Adeste, fideles, laeti, triumphantes;

Venite, venite in Bethleem,

Natum videte Regem Angelorum.

C'était l'Invitatoire de la Fête de Noël, la vieille hymne liturgique, le vieux noël par excellence, un lied centenaire comme le Catholicisme, immortel comme lui, une poésie si belle, que là-haut, dans le Ciel, pendant l'éternité, les hommes de bonne volonté la chanteront en souvenir de la Terre.

L'équipage répétait en choeur le refrain du divin cantique.

Venite, adoremus Dominum.

Et le solo de reprendre:

En, grege relicto, humiles ad cunas

Vocati pastores approperant;

Et nos ovanti gradu festinemus.

Celui qui chante, me dit Laverdière, se nomme Hamel, Jehan Hamel, un hardi gabier, un gaillard redoutable, qui vous connaît sa mâture comme sa gamme et les grimpe toutes deux lestement... un peu plus haut que le bout.

La jeunesse immortelle de l'hymne déguisait mal cependant, au chorus la caducité des voix chantantes, rouillées par la mer comme le zinc de nos clochers, vieilles et rauques dans des poitrines de vingt ans pour avoir trop ciré sans doute, à travers les colères du vent, les commandements de la manoeuvre.

Toutefois, ces voix rudes de matelots disant à l'Enfant-Dieu la plus suave des berceuses étaient exquises. A les entendre les yeux croyaient regarder de mémoire ces naïves peintures, signées par toutes les écoles de l'Art Moderne, où un invalide, un chevronné de cent victoires, chante en sourdine, à travers sa fauve moustache, une dodelinette à bébé qui s'endort.

Et je ne sais quel sentiment de lassitude vous empoignait à l'audition de ce chant caractéristique, s'appuyant aux quantités de la prosodie, aux mesures de la mélodie, avec cette lourdeur accoutumée des marins pesant sur leurs rames et cadençant à leur bruit le rhythme du verset.

A certains moments, ces voix âpres de matelots, entraînées par la chaleur du refrain, accentuaient ce mouvement de tangage avec une telle vérité que le navire, immobile cependant sur son chantier de glace, semblait osciller au roulis d'une longue et pesante lame. L'attitude même des marins me confirmait dans cette illusion presque invincible. Au moindre craquement de la charpente, imitant le cri de fatigue d'un vaisseau qui travaille à la mer, au bruit d'une planche que fendille, au crac d'un clou qui casse de froid, tous les regards se fixaient d'instinct aux sabords fermés du vaigrage, comme si, à travers des volets de chêne épais de cent lignes et bardés de fer comme une cuirasse, il eût encore été possible de voir déferler les vagues et blanchir l'Atlantique.

Et quand le silence, redevenu parfait, envahissait le navire, à la façon des eaux muettes qui filtrent dans la cale et font sombrer peu à peu le colosse, ces mêmes regards s'arrêtaient aux lumières paisibles et douces des quatre cierges brûlant à l'autel avec une bonne odeur de cire d'abeilles. Par attendrissement des pensées heureuses, des larmes chaudes tombaient furtives sur ces barbes hérissées. Des sourires indéfinissables, des rictus étranges contractaient ces bouches nerveuses dont les lèvres bégayantes tremblotaient comme de petits visages d'enfants prêts à pleurer. Ces vieux loups de la Mer, ces gabiers de l'héroïque marine française, encore plus contemporains, au mépris et en dépit de la date, des pirates d'Eric le rouge que des rameurs de Godefroy de Bouillon, croyaient retrouver les feux des navires rencontrés en mer, la première nuit de leur départ, et voguant (les heureux!) sur le chemin qui rentrait en France, tandis qu'eux autres s'en allaient loin d'elle, à la recherche d'une terre aussi douteuse qu'inconnue.

Dans ces petites lumières irradiantes, étoilées, des cierges, empruntant au froid terrible de l'hiver leur blancheur de neige, les extatiques compagnons de Jacques Cartier reconnaissaient les falots des barques soeurs ancrées au fond d'une crique armoricaine; et plus loin, à terre, tout au sommet de la falaise, les petites fenêtres de la chaumière bretonne, la maison paternelle avec ses lucarnes hautes et pointues, scintillantes comme des astres.

Oui, ce que les matelots découvreurs apercevaient, en regardant l'autel du bord et les lumières votives de Notre Dame de Roc Amadour, c'était la vision ravissante du chez-nous dans la patrie, un at home hélas! loin de douze cents lieues.

Comme l'oeil, le coeur humain a ses perspectives. Il place l'objet aimé de ses rêves dans le cadre magique de leurs horizons de manière à ce qu'il lui apparaisse toujours agrandi dans cette lumière enivrante de l'extase. Mais lorsque l'image évoquée représente la Patrie Absente, toutes les tendresses du coeur stimulées par tous les enthousiasmes de l'esprit se dilatent au centuple, grandissent à mesure que les rivages s'effacent, et que la distance augmentant toujours, creuse de plus en plus l'espace interminable, jetant l'infinie profondeur d'un abîme entre le sol natal et le proscrit!

Il ne faut pas chercher ailleurs la raison de ces larmes qui tombent silencieuses et chaudes sur les livres d'heures grand ouverts, mais où l'oeil noyé de pleurs ne lit plus; ne pas expliquer autrement l'abattement, le deuil de ces têtes inclinées, la pâleur de ces fronts que rêvent au chemin de la mère-patrie, sachant que pour eux le reprendre maintenant est plus impossible que retrouver sur l'Atlantique le sillage effacé de leurs trois vaisseaux.

Chez des hommes pour qui les épreuves, les amertumes de l'existence, ne sont que des ombres sur lesquelles s'estompent, en reliefs hardis, les vertus mâles du courage, ces regards atones, cette prostration de la taille, cet affaissement sans ressort des membres dans un corps robuste, cet énervement léthargique des facultés de l'âme, tout ce spectacle eût broyé même un coeur de bronze sous l'étreinte de son désespoir.

Oui, par un jour de si grande allégresse, me disait encore Laverdière, c'est une scène pénible, très pénible, de voir ainsi des hommes pleurer! Et cependant, on sanglote davantage aux foyers de la Bretagne et dans les chaumières de la Normandie. A St. Malo, à Nantes, à Fécamp, à Dieppe, il y a des femmes de marins, des filles de marins, des soeurs de marins des fiancées de marins qui prient à chaudes larmes, dans les églises ou aux chevets de leurs lits, pour les absents bien-aimés; et qui demandent à Dieu, à Notre Dame de Roc-Amadour, à Notre Dame de la Garde, à la Mer elle-même, cette implacable aveugle, éternellement sourde, éternellement inflexible, de leur rendre demain et l'équipage et le navire. Et ce lendemain qu'elles attendent sur la grève appartiendra, peut-être, au premier jour de l'Autre Monde.

Nous allions quitter la nef-générale lorsqu'un grand bruit éclata, comme une rumeur, dans la chambre des batteries. C'était l'équipage agenouillé qui se levait debout, au dernier évangile de la première messe. L'aumônier Dom Guillaume Le Breton lisait de sa belle voix, grave et reposée.

In principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat Verbum. Hoc erat in principio apud Deum. Omnia per ipsum facta sunt; et sine ipso factum est nihil quod factum est. Il ipso vita erat et vita erat lux hominum et luix in tenebris lucet et tenebrae eam non comprehenderunt...

Dans le principe était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Il était dans le principe en Dieu. Toutes choses ont été faites par Lui; et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans Lui. En Lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise...

Ça, dites-moi, vous qui aimez l'Histoire du Canada, ces paroles ne vous rappellent-elles pas quelque chose?

Et Laverdière, me parlant ainsi, avait un beau et grand sourire aux lèvres.

A ma grande confusion il me fallut hélas! avouer que ce beau latin-là... ne me rappelait rien.

Alors lui, avec l'emphase doctorale d'un professeur d'université dictant un cours à ses élèves:

Voyage de Jacques Cartier, s'écria-t-il, expédition de 1535--recto du feuillet vingt-sixième de la relation:

"Nostre cappitaine voyant la pitié et foy de ce dict peuple (d'Hochelaga) dist l'Évangile Saint Jehan, savoir: l'In principio, faisant le signe de la croix sur les pauvres malades, priant Dieu qu'il donnast cognoissance de nostre saincte foy et grâce de recouvrer chrestienté et baptême. Puis le dict cappitaine print (prit) une paire d'heures et tout hauttement leut de mot à mot la Passion de Nostre Seigneur. Sy que (de telle sorte que) tous les assistants le peurent ouyr ou tout ce pauvre peuple feirent un grand silence et feurent merveilleusement bien entendibles (attentifs)."

Cet extrait du manuscrit original de Jacques Cartier, Laverdière le récitait si bien que je croyais le voir collationner et suivre à la page de l'édition rarissime le mot à mot de la dictée aussi bizarre que l'orthographe.

Et coupant brusquement, en pleine phrase, la citation commencée, Laverdière passa droit au commentaire, sans transitions aucunes, de la voix du grammairien à la fougue d'un orateur mis en verve par quelque apostrophe victorieusement ripostée des hauteurs de la tribune.

Cortéreal, Verrazzano, Cabot, Pizarre, Cortez, Magellan, Alvarez de Cabral, Vasco de Gama, Americus Vespuce, n'ont pas eu la pensée grandiose de Jacques Cartier. A l'encontre de ses rivaux illustres en gloire humaine, découvreurs comme lui de continents, fondateurs de républiques ou d'empires, le navigateur français estima qu'il valait mieux chercher tout d'abord le chemin du ciel avant de trouver la route de la Chine. Et tandis que l'Espagne, le Portugal, l'Angleterre se disputaient à prix d'or, à coups de canons et à courses de voiles les primeurs et la primauté des terres neuves d'Amérique, Jacques Cartier, prenant possession du Canada au nom de Jésus-Christ, lisait, en guise de proclamation royale, la Passion du Sauveur du Monde, croyant, en son âme et conscience, ne pas trahir son maître temporel en reconnaissant à Dieu la domination première absolue, l'empire éternel d'un pays plus grand que l'Europe.

Il ne venait pas, il est vrai, apprendre aux naturels farouches de ce sauvage pays l'art infernal des traiteurs, l'amour maudit de l'argent, jamais il apportait, à l'encontre de la rapacité portugaise, l'abnégation évangélique; en retour du féroce esclavage espagnol, l'incomparable liberté chrétienne; et opposait au lucre ignoble du commerce européen de l'époque, l'apostolat, généreux dans tous les temps, des missionnaires catholiques. Il apportait enfin la grande, l'inestimable nouvelle de l'Évangile, pour laquelle seule la Providence avait permis, avait voulu la découverte du Nouveau Monde.

Cette première entrevue de Jacques Cartier avec l'homme indigène de l'Amérique du Nord révèle étonnamment le souci, l'anxiété crucifiante du Découvreur pour le salut des âmes, intérêt dégagé de toute arrière pensée de gains ou de conquêtes. Ainsi, devant la population sauvage tout entière réuni à la bourgade d'Hochelaga,81 Jacques Cartier ne parle-t-il que de Dieu seul. Il ne dit rien de lui-même, ni qu'i il est, ni d'où il vient, ni où il va, ni qui l'envoie. S'il lui advient de parler de son maître, il dit invariablement Jésus-Christ. En l'autorité de François Ier n'en sera pas amoindrie plus tard. Nomme-t-il son pays, il ne dit pas la France, mais la Terre, parce que la Terre, pour l'Évangile qu'il proclame, ne constitue qu'un seul et même pays.

Note 81: Cette entrevue de Jacques Cartier avec les sauvages du royaume d'Hochelaga eut lieu le 3 octobre 1535.

Cette solennelle rencontre de la race blanche et de la race cuivrée, aux bords du St. Laurent, fait naturellement penser à l'aventure d'un sauveteur qui repêcherait en haute mer un naufragé sur une épave. Avant que de le secourir il n'ira pas lui demander son nom, pas plus que le misérable lui demandera le sien pour embarquer à son bord. Quelque chose presse davantage: la vie. As-tu faim? Meurs-tu de soif? Depuis quand? et si l'abandonné n'est pas encore descendu à la dernière phase de l'agonie, s'il peut manger et s'il peut boire, victoire! il est sauvé!!

En vérité l'allégorie en est par trop saisissante. Oui, le Peau-Rouge du Canada, l'anthropophage adorateur d'idoles, avait grand'faim, avait grand'soif de connaître le vrai Dieu. Au commencement, dans le principe, était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et Le Verbe était Dieu. En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes. Quelle aurore! quel soleil levés tout-à-coup sur ce pays où la nuit païenne avait été longue, si longue que pendant quinze siècles complets toutes ses générations d'hommes étaient demeurées assises à l'ombre de la Mort!

A la fois Jacques Cartier lui apprend l'origine de la Vérité, l'origine de la Lumière, l'origine du Temps, pour que plus tard le catéchumène puisse saisir davantage la formidable valeur du mot éternel.

Ah! qui donc inspirait Jacques Cartier dans le choix excellent de cet évangile merveilleusement approprié à la personne, à l'époque et à la circonstance de cette rencontre mémorable? Nul autre que Celui qui parlait autrefois à Moïse dans la voix du Buisson Ardent, celui même qui était, bien avant sa mission dans la Judée, la Sagesse de ses Patriarches et la Science de ses Prophètes. Celui même qui demeure l'Esprit Saint des Apôtres dans l'Église. Jacques Cartier, cet homme qui n'était après tout qu'un marin, apparaît soudainement transfiguré, revêtu de toute la majesté d'un sacerdoce. Si bien que les aumôniers de l'équipage, ne sent plus dans la solennité de cet événement capital que les ombres pâlies, les figures éteintes, les personnages effacés d'un ministère suprême que Jacques Cartier seul exerce!

Coïncidence providentielle! à soixante-treize ans de distance, il se trouvera un homme pour reprendre et poursuivre la grande et fière tradition du capitaine Malouin sur la préséance de l'autorité chrétienne. Samuel de Champlain, le fondateur de la première ville du Canada, l'historique cité de Québec, avait coutume de dire que le salut d'une âme valait mieux que la conquête d'un empire et que les rois ne doivent songer à étendre leur domination dans les pays infidèles que pour y faire régner Jésus-Christ.82

N'est-ce pas que le Père de la Nouvelle-France continuait à la fois le rôle et la mission de son Découvreur?

Ce fut sur cette réflexion consolante que je quittai avec Laverdière le bord de la nef-générale: Grande Hermine.

Note 82: Hubert Larue: Histoire Populaire du Canada, page 50. Et le Père Marquette, l'immortel explorateur du Mississipi, ne trouvait-il pas dans l'âme baptisée d'un petit enfant une récompense surabondante à ses travaux apostoliques? C'est lui qui, revenant des sombres forêts où il avait découvert le Père des Eaux, écrivait dans sa relation:

Quand tout le voyage n'aurait valu que le salut d'une âme, j'estimerais toutes mes peines bien récompensées, et c'est ce que j'ay sujet de présumer, car lorsque je retournai nous passâmes par les Illinois, je fus trois jours à leur publier les mystères de notre foy dans toutes leurs cabanes, après quoy, comme nous nous embarquions on m'apporta au bord de l'eau un enfant moribond que je baptisay un peu avant qu'il mourût par une providence admirable pour le salut de cette âme innocente.



CHAPITRE TROISIÈME


LA PETITE HERMINE


Nous traversâmes l'espace qui séparait le Courlieu de la Grande Hermine, puis, après avoir soigneusement refermé sur nous l'écoutille de la Petite Hermine, nous entrâmes dans la chambre de ses batteries.

Je me crus transporté dans une salle d'hôpital, tant le spectacle qui m'y attendait me parut être la photographie saisissante des infirmeries plaintives et des dortoirs sans sommeil de l'Hôtel-Dieu. Trois lampes d'habitacle suspendues par des chaînettes aux baux de la caravelle éclairaient mal cette chambre de batterie où des grabats remplaçaient les canons.83 Les volets blancs des sabords, soigneusement fermés et calfeutrés d'étouppe contre le froid du dehors et les courants d'air, simulent à se méprendre, dans le vaigrage du vaisseau, les petites fenêtres percées dans une muraille d'hospice. Sur les deux côtés de la caravelle, la tête au flanc du navire, étaient rangés des lits, et sur ces lits, des moribonds couchés de file comme les morts d'un champ de bataille au fond de la tranchée profonde. Cette comparaison sinistre m'arrivait naturellement à l'esprit en regardant ces grabats misérables ces matelas crevés à tous les angles, ces draps en toile à voile, gris de vieillesse et de service, des linceuls et des suaires jetés en guise de courtepointes sur les épaules des malades. Le joli linge! la délicate attention!

Note 83: Pendant l'absence de Jacques Cartier à Hochelaga, un retranchement avait été élevé autour des navires et armé de pièces de canon, de manière à être aisément défendu contre toutes les forces du pays. Cette précaution était dictée par une sage prévoyance, car, pendant l'hiver, il s'éleva quelques nuages, passagers il est vrai, entre les habitants de Stadaconé et les Français alors réduite à un déplorable état de faiblesse. Ferland, Histoire du Canada, page 33.

Quelque chose de particulièrement triste à regarder étaient les mouvement nerveux, impatients et colères de tous ces corps étendus dans des poses accablées, plus encore fatigués de leurs insomnies que de leur mal et, si rapprochés les uns des autres, que les somnolents heurtant les endormis les éveillaient à leur tour. Et les malades brusquement arrachés à leurs rêves auxquels je les entendais répondre avec des paroles épaisses de sommeil, s'allongeaient lentement, dans une convulsion comparable aux derniers spasmes du pendu qui étrangle au bout de sa corde cherchant la terre du pied. D'autres, tournant leur oreiller d'une main inconsciente, se rendormaient fiévreux. Partout, et dans chacun de ces corps, l'âme déjà inquiète, s'agitait, se tournait et retournait avec eux, cherchant quelque part, dans sa propre demeure, un recoin où elle pût se retrancher avec avantage contre la terrible ennemie, et, finalement, ne point partir!

Comme ils sont entassés! m'écriai-je.

Il a fallu, me répondit Laverdière, transporter sur le Courlieu les malades de la Grande Hermine, afin de préparer le bord e la nef-générale pour la fête de Noël et la célébration des Messes de Minuit. Sans une raison aussi majeure cet encombrement serait intolérable. Devinez combien ils sont?

Au moins vingt-quatre.

Bien touché, vous avez fait mouche.

Une belle démonstration n'est-ce pas du dicton populaire: tassés comme harengs en caque?

Mais alors ces pauvres diables ne sont pas atteints de maladie épidémique?

Nullement; leur mal frappe au visage comme le soldat du César. Regardez ces malheureux à la bouche.

Et pour ne pas être entendu des marins que j'écoutais geindre, il me dit, très bas, à l'oreille: "Le scorbut!"

Je m'expliquai de suite l'odeur nauséabonde flottant sur cette atmosphère toute épaissie par les exhalaisons de l'huile rance et la fumée aveuglante de grandes chaudières allumées au-dessous de nous, dans la cale, pour chauffer le navire.

C'est une hideuse maladie, chuchotait le maître-ès-arts. Les gencives enflent comme une chair corrompue, se couvrent de tumeurs et d'ulcères. Puis des végétations charnues, molles, spongieuses, croissent en forme de champignons, se développent à la surface des plaies vives. La bouche devient un cloaque et l'air qu'elle aspire est si fétide qu'il empoisonne le malade. Les hémorrhagies passives, les ecchymoses pullulantes, les atroces douleurs cancéreuses de la tête précipitent la catastrophe finale.

A ce propos, Laverdière me racontait qu'il y avait des scorbutiques tellement exaspérés par l'intensité de leur mal qu'ils ne voulaient rien entendre aux consolations de l'aumônier et pourraient leur désespoir jusqu'au blasphème.

Alors Dom Anthoine (c'était le second des aumôniers de Cartier), s'arrêtait au chevet de leur lit, se mettait à genoux, guettait avec anxiété la minute de prostration nécessaire à ces crises d'extrême violence. L'instant venu, il élevait son crucifix dans une bonne lumière à la hauteur des yeux du malade, puis, avec cette chaleur entraînante du missionnaire trouvant dans sa ferveur d'apôtre l'art de bien dire des rhétoriciens:

Regardes donc Celui-ci, s'écriait-il avec une émotion irrésistible. Il est toujours cloué!

L'on ne connaissait pas encore de parade à ce coup droit de l'éloquence naturelle; aussi frappait-il inévitablement au coeur. L'âme blessée, harcelée sans relâche par les atroces douleurs du corps lui-même irrité comme une plaie vive, se rassérénait tout à coup. Ses mauvaises raisons de colère lui échappaient, comme la suite d'un rêve dans la mémoire d'un homme qui s'éveille, et sa haine, si corrosive qu'elle fut, se fondait en larmes attendries et repentantes. Toute la générosité de ces loyales et fières natures, un instant refroidie au contact d'une longue misère, se réchauffait à cette ardente parole de charité chrétienne.

Ce spectacle vous émeut, me dit Laverdière, voilà un mois qu'il dure et l'Histoire du Canada nous apprend qu'il va continuer encore bien longtemps. Des cent-dix hommes qui sont ici, vingt-cinq84 partiront par le sabord.

Note 84: "Durant lequel temps (du 15 novembre au 15 avril 1536) nous décéda jusques au nombre de vingt-cinq personnes des bons et principaux compaignons que nous eussions." Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, feuillet 37, édition 1545.

Le maître-ès-arts se pencha sur un malade, le premier voisin du sabord de chasse, à tribord--Celui-ci, ajouta-t-il, se nomme Thomas Boulain;--le suivant, s'appelle Guillaume Bochier, de St. Malo; les autres les gars de tribord, Jullien Plantirnet, Jehan Go, Lucas Clavier. Toute cette bande et les précédents, appartiennent à l'équipage de l'Emérillon.

Nous nous en allions de la sorte, en direction de la poupe, lui nommant toujours, et moi toujours écoutant. Nous suivions l'étroite allée laissée libre au milieu de navire. J'avais dépassé le grand mât de la caravelle lorsqu'un bruit sec, celui d'une clé débarrant une serrure me fit tressaillir. L'on eût bien dit un tromblon que l'on arme. Presque aussitôt une porte s'ouvrit, et j'aperçus par son embrasure, au fond d'un appartement particulier, un gros cierge allumé sur un haut candélabre (un chandelier d'église probablement), et dont la lumière brillante allongea de suite sur le parquet de la chambre les boiseries du cadre de la porte. Cette cabine était située, à l'arrière du mât d'artimon, au centre précis du château de la poupe. Quel personnage l'occupait? Je ne fus pas longtemps à me le demander, car tout aussitôt je vis sortir un prêtre revêtu d'un surplis dont la blancheur semblait, à elle seule, éclairer le recoin ténébreux où gisaient les scorbutiques. Le fil d'or de son étole scintillait à la lumière et dessinait en rayons les arabesques de la broderie, un chef-d'oeuvre de travail fin et de goût artistique. Ce miroitement de l'habit sacerdotal rappelait bien l'étincelle dorée des épaulettes militaires, et ce petit détail faisait penser que la chamarre de l'homme de guerre eût bien drapé ce soldat de la paix.

Dom Anthoine, me dit Laverdière, le second des aumôniers de Jacques Cartier; celui dont je vous ai parlé tout à l'heure à propos du crucifix.

C'était un homme d'un grand air, de taille haute et droite comme la flèche d'un clocher. Sa figure douce te sympathique avait une telle expression de jeunesse que le regard s'étonnait de la blancheur précoce des cheveux comme des rides profondes du visage.

Je le vis se pencher sur un grabat, prendre la main inerte d'un malade endormi, puis, avec une voix caressante comme la câlinerie d'une mère qui éveille un enfant paresseux:--Étienne, Étienne, dit-il.

Le scorbutique ouvrit des yeux hagards.

--Je viens vous annoncer une grande et bonne nouvelle.

Laquelle donc?

Je vous apprends la naissance du Christ, venu cette nuit même sur la Terre pour souffrir encore plus que vous!

Pourquoi m'éveiller, soupira le malade, je me croyais en Bretagne!

Et le marin, retournant à son rêve, se rendormit en balbutiant: "Landerneau! Ah! mon village!"

L'aumônier voulut lui parler encore, lui demander pardon de l'avoir éveillé de la sorte, mais le patient lui tourna le dos, s'enfonça la figure dans l'oreiller et se prit à sangloter amèrement.

L'homme qui pleure sur son grabat, me dit Laverdière, se nomme Étienne Reumevel.85 A soixante ans ce gabier a le coeur d'un mousse. Grâce à Dieu, les cordages et la manoeuvre ne lui ont durci que la main! Quels reproches se ferait Dom Anthoine à l'égard de ce malheureux, si la navrante pensée lui venait maintenant que ce dormeur ne verra pas le premier jour de l'année prochaine. L'on n'éveille pas les condamnés à mort la nuit de leur exécution; l'on attend au matin pour cela.

Note 85: ou Princevel.

Les paroles de mon interlocuteur donnèrent-elles à Dom Anthoine le pressentiment de la sinistre vérité? Je ne sais trop, mais je remarquai de suite que l'aumônier, demeuré debout, immobile, au chevet d'Étienne Reumevel, reculait lentement de son lit, honteux comme un coupable qui aurait manqué l'occasion de son crime, et s'éloigna sans n'oser plus regarder personne.

Ceux qu'il passe sans arrêter, je les connais me dit encore Laverdière. Le premier voisin de Reumevel, à gauche, est Jehan Jacques Morbihen, le suivant Louys Douayrer, le troisième. Bertrand Apvril; tout auprès Gilles Staffin86 tous du bord de la Grande Hermine. Ils ne font que semblant de dormir, ceux-là, car ils ont tous ensemble remué dans leurs lits quand le Breton a dit "mon village". Tiens, voyez plutôt, le gars de Morbihen qui tourne la tête; comme il suit l'aumônier du regard! Un oeil d'espion!

Note 86: ou Stuffin.

J'aperçus en effet, au ras de la couverture, ramenée sur la bouche comme un cache-nez, deux yeux noirs, ardents de fièvre et d'intelligence, et qui laissaient échapper, par mégarde sans doute, sur la courtepointe en toile à voile, deux grosses larmes.

Cette nuit, remarqua Laverdière, cette nuit tous les gars des équipages sont aux hameaux de la Bretagne, de la Normandie, du Dauphiné, de la Gascogne. Il n'y a ici que des corps inertes, des cadavres d'où les âmes et les coeurs sont partis. Ah! dans un pareil silence, si quelque vigie grimpée là haut dans les hunier criait tout à coup: Bretagne! Bretagne! toute l'infirmerie serait deb out, et, comme le Paralytique de l'Évangile, ramasserait son grabat.

Je regardais toujours l'aumônier venir à nous. Il s'avançait, à pas éteints, levant timidement les yeux à la tête des lits, comme s'il eût redouté maintenant de rencontrer ceux des dormeurs. Il passait tout auprès de moi, quand, soudain un matelot se mit sur son séant, par un mouvement si brusque que Dom Antoine se recula pour l'éviter, tant il crut qu'il se levait debout.

Mais l'homme demeura immobile.--Celui-ci me dit l'archéologue, est non seulement le compatriote, mais encore le concitoyen de l'aumônier. Ils sont tous deux de St. Brieuc. Leurs familles habitaient des maisons voisines sur la même rue, celle de la Mouette. Ce marin porte un nom étrange, Yvon LeGal.87

Note 87: Quelque étrange que soit ce nom, je l'ai retrouvé sur le rôle d'équipage du Henri IV, l'un des paquebots de la ligne Bossiëre, compagnie française transatlantique. Ce steamer étant venu en collision, dans le port de Québec, le 3 juillet 1887, avec la barque Wylo, il s'en suivit un procès célèbre devant la Cour d'Amirauté. O, l'un des témoins entendus en faveur du Henri IV, se nommait Le Galle;--Augustin Le Galle de St-Brieuc, France, marin, âgé de 39 ans.

Ce brave matelot aurait sans doute été fort étonné si on lui eût appris qu'un de ses ancêtres a découvert le Canada et qu'il dort peut-être son dernier sommeil sous l'estuaire de la petite rivière Lairet, avec vingt-quatre autres bons compagnons de mer, restés chez nous à cause du scorbut.

Quelle heure est-il demanda le scorbutique.

Vingt minutes à l'Horloge Virante,88 lui répondit l'aumônier, avec un beau sourire.

Note 88: Orloge Virante, c'est-à-dire, minuit. Le temps était mesuré avec des sabliers. "Et depuis le dit jour, 30 août, jusques à l'orloge virante, fîmes courir environ quinze lieues jusques le travers d'un Cap d'Isles basses que nous nommâmes les Isles Sainct Germain." Voyage de Jacques-Cartier, 1535-36, page 28, ch. Ier, édition de 1843; verso du feuillet 7, édition de 1545.

--Aujourd'hui la Fête de Noël! Le jour est fériau,--Na, unau, nau! Da-oui! C'est un bon cri de joie là-bas! mais ici, comme il fait mal à la bouche! Te souviens-tu d'un Noël d'il y a dix ans, d'un blanc Noël d'autrefois, celui de 1525? Tu chantais la messe à St. Brieuc cette nuit là, et, comme ça promettait d'être plus solennel que d'habitude, le père avait sonné le départ pour la cathédrale trois gros quarts d'heure avant le temps; ce qui nous fit perdre les carillons de tous les clochers de la ville. Mon petit frère Genhic, en toilette neuve d'enfant de choeur, soutanelle rouge et surplis à ailes, tout frangé de dentelures, servait d'acolyte avec Mérault, de la Grève. Je me tenais moi, dans le bon coin, entre le père et la mère. Devant moi, mes soeurs bessonnes, à genoux, sur les talons de leurs petits sabots ferrés, dormaient, tandis que tu prêchais trop longtemps à l'Évangile. A droite, Simonne, la fiancée de Bertrand Samboste; à gauche Isabelle la mienne. Terr-i-ben! Je vois tout cela d'ici.

Puis Le Gal regarda Samboste qui dormait à son côté, sur le grabat voisin: Pauvre Bertrand, dit-il, comme il ronfle. Il me prend une envie, une démangeaison de l'éveiller, rien que pour lui demander s'il rêve à ça!

Ecoute encore. Après la messe, à la sortie, une querelle terrible, une prise de bec épouvantable entre le père et Pierres Soubeyrol, à propos d'un bout de chandelle que le susdit Pierres lui avait, paraît-il, volé à l'église, en se prosternant sur le fanal du père, à l'Élévation. Oh! la bonne farce!

Toutes les histoires des grand'pères, des grand'grand'pères, et des arrière grand'grand'pères ressassées en plein vent, des mauvaises paroles, grosses comme la tête, des éclats de rire qui sonnaient fort comme des trompettes. Tous les gamins de la foule accourus faisaient un beau grand rond autour de nos deux querelleurs. Da-oui! l'on se serait cru à la foire devant les saltimbanques qui se désossent ou les bouviers de Roc-Amadour qui se battent.

Il fallut voler un cierge pour rallumer la lanterne. Maître Genhic fit le coup. C'était un bon apôtre et l'on n'est pas acolyte pour rien. A tous les recoins de la rue une bourrasque endiablée soufflait le lumignon. Fallait rallumer, c'est-à-dire, battre le briquet. Et tandis que je courais m'accroupir le long d'un mur, sous un porche, avec le damné fanal, Mérault, le galant le plus éveillé de St-Brieuc, parlait à mon amoureuse avec un sourire... et des yeux! Terr-i-ben! comme je le regardais. Je n'entendais pas un traître mot, ce qui ne m'empêchait pas de tout comprendre, et le sang de me siffler aux oreilles. Je battais le briquet avec rage... sur la tête du fanal. Le vieil Yvon criait: Prends donc garde, ça cent ans! Mon brave homme de père cachait alors le bijou sous son manteau: ce qui nous procurait le double avantage de marcher à l'aveugle et de recevoir les boules de neige sur la tête.

Finalement, un maître coup; les vitres que cassent, le briquet qui s'égare, au fond de mes poches, le père que se trompe de porte, et toute notre bande joyeuse qui entre chez vous, Anthoine, prendre le réveillon. O la bonne farce! Da-oui! En a-t-il fallu manger de vieilles salaisons pour changer, comme cela, un aussi bon sang en scorbut!

Et tandis que la gaieté de cette pensée gauloise s'effaçait dans l'esprit d'Yvon LeGal avec le sourire furtif de se lèvres malades, le Breton regardait fixement la flamme de la bougie, comme si la vision présente de ces choses lointaines se fut jouée, avec un vol silencieux de phalène, dans le rayonnement de sa lumière.

LeGal ajouta d'une voix grave: Il y a de cela dix ans! Que le temps passe vite! Voilà neuf ans que tu es missionnaire et voilà sept ans que je suis marin. Les bessonnes ont quitté la maison: L'aînée en Picardie, la cadette en Lorraine, mariées toutes deux à des paysans qui n'ont pas sous les yeux, Dieu merci, en labourant leurs champs, le spectacle dangereux de la Mer. Le petit Genhic, l'enfant de choeur de St. Brieuc, est soldat. Moi, je me suis amusé à courir les grèves de Bretagne, à voir partir les grands vaisseaux, à me demander où ils allaient quand on les regardait à l'horizon disparaître. Tu sais où cela m'a mené?

Des quatre enfants que nous étions à la maison paternelle, pas un cette nuit avec la vieille mère!

Il y a bien ma femme, l'amoureuse de 1725, la même en dépit de Mérault, de Mérault qui n'a pas eu Simonne, et puis ta sainte mère à toi; mais des femmes ensemble, c'est encore pis, ça s'encourage à pleurer. Elles doivent être à cette heure à la maison, ou bien peut-être à l'église, récitant leur chapelet, le visage à l'Océan; car, sans injustice, elles doivent penser davantage à ceux d'entre nous qui sommes les plus perdus. Douze cents lieues des terres de France, dis donc Anthoine, c'est trop loin, même pour un exil! Comme le bon Dieu a soufflé sur nous avec colère! Il n'y a pas de feuilles mortes plus dispersées que les nôtres, et dans les arbres de cette sauvage forêt canadienne il n'y a pas de nids plus vides que le chez-nous de St. Brieuc!

Pauvre père Yvon! Quand il passa dans son cercueil le seuil de notre porte, nous nous en allions dans la rue, la mère, les soeurs, Genhic et moi, titubant de douleur comme des gens ivres, criant de chagrin, inconsolables, désespérés et nous disant les uns aux autres qu'il n'y aurait jamais à la maison de pire départ que celui-là. Et voilà qu'il advient que le père est aujourd'hui celui qui nous a le moins quittés! Il n'est parti que pour se rendre au bout de la due Du Guesclin, sa promenade ordinaire. Seulement, il n'est pas encore revenu. Il n'en est pas moins à St. Brieuc pour tout cela. Comme les bons vieillards, il s'attarde à l'église; il est si bien, là, sous son banc, à dix pas du lutrin, en pleine nef de cathédrale. Il assiste en ce moment avec les autres, à la messe de minuit, et le bon Dieu lui permet sans doute de s'éveiller un peu pour entendre chanter, encore une petite fois, les vieux noëls de la Bretagne.

Pauvre père Yvon! lui si ponctuel, si exact, si régulier, comme il doit être heureux de se voir mis là. Le voici bien, cette fois, rendu le premier à l'église, et pour longtemps. Avec cela, plus de fanal à allumer, plus de rafales à craindre de la part de cet exécrable nord-ouest qui souffle en tempête, plus de chamaillis avec Pierres Soubeyrol; le bout de chandelle brûlé jusqu'aux bobèches, la lanterne éteinte maintenant, et pour toujours.

Yvon le Gal eut le sourire forcé d'un homme qui plaisante à contre-coeur.

Tu sais, dit-il brusquement à Dom Anthoine, tu sais, je l'ai vu!

L'aumônier le regarda ébahi.--Tu l'as vu? mais qui donc!

Lui! le père, le mien, Yvon Le Gal l'ancien. J'ai cru d'abord que c'était un infirmier avec sa veilleuse qui passait comme toi dans la chambre des batteries; mais quand j'aperçus les petites vitres, les losanges du fanal, je me suis dit: c'est le vieux! Il n'y avait que lui qui en eut un pareil dans tout St Brieuc.

Qu'il était bien lui-même avec son costume de pêche, son chapeau en toile goudronnée, sa vareuse bleue, flottant à grands plis dans le dos, comme une voile qui claque au vent, ses grandes bottes de cabotage, hautes jusqu'à la cuisse, en cuir rouge comme la vase dans les chemins de Vannes après la pluie. Il s'en allait paisible, faisant courir silencieusement la lumière de la lanterne sur chaque visage endormi. Il identifiait les gars de Bretagne un par un et les nommait à un interlocuteur invisible: Louys Boëdic; Michel Eon, de Lorient; Guillaume de Guernezé; puis quatre Jehan du bord de la Grande Hermine: Jehan Go, un pays de Quiberon; le charpentier Jehan Aismery, de Vannes; Jehan Maryen, de Nantes; et Jehan Jacques Morbihen, Da-oui! il savait bien sa côte de Bretagne! rien d'étonnant, il l'avait encore plus courue qu'apprise. Il reconnut ensuite le premier gars de St. Brieuc, Colas Barbe, de la rue Gouët; puis, à la suite, Bertrand Samboste, de la rue du Guesclin.

Samboste est mon voisin de lit. C'était à moi le tour. Terr-i-ben! Je crus que ça serait une chose terrible que de m'entendre nommer par un mort.

Il n'en fut rien toutefois. Le père me dit simplement, lentement, tendrement, avec une expression navrée de désespoir qui acheva de men fondre le coeur dans la poitrine:

Comme tu es loin, Yvon! comme tu es loin!

Il ajouta: Ta mère, celle d'Anthoine, Isabelle ta femme, sont à la cathédrale, dans la nef. Elles, se souviennent, elles prient!

Le père dit encore:

Il ne faut pas que tu m'oublies! Tu sis, là-bas, la mer était mauvaise, provocante, irascible. Elle crevait méchamment nos pauvres petits bateaux sur les récifs. Cela gâtait le coeur, il devenait haineux. Encore, si elle s'était contentée de prendre la barque! Mais emporter le matelot et ne pas rendre le cadavre! Alors la plainte du rivage se changeait en blasphème et toutes les chaumières criaient avec lui: "Malédiction!"

Le spectre cessa tout-à-coup de parler, comme s'il eût eu peur d'être entendu. Puis se penchant sur moi, avec des yeux hagards, et la voix craintive d'un forçat qui complote, il me dit dans un râle: Là-bas! Yvon, là-bas, mon enfant, toute colère s'expie!

Et le père levait la main dans une direction, dur un point, qu'il n'osait pas même regarder.

Aussitôt, je me rappelai les missionnaires prêchant les retraites à St. Malo, à Brest, à Nantes, à Rouen, et qui comparaient toujours l'éternité à un rivage, la vie humaine à un brouillard épais, la Mort à un pilote guidant, à l'insu de l'équipage, la marche du navire, et l'amenant fatalement au but. Alors je me souvins qu'un soir, à St. Brieuc, dans la cathédrale, noire de têtes, le frère-prêcheur, disait qu'il y avait, en vue du ciel, (il appelait cela l'entrée du port, pour les caboteurs) qu'il y avait, en vue du ciel, un lazaret sévère où tous les navires, grands et petits, devaient faire escale, quels que fussent les chiffres du tonnage, le nom de l'amiral ou l'orgueil du pavillon.

Au sortir de l'église personne ne demandait ce que le missionnaire avait voulu faire entendre par ce vulgaire et terrible mot de lazaret.89 Chacun s'en allait tête basse, comptant les morts dans sa famille et se disait, en regardant la lumière rougeâtre des chaumières échelonnées là haut sur les falaises de Bretagne: Les feux du Purgatoire!

Note 89: Ce fut Barnabo, seigneur de Milan, qui le premier enjoignit de purifier avec le plus grand soin, tout ce qui proviendrait des pestiférés, auxquels il interdit, sous peine de mort, l'entrée de la Lombardie. (1383). Les Vénitiens, pour concilier l'intérêt de leur commerce dans le Levant avec les précautions commandées par le soin de la santé publique, bâtirent dans l'île de St-Lazare des auberges de quarantaine que l'on appela lazarets, de 1523 133 1468. Bescherelle, au mot Quarantaine.

Ce que je te dis maintenant est long à écouter; cela prendrait, sans doute, beaucoup de pages dans un livre; n'empêche que tout cela passa dans ma mémoire avec la rapidité de l'éclair.

Le vieux était toujours là, au chevet du lit, muet, impassible, attendant ma réponse,--une réponse qu'il ne me demandait plus maintenant que par une épouvantable fixité des yeux.

Aussi moi, je demeurais cloué sur mon grabat, silencieux, stupide, m'asséchant la gorge à me rappeler quelques mots d'excuse banale, et ne trouvant que du creux au fond e mon cerveau vide, et de ma mémoire paralysée.

Alors le spectre s'éloigna, marchant à reculons jusqu'à l'échelle d'écoutille, qu'il remonta lentement, lentement, comme s'il eût voulu me donner encore le temps de le rappeler, de lui crier enfin: "Père, j'ai souvenir, je prie!"

Soudain le fantôme réapparut sur l'escalier, leva la lanterne à la hauteur de son visage et demeura immobile, comme une statue.

Je poussai un cri horrible. Imaginez que les chairs de la face venaient de tomber en poussière et que, sous le chapeau de cuir luisant, une tête de mort, blanche, hideuse, un crâne grimaçant me regardait sans dévier!

Je me suis éveillé à mon propre cri. L'as-tu entendu Anthoine? Il a dû être épouvantable.

Non, répondit l'aumônier.

C'est possible, repartit Yvon LeGal, car, le plus souvent, les cris que l'on jette en songe ne sortent pas de la bouche et ne résonnent que dans la poitrine.

C'est un mauvais rêve, tout de même, remarqua le prêtre.

Je l'avoue, Anthoine, c'est un cauchemar effrayant; mais j'aimerais encore mieux être endormi.

Pourquoi? demanda l'aumônier.

Le rêve, vois-tu, le rêve, nous n'avons plus que lui maintenant pour retourner en France. Un rêve! mais je donnerais toutes les flottes du royaume pour les deux ailes d'un rêve!

Dom Anthoine sourit.--Yvon, dit-il, tu as la fièvre; je vais appeler l'apothicaire.

LeGal haussa les épaules avec dédain--Françoys Guitault? l'homme à la tisane! ricana-t-il. C'était bien la peine assurément de trainer une pharmacie jusqu'à ce chien de canada! Un gradué de l'Université e Montpellier, un docteur ès-sciences qui s'en va chez les moricauds, des Algonquins, de sales sauvages plus barbouillés que des volets d'auberge, apprendre à infuser des écorces, à échauder des épinettes blanches!90

Note 90: L'interprète Domagaya avait lui-même été atteint du scorbut au point de ne pouvoir marcher. Il se guérit en employant, comme remède, les feuilles et l'écorce d'un arbre qu'il désigna. Cet arbre, nommé anedda par les sauvages, était vraisemblablement l'épinette blanche. Le traitement indiqué fut essayé avec succès; et les guérisons furent si rapides et si complètes, que tous ceux qui voulurent s'en servir furent sur pied en huit jours. Ferland: Histoire du Canada, Tome Ier, page 35.

La tisane de l'Algonquin fit merveille, et sa vogue égala son succès. A preuve, ce passage de la Relation du Second Voyage de Jacques Cartier:

...Le capitaine fit faire du breuvage pour faire boire ès malades, desquelz n'y avait nul d'eulx que voulust essayer le dict breuvage, synon un ou deux qui se misrent en adventure d'icellui essayer. Tout incontinent qu'ils en eurent beu, ils eurent l'advantage qui se trouva être un vray et évident miracle. Cart de toutes maladies de quoy ils étaient entachez, après en avoir beu deux ou trois foys, recouvrèrent santé et guarison. Après ce avoir veu et congneu y a eu telle presse la dicte médecine que on si voulait tuer à qui premier en aurait. De sorte que un arbre aussi gros et aussi grand que chesne qui soit en France a esté employé es six jours; lequel à faict telle opération, que si tous les médecins de Louvain et de Montpellier y eussent esté avec toutes les drogues de Alexandrie, ils n'en eussent pas tant faict en ung an, que le dit arbre a faict en six jours. Car il nous a tellement profité, que tous ceux qui en on voullu user ont recouvert santé et guarison, la grâce à Dieu. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36--Ch. XV, édition 1545.

Da-oui! elles valent quelque chose les pilules, les fioles et les emplâtres du sieur Guitault. Faudra remporter ça... au retour!

Au retour! Ah! la sotte escapade! la sinistre farce! On part, un beau matin, tout d'un coup, en fou qu'on est, sans même savoir où l'on va. Puis arrivé (si l'on arrive) l'on sait encore moins le pourquoi de l'arrivée et le comment du retour. Cette bêtise là, cette colossale équippée, ça s'appelle la Gloire... avant de partir.

Quand il m'arrive de songer à cette exécrable aventure, non sang fermente, non pas de fièvre ou de délire comme tu penses, mais de colère, ou d'une rage blanche, féroce, aveugle, qui voudrait avoir une mâchoire de tigre pour mordre sans lâcher dans quelqu'un ou dans quelque chose. Ah! que sommes-nous donc venus faire en ce maudit pays, sur cette terre de Caïn? 91 Le sais-tu toi, Anthoine?

Note 91: Voici ce qu'écrivait Jacques Cartier explorant la côte du Labrador: "Si la terre correspondoit à la bonté des ports ce seroit un grand bien, mais on ne doit pas l'appeler terre; ains (mais) plutôt cailloux, et rochers sauvages, et lieux propres aux bêtes farouches: d'autant qu'en toute la terre devers le Nord, je n'y vis pas tant de terre qu'il en pourroit tenir dans un benneau: et là toutefois je descendis en plusieurs lieux; et en l'Isle de Blanc Sablon n'y a autre chose que mousse et petites épines et buissons ça et là séchez et demi-morts. Et, en somme, je pense que cette terre est celle que Dieu donna à Caïn." Premier Voyage de Jacques Cartier (1534), ch. 8, pages 5 et 6.

Yvon LeGal fermait les poings et criant cela; telle était son exaspération qu'il ne s'apercevait pas que sa bouche malade, fatiguée à cet excès de paroles, saignait par tous ses ulcères.

Dom Anthoine le regarda avec un oeil froid, tranchant, aiguisé comme une lame de scalpel. Puis il dit:

Oui, LeGal, je le sais, moi: car maintenant je me rappelle qu'en cette nuit même Jésus-Christ, Notre Seigneur, a voulu naître sur la terre pour y venir. Tu as raison, LeGal, ce n'était vraiment pas la peine de naviguer si longtemps pour annoncer à des Sauvages une nouvelle qu'il aurait fallu apprendre, avant le départ de St. Malo, aux marins d'une flotte française, à des catholiques de la Basse-Bretagne! Cette pensée-là, vois-tu, excuse ceux qui partent sans savoir où ils vont, les console lorsqu'ils n'arrivent pas au terme, leur fait voir le retour différable et de peu d'importance le but une fois atteint. C'est la raison du missionnaire. Est-elle bonne celle-là?

Tu es encore meilleur qu'elle, s'écria Yvon LeGal avec chaleur.

C'était une âme grande et belle, un franc et noble coeur que cet Yvon LeGal, oubliant, devant la splendeur de l'idée, la morsure sarcastique des mots et jusqu'à l'aigreur de la voix railleuse.

Que veux-tu, ajouta le marin, c'est la famille qui nous gâte; ça nous rend égoïstes. Au fond, c'est tout ce que l'on aime, rien que cela; d'autre part, c'est tout ce qui peut nous aimer le mieux. Ah! le chez-nous! le chez-nous!! il faut encore plus de courage pour le quitter que pour le défendre!

Malo! Malo!!92 bien parlé, camarade, crièrent en même temps plusieurs voix, ça nous fait comme cela nous autres!

Note 92: Malo! Malo!! cri breton répondant à l'exclamation française: Vive! Vive!!

Cette exclamation me fit tressaillir. Et j'aperçus, à la droite, à la gauche, en face d'Yvon LeGal dix à douze frères de caravelle, couchés sur leurs grabats, les coudes dans les oreillers, écoutant le causeur avec des bouches grandes ouvertes. Ce trait de physionomie en disait long sur l'intérêt vivace du récit. Les yeux brillaient autant de curiosité que de peur, et c'était amusant de voir étinceler ces prunelles tout à l'heure éteintes, en apparence, sous des paupières lourdes closes. L'incomparable somnifuge qu'une histoire de revenant!

Yvon LeGal regarda ses auditeurs avec ravissement: tous des Bretons! dit-il.

C'en était parbleu! et de bonne marque: Georget Mabille, de Ploërmel; Jullien Plantirnet, de Landerneau; Lucas Clavier, de Lorient; Jehan Ravy, de Tréguier; Michel Andiepvre, de Quiberon; Pierres Coupeaulx, de Dol; Jacques Poinsault, de Quimperlé; Michel Phelipot, de Rennes; Jehan Coumyn, de St. Pol de Léon; Richard Le Bay, de St. Cast.

Alors Yvon LeGal se leva:

Debout, les gars! commanda-t-il. C'est aujourd'hui la grande et joyeuse fête du Christ, le jour anniversaire de sa naissance. Au nom de la vieille Armorique, je propose trois Noëls en son honneur! Ça, mes gabiers, crions si fort qu'on nous entende jusqu'en Bretagne!

Cette explosion de joie éveilla tout le dortoir, jusqu'à Bertrand Samboste, ronfleur incomparable, qui s'étira paresseusement en baillant de tous ses membres. Dame! qu'il dit, c'est comme cela, vous autres; vous laissez dormir les amis quand on parle de là-bas! Ce n'est pas généreux. Eh! bonjour St. Pol, bonjour Tréguier, bonjour Landerneau! Quelle bonne nouvelle?

Ceux que Bertrand Samboste saluait ainsi de leurs noms de village n'étaient autres que Jehan Coumyn, Jehan Ravy et Jullien Plantirnet,--Tréguier, landerneau, st. Pol de Léon sont trois bons voisins de hameaux assis depuis mille ans sur les grèves septentrionales de la Bretagne, et qui ne se fatiguent pas encore du grand spectacle de la Mer.

Bertrand Samboste répéta:

Quelle nouvelle?

Une grande et bonne nouvelle, répondit Dom Anthoine. Je vous apprends la Naissance du Christ, venu cette nuit même sur la terre pour y souffrir encore plus que vous.

Bertrand Samboste leva sur l'aumônier un regard froid, silencieux, puis il porta la main à sa bouche malade et dit avec un sourire triste:

Cela n'est pas possible, messire aumônier, cela n'est pas possible!

Tous les voisins de Bertrand Samboste penchèrent la tête en signe d'assentiment, et ces désespérés de la douleur répétèrent à l'unisson le mot amer du timonier: Messire aumônier, cela n'est pas possible!

Alors le missionnaire répondait: Vous êtes couchés dans un cadre, et Il dormait dans une crèche, sur la paille d'une étable. Vous vous plaignez? A Bethléem Il ne s'est pas même gardé une place dans l'hôtellerie et il vous a paternellement ménagé la vôtre, à douze cents lieues de la patrie, sur ce navire que sa Providence a sauvé de la Mer et du Feu.

Les délicats, continuait le prêtre avec un accent de raillerie douce, les délicats! les douillets!! ils se plaignent du bon Dieu qui a établi leur maison dans une caravelle vice-royale portant à la corne de son mat d'artimon le plus beau des drapeaux de la terre!

Durant que l'aumônier parlait de la sorte, Bertrand Samboste, assis sur son séant, regardait avec inquiétude à tous les coins et recoins de la chambre des batteries--Dom Anthoine s'en aperçut le premier.

Que cherchez-vous dit-il?

Samboste répondit: Terr-i-ben! Vous me faites peur!

Qui? Moi?

Non pas, messire aumônier, mais votre surplis, votre étole, la toilette de Philippe! Quelqu'un de nous autres va-t-il encore s'en aller? Ah! le chemin, le chemin de Rougemont!

Vous avez le cerveau hanté, mon excellent ami, dit le prêtre. Je n'apporte à personne les dernier sacrements. J'attends seulement de la Grande Hermine le signal de l'Élévation de la messe pour réciter avec vous tous les Prières de la Nativité.

Cette réponse ne m'expliquait pas cependant ce que Samboste avait voulu dire par la toilette de Philippe. Quel était ce pauvre Philippe dont il parlait si mélancoliquement? Et le chemin de Rougemont, où menait-il? Un horrible soupçon me traversa l'esprit et j'eus, tout de suite, le pressentiment sinistre d'une plus sinistre vérité. Cette route inconnue devait courir droit au cimetière, et le pauvre Philippe ne devait être autre chose que le cadavre d'un matelot jeté à la mer par un sabord, cette porte basse de l'éternité pour les marins surpris en route. J'allais interroger mon guide à ce propos, quand une détonation formidable ébranla l'atmosphère.

Le canon! dit l'aumônier, l'Élévation de la messe! A vos rangs matelots!

En effet l'artillerie du Fort Jacques Cartier tirait une salve d'honneur.93 L'éclair des pièces et le fracas de la poudre ébranlaient à ce point le navire que l'on aurait parié que la batterie manoeuvrait sur le pont de la Petite Hermine.

Note 93: Je n'ai fait suivre à l'équipage de Jacques Cartier qu'un vieil usage passé à l'état de traditionnelle coutume de la Nouvelle-France aux fêtes de Noël Les extraits suivants du Journal des Jésuites le prouvent surabondamment:

"M. le Gouverneur avait donné ordre de tirer à l'élévation (de la messe de minuit) plusieurs coups de canon lorsque notre F. sacristain en donnerait le signal mais il s'en oublia et ainsy on ne tira point." Journal des Jésuites, page 21. (25 Décembre 1645.) "On tira cinq coups de canon à l'élévation de la messe de minuit." Journal des Jésuites, page 74. (25 Décembre 1646.) Le Fort tira cinq coups au Te Deum de la messe de minuit. Journal des Jésuites, page 97. (25 Décembre 1647.)

Alors il se passe une scène incomparable de grandeur. Tous les invalides du bord se levèrent de leurs cadres et vinrent se ranger en ordre de parade au milieu du vaisseau, formant, avec leurs quatre lignes, un parallélogramme parfait. Dom Anthoine entra dans le carré, et, le visage dans la direction de la Grande Hermine, récita d'une voix grave et douce les belles prières de la Nativité. Puis il entonna, et avec lui toute l'infirmerie poursuivit, la prose célèbre de la fête de Noël:

Votis Pater annuit,

Justum pluunt sidera:

Salvatorem penuit,

Intacta puerpera:

Homo Deus nascitur.


Tu, lumen de lumine,

Ante solem funderis;

Tu, numen de numine,

Ab aeterno gigneris,

Patri par prognies.


Tantus es! et superis,

Quae te praemit caritas!

Sedibhus delaberis:

Ut surgat infirmitas,

Infirmus humi jaces.

J'étais stupéfait du courage de toutes ces bouches malades chantant avec un irrésistible élan de ferveur cette vieille hymne de la Foi Catholique.

Les braves gens! m'écriai-je, comme ce qui'ils chantent est beau!

Laverdière eut un éclat de rire sarcastique, et me dit: En vérité, monsieur, vous avez l'attention vive. Je vous en félicite! Ce latin-là, voici trente ans qu'on vous le donne au lutrin de la Cathédrale. Le paradoxe a raison, en toilette comme en musique: Rien de neuf comme le vieux. Il ajoute presque aussitôt, avec un accent de doux reproche: Ah! mon ami, si vous écoutiez au lieu d'entendre! Oui, si vous écoutiez attentivement chanter la Liturgie Catholique dans les vieilles églises du Bas-Canada! Quelles grandes épopées, quels héroïques poëmes racontent ses hymnes saintes et comme leurs strophes alternantes récitent avec un art merveilleux les pages les mieux écrites de l'histoire du pays!

Ça, avouez-le moi, en bonne sincérité, vous est-il possible de n'être pas ému jusqu'aux larmes lorsque, dans une grave cérémonie religieuse, on chante à Québec, sous les voûtes centenaires de Notre-Dame, l'invocation solennelle et magistrale du Veni Creator Spiritus? elle me causait à moi, sur la terre, un attendrissement indicible. Ce n'est plus l'oreille, mais le coeur qui écoute, qui vibre à l'unisson des voix et de l'orgue.

Veni Creator Spiritus! d'est lui que chantaient les trois équipages de Jacques Cartier, dans l'église cathédrale de St. Malo, le 16 mai 1535, un jour de Pentecôte! Comme l'Esprit-Saint a bien répondu à l'appel, et que son souffle se reconnaît à la brise favorable qui s'éleva sur la Mer, semblable au bruit du vent que les apôtres entendirent!

Veni Creator Spiritus! Samuel de Champlain, à Québec,94 La Violette, à Trois-Rivières,95 Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve, à Montréal,96 l'ont chanté tour à tour; et après eux, le Collège des Jésuites, aux ordinations de ses prêtres et à ses concours de philosophie. 97 Veni Creator Spiritus! c'est lui que chantait Laval au Séminaire des Missions Étrangères, et c'est encore lui que répètent, dans la chapelle séculaire de sa maison, les prêtres-professeurs de son Université. Veni Creator Spiritus! c'est lui que chantaient les avant-postes de la civilisation chrétienne, ces pionniers incomparables de l'Évangile, les Jésuites missionnaires au pays des Hurons dans leurs bourgades célèbres de Ste. Marie, St. Joseph, St. Louis, St. Jean-Baptiste, St. Michel. Veni Creator Spiritus! c'est lui que chantaient ces hardis expéditionnaires du lac Gannentaha, la plus héroïque aventure de l'apostolat catholique au pays des Iroquois, la course la plus téméraire, la plus divinement insensée à cette mission flottante que la Relation, et après elle l'Histoire du Canada, nommèrent avec tant de justesse la Mission des Martyrs.

Note 94: 3 Juillet 1608. Fondation de Québec.

Note 95: 4 Juillet 1634. Fondation de Trois-Rivières.

Note 96: 18 mai 1642. Fondation de Montréal.

Note 97: Le 2 Juillet 1666 furent soutenues, au Collège des Jésuites, les premières thèses publiques sur la philosophie en présence de messieurs De Tracy, de Courcelles et Talon.

"Le 2 Juillet 1666 les premières disputes de Philosophie se font dans la Congrégation avec succès. Toutes les puissances s'y trouvent; M. l'Intendant entr'autres y a argumenté très bien. Mons. Louis Jolliet et Pierre de Francheville y ont très bien répondu de toute la Logique."

"Le 15 Juillet 1667, Amador Martin et Pierre de Francheville soutiennent de toute la Philosophie avec honneur et en bonne compagnie." Le Journal des Jésuites, pages 345 et 355. Ferland: Histoire du Canada, Tome II, page 63.

Veni Creator Spiritus! les trois pouvoirs civils de la Nouvelle France, le militaire, la magistrature, le gouvernement administratif, le chantaient aux séances solennelles du Conseil Supérieur à Québec, et a l'arrivée des nouveaux vice-rois.

Fondations de villes, fondations de paroisses, fondations de collèges, fondations d'institutions politiques, toutes ont prospéré, toutes sont demeurées debout, fortes, vivantes, progressives, exubérantes de sève et d'avenir. Le village est devenu cité, la mission s'est fait paroisse, le collège, université, la Colonie, puissance, oui Puissance du Canada. Et le chant immortel de la vieille hymne catholique se continue. Voix ferventes des choristes, poésie des strophes, beautés de l'harmonie, rien ne change, tout demeure, comme la Vérité dont il est le premier écho. Veni Creator Spiritus!

Et, se grisant à l'enthousiasme de son propre langage, Laverdière élevait la voix, comme s'il eût adressé la parole à quelque immense auditoire, grandissait sa petite taille, et déclamait avec une chaleur de gestes égale au feu sacré qui le brûlait comme une Sybille.

Aussi, écouté à travers le bruit de cette voix dominante, le chant de la Petite Hermine me semblait il un accompagnement d'orchestre soutenant un récitatif d'opéra. Les scorbutiques chantaient toujours:

Coelum cui regia,

Stabulum non respuis;

Qui donas imperia,

Servi formam induis:

Sic teris superbiam.

Vous me trouvez prolixe, continuait Laverdière mis en verve par la musique, vous me jugez bavard, intarissable. Que voulez-vous! je suis comme les anciens, j'aime à parler, à m'appuyer sur mes idées favorites, comme ceux-là, quant ils marchent, sur les épaules solides ou les bras vigoureux de leurs enfants. Mes souvenirs, voilà mes meilleurs bâtons de vieillesse!

Je vous ai donné tout à l'heure le développement historique, l'amplification littéraire des idées religieuses et nationales que m'inspire la prière du Veni Creator chantée dans nos églises. A vous maintenant, cher ami, de répéter l'expérience, de la reprendre sur d'autres hymnes liturgique, avec le Te Deum, par exemple, un beau sujet, facile et tout exubérant d'imagination. Je vous le donne: allons, marchez!

Et, comme s'il se fût douté que je n'en ferais rien, il poursuivit avec cet accent d'enthousiasme qui lui était familier: Rappelez-vous le Te Deum chanté à St-Malo, au retour de la célèbre expédition de l'année 1535, par l'équipage de Jacques Cartier, pour remercier la providence de la découverte du Canada; et le Te Deum chanté à Québec, par Samuel de Champlain, le 23 mai 1633, pour rendre grâce à Dieu de la recouvrance du pays; le Te Deum, chanté, celui-là, dans toutes les églises de la colonie, en mémoire de l'héroïque triomphe de Dollard des Ormeaux sur les féroces Iroquois; plus tard, le Te Deum chanté, à Notre Dame de Québec, à la nouvelle de la découverte du Mississipi; le Te Deum chanté, par Louis Henepin, au lancement du Griffon sur la rivière Niagara; puis les Te Deum militaires, portant, comme des drapeaux de régiments, le chiffre de leurs glorieux millésimes: 1690, 1711, 1758; celui de Frontenac, à Notre Dame de Québec, avec le pavillon-amiral de sir William Phips suspendu comme trophée à la voûte sonore; celui de Vaudreuil, à la chapelle de Notre Dame des Victoires, pour remercier Dieu d'avoir prévenu par une catastrophe effroyable la flotte de l'amiral Walker, et sauvé le Canada d'une conquête certaine; celui de Montcalm enfin, chanté comme à Bouvines, par les aumôniers de l'armée canadienne-française en plein champ de bataille, sous le rempart de Carillon!

Ce Te Deum est sans conteste la plus brillante de toutes ces répétitions d'actions de grâces. Que son éclat cependant ne vous fasse pas oublier le Te Deum que Marie de l'Incarnation récitait avec ses religieuses, à genoux sur la neige, dans la nuit du 30 décembre 1650 pour remercier Dieu... de l'incendie de leur couvent. N'est-ce pas que devant une pareille grandeur d'âme la Providence dut elle-même trouver son épreuve petite? Rappelez-vous encore cet autre Te Deum que les Jésuites chantaient à la chapelle de leur séminaire chaque fois que l'on apportait au Collège la bonne nouvelle qu'un père missionnaire avait été assassiné au pays des Hurons, ou bien encore, martyrisé dans les terribles bourgades iroquoises.

Bonnes nouvelles! comme il leur en est venues en dix ans! Ce fut d'abord celle du Père Jogues; presque aussitôt celle du père Daniel. Un an plus tard il en vint deux à la fois, les deux meilleures: souvenez-vous des morts glorieuses de Jean de Brébeuf et de Gabriel Lalemant. Puis, à leur tour, les meurtres de Charles Garnier, de Chabanel, de Buteux, de Léonard Garreau. Tant et tant, qu'à la fin, la population de la petite ville de Québec en était arrivée à pleurer moins au carillon des cloches en sonnant un glas qu'à la voix des Jésuites chantant un Te Deum!

Le maître-ès-arts me dit encore: Écoute!--Mais Laverdière ne parla plus. L'infirmerie seule continuaient d'une voix plaintive et lente:

Nobis ultro similem,

Te praebes in omnibus;

Debilibus debilem,

Mortalem mortalibus;

His trahis nos vinculis.


Com aegris confunderis,

Morbi labem nesciens;

Pro peccatis pateris,

Peccatum non faciens:

Hoc uno dissimilis.

Quelles paroles! s'écria le maître-ès-arts! En savez-vous de plus intimes, de plus attachantes, de plus attendries! En seraient-ils de mieux appropriées au divin caractère de cette fête et à la situation désespérée de ces infirmes qui chantent avec des bouches souffrantes l'allégresse anniversaire de la Grande Délivrance?

Etudiez cette hymne de noël en elle-même: la mélodie de son thème et l'adorable simplicité de son récit semblent faites, comme les joies d'Andromaque, de sourires et de larmes. Cette musique inspirée traduit tout à la fois et le bonheur extatique de l'Épouse du Christ, pleurant de joie devant la beauté éternelle de son Bien-Aimé, et l'amertume inconsolable de la Mère du Christ, sanglotant de tristesse devant la pauvreté volontaire, l'indigence absolue du Dieu fait Homme.

Tel est mon sentiment artistique à son égard, et je vous le donne pour ce qu'il vaut. Mais de charme divin de cette mélopée grégorienne se centuple pour moi, s'idéalise, quand, au lieu de lui prêter l'oreille sévère du critique musical, il m'arrive (et cela très souvent) de l'écouter avec ma seule mémoire reconnaissante de prêtre-historien. Comme ils chantent alors dans mon âme ravie, les noëls captifs, les noëls d'exil, les noëls douloureux de la patrie absente--25 Décembre 1629--25 Décembre 1630--25 Décembre 1631--Alors je me souviens de Guillaume Couillard, d'Abraham Martin, de Guillaume Huboust98, de Pierre Desportes, de Nicolas Pivert,99 réunis avec leurs familles dans la chapelle déserte de notre Vieux Château St Louis, et récitant à chaudes larmes la prière du matin.100 Connaissez-vous spectacle plus navrant que cet autel sans prêtre et cette communion des fidèles sans hostie?101 Cela ne rappelle-t-il pas le déjeuner d'un Premier l'an; où des orphelins regardent à travers leurs sanglots les chaises vacantes de la table familiale, attendant en vain cette bénédiction maternelle que seule donnera maintenant à leur foyer l'invisible main de la Providence?

Note 98: Guillaume Huboust épousa la veuve de notre premier paysan Louis Hébert, mort le 27 Janvier 1627, à la suite d'un accident. Dictionnaire Généalogique de l'abbé Tanguay.

Note 99: Les cinq seuls paysans français demeurés au Canada après la prise de Québec par les Kertk.

Note 100: "Le 13 Juillet 1632, Québec fut remis entre les mains d'Émery de Caën et du Sieur Du Plessis Bochart: et le même jour, les Anglais firent voile sur deux navires chargés de pelleteries et de marchandises. Il y avait déjà près de trois ans qu'ils s'étaient emparés du Canada. Les Français restés dans le pays avaient trouvé ce temps bien long: aussi furent-ils remplis de joie, lorsqu'à la place du pavillon anglais ils virent flotter le drapeau blanc. Leur satisfaction fut complète quand ils purent assister au saint sacrifice de la messe qui fut célébrée dans la demeure de Louis Hébert. Depuis le départ de Champlain (24 Juillet 1629) ils avaient été privés de ce bonheur." Ferland: Histoire du Canada, Tome I, page 252.

Note 101: Une sinistre prière du matin est celle que le Chevalier de Lorimier récita lui-même dans la chapelle de la prison de Montréal le jour de son exécution. "Aussitôt que sa toilette fut terminée De Lorimier sortit du cachot, et s'adressant à tous les prisonniers leur demanda de dire en commun la prière du matin. Ce fut lui-même qui la fit d'une voix haute, ferme, et bien accentuée." L. O. David: Les patriotes de 1837-38. page 245.

Mais la Providence, poursuivit le maître-ès-arts avec un renouveau de chaleur éloquente, mais la Providence ne se laissa pas vaincre en générosité. Sa récompense dépassa l'épreuve de si haut qu'elle faillit tuer de joie ces stoïques paysans qui avaient eu l'immense courage de croire en elle jusqu'à la fin!

La récompense! demandez ce qu'elle fut à ces femmes et à ces enfants de laboureurs à genoux sur la petite grève de la Basse-Ville; demandes ce qu'elle fut à ces habitants héroïques, à ces robustes patriotes, qui criaient, pleuraient, riaient, tout à la fois, au spectacle de trois grands navires portant à leurs cornes d'artimon le drapeau blanc d'Henri IV, le vieux pavillon des anciens mains de la Bretagne, de Roberval, le petit roi de Vimeux, 102 de Pontgravé, le marchand-corsaire, 103 de Jacques Cartier, le hardi capitaine Découvreur!

Les trois grands navires se nommaient le Saint-Pierre, le Saint-Jean, le Don de Dieu. Ils portaient la fortune d'un homme plus heureux que César, et qui rentrait en possession de toute sa conquête, une conquête supérieure à celle des Gaules, un pays plus vaste que sa République, une terre plus large que la frontière du vieil Empire Romain.104

Note 102: François de la Roque, sieur de Roberval que François Ier appelait le Petit Roi de Vimeux à cause du crédit illimité dont ce gentilhomme jouissait dans sa province. Ferland: Histoire du Canada, Tome Ier, page 38.

Note 103: "Pontgravé, dit Émile Souvestre, était un de ces navigateurs moitié-marchands, moitié-corsaires, qui lorsqu'on les hélait sur l'Océan, arboraient le pavillon de leur maison de commerce, criaient Malouin et passaient sous la protection de leur courage."

Note 104: L'étendue du Canada est évaluée à 3,610,257 milles carrés. C'est la plus grande des possessions britanniques.

L'Angleterre et l'Irlande réunies n'ont que 121,115 milles carrés d'étendue, de sorte que le Canada est trente fois plus grand que le Royaume-Uni.

L'étendue de l'Europe entière n'est que de 3,751,002 milles carrés, et par conséquent, il ne s'en manque que de 145,745 milles carrés que le Canada à lui seul soit aussi grand que toute l'Europe.

La surface du monde entier est évaluée par les géographes à 52,511,004 milles carrés, et par conséquent le Canada, à lui seul, forme un quatorzième de l'étendue du monde entier.

Le Saint-Pierre! le Saint-Jean!! le Don de Dieu!!! Dites-moi quel prophète eût mieux trouvé les allégoriques légendes de ces trois vaisseaux? Pierre! l'apôtre de la Foi. Quel homme plus que Champlain avait eu cette foi absolue d'une absolue Providence, lui qui estimait le salut d'une âme préférable à la conquête d'un empire? Jean! l'apôtre de l'amour. Quel homme plus que Samuel Champlain avait aimé le Canada Français, cette colonie née de lui, de son coeur et de son âme, plus étroitement encore que sa famille, les enfants de son propre sang, lui que l'Histoire appellera jusqu'à la fin des Temps: Père de la Nouvelle France? Le Don de Dieu! Après le paradis, en connaissez-vous un plus magnifique sur la terre que celui de la patrie recouvrée?105

Note 105: Samuel de Champlain avait fait voeu à la Très Sainte vierge, s'il recouvrait jamais le Canada à la France, de lui bâtir une église. Ce fut en accomplissement de ce voeu autant qu'en mémoire de cette faveur inestimable que le Père de la Nouvelle France éleva, sur le site actuel de notre Basilique, une église sous le vocable caractéristique de Notre-Dame de Recouvrance.

Ici le maître-ès-arts cessa de parler, moins encore pour me permettre de répondre à mes questions rapides, que pour reprendre haleine. Ce dont il me parut avoir grand et urgent besoin.

L'infirmerie de la caravelle achevait la Prose de Noël, et disait Amen à la belle et sainte aspiration du dernier verset:

Cujus igne coelitus,

Caritas accenditur,

Ades alme Spiritus:

Qui por nobis nascitur,

Da Jesum diligere.

Je vous le confesse à ma honte, ajouta Laverdière, en manière de péroraison, je vous le confesse à honte, ces réminiscences historiques me hantent obstinément la mémoire, même à l'église. Je m'y arrête complaisamment, au lieu de bien prier. Que voulez-vous, ces hymnes magistrales de Veni Creator du Te Deum, du Vexilla Regis prodeunt,106 de l'Ave Maris Stella, du Pange lingua gloriosi m'entraînent irrésistiblement à la suite des glorieux cortèges qu marchent à leur rhythme. Le bon Dieu m'a pardonné ces fautes de recueillement, ces défaillances de l'esprit, ces distractions mondaines, car toutes ces escapades de mon imagination fatiguée d'études, se fondaient en un sentiment intense d'amour reconnaissant, de gratitude exaltée pour cet étendard du Monarque Éternel déployé, pour ce mystère de la crois éclatant aux yeux de l'univers, et qui valait à mon pays, à cette adorée terre du Canada catholique et français d'inestimables bienfaits et un honneur immortel!

Note 106: Le chant du Vexilla Regis se rattache à deux événements historiques également fameux et de circonstance presque identique. Le premier--14 Juin 1671--fut la prise de possession par Daumont de Saint Lusson, au nom du Roi de France Louis XIV, du lac Huron, du lac Supérieur, de la Grande Ile de Manitoulin et de toutes les terres découvertes et à découvrir entre les mers du Nord, de l'Ouest et du Sud. Le second--9 avril 1382--fut la prise de possession de la Louisiane, par Réné Robert Cavelier, Sieur de la Salle, au nom du même Roi de France, Louis XIV.

Le chant du Vexilla Regis Prodeunt rappelle encore les tortures du Père Poncet captif chez les Iroquois: "J'offris mon sang et mes souffrances pour la paix, regardant ce petit sacrifice (la perte d'un doigt) d'un oeil doux, d'un visage serein et d'un coeur ferme, chantant le Vexilla et je me souviens que je réiteray deux ou trois fois le couplet ou la strophe: Impleta sunt que concinit, David fideli carmine, dicendo nationibus, regnaavit a ligno Deus." Relations des Jésuites, année 1653, ch. IV, page 12.

Le chant du Pange linguam gloriosi rappelle une égale tristesse, peut-être même un plus long courage:

"Mon cher amy,"

"Je n'ay plus presque de doigts, ainsi ne vous estonnez pas si j'écris si mal. J'ay bien souffert depuis ma prise; mais j'ay bien prié Dieu aussi. Nous sommes trois François icy qui avons été tourmentés ensemble, et nous nous estions accordez, que pendant que l'on tourmenteroit l'un des trois, les deux autres prieroient Dieu pour luy, ce que nous faisions toujours; et nous nous estions accordez aussi que pendant que les deux prieroient Dieu, celuy qui seroit tourmenté chanteroit les Litanies de la Sainte Vierge, ou bien l'Ave Maris Stelle, ou bien le Pange lingua, ce qui se faisoit. Il est vrai que nos Iroquois s'en moquoient, et faisoient de grandes huées, quand ils nous entendoient ainsi chanter; mais cela ne nous empeschoient pas de le faire." Lettre d'un Français à un sien ami de Trois-Rivières. Relations des Jésuites, 1661, page 35.

Tout-à-coup Guillaume Le Marié, le maître du Courlieu, apparut sur l'escalier d'honneur de la caravelle. Il revenait de la Grande Hermine. Il entra précipitamment dans le carré formé par l'équipage et dit:

"A la gloire de Dieu! à l'honneur de la Petite Hermine, en ma qualité de maistre de la nef, je demande deux trompettes pour répondre sur le pont aux sonneries du vaisseau-amiral."

L'on entendait en effet en ce moment, au dehors, deux clairons chanter la diane.xxx

Note 107: A ceux qui m'accuseraient de fair de la haute fantaisie en donnant des trompettes aux matelots de Jacques Cartier je réponds de la manière suivante:

"Ce fait (la distribution des cadeaux aux sauvages d'Hochelaga, hommes, femmes et enfants) le dit cappitaine commanda sonner les trompettes et autres instruments de musique, desquels le dit peuple fust fort réjoui." Voyage de Jacques Cartier. 1535-36, verso du feuillet 26, édition 1545.

Guillaume Le Marié n'avait pas achevé sa phrase que dix hommes sortirent des rangs et coururent au vaigrage de tribord où deux bugles étaient suspendus à leurs glands de soie verte. C'était une véritable curiosité pour l'oeil que le spectacle de tous ces bras tendus vers les trompettes de cuivre. Un instant les deux clairons disparurent dans ce fouillis de mains insatiables. Puis deux hommes se précipitèrent sur le pont par l'échelle d'écoutille. Les vainqueurs de cette lutte chevaleresque, les bravi de cet héroïque tournoi se nommaient Yvon LeGal et Bertrand Samboste, les deux gars de St-Brieuc.

A vos rangs! commanda le maistre de nef.

L'équipage ou plutôt les invalides reformèrent le carré.

Presque aussitôt une fanfare éclatante joua sur le pont. C'était une musique étrange, triste comme le dernier appel du cor de Roland, fantastique autant que l'hallali du Féroce chasseur passant à la vitesse d'un galop infernal dans les ballades de Burger. Mais toutes les nuances de cette sonnerie martiale se fondaient en un seul caractère harmonique pour l'équipage de la Petite Hermine: l'orgueil de la caravelle! Et ce sentiment unique du fier honneur relevait spontanément la tête à ces hardis marins de Bretagne et de Normandie.

Les bugles avaient à peine sonné les dernières mesures de la diane, que tout à coup, in détonnant vivat partit du bord de la Grande Hermine. C'étaient les gaillards de la nef-générale que acclamaient leurs frères d'armes et d'aventure, les invalides du Courlieu. Per jou!108 il ne fallait pas qu'une aussi grande et haute clameur allât s'éteindre sans réponse dans les ténébreuses profondeurs de la solitude. Au mépris de la discipline, malgré la voix terrible du maître de la nef que le rappelait à la consigne, l'équipage en délire brisa les rangs, courut à l'écoutille et s'engouffra dans son carré avec la violence d'une foule prise de terreur panique et qui s'écrase aux portes. En un clin d'oeil, les matelots envahirent le pont avec un bruit de paquet de mer qui tombe d'aplomb, emportant, comme un fétu, les bois et les ferrures des bastingages.

Note 108: Per jou, abréviation de Per Jovem, c'est-à-dire: par Jupiter!

Et tandis que les matelots de la flotille échangeaient là haut, au-dessus de nos têtes des Noëls109 interminables, je m'approchai avec Laverdière d'Yvon LeGal et de Bertrand Samboste, les héroïques trompettes redescendus à la chambre des batteries.

Note 109: Noël! le cri de joie du Moyen-Age.

Ils offraient un spectacle lamentable. Toutes les plaies de la bouche s'étaient rouvertes!

Qu'importe! ils leur avaient fameusement joué la Diane!

Allons toi, dit tout à coup Yvon LeGal, où donc as-tu pris ce courage?

L'autre, confidentiel, se rapprocha du camarade. Tu sais (il parlait tout bas), tu sais, la nuit est calme, l'atmosphère sonore et le vent souffle de l'ouest! Je me suis dit: un son que la b rise emporterait dans cette direction... vers l'est... arriverait...

Bertrand Samboste n'acheva pas Arrête lui crie LeGal, pas avant moi.

Alors ces deux hommes se rencontrèrent du regard--un regard aveuglé de larmes--puis ils marchèrent précipitamment l'un sur l'autre, se saisirent aux mains, comme des lutteurs qui s'éprouvent, dans une étreinte formidable qui leur broya les doigts et fit craquer toutes leurs phalanges. Un instant ils demeurèrent immobiles, comme les personnages d'une oeuvre statuaire, puis leurs voix sourdes d'émotion dirent ensemble: En France! En France! si, là-bas, on nous avait entendus!

Alors je m'expliquai leur courage!

Que leur importait, après tout, à ces croyants de l'amour natal, les principes ou les utopies de la physique? L'illusion des âmes ferventes supplée à toute science, et, mieux qu'elle, console et fortifie.

Coquin va! bégayait Bertrand Samboste, en riant mal, tu lis dans les yeux!

Da-oui! répondait Yvon LeGal, par les yeux dans le coeur.

Et, silencieusement, les deux compagnons mariniers s'embrassèrent!

Croyez-moi, disait Laverdière, m'entraînant loin du bord de la Petite Hermine, croyez-moi, compatriote, le mal du pays en tuera plus ici que le mal de terre. 110

Note 110: Mal de terre ancien nom du scorbut.--"L'hivernage de Cartier à Sainte-Croix (1535-36) est surtout remarquable par la maladie qui décima ses hommes. C'était une espèce de scorbut appelé plus tard mal de terre mais que l'on pourrait qualifier plus proprement de mal de mer, parce que, selon toute évidence, il provenait des vieilles salaisons que portaient les vaisseaux. Pour n'avoir pas su se nourrir de viandes fraîches que pouvait produire la chasse, les marins perdirent vingt-cinq ou trente hommes des leurs, ceux-là même qui probablement manquent à la liste que nous possédons, car les trois équipages s'élevaient à cent dix hommes. Les autres malades furent guéris par les sauvages qui leur firent boire à cette effet une décoction d'épinette blanche." Benjamin Sulte: Histoire des Canadiens-Français, Tome Ier, page 130.

L'épidémie de scorbut fut encore plus violente en Acadie, dans l'hiver de l'année 1604 et 1605:

"M. de Monts passa environ un mois à faire avec Champlain l'exploration des côtes de la presqu'île et de la baie Française (Fundy) et vint enfin fixer sa colonie à l'entrée de la rivière des Etchemins (ou Sainte-Croix) sur une petite île qui fut aussi nommée île de Sainte-Croix. Cette île, n'ayant qu'une demi-lieue de circuit, fut bientôt défrichée, on eut même le temps de commencer des jardinages à la terre ferme. Mais l'hiver venu on se trouva sans eau et sans bois, et comme on fut bientôt réduit aux viandes salées, scorbut se mit dans la nouvelle colonie et enleva trente-six personnes jusqu'au printemps." Laverdière: Histoire du Canada, page 21.

Et, m'en allant, je songeais avec un amer sentiment de tristesse et de sourde colère à tous ces coeurs magnanimes qui battent dans la poitrine des humbles, des petits, des obscurs de ce monde, et dont l'Histoire ne s'occupe pas; à ces manoeuvres de toutes les besognes, paysans, soldats, marins, héros anonymes que nulles fanfares ne saluent, que nulles acclamations n'accompagnent, que rentrent, au sortir de leurs homériques aventures, dans les ténèbres de la vie quotidienne comme des figurants s'effacent dans les coulisses à la fin du Drame, eux, les acteurs principaux, eux les premiers rôles!

Et je me demandais avec angoisse, si l'injustice resterait irréparable, si de pareils dévouements de telles abnégations ne se trahiraient pas un jour, et ne vaudraient pas à leurs auteurs l'éclat de cette vaine gloire, passagère comme son nom, fausse comme son lustre: la reconnaissance humaine!



CHAPITRE QUATRIÈME


L'ÉMÉRILLON


Je me rappellerai longtemps la sensation de bien-être indicible qui me pénétra tout entier à la sortie de la caravelle. Contre l'atmosphère horrible de cette infirmerie improvisée, les émanations pestilentielles, les miasmes nauséabonds, l'haleine infecte de toutes ces bouches putrides, mes poumons aspiraient maintenant avec délices le plein air vif et pur d'une nuit d'hiver splendide, au coeur de la fort. Et immobile, debout comme une silencieuse sentinelle au pied du promontoire où dormait, dans son aire, la royale bourgade de Stadaconé; au coeur de cette forêt primitive, sauvage, impénétrable, que des milliards d'étoiles, aperçues par les à-jours d'un fouillis de branches colossales, semblaient poudrer d'un givre étincelant. Ce plein air froid et sec, une voluptueuse caresse pour les lèvres, vaporisait la respiration et mettait à la bouche comme une fumée de cigarette.

Le silence absolu de cette immense forêt faisait penser au recueillement des âmes contemplatives. Les senteurs résineuses des conifères énormes, pins, sapins, mélèzes et cèdres, continuaient cette comparaison religieuse en mon esprit; car, au parfum de ces grands arbres,111 je croyais reconnaître cet encens d'agréable odeur que l'Écriture Sainte voit monter au ciel, comme un nuage, avec la prière de l'âme. Muet et sublime hommage d'une grandiose Nature seule à connaître Dieu dans un pays peuplé d'hommes créés à son image et seule à l'annoncer par l'incomparable beauté de son spectacle.

Note 111: "Les arbres y estoyent très beaux et de grande odeur." Voyage de Jacques Cartier, 1534, page 41.

"Nous nommasme le dict lieu Sainte Croix parce que le dict jour nous y arrivâmes (embouchure de la rivière St. Charles). Auprès d'iceluy lieu y a un peuple dont est seigneur Donnacona et y est sa demeurance qui se nomme Stadaconé qui est aussi bonne terre qu'il soit possible de voir et bien fructiférente, pleine de fort beaulx arbres de la nature et sorte de France, comme chesnes, ormes, noyers, yfs, cèdres, vignes aubéspines qui portent le fruit aussi gros que prunes de Damas et autres arbres." Voyage de Jacques Cartier 1535-36, recto du feuillet 14.

La nuit est délicieuse, me dit Laverdière, et il n'est pas tard: à peine deux heures du matin. Si nous allions voir le Fort Jacques Cartier? Cela prend une minute à s'y rendre et autant é le regarder, car il est tout petit. Allons en route!

C'était un grossier rempart fait d'une suite de troncs d'arbres, chênes, pins, merisiers, droits comme des fûts de colonnes, aussi solidement enfoncés dans la terre qu'étroitement serrés les uns contre les autres, et reliés ensemble par de fortes attaches. Ces pieux, aiguisés de la tête, rappelaient aux yeux des clôtures de vergers toutes hérissées de longs clous et de fiches aigües, précautions menaçantes et narquoises s'il en fut jamais, désespoir du braconnage et de la maraude.

Des couleuvrines, des caronades, disposées à intervalles égaux sur toute la circonférence de la palissade, allongeaient le cou par dessus du parapet du rempart comme autant de chiens de garde, de bouledogues en arrêt, flairant le vent et l'ennemi commun, le sauvage.

Vous savez, me disait Laverdière qu'en l'absence de Jacques Cartier, (qui visitait alors le royaume d'Hochelaga), les maistre compagnons mariniers et charpentiers de navires, demeurés au havre de Ste-Croix, construisirent auprès des deux caravelles une palissade fortifiée qu'ils garnirent d'artillerie.112

Note 112: Le lundy onziesme jour d'Octobre nous arrivasmes au dict hable Sainte-Croix ou estoient noz navires, et trouvasmes que les maistres mariniers qui étoient demourez, avaient faict ung fort devant les dictes navires, tout cloz de grosses pièces de boys, plantez debout joignans les unes et autres, etc. Relation du Second Voyage de Jacques-Cartier, verso du feuillet 28, édition de 1545.

Et tout à lentour (du fort) garny d'artillerie et bien en "ordre pour soy deffendre contre toute la puissance du païs." Voyages de Jacques Cartier, 1535-36, verso du feuillet 28.

Je fis le tour de cette étrange fortification. Sa physionomie indienne, profondément accentuée, répondait si parfaitement aux idées préconçues que je m'étais faites d'une bourgade palissadée, telle que décrite par les historiens du pays, qu'au mépris de tout ce que me disait Laverdière, et contre ma propre expérience, je me surprenais à guetter entre les couleuvrines ou derrière les à-jours des pieux dentelés, la silhouette fantastique, la tête emplumée de quelque farouche algonquin.

Mais une porte bardée de fer comme un bouclier du moyen-âge, une porte taillée dans l'épaisseur de la muraille en troncs d'arbres, me fit reconnaître tout de suite à son travail la main d'oeuvre européenne. Les gonds, les pentures, les têtes de clous forgés les lames de fer de cette porte massive étaient énormes. Les à-jours des pièces laissaient apercevoir deux verrous formidables que soutenaient vaillamment, en apparence du moins, l'action de la serrure.

Laverdière sonda la porte: elle était barrée. Je la secouai à mon tour, mais le meilleur de mes efforts ne réussit qu'à me faire constater le jeu de ses verrous dans leurs crampons. Il aurait fallu un vent de tempête pour la remuer, l'ébranler, tant elle était pesamment empalée sur ses gonds.

D'un coup d'oeil à travers les interstices des pieux je saisis tout l'aménagement intérieur du Fort Jacques Cartier.

Alentour de la palissade il y avait une estrade solidement bâtie, appuyée à des poutres de gros diamètre, elles-mêmes soutenues par des piliers de large carrure. L'extrême force de la galerie s'expliquait par le fait qu'elle avait à supporter tout le poids des caronades et des couleuvrines, y compris la charge de leurs affûts et de leurs projectiles.

En ce moment, et tel que prescrit par l'Ordonnance, le guet de la nuit annonça, à voix de trompettes sonnantes, un changement de quart.

Tout aussitôt des aboiements furieux éclatèrent dans la montagne. Les chiens sauvages de Stadaconé répondaient à leur manière au "Qui vive!" des sentinelles françaises.

Ces aboiements colères en provoquèrent d'autres qui partirent, cette fois, de notre côté, et se répétèrent en échos interminables dans la forêt boisant alors le territoire des futures paroisses de Beauport, de Charlesbourg, de St. Roch-Nord, de La Canardière, des deux Lorette. C'étaient des jappements beaucoup plus brefs et beaucoup plus rauques que ceux des chiens, pour cette excellente raison que ce n'étaient plus des chiens mais des loups qui hurlaient.

Et Laverdière me dit d'une voix grave: Tout fait bonne garde ici: La Forêt, le Peau-Rouge et le Blanc.

Je m'en allais songeur, le regard dans la neige, une neige épaisse et molle comme un velours, sourde comme un tapis turc, où le bruit des pas s'étouffait. Et je pensais avec un charme délicieux à tous ces compagnons de Jacques Cartier que j'avais vus de mes yeux, écoutés de mes propres oreilles. Je les entendais causer encore au fond de ma mémoire, avec cette loquacité naturelle au caractère breton.

Je me demandais seulement, avec une certaine inquiétude, comment il se pouvait que je fusse devenu tout à coup le contemporain du découvreur du Canada. J'avais absolument, dans mon aventure, perdu la mémoire du point de départ, et cette réflexion me causait la fatigue oppressante d'un homme pris de cauchemar et qui rêverait rêver.

Mais le maître-ès-arts me secoua brusquement. A quoi pensez-vous, me cria-t-il?

Cette question m'éveilla net.

--Au grand plaisir d'avoir connu les compagnons de Jacques Cartier.

J'en suis ravi. Et d'autant plus que, satisfaisant votre légitime curiosité historique, j'établis du même coup la vérité de l'une de mes thèses favorites, savoir: que les pires angoisses de l'incertitude ne sont pas toujours aussi crucifiantes que certaines réalité horribles. Le spectacle des scorbutiques de la Petite Hermine en demeure pour vous une mémorable et saisissante démonstration.

Saisissante, oui; mais concluante, jamais. Pardonnez-moi ce franc parler, il entre dans mes habitudes.

Très-bien, donnez m'en la raison s'il vous plaît.

Ne me la demandez pas, ce serait la mauvaise foi, car la clarté aveugle. La mère de Dom Anthoine, la soeur d'Yvon LeGal, les enfants de Reumevel, tous les parents, tous les amis prochains ou éloignés de ces hardis matelots vous eussent payé, au poids de l'or la faveur de cette vision, au coût du sang, la hideur de ce spectacle. Savoir male celui que l'on croyait mort! quel réveil pour l'espérance! Comme elle accourt, comme elle s'installe, cette radieuse infirmière! Nommez-moi une garde-malade attentive, infatigable, courageuse, active comme cette incomparable vaillante! Elle croit à la guérison comme à dogme, elle lui garde la foi jurée comme l'amour à une fiancée, elle espère jusqu'à la fin, comme une âme! Elle va si l'on qu'on la voit suivre la convalescence jusque dans l'agonie du bien-aimé; elle ne meurt qu'avec lui.

Le maître-ès-arts ne me répondit pas tout d'abord; seulement il leva les épaules avec l'air ennuyé d'un homme qui se résigne à écouter sans vouloir rien admettre. Puis, il me regarda avec un sourire froid qui me glaça comme un attouchement cadavérique.

Mais, dit-il, si le bien-aimé était mort, ne vaudrait-il pas mieux pour la mère, la soeur, le bon fils s'imaginer pareille catastrophe toute la vie, qu'en acquérir la certitude une seule minute devant son cercueil?

Si le bien-aimé était mort! Il me disait cela d'un ton railleur, méchant. Et le mauvais rire avec lequel il me fixait tout à l'heure lui revint aux lèvres, y demeura quelques secondes, puis, finalement, se perdit avec son regard dans la neige floconneuse du chemin.

Nous nous en allions marchant l'un devant l'autre, suivant la rive du bois, comme chantent les dodelinettes et les complaintes canadiennes françaises que ont bercé pour nous tous le sommeil de notre première enfance. Nous marchions par un petit sentier battu dans la neige et dont les sinuosité multiples semblaient calquées sur les méandres de la rivière. Tout à coup nous arrivâmes à une clairière, à une baie coupée en demi-lune, comme à la serpe, dans l'alluvion de la berge droite, et qui ressemblait à l'embouchure de quelque cours d'eau dans le Ste. Croix. Je pensai tout de suite au ruisseau St. Michel, car les vieilles chroniques fixaient aux alentours l'hivernage des vaisseaux de Jacques Cartier. Le vent de nord-est qui souffle avec violence toute l'année, et particulièrement à la saison d'hiver, avait balayé la neige à cet endroit sur un espace considérable, et la surface plane de la glace transparente étincelait comme le cristal d'un miroir. J'aperçus au fond de la crique, enlisé jusqu'à sa ligne de flottaison dans un immense banc de neige, un petit bâtiment de la mâture et de la taille de nos goélettes modernes qui font aujourd'hui le cabotage entre Québec et les paroisses ripuaires du bas St. Laurent.

Laverdière leva la main dans la direction de la galiote:

L'Emérillon! s'écria-t-il.

Puis, faisant écho à sa propre voix, l'archéologue répéta dans un éclat de rire: L'Emérillon! Cette fois il semblait se parler à lui-même.

Étant donné que l'on connût au préalable la passion grande du maître-ès-arts pour les sports nautiques, cette gaieté singulière s'expliquait par le souvenir hilarant d'une aventure héroï-comique. La chaloupe de Laverdière! mail elle avait plus couru d'aventures à elle seule que tous les yachts réunis de notre rade.

Donc, l'émulation, l'amour de la gloire, les émotions de la lutte, quelque diable enfin le poussant, Laverdière construisit un yacht superbe, à seule fin d'arracher la victoire à la Mouette du Dr. Wells, une triomphante, s'il en fût jamais. Et bon historien national qu'il était notre prêtre-matelot donna à son léger navire un beau nom de baptême, et l'appela Emérillon. Ce qui n'empêcha pas l'Emérillon d'arriver... en bon dernier, en touage d'un remorqueur, le jour (l'unique jour) qu'il disputa la palme à sa glorieuse rivale. Cela n'était pas très illustre pour L'Emérillon, mais en revanche très historique.

Il y avait d'ailleurs une grandeur d'âme incomparable, une abnégation absolument artistique, à perdre ainsi, de gaieté de coeur, trois mille piastres et quelques centins pour l'honneur de livrer une seconde bataille d'Actium. Ce fut un véritable sinistre maritime... et financier. Le souvenir en flotta sur la mémoire de Laverdière encore plus légèrement que l'Emérillon dans l'entre-quai de la Douane; car la conscience du marin n'était pas engagée dans la responsabilité de la catastrophe, le modèle, au dire des connaisseurs, ayant été reconnu chef-d'oeuvre d'architecture navale, malgré que l'Emérillon, assis dans l'eau, prenait la bande à tribord. La faute était-elle à...? Neptune, et avec lui les copeaux discrets de la Rivière St. Charles en gardent encore le formidable secret.

Toute la gaieté de cette anecdote me revenait au coeur et aux lèvres en écoutant rire mon compagnon de route, qui me cira: "A l'abordage!" avec un bel accent martial, en même temps qu'i enjambait lestement le bastingage du galion.

En un clin d'oeil nous eûmes enlevé le panneau de l'écoutille et nous nous trouvâmes sous le tillac, dans la chambre du château de proue. Une lampe suspendue par une chaînette de cuivre éclairait mal cet appartement où le souffle continu d'une violente rafale faisait sauter la flamme de lumignon. Ce courant d'air était provoqué par deux sabords--correspondant, en position, aux sabords de chasse dans les vaisseaux de guerre du temps--que j'aperçus grand ouverts. Ce qui m'étonna beaucoup.

Il y avait par toute la chambrette une bonne odeur de bois neuf fraîchement travaillé, provenant sans doute d'une grande boîte, en bois de sapin, dont les planches rudes, varlopées à la diable, étaient criblées de noeuds suintant un gomme parfumée, couleur d'ambre et qui revêtait dans la lumière tourmentée du lumignon les scintillements et les reflets de l'or. Cette boîte, longue de sept pieds, haute et large de deux, reposait sur des tréteaux et son couvercle s'appuyait debout au vaigrage de la galiote.

Tout auprès, sur le plancher, il y avait un coffre d'outils, et dans le casier de ce coffre, un rabot, une scie, un marteau, une livre de grands clous forgés.

Que renfermait cette boîte? Quels ouvriers attendaient ces outils? Je ne fus pas longtemps à me le demander, car Laverdière prévenant ma curiosité, me dit aussitôt: venez voir.

Il détacha la lampe du bau où elle était suspendue et fit tomber sa lumière au fond du mystérieux colis.

Je reculai d'épouvante: cette boîte était un cercueil; son contenu, le cadavre d'un homme!

Vous aurez mal refermé l'écoutille, me dit Laverdière, Elle est entrée!

Je le regardai avec stupeur. Les lèvres nerveuses de l'archiviste, convulsivement contractées, dessinaient un sourire étrange, d'une expression indéfinissable.

Elle est entrée, répéta le prêtre.

Qui, elle?--bégayai-je absolument ahuri, dérouté par le mysticisme de mon interlocuteur.

Le maître-ès-arts se pencha sur moi: La Mort! dit-il avec une voix creuse comme la tombe.

Et pour achever de m'épouvanter sans doute, il accompagna cette sinistre farce d'un éclat de rire effrayant.

Eh! regardez donc derrière vous, ricana-t-il méchamment, je parie que vous verrez quelqu'un.

J'avoue que je n'osai pas tourner la tête!

Oui, nous sommes quatre ici, continua l'impitoyable railleur, Elle est entré, pas la mort, mais Elle, la folle, la pauvre folle du logis! Ah! jeune homme, jeune homme, quels pièges vous tend l'imagination. Et comme on y tombe!

Cette plaisante mystification eut le mérite de me fâcher rouge. Je la trouvai mauvaise, inconvenante, exécrable, précisément parce qu'elle était bonne, excellente même, et m'avait fait grelotter de peur.

Allons nous-en, lui dis-je, allons nous-en! Et je gagnai précipitamment l'échelle de l'écoutille.

Pourquoi? me demanda l'autre; le pauvre enfant est si seul!

A ce moment, un courant d'air passa si vite qu'il coucha la flamme du lumignon comme pour l'éteindre.

Laverdière ajouta: Vous ne me demandez pas son nom?

Je luis répondis avec humeur: Évidemment vous tenez à me l'apprendre; moi je ne tiens pas à le savoir: voilà la différence.

Pardon, reprit-il, ce sera plus tard, pour votre mémoire, une grande joue de s'en souvenir. C'est le premier des vingt-cinq, le Benjamin de l'équipage, Philippe Rougemont.113

Note 113: "Celuy jour trespassa Philippes Rougemont, natif d'Amboise, de l'âge de environ vingt deux ans." Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, verso du feuillet 35. C'est le seul mort que Jacques Cartier nomme. Charlevoix, dans son Histoire du Canada, en nomme un autre: De Goyelle. Ce sont les deux seuls scorbutiques décédés dont nous sachions les noms.

Toute ma mauvaise humeur tomba à cette parole. Je compris alors où menait le chemin de Rougemont, et ce que Bertrand Samboste entendait par la toilette de Philippe. La toilette de Philippe, c'était l'agonisant porté dans la chambre du maître de la nef et couché sur un lit de camp; c'était l'aumônier, Dom Anthoine, revêtant le surplis et l'étole; c'était la petit table du Viatique avec sa garniture de linge couleur de neige, ses deux chandeliers d'argent, les flammes immobiles et silencieuses des cierges jaune auprès du crucifix; c'étaient les matelots des trois équipages à genoux dans la batterie de la caravelle, et récitant les dernières prières pour le camarade qui allait recevoir les derniers sacrements; c'était le décor du cinquième acte, tous les acteurs en scène, comme au théâtre.

Et, me rappelant les regards effrayés de Bertrand Samboste encore mal revenu des émotions profondes du drame, je me disais qu'il avait dû se passer quelque chose de terrible à la fin, à la chute du rideau. Qui sait, mon Dieu! le petit Philippe Rougemont, pour parler le langage coloré des gabiers, le petit Philippe Rougemont n'avait peut-être pas voulu s'en aller avaler sa gaffe. Cela se voit à vingt ans! En vérité le navrant spectacle que celui d'une âme qui part ainsi dans un cri de désespoir!

C'était le corps d'un marin apparemment très jeune, car sa figure accusait à peine dix-sept ans. On l'avait enseveli dans son costume, il en était vêtu de pied en cap; rien ne manquait, pas même le chapeau goudronné. Il n'avait pas de linceul, mais il était couché dans sa bière, sur un lit épais de branches de sapin. La tête reposait sur un oreiller où le duvet était remplacé par des rameaux de cèdre, un bon édredon pour le dormeur de tel somme. C'était vraiment une aubaine, car il était, celui-là, plus heureux que bien d'autres qui n'emportent sous la terre que leur traversin de copeaux, ceux du cercueil!

Et la pensée me vint que ce malheureux avait une mère; qu'elle était, à cette heure même, dans quelque obscure chapelle de hameau, au fond de la Bretagne ou de la Normandie, à genoux devant une de ces naïves Étables de Bethléem, toutes étoilées de lumières et peuplées en même temps de bergers et d'agneaux, d'anges et de mages. Sur la paille fraîche de son berceau, l'Enfant Jésus souriait à cette pauvre femme, lui tendait ses petits bras avec une ravissante mignardise, comme autrefois, cet autre, le premier-né de son sang, qu'elle regardait dormir au foyer de sa chaumière, épiant, avec une délicieuse impatience, la première joie de son regard et s'oubliant quelquefois jusqu'à l'éveiller par une délirante caresse. Vingt ans avaient passé sur ce bonheur suprême sans rien enlever à l'ivresse et à la vivacité du souvenir.

Revenue de l'église je revoyais cette femme mettre le couvert du cher absent è la table familiale, rapprocher la chaise vacante; puis à la dérobée du père et des enfants, dans la chambre solitaire du jeune marin, déposer sur l'oreiller froid un baiser rapide et brûlant.

Enfin, elle-même endormie, rêvait que les trois vaisseaux de Cartier, voiles hautes et mâts pavoisés, entraient dans le port de St. Malo, au bruit des cloches et des salves, avec tous les équipages de la flottille; et plus haut, dominant les clameurs de la foule sur les quais et les vivats des équipages des navires en rade, il y avait pour elle, une voix grêle, une voix enfantine criant: Mère! mère, me voici, il n'y a plus d'exil!

Et devant le spectacle de cette pauvre femme, toute entière livrée au ravissement de son extase, je louais Dieu en moi-même, le remerciant de lui faire oublier sa prière, de peur qu'elle ne lui demandât le retour de son fils comme une grâce. Autrement sa Providence m'eût paru odieuse!

N'est-ce pas? répondit tout haut mon étrange interlocuteur, qui m'écoutait penser, suivant sa fantastique habitude. Voyez, par contre, comme la Divine Providence prépare de loin, comme elle résigne à l'avance cette tendre mère à la terrible épreuve. Elle retarde de six mois la fatale nouvelle, et met à douze cents lieues le cadavre du bien-aimé. Combien de jeunes gens, partis comme lui, rayonnants de santé et de force, on été rapportés morts à leurs demeures, le soir même de leur départ! Pour le matelot il existe autant de morts subites que de fausses manoeuvres. Pour toute préparation les mères, les femmes, les soeurs de ces misérables n'auront eu que le retard de la civière portée par deux camarades et cachant mal, sous son drap blanc, le corps mutilé, sanglant de la victime. La miséricorde du bon Dieu n'a pas crié "Gare!" à ces pauvresses, mais elle leur a broyé le coeur d'un seul coup, à la première étreinte. Et cependant, c'est cette main-là qu'il faut bénir.

Ici, l'espérance va s'éteindre avec lenteur, s'évanouir doucement dedans le coeur maternel, comme la belle lumière d'un jour d'été.

La pensée de son fils demeure dans cette âme à la manière des parfums pénétrants que embaument les cassolettes longtemps après que l'aromate a disparu.

Aux premiers jours de Juillet, Jacques Cartier, l'immortel Découvreur, va revenir en France. Un matin114 toute la population de St-Malo envahira, comme un flot irrésistible, les quais, les môles, les jetées, les phares, tous les postes avancés du rivage Une caravelle, toutes voiles dehors et pavoisée à ses trois mâts, entre dans la rade. L'artillerie gronde à la citadelle de St-Malo et les sabords du grand navire sont pleins d'éclairs et de fumée. L'équipage crie avec enthousiasme le nom d'une terre inconnue: "Canada! Canada!!" Et la foule en délire de répondre: "Cartier! Cartier! la Grande Hermine!" La mère de Rougemont sera là, venue D'Amboise,115 à genoux, elle aussi, sur la grève, avec les femmes, les filles, les soeurs et les fiancées des marins, grâce à Dieu, revenus!

Note 114: "Et nous vinsmes au Cap de Raze et entrasmes dedans un hable nommé Rougnoze où prinsmes eaues et boys pour traverser la mer et là laissâmes l'une de nos barques et appareillasmes du dict hable le lundi 19ième jour du dict mois (de Juin). Et avec bon temps avons navigué par la Mer, tellement que le 6ième jour de Juillet 1536 nous sommes arrivez au hable de Sainct Malo, (par) grâce du Créateur. Lequel prions faisant fin à notre navigation, nous donner sa grâce et paradis à la fin. Amen." Voyage de Jacques Cartier 1535-36, feuillet 46 et verso.

Note 115: "Philippes Rougemont, natif d'Amboise." Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, verso du feuillet 35.

Ce sera un grand et cruel crève-coeur lorsqu'on dira à cette femme que son Philippe n'est pas à bord du vaisseau-amiral. Son beau rêve, blessé à l'aile, s'abattra un instant, mais pour s'envoler presque aussitôt plus loin au large. L'envergure répondra, croyez m'en, à la distance. Ils étaient trois vaisseaux. Pour sûr Philippe revient sur le Courlieu. La Mer et le Vent ont de ces caprices incorrigibles d'éparpiller à fantaisie les navires; ils ont du temps et de l'espace pour cela.

L'Emérillon arrive. C'est le plus vieux comme le plus petit des trois vaisseaux. Pauvre mère! L'enfant attendu n'y est pas encore! Et puis, voyez-vous, il y en a qui disent, par la ville, que vingt-cinq des principaux et bons maistres compagnons mariniers sont restés là-bas, sous la terre, à cause du scorbut. Cette fois le coeur saigne beaucoup dans la poitrine de la crucifiée, l'espoir exubérant, vivace, le rêve, le divin rêve sont bien malades. Le pauvre oisillon volète encore, mais à fleur du sol, dans les pierres du chemin, comme un perdreau blessé qui se rase au creux d'un sillon.

Il étaient trois vaisseaux! La Petite Hermine retarde encore. Oh! lequel d'entre vous, camarades de survivants de Philippe, aura le courage de lui dire que le Courlieu a été abandonné à Stadaconé... faute de bras pour la manoeuvre?116 Cette fois, l'illusion ne sera plus possible.

Malgré cette grande épreuve de la foi, admirez la tendresse de la Providence que amène par degrés, au coeur de cette femme, la certitude de la catastrophe, qui multiplie les étapes du chemin, atténue la roideur de l'ascension au calvaire.

Puis, le sacrifice accompli, accepté, un soir de grande solitude et de silencieuse douleur pour la chaumière des Rougemont, voici l'aumônier de Jacques Cartier, dom Anthoine, venu exprès de St. Malo, qui se présente à Amboise, et qui raconte à cette mère en deuil la mort sainte de Philippe; non pas une agonie d'abandonné, de lépreux, au fond d'une cabane sauvage, mais une belle mort de Catholique et de Français, une mort en présence des pays des trois équipages, à bord d'une caravelle où l'on avait parlé d'Amboise et de St. Malo tout le temps... avant l'agonie. Puis les dernières paroles, les derniers messages, le dernier à-Dieu, rapportés avec une précision sacramentelle. Enfin l'heure du départ... la Mort venue à quatre heures du soir, la veille de Noël.117

Note 116: La Petite Hermine avait été abandonnée à Québec, au printemps de 1536--On en a retrouvé la carcasse en 1843, à l'embouchure du ruisseau St Michel.

Note 117: Cette mort est anti-datée--Philippe Rougemont, d'après les meilleurs archivistes chroniqueurs, mourut un dimanche de Février 1536--Le lecteur saisira quels avantages d'imagination cet anachronisme procurait à l'auteur.

Mort la veille de Noël! quelle révélation! Oh! comme je m'explique maintenant pourquoi cet attendrissement involontaire, subit, irrésistible, qui l'avait fait pleurer, comme de force, à la vue de l'Étable de Bethléem;--pourquoi les triangles de lumières semblaient avoir la pâleur des cierges sur les herses d'un catafalque;--pourquoi elle trouvait au Jésus de la Crèche la figure souriante de son Philippe, petit enfant;--pourquoi elle le voyait asses à la table familiale, sur la chaise vacante;--pourquoi elle lui avait servi sa part de gâteau, rempli son verre; pourquoi ce baiser de feu sur l'oreiller froid du lit vide;--pourquoi ce rêve de galions voilés en course entrant dans le port de St. Malo.--Ah! sa maison était alors visitée, bénie, sanctifiée par l'âme présente de son enfant, âme bienheureuse, âme confirmée en grâces et en joies éternelles, âme revenue elle aussi! Dites-moi, en toute sincérité, consolation plus suave pouvait-elle humainement s'échapper d'un plus funèbre souvenir? Seule, la Providence a le don de pareilles antidotes, et parce qu'elle n'en vend pas le secret, ses négateurs l'appellent Hasard! Cela me fait penser au blasphème d'un mauvais fils qui dit: "marâtre" à sa mère!

A ce moment un bruit de bottes ferrées retentit sur le pont de la galiote, droit au-dessus de nos têtes. Presque aussitôt les panneaux de l'écoutille s'ouvrirent bruyamment et trois hommes descendirent dans la chambre.

Les croque-morts! me souffla Laverdière à l'oreille.

Les ouvriers de la dernière heure et de la dernière besogne! Ce face-à-face imprévu, cette confrontation instantanée, me glaça d'effroi. J'avoue que la présence du cercueil de Rougemont aurait dû m'y préparer. Je n'en subis pas moins cependant cette poussée de recul que provoque l'apparition du bourreau sur la foule qui regarde une potence.

Je les reconnus tous les trois: le plus grand se nommait Guillaume Séquart, le charpentier; la moyenne taille, Jehan Duvert, aussi lui charpentier de navire; le plus petit, eustache Grossin, un maître compagnon marinier.118 Laverdière me les avait tous signalés à bord de la Grande Hermine.

Note 118: Ce nom de Grossin se retrouvait sur le rôle d'équipage de l'aviso français le Bouvet ancré en rade de Québec pendant l'été de 1887.--On y lisait, parmi les officiers, Grossin, enseigne de vaisseau. Consulter Le Canadien du 2 septembre 1887.

Un moment les croque-morts regardèrent silencieusement le cadavre au visage. Puis Eustache Grossin lui toucha la joue, lui palpa les mains et le frappa au front, à petits coups rapides, à la manière d'un visiteur s'annonçant discrètement à une porte. La tête rendit un sont mat comme le marbre d'une statue.

Il est parfaitement gelé dit Séquart, fermons la boîte.

Alors je m'expliquai pourquoi les sabords de chasse avaient été laissés grands ouverts.

C'est une singulière idée, tout de même, dit Eustache Grossin, c'est une singulière idée de geler ainsi notre petit Philippe avant de l'enterrer. M'est avis qu'il aurait eu assez froid dans sa fosse. Pauvre Rougemont, lui qui nous faisait promettre de le ramener à Amboise! Come nous lui tenons bien parole!

Ça, dites moi donc, la bonne raison que l'on a de geler ainsi le compagnon.

La forêt, répondit Jehan Duvert, la forêt est infestée de chiens sauvages, de renards et de loups. Au printemps, à la fonte des neiges, l'odeur du cadavre pourrait en trahir la présence. Ces animaux, dont l'audace et la férocité se décuplent par l'excès du froid et de la faim, ont un flair merveilleux, et seraient prompts à découvreur le corps du camarade. Par ce moyen, le Capitaine-Général espère qu'il n'y aura plus à craindre que les restes mortels d'un chrétien, les cendres baptisées d'un homme deviennent la pâture des fauves, comme une charogne d'animal.

Très bien! Où les Legentilhomme doivent-ils creuser la tombe?

Tout près d'ici, à l'embouchure du ruisseau St. Michel, sur la glace même de la rivière. On calcule qu'il faudra creuser à douze pieds pour l'atteindre, car la neige, à cet endroit, est amoncelée à telle épaisseur.

Mais c'est étrange, remarqua Duvert; pourquoi ne pas l'enterrer au rivage? lui donner une fosse bénie, avec une croix de bois à la tête, comme à la tombe d'un catholique?

Dans un mois d'ici, répondit Séquart avec un long soupir, dans un mois d'ici, compterons-nous encore dix hommes valides? Et combien sur ce nombre seront en état de creuser le sol à six pieds de profondeur? Si le fléau cesse, il sera toujours facile aux survivants de relever sous neige les cadavres des camarades et de les ensevelir en terre. Mais si le scorbut doit nous dévorer l'un après l'autre 119 jusqu'au dernier, ne vaut-il pas mieux mille fois s'en aller à l'Atlantique par le St. Laurent, sur les glaces flottantes de la rivière, que de savoir nos ossements, nos pauvres corps jetés à la voirie, abandonnés à la grève en pâture aux chiens, aux renards et aux loups?

Note 119: Et tellement se esprint (se déclara) la dicte maladie (le scorbut) à nos trois navires que à la my-Février de cent dix hommes que nous estions il n'y en avait pas dix sains, en sorte que l'un ne pouvait secourir l'autre qui estait chose piteuse à veoir, considéré le lieu où nous estions. Car les gens du pays venaient tous les jours devant notre fort qui peu de gens voyent, et ja (déjà) y en avait huict de morts et plus de cinquante en qui on ne espérait plus de vie. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, feuillet 35.

Et depuis jour en aultre s'est tellement continuée la dicte maladie, que telle heure a esté que par tous les trois navires n'y avait pas trois hommes sains, de sorte que en l'ung des dits navires n'y avait homme qui eut pu descendre sous le tillac pour tirer à boire tant pour lui que pour son compagnon. Et pour l'heure y en avait déjà plusieurs morts. Lesquels ils nous convint de mettre par faiblesse sous les neiges: car il ne nous estoit possible de pouvoir pour lors ouvrir la terre qui estoit gellée, tant nous estions faibles et avyons peu de puissance. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, feuillet 36.

Et pour l'heure y en avait plus de cinquante en qui on espérait plus de vie et le parsus (et par dessus le marché) tous malades que nul n'en estoit exempté excepté trois ou quatre. Mais Dieu, par sa saincte grâce nous regarda en pitié et nous envoya la congnoissance et remède de nostre guarison et santé. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, feuillet 37.

Que le corps d'un homme s'en retourne en poussière Au fond de la terre, ou qu'il pourrisse dans l'eau, cela revient toujours au même limon. Seulement, s'il nous faut partir pendant l'exercice, je préfère m'en aller par le sabord, suivant la coutume du navire.

L'Océan! voilà le cimetière par excellence du matelot, le véritable champ du sommeil, labouré, celui-là, avec des proues de navires, mieux ue tous les autres avec les socs de charrues. Là, mes gaillards, toutes les tombes creusées d'avance et dans le sens que l'on veut: ce qui est un avantage pour ceux qui ont un côté pour dormir. Pas de fossoyeurs à payer, choix absolu des places, et liberté complète de changer de coin si le voisin vous importune ou que le fond ne vous convienne pas. Bancs de sable, couches de vases, lits de glaises ou de riches tapis de varechs ou de mousses, il y en a pour tous les goûts. Ainsi couchés comme des flâneurs dans l'herbe, nous y pourrons attendre l'Éternité, sans ennui, sans impatiences, sans fatigues; tromper le retard du dernier jugement à regarder passer d'en bas, à la surface lumineuse de la Mer, les grandes ombres des vaisseaux qui navigueront encore sur l'océan; compter, la nuit, les falots dans les mâtures et les lueurs des feux de grève, tout comme autrefois à St. Malo, sur les remparts de la ville!

Jehan Duvert ne parut pas goûter la bonne humeur et les plaisanteries du charpentier.

Tu oublies l'âme. C'est elle qui regarde et non pas les yeux. Un squelette voit-il plus loin qu'un cadavre? Et l'âme qui l'habitait, s'amusera-t-elle avec son spectacle de l'Éternité, à regretter l'Océan? Crois moi, ceux qui s'endorment comme celui-ci, et ferment les yeux à sa manière, voient au delà ce monde de plus belles choses que les têtes de mort avalées par les requins, ou les crânes roulés par la Mer avec les galets du rivage.

Non, Séquart, l'Océan ne vaut pas les cimetières bretons, et ton De Profundis n'est pas meilleur que celui qu'on récite, aux croix de chemins, dans nos villages. Tous les soirs, là-bas, la visite des anciens, à des vieux; tous les dimanches, la promenade du hameau entre les tombes. Puis, tout auprès, au pied de la falaise, tu sais, la plage de St-Malo, la mer éternelle qui chante.

Le charpentier se mit à rire: La mer éternelle qui chante, s'écria-t-il, on l'entendrait encore après la mort? Eh! ce n'est pas la peine, camarade, de me contredire! Pourquoi ne crois-tu pas aux crânes qui voient la lumière du ciel du profond de l'abîme, toi qui veux que les dormeurs de nos cimetières bretons écoutent, dans leurs cercueils bruire le vent et l'Atlantique? La lumière du ciel aperçue! l'inestimable bienfait, l'incomparable correctif aux ténèbres de la tombe. Car, ne vous êtes-vous demandés jamais quelles seront l'épaisseur étouffante et l'horreur palpable de la dernière nuit sous la fosse fermée? J'y songe bien souvent, moi; et maintes fois aussi la pensée du soleil, le souvenir de cette lumière du ciel se reposant toujours sur quelque endroit de la Mer me fait ardemment souhaiter d'y mourir.

D'ailleurs, poursuivit Séquart, il n'y a pas dans la marine de France un galion, si petit qu'il fût, qui ne voulût pas sombrer en plein océan, en franche tempête, toutes voiles dehors et l'équipage sur le pont, plutôt que s'en aller mourir de vieillesse sur la grève, brûler comme un fagot de broussailles à marée basse, et voir des brocanteurs se battre à qui possédera la ferrure de sa coque. Cela ressemble trop à une carcasse de poisson dévorée par des chiens. J'ai les idées de mon navire. Hélas! ne se noie pas qui veut, et ne meurt pas qui veut en mer!

Tant mieux; et toi-même, Séquart, ne regrette pas l'abîme répondit Jehan Duvert. C'est un bonheur pour les familles malgré ce que tu puisses en dire, camarade. Le bon Dieu n'à pas créé l'Océan avant la Providence. Autrement, les veuves de matelots pardonneraient-elles, et leurs petits orphelins diraient-ils encore: Notre Père?

C'est possible, très possible, ami Jehan, j'ai tort probablement; l'égoïsme a faussé mes idées. Je n'ai pas connu mon père, ni ma mère, je n'ai pas eu de frères ni de soeurs; seul en ce monde, je me suis habitué à n'être aimé de personne. Le Galion pour moi, c'est le toit paternel, la maison accoutumée. Je ne crois être chez-nous qu'en route. Voilà pourquoi à bord quelque catastrophe navale, quelque sinistre maritime, lorsqu'on me dit que tel ou tel vaisseau s'est perdu corps et biens sur la haute mer, qu'il a coulé à pic, comme une sonde, dans cent brasses d'eau, je trouve, moi, que c'est une belle manière de périr, glorieuse façon de s'en aller ainsi voiles hautes, drapeau à la corne, tous les gabiers dans les haubans ou sur les vergues, comme à la parade. Cela me fait envie, cela me donne exemple, et j'ai alors dans l'âme la grande image d'un grand mot: mourir en homme!

Ainsi, conclut Eustache Grossin, tu ne voudrais pas du scorbut, toi?

Guillaume Séquart répondit: Franchement, non; même si l'on me donnait à choisir entre lui et le requin.

Toutefois, dit Eustache Grossin, s'il faut rester ici avec Rougemont, trois ou quatre cents ans sous terre, je propose...

Quatre cents ans! interrompit Guillaume Séquart, cela représente un fameux somme! mais, dna quatre cents ans, il y aura peut-être une grande ville, debout, là-bas, sur ce rocher.120 Comment l'appelleront-ils dans l'histoire: Canada? Stadaconé? Donnacona?121 Cartierbourg? St. Malo-ville?122 Elle sera peut-être la capitale du pays que nous venons de découvrir? Savez-vous bien que ce sera flatteur pour nous qui n'en aurons jamais eu connaissance?

Note 120: Samuel de Champlain avait nommé notre citadelle, le mont Dugas. On conjecture que ce fut en l'honneur de Pierre Du Guas, Sieur de Monts, Lieutenant-Général du Roi en la Nouvelle-France, en 1603. M. de Monts et Samuel Champlain étaient amis intimes et firent ensemble, pendant les années 1606 et 1607 la découverte de presque toutes les côtes de l'Acadie. Consulter aussi le fac-similé d'une carte donnant l'ancienne topographie de Québec et de ses environs. Ce fac-similé se trouve dans l'Édition des Voyages de Champlain publié à Paris en 1613.

Note 121: Il est certain que le mot Québec ou mieux Kebbek, suivant sa primitive orthographe, était inconnu aux compagnons de Jacques Cartier. M. l'abbé Ferland, dans unes des notes explicatives publiées au pied de la page 90, tome Ier, de son Histoire du Canada, parlant de la fondation de Québec et du voyage de Samuel de Champlain, en 1608, dit que le fondateur, "après avoir reconnu l'Ile aux Lièvres, la Malbaie et l'Ile aux Coudres, arriva à un cap fort élevé qu'il nomma Cap Tourmente parce que les flots y sont toujours agités. Traversant ensuite vers le côté opposé il remonta le chenal qui est entre l'Ile d'Orléans et la terre du sud; il s'arrêta au pied d'un cap couronné de noyers et de vignes et situé entre une petite rivière (la St-Charles) et le grand fleuve (St-Laurent). Les sauvages nommaient ce lieu Kebbek, c'est-à-dire passage rétréci, parce qu'ici le St-Laurent est resserré entre deux côtes élevées. Le nom de Stadaconé avait disparu." Il convient aussi de consulter, dans ce même ouvrage, la note 3 de cette même page 90. Ailleurs, à la page 45, (Histoire du Canada, Tome Ier.) Ferland dit encore: "Que se passa--t-il sur les bords du St-Laurent après le départ des Français? (c'est-à-dire après le dernier voyage de Jacques Cartier au Canada en 1543). On ne saurait le dire, les traditions sauvages s'altérant et se perdant bien vite, Lescarbot et Champlain, qui les premiers ensuite, cherchèrent à les recueillir, n'y purent réussir à leur satisfaction. Lorsque les Français revinrent pour fonder Québec, soixante-cinq ans plus tard, ils ne trouvèrent plus le peuple de langue huronne ou iroquoise qui avait si bien accueilli Cartier à Hochelaga. Pressé par les nations algonquines qui habitaient la rivière des Outaouais et la partie inférieure du St-Laurent il s'était peut-être retiré vers le midi ou l'ouest."

Note 122: Un intelligent notaire, M. Falardeau, a donné e nom de St. Malo-Ville à une vaste superficie de terrains situés dans le voisinage immédiat de l'Hôpital du Sacré-Coeur, à Québec, et qu'il offre en vente comme lots à bâtir.

Séquart cessa tout-à-coup de parler pour sourire longuement à une pensée étrange.

Qui sait? remarqua le songeur, qui sait? il y a des gens et des choses qui disent la vérité quelquefois sans le savoir, comme, par exemple, le diable et l'horoscope. Si je demandais au promontoire de Stadaconé: "Combien as-tu d'arbres?" et que la montagne répondit: "Douze mille", cela vous ferait-il plaisir d'apprendre maintenant que ce chiffre, à quatre cents ans d'ici, sera le nombre exact des maisons construites dans la ville future?123

Note 123: C'est la statistique actuelle des maisons de la cité de Québec telle que me l'a transmise M. Cherrier, l'auteur de l'Almanach des Adresses.

Eustache Grossin le regarda stupéfait.

Eh! Séquart, dit-il, comment cette idée singulière t'est-elle venue?

Je l'ignore, répondit l'autre, cela m'est arrivé tout-à-l'heure à l'esprit, à l'improviste, comme je regardais la forêt dormir debout à la cime du Cap. J'en demeure moi-même étonné.

J'ai aussi pensé, poursuivit le rêveur, j'ai aussi pensé, en regardant la rivière, que le Ste. Croix serait, dans trois ou quatre cents ans d'ici, comme la Seine à Paris, la Loire à Nantes, la Garonne à Bordeaux, la grande route du cabotage; que ses deux rives seraient bordées de quais réunis par des ponts suspendus; que l'on y bâtirait des entrepôts, des magasins, des manufactures, des usines, des chantiers pour la construction des navires.

Un jour, ceux-là d'entre nous restés ici sous la terre à cause du scorbut, seront éveillés par un bruit de pioches et de pelles. Des ouvriers travaillant au creusement d'une aqueduc, au remblais d'une môle, ou bien encore à l'inclinaison d'un lit de vaisseau, découvriront nos cercueils rangés, comme à la parade, en ligne d'exercice. Et tandis que l'on discutera l'origine de nos squelettes, pendant que les antiquaires, les archéologues, les chercheurs d'histoires, se battront à coup de livres sur l'authenticité de nos crânes, nous nous en irons tous ensemble, camarades regarder sur le talus, à la hauteur de la berge, cette montagne à qui nous avions autrefois demandé: "Combien as-tu d'arbres?"

Et nous aurons peut-être devant les yeux le spectacle d'une grande ville, faisant flamboyer au soleil ses flèches, ses coqs et ses croix de clochers, le cristal des vitres et le métal des toits. Chacun de ces arbres sera devenu maison, les sentiers de la forêt des rue pavées, comme chez nous, à St. Malo, à St. Brieuc, à Nantes. Le roc du cap sera converti en remparts; la cime du promontoire, en bastion de citadelle, hérissé de créneaux, de mâchicoulis et de tours. Il y aura peut-être aussi un Parlement comme à Rouen, notre bonne ville.

Alors les flottes de la marine marchande feront escale à Stadaconé, dans leur marche au long cours au pays de la Chine. 124 Le St. Laurent sera le gigantesque routier d'un négoce colossal. Quelle joie dans le spectacle de ce havre incomparable, de cette rade encombrée de navires portant à leurs mats d'artimon les pavillons de toutes les nationalités du globe! Et par la ville, aux gaies et claires matinées du dimanche, cent équipages descendus à terre, parlant à la fois dans les rues de Canada, de Stadaconé, de Cartierbourg, de St. Malo-Ville125--que sais-je moi--, toutes les langues du bonde! Terr-i-ben! il fera bon alors d'être matelot!

Note 124: La route de la Chine est restée forcément, jusqu'à nos jours, l'idée fixe d'un grand nombre de personnages éminents. Nous avons eu l'expédition (celle de Robert Cavelier de la Salle) en 16690 qui alla échouer à son début dans l'île de Montréal, et que l'esprit caustique de nos pères commémora en nommant le lieu de la débandade: La Chine! Sulte. Histoire des Canadiens-Français, ch. Ier page 22.

Note 125: On doit bâtir, et tout prochainement paraît-il, une église paroissiale au village Stadacona. Si le vocable de ce nouveau Temple n'est pas encore choix me serait-il permis de suggérer à l'autorité compétente celui de Saint-Malo? Ce titre rappellerait, avec une heureuse précision géographique, le point de départ de notre histoire. Car, véritablement, elle commence au 16 mai 1635, le matin de cette Pentecôte mémorable où les trois équipages de Jacques Cartier réunis dans la cathédrale de St. Malo remirent à l'Esprit-Saint tout le soin de leur périlleuse entreprise; le salut de leurs personnes, la direction de leurs vaisseaux, le succès de leur hardie expédition aux terres neuves d'Amérique.

Y aura-t-il des auberges? demanda railleusement Grossin.

S'il y en aura, riposta le charpentier, avec un sérieux comique, et un enthousiasme bien renchéri, s'il y en aura, des cabarets, des tavernes et des gargotes pour les bons compagnons mariniers! Nom de nom! Et tout cela plein de camarades qui rient fort, de bouchons qui sautent en l'air, de verres qui tintent, et de refrains qui chantent!

Ça, ne pas oublier, remarqua Jehan Duvert, en manière de philosophie, ne pas oublier que nous serons morts en ce temps-là!

Qu'est-ce à dire? Raison de plus pour avoir soif! Les plus altérés ne sont pas toujours les vivants! Car, paraît-il, il y aura, là-bas, dans l'autre monde, une Baie des Chaleurs, tout comme ici.

Tu me consoles, toi; en vérité, ça me fait aimer l'hiver.--A propos, ça se ferme, les dimanches.

Quoi? demanda hypocritement Eustache Grossin, la Baie des Chaleurs?

Pas ça, malin, les auberges!--faudra toujours s'amuser en attendant qu'elles rouvrent. Eh! bien, nous nous en irons par la ville, vers les places publiques, regarder le monument de Jacques Cartier, constater par nous mêmes si le visage de la statue lui ressemble.126 Eh! pourquoi ris-tu Séquart?

Note 126: Il existe à Québec une statue de Jacques Cartier, celle qu'un architecte très estimable M. François-Xavier Berlinguet, a élevée sur la toiture de sa maison. Cette pauvre statue est entourée de cheminées qui lui prodiguent, à l'envie, les fumées de la gloire. Faute de laurier on l'a couronnée d'un paratonnerre, e qui la met à l'abri des compagnies d'assurance et de leurs agents.

Il convient d'ajuter que le Conseil Municipal de notre bonne ville de Québec ne fait pas payer la taxe d'enseigne à la statue de Jacques Cartier.

Pourquoi je ris? Écoute. Je ne voudrais pas affirmer encore moins jurer sur l'Évangile, que dans quatre siècles d'ici Jacques Cartier aura une statue au Canada. Les découvreurs de notre époque ne sont pas heureux en gloire.

Allons donc, répartit Duvert, en doutez-vous? Un homme qui va donner à la France un pays grand comme elle!

Séquart dit encore:

Il y a quarante-trois ans, un italien, Christophe Colomb, découvrait le Nouveau Monde. Huit ans plus tard, un pilote florentin, Americ Vespuce, lui Enlevait l'honneur de baptiser cette terre que le génie de cet homme avait vu dans l'Ouest, à quinze cent lieues plus loin que l'horizon de la Mer. C'était bien le moins cependant que l'enfant portât le nom de son père!

Tu as raison, Séquart, dirent ensemble Duvert et Grossin: c'est une criante injustice.127

Note 127: M. de Humbolt a lavé de toute culpabilité la mémoire d'Americus Vespuce (Amerigho Vespucci) dont l'accusation éternellement dirigée contre lui d'avoir tenté d'usurper la gloire de Colomb. Margry: Découvertes Françaises, page 258.

Voilà pour la gloire historique, conclus Séquart. Que promet d'être maintenant la gloire humaine? Il y a trente ans aujourd'hui que Colomb est mort. Celui qui avait donné à l'Espagne les grandes Indes Occidentales et des îles si opulentes que tous les trésors réunis de l'Europe n'en paieraient pas encore la richesse, n'est-il par mort à Séville de misère et de faim? Voilà pour la gloriole mondaine!

Il y a aujourd'hui tente ans de cela. Dites-moi, y a-t-il eu un retour de la faveur publique! Où sont les statues de Christophe Colomb à Madrid, à Séville, à Gênes?128

Et vous croyez que notre Capitaine-Général, notre Jacques Cartier, le hardi gars de Bretagne, aura sa statue à Stadaconé?

Il n'a découvert qu'un pays, qu'une route aux îles du Zipangu, aux terres de Cathay, contre l'autre une hémisphère entière. Jacques Cartier n'aura pas plus de monument à Stadaconé que de statue à St. Malo.129

Note 128: La statue commémorative de Christophe Colomb, élevée sur un piédestal orné de rostres, fut inaugurée à Gênes, le 12 Octobre 1862, trois cent soixante-neuvième jour anniversaire de la découverte de l'Amérique. Comparativement aux Génois nous ne sommes pas en retard de reconnaissance.

Note 129: Duguay-Trouin et Chateaubriand ont seuls, à St. Malo, l'honneur d'une statue.

M. l'abbé Bégin qui a visité très attentivement la Bretagne, en 1864, me racontait avoir vu, à St. Malo, à l'Hôtel de France où il logeait, quatre statuettes représentant Duguay-Trouin, Jean Bart, Chateaubriand et JACQUES CARTIER. Ces statuettes ornaient le parterre de l'Hôtel de France. Ce décor fait le plus grand honneur à l'intelligence du propriétaire de cette maison. Il convient d'ajouter que la municipalité de la ville n'était pour rien dans l'accomplissement de cette oeuvre de reconnaissance patriotique.

Il n'y aura pas plus de souvenirs dans la ville natale que dans la ville fondée. La première oublie celui qui part, la seconde celui qui est venu. Il se fera autour de son nom un tel silence que les coeurs fermés des hommes sembleront l'avoir conspiré d'un mutuel accord.

Seulement, dans trois ou quatre siècles d'ici, quant tous les envieux seront morts, et avec eux, tous les chargés de reconnaissance, il adviendra peut-être qu'un désoeuvré, en quête de plaisir, imaginera pour se distraire le centenaire de notre découverte. Ce sera indubitablement l'occasion de fêtes splendides, le moyen de s'amuser encore une fois à nos dépens, cette présente aventure ne comptant pas.

Duvert et Grossin se mirent à rire: Faudra venir voir ça de l'autre monde, et demander au Grand Amiral un permis pour descendre è terre.

Je crois bien que l'on se donnera de la peine pour l'allégorie des états-majors et que les personnages du Capitaine-Général, des maistres de nefs et des pilotes seront des mieux soignés. Mais, ajouta Séquart, pour les manoeuvres, les équipages, timoniers, rameurs ou parias du fond de la cale et charpentiers de navire, je doute fort que l'on choisisse. Le premier cent de matelots ramassés sur les quais de la ville suffira probablement, et ils ne s'amuseront pas à trier. On leur paiera chacun vingt sols pour leur rôle de compagnons dans la procession historique et... Eh! Eh! vogue la galée.

Donnez-lui du vent!

Quelle honte, quel affront pour des gabiers de notre marque, vieux comme la mer, de nous savoir personnifiés dans ces vachers de la terre ferme, des rebuts de cabotage, des épaves d'auberge, le déshonneur de la profession!

Doucement, camarade, doucement Per Jou! voilà de la haute fantaisie.

Par Dieu et Notre-Dame de Roc-Amadour, il y aura encore, dans quatre ou cinq cents ans d'ici, de fiers, de braves et solides matelots français. Notre marine sera une gloire ou l'Océan sera tari. Je te le dis, Séquart, faudra descendre des huniers (et Grossin parlant ainsi montrait le ciel), faudra descendre des huniers pour voir passer la procession historique. Da-oui! ça vaudra la peine de constater par nous-mêmes si les gars du vingtième siècle auront un bon mouvement de tangage dans les jambes, u beau costume, de belles voix des chansons gaies comme les nôtres. Dites donc, entendre parler français, après quatre cents ans de latin dans le Paradis, quel dessert!

Séquart et Duvert s'écrièrent ensemble: Eh! l'on parle latin là-haut? Qu'en sais-tu, mon pauvre Eustache?

Da-oui! C'est mon curé qui prétend ça.

Laisse-le dire; tu vois bien que, dans ce cas, cela serait fait exprès pour faire taire les matelots. Ce n'est pas juste; faudra tenir pour le bas-breton et le français. N'est-ce pas, vous autres?

Terr-i-ben! répondit Grossin, qui mourra verra! Je ne suis pas même certain de comprendre le français de mes enfants dans quatre cents ans d'ici.

As pas peur, répliqua Duvert. Il faudra que la langue ait bien vieilli pour que la terre, en français, ne s'appelle plus la terre; la mer, la mer; le ciel, le ciel; un navire, un navire; pour que l'on ne nous comprenne pas quand nous demanderons du pain, de l'eau, du vin, une rame, un poignard, un cordage, une futaille!

Changeront-ils aussi le mot patrie?

Ils le conserveront, même malgré eux, car, vois-tu, ce mot là est impérissable. Il se garde immortel dans toutes les langues du monde. Seulement, ajouta Duvert, seulement j'ai bien peur qu'ils le traduisent!

Traduire quoi? demanda Séquart, je ne comprends pas.

Je dis que dans quatre cents ans d'ici les Canadiens n'auront peut-être plus le mot France pour répondre au mot patrie.

Hein? Qu'est-ce que tu dis-là?

Ce pays que nous avons l'intention de nommer Nouvelle France sur nos cartes géographiques et dans l'histoire du globe, ce pays s'appellera peut-être alors Nouvelle Espagne ou Nouvelle Angleterre. A tous les âges du monde, amis, les conquérants ont eu cette manière de traduire.

Eustache Grossin se leva debout: Il faudrait pour cela, dit-il, il faudrait que l'empire de la mer appartint à l'Angleterre ou à l'Espagne. Ce qui n'est pas, ce qui ne sera pas, par St. Malo! aussi longtemps que l'on verra dans l'Atlantique les galions, les nefs, les chebecs et les caravelles de la Bretagne.--Rappelle-toi, Duvert, que les Normands ont conquis l'Angleterre, et n'oublie pas que tu es français!

Duvert regarda le compagnon marinier avec orgueil et lui répondit simplement: J'aimerais mieux, Grossin, me rappeler que je suis Breton! Avant que la France s'appelât Gaule, la Bretagne se nommait Armorique! Nous ne sommes français que d'hier,130 camarade, et le courage date de plus loin. Le courage, ami, n'est pas exclusivement une qualité française, C'est plus qu'un caractère national, c'est une vertu humaine. Seulement, à la gloire de notre nouveau drapeau, nous sommes de tous les peuples actuels de l'Europe, son meilleur terme de comparaison.

Note 130: La Bretagne ne fut définitivement rattachée au royaume de France qu'en 1532.

Et voilà pourquoi tu désespères de la colonie, pourquoi tu oses croire à sa ruine, le jour même de sa découverte? dit Grossin avec colère.

Tu sais mieux que cela, Eustache. Ce n'est pas souhaiter un événement que d'y penser. Même avec ce pressentiment au fond du coeur, je me frais tuer pour notre conquête.

Très-bien, cela.

Ce qui ne m'empêche pas de croire et de dire que les futurs habitants de la grande ville que nous croyons voir cette nuit, à travers les ténèbres de quatre siècles d'avenir, ne nous ressembleront peut-être en aucune sorte, ni par le visage, ni par l'habit, ni par la langue.

Alors, dit Grossin, il faudra écouter attentivement carillonner les églises pour ne pas s'y trouver tout-à-fait étrangers.

Comment cela? dit Séquart.

Toutes les cloches seront venues de France, et les cloches, voyez-vous, sont les dernières à perdre l'accent du pays!

A moins, ajouta Séquart, qui aussi lui paraissait tourmenté par l'horreur d'un pressentiment invincible, à moins qu'on ne les ait fondues pour couler des boulets. Pendant un long siège les canons, comme le hommes, finissent par avoir faim.

Dieu aimera trop la colonie pour la réduire à ce désespoir. Non, impossible; avant qua d'en venir là, tous les Français de là-bas seront morts. On enfume un renard, on accule un sanglier, on relance un dix-cors, mais on n'affame pas un Français. Quand on l'assiège trop longtemps, il fait comme le lion, il sort de la citadelle comme l'autre de sa caverne, la garnison quitte la muraille, et se fait tuer, à découvert, debout en pleine lumière. Puis, quand l'ennemi enterre les corps mutilés au fond de la tranchée béante, il voit avec terreur les têtes des cadavres garder leurs yeux ouverts, comme si la revanche était encore possible et que la mémoire de chacun de ces morts eût un nom, un visage à retenir, pour les colères de l'autre monde.

Cette opinion confirme mes craintes, conclut Jehan Duvert. Une fois la garnison tuée jusqu'à son dernier homme, qui empêchera la ville d'être emportée d'assaut? Les Espagnols ou les Anglais auront alors la victoire facile. Avec les pièces d'artillerie trouvées sur les remparts, sans affûts, sans boulets, sans canonniers, ils couleront des cloches d'églises. Et ce seront elles qui chanteront, avec des carillons éclatants, les Te Deum anniversaires de leur triomphe!

Eustache Grossin se recueillit un moment, puis il répondit avec une voix grave: Il vaudra mieux alors, camarades, ne pas s'éveiller, garder pour nous seuls le secret de nos tombes, demander au bon Dieu qu'il nous efface de la mémoire des vivants et que sa Paix nous endorme jusqu'à la fin! Écouter de pareilles cloches! Moi je pleurerais trop si je les entendais sonner. Et toi aussi Guillaume, et toi aussi Jehan, et tous aussi, les autres, mes vieux compagnons mariniers.

Ainsi causaient ces trois hommes quand soudain un bruit de pas retentit là-haut sur le pont de la galiote. Presque aussitôt l'écoutille s'ouvrit brusquement et je vis, par son échelle, neuf personnages descendre au milieu de la chambre mortuaire. Je reconnus Jehan Poullet et DeGoyelle, de la Grande Hermine, puis Marc Jallobert, capitaine et pilote du Courlieu, Guillaume LeMarié, maître de la Petite Hermine, Guillaume LeBreton Bastille, capitaine et pilote de l'Emérillon avec le maître de la galiote Jacques Maingard, tous enfin Garnier de Chambeaux, Jean Garnier, sieur de Chambeaux, Charles de la Pommeraye, tous trois gentilshommes de St-Malo.

La messe vient de finir à bord de la Grande Hermine, dit Marc Jallobert à Séquart. Nous venons réciter la dernière prière. Tous les gars de St. Malo sont-ils présents?

Présents, répondirent ensemble les douze hommes. Jallobert ajouta: Il faut se hâter, la bénédiction du feu a lieu dans un quart d'heure et le Capitaine Général nous y attend.--Êtes-vous prêt, Grossin?

Le matelot baissa silencieusement la tête et s'en alla chercher le couvercle du cercueil.

Séquart, de son côté, ramassa le marteau et Duvert se mit à choisir les clous dans le fond du coffre d'outils.

Ces derniers préparatifs, si petits qu'ils fussent, me parurent épouvantables.

Guillaume Le Breton Bastille demanda: Va-t-on le fermer maintenant?

Non, dit Jacques Maingard, le maître de l'Emérillon, seulement après la prière; ça nous conservera quelques minutes de plus dans l'illusion de croire que Philippe Rougemont nous entend mieux et qu'il est moins parti!

Les douze Malouins s'agenouillèrent alors auprès du cercueil.--Jallobert alluma un cierge qu'il avait apporté de la nef-amirale et le plaça entre les doigts du mort. Puis il dit:

Guillaume Le Breton Bastille, en votre qualité de capitaine et pilote de l'Emérillon, la parole vous appartient, récitez le De Profundis.

Cet honneur vous revient, Jallobert, répondit l'officier en se récusant, vous êtes à mon bord sans doute, mais vous représentez le Capitaine-Général, le Pilote du Roi.--Moi, je dirai le Notre Père.

Alors commencèrent les alternances lugubres du De profundis; et quand l'auditoire eut répondu Amen à Marc Jallobert qui récitait l'oraison, Guillaume le Breton Bastille, les yeux fixés dur le pâle visage du jeune Marin, commença le Notre Père lentement, lentement, comme pour donner à cet incomparable graveur que nous appelons la Mémoire, le temps de fixer dans son coeur et dans son âme une image éternelle de l'éternel absent.

Enfin, les dernières invocations dites, celles-là, par le maître de la galiote.

Saint Philippe!--le patron du mort.--Et l'assistance qui répondait:--Priez pour lui.

Saint Malo!--le patron de la ville.--Et l'assistance qui répondait:--Priez pour lui.

Saint Louis!--le patron du royaume.--Et l'assistance qui répondait:--Priez pour lui.

Alors, suivant ordre de grades la petite colonie malouine défila devant le cercueil.

Marc Jallobert passa le premier. Il éteignit le cierge de Philippe Rougemont, et le donnant à Guillaume Le Breton Bastille, il dit: "tu le rapporteras à Amboise, tu sais, c'est pout la mère." Et il déposa sur le front glacé du camarade le baiser de l'adieu suprême. Puis vint guillaume Le Breton Bastille; ce fut ensuite le tour de Guillaume le Marié et celui de Jacques Maingard, de Jean et de Garnier de Chambeaux et celui de Charles de la Pommeraye. Jean Poullet et De Goyelle s'approchèrent les derniers. Et comme personne n'attendait après eux, ils embrassèrent Rougemont longuement, à leur aise.

Encore une fois Eustache Grossin, Jehan Duvert et Guillaume Séquart se trouvèrent seuls dans la chambre de proue. J'eus le soupçon de la dernière manoeuvre, et pour ne pas écouter le sinistre marteau frapper les clous, je m'enfuis dehors par l'échelle d'écoutille.

Trop tard cependant pour ne pas voir et ne pas entendre, par l' entrebâillement des panneaux, Duvert et Grossin assujettir le couvercle du cercueil et Guillaume Séquart crier à Rougemont avec une vois sourde de larmes: "Pardonne, Philippe, pardonne!"



CHAPITRE CINQUIÈME


UN NOËL BRETON


Quel beau Noël! Quel vrai Noël! Drame, acteurs, décors, superbes, superbes, superbes! Comme ce spectacle rafraîchit le sang! Une féerie quoi!

C'était mon cicerone, Charles Honoré Laverdière, qui déclamait ainsi ces paroles incroyables. Il s'oubliait, dans son enthousiasme, jusqu'à battre des mains, comme si la représentation eût encore marché devant lui et que les personnages fussent demeurés en scène.

Cette joie, stupide à mon sens, m'irrita.--Eh! monsieur, lui criai-je.

Mais la gaieté tapageuse de mon compagnon de route m'avait tellement aigri le caractère et agacé les nerfs que je demeurai sottement là, bouche bée, à le regarder de la plus idiote façon, ne trouvant rien à lui dire. Il continuait de marcher avec cette allure vive et pétulante, ce pas allègre et joyeux que nous avons tous quand le coeur, l'âme et la conscience chantent en nous-même à voix égales.

Tout à coup Laverdière fit volte-face, et, marchant sur moi: Ça donc, dit-il, il ne vous amuse pas mon Noël?

Je m'en veux, monsieur l'abbé, je m'en veux! Il est si gai votre Noël! Parole! je voudrais être croque-mort, revenant; fossoyeur, pour en raffoler à mon aise et vous rendre justice!

Gai! Gai! s'écria l'historien avec colère, ils en veulent tous des Noëls gais, lui comme les autres! C'est encore moins de l'imagination que de l'enfantillage! Rire, chanter, manger et boire! Eh! pourraient-ils jamais célébrer autrement la solennité des fêtes chrétiennes? C'est leur ignoble et seule façon de traduire les joies de l'esprit en plaisirs de chair. Jeune homme, jeune homme, vous ne connaissez pas la vie si vous croyez que Noël soit un jour nécessairement heureux, un jour férié où personne n'ait faim, personne n'ait soif, personne ne souffre, personne ne meurt.

Rappelez-vous donc le crucifix de Dom Anthoine. Voilà pour l'homme une saisissante image de la vie. La croix! Le crucifié en descend-il, au jour de Noël, pour se reposer dans sa Crèche?--S'en détache-t-il, à l'Ascension, pour remonter au ciel? A Pâques enfin, n'est-ce pas la croix du Vendredi-Saint avec son crucifié qui rayonne aux splendeurs de la résurrection?--Il est toujours cloué! Voilà le dernier mot de la vie! et la dernière raison de l'aumônier!

Ah! ne m'accusez pas de vouloir exagérer, par tristesse de caractère, la mélancolie de ce noël historique, hélas déjà trop lugubre. Vous me reprochez aujourd'hui de charger les couleurs; la Providence assombrira davantage le Noël de 1635. Oui, frère, dans cent ans d'ici, à la même heure, à pareil jour, tout comme elle emporte aujourd'hui le petit matelot découvreur sur les caravelles de Jacques Cartier, la Mort viendra chercher, au Château des Gouverneurs Français, Samuel de Champlain, le père de la Nouvelle France.131 Oseriez-vous comparer la douleur de l'équipage au deuil de la Colonie?132

Note 131: Samuel de Champlain mourut à Québec le 25 décembre 1635.

Note 132: Parlerai-je des Noëls passés à l'Ile de sable (25 Décembre 1598,1599, 1600, 1601, et 1602) de ces Noëls du désespoir que les bandits du Marquis de la Roche, les abandonnés de Chédotel, célébraient, à leur abominable façon, par le meurtre et le blasphème? L'intérêt de ce fait historique est petit et l'estime qu'on en peut avoir encore moindre. Is se réduit à une curiosité de la mémoire pour qui étudie l'Histoire du Canada. Lescarbot raconte qu'en 1598 le Marquis de la Roche s'embarqua avec environ 60 hommes, et n'ayant pas encore reconnu le pays, fit descente à l'Isle de sable. Il les quitta dans le dessein de les rejoindre aussitôt qu'il aurait trouvé en Acadie un lieu propice à l'établissement d'une colonie. Mais les tempêtes rompirent toutes ses mesures et il se vit obligé de repasser la mer abandonnant ses gens au hasard. Ils demeurèrent cinq ans retenus dans la dite Il, se mutinèrent et se coupèrent la gorge, en bandits qu'ils étaient. Henri IV, étant à Rouen, commanda à Chédotel, ou Chef-d'hostel d'aller recueillir ces pauvres diables. Ce qu'il fit. De cinquante hommes qu'ils étaient, l'ancien pilote de l'expédition de 1598 n'en ramena que onze. Le roi se les fit présenter dans leurs habits de peaux de loups-marins, leur fit grâce de toutes les condamnations qui pesaient sur eux et fit remettre à chacun d'eux cinquante écus. Les Régistres d'Audience du Parlement de Rouen, année 1603, nous ont conservé leurs noms: Jacques Simon dit la Rivière, Olivier Delin, Michel Heulin, Robert Piquet, Mathurin Saint Gilles, Gilles de Bultel, Jacques Simoneau, François Prevostel, Loys Deschamps, Geoffroy Viret et François Delestre.

Serez-vous encore étonné, et trouverez-vous étrange l'Église Catholique que chante le De profundis aux grandes vêpres de la Nativité? De profundis, De profundis Eh! eh! ce n'est pas, comme vous le dites, absolument gai; il n'en demeure pas moins cependant un psaume historique, et de caractère absolument humain. De profundis voilà bien le propre des joies de ce monde: de la tristesse mise en musique!

A ce moment nous rejoignîmes nos compagnons de marche qui jusque là nous avaient précédés d'assez loin sur la rivière. Non point que la conversation animée de mon interlocuteur nous eût fait hâter le pas à notre insu: tout simplement les gars de St-Malo s'étaient arrêtés. Je m'expliquais peu cette halte, car demeurés et demeurant invisibles à leurs yeux, elle n'était point faite évidemment pour nous attendre. L'attitude de leur groupe me frappa. Ils regardaient tous dans le ciel, au nord de l'horizon, et se montraient alternativement quelque chose avec de grands gestes de mains et de bras.

Ça le point du jour? s'écriait Le Breton Bastille, mais l'aurore ne se lève pas au pôle!

Et cependant il revêtait bien une lueur d'aube ce brouillard de lumière vague, incertaine, aux blancheurs lactées comme la tache agrandie d'une nébuleuse énorme, poudrée comme elle d'étoiles microscopiques et dont les scintillements pleureurs rappelaient un essaim de vers luisants, dansant la farandole à travers la buée d'un marais. Ce nuage phosphorescent, diaphane, montait lentement sur l'horizon à une hauteur atteignant dix degrés, et son contour, rigoureusement incliné en arc de cercle, faisait croire à L'ombre prochaine de quelque astre inconnu, immédiatement voisin de la terre, et qui marchait sur elle avec une vitesse effroyable.

Soudain, la nue se frangea d'une lumière éclatante: on eût dit un gigantesque éventail s'ouvrant tout à coup aux doigts magiques d'une sultane, d'une odalisque, exilée par la beauté jalouse de quelque aimée rivale et déployant, pour se mieux rappeler l'Orient et le Pays du Soleil, cet éventail merveilleux, incrusté, comme un diadème, non plus de rubis et de saphirs, mais de milliards d'étoiles pailleté de constellations et ruisselant la lumière électrique par toutes ses lames.

Un cri d'admiration, une clameur magnifique de surprise et d'ensemble s'échappa de toutes les poitrines: L'aurore boréale!

Et véritablement son spectacle était merveilleux. La peinture, la photographie même, eussent été impuissantes à fixer la magique splendeur de ce phénomène, l'un des plus beaux, l'un des plus stupéfiants que la Nature sache offrir aux regards éblouis de l'homme.

Plus l'émission de la lumière polaire se faisait intense, et plus vifs se coloraient les rayons électromagnétiques lancés comme des flèches, à de prodigieuses hauteurs sidérales et qui frappaient le zénith comme une cible. Des figures bizarres, apparues Tout à coup dans le firmament, disparaissaient de même, pour se reformer encore, capricieuses, fantastiques, imprévues, avec la vitesse instantanée de la foudre, et consterner par leur féerie les rêves les plus extravagants de l'imagination. Quelquefois le grand arc étincelant paraissait agité par une sorte d'effervescence comparable au dégagement des bulles d'air à la surface d'un liquide que entre en ébullition; autres fois les lueurs palpitantes de l'aurore boréale imageaient bien pour l'oeil ces battements précipités du coeur dans la poitrine, à la suite des violentes émotions de la colère ou de la peur; quelquefois encore le grand arc lumineux variant à l'infini d'éclat, de nuances et de formes, semblait grelotter de froid. Ses frissonnantes vibrations de lumière, longtemps et fixement regardées, finissaient par apporter à l'oreille d'étranges et lointaines harmonies. Autres fois enfin, d'innombrables rayons, réunis en faisceaux, s'élevaient simultanément è divers points de l'horizon. Ils y demeuraient fixes comme des panoplies gigantesques formées de colossales armures, suspendues aux murailles inaccessibles du firmament. Ainsi le plus grand des dieux scandinaves, le formidable Roi du Nord, Odin, le Père du Monde, devait-il attacher aux colonnes de son palais ses trophées de dépouilles opimes, quand il recevait au Valhalla les âmes des braves morts dans les batailles. C'était véritablement en la présence d'une telle vision qu'Ossian, le prince des bardes d'Écosse, avait chanté ses poésies: car maintenant j'appréciais, à la grandeur, l'enthousiasme de sa lyre.

Nous demeurâmes longtemps immobiles, silencieux, à contempler avec un ravissement d'extase l'intraduisible beauté de ce spectacle.

J'ai beaucoup voyagé, dit Le Breton Bastille, et j'ai vu bien des aurores polaires, en Suède, en Norvège, en Islande; mais, parole de marin, elles ne valaient pas celle-ci.

On dit, remarqua naïvement Eustache Grossin, que les aurores boréales sont des esprits qui se disputent et se combattent dans le ciel. Est-ce vrai?

Le pilote de l'Emérillon eut une belle expression de nonne scandalisée.

Prenez garde! s'écria-t-il avec un sérieux de prophète, c'est un péché grave de croire aux légendes païennes. Celle-ci nous vient des gens de la Sibérie. C'était, en effet, une superstition commune à plusieurs autres peuples du nord de l'Europe, mais autrefois, avant l'Évangile. A propos, savez-vous ce que pensent les pêcheurs du Groënland des aurores boréales?

Ça peut-il se savoir sans péché? demanda le malicieux Eustache, reprenant l'offensive.

D'après les Groënlandais, continua Bastille, sans paraître ému de la plaisanterie, les aurores boréales seraient produites par les âmes des morts qui viennent à la surface du ciel revoir sur la terre les patries qu'elles ont aimées. Légende pour légende, je choisirais celle des Groënlandais, s'il m'en fallait accepter une. Je la crois juste; elle est trop belle d'ailleurs pour n'être pas chrétienne. Elle nous suggère à tous une consolante et salutaire pensée.

Je ne vois pas bien la raison de cette préférence insinua narquoisement Grossin, lequel évidemment poussait à la querelle. Votre superstition nous vient des Esquimaux, des païens, des idolâtres tout comme vos gens de Sibérie. Prenez garde au péché grave.

Les Esquimaux, riposta Le Breton Bastille, les Esquimaux sont trop abêtis pour imaginer une aussi gracieuse légende. C'est une tradition venue d'hommes baptisés qu leur ont transmise les pêcheurs danois, suédois, norvégiens, ou bien encore les aventuriers d'Islande. Il n'y a pas trente ans d'ailleurs que les missionnaires catholiques se sont éloignés de cette terre de désolation, condamnée, livrée sans retour aux glaces éternelles.133

Note 133: "Encore aujourd'hui une peuplade de Sibérie, les Tongouta, prétendent que les aurores boréales sont des esprits qui se querellent et se combattent dans l'air." Dictionnaire de Boscherelle, au mot "aurore" page 291.

Le Groënland (green land)(terre verte) ainsi nommé à cause de son aspect verdoyant fut découvert par l'Islandais Eric Randa en 982. La colonie qu'il y fonda disparut en 1406.

Quel dommage! soupira De Goyelle; si Jean Alfonse était avec nous, comme il expliquerait bien ces grandes lumières!

Je demandai à Laverdière quel était ce Jean Alphonse, et le maître-ès-arts me répondit qu'il n'était autre que le fameux Jean Alphonse de Xantoigne, ou bien encore Jean Alfonse le Saintongeois, celui-là même qui devait commander, sept ans plus tard, en qualité de premier pilote, l'expédition du Sieur de Roberval, l'auteur du ROUTIER célèbre de 1542 où est représenté le cours du fleuve St-Laurent, depuis le Détroit de Belle-Isle jusques au Fort de France-Roy, au Canada.

Tu as raison, camarade, répartit Guillaume Le Breton Bastille, c'est un grand voyageur. Il est allé si loin vers la terre du Nord, que le jour lui a duré trois mois comptés par la réverbération du soleil!134

Les compagnons de mer, tous gens avides de merveilleux, poussèrent un grand cri d'admiration et firent cercle autour du maistre de la galiote, pour mieux entendre raconter les fabuleuses aventures de l'homme de Cognac.135

Note 134: "Toutesfois j'ay esté en ung lieu là où le jour m'a duré trois moys comptez par la reverberation du soleil, et n'ay pas voulu attendre davantage de craincte que la nuict me surprint." Cosmographie de Jean Alfonse.--Voir Les Découvertes Françaises et la Révolution Maritime du 14ième au 16ième siècle par Pierre Margry--V. L'Hydrographie d'un Découvreur du canada et les Pilotes de Pantagruel, page 317.

Note 135: Jean Alfonse naquit au pays de Saintonge, près de la ville de Cognac.--Pays ici est l'équivalent de bourg, d'après le mot latin pagus. Saint-Onge est du canton de Segonzac. Pierre Margry: Découvertes Françaises, page 226.

En vérité, continua Le Breton Bastille, en vérité, c'est un vieux loups, un gaillard d'avant, un hardi de la mâture. Voilà quarante ans qu'il navigue trois océans. A lui seul, dans sa galiasse, il a plus couru l'Atlantique que toutes les caravelles de la Bretagne ensemble! Per jou! mes gars, il fait honneur à la marine de France! Or, parlons-en.

Autres fois Jean Alphonse passa en Angleterre. Il y vit des arbres étranges, verdoyant au printemps comme les nôtres, mais qui, l'automne venu, opéraient miracles. Car leurs feuilles se changeaient tout à coup en poissons et tout à coup en oiseaux, suivant qu'elles tombaient à la surface de l'eau, dans les rivières, ou bien à la surface du sol, dans les terres labourées, au gré du vent. 136

Autres fois Jean Alfonse naviguant les mers d'Asie, retrouva à Babylone... devinez quoi, chers amis! Les pommes du Paradis Terrestre, marquées chacune, au dedans de leur chair, à la figure d'un crucifix! 137

A ce mot grave de crucifix les compagnons mariniers si signèrent dévotement, comme à l'église, quand le prédicateur nommait Notre Seigneur au sermon.

Autres fois Jean Alfonse a vu, bien loin, là-bas, au delà de l'Équinoxial, 138 des hommes à visage de chiens, et d'autres à pieds de chèvres; d'autres borgnes en cyclopes, n'ayant qu'un oeil au milieu du front, et d'autres muets comme des figures de navires, qui couraient plus vite que lévriers et ne mangeaient que des couleuvres et des lézards.

Note 136: "En cette terre (Angleterre) y a une manière d'arbres que quand la feuille d'iceulx tombe en l'eaue se convertist en poisson, et si elle tombe sur la terre se convertit en oyseau." Cosmographie de Jean Alfonse: Découvertes Françaises etc. Pierre Margry, page 236.

Note 137: Pommes de paradis en Babylone "dans lesquelles quand on les sépare en chacune partie apparait la figure de crucifix." Cosmographie de Jean Alfonse: Découvertes Françaises etc. Pierre Margry, page 236.

Note 138: "Hommes qui sont au delà de l'équinoxial (l'équateur) à qui la teste et le corps c'est tout ung, sans cou ni fasson de teste, d'autres ont qui ont le visaige d'un chien et la teste d'un homme, et aultres qui ont pieds de chèvres et aultres qui n'ont qu'un oeil au front, et d'aultres qui ne parlent point et courent aultant que levriers, et ceulx-ci ne mangent que couloeuvres et leizars." Cosmographie de Jean Alfonse: Découvertes Françaises etc. Pierre Margry, pages 236 et 237.

Les petits enfants qui écoutent raconter Chat Botté, Barbe Bleue, Cendrillon, Peau d'Ane, n'ouvrent pas mieux la bouche que les auditeurs ébahis de l'incomparable Guillaume Le Breton Bastille. Je ne dis rien des yeux, démesurément écarquillés, u peu plus même que ceux du Loup quand il avala la mère-grand de Chaperon Rouge!

Mais le beau de l'histoire était que le maître du galion, se grisant à son propre verbiage, croyait, plus que tous les autres ensembles, aux blagues énormes qu'il débitait.

Un autre sujet comique d'observation était la complaisance manifeste du glorieux Bastille s'écoutant parler devant la béate assistance, et ramenant é lui la meilleure part dans l'admiration naïve de ses auditeurs pour les aventures du Saintongeois.

Quel homme! mes enfants, quel homme! s'exclamait Le Breton, avec un renouveau d'éloquence paternelle. Il explique la pluie, il a vu des phénix, la fontaine de Jouvence, la source de Rascose, il a trouvé des agates et des pierres d'hyènes; en Écosse on lui a montré, oui, mes très chers enfants, on lui a montré en Écosse le véritable trou de Saint Patrice139 que l'on dit être un purgatoire!

Ah!

Note 139: Pour le détail et l'explication de ces merveilles imaginaires, lire la Cosmographie de Jean Alfonse telle que reproduite par Pierre Margry dans on bel ouvrage des Découvertes Françaises--librairie Tross, édition de 1867, pages 235 à 238.

"Nous trouverons en Écosse ce même homme (Jean Alfonse) en face d'une autre merveille que les écrivains placent en Irlande, dans une des îles du lac de Derg, le trou de Saint Patris que l'on dit estre un purgatoire. Quoiqu'on ait beaucoup parlé et qu'il y ait même des poëmes à ce sujet, Jean Alfonse ne sait comment on descend dans ce trou, car ainsi que dient aulcuns, c'est secret de Dieu dont il ne se fault trop enquérir." Margry: Découvertes Françaises, page 235.

M'est avis que Jean Alfonse s'inquiète à contre sens à propos de ce purgatoire; la difficulté n'est pas d'y entrer... mais d'en sortir.

Laverdière riait aux larmes et aussi moi. Mais si vous croyez que les compagnons de mer n'étaient pas sérieux et que l'illustre et incomparable Guillaume Le Breton Bastille n'était pas grave, mes lecteurs, vous vous trompez moult.

Incontestablement, un homme qui avait vu le Purgatoire en Écosse, avec le trou Saint Patrice pardessus le marché, était plus qu'en mesure de s'expliquer, comme d'expliquer aux autres, une foule de choses y compris les aurores boréales.

Aussi, mieux peut-être encore que les gentilshommes, compagnons mariniers et charpentiers de navires, je compris tout ce que nous faisait perdre, en cette circonstance, l'absence du fameux Jean Alfonse.

Bastille essaya d'y suppléer par une interprétation personnelle, beaucoup plus religieuse que scientifique, ce qui était le caractère propre de l'instruction au moyen-âge. J'avoir qu'elle me parut ingénieuse, bien trouvée, aussi belle que touchante chez cet homme qui n'avait eu qu'un petit catéchisme pour seul livre d'études.

Avez-vous remarqué, continua le pilote de l'Emérillon, avez-vous remarqué combien cette lumière est douce et paisible? Je ne crois pas qu'elle appartienne au soleil.--Une idée me vient, nous sommes aux premières heures du jour de Noël, cette clarté ne serait-elle pas un reflet de l'autre grande lumière que les Bergers de Bethléem aperçurent à la naissance du Sauveur?

Les physionomies expressives des matelots bretons s'éclairèrent d'un beau sourire, et je compris, à leurs regards d'admiration fervente, combien la pensée du maître de la nef traduisait avec bonheur leurs propres sentiments.

Eh bien! me dit Laverdière, à qui revient, selon vous, la meilleure part de poésie dans la contemplation de ce spectacle: à la candide simplicité de ces âmes croyantes ou à la suffisance orgueilleuse d'un bel esprit cultivé? Et vous même, mon excellent ami, ne donneriez-vous pas toute la creuse satisfaction de vanité que vous pourrait obtenir la démonstration savante de ce phénomène d'électricité atmosphérique, contre le sentiment délicieusement chrétien de ces matelots naïfs cherchant dans les allégories religieuses la raison de tous les prodiges, et se prouvant à eux-mêmes leurs causes les plus mystérieuses de leur vérité par l'émotion de leur foi vive?

Je m'étonne même que ces extatiques ne finissent point par s'imaginer entendre chanter les anges: Gloire à Dieu au-dessus des plus hautes étoiles! Cela verserait bien dans leur rêve!

Rappelez-vous les paroles de l'Évangile de ce grand jour. Et claritas Dei circumfulsit illos. Savez-vous que ce serait une idée capitale que d'illustrer, de paraphraser avec une gravure d'aurore boréale, le sens divin de ces cinq petits mots latins-là. Le superbe canevas pour un artiste! Je ne sache pas de glossateur qui sût apporter au texte un plus éblouissant commentaire. Je m'étonne que les imagiers célèbres de notre époque n'en aient pas fait encore leur profit. Et dire que cette idée de peintres s'en est allée nicher dans une tête de matelot! J'avoue que de prime abord cette singularité frappe l'imagination; mais elle cesse de nous paraître étrange devant un peu de réflexion. Les pensées heureuses, voyez-vous, font comme les oiseaux, elles ne choisissent pas leur arbre pour chanter. Elles ne demandent que du silence et du soleil. La Providence inspire souvent l'âme naïve d'un berger plutôt que l'intelligence hautaine d'un penseur.

Quels hommes de Foi! s'écriait Laverdière avec admiration. Tous les mêmes, ces découvreurs; depuis Colomb jusqu'à Champlain, l'idée du ciel les hante. Ils voient le Paradis partout et le premier toujours, au bout du monde comme à la fin de la vie. Ils en cherchent le chemin dans toutes leurs hardies découvertes; la route même de la Chine n'est qu'un prétexte pour retrouver celui-là.

Le Paradis! voilà pour ces croyants la Terre Promise par excellence, une terre que les vigies de leurs caravelles signalent avant les îles merveilleuses et les continents richissimes du Nouveau Monde. Aux yeux de ces visionnaires la Mort est un horizon, l'Éternité un rivage.140

Note 140: Lors de son troisième voyage (1498-1500) Christophe Colomb poussant plus loin son erreur...(celle de prendre l'Amérique pour l'Asie)--erreur qui se complique alors d'autres rêveries du moyen-âge, pense en son âme et conscience qu'il était près du Paradis. Les cosmographes du moyen-âge, Saint Isidore, Béda, le maître de l'histoire scolastique, saint Ambroise, Scott, et les autres savants théologiens plaçaient tous le Paradis à la fin de l'Orient et en faisant dériver les quatre grands fleuves de la terre. L'abondance des eaux et tout ce qu'il voyait lui paraissait des indices de ce lieu où il ne croyait pas toutefois qu'on put arriver autrement que par la permission expresse de Dieu. Pierre Margry: Découvertes Françaises, page 172.

Et cependant, comme ils commandent à d'ignares et superstitieux équipages! Quelles tortures morales, quels supplices physiques n'ont-ils pas infligés à Christophe Colomb, à Jacques Cartier, à Jean Alphonse! Pour n'en rappeler qu'un exemple, souvenez-vous que les mariniers d'Amerigho Vespucci croyaient inspirés par le Démon les géographes qui déterminaient les longitudes. Ailleurs qu'au bord de leurs propres navires ces illustres capitaines n'auraient pas dit avec un meilleur à propos: Et in tenebris spero lucem?141

Note 141: Beaucoup de marins, au commencement du XVIe siècle, croyaient encore inspirés par un démon ceux qui déterminaient les longitudes, comme l'avait fait en 1501 Amerigho Vespucci, cet homme que sa science fit choisir plus tard, en Espagne, pour grand pilote de la flotte royale. Pierre Margry: Découvertes Françaises, page 258.

Tout à coup une grande lueur sanglante apparut la rive du bois et nous fûmes enveloppés d'un reflet rouge comme des personnages d'une féerie aperçus dans la lumière d'un feu de Bengale.

A distance les tambours battaient aux champs et les trompettes sonnaient une éclatante fanfare.

A l'encontre des prévisions de Laverdière, cette musique, bien loin de compléter le rêve des gars de St-Malo fut pour eux un réveil instantané, un réveil de catastrophe, brusque, violent, brutal, un de ces réveils qui glacent le corps d'un tel froid que l'âme en est elle-même transie jusqu'à la peur.

Les Français laissèrent échapper un grand cri, vous savez le cri des cataleptiques et des somnambules que l'a nommés tout haut par mégarde, et qui s'éveillent tout à coup avec un sursaut formidable. Puis, comme une bande de chevreuils affolés par un feu de carabine, les Malouins s'élancèrent dans la direction du Fort Jacques Cartier.

Il nous fallut bien emboîter ce pas forcené, sous peine de manquer leur trace et les perdre sans retour. Ils marchaient droit devant eux, sur la glace de la rivière, en dehors de tout sentier connu, entrant jusqu'aux hanches dans les bancs de neige, plutôt que de les tourner. Nous filions de l'avant avec une vitesse de yacht voilé en course qu'un vent de tempête emporterait.

Étrange, en vérité, fut le spectacle qui frappa mes regards. A la distance de plus d'un demi-mille, en aval du Fort Jacques Cartier, non pas à la grève, mais sur la glace de la rivière, au centre précis de sa largeur, j'aperçus un immense bûcher flamboyant de la base à la pointe, et tout autour de lui, se tenant par la main, comme dans une ronde, cinquante hommes environ dansant une sarabande effrénée.

Les Français! me dit Laverdière.

Et comme j'hésitais à les reconnaître: Venez, ajouta-t-il, nous allons les identifier.

Je crus un instant, et pour de bon, que la Barbarie avait repris ces hommes civilisés, tant la joie qui les possédait manifestait un caractère sauvage. C'était une sauterie hideuse, à cabrioles grotesques, entremêlées de cris féroces et de gambades ressemblant aux rondes infernales des Iroquois autour de leurs prisonniers de guerre liés au poteau de la torture.142

Note 142: Ces retours de la civilisation à la barbarie sont très rares. Ils existent cependant, même dans notre histoire. L'un des plus célèbres est celui rapporté par l'immortel découvreur de la Louisiane. Au mois d'Août de l'année 1680, Cavelier De La Salle, dans son voyage à la recherche de Tonti au pays des Illinois, raconte que les hommes qu'il avait chargés de reconstruire le Griffon et de garder le fort Crève-Coeur, avaient déserté et s'alliant aux sauvages étaient devenus aussi sauvages qu'eux-mêmes. L'historien Parkman dans son magnifique ouvrage: The discovery of the Great West, raconte ainsi ce terrible épisode de la vie tourmentée du découvreur. "La Salle and his men pushed rapidly onward, passed Peoria Laee, and soon reached Fort Crève-Coeur which they found, as they expected, demolished by the deserters. The vessel on the stocks (le nouveau Griffon) was still left entire, though the Iroquois had found means to draw out the iron nails and spikes. On one of the planks were written the words: Nous sommes tous sauvages, ce 19--1680, the works, no doubt, of the knaves who had pillaged and destroyed the fort." Page 195.

Chacun de ces hommes portait un flambeau à la main, celle-ci tenue à la hauteur de la tête. C'était une espèce de torche, grossièrement fabriquée d'écorces de bouleau gommées de résine, comme le prouvaient d'ailleurs, surabondamment, l'odeur âcre de leur rouge fumée et le pétillement de la flamme. Les marins vêtus de peaux de bêtes143 étaient en outre coiffés de fourrures, ce qui leur prêtait, à distance, l'apparence de véritables indiens. Les uns étaient habillés de peaux d'ours grossièrement cousues ensemble avec du fil de caret, d'autres, s'étaient emmitouflés de robes de castors, d'élans, ce caribous, d'originaux, de lynx ou de loups. Les coiffures variaient à l'infini: bonnets de visons, d'écureuils, de blaireaux ou de rats musqués, casques de loutre, de martre, de renard, de lapin, manufacturés à fantaisie à toutes modes possibles ou impossibles. Parole d'honneur! l'on se fût aisèment cru transporté en plein musée d'histoire naturelle, à la section des animaux à fourrure.144

Note 143: Ils (les sauvages) prennent, durant les dites glaces et neiges, une grande quantité de bêtes sauvages, comme daims, cerfs, hours (ours), lièvres, martres, regnards et autres. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36 verso du feuillet 31.

Note 144: Il y a un grand nombre de cerfs, daims, ours, et autres bêtes. Il y a force lièvres, connins (lapins), martres, renards, loutres, lyevres (lièvres), écureuils, rats--lesquels sont gros à merveille, et autres sauvagiens. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36 verso du feuillet 33, édition 1545.

C'était une réclame vivante, énorme, incomparable, un prodigieux humbug, un puff homérique que se fussent disputés à prix d'or les agents de la Compagnie de la Baie d'Hudson ou les commis voyageurs de la République voisine si... en ce temps-là la Baie d'Hudson eût été découverte et les Yankees mis au monde.

Seulement, à la vue de ces visages pâles, émaciés par l'angoisse, la maladie, la misère, en présence de ces corps frissonnants de froid et de fièvre par tous leurs membres, un sentiment intense de commisération envahissait l'âme entière, faisait oublier aussitôt et le ridicule et l'accoutrement et le grotesque de l'allure pour rappeler plus que cet état de détresse effroyable où se trouvaient réduits les hardis découvreurs du Canada.

Et cependant les charpentiers de navires et les compagnons mariniers criaient avec un éclat de voix et d'allégresse extraordinaires: