Chapitre 5
Si deux hommes ont toujours la même opinion, l'un d’eux est de trop.— Emerson ! Hurlai-je en me levant en toute hâte. Avez-vous entendu ?
Je me précipitai pour regarder par la fenêtre. J’eus beau me pencher, la nuit était sombre et je ne vis rien.
Un halètement rauque en provenance du lit me
fit retourner.
— Emerson ? Demandai-je. Pourquoi ne répondez-vous pas ?
— Je suis à moitié mort, Peabody, gémitil d’une voix faible. Vous m’avez piétiné le ventre en vous levant. Il serait parfois opportun que vous réfréniez votre juvénile emportement, ma chérie. Il fait partie de votre charme mais je connais de plus agréables façons d’être réveillé en sursaut.
— Il vous reste assez de souffle pour faire de l’humour, dis-je sévèrement. Levez-vous, Emerson. Il y a eu mort d’homme.Le hurlement reprit, s’intensifia dans les aigus jusqu’à devenir pénible pour les oreilles et s’arrêta à nouveau. Net.
— Votre mort a encore de la voix, commenta
calmement Emerson.
— Mon Dieu ! Dis-je. Quel est donc ce son horrible ?
— Voyons, ma très chère, je m’étonne que vous posiez la question. Il s’agit de quelque chose de très naturel, vous savez, et tous les animaux ressentent ainsi le…— hum — disons l’appel de la nature, en quelque sorte.
— Les animaux ? Mais enfin, Emerson, quel est
le monstre qui pourrait produire un tel son ? — Anubis.
— Anubis ?
— Vous entendez l’appel d’un félin en rut, ma chère, et je crains que ces cris ne tendent à s’intensifier quand le mâle est frustré, c’est-à-dire quand il ne réussit pas convaincre sa femelle de partager sa flamme.
— Oh, fisje saisie. Vous êtes sûr ? Et bien, je n’avais jamais… Cela m’a réveillé en sursaut, Emerson, et…— Venez vous recoucher, ma chérie, fit-il. Et je vous pardonnerai votre attentat contre ma personne.
J’obtempérai. Je dois avouer qu’Emerson se montra magnanime d’une façon plus que satisfaisante. ***
Le lendemain, dès le petitdéjeuner avalé, j’insistai pour accompagner Miss Badern et Ramsès dans les entrepôts afin de faire enfin ouvrir la fameuse armoire. Emerson nous suivit, suivi de Cyrus Vandergelt. Celuici, déjà élégamment vêtu d’un costume de lin clair dont il semblait avoir une véritable collection, devait ensuite prendre le train du matin pour Louxor.
Nous traversâmes la première salle aux odeurs fortes de bois et de colle, et arrivâmes dans la seconde pièce. Les morceaux des vases brisés que nous avions trouvés dans le mastaba étaient déposés sur la grande table, Ramsès avait manifestement déjà passé la veille un certain temps à travailler dessus.
Miss Badern sortit son lourd trousseau et s’approcha de l’armoire. Elle fit tourner la serrure et tira la lourde porte. La lumière donna en plein sur les étagères en bois qui garnissaient l’intérieur. Elles étaient vides.
— Pourquoi fermer à clef une armoire vide ? Demandai-je pensivement.— Où sont les cailloux et autres morceaux divers dont vous parliez, Miss Badern ? Demanda sévèrement Emerson.
— Il y a longtemps que je n’ai pas ouvert cette armoire, bafouilla l’infirmière qui contemplait les étagères vides d’un œil éteint. La dernière fois, je vous assure bien qu’elle contenait des morceaux de pierre — j’en suis certaine — et aussi plusieurs boîtes en carton, soigneusement numérotées. Je ne comprends pas… M. Amelineau a dû les emporter.
— Y a-t-il jamais eu des objets de valeur — comme des bijoux ou des statuettes ? Demanda Emerson.— Des bijoux ? Non, répondit-elle, jamais. Mais des statuettes, oui sans doute. Je me rappelle d’une brisure de pierre qui correspondait à deux pieds joints ; de cailloux, souvent gravés ; et il y avait aussi une sorte de tablette blanche d’une quinzaine de centimètres, avec des creux réguliers et des hiéroglyphes inscrits à l’encre noire.
— Pardon ? Dis-je étonnée.— Probablement une tablette en albâtre pour les huiles sacrées comme celle de la VI° dynastie retrouvée dans la chambre funéraire d’Ankhaf à Gizeh, expliqua Emerson le front plissé. — Les signes étaient sans doute les noms des sept huiles utilisées dans les cérémonies des morts ou encore celui du propriétaire, ajouta Ramsès.
Il se pencha alors et ramassa quelque chose que je n’avais pas remarqué au fond de l’armoire. Il leva sa trouvaille pour la présenter à la lumière. C’était un fragment de pierre de couleur sable, marquée d’un sceau.
— Ah !Fit Miss Badern d’un ton triomphal. Voici
un caillou gravé.
Emerson la regarda, consterné.
— Montrez-moi ça, dit Emerson en tendant la main. Bon Dieu. (Miss Badern sursauta en lui jetant un regard horrifié.) Vous avez raison. C’est bien Den, sixième roi de la première dynastie vers - 3000 avant J.C. On utilisait peu d’éléments religieux à cette époque. Á ma connaissance, ce serait l’un des premiers signes ka égyptiens. Mais d’où cela vient-il ? Il est inadmissible qu’un tel élément ne soit pas dûment répertorié.
— Je connais peu de choses sur la première dynastie, admit Cyrus.— En réalité, expliqua aussitôt Emerson, tous les égyptologues ne sont pas d’accord quant à la réelle situation de Den. Pour moi, je considère que la première dynastie commence avec le roi Scorpion, mais d’autres prétendent qu’elle débute avec le suivant, le roi Narmer, et certains considèrent même que ces deux pharaons appartiennent à la dynastie zéro. Grotesque. On sait simplement que Den — ou Ousaphaïs selon Manéthon — l’homme du désert, a succédé au long règne de son père, Djer fils d’Ouadji, le roi-serpent. C’était un grand pharaon. Il a pu maintenir en paix la Haute et la BasseÉgypte mais ensuite, pour des raisons que nous ignorons, la première dynastie s’est achevée après le règne de Qaa vers 2925 av. J.C. et le pouvoir est passé aux mains d’une dynastie thinite — précisément ici, à Abydos.
— Il est donc normal de retrouver ici un tel sceau, observa Cyrus.— Bien entendu, admit Emerson, mais, excepté quelques objets retrouvés dans des tombes ou mastabas, nous disposons de peu d’éléments sur la vie, les conquêtes et les croyances de ces pharaons des premières dynasties qui ont pourtant été les précurseurs de la conception spirituelle et religieuse en Égypte — une véritable prise de conscience de Pharaon qui se prolongera pour ouvrir l’accès à une nouvelle vie après la mort terrestre.
— Le ka fait partie du concept d’Osiris, n’est-ce pas ? Dis-je.— C’est un principe de double spirituel, dit Emerson. Les deux hiéroglyphes du ka et de l’ankh ont été retrouvés sur une coupe de schiste de l’époque thinite, ce qui signifie : Le ka donne la vie... Qui a bien pu vider cette armoire ? Maugréa-til d’un air sombre. Serait-ce Amelineau avant de partir ? Ou encore le mystérieux visiteur qui aurait fouillé le bureau de Miss Badern ?
— Où en êtes-vous de vos classements ? Demandaije à l’infirmière.— Je devrais avoir terminé dans quelques jours, affirma-telle. Pour l’instant, je n’ai rien remarqué qui manquait.
Nous fîmes nos adieux et nos dernières recommandations à Cyrus Vandergelt avant de partir pour le site. Mr Ackroyd nous accompagnait. Je me trouvai un moment seule avec lui sous l’abri de toile durant une pause à la mijournée, alors qu’Emerson avait quitté le mastaba pour déambuler alentour avec Abdullah. Je ne savais pas ce qu’ils cherchaient mais je les voyais à quelques centaines de mètres, discuter et agiter les bras. Daoud les accompagnait.
— Les portraits que votre beau-frère nous a montrés hier soir sont réellement remarquables, disje.— Je trouve aussi, Mrs Emerson, répondit aussitôt Mr Ackroyd. Bien entendu, un portraitiste idéalise toujours ses modèles, mais il faut dire qu’Henry travaille sur des statues ou des gravures, ce qui laisse beaucoup de place à l’imagination. En réalité, il cherche à exprimer la personnalité cachée derrière ces visages minéraux — à les rendre humains, en quelque sorte.
— J’ai trouvé une certaine ressemblance entre ces deux portraits, dis-je.— Vous êtes très perspicace, Mrs Emerson, admit Mr Ackroyd. Tous les portraits féminins d’Henry ressemblent souvent à feue mon épouse.
— Vraiment ? Dis-je. Oh. Mr Lemon devait beaucoup aimersa sœur. Hum — Il était plus jeune qu’elle, n’est-ce pas ?
— Effectivement. Henry a perdu sa mère à sa naissance alors que Mary, mon épouse, avait une dizaine d’année. C’est elle qui a élevé son frère. C’était un enfant fragile et ma femme y était très attachée. D’ailleurs, ayant toujours vécu avec nous, il est presque un fils pour moi.
— Comment avezvous été amené à étudier l’égyptologie ? Demandai-je.— Etant le fils cadet de mon père, je n’avais en principe aucune des charges d’un héritier. J’ai rencontré par hasard à Londres, chez des amis archéologues, les Brunton, le professeur Griffith dont l’enthousiasme m’a convaincu. Henry m’a suivi dans cette nouvelle voie. Quand mon frère aîné est décédé avec son seul héritier, il y a tout juste un an, mes responsabilités ont changé. J’ai voulu qu’Honoria fasse un beau mariage, aussi je lui ai offert sa première saison à Londres. Malheureusement, tout cela n’a pas duré. Mary est morte peu avant la fin de la saison. Et Honoria doit désormais porter son deuil.
— Elle n’est pas en noir, fis-je remarquer.— Porter du noir en Égypte ? Se récria-t-il. Mrs Emerson, ce serait une vraie pénitence. D’ailleurs, je ne crois pas au deuil qui s’exprime à travers une couleur de vêtements. — Vous avez bien raison, affirmai-je sincèrement.
Mr Ackroyd s’excusa peu après et retourna à son travail. Emerson ne revenant toujours pas, je le rejoignis pour voir ce qui se passait.
— Que se passe-t-il ? Demandai-je. Que
cherchez-vous ?
— Je me demandais où nous allions creuser, Peabody, rétorqua mon
époux en se retournant. — Pourquoi ne pas déblayer un autre mastaba
? M’étonnai-je.
— Nous sommes arrivés au bout de ligne, ditil avec un geste vague. Je n’ai pas le temps de faire un plan d’ensemble, ni celui de creuser au hasard dans le cimetière, vous le savez bien. Je sais qu’il y a non loin de Kom es Sultan, dans la partie nord des nécropoles, un tombeau royal d’époque thinite. On distingue encore la silhouette de Shunet el Zebib, son enceinte de briques. Je pense d’ailleurs qu’elle a servide prototype au complexe de Djoser à Saqqarah. Sinon, vers la falaise, à plus d’un kilomètre des terres cultivées, je pensais aussi à la zone d’Oumm el Ga ‘ab, la mère aux pots cassés, ainsi appelée en raison des innombrables tessons qui jonchent le sol. C’est là que Mariette a découvert les tombeaux — ou plutôt les cénotaphes des rois thinites de la 1ère et de la II° dynastie.
— C’est à cause du sceau du roi Den, n’est-ce pas ? Disje. Vous voudriez savoir d’où il vient ?— Certainement, affirma Emerson. Malheureusement, ce serait comme chercher une aiguille dans une botte de foin. De Morgan, entre 1895 et 1897, a découvert à Negadah une tombe (dite de Ménès,) qu’il a attribuée au premier pharaon de la première dynastie. Mais c’est trop loin. Abdullah propose de creuser près d’ici, juste au delà des nécropoles.
Curieusement, ce fut l’avis d’Abdullah qui prévalut, mon inestimable époux rendant ainsi hommage au vieil instinct atavique qui fait des Égyptiens, en tant qu’héritiers de longues dynasties de pilleurs de tombes, les hommes les plus aptes à savoir découvrir des endroits intéressants.
Le reste de la journée se passa à quadriller la nouvelle zone de fouilles. Emerson se plaignit régulièrement de l’absence de Ramsès. Je trouvais que le fils d’Abdullah, Selim, le remplaçait efficacement, mais — Emerson adorant se plaindre — je ne le signalai pas.
Nous n’eûmes que peu de temps avant la fin de la journée pour commencer à déblayer un premier angle de la zone délimitée. Dès les premiers paniers de sable enlevés, apparurent les débris d’une sorte de petit coffre en bois. Á l’intérieur se trouvaient des os minces et quelques traces de plumes.
— Un ibis, annonça Emerson.Puis il nous poussa à travailler plus tard que de coutume, afin de vérifier si d’autres animaux étaient ensevelis près du premier ibis. Ce fut le cas.
*** Á l’époque gréco-romaine, expliqua Emerson le soir même, certains Égyptiens — mais aussi des Grecs et d’autres Orientaux — continuaient à venir en pèlerinage ou en visite à Abydos. Ils ne cherchaient plus alors les bienfaits et la protection d’Osiris, mais davantage celle d’un nouveau dieu guérisseur : Sérapis dont le nom (mélangé d’Osiris et d’Apis) avait été créé sur un malentendu. Le dieu taureau, Apis, était l’une des manifestations d’Osiris, et plus précisément d’Osiris renaissant à travers la crue du Nil. C’est pourquoi déjà à la Basse Epoque on trouvait représenté sur les sarcophages un taureau galopant avec une momie sur le dos. Á l’époque ptolémaïque, il finit par constituer (avec Osiris) la figure syncrétique de Sérapis, homme barbu coiffé d’un calathos. Malgré cela, la ville d’Abydos avait alors perdu son importance religieuse. Dans les nécropoles, on n’enterrait plus que des animaux, chiens, ibis et poissons, comme sur beaucoup d’autres sites à cette période. En effet, dès la XX°dynastie, il était d’usage d’enfermer le corps des animaux sacrés, ainsi que ceux que les pèlerins apportaient en offrande.
Ainsi, avait été retrouvées près d’Akhmî m — une ville de Haute-Égypte, sur la rive droite du Nil au sud d’Assiout — des nécropoles contenant des chacals et des éperviers ; à Saqqarah, des serpents, des rats embaumés et des œufs.
Nous avions commencé à désensabler l’un de ces cimetières qui avait la particularité de posséder des ibis — dont certains momifiés. Emerson était grognon. Bien qu’il soit un archéologue complet, capable de s’attacher aux plus petits détails de sa profession, il s’intéressait peu aux dynasties tardives en Égypte. Et alors qu’il aurait aimé découvrir de nouveaux éléments sur les dynasties thinites, il se retrouvait à travailler sur un bestiaire. Je comprenais sa déception, mais je ne la partageais pas. Si je connaissais déjà l’engouement des Égyptiens à l’époque ptolémaïque pour l’embaumement des babouins et des chats, notre nouveau cimetière comptait plusieurs mini-sarcophages de momies de rats et quelques faucons qui représentaient le dieu Horus. Les rats étaient des symboles du cœur des pêcheurs offerts en offrande à Osiris, dieu de la Mort.
La légende d’Osiris revenait me titiller, comme un rappel au fait que je ne m’étais pas encore lancée dans sa transcription.***
Dans le dernier courrier, j’avais trouvé une lettre de Nefret que j’ouvris avec empressement. Il y avait quelques temps que je n’avais pas reçu des nouvelles de la chère petite.
Chère Tante Amelia, cher professeur,
Je viens de recevoir votre lettre qui m’annonce votre arrivée à Abydos. Je ne savais pas que vous envisagiez d’y aller. Est-ce une idée du professeur ?
L’Égypte me manque vraiment beaucou p — vous tous aussi. C’est la dernière fois, tante Amelia, je vous le dis, que j’accepte de rester en arrière. Pourtant, j’ai beaucoup appris, c’est certain. Les coutumes étranges de cette prétendue civilisation me laissent souvent songeuse. Tante Evelyn accepte que je revête parfois mes confortables robes nubiennes quand je suis seule. Elles me rappellent ce que j’ai vécu — même s’il me semble souvent l’oublier. La Montagne Sainte (les trois mots étaient biffés) Cela est déjà si loin…
Le printemps est arrivé à Chalfont Park juste avant les fêtes de Pâques. Le jardin est magnifique.Il y a encore des professeurs qui viennent régulièrement pour nous enseigner la musique, l’histoire ou la philosophie et Oncle Walter nous donne des cours d’égyptologie — du moins à moi car Melia ne s’y intéresse guère. Les garçons sont au collège, aussi nous les voyons peu. Il n’y a que les petites filles.
Le bébé semble aller mieux, mais tante Evelyn est encore fatiguée. J’aimerais avoir vos dons médicaux, Sitt Hakim, afin de pouvoir la guérir. Quel dommage que les femmes ne puissent pas étudier la médecine. Á moins que… Pensez-vous que cela changera un jour ? J’aimerais tant pouvoir me rendre utile.
Ramsès m’a écrit, mais il ne raconte pas grand -chose. J’ai cependant ri en lisant les démêlés de Bastet avec le chat du professeur - Anubis, je crois ? Maintenant que nous avons un mâle dans la tribu, je pense que nous aurons bientôt toute une lignée. Je choisirai un chat pour moi dans la prochaine portée. Et c’est moi qui leur donnerai leurs noms. J’y ai déjà pensé, j’ai tout le panthéon égyptien à ma disposition : Isis, Horus, Osiris, Hathor…
Tendrement
Nefret.
PS. Mes amitiés à Gargery. Comment trouve-til l’Égypte ?
Quelques jours après, Miss Badern arriva à l’heure du thé en nous informant qu’elle avait terminé le classement de ses fichiers. Tout semblait complet. C’était fort contrariant. Que pouvait bien chercher l’intrus ? S’était-il contenté de vider l’armoire ? Et pourquoi dans ce cas-là avait-il pris la peine de la refermer — tout en signalant par ailleurs son passage par le désordre du petit bureau ?
Ces questions ne cessaient de tourner dans mon esprit, formant comme un leitmotiv à mes pensées tandis que je tamisais les déblais durant mes journées sur le site. Il y avaitbeaucoup d’animaux, mais le travail n’était pas passionnant — et Emerson s’ennuyait.
Nous n’avions encore reçu aucune nouvelle de Cyrus, mais je n’en attendais pas si rapidement. Notre télégramme expédié au Caire auprès des autorités pour les informer de la mort de Mr Beresford n’avait pas davantage obtenu de réponse.
Le matin même en allant sur le site, Emerson avait — à ma demande — interrogé Mr Ackroyd sur sa parenté avec Mr Beresford. Je le lui avais instamment rappelé, en constatant qu’aucun aveu spontané ne viendrait de la part de ce gentleman — ni de son beau-frère quasi muet.
— Beresford ? Oui, effectivement, c’était un lointain cousin de feue mon épouse, confirma Mr Ackroyd. Personnellement, je ne le connaissais quasiment pas, vous savez. Lorsque j’ai épousé Mary, il venait de partir en Égypte où il a vécu depuis lors.
— Pourquoi lui avoir écrit dans ce cas ? M’étonnai-je.— Je n’y aurais jamais pensé, fut la franche réponse, si Mary n’avait reçu une lettre de lui peu avant sa mort. C’était…— Voyons que je me souvienne… Ma fille venait de rentrer de Londres — c’était donc à la fin de l’été continua-til. Il citait l’ancien directeur du département des Antiquités, M. de Morgan, et parlait de son travail à Abydos.
— La date de la saison à Londres commence généralement avec les sessions du Parlement, juste après Pâques, disje d’un ton distrait.— Amelia, tonna Emerson. Je ne vois pas…
— C’était juste une idée qui me venait Emerson, dis-je. Continuez, Mr Ackroyd. Que s’est-il passé après ce courrier de Mr Beresford.
— Ma femme lui a répondu, dit-il, en évoquant nos intérêts égyptologiques — du moins je le suppose, je n’ai bien entendu pas lu ce courrier. Quand elle est morte, devant le profond désespoir de ma fille et de mon beau-frère — Henry ne parle quasiment plus depuis — j’ai écrit à M. de Morgan pour demander une éventuelle situation. Je serais venu en Égypte de toute façon, même en simple touriste. Ensuite, je crois avoir compris que M. Amelineau cherchait précisément à remplacer ses artistes, aussi quand on m’a offert un poste à Abydos, j’ai pensé que le cousin de ma femme avait donné nos noms.
— Mr Beresford est mort le soir de votre arrivée, n’est-ce pas ?— Oui, répondit Mr Ackroyd d’un ton calme. Je l’ai à peine vu. Il est arrivé juste avant le dîner — et il paraissait fortement éméché. Il a fort peu parlé à table et il était avec Mr Carter quand je suis monté. Le voyage avait été épuisant et je…
— Bien entendu. Et votre beau-frère, insistai-je, a-t-il été éprouvé par cette disparition ?— Henry ? S’étonna Mr Ackroyd. Pourquoi l’aurait-il été ? Il n’avait que dix ans quand cet homme est parti, il y a bien longtemps. Non, il n’a montré aucune émotion particulière. D’ailleurs, il ne l’a même pas vu le matin suivant. Il est descendu plus tard. C’est Miss Badern qui a retrouvé le corps. Je la suivais — elle a crié. Je l’ai ensuite aidée à porter le corps dans l’entrepôt. Ni Henry ni ma fille n’ont vu le corps. Je ne tenais pas du tout à leur infliger un tel spectacle.
— Vous ne savez pas pourquoi il se serait
suicidé ? Demandai-je.
— Non, Mrs Emerson, répondit Mr Ackroyd étonné. Comment le
saurais-je ?
— Laissaitil un héritage ? Demanda Emerson en me jetant un coup
d’œil.
— Comment ? Beresford ? Absolument pas, affirma Mr Ackroyd. Ses parents sont morts depuis longtemps et je sais qu’il a ensuite vécu quelques temps chez son plus proche parent, le père de ma femme — mais il ne laisse pas un sou vaillant en Angleterre, je vous l’assure.
— Il est surtout curieux qu’il n’ait pas laissé de lettre, dis-je. Et il n’avait en principe aucun motif de se tuer.— Ce n’est pas moi qu’il faut interroger sur la vie qu’il a menée ici depuis vingt ans, dit Mr Ackroyd d’un ton indifférent.
— Emerson, dis-je tout à coup. Où est passé le pistolet ?
— C’était un Mauser, répondit James Ackroyd. Une arme qui a fait ses preuves et pourtant les ventes ont eu beaucoup de mal à décoller. On m’a raconté que des tranches entières de numérotation avaient été sautées pour faire croire à un succès commercial. Incroyable, non ?
— Vous semblez vous intéresser aux armes, remarqua Emerson.— Effectivement, dit Mr Ackroyd soudain très animé. J’en ai toute une collection. Personnellement, j’ai pris un Mauser C96 sur les conseils de Winston, le fils de mon ami lord Randolph Churchill. Le garçon a acquis le sien avant de partir en Afrique. Malgré un bras blessé, il s’en est servi au Soudan contre les derviches pendant la bataille d’Omdurman l’an passé avant la crise de Fachoda. En cette époque troublée, on conseille le plus souvent aux officiers d’emporter leur arme personnelle, vous savez. Maintenant que les Boers s’agitent en Afrique du Sud, le jeune Churchill est devenu correspondant de guerre. J’ai confiance dans l’avenir de ce garçon.
Mr Ackroyd n’avait rien de plus à nous apprendre. Il nous quitta peu après.— Ces aristocrates sont tous les mêmes, grommela Emerson. Qui se soucie d’un Winston Churchill, je vous le demande ?
— Cela ne répond pas à ma question,
rappelai-je. Où est passé le pistolet ?
— Crénom, Peabody, avoua Emerson. Je déteste quand vous faites
ça.
— Quand je fais quoi, Emerson ? Demandai-je.
— C’est ennuyeux, dis-je.
— C’est une litote, Peabody.
***
De retour à la maison, nous réussîmes avant le thé à trouver un moment tranquille pour faire le point avec Ramsès — le point archéologique du moins car je ne tenais pas particulièrement à tenir mon fils informé des divers avancements de notre enquête. Pouvaiton d’ailleurs considérer qu’il y avait un quelconque avancement ?
Emerson commença bien entendu par raconter en détail nos fouilles du jour à Ramsès, mais je craignais que les autres n’arrivent aussi je le coupai pour demander :— Où en est votre travail, Ramsès ?
— J’ai réussi à reconstituer un vase, répondit-il légèrement animé, mais il reste de nombreux fragments contenant d’autres inscriptions. Un nom m’est apparu dans une bannière royale, un rectangle surmonté d’un épervier. Il y en a d’autres, Père, ainsi que plusieurs titres. Á ma connaissance, il n’existe aucun épervier dans les pharaons des premières dynasties...
— Penseriez-vous à une époque antérieure ? Demanda Emerson les yeux étrécis. Je sais que d’anciennes légendes égyptiennes prétendent que les premières populations établies dans la vallée du Nil venaient de Nubie. On dit aussi qu’Isis était « une femme rouge-noir », ce qui évoque une peau sombre à reflets cuivrés.
— Je n’ai pas encore assez d’éléments pour dater ce vase, Père, répondit prudemment Ramsès. — Je vais prendre le temps de finir de transcrire la légende d’Osiris, dis-je. Walter a eu la gentillesse de me l’envoyer et je ne m’y suis pas encore mise.— Hmm, dit Emerson.
Miss Badern entra alors, suivie de près par la famille Ackroyd, et la conversation devint plus générale. Comme de coutume, Emerson monopolisa la parole et les hommes s’agglutinèrent autour de lui. Je m’installai auprès de la jeune fille sur le canapé.
— Qu’allez-vous faire désormais, Miss Ackroyd ? Demandaije d’une voix aimable. Le classement des fiches étant terminé, je crains que vous ne vous ennuyiez.— Je ne passais pas tout mon temps dans les entrepôts, Mrs Emerson, ditelle d’un ton un peu pincé.
— Bien entendu, disje. Vous m’aviez expliqué avoir d’autres occupations. Mais je me demandais aussi ce que Miss Badern comptait faire.
— Elle doit avoir l’habitude de s’occuper seule, répondit vaguement Miss Ackroyd que le sujet intéressait peu. Elle vit ici depuis plus longtemps que nous après tout. Saviezvous que c’était le jour de sa fête ?
— Voyons, Honoria, protesta Miss Badern qui nous rejoignait, le teint légèrement empourpré. Cela n’a rien d’important.— A ce propos, m’enquis-je, quel est donc votre
prénom, Miss Badern ?
Etonnée, elle me fixa d’un air un peu stupide, mais finit par
répondre :
— Pénélope, Mrs Emerson,
— Vous semblez avoir appris à vous connaître, dis-je.
— Nous avons beaucoup bavardé durant ces quelques jours passés ensemble, répondit Miss Badern. Miss Ackroyd est une jeune personne parfaitement accomplie, qui m’a été d’une grande aide pour classer des fichiers. Elle a réellement un don pour le secrétariat.
Elle me fixait d’un œil réprobateu r— semblant considérer que c’était là une attitude bien plus convenable (pour une dame) que de se rendre tous les jours sur le chantier comme je le faisais. Je soupirai un peu, mais ne proposai pas aux deux femmes de découvrir les charmes de l’excavation archéologique. Elles crisperaient Emerson, et je ne tenais pas à tenter l’expérience.
— Je posais justement la question à Miss Ackroyd, dis-je. Maintenant que votre bureau est en ordre, comment comptez-vous occuper vos journées ?— Mais, Mrs Emerson, j’ai toujours du travail pour tenir la maison, répondit Miss Badern d’une voix hésitante, comme si je l’avais accusée de paresse. C’est ce que M. Amelineau attendait de moi, ajouta-t-elle après un moment.
— La maison est parfaitement tenue, dis-je en souriant pour la rassurer. Á ce propos, ajoutai-je sur une impulsion, qui occupait notre chambre du temps de M. Amelineau ?— Mais luimême, fut la réponse immédiate. C’est la plus grande pièce de l’étage. Pourquoi ? Ne vous convient-elle pas ?
— Si, elle est parfaite, dis-je. Où logeait le reste de son équipe ?
— Edward Williams avait la chambre de l’angle que j’ai donnée à votre fils, répondit-elle. Anthony Beresford était de l’autre côté, ainsi que les Bigasse. Miss Ackroyd a pris la petite chambre de l’autre aile, et les Ackroyd la pièce plus vaste qu’habitait le jeune couple. Ma chambre est la seule qui soit au rez-de-chaussée, ajouta-t-elle en me regardant avec une certaine appréhension. Les autres pièces sont utilisées comme réserves et/ou lingerie.
— Je vous remercie, dis-je en réfléchissant — cette histoire de chambres me titillait, mais je n’arrivais pas à savoir pourquoi. Nous ferons une petite fête en votre honneur ce soir, ajoutai-je. Je dus insister un peu avant qu’elle n’accepte, mais elle me remercia en rougissant. Quand j’avertis Emerson de ma soudaine décision, une fois seule avec lui dans notre chambre avant le dîner, il ne me remercia pas mais rougit également — de colère.— Bon Dieu ! S’écria-t-il. Quelle est cette idée grotesque, Peabody ?
— Ne hurlez pas, Emerson, prévins-je. On entend tout par la fenêtre. Je crois important de mettre Miss Badern en confiance. Il y a quelque chose qui ne va pas dans cette histoire. Je n’aime pas du tout cette impossibilité où nous sommes de vérifier ce qui s’est exactement passé. Qui pouvons-nous interroger ? Tous les intervenants sont partis. Sauf elle…
— Je refuse de croire que cette vieille fille coincée et bafouillante soit un assassin récidiviste, Peabody, s’écria Emerson en arpentant la pièce, les mains dans le dos.— Je ne l’ai certes pas accusée de cela, protestai-je, mais elle est bel et bien le chaînon manquant — le seul lien qui demeure — et je suis certaine qu’elle en sait davantage que ce qu’elle nous a dit.
— Crénom. Elle aurait menti ? S’emporta mon
bouillant époux.
— Peutêtre pas consciemment…
— Je voulais simplement dire qu’elle ne réalise peut-être pas ce qu’elle sait, ni l’importance de certains détails, disje pour l’apaiser. Je n’arrive jamais à lui parler seule à seule, il y a toujours quelqu’un entre nous. Ce n’est pas une fine observatrice et je crains qu’il ne faille l’écouter longuement pour pouvoir trier ses informations. J’avais pensé à la faire venir avec nous sur le site mais…
— Il n’en est pas question, cria
Emerson.
— Ne criez pas, rappelai-je. Elle ne veut pas venir de toute
façon.
— Elle ne servirait à rien, c’est évident. Mais vous avez raison, admit-il après un moment de réflexion. Elle doit bien savoir quelque chose de plus. Cette histoire d’intrusion dans son bureau continue à me turlupiner. Nous n’avons que sa parole pour croire qu’un vol a réellement eut lieu.
— L’armoire était vide, Emerson,
dis-je.
— Amelineaupeut l’avoir vidée en partant.
— Sans en parler à Miss Badern ? Et sans qu’elle ne le voie faire
?
— Certes, mais un imposteur n’est pas forcément un voleur. Ce bâtard pouvait avoir un autre but en venant ici anonymement — et du diable si je sais ce qu’il cherchait.
— Mais les clefs, Emerson, m’écriai-je outrée de sa mauvaise foi. Vous avez démontré que Mr Beresford était le complice de Mr MiltonCourt et qu’il…
— Je n’ai rien démontré du tout, Peabody, ricana-t-il, parce que nous ne savons même pas si ces doubles clefs existent ou pas. J’ai simplement dit que si — et notez bien ce si, je vous prie — si elles existaient, elles avaient obligatoirement été fabriquées à l’avance, avec un complice sur place. Bien entendu, ce complice n’est en aucun cas votre Miss Badern parce qu’elle avait la possibilité d’entrer sans avoir besoin de ces doubles.
— Et s’il n’y a pas de doubles clefs, dis-je en réfléchissant à cette nouvelle hypothèse, il n’y a donc pas eu intrusion et Miss Badern reste la seule à avoir intérêt à la simuler. Oh. Pour quelle raison ?— Je ne sais pas, admit Emerson. Bien entendu, elle pourrait avoir vidé l’armoire elle-même, mais elle ne connaît pas grand-chose en égyptologie, aussi je ne pense pas que son but soit de démêler les méandres des deux premières dynasties thinites.
— Très amusant, Emerson, grinçai-je.
— Merci, ma chérie. Je vais quand même envoyer un nouveau message à
Vandergelt pour lui demander de vérifier si de nouveaux objets sont
récemment apparus chez les marchands de Louxor. Il est bien connu
pour être un collectionneur acharné, aussi sa visite sera-t-elle
parfaitement crédible.
— Même s’ils existent, vous ne pourrez pas affirmer que ces objets viennent d’ici, dis-je. — Pas plus que vous ne pourrez affirmer le contraire, rétorqua-t-il.
— J’ai appris autre chose ce soir, dis-je sans relever la pique. Nous occupons l’ancienne chambre d’Amelineau.— Je ne vois pas l’intérêt de cette palpitante information, ma chère, dit Emerson d’un ton sarcastique. C’est la chambre attribuée au responsable de l’expédition, voilà tout.
— Sans doute, admis-je, mais la dernière fois que nous avons discuté ici-même, Ramsès a tout entendu par la fenêtre ouverte — et je pense même qu’il est descendu sur l’avant-toit pour mieux nous espionner.
— Damnation, cria Emerson en se penchant par la fenêtre. Bah. Il n’y a personne, Peabody. — Je me suis dit que l’ancien occupant de la chambre adjacente avait pu en faire autant, insistaije. C’était Mr Williams.— Et où logeait Beresford ? Demanda Emerson
machinalement.
— A l’opposé, dis-je.
— Mais quelle importance ? Grogna Emerson impatienté. Toutes les chambres se ressemblent. Amelia, vous avez un véritable don pour perdre votre temps avec les détails les plus insignifiants. Amelineau vivait seul, je vous le rappelle, aussi à qui aurait-il confié ses prétendus secrets ? Que voulezvous que Williams ait pu entendre ? De plus, s’emporta-t-il soudain, je croyais que nous discutions de Beresford.
— C’est bien le problème, dis-je. Nous ne savons pas sur quoi — ou sur qui — nous devons enquêter. Zut. Nous allons être en retard. Comme je vous l’ai dit, je veux donner plus de cérémonial au repas de ce soir.
— Afin d’amadouer cette vieille folle ? Ricana Emerson. Il n’est pas question que je m’habille, Peabody.— Mais non, mon chéri. Enlevez juste ce pantalon informe et cette chemise sans col. Tenez, votre veste de flanelle fera l’affaire. Quant à moi, je mettrai ma robe rouge, si vous pouvez me servir de chambrière.
— J’adore vous aider, ma chérie, s’empressa mon époux. Et cette couleur vous sied à merveille. Je me rappelle que vous étiez en rouge à Amarna. Un rouge assorti à la colère qui brillait dans vos yeux… Hmm.
— Voyons, Emerson. Nous sommes déjà en retard.Comme je l’avais escompté, la soirée fut plus animée que de coutume. Miss Badern portait une robe gris taupe un peu démodée et je vis une lueur de méchanceté dans les yeux pâles de la jeune Honoria Ackroyd à sa vue. Elle considéra mon propre costume — d’une éclatante couleur pourpre — avec un certain étonnement tandis que Miss Badern m’en faisait compliment. Je remerciai l’infirmière et renvoyai à Miss Ackroyd un regard assez froid. Je n’ai jamais tenu compte des opinions d’autrui et cette jeune personne me paraissait de plus en plus cultiver une assez haute opinion d’elle-même. Comment avaisje pu penser, lors de notre première rencontre, qu’elle était timide ou effacée ? Ce devait être les effets du mal de mer, ou encore ses yeux baissés de façon quasi permanente. Elle regardait le monde par en dessous, à travers ses longs cils sombres — qui faisaient, je dois le dire, un contraste assez piquant au milieu de la fadeur de sa physionomie. Fadeur était sans doute un mot sévère car je comprenais qu’on puisse trouver agréable, ou même attendrissant, ce visage de poupée, ces traits fins, cette complexion délicate, ces cheveux de lune. Ses yeux ressemblaient à ceux de son oncle, un peu plus verts que bleus sans doute. Je détaillai sa silhouettetandis qu’elle minaudait — à mon avis — devant Emerson et Ramsès. Petite, menue, la taille cintrée — elle devait porter un corset — dans une robe violet pâle un peu extravagante. Sa conception du deuil était assez particulière, mais il était possible quece fût l’une des robes de son trousseau et qu’elle n’ait pas eu la possibilité d’en faire refaire après la disparition de sa mère. L’événement avait aussi eu lieu depuis plusieurs mois, et elle avait manifestement eu le temps d’en accepter l’idée.
— Et bien Peabody ? Demanda Emerson d’une voix sonore. Á quoi pensez-vous ? N’est-il pas l’heure de passer à table ?— Certainement, mon cher Emerson, dis-je aimablement.
La salle à manger était attenante à la salle commune faisant office de salon et nous nous installâmes dans cette pièce agrémentée de jolis tapis tressés, de gros meubles solides, devant la table décorée pour l’occasion (par Gargery) de fleurs et de feuillages jetés sur une nappe colorée — provenant de l’artisanat local à mon sens — entre deux chandeliers. L’effet était tout à fait charmant.
Comme ils le faisaient régulièrement, Anubis et Bastet se glissèrent sous la table, chacun à une extrémité. La trêve continuait et nous n’avions fort heureusement plus eu à subir les effrayants miaulements du gros félin au cours des dernières nuits.
Après les exclamations et souhaits d’usage, nous nous prîmes place et Gargery, en tenue d’apparat, commença à servir le vin. J’aurais dû prévoir qu’il sauterait sur l’occasion d’en faire trop. Il n’avait aucune considération pour la simplicité de notre vie habituelle et appréciait les occasions à caractère plus formel. Une fois les verres remplis, il se mit en retrait, sur le qui-vive, tandis que le jeune Rafik servait la soupe. Le garçon, robuste adolescent de quatorze ans, n’était troublé ni par le regard lourd de Gargery ni par son allure de vautour courbé guettant sa proie. Il souriait au contraire de toutes ses dents.
Il est presque impossible de mener une conversation mondaine (et donc futile) en présence d’Emerson, aussi, dès la fin du toast porté à Miss Badern, il monopolisa la parole — bien entendu, sur un thème égyptologique. Je savais que personne (sauf moi) n’oserait interrompre.
— En fait, dit-il, Horus est le plus ancien des noms royaux. On retrouve toujours le faucon accolé au pharaon.— Horus serait-il un synonyme de pharaon ? Demanda Mr Ackroyd qui semblait attentif mais un peu perdu.
— Pas tout à fait, répondit Emerson, ravi de pouvoir détailler le sujet devant des néophytes attentifs, parce que le pharaon durant l’Antiquité est apparu sous sept noms différents : D’abord — comme je le disais — Horus dont il est le descendant, puis il y eut Nebty qui apparut à la 1ère dynastie avec le roi Den. Ensuite, sous Snéfrou, (premier roi de la IVe dynastie) vintl’appellation d’Horus d’or et le nom qui suivait insistait souvent sur le caractère belliqueux du pharaon. Vint ensuite dans un cartouche le titre de roi de Haute et Basse Égypte — nysout byti — c’est à dire un nom de couronnement, puis enfin, toujours dans un cartouche, le titre de fils de Rê accolé au nom de naissance.
— C’est un peu compliqué, dit Mr Ackroyd d’un ton hésitant. J’ai entendu dire que les Tables d’Abydos donnaient une liste de tous ces pharaons.— C’est l’archéologue Bankes qui les a trouvées en 1818, admit Emerson. Ce sont effectivement des stèles à hiéroglyphes qui mentionnent en deux listes les noms des pharaons jusqu’à la XVIII° dynastie. Une découverte intéressante. (Apparemment sans aucun à propos, il changea de sujet et se tourna vers Ramsès.) Ce qui est curieux dans cette histoire de bannière, c’est l’épervier — le faucon d’Horus en fait — et cette façade de palais parce que, pour les premières dynasties, le nom du pharaon était à côté de cet ensemble et non pas dedans...
Je comprisalors qu’Emerson parlait du vase reconstitué par Ramsès et mon fils manifestement était le seul à suivre attentivement son exposé.— Emerson, c’est très intéressant, coupai-je en profitant d’une pause qu’il dut faire pour engloutir le contenu de son assiette. Mais je pense que vous aurez le temps de voir cela avec Ramsès devant l’objet en question. Je voudrais revenir au mythe osirien du document de Walter que je souhaite transcrire. Je n’ai que trop reporté cette tâche. Mr Lemon, ajoutai-je en me tournant vers lui, pourriezvous me faire quelques illustrations ?
— Mais bien sûr Mrs Emerson, bafouilla l’intéressé en sursautant. C’est à dire que… (Il regarda Emerson d’un air inquiet.)Emerson me lança un regard noir. Il n’aimait pas l’idée de faire perdre s on temps — ainsi que j’étais bien certaine qu’il me l’exprimerait vigoureusement dès que nous nous retrouverions seuls — à un membre de son équipe. Cependant, devant mon air menaçant, il accepta en maugréant.
Gargery toussota. Les toux de Gargery sont souvent expressives et celle-ci indiquait une certaine incompréhension. Je compris que le mythe osirien serait moins abscons pour lui que l’éventualité d’une pré-dynastie nubienne.
— Cette légende a son importance, Emerson, enchaînai-je. Surtout ici. Après tout, Abydos est surtout célèbre pour être l’endroit où fut enterré Osiris, vous le savez bien.— Bah, s’exclama Emerson. L’Osireion d’Abydos n’est que le tombeau de la tête d’Osiris et non celui d’Osiris en entier, Peabody. Quand ce pauvre diable a été découpé par Seth, les différents morceaux de son corps ont été répartis à travers toute l’Égypte, chacun dans un nome différent. Le nome d’Abydos a reçu la tête — la partie la plus importante.
— Ce qui explique le rôle d’Osiris dans la cité, dis-je.— On dit que la déesse Isis, en retrouvant les différentes parties du corps, aurait érigé un temple sur chacun des emplacements — une femme fidèle s’il en est, n’est-ce pas ? Continua Emerson. La tête aurait été conservée dans un reliquaire que l’on peut voir sur un bas-relief du temple de Séthi 1er. Ce bâtiment était entouré d’eau autrefois, mais le temple en lui même était surélevé pour que la tête d’Osiris demeure au dessus des flots qui représentaient l’Océan Primordial.
— Cette légende comporte donc de nombreuses variantes, dis-je intéressée.— Certainement, Mère, intervint Ramsès. J’ai fait quelques recherches de mon côté. La légende la plus connue, celle qui comprend le détail de l’amputation — hum — complète (Il se racla la gorge en évitant mon regard) vient de Plutarque dans Iside et Osiride. Apparemment, les textes égyptiens sont moins précis. Hérodote explique ceci par le fait que tout ce qui concernait les Mystères d’Osiris était assez secret, surtout pour Maât et l’ordre universel…
— Vous pensez à une sorte de secret ésotérique
? Demandai-je.
— Ne laissez pas votre imagination s’envoler, Peabody, grogna
Emerson d’un ton sarcastique. C’est une habitude bien ancrée chez
tous les clergés d’abuser du secret afin de manipuler leurs fidèles
endoctrinés.
Gargery ne connaissait sans doute pas toute l’histoire d’Osiris, mais le terme ‘secret’ l’électrisa. Il était tellement intéressé qu’il oublia son rôle de maître d’hôtel impassible et se rapprocha comme pour donner son avis. Emerson se tourna vers lui d’un air menaçant.
— Gargery, si cela ne vous gêne pas,
pourriez-vous servir le vin ?
— Bien entendu, dit Gargery en reculant. Je dois dire,
monsieur...
— Plus tard, Gargery, disje d’un ton ferme. Plus tard.
Nous avions certes des habitudes assez particulières quant à la façon de traiter nos domestiques mais je ne tenais pas à les exposer sous le regard dédaigneux de Miss Ackroyd. En fait, Emerson avait raison. Il était très désagréable de devoir composer avec des étrangers et j’eus un soupir en rêvant à une saison de fouilles strictement familiale, avec Nefret, Walter et Evelyn…
— Vous avez un problème, Peabody ? Demanda Emerson en arrachant la bouteille des mains de GargeryComme ce dernier s’y accrochait fermement, une certaine agitation s’ensuivit. Je me repris et ordonnai d’un ton vif :
— Allez chercher la suite, Gargery, et laissez là cette bouteille.
Vexé, Gargery s’éloigna, manquant de peu écraser Anubis qui voulait également ressortir. Notre infortuné domestique trébucha et sautilla sur un pied comme un héron maladroit, perdant ainsi ce qui lui restait de dignité. Emerson, qui lui tournait le dos, n’avait rien vu mais je crus voir frémir la bouche sévère de mon fils. Je notai que Miss Ackroyd regardait également Ramsès, ce qui me déplut.
— L’ordre universel, susurra-t-elle, quelle utopie.— Pour les Égyptiens anciens, le secret concernait pourtant bien le maintien de l’harmonie ou de l’ordre cosmique qui régissait le monde, répondit Ramsès d’un ton traînant. La déesse Maât, coiffée de sa plume d’autruche, symbolisait la vérité, la lumière et l’ordre, tant physique que moral. En tant que souffle de justice et de vie, elle était aussi la récompense du juste au tribunal divin d’Osiris, s’opposant ainsi au chaos, au mensonge, à l’égoïsme avide que Seth représentait.
— Le souhait d’un accord parfait entre l’homme et son créateur, dis-je. N’est-ce pas là un sentiment qui a perduré à travers le temps et les religions ?— Un sentiment bien noble, soupira Miss Badern.
— Bah, dit Emerson que les sentiments nobles intéressaient peu — du moins au sens religieux. En réalité, la légende d’Osiris évoque bien davantage les pulsions…— hum — disons les diverses tentations humaines que les sentiments nobles.
— Comment cela, professeur ? S’étonna la brave dame.— Ce Seth, dit Emerson en me jetant un regard étincelant, était un misérable qui convoitait le bien de son propre frère. L’ambition, l’avidité, la jalousie — voilà quels sont les véritables sentiments universels.
— C’est une vue bien pessimiste, Emerson,
dis-je en reconnaissant le début d’une digression qui, avec mon
époux, pouvait durer indéfiniment. Bien s’il ne s’agisse que d’un
mythe, je vous rappelle que tout finit bien.
— Epargnez-moi vos aphorismes, Amelia, grogna-t-il maussade.
La soirée dura un peu plus que d’ordinair e, mais il était encore tôt lorsque les Ackroyd se retirèrent. Miss Badern les suivit, malgré mes tentatives pour la retenir. Après son départ, Ramsès se rassit dans l’un des profonds fauteuils tandis qu’Emerson servait deux whiskys soda pour lui et moi, et un soda pour son fils. Ramsès accepta son verre sans faire aucun commentaire.
— Et bien, s’exclama mon époux. Je n’ai pas l’impression que votre petite sauterie ait réussi à dégeler l’atmosphère, ma chère.— Oh, fit Ramsès en me fixant. Etait-ce donc là
votre idée, Mère ?
— Je pensais que cette équipe n’était pas assez soudée, dis-je.
— Je trouve cette métaphore horrible, Emerson, dis-je dignement.
— Miss Badern ? Répéta mon fils en passant sa main dans ses boucles noires. De quoi la soupçonnez-vous, Mère ?
— Je ne sais plus qui soupçonner, avouaije. Je voulais simplement mieux connaître… — Oui ?
— Et bien, dis-je àcontrecœur, ce qui s’est passé au juste…— la mort de Mr Beresford — l’armoire vide — tout cela. Miss Badern est la seule à pouvoir me répondre.— Cette dame parle beaucoup, reconnut Ramsès, mais sans doute pas en votre présence. Elle n’a cessé d’interroger la jeune fille pendant qu’elles travaillaient ensemble à reclasser leurs fiches. — Oh, fisje. C’est vrai. Vous étiez là.
— Je présume qu’elles avaient fini par oublier ma présence, admit Ramsès, mais ne croyez pas pour autant, Mère, que j’ai appris quoi que ce soit d’intéressant. Dans le cas contraire, ajouta-t-il, je n’aurais pas manqué de vous en faire part.
— De quoi parlaient-elles ? Demandai-je sans relever le sous-entendu.— C’est surtout Miss Ackroyd qui parlait, précisa Ramsès d’un ton traînant. Elle répondait aux questions de Miss Badern — sur les vêtements à la mode, les fastes de la saison londonienne, ou son prochain mariage…
— Comment ? M’exclamai-je éberluée. Elle se marie ?— Elle en a l’intention en tout cas et, si je ne m’abuse, elle a en vue le jeune héritier du duc d’Abermarle — une lignée très riche, très noble et très conservatrice. (Ramsès avait insisté sur la répétition de l’adverbe.)
— Amelia ! Tonna Emerson. Je ne vois pas en quoi ces ragots ont le moindre intérêt. Ramsès, je suis extrêmement surpris que vous…— Mais Emerson, je ne comprends pas pourquoi ni elle ni son père ne nous en ont rien dit, m’étonnai-je.
— Oh, dit Ramsès, je ne suis pas certain que Mr
Ackroyd soit au courant, ni que la demande ait été officiellement
faite. Ces procédures suivent un protocole très strict, vous savez.
En réalité, je crois que la mort de Mrs Ackroyd a reporté les
choses.
— Je comprends mieux sa dépression, dis-je dédaigneusement.
— Je ne l’apprécie guère, Emerson, c’est un fait, mais si elle compte épouser son duc, au moins elle ne compte pas…— hum — aucune importance. Mais vous avez raison, le mariage de Miss Ackroyd ne nous concerne pas. Ontelles aussi parlé de l’intrusion dans les entrepôts, Ramsès ?
— Non, Mère. Comme je vous l’ai déjà dit, je vous en aurais fait part. Mais il m’a semblé que Miss Badern entretenait…— comment dirais-je ?— un petit faible pour le défunt assistant de M. Amelineau.
— Mais enfin Ramsès, s’offusqua Emerson, choqué — la nature pudique de ce cher homme s’effarouche vite sur certains sujets.— Mr Beresford, disje triomphalement. Ah. Je m’en doutais.
— Pas du tout, Mère, répondit calmement mon fils. Miss Badern semblait regretter la mort de l’ami de Carter — Mr Williams.
Cette révélation me coupa momentanément le souffle — je ne m’y attendais pas et je n’aime guère me laisser surprendre par l’inattendu.
— En êtes-vous certain, Ramsès ? Dis-je après un moment de silence. Ce serait très surprenant. J’ai autrefois rencontré Mr Williams — il y a fort longtemps certes, mais je m’en souviens comme d’un homme — hum — assez ordinaire, qui parlait trop fort et manquait d’éducation…
— Il n’avait pas eu les moyens d’en acquérir, Amelia, grogna Emerson. C’était cependant un excavateur sérieux qui avait appris son métier sur le terrain et je ne vois pas en quoi… — Je ne faisais que constater une réalité, Emerson, disje d’un ton ferme. Je ne critiquais en rien les capacités professionnelles de Mr Williams car…— Vous auriez aussi bien pu, contesta aussitôt mon inconstant époux. Sinon je ne vois pas comment il aurait pu travailler aussi longtemps avec Amelineau. Ce Français est un incapable et ses méthodes manquent de la plus élémentaire…
— Emerson, je vous en prie, nous sortons complètement du sujet.— Et quel était le sujet selon vous ? S’écria-til avec chaleur. Les délires sentimentaux d’une vieille fille ?
— Et bien…— Pas exactement mais… Ramsès, comment avez-vous appris cette — hum — inclination de Miss Badern ? Demandai-je.
— Elle ne s’en est pas cachée, expliqua mon fils qui avait suivi notre petit différend avec le calme d’une longue habitude. Elle n’a cessé de vanter à Miss Ackroyd la noblesse de caractère de Mr Williams, la force de ses bras musclés…
— Mon Dieu, hoquetaije horrifiée. Hum. S’est-elle réellement exprimée ainsi ?— En réalité, Mère, cela concernait l’arrangement de son bureau, précisa mon fils dont les yeux sombres me parurent légèrement animés. D’après ce que j’ai compris, c’est Mr Williams qui l’a aidée à transporter ses meubles et installer l’endroit.
Je jetai à Ramsès un regard appuyé. Il semblait se moquer de moi, mais je ne me hasardai pas à lui poser la question.— Mr Williams ? Disje en réfléchissant à cette nouvelle option. Je l’aurais plutôt crue infatuée de Mr Beresford. Je suis allée examiner son corps à notre arrivée, vous vous rappelez, Emerson. C’était un homme usé et vieilli, certes, mais d’aspect raffiné. Il ressemblait un peu à Mr Lemon d’ailleurs, blond, mince. Le genre d’homme susceptible d’inspirer des sentiments — hum — protecteurs à Miss Badern.
— Et cela vous a suffit à imaginer qu’elle l’avait tué ? Ricana Emerson. C’est une déduction parfaitement grotesque, ma chère.— Pas du tout, Emerson, protestai-je. Sans même évoquer la frustration qu’une femme peut parfaitement éprouver en étant rejetée, il y a un autre détail qui me turlupine depuis le début : Comment se faitil que personne n’ait entendu le coup de feu qui a tué Mr Beresford ? Un coup de feu qui a pourtant été tiré en pleine nuit — à un moment où le silence régnait.
— Crénom, grommela Emerson, vous avez raison. Un Mauser fait un sacré boucan. Mais la salle commune est située en bas de l’aile ouest et les chambres au premier étage de la façade sud. — Pas toutes les chambres, Emerson, rappelai-je. Miss Badern nous a bien précisé que sa chambre était la seule au rez-de-chaussée.— Nous a bien précisé ? Rugit Emerson. Bon Dieu. Je n’en savais absolument rien, Peabody.
— Ne jurez pas, disje machinalement. Quand j’ai commencé à vous parler de l’attribution des chambres l’autre soir, je vous signale que vous m’avez grossièrement interrompue en prétendant que c’était sans importance. Ah. Vous voyez bien que vous aviez tort. Admettez-le.
— Humph.— Personnellement, je savais que Miss Badern dormait au rez-de-chaussée, dit Ramsès en voyant que son père se taisait. Elle prétend que c’est assez bruyant et qu’elle prend un somnifère. Elle pouvait donc ne rien entendre, Mère. Pourquoi vous intéressiezvous à l’attribution des chambres ? Continua-til tandis que je digérais cette information inopportune.
— On ne peut savoir à l’avance quelles informations seront importantes ou pas, répondis-je. J’essaie de mieux comprendre ce qui se passait avant notre arrivée. Ainsi, Ramsès, vous occupez l’ancienne chambre de Mr Williams et nous-mêmes celle de M. Amelineau. Comme je le sais d’expérience — je lui jetai un regard sévère — il est possible d’entendre ce qui se dit d’une chambre à l’autre. Je m’étais demandé si l’ancien occupant n’avait pas pu le faire également.
— Je comprends, dit Ramsès, mais je ne vois pas en quoi cela est utile. C’est Mr Beresford qui a rencontré une mort inexpliquée, Mère. Pas Mr Williams.— En sommes-nous certains ? Dis-je aussitôt. Je trouve cette succession de morts suspectes. — Vous trouvez toutes les morts suspectes, Peabody, souligna Emerson le visage sombre.
— D’après l’une de ses remarques, dit Ramsès, Miss Badern en voulait à Mr Beresford — selon elle, un alcoolique incompétent — d’avoir usurpé la place de Mr Williams, même après sa mort. Elle disait aussi que ‘le pauvre Mr Williams’ avait été exploité par M. Amelineau.
— Comment cela ? Demanda Emerson, intervenant avec plus d’assurance depuis que les sentiments de la vieille demoiselle n’étaient plus en cause.— Il semblerait qu’il ait fait quelques
découvertes intéressantes et que M. Amelineau se les soit
appropriées. Du moins, corrigea Ramsès avec prudence, c’est ainsi
que Miss Badern présentait la chose.
— Mais M. Amelineaun’a pas été tué, dis-je pensivement.
— Je ne sais pas, Père, dit Ramsès. Elle ne s’est pas étendue sur ce sujet qui n’intéressait pas du tout Miss Ackroyd. Et je pouvais difficilement lui poser la question, n’est-ce pas ?
— Peabody, dit Emerson en se tournant vers moi. Vous aviez raison. Il serait bon de faire parler cette vieille toquée.
— Il faudra que je trouve un moyen pour m’isoler avec elle sans en avoir l’air, dis-je. J’ai déjà quelques idées.
J’avais effectivement quelques idées mais le hasard décida pour moi — pas exactement de la façon dont je l’aurais souhaité.
***
Alors que je descendais le lendemain matin après le petit-déjeuner, dûment harnachée pour me rendre sur le site — ma ceinture à outils tintinnabulant autour de moi, mon ombrelle à la main et mon casque colonial sur la tête, j’entendis un feulement féroce au premier étage. Je tournai la tête pour voir de quoi il s’agissait quand Anubis se rua dans les escaliers comme s’il était poursuivi par tous les diables de l’enfer. Il fonçait droit sur moi, je voulus l’éviter, accrochai mon ombrelle dans la rambarde, trébuchai et partis à la renverse. J’atterris brutalement en bas des marches. Un craquement écœurant se fit entendre et je ressentis une vive douleur à la cheville. Comme j’étais tombée à plat ventre, je fus au premier abord trop choquée pour pouvoir même crier.
— Mère ? Cria une voix anormalement aigue. (Il y eut une cavalcade dans l’escalier) Mère ? Répondez-moi.Ramsès s’était agenouillé près de moi, le visage blê me. Je tournai la tête avec précaution et il m’aida à m’asseoir. Je me sentais percluse de meurtrissures mais c’était ma cheville gonflée qui me faisait le plus souffrir. Ma bottine serrée devenait extrêmement inconfortable.
— Ma cheville, dis-je en tendant la
main.
— Voulezvous…
— Bon Dieu, Peabody, que diable… Emerson apparut et hurla en me voyant à terre : Peabody, mon petit. Que vous est-il arrivé ?
Une certaine agitation s’ensuivit. Emerson mérite amplement son surnom égyptien de Maître des Imprécations. Sa voix a une certaine portée et ses hurlements s’entendent de loin. Abdullah vint nous rejoindre, nos autres hommes aussi et le petit palier devant la porte se trouva vite encombré. Ramsès avait eu l’idée beaucoup plus efficace d’aller chercher Miss Badern. L’infirmière fit reculer tout le monde — sauf Emerson qui refusa de bouger — puis elle m’ôta délicatement ma botte et mon bas, et palpa précautionneusement ma cheville. J’avais regardé aussi, et eu le temps de faire un diagnostic, aussi j’opinai quand elle annonça :
— Rien de cassé, Mrs Emerson, mais vous avez une jolie foulure et il vous faudra quelques jours de repos.— Miss Badern, s’il vous plait, dis-je, pourriez-vous me faire apporter du thé fort et bien sucré ? — Je vais vous remonter dans votre chambre, Peabody, proposa Emerson.
Ce qu’il fit, puis il m’aida à enlever une partie de mon attirail de travail et à m’étendre sur le lit. Il ouvrit ensuite la porte pour Ramsès qui attendait dehors.
— Que s’est-il passé ? Demanda
Emerson.
— Rien d’important, dis-je. Je suis tombée dans l’escalier.
— Oh, Emerson, ne me faites pas rire, dis-je — mais je riais déjà. Il est vrai que c’est parfois notre méthode pour démasquer les suspects présumés mais ilne s’agissait cette fois que d’une rencontre malencontreuse avec Anubis.
— Satané chat, grogna Emerson.
— Je suis désolé, Mère, dit Ramsès. Je crains fort que Bastet ne
l’ait préalablement attaqué.
— Voyez le bon côté des choses, Mère, dit Ramsès qui avait retrouvé son air impassible. Vous avez trouvé certainement un moyen infaillible de vous isoler pour faire parler Miss Badern. Elle tiendra absolument à vous soigner, vous savez.
— Damnation ! S’exclama Emerson.Mon époux inquiet proposa de rester à mon chevet toute la journée afin de me tenir compagnie mais je lui fis remarquer que je n’étais pas en danger de mort et que notre plan pour faire parler Miss Badern ne fonctionnerait pas en sa présence. Il en convint en maugréant. Après une discussion revigorante — et des arguments que je dus répéter plusieurs fois — je finis par convaincre Emerson de se rendre sur le site. Ramsès offrit de l’accompagner — sachant fort bien que d’une part son père se rendrait impossible s’il restait seul à se morfondre et aussi qu’ils rentreraient tôt parce qu’Emerson voudrait me rejoindre sans tarder.
Avant de partir, Emers on m’annonça avec une émotion bourrue qu’il allait demander — ordonner — à Henry Lemon de peindre mes illustrations pour la légende d’Osiris. Je l’en remerciai avec effusion.
Une fois débarrassée de lui et de Ramsès, j’attendis impatiemment la visite de l’ infirmière. Elle ne tarda pas. Á ma grande surprise, je dus réfréner à son égard quelques scrupules inattendus. Si Miss Badern présentait les caractéristiques d’une vieille fille bavarde et romantique, elle était également une aide-soignante efficace et pleine de bonne volonté. Très soucieuse de mon bien-être, elle se montra même un peu tyrannique — pensant sans doute mieux savoir que moi ce qui me conviendrait — aussi je dus batailler un peu pour la convaincre que je ne tenais absolument pas à prendre ‘un soupçon de laudanum’ même dans le but louable de mieux me reposer. Je me demandai un temps si je l’avais convaincue avant de conclure qu’elle n’oserait sans doute pas agir contre ma volonté formelle.
Elle prétendit avoir du travail et ne pouvoir rester à m on chevet avant l’après-midi aussi, avant de la laisser vaquer à ses occupations, je lui demandai de m’apporter de quoi écrire ainsi que les divers documents que j’avais réunis concernant Osiris. Á mon avis, il n’était pas utile d’affoler ma proie. Je devrais me reposer durant quelques jours, j’avais donc tout mon temps pour interroger Miss Badern.
L’esprit tout à fait serein, la cheville surélevée sur un coussin et une bouteille de soda frais sur ma table de chevet, je me penchai enfin sur mes documents rassemblés. En plus du manuscrit de Walter, Ramsès m’avait remis quelques notes qu’il avait griffonnées à mon intention — son écriture était déplorable. Je m’absorbai dans ma tâche.
Je relevai la tête lorsque Miss Badern entra après avoir frappé. Elle apportait un plateau pour le déjeuner et je fus stupéfaite que le temps ait passé si vite. L’infirmière s’assit à mon chevet, manifestant ainsi son intention d’attendre pour redescendre le plateau.
— Je suis désolée de vous donner ce travail supplémentaire, dis-je.— Mais pas du tout, Mrs Emerson, réponditelle aussitôt d’un ton aimable. J’ai fort peu l’occasion d’exercer, vous savez.
— Je me demandais… dis-je tout en commençant à manger — le bouillon de volaille était bien chaud et tout à fait délicieux — Pourquoi M. Amelineau a-t-il eu besoin de vos talents ? Souffrait-il d’une quelconque affection ?
— Je travaille avec lui depuis trois ans, réponditelle, il m’avait engagée alors qu’il se relevait d’une pneumonie. Il avait besoin de piqûres régulières. Ensuite, il y a eu Albert Poncet (le dessinateur de l’époque) et sa jambe — j’avais ses pansements à faire… Ensuite, je n’ai plus eu de patients, ajouta-t-elle avec un petit rire, mais je suis restée. Cette année, je me suis occupée de Mme Bigasse — elle attendait un heureux événement. Elle souffrait du dos et avait de fréquentes nausées. On ne sait jamais ce qui peut arriver sur un site archéologique, aussi je veille toujours à avoir mon stock de médicaments à jour, au cas où…
— J’agis aussi de la même façon, dis-je d’un ton approbateur. Les Égyptiens me nomment Sitt Hakim, savez-vous ce que cela signifie ?— La Dame docteur, répondit-elle en souriant.
— Oh, vous parlez arabe, remarquaije étonnée. C’est exact. Ils disent cela depuis mes premiers jours en Égypte, alors que les soins médicaux étaient encore plus rares qu’aujourd’hui et que je tentais de dispenser des soins dans la limite de mes moyens.
— Vous avez bien raison, Mrs Emerson, approuva Miss Badern, « même les petits ruisseaux font de grandes rivières ».— Voici un aphorisme qui semble très juste, dis-je en souriant.
Nous eûmes un agréable intermède mais, quand elle me quitta, je réalisai que la conversation m’avait totalement échappé. Je n’avais pas pu, comme j’en avais eu l’intention, placer un seul mot concernant Mr Williams. Miss Badern m’avait-elle volontairement entraînée sur des sujets qui me tenaient à cœur ? Je ne le pensais pas — mais je devais avouer que ses vues inattendues sur la médecine et le rôle que les femmes devaient jouer dans la société rejoignaient tout à fait les miennes. Miss Badern était moins sotte que je l’avais pensé — ou bien au contraire était-elle fort intelligente et dissimulée ? Dans ce cas, pourquoi se serait-elle ainsi découverte ? La première réponse qui me venait à l’esprit n’était guère rassurante : Parce que j’étais à sa merci. N’ayant pas prévu cette perspective, j’avais avalé le contenu de son plateau sans me poser de question. Un frisson me parcourut. Puis je me repris mentalement : mon imagination s’égarait, comme Emerson me le reprochait souvent. Il devait revenir bientôt et jamais un assassin intelligent ne se soumettrait de bon gré à sa colère s’il m’arrivait quoi que ce soit. Non, en y réfléchissant, je ne pensais pas mourir d’un empoisonnement durant l’après-midi.
L’esprit dégagé, je me repenchai sur mes notes et relus ce que j’avais écrit durant la matinée. On ne connaissait pas de signification particulière au nom d’Osiris. Il était parfois vénéré sous la forme du taureau sacré Apis, tout noir avec une marque blanche sur le front et l’image d’un aigle sur le dos.Selon les informations de Ramsès, si le mythe avait commencé à être divulgué à l’ère classique par la très riche recension de Plutarque dans Iside et Osiride, au contraire, sous l’Ancien Empire, bien que plusieurs sources pharaoniques aient déjà présenté quelques-uns des éléments essentiels du mythe, jamais aucun document égyptien n’en avait donné le récit complet. Il n’y avait, de ci de là, que des bribes de textes décrivant un passage — tous repris dansle document que Walter m’avait envoyé.
D’après ce descriptif, Osiris, fils aîné de Geb, le dieu de la terre, et de Nout, la déesse du ciel, naquit le premier jour épagomène (NdA : Nom des jours supplémentaires ajoutés à la fin de l’année pour combler le décalage entre les mois fixes et le calendrier solaire.) A la suite de ses pères, Osiris régna sous le nom d’Ounennefer, l’Être parfait, apportant aux hommes agriculture et civilisation. Son épouse et sœur, Isis la magicienne, ne put empêcher sa mort mais ensuite, avec sa sœur Nephtys, elle prit une forme d’oiseau pour réanimer le cadavre en battant l’air de ses ailes. Alors fut conçu Horus — Ah. Pensaije, voilà qui est plus noble que la ridicule assertion d’Emerson concernant un morceau égaré — que sa mère éleva secrètement dans les marais du Delta afin de dissimuler son existence à Seth.
Walter précisait que cette période était citée sous forme d’incantations dans divers textes médico - magiques — pour la guérison d’une morsure des scorpions ou autres maladies du petit Horus... Le jeune dieu eut une influence importante dans l’Égypte Ancienne puisqu’il devint le symbole de la vie renaissant de la mort — Osiris n’ayant pas eu d’héritier de son vivant.
Tout aussi importante était la portée symbolique du dépeçage du cadavre dont Seth avait jeté les morceaux dans le Nil. Chacun d’eux ayant été enseveli dans un nome différent, le corps d’Osiris couvrait ainsi toute la terre d’Égypte réunifiée par l’inondation sacrée. Je décidai de ne pas évoquer quelle relique particulière d’Osiris était censée demeurer dans l’abaton (lieu sacré) de Biggeh près de Philae, à la frontière sud de l’Égypte.
Autre étape fondamentale, les premiers rites de momification qui furent accomplis sur Osiris par Anubis — qui serait lui-même (selon certaines sources) le fils d’Osiris et de Nephtys. Ainsi Osiris, depuis son sarcophage devint dans l’Au-delà le roi Khentamentyou — celui qui préside les Occidentaux (les morts).Une autre vie se poursuivait dans ce monde d’obscurité et de silence. On disait aussi que le dieu Rê (le soleil), pendant son périple nocturne, apportait aux morts sa lumière et opérait ainsi chaque nuit sa jonction avec Osiris, tout en puisant dans l’Au-delà ses forces de régénération. Mais le mythe osirien se poursuivait aussi sur la terre d’Égypte avec les démêlés d’Horus et de Seth pour obtenir le pouvoir.
Encore un point de vue extrêmement fondateur, à mon avis, car il insistait sur la transmission du pouvoir : Le fils ne pouvant régner qu’après avoir accompli le rite funéraire au nom de son père.Je soupirai. Il me faudrait de ces notes tirer un premier conte accessible à tous — la jalousie entre les frères, l’injustice, l’avidité, le triomphe de l’ordre — mais je savais que des secrets plus profonds resteraient enfouis entre les lignes, comme une symbolique de toutes les croyances de l’Ancienne Égypte.
Le pauvre Seth tenait le rôle du trublion, du jaloux malchanceux, mais pour moi il représentait surtout le mal nécessaire, celui qui devait exister pour être vaincu avant de pouvoir aboutir finalement à la Maât — la déesse représentant le concept compliqué d’ordre cosmique universel — que tout pharaon espérait atteindre.
*** Miss Badern repassa en début d’après-midi et m’apporta un télégramme qui venait d’arriver deCyrus Vandergelt :
« Arriverai mercredi soir. Nouvelles
étonnantes. Amitiés. »