirent en armes dans la cour. Tout le monde parlait en même temps, pas trop fort, à cause de la nuit, puis il y eut un grondement où les mots se fondirent, comme la marée qui monte. De chaque porte sortait un rai de lumière jailli de lampes hâtivement allumées pour chasser l’obscurité, éclairant çà et là en relief une figure connue dans la foule anonyme. On emmenait vers l’écurie un cheval épuisé, monté sans ménagement et qui baissait l’encolure. Quant au cavalier, sans se soucier de ceux qui tentaient de l’interroger, il fendit la presse en direction de la grande salle. Il était à peine arrivé au pied des marches que le vantail au-dessus de lui s’ouvrit : Owain apparut, vêtu d’une robe de chambre fourrée. Les torches derrière lui dessinaient sa silhouette puissante. A son côté se tenait l’écuyer qui était venu l’éveiller.

— Me voici ! s’écria-t-il à haute et intelligible voix, parfaitement éveillé.

Quand il s’avança au bord de la première marche, la lumière tomba sur le visage du messager et il le reconnut.

— C’est toi, Goronwy ? Tu viens de Bangor ? Quelles nouvelles as-tu pour nous ?

L’homme prit à peine le temps de ployer le genou. On le connaissait, on avait confiance en lui, il n’allait pas perdre de précieuses secondes en cérémonies inutiles.

— Seigneur, nous avons eu des informations de Carnarvon au début de la soirée. Et dès que j’ai su, j’ai couru ici aussi vite que mon cheval pouvait galoper. A peu près à l’heure de vêpres, on nous a signalé des vaisseaux à l’ouest d’Abermanai, une grande flotte en ordre de bataille. Les marins prétendent que ce sont des nefs danoises du royaume de Dublin, venues pour razzier Gwynedd et vous forcer la main. Et il paraîtrait que Cadwalader, votre frère, est avec eux ! Il les a amenés à sa suite pour se venger et reprendre ses terres, par pur dépit. La loyauté que l’affection n’a pu lui garantir, il l’a achetée en leur promettant de les payer à prix d’or.

L'Été des Danois
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