Project Gutenberg's Une fête de Noël sous Jacques Cartier, by Ernest Myrand

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Title: Une fête de Noël sous Jacques Cartier

Author: Ernest Myrand

Release Date: February 21, 2007 [EBook #20635]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UNE FÊTE DE NOËL SOUS ***




Produced by Rénald Lévesque





UNE
FÊTE DE NOËL
SOUS
JACQUES CARTIER

PAR

ERNEST MYRAND



QUÉBEC
IMPRIMERIE DE L. J. DEMERS & FRÈRE
30, RUE DE LA FABRIQUE


1888



PRÉFACE


Il y a quelques années le bibliothécaire de l'Institut Canadien de Québec, donnant son rapport à l'assemblée générale des membres de cette institution littéraire, faisait cette déclaration remarquable:

Vous me permettrez, messieurs, d'exprimer un regret; les dix-neuf vingtièmes au moins des 7,000 volumes qui ont circulé parmi nos membres durant l'année qui vient de finir (1879-80), sont des ouvrages de littérature légère. C'est un véritable événement lorsque quelqu'un demande un livre sérieux. Nous comptons pourtant sur nos rayons un beau choix d'ouvrages sur les sciences exactes, l'histoire, la philosophie, la morale, mais presque personne ne vient secouer la poussière que s'y accumule. La lecture des meilleurs ouvrages de fantaisie ne sert qu'à délasser l'esprit, elle ne saurait ni nourrir l'intelligence, ni former le coeur; c'est une simple récréation dont il ne faut pas abuser.

Quatre ans plus tard, le bibliothécaire en exercice de la même institution confirmait le diagnostic du mal signalé par son prédécesseur.

Dans le cours de la présente année, disait-il (1883-1884), la circulation de nos livres s'est élevée à plus de 8,130 volumes.

Parmi ces nouveaux livres se trouvent un certain nombre d'ouvrages sur les sciences, et, si l'on en juge par la vogue qu'ils ont obtenue, on ne saurait trio engager le bureau de direction à augmenter la partie scientifique de notre bibliothèque qui a été fort négligée jusqu'aujourd'hui. Malheureusement, la circulation de nos livres fait voir que le goût des romans n'est que trop prononcé et le meilleur moyen de combattre la propagation de ces lectures, pour le moins frivoles, serait d'offrir à nos membres des ouvrages scientifiques qui les instruisent et les intéressent. N'est-ce pas là la mission de notre Institut, mêler "l'utile à l'agréable".

De cet état de choses, alarmant pour certains esprits pessimistes plutôt que sérieux, un fait consolant se dégage. La statistique prouve avec éclat, que la jeunesse de notre ville lit. Qu'elle lise un peu légèrement, cela peut s'avouer sans trop d'alarmes, qu'elle puisse mieux lire, cela ne compromettra personne de soutenir cet avis, un peu naïf, comme toutes les vérités découvertes par La Palisse. Le mieux est toujours et partout possible. Le point essentiel existe: la jeunesse de Québec lit; elle aime passionnément à lire, et chez elle ce délassement intellectuel prime de très haut dans le choix restreint de ses amusements et de ses plaisirs. L'essentiel est obtenu, que l'essentiel demeure.

Seulement, comme les gourmands, et les gourmets, la jeunesse préfère le dessert aux entrées du repas, la friandise et le bonbon à la soupe et au bifteck. Je connais plusieurs vieux de cet avis-là. Le moyen de faire goûter à la soupe et manger le rôti ne serait pas, à mon sens, de retrancher absolument le dessert, mais plutôt de servir une soupe excellente, un rôtit parfait.

Ce procédé d'art culinaire a été merveilleusement appliqué aux tables de lecture par les vulgarisateurs modernes de la science dans les oeuvres essentiellement littéraires. Ains, pour n'en nommer que deux célèbres, Jules Verne et Camille Flammarion se sont bien gardés de proscrire ou d'anathématiser le Roman. Loin de là; c'est à la faveur, au prestige, à l'influence bien exploitée de ce tout puissant, qu'ils doivent la meilleure part de leurs succès. Ça été la suprême habileté de ces bons courtisans de flatter de la sorte le Maître Souverain de notre littérature contemporaine et, avec lui, l'innombrable légion de ses fidèles adorateurs. Car, de quelque nom que les passions contraires le signalent, qu'on l'idolâtre comme un fétiche, ou qu'on l'exècre et le fuie comme un épouvantail, il n'y a que les maladroits qui osent rencontrer de front la popularité irrésistible de l'ennemi, popularité qui saisit, écrase, emporte et jette à l'abîme l'imprudent contradicteur. On ne détrône pas impunément un tel monarque, et mieux vaut, pour l'ennemi, entrer en éclaireur qu'en guérilla dans son royaume.

Jules Verne, Flammarion n'auraient pas réussi à faire accepter leurs ouvrages par une telle universalité de lecteurs si leurs cours scientifiques déguisés en romans, n'eussent revêtu l'éclatante livrée, parlé le langage charmeur, confessé le dogme infaillible de l'Imagination, cette vérité éternelle de l'éternel Roman.

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* *

J'en appelle au plus froid critique, le Tour du Monde en Quatre-vingt jours eût-il jamais valu à son auteur fortune et renommée, si Verne l'eût intitulé simplement: Géographie Universelle? De même, son fameux roman-trilogie: Enfants du capitaine Grant, Vingt mille lieus sous les mers, l'Île mystérieuse, aurait-il jamais eu chez les liseurs cet inouï succès de vogue, si l'éditeur eût sévèrement publié une Histoire naturelle en trois volumes? Et le Voyage au centre de la Terre, n'est-il rien autre chose qu'un admirable et merveilleux Cours de Physique et de Géologie? Essayez d'écouler à la faveur de ce dernier titre, un millier seulement de copies exactes du même ouvrage, et vous m'en viendrez dire des nouvelles.

Aussi Jules Verne, ce lecteur sérieux popularisant chez les liseurs de romans les notions premières des sciences positives et les données mathématiques des arts, se garde bien de prévenir, voire même d'éveiller, au cours du récit merveilleux, l'attention de son public. Public dangereux s'il en fut jamais, excessivement difficile à retenir et à fixer, public capricieux, changeant, mobile à l'extrême, s'abattant sur un livre nouveau avec la pétulance gourmande d'une volée de moineaux, s'enlevant de même à grands bruits d'ailes et des cris colères, sitôt que l'un des rongeurs s'est écrié: "livre d'études!"

L'auteur n'approche qu'avec une prudence extrême ce volage et farouche lecteur. Comme aux petits enfants que l'on veut guérir, il ne dit pas: "Voici le remède"; mais câlinement: "Qui veut du bonbon?" Tout aussitôt le lecteur mord à l'amorce, se prend à l'hameçon et se noierait au bout de la ligne plutôt que de lâcher l'appas. A travers l'intrigue du récit, comme avec un filet à mailles inextricables, l'auteur amène doucement, doucement, mais sûrement aussi, le lecteur frivole à sa barque, c'est-à-dire, à son avis. Jules Verne éblouit, captive, capture son lecteur avec l'éclat de style, tout comme l'autre, le pêcheur de poissons, amorce sa clientèle avec des mouches à corselet d'or et à plumes rouges. Un tel lecteur une fois pris ne lui échappe... qu'au dernier chapitre. Et encore le reprendra-t-il infailliblement à son prochain roman scientifique.

Pareils ouvrages instruisent leurs lecteurs qu'ils amusent, et l'excellence de leurs résultats est par trop évidente pour être signalée. Passe-Partout, Nemo, le capitaine Grant, sont de véritables professeurs de géographie, d'histoire naturelle, de physique, déguisés grimés convenablement en héros de romans. L'intrigue même du récit n'est le plus souvent qu'une thèse scientifique, exposée, développée, soutenue, établie au cours d'une aventure imaginaire autant qu'originale et raconté en un très beau style, qui fleurit, comme un jardin de rhétorique, les plaines arides du chiffre et les solitudes austères où les savants de toutes les langues parlent le mot exact du théorème et de l'équation.

Il est souvent advenu qu'un lecteur frivole, alléché par la description brillante mais précise d'un monument, d'une ville, d'un pays, intéressé par le détail inédit, mais toujours exact, des religions, des gouvernements, des langues, des moeurs, des costumes, des industries, des arts professés par les peuples de latitudes différentes, s'en est allé compléter (en même temps que vérifier) dans les ouvrages classiques de la science, les connaissances acquises à la lecture de Jules Verne. Ses romans auront fait alors, mieux et plus vite que les pédagogues et leurs sermons, un lecteur sérieux d'un lecteur frivole et reconquis à l'amour du savoir une intelligence perdue de romanesque et d'aventure.

Alors, dans les bibliothèques publiques comme au foyer de la famille, les livres sérieux occuperont une place d'honneur et de préséance, la seule d'ailleurs qu'ils doivent tenir dans la demeure d'un homme instruit. Alors ce ne sera plus, pour parler avec à propos le langage excellent du rapporteur de l'Institut Canadien de Québec, ce ne sera plus un véritable événement quand quelqu'un demandera au conservateur d'une bibliothèque publique l'usage d'un livre sérieux.

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Ce que Jules Verne a tenté avec un éclatant succès pour l'enseignement populaire de la géographie universelle; ce que Flammarion réalise avec un triomphe é en faveur des connaissances astronomiques; ce qu'enfin la Bibliothèque des Merveilles poursuit, en vulgarisant dans les foules les sciences exactes et les arts, je crois devoir aujourd'hui l'essayer en faveur des archives de notre Histoire du Canada.

A part ce que nous avons appris de force au collège, que savons-nous de l'Histoire du Canada? Combien d'entre nous ont eu la bravoure de compléter les notions rudimentaires des Abrégés suivis en classe, par la lecture entière de Ferland ou de Garneau? Quels rares étudiants, les érudits de l'avenir, sont allés vérifier après coup, dans les archives nationales, les données mêmes de l'histoire, ont remonté le cours des faits et retrouvé les sources, analysé ces eaux de vérité où les auteurs disaient avoir puisé la science, de crainte que le Mensonge ne les eut empoisonnées d'infâmes calomnies?

Et cependant, ce ne sont pas les archives précieuses, uniques, originales, qui manquant à Québec. L'inestimable bibliothèque de l'Université Laval, vaut, elle seule, en trésors archéologiques toutes les collections particulières ou publiques du pays.

Le travail archéologique se réduit maintenant à la peine de lire.

En effet, les chercheurs bibliophiles de notre Histoire du Canada, Fribault, Jacques Viger, Laverdière, Holmes, Papineau, Sir Lafontaine, parmi les morts, les abbés Bois, Raymond Casgrain, Tanguay, Verreault, Messieurs Joseph Charles Taché, Douglas Brymner, Benjamin Sulte, James Lemoine, parmi les vivants, ont taillé toute la besogne, parachevé la tâche avant même que nous jeunes gens, fussions sortis du collège.

Le vénérable doyen de notre littérature canadienne-française, l'Honorable M. Chauveau, a publié, dans son Introduction aux Jugements et Délibérations du Conseil Souverain de la Nouvelle France, une nomenclature aussi complète qu'intéressante des principales archives relevées au pays depuis quarante ans, et en particulier dans la province de Québec.

Hélas! les archives de notre histoire, nos belles et glorieuses archives, imprimées sur papier de luxe avec du caractère antique, reliées à grands frais, tranchées d'or ou de carmin, continuent aujourd'hui, sur les rayons de nos bibliothèques publiques, le sommeil de mort qu'elles dormaient autrefois dans la poussière des greniers ou l'humidité des caves, alors qu'elles étaient seulement de vieux manuscrits, des parchemins racornis, des bouquins noirs et luisants, livrés à la merci des ménagères qui les utilisaient à allumer le feu. 1

Note 1: Je me rappelle que ce fut dans le fond d'une boite à bois que l'on découvrit un des volumes du Journal des Jésuites, le seul qui ait échappé au même usage. L'autre ou les autres volumes ont eu l'honneur de griller les poulets ou mêler leurs cendres vénérables aux tisons moins historiques d'une bûche d'érable ou d'un rondin de merisier!

Pour atténuer, sinon excuser, notre criminelle incurie, il convient d'ajouter qu'en France aussi bien qu'au Canada, les archéologues se plaignent amèrement de ces désastreuses négligences. Ecoutez ce qu'en dit un archiviste célèbre:

Que de précieux documents ont allumé la pipe d'un goujat! Que de nobles parchemins, au bas desquels était la signature d'un roi, ont couvert les pots de conserves de femmes de préfets, bonnes ménagères qui les faisaient prendre dans les greniers de la préfecture... Je n'en dis pas davantage et je ne nomme personne; il n'est pas besoin d'autres exemples que ceux auxquels je fais allusion, et que je connais, pour montrer que les parchemins qui ont servi à faire des gargousses, et par cela même, à faire de l'histoire nouvelle, n'ont pas eu la destinée la plus triste.

Pierre Margry, Découvertes françaises, 40 et 41.

Une poussière d'oubli, froide et silencieuse comme la neige, tombe sur elles, tombe encore, tombe toujours, les recouvre, les ensevelit sous l'épaisseur ténébreuse d'un linceul et menace de les cacher à jamais aux regards des hommes, de les faire disparaître, comme des cadavres de voyageurs morts de froid, sous l'uniforme niveau, l'égalité fatale de la steppe.

Et cependant quel labeur colossal, quels argents, quelles études n'ont-elles pas coûté aux bibliophiles, aux chroniqueurs, aux archéologues, aux historiens qui ont eu l'héroïque courage, la patriotique vaillance de publier en éditions d'honneur, les manuscrits originaux, les annales primitives de la Colonie! Par contre, combien apparaissent mesquins désespérants, ironiques, misérablement petits, les résultats obtenus comparés à l'effort gigantesque apporté au parachèvement d'une aussi monumentale entreprise!

Nos archives nationales! Elles ont cependant porté bonheur aux littérateurs de la génération précédente. Elles ont porté bonheur au regretté Louis P. Turcotte, le vaillant auteur du Canada sous l'Union (1841-1867), au romancier Joseph Marmette, qui leur doit François de Bienville, son meilleur ouvrage; elles ont porté bonheur à notre érudit compatriote canadien anglais William Kirby, l'auteur du roman fameux Le Chien d'Or, merveilleuse légende canadienne française que les écrivains de la Province de Québec ont laissé échapper de leur répertoire... faute d'études archéologiques.

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Ce procédé, qui donne à l'histoire le coloris de la légende et l'intrigue du roman, n'est pas neuf: le Cinq Mars d'Alfred de Vigny en est un frappant exemple. Son autre célèbre ouvrage, Stello, n'est rien que la trilogie biographique des poëtes Gilbert, Chatterton et André Chénier. Mais, dans cette littérature apparemment légère par le titre et le mécanisme des moyens, quel butin de connaissances et de souvenirs historiques!

Ce procédé, les nouvellistes de notre littérature canadienne française l'ont employé avec un succès relativement considérable et de vogue et d'argent. L'histoire du Canada en a retiré un étonnant profit de vulgarisation. Les compositions de Marmette, de DeGaspé, de Bourassa, de Kirby, de Leprohon de John Lespérance, lui ont valu un peu de cette popularité que l'on envie, à juste titre, aux oeuvres artistiques, scientifiquement littéraires de Jules Verne, Arthur Mangin, Camille Flammarion et autres lettrés, partisans déguisés des sciences exactes auprès de la jeunesse frivole qui passe en badinant à travers un cours d'études.

Pour combien d'intelligentes et spirituelles lectrices la grande et martiale figure de Louis de Buade comte de Frontenac fût demeurée aussi inconnue qu'étrangère sans la lecture de Bienville? C'est un portrait coloré, si l'on veut, mais un portrait vivant, un portrait historique, saisissant de vérité photographique, lumineux de gloire comme l'époque à laquelle il appartient.

Combien encore, sans le roman-feuilleton du même auteur--l'Intendant Bigot,--combien, dis-je, des 14,000 abonnés du défunt Opinion Publique n'auraient jamais lu le savant, exact et patriotique récit de la première bataille des plaines d'Abraham?

Et cette autre description magistrale, merveilleusement empoignante de la Revanche du 13 septembre 1759, la victoire du 28 avril 1760, gagnée dans les champs de la vieille paroisse de Notre-Dame de Foye, sous les remparts mêmes de Québec avec son point stratégique légendaire, l'immortel moulin Dumont; où l'avons-nous lue, nous les jeunes?--Chez Garneau, Ferland, Laverdière?--Non pas; mais dans Les Anciens Canadiens de cet octogénaire littérateur Philippe Aubert DeGaspé, publiés en feuilletons dans la Revue Canadienne de 1860. Notre premier cours d'Histoire du Canada s'est donc fait dans un roman très canadien-français, et, disons-le à la gloire de son incontestable mérite, très historique, absolument historique.

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Dans Les Plaideurs de Racine, Petit Jean exposant son cas, dit, au troisième acte de la comédie:

"Ce que je sçay le mieux, c'est mon commencement."

Ça, mes lecteurs, la main sur la conscience, en pouvons-nous dire autant de notre Histoire du Canada? Pour être aussi vrais que sincères ne conviendrait-il pas de renverser ce vers-proverbe et de confesser en toute humilité de coeur et d'esprit:

"Ce que je sçay le moins, c'est mon commencement."

Et cependant, combien l'on sait d'autres choses! Oserai-je dire de préférence?

J'ai connu, quelque part, dans un séminaire classique, un écolier, véritable bourreau de travail, qui vous défilait toute la série chronologique des anciens rois de l'Égypte, de Mesraïm (2,200 ans avant Jésus-Christ), à Néchao, sans oublier un seul Pharaon! Sa prodigieuse mémoire se faisait un jeu de répéter ce tour de force pour chacune des nomenclatures royales des vieux empires de Syrie, d'Assyrie, de Perse, de Macédoine, toutes étiquetées par ordre de millésimes. Or, ce bachelier virtuose, cette vivante encyclopédie ne savait même pas l'humble successions, liste brusquement interrompue, de nos Vice-Rois, Lieutenants-Généraux, Gouverneurs, Grands Maîtres des Eaux et Forêts, Administrateurs, etc., etc., alors que notre patrie se nommait la Nouvelle-France, en Géographie comme en Histoire. Chacun son goût; mais, au mien, j'aime mieux savoir le rôle d'équipage de la flottille de Jacques Cartier allant à la découverte du Canada, que les noms et prénoms des Argonautes partis avec Jason, à la conquête de la Toison d'Or.--Que vous servira, en définitive, de connaître que Nemrod fonda Babylone; Cécorps, Athènes; Eurotas, Sparte; Salomon, Palmyre; et si vous ne savez pas que Samuel de Champlain fonda Québec; Laviolette, Trois-Rivières; De Maisonneuve, Montréal; De Tracy, Sorel; Frontenac, Kingston; De la Motte-Cadillac, Détroit; De la Galissonnière, Ogdensburg; De Contrecoeur, Pittsburg; d'Iberville, Mobile; De Bienville, la Nouvelle-Orléans? Saint Ignace ne dirait-il pas avec un meilleur à-propos: Quid prodest?

Il était donc rigoureusement logique, pour qui voulait populariser les archives canadiennes-françaises de commencer ce travail de vulgarisation suivant l'ordre des dates. Or la Relation du second Voyage de Jacques Cartier est sans contredit notre premier document historique puisque l'on y raconte la découverte du Canada. Il était difficile, le lecteur en conviendra, d'étudier un document authentique à la fois plus précieux et plus vénérable d'antiquité.

Non travail ne sera donc, à proprement parler, que la paraphrase littéraire du Second Voyage de Jacques Cartier.

Oeuvre d'imagination, dira-t-on, bagatelle! Oeuvre d'imagination si l'on veut, composition fantaisiste où cependant la folle du logis n'est qu'une esclave de la vérité historique. A ce point, qu'elle accepte les noms de personnes, les mots anciens de la géographie, et consent à suivre les événements, les faits, les circonstances dans leur ordre. Elle ne les combine pas, elle les regarde; elle se promène au milieu d'eux, les interroge, les critique, les admire, à la manière d'un voyageur intelligent, d'un connaisseur artiste étudiant les curiosités d'un musée ou les monuments d'une ville étrangère. Le travail d'Une Fête de Noël sous Jacques Cartier se compose d'une série de tableaux historiques peints sur nature, de vues exactes prises sur le terrain, photographiées à la faveur de la lumière que peuvent concentrer à cette distance (sept demi-siècles) les meilleurs instruments des archivistes et des archéologues.

Aussi le public instruit qui jugera l'épreuve sera-t-il d'autant plus sévère pour l'ouvrier, qu'il se trouvera toujours en mesure de comparer la copie à l'original. Car, la raison essentielle de ce travail étant de faire CONNAÎTRE ET LIRE NOS ARCHIVES, j'annote le récit littéraire du texte de la relation primitive2 non pas tant pour démontrer, par la vérité des événements, la vraisemblance de la fantaisie, que pour multiplier aux lecteurs les occasions de lire ce brief récit et succincte narration de la navigation faicte en 1535-36 par le capitaine Jacques Cartier aux îles de Canada, Hochelaga, Saguenay et autres3. Occasion rare et précieuse, s'il en fut jamais, exceptionnelle bonne fortune de pouvoir déguster, comme un fruit d'exquise saveur, ce beau français du 16ième siècle, un français vieux, ou plutôt jeune comme l'âge de Rabelais et de Montaigne, exhalant en parfum la fraîcheur éternelle de l'esprit.

Forcément, l'attention des plus légers liseurs s'arrêtera sur ces passages empruntés à l'original unique--imprimés à dessein avec d'anciens caractères typographiques--- extraits bizarres, étranges comme un grimoire, où l'orthographe primitive des mots, le suranné des expressions, la latinisme des tournures de phraser, donnent un cachet de haute valeur archéologique.

Note 2: Je me suis servi pour mon travail de la "Réimpression figurée de l'édition originale rarissime de 1545 avec les variantes des manuscrits de la bibliothèque impériale."--Paris--Librairie Tross--1863--J'ai aussi consulté l'édition canadienne des Voyages de Jacques Cartier publiée en 1843 sous les auspices de la Société Littéraire et Historique de Québec.

Note 3: D'Avezac. Introduction historique à la Relation du Second Voyage de Jacques Cartier, page xvj.

Et de même que la lecture des romans de Jules Verne a développé le goût des études scientifiques, de même la paraphrase littéraire d'un document archéologique éveillera-t-elle peut-être, chez plusieurs jeunes gens instruits, l'idée de consulter nos archives, de les lire, et de se prendre, eux aussi, à leur savante et fascinante étude. Ce sera du même coup développer chez les lettrés le goût de l'histoire par excellence, celle de notre pays.

Tout le travail archéologique proprement dit est terminé maintenant, les manuscrits déchiffrés, copiés, collationnés, imprimés, se rangent aujourd'hui en beaux volumes sur les rayons de toutes nos bibliothèques. Il n'y a plus qu'à ouvrir le livre... et à le lire! Et on ne lirait pas? Je ne puis croire à cet excès d'indifférence ou de paresse!

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"PRENDRE PAR L'IMAGINATION CEUX-LA QUI NE VEULENT PAS DE BON GRÉ SE LIVRER A L'ÉTUDE," tel est l'objet entier de ce livre.

Encore l'imagination de celui qui invente à conditions pareilles aux miennes se trouve-t-elle, avec un semblable canevas, terriblement réduite, affreusement bridée, dans le champ même de ses évolutions, le terrain par excellence de ses manoeuvres, la description. Son action restreinte demeure étroitement liée aux causeries d'équipages que défraient un petit nombre de circonstances inconnues, mais vraisemblables, aussi rares et aussi vulgaires cependant que les événements quotidiens, traversant la monotonie d'un long et triste hivernage. Qui plus est, ces causeries de matelot se rattachent à très peu de sujets; sujets difficiles que l'imagination ne trouve qu'en évoquant la vérité des sentiments intenses, vivaces, je le veux bien admettre, mais aussi, communs à tous les hommes: sentiments de regrets amers, angoisses lancinantes, d'illusions éblouies, croisées presqu'aussitôt de désespoirs extrêmes, tous sentiments personnels à ces Français, acteurs d'une héroïque aventure, encore plus rongés de nostalgie que de scorbut.

Aussi, ai-je cru devoir introduire dès le départ de l'action, un interprète qui l'accompagne à travers l'intrigue, jusqu'à la fin du récit. Cet interprète n'est pas mis là uniquement pour traduire les pensées ou les sentiments des principaux rôles, la seule clarté du langage devant suffire à cela, mais pour compléter chez le lecteur la connaissance historique de ces mêmes personnages, de l'époque et du pays où ils ont vécu, de leurs travaux, de leurs oeuvres.

Pour créer le type de ce personnage je n'ai eu qu'à me souvenir. Car j'ai connu, intimement connu, dans ma vie d'écolier, au Séminaire de Québec, Monsieur l'abbé Charles Honoré Laverdière, l'érudit archéologue, l'éminent prêtre historien; et nul autre que lui ne m'a semblé plus apte à remplir vaillamment ce premier rôle.

J'ai dit interprète, j'aurais mieux fait d'écrire coryphée; car mon cicerone fantaisiste lui correspond et lui ressemble étonnamment. Avec cette différent toutefois que le coryphée des tragédies grecques donne la réplique aux acteurs en scène, cause, discute approuve, censure, pleure, se lamente s'inquiète, se réjouit, se glorifie, s'exalte avec eux; tandis que, dans le cas actuel, notre Mentor donne la réplique à l'auditoire, c'est-à-dire aux lecteurs du livre. Il cause avec eux, discute, approuve, condamne les idées, les sentiments, les espérances, les désespoirs, les ambitions, les étonnements, les rêves des compagnons de Jacques Cartier. Il profite conséquemment de l'occasion continuellement présente de donner à ses auditeurs un Cours quasi complet d'Histoire du Canada. Un nom d'homme ou de ville, une parole, une action, une place, un monument, cités aux dialogues, ou mentionnés dans la partie descriptive de l'ouvrage, sont pour lui autant de raison de prendre la parole.

Ajoutez encore, comme prétextes de causerie, les analogies d'événements ou de circonstances, les coïncidences heureuses ou bizarres, les antithèses surprenantes d'une vie toute semée d'aventures singulières, les parallèles glorieux, ou les fâcheux contrastes providentiellement établis entre les hommes et leur vocation, et vous aurez autant d'à-propos, autant d'excuses, pour ce coryphée historique de reprendre la parole, de la garder plus longtemps même que les personnages en scène, sa qualité de cicerone officiel lui permettant d'être prolixe, voire même bavard sas trop d'inconvénient pour l'auteur du livre, qui cause à sa place.

Et de même que, dans les choeurs de la tragédie antique, le coryphée parlait quelquefois au nom de la foule, de même Laverdière parlera, de sa voix claire et forte, au nom de l'histoire du Canada. Cet homme autorisé en sera l'interprète accompli, et sa parole sera si vraie, si juste, que chacun, en l'écoutant, croira entendre un écho de ses propres pensées.

Et si le lecteur constate une divergence, ou plus, une contradiction entre Laverdière, prononçant le jugement de la postérité, l'opinion publique actuellement reçue, quelques heures de sage réflexions ne tarderont pas à lui faire reconnaître et accepter la sentence du prêtre historien. Car Laverdière ne tergiverse jamais et jamais n'hésite entre l'opinion que l'on a et l'opinion que l'on devrait avoir sur tel homme, telle époque ou tel événement historique.

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* *

C'est donc au milieu d'un groupe de matelots que Laverdière se présente. Les hardis malouins, les audacieux Bretons, compagnons de la fortune et de la gloire de Jacques Cartier apparaissent; au lieu d'une troupe de comédiens, c'est l'équipage d'une marine française qui donne à bord de trois vaisseaux, je ne dirai pas le premier acte, mais la première scène de cet immortel drame historique joué au Canada par la France Catholique royale, pendant trois siècles consécutifs, et sans chute de rideau. Laverdière n'est que le coryphée du spectacle; conséquemment il lui appartient, et, comme toutes les opinions que je lui prête, la critique qu'il en peut faire est réversible, et les lecteurs de ce livre ont le droit de l'applaudir ou de le siffler.

Un rôle d'équipage pour canevas! J'avoue la désespérante aridité de mon sujet; mais la logique de mon raisonnement autant que le but de mon travail n'empêchent de choisir. D'autre part, le mot Noël, pour qui le médite profondément, nous ouvre tout un horizon de l'histoire canadienne-française. Ce vieux cri de joie gauloise portera-t-il bonheur à cet essai littéraire? Mes espérances veulent répondre oui; mais je me souviens à temps que l'Avenir seul a la parole. D'ailleurs, étant donné l'ingratitude et le fardeau d'une pareille étude, je n'en estimerai mon succès que meilleur, si toutefois le succès... arrive.

S'il arrive! Eh! viendra-t-il jamais? Franchement j'aimerais mieux attendre la Justice. Cette redoutable Boiteuse tarde souvent jusqu'au soir de la vie; elle est lente, si lente quelquefois que les méchants, que les coupables, les impunis de tous les forfaits comme les heureux de tous les crimes, finissent par croire qu'il existe pour elle une vieillesse et qu'elle pourrait bien mourir avant eux. Mais Elle vient à son heure, toujours avant la fin, jamais trop tard. Le Succès, lui, n'est pas tenu d'arriver. Voilà ce qui inquiète. A tout événement, l'on me tiendra peut-être compte de n'avoir pas apporté à l'appui de ma thèse un exemple facile ou de labeur ou d'imagination.

ERNEST MYRAND
Québec, 25 décembre 1887.



ÉCOLE NORMALE-LAVAL
Québec, 4 avril 1887.

L'honorable G. OUIMET.
Surintendant de l'Instruction Publique.

MONSIEUR LE SURINTENDANT.

J'ai entendu lire l'ouvrage de Monsieur Ernest Myrand, Une fête de Noël sous Jacques Cartier. L'impression qui m'est restée de cette lecture est des plus favorables.

Au point de vue religieux, il ne m'a paru y avoir absolument rien à reprendre; au contraire, tout y est édifiant, moral, rempli de cette foi naïve et ardente qui animait nos pieux ancêtres Bretons et Normands.

Au point de vue historique ce travail ne mérite que des éloges. L'auteur, pénétré de respect et d'affection pour les vénérables monuments de notre histoire a pris pour base de son récit nos plus anciennes annales, et a voulu rassurer et satisfaire les lecteurs sceptiques ou incrédules en mettant toujours en note le texte primitif des documents sur lesquels il s'appuie.

Cet ouvrage, qui a dû coûter à son auteur beaucoup de recherches, me paraît propre à faire aimer notre histoire et à faire étudier nos vieilles archives, mine précieuse qui gît depuis si longtemps dans la poussière de l'oubli et qui renferme encore tant de richesses inexplorées. Chaque fois que l'occasion s'en est présentée, le brillant écrivain à travaillé à grouper habilement une foule de faits historiques, à les lier en faisceaux et à en former comme une gerbe de lumière propre à éclairer la marche et à soulager la mémoire de l'étudiant; la vérité est partout respectée et l'on s'instruit en s'amusant à une saine lecture.

C'est un bon moyen, je crois, de vulgariser l'histoire consignée dans nos archives canadiennes comme Jules Verne a vulgarisé la science, en la présentant sous une forme attrayante et à la portée de tous les esprits. Tout Canadien aimera à lire Une fête de Noël sous Jacques Cartier et en retirera, sans aucun doute, de grands avantages.

Le style de cet ouvrage m'a paru élégant, facile, plein de chaleur et de mouvement, propre à en assurer le succès dans toutes les classes de la société.

Veuillez agréer, Monsieur le Surintendant, l'hommage de mon sincère et respectueux dévouement.

L. N. BÉGIN, Ptre.



ARGUMENT ANALYTIQUE


PROLOGUE

UN CAUSEUR D'AUTREFOIS.

Le 24 Décembre 1885, à Québec, l'auteur d'Une Fête de Noël sous Jacques Cartier rencontre, sur la Grande Allée, le personnage de Laverdière.--La conversation s'engage et l'archéologue en profite pour donner libre essor aux souvenirs historiques de sa puissante mémoire.--Ce que lui rappelaient en particulier le chiffre trois, le nombre treize et la journée du vendredi.--Quelle ville regardait Laverdière. Carillons de Noël.--Une cloche absente.--Pourquoi la foule accourait à Notre-Dame.

CHAPITRE I

LA NEF-GÉNÉRALE: "Grande Hermine."

Laverdière propose à son compagnon de route d'entrer à l'église... et le transporte, à 350 ans de distance, au minuit du 25 Décembre 1535.--La Forêt de Donnacona.--Ancienne topographie historique.--Ce qu'on peut voir dans un profil de rivière.--Les trois vaisseaux de Jacques Cartier.--Une chambre de batterie dans La Grande Hermine.--Office divin: Dom Guillaume Le Breton, le premier des aumôniers de Jacques Cartier pontifie en présence du Capitaine Découvreur, des officiers de la flottille et de tout le personnel valide des trois équipages.--Etude sur les noms inscrits au rôle d'équipage.--Le décor de la Nef-Générale.--Les trois voilures des navires identifiées par Laverdière.--Notre-Dame de Roc-Amadour.--Adeste fideles.--Foi ardente du Découvreur.

CHAPITRE II

LA CARAVELLE; "Petite Hermine"

Un vaisseau-hôpital.--Les scorbutiques de la flottille.--Dom Anthoine.--Le récit d'Yvon LeGal.--Les prières de la Nativité.--Ce que chante la Liturgie Catholique dans l Province de Québec.--Hymnes d'église; leurs paraphrases historiques.--Les sonneries de la Petit Hermine.

CHAPITRE III

LA GALIOTE: "Emérillon".

Les deux promeneurs quittent le vaisseau-hôpital, jettent un coup d'oeil sur le Fort Jacques Cartier, et se rendent à l'embouchure du ruisseau Saint-Michel.--Ils y découvrent l'Emérillon enlisé dans la neige.--Le cadavre du premier scorbutique, Philippe Rougemont, a été déposé à bord de la galiote. Eustache Grossin, compagnon marinier, Guillaume Séquart et Jehan Duvert, charpentiers du navire, font auprès du cercueil de leur camarade la veillée des morts.--Causeries des matelots. Que deviendra Stadaconé? La bourgade sera-t-elle grande ville? Et la montagne, comme le rocher de Saint-Malo, aura-t-elle une ceinture de remparts crénelés, des murailles, des tours, une citadelle pour diadème?--La mémoire de Jacques Cartier sera-t-elle immortelle?--Adieux à Rougemont.--Les dernières prières.

CHAPITRE IV

UN NOËL BRETON.

Réflexions de Laverdière sur les Noëls de la Nouvelle-France.--Ce que les gars de Saint-Malo pensaient des aurores boréales.--Qui les aurait bien expliquées.--La bûche de Noël--Feu de joie.--Invocations de Jacques Cartier.

ÉPILOGUE

Comment s'en alla Laverdière.--Et ce qu'il advint des trois vaisseaux de Jacques Cartier.



UNE
FÊTE DE NOËL
SOUS
JACQUES CARTIER

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CHAPITRE PREMIER


PROLOGUE


UN CAUSEUR D'AUTREFOIS


L'un de vos amis, me disait Laverdière, quelque littérateur à imagination brillante, écrira sans doute merveilles sur "Québec en l'an 2,000". Que prouvera son succès? Pour l'avoir traité avec un éclatant mérite, ce sujet en demeurera-t-il moins léger, capricieux, fantaisiste? Il me rappelle, par sa facilité d'exécution, ces dentelles amusantes, ces broderies au crochet, que l'on peut, à loisir, commencer, continuer, abandonner, reprendre ou terminer sans compter les mailles ou les points, ni même regarder aux dessins du patron.

C'est le genre préféré des talents faciles et paresseux. Pas d'études pour ceux-là, pas de recherches ardues, pas de contraintes historiques ou d'obstacles d'archéologie; il leur suffit de s'abandonner à la dérive, à la grâce du style et de l'imagination, au fil de la plume... le fil de l'eau, l'aval de la rivière. Et le tour est fait.

Mais, pour les vaillants du travail intellectuel, pour les archivistes, les chroniqueurs, les historiens, pour ceux-là qui remontent les rapides à la perche, refoulent les courants à coups d'aviron, font les portages longs et pénibles, reprennent enfin les explorations d'avant-garde hardiment risqués par les pionniers de la civilisation chrétienne, sur une route encore lumineuse, après trois cents ans, du passage de la gloire catholique française,--pour ceux-là, ce n'est pas le Québec chimérique et fantaisiste du vingtième siècle qu'ils cherchent, mais le Québec des âges héroïques, celui du 31 Décembre 1775, ou celui du 13 Septembre 1759; le Québec provoquant et fier du 16 Octobre 1690, ou le Québec affolé des nuits d'Octobre 1660; le Québec puritain du 20 Juillet 1629, avec le drapeau anglais flottant aux tourelles du Château St. Louis, ou le Kébec Fondé du 3 juillet 1608, le Kébecq se Samuel de Champlain, ou bien encore, ou bien enfin le Stadaconé de Donnacona, la sauvage et primitive capitale d'un royaume barbare, la bourgade algonquine, l'amas de cabanes indiennes blotties, come des poussins, sous une aile d'oiseau, 4 le Canada5 de Jacques Cartier, l'immortel découvreur de notre beau pays, aperçut, au matin du 14 septembre 1535, à sept demi-siècles de notre époque.

Note 4: "Suivant M. Richer Laflèche, ancien missionnaire (l'évêque actuel du diocèse des Trois-Rivières) Stadaconé dans la langue des Sauteurs signifie aile. La pointe de Québec ressemble par sa forme à une aile d'oiseau."
Ferland, Histoire du Canada, Tome Ier, page 90.

Note 5: "Ils (les sauvages) appellent une ville: Canada".
Voyage de Jacques Cartier 1535-36, verso du feuillet 48.

Ces retours au passé historique du Canada ne sont pas seulement un plaisir de l'esprit, un exercice de la mémoire, une satisfaction d'orgueil national, ils demeurent encore la préoccupation continue des âmes grandes, des coeurs bien nés dans la poitrine à la hauteur des faveurs reçues, et qui se font un devoir sacré, une religion sévère de leur souvenir; dans la crainte que les aïeux, que les ancêtres ne soient hélas! pour l'avenir, contraints de compléter la mesure de leurs inestimables bienfaits en en pardonnant l'ingratitude.

C'était le maître-ès-arts, Charles Honoré Laverdière qui me parlait ainsi, à Québec, la nuit du vingt-quatre Décembre, mil-huit-cent-quatre-vingt-cinq. Il pouvait être onze heures et demie du soir; conséquemment, pour parler le langage moderne, le style rapide du chemin de fer, nous n'étions plus qu'à trente minutes de Noël;--trente minutes, un temps égal à la distance qui nous séparait tous deux de la ville où nous allions rentrer.

Aussi fallait-il marcher très vite pour arriver à Notre-Dame au temps de la Messe de Minuit. Car nous étions encore loin, très loin même sur la route, la Grande Allée, la rue fashionable par excellence du quartier à la mode de notre actuelle cité, l'antique chemin du Cap Rouge, trois fois centenaire comme la mémoire de Jacques Cartier. L'incomparable beauté de la nuit, le besoin d'être seul, de penser librement, longuement, l'idée et la raison d'un livre m'avaient engagé à refaire une fois de plus, et certes sans regrets, la fascinante promenade du belvédère.

Or, Laverdière était mort le 11 mars 1873. Rien, comme la date précise de son décès et le quantième de son enterrement, n'était plus facile à relever dans les régistres de l'état civil. Je dis bien aux régistres de l'état civil, car, dans la chapelle du Séminaire des Missions Etrangères6, où le saint prêtre dormait enterré depuis douze ans, il n'y avait point de mausolée, de marbre funéraire, pas même une épitaphe gravée à son nom, qui rappelât à la mémoire distraite des vivants ce mort enseveli sous le parvis du sanctuaire. En cela, il n'était pas plus maltraité par l'ingratitude des hommes que son frère illustre d'études et de sacerdoce, Jean-Baptiste Antoine Ferland, couché, aussi lui, quelque part sous le choeur de Notre-Dame de Québec, moins oublié même que Messieurs de Frontenac, de Callières, de Vaudreuil, de la Jonquière 7, quatre des plus fameux gouverneurs de notre Canada Français, obscurément enfouis à la Basilique, sous je ne sais plus quelle chapelle latérale 8.

Note 6: Nous avons pris habitude d'appeler Séminaire de Québec, le Séminaire des Missions Etrangères à Québec.

Note 7: Ce fut en septembre 1796, que les cendres du comte de Frontenac, du chevalier de Callières, du marquis de Vaudreuil et du marquis de la Jonquière, furent transportées de l'Église incendiée des Récollets à la Cathédrale de Québec.

On agita l'idée d'élever dans la cathédrale un modeste marbre funéraire à chacun de ces grands noms et de ces grands chefs de notre race. La chose fut mis à l'étude, et ce bel et si bien, que quatre-vingt trois ans après la translation de ces ossements tout est encore à faire! Frontenac, Callières, Vaudreuil, La Jonquière dorment dans la ville qui a été le siège de leur gouvernement sans avoir même une épitaphe pour rappeler aux vivants où ils sont, et ce qu'ils étaient! Il est vrai que Champlain, le fondateur de notre ville, n'a pas encore de monument et que le chevalier de Mésy, autre gouverneur de la Nouvelle France, gît ignoré dans le cimetière des pauvres de l'Hôtel-Dieu de Québec!

Faucher de Saint Maurice--Relation des Fouilles faites au Collège des Jésuites, page 11.

Note 8: Très probablement la chapelle Notre-Dame de Pitié. L'Histoire du Canada par Smith, publiée à Québec en 1815, nous a conservé les inscriptions gravées sur les cercueils de ces quatre Gouverneurs de la Nouvelle France. Les voici:

I. M. DE FRONTENAC.--Cy gyt le Haut et Puissant Seigneur Louis de Buade, Comte de Frontenac, Gouverneur Général de la Nouvelle France, mort à Québec, le 28 Novembre 1698.

II. M. DE CALLIÈRES.--Cy gyst Haut et puissant Seigneur Hector de Callières, Chevalier de Saint-Louis, Gouverneur et Lieutenant Général de la Nouvelle France, décédé le 26 mai 1703.

III. M. DE VAUDREUIL.--Cy gist haut et puissant Seigneur Messire Philippe Rigaud, Marquis de Vaudreuil, Grand Croix de l'ordre militaire de Saint Louis, Gouverneur et Lieutenant Général de toute la Nouvelle France, décédé le dixième octobre 1525.

IV. M. DE LA JONQUIÈRE.--Cy repose le corps de Messire Jacques Pierre de Taffeneil, Marquis de la Jonquière, Baron de Castelnau, Seigneur de Hardaramagnas et autres lieux, Commandeur de l'ordre royal et militaire de Saint Louis, Chef d'Escadre des armées Navales, Gouverneur et Lieutenant Général pour le Roy en toute la Nouvelle France, terres et passes de la Louisiane. Décédé à Québec le 17 may 1752, à six heures et demie du soir, âgé de 67 ans.

En vérité j'aurais dû me rappeler que Laverdière était mort, et mort depuis douze ans, quand son fantôme m'adressa la parole, la nuit de Noël 1885. Quels motifs occultes, quelles raisons majeures, quelles urgences surnaturelles amenaient donc sur ma route ce revenant d'outre-tombe? Pourquoi, comment, et depuis quand Laverdière était-il là? Encore aujourd'hui ma mémoire ne donne à ces questions rétrospectives que de flottantes et tardives réponses. Par contre, ce dont je me souviens parfaitement est qu'il m'apparut si brusquement et me reconnut si vite, que, dans la joie première de notre mutuelle surprise, cette pensée de lui demander d'où il venait me manqua absolument.

Ce mot joie en étonnera plusieurs. Et cependant, je le dis sans vantardise, l'idée même d'avoir peur ne me vint pas, non par excès de courage, mais pour cette autre raison non moins singulière et rare que j'oubliai de me rappeler... que Laverdière était mort! Je n'ai pas encore eu de pire distraction.

La présence quotidienne de sa photographie, la lecture de ses oeuvres, l'habitude constante de les étudier, une discussion historique toute récente, où l'on avait longtemps et bien parlé de lui, m'avaient sans doute, et à mon insu, préparé doucement à cette rencontre, terrifiante é tous égards, mais qui, dans l'état actuel de mon esprit, me parut alors aussi naturelle que fortuite. Comme les organes corporels, les facultés de l'âme ont leurs torpeurs; torpeurs partielles et temporaires, si l'on veut, de la capricieuse mémoire, mais suffisantes cependant, et de mesure à expliquer autant qu'à produire ce bizarre phénomène cérébral.

Rien de fantastique d'ailleurs ne trahissait la présence du revenant chez le prêtre archéologue: ni le vêtement flottant sur la charpente du squelette, ni la démarche solennelle de silence glacial eu de sinistre gravité, ni l'accent sépulcral de la voix creuse, ni la pâleur jaunâtre du visage. Le vent ne faisait pas osciller son fantôme et les lumières oranges du gaz, ou les rayons bleu-acier des lampes électriques n'en traversaient pas le spectre à la manière du jour pénétrant une vitre, mais projetaient, au contraire sur la blancheur immaculée de la neige, l'ombre intense de son corps palpable.

Devinez d'où je viens? me dit-il Je lui avouai que je ne devenais pas du tout.

Je suis allé à Sillery, voir le monument que les citoyens de cette localité ont élevé à la mémoire du fondateur de leur paroisse9 et au premier missionnaire10 de la Nouvelle-France.11

Puis Laverdière me raconta le détail attachant de cette découverte historique dont il avait partagé l'honneur avec son frère d'études et de sacerdoce, l'abbé Raymond Casgrain.

De celle-ci il passa à une autre, puis à une autre, et de cette autre à une quatrième, toujours en remontant à travers les dates,--de Brûlart de Sillery, Commandeur de l'Ordre de Malte, au Chevalier de St. Jean de Jérusalem Charles Huault de Montmagny;--de Montmagny, à Brasdefer de Chasteaufort12;--de Chasteaufort, à Samuel de Champlain; de Champlain, à M. De Monts;--de M. De Monts, à M. De Chates;--De M. de Chates, à Chauvin;--de Chauvin, au marquis de la Roche;--du Marquis de la Roche, à Roberval;--de Roberval, à Jacques Cartier;--de Jacques Cartier au florentin Jean Verrazzano.

Note 9: Noël Brûlart de Sillery, fondateur de la résidence de Saint Joseph. Il a donné son nom à la paroisse actuelle de Sillery.

Note 10: Ennemond Massé, premier missionnaire jésuite au Canada.

Note 11: Ce fut à son voyage de 1524, que Jean Verrazzano, florentin au service de François Ier, prit possession du Canada au nom du Roi et lui donna, le premier, le nom de Nouvelle France.--Relation abrégée de quelques missions des Pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle France par Bressani--annotée par le Père Martin.--Appendice, page 295.

Note 12: Marc Antoine Brasdefer de Chasteaufort, administrateur jusqu'au 11 Juin 1636.

Aux clartés rayonnantes de cette intelligence d'élite, ces grands personnages de l'histoire Canadienne Primitive apparaissaient comme des acteurs rentrés tout à coup en scène et jouant, sur le théâtre même de leurs fameux exploits, les premiers rôles comme les premiers actes de notre héroïque épopée. Seulement, ils avaient tous la voix, l'harmonieuse voix de Laverdière; ce qui, selon moi, ne gâtait en rien l'expression de leurs sentiments les plus nobles et de leurs plus fières pensées.

Contraste étonnant! Plus l'évènement était vieux, plus il s'en allait à la dérive, au recul de cette irrésistible entraînement que nous appelons le passé--l'irrévocable Passé--et mieux la vaillante mémoire de l'archéologue historien l'arrêtait dans sa fuite lointaine, le fixait éclatant de sa propre lumière, le rajeunissait d'actualité, le sculptait, enfin en reliefs inoubliables sur l'épaisseur des ses propres ténèbres.

Laverdière s'arrêtait longuement, avec une complaisance d'artiste, à regarder ainsi passer devant lui les plus humbles figurants de notre belle patrie. Il les faisait à plaisir défiler sous mon regard en une procession interminable.

Ce ne sont que des figurants, me disait-il mais mon cher, quels figurants! Que serait devenue sans eux l'action même des premiers rôles? Qui l'aurait appuyée dans l'histoire, non pas cinq actes durant, comme au théâtre, mais pendant toute une vie d'homme? Qui l'aurait maintenue cent cinquante ans, solennelle et dramatique, au prix de silencieux dt pénibles travaux, d'obéissances obscures, fidèles, passives?

Vous méprisez les figurants! De toute évidence vous avez le préjugé des auditoires modernes et vous croyez que les applaudissements frénétiques, les ovations délirantes valent mieux pour le succès d'une pièce, que le travail caché des machinistes ou la voix discrète du souffleur. Rappelez-vous, ami, qu'ici, au Canada, nous avons donné une tragédie devant une salle vide, sans auditoire, c'est-à-dire sans témoins. Nous avons joué pour l'art, comme nous nous sommes battus pour la gloire, à la française. Une bonne manière, croyez-m'en! N'en cherchez pas de meilleure. Donc, pour l'Histoire qui n'assistait pas à cette représentation dramatique, il faut nommer tous les personnages en scène, figurants comme premiers rôles.

Aussi ne me parlait-il pas de Jacques Cartier, mais des compagnons de Jacques Cartier; et, sans une seule hésitation des lèvres du de la mémoire, il ne récitait, avec la volubilité du petit écolier qui apprend par coeur seulement, les soixante quatorze noms de marins inscrits à St. Malo, sur le rôle d'équipage, le trente-unième jour de Mars 1535.

Il ne me disait rien de Samuel de Champlain, mais causait avec un attachant intérêt d'Étienne Brûlé, de Champigny, de Nicolas Marsolet, de Rouen, le petit roi de Tadoussac, de Jean Nicollet, de François Marguerie, de Jean Godefroy, de Normanville, de Jacques Hertel, de Fécamp, de Jean Amyot, de Guillaume Cousture, tos interprètes du Fondateur de Québec,13 et qui lui avaient rendu l'inestimable service d'apprendre pour lui la lettre et l'esprit des langues sauvages.

Note 13: Benjamin Sulte: Histoire des Canadiens-Français--Tome Ier, page 149. Ferland: Histoire du Canada--Tome Ier, page 275.

A quoi bon, disait-il, vous parler de Jacques Cartier, de Samuel Champlain? Vous en savez suffisamment pour garder à leur mémoire un culte d'éternelle reconnaissance. Mais leurs obscurs compagnons d'armes et de vaisseaux, leurs frères de courages surhumains et d'héroïques misères ne méritent-ils pas eux, l'aumône d'un souvenir?

Croiriez-vous par exemple, que les missionnaires Jésuites aient seuls en ce pays donné des martyrs au Christ? Ignorance coupable qui ne rend pas justice à tous les témoins du Divin Maître! Ce n'est pas amoindrir la gloire immortelle de Brébeuf, de Lalemant, de Jogues, que d'en faire une part à Hébert, à Antoine de la Meslée, à Louys Guimont, à Pierre Rencontre, à Mathurin Franchetot,14 cinq paysans, cinq confesseurs de la Foi, cinq apôtres, qui Lui donnèrent le témoignage du sang. Cette terre vaillante du canada favorise ceux que l'aiment, et partage, entre les missionnaires qui l'évangélisent et les laboureurs qui l'ensemencent, l'honneur éternel du sacerdoce et le triomphe suprême du martyre!

Note 14: Relations des Jésuites--année 1661--pages 35 et 36.

Dites-moi, ami, croiriez-vous échapper à une accusation méritée d'ingratitude en vous rappelant seulement que Dollard des Ormeaux, le héros de Montréal, sauva la Nouvelle France en 1660?

Dollard ne mourut pas seul: ils étaient dix-sept à la tâche glorieuse; nous sommes aujourd'hui un million de Canadiens-Français pour nous en souvenir. Dix-sept! un chiffre jeune, tous des noms de jeunes gens, faciles à retenir pour des mémoires jeunes aussi, vivaces et sympathiques. Avec un peu de coeur cela devient aisé comme un jeu de l'esprit. Voyez plutôt:

Adam Dollard, sieur des Ormeaux, le chef de l'expédition, Jacques Brassier, l'armurier Jean Tavernier dit La Hochetière, le serrurier Nicolas Tillemont, Laurent Hébert dit LaRivière, le chaufournier Alonié de Lestres, Nicolas Josselin, Robert Jurée, Jacques Boisseau dit Cognac, Louis martin, Christophe Augier, Etienne Robin, Jean Valets, Réné Doussin, Jean Lecompte, Simon Grenet, François Crusson dit Pilote.15 Dites, m'avez-vous suivi? Avez-vous compté? J'ai bien mes dix-sept?

Note 15: Leurs noms, recueillis par M. Souart, curé de Ville-Marie, furent insérés, avant la fin de l'année 1660, au régistre mortuaire de la paroisse, le seul monument qui les ait conservés.

J'oubliai de lui répondre tant j'étais absorbé par la pensée accablante de ce qu'il avait fallu de temps, de travail ferme et de patient courage pour amener la Mémoire, cette grande Rebelle de l'intelligence, à un aussi merveilleux degré de souplesse et de docilité. Et devant ce miracle d'inflexible énergie, il me venait aux yeux, en regardant Laverdière, cette comparaison formidable du belluaire s'enfermant avec le tigre qu'il va dompter, qui barre la porte de la cage pour mieux enlever toute issue aux défaillances de la chair, rendre humainement impossibles la fuite ou le secours extérieur, compléter sciemment l'immense péril pour contraindre son coeur à ramasser tout son courage, préoccuper l'âme à ce point que la pensée même de la peur ne lui vienne pas au suprême élan du combat.

Laverdière continua: En justice pour tous les héros de cette expédition fameuse, il convient d'ajouter à l'immortel Palmare de notre histoire le nom de l'algonquin Metiwemeg et celui du huron Anahotaha. Car le courage est une vertu humaine universelle qui ne se reconnaît pas seulement à la couleur du sang ou à la nationalité d'un drapeau!

Laverdière dit encore: Je devrais ajouter, pour être complet, les noms de Nicolas du Val, Mathurin Soulard et Blaise Juillet, trois autres frères d'armes de Dollard qui périrent au début de l'expédition.

L'étrange mémoire que la mienne! remarqua le maître-ès-arts en se frappant le front. Ce n'est pas l'orthographe bizarre des mots ou leurs consonances singulières que la frappent, mais l'agencement, le nombre des chiffres. Ainsi, dans le cas présent, ce n'est point l'originalité de ce nom de famille Blaise Juillet qui l'émeut, l'impressionne, l'éveille, mais l'hiéroglyphe même, le profil serpenté du chiffre trois, 3, un chiffre vivant pour moi, qui se tord et se dénoue, qui remue, ondoie, frissonne, quand on le regarde fixement, comme les anneaux d'un reptile.

Vous ne sauriez imaginer quel essaim de souvenirs agréables cette pensée du chiffre trois fait lever dans mon intelligence. D'où provient ce phénomène? Je n'en sais rien. La raison comme le secret s'en rattachent peut-être à une lointaine habitude de ma jeunesse. J'avais extrême plaisir à chanter des chansons de marche. Vous savez les belles chansons de St. Joachim et vous vous rappelez sans doute avec quels élans de voix et de gaieté les disaient eux-mêmes, à l'âge d'or des vacances, Ernest Adette et Patrice Doherty.16

Note 16: Prêtres du Séminaire de Québec. Le dernier, Patrice Doherty, spirituel au superlatif, toujours gai et d'une amabilité inaltérable, était le boute-en-train de toutes les fêtes, l'âme de tous les plaisirs, la meilleure application du vers immortel du poète: Eia age, nunc salta, non ita musa diu!

L'abbé Doherty a certes bien fait d'écouter Virgile, il est mort à 34 ans!

Quand c'était mon tour je chantais tout le temps, et au couplet et au refrain. Or, vous avez dû remarquer, et cela comme malgré vous, combien de fois le chiffre trois entre en scène (si je puis m'exprimer ainsi) dans l'action ou le décor de nos chansons de marche. Ainsi par exemple:

M'en revenant de la Vendée

Dans mon chemin j'ai rencontré

Trois cavaliers fort bien montés.

Voilà pour le couplet

J'ai vu le loup, le renard, le lièvre

J'ai vu le loup, le renard passer.

Voilà pour le refrain Trois personnages encore!

Autre exemple:

Mon père a fait bâtir maison

L'a fait bâtir à trois pignons

Sont trois charpentiers qui la font.

C'est le premier couplet du fameux Va, va, va, p'tit bonnet-te, grand bonnet-te!

Le cinquième couplet demande:

Que portes-tu dans ton jupon?

Et le sixième couplet, son premier serre-file, lui répond tout de site:

C'est un pâté de trois pigeons!

Trois! toujours trois, le chiffre fatidique!

Et que me direz-vous des: Trois p'tits tambours revenant de le guerre? Une célèbre celle-là!

Et l'immortelle:

En roulant ma boule, roulant


Derrière chez nous est un étang

En roulant ma boule,

Trois beaux canards s'en font baignant!

Toutes leurs plumes s'en vont au vent!

Trois dames s'en vont les ramassant!

Ailleurs, c'est la petite Jeanneton allant à la fontaine, pour emplir son cruchon:

Par ici-t-il y passe trois chevaliers-barons!

Ailleurs encore, à St. Malo, beau port de mer:

Trois beaux navires sont arrivés

Chargés d'avoine, chargés de blé.

Trois dames s'en vont les marchander.

Marchand, marchand, combien ton blé?

Trois francs l'avoine, six francs le blé!

Enfin, pour en finir avec le délicieux Noël canadien-français D'où viens-tu, bergère, je vous rappelle son dernier couplet:

Y a trois petits anges

Descendus du ciel,

Chantant les louanges

Du Père Éternel.

Ces chansons-là ont bercé le sommeil de ma première enfance, ma bonne, mon heureuse et sainte enfance de petit paysan, réjoui la jeunesse de ma vie d'écolier. Et l'on s'étonne après cela que la figure arabe du chiffre trois me soit restée présente aux yeux du corps et de l'esprit, comme un visage aimé de camarade, que les dates historiques où sa combinaison se rencontre demeurent ineffaçablement gravées dans ma mémoire, ou que ce nombre m'aide à grouper les personnages aussi bien que les événements d'une époque!

A preuve: ce fut le 3 Août 1492 que Christophe Colomb partit de Palos en Espagne, et s'en alla découvrir le Nouveau Monde. Ce fut aussi le 3 Juillet 1534 que Jacques Cartier aperçut, pour la première fois la terre du Canada, et que ses vaisseaux entrèrent dans la Baie de Gaspé17. Et de même que trois caravelles la Santa Maria, la Pinta, la Nina avaient découvert le Nouveau Monde, de même trois navires, la Grande Hermine, le Courlieu, l'Emérillon du hardi Capitaine Jacques Cartier, eut reconnu cet immense continent, notre pays lui-même était divisé en trois royaumes sauvages, le Saguenay, le Canada, l'Hochelaga. Les premiers missionnaires du Canada étaient au nombre de trois, les prêtres-récollets Jean Dolbeau, Denis Jamay, Joseph LeCaron qui mourut de chagrin de ne pouvoir reprendre ses travaux apostoliques au Canada redevenu français18. Ce fut le trois Juillet 1608 que Samuel de Champlain fonda Québec, et ce fut le 23 Mars 1633 qu'il partit de Dieppe pour recouvrer la colonie rendue à la couronne de Louis XIII par le traité de St. Germain en Laye. Ce furent encore trois vaisseaux, le Saint Pierre, le Saint Jean, le Don de Dieu,19 que ramenèrent Champlain et reconquirent à la France Québec, aujourd'hui irrémédiablement perdu pour elle! Et ce fut le 23 Mai 1633 que la flottille mouilla devant la ville.

Note 17: Gaspé le nom français du nom sauvage Honguedo que signifie le bout de la terre.

Note 18: Le traité de Saint-Germain en Laye qui rendit le Canada à la France, fut signé, le 29 mars 1632.

Note 19: Ferland, Histoire du Canada, Tome Ier, page 258.

Que voulez-vous, me dit en riant Laverdière, reprenant haleine, que voulez-vous, j'ai la passion du nombre trois! et je parierais sur lui tout l'argent que l'on perd, soit aux tables de jeux soit à la roulette. D'autre ont le culte du chiffre sept. Leur religion vaut la mienne, et vous savez comme moi qu'affaires de goût, de modes ou de ridicules ne se discutent pas! On les choisit seulement. J'ai les miens.

D'autre part, je vous avouerai, sans fausse honte que, de mon vivant, j'avais la superstition du nombre 13 excessivement développée dans l'imaginative.

Cela m'étonne!

En vérité? Vous le seriez davantage, si je vous en donnais la raison historique!

Historique?

Écoutes, j'en appelle à vos souvenirs d'études. Ce fut le 26 (deux fois treize), ce fut le 26 Juillet 1758 que Louisbourg capitula. Ce fut le 13 Juillet 1759, vers les deux heures du matin, que commença le bombardement de Québec. Ce fut le 13 septembre 1759 que se livra la première bataille des Plaines d'Abraham. Qui l'a perdue? Le 13 Septembre 1759 fut mortellement blessé le vaillant marquis de Montcalm. Avec qui et pour qui tombait Montcalm? Ce fut par le treizième article du Traité de Paris, signé le 10 février 1763, que le roi Louis XV, de déshonorante mémoire, céda honteusement le Canada Français et son immense territoire à Georges III d'Angleterre. Rappelez-vous que la Révolution de 1837 fit monter treize canadiens français à l'échafaud.20

Note 20: Colborne fit juger les prisonniers rebelles par une cour martiale; 89 furent condamnés à mort, 47 à la déportation, et tous leurs biens furent confisqués. Treize condamnés, le Chevalier de Lorimier à leur tête, périrent sur l'échafaud. Ces mesures sévères furent fortement blâmées en Angleterre, même par des personnages puissants, entre autres par le duc de Wellington. Laverdière: Histoire du Canada, page 221.

Je pourrais, continua Laverdière, multiplier les exemples: je ne vous donne que les plus cruels et les plus frappants, afin qu'ils restent mieux en mémoire. Remarquez, s'il vous plaît, que cette fatalité du chiffre treize est universelle, qu'elle ne suit pas telle et telle race, ou ne s'attache pas à tel et tel peuple en particulier. Ainsi, comme nous au Canada, les Anglais ont eu leurs dates historiques néfastes, frappées du même chiffre. Ce fut le 13 Juillet 1755 que l'héroïque vaincu de la Monongahéla, le brave général Braddock, mourut de ses blessures.21 Ce fut le 13 Septembre 1759 que leur plus grand héros, James Wolfe, expira dans les bras de la Victoire. Ce fut le 13 juillet 1632 que Thomas Kertk remit l'Abitation de Kébecq et le Château Saint-Louis entre les mains d'Emery de Caën et du sieur DuPlessis Bochart, les lieutenants de Samuel de Champlain. Le même jour, la garnison anglaise reprenait la mer et le chemin de la Grande Bretagne. Croyez-moi, le Treize est une mauvaise carte; nous autres, Canadiens-Français, l'avons eue à la dernière main, et voilà pourquoi nous avons perdu la partie, la terrible partie jouée sur le tapis vert du champ de bataille.

Note 21: Braddock avait eu cinq chevaux tués sous lui pendant l'action.

Je lui dis en riant: Vous avez la haine du chiffre 13, j'en conclus logiquement que vous avez la peur du vendredi. Ces deux superstitions se complètent; leurs croyances ne forment qu'un dogme, comme leurs mutuelles et mauvaises influences se confondent et se fortifie. Le cas historique de M. de Montcalm en offre un saisissant exemple; il est blessé à mort un treize, il expire un vendredi, et on l'enterre un vendredi. Connaissez-vous rien de plus lamentable en matière de fatalité? Aussi, pour moi, c'est la meilleure des raisons comme la plus excellente des excuses de vous savoir de mon avis... sur ce point.

Que me chantez-vous là, interrompit Laverdière? Auriez-vous peur du vendredi par hasard? Vous m'étonnez!

Je lui renvoyai mot à mot sa réponse de tout à l'heure: En vérité! Vous le seriez bien davantage si je vous en donnais les raisons historiques.

Historiques? Allons donc? je vous écoute tous de même.

Frontenac, le plus illustre de nos gouverneurs, mourut un vendredi, le 28 novembre 1698, Montcalm, le plus brave de nos généraux mourut un vendredi, le 14 septembre 1759; le premier jour du bombardement de Québec était un vendredi, le 130 Juillet 1759, vous m'avez donné cette date-là vous-même, il n'y a qu'un instant; les Acadiens furent enlevés à Grand Pré le 5 septembre 1755, un vendredi; toujours un vendredi, le 5 août 1689, eut lieu l'épouvantable massacre de Lachine, une hécatombe humaine, une boucherie si horrible, que l'anéantissement successif des bourgades huronnes, et nos batailles perdues les plus sanglantes ne sont que de pâles échauffourées comparées à ce féroce coup de main de la Barbarie Indienne. L'histoire de la Nouvelle-France est encore rouge de ces tueries abominables de nos ancêtres blancs par les sauvages; 1646, 1647, 1648, 1649, 1650, 1651, 1652, 1653, 1654, 1656, 1660,22 sont autant de millésimes ensanglantés qui se suivent comme les échos rapides, désespérés, de ces voix lamentables criant "au meurtre!" par toute la Nouvelle-France, sous le couteau des Iroquois. Et, cependant, 1689 seule demeure l'année terrible, l'année sinistre par excellence. L'année du massacre, c'est le nom qu'elle portera dans l'histoire. Et c'est un vendredi qui lui a valu tout cela! Enfin pour terminer, à votre manière, par un épisode du Règne de la Terreur, ce fut un vendredi, le 15 février 1839, que François Marie Thomas, Chevalier de Lorimier, monta sur l'échafaud!

Note 22:
1646. Assassinats du Père Jogues et de Lalande.
1647. Meurtres commis par les Iroquois chez la tribu des Neutres.
1648. 700 personnes massacrées à la Mission St. Joseph.
1649. Destruction des bourgades huronnes St. Ignace et St Louis. Martyres de Brébeuf et de Lalemant.
1650. Première bourgade de la tribu des Neutres enlevée par les Iroquois.
1651. Seconde bourgade de la tribu des Neutres enlevée par les Iroquois.
1652 Assassinats du Gouverneur DuPlessis Bochart et de 15 français.
1653. Attaques iroquoises contre Québec, Trois-Rivières et Montréal.
1654. Destruction de la Nation des Eriés ou Chats.
1656. Massacre des Hurons par les Iroquois, à l'île d'Orléans. Assassinat du Père Garreau.
1660. Mort héroïque de Dollard des Ormeaux et de ses 17 compagnons martyrs.

Je crois donc fermement que ces raisons historiques justifient, et amplement, mes préjugés à l'égard du vendredi.

Êtes-vous sérieux, me répondit gravement Laverdière, et croyez-vous réellement qu'il y ait des jours heureux ou néfastes, des chiffres talismans, des quantièmes fatals ou des vendredis porte-malheurs? Entre ces deux superstitions j'aimerais encore mieux choisir la fatalité du nombre 13 que la male-main du Vendredi.

Vous n'avez donc pas lu Daniel de Foë; ou la philosophie de son rire vous aurait-elle échappé? Le spirituel railleur inspire à Robinson Crusoé l'heureuse et neuve idée de nommer vendredi le féroce cannibale qu'il vient de découvrir dans son île-prison de San Juan Fernandez.--Et pourquoi? En souvenir du jour où Selkirk rencontra ce moricaud la première fois? Apparemment, oui, mais en réalité, nullement. Il poursuivait le persiflage de ces superstitieux incurables, de ces malades imaginaires qui veulent que rien de bon n'arrive un vendredi, et rapportent fatalement à l'influence hostile du vendredi toutes les mauvaises rencontres, tous les désastreux hasards et toutes les catastrophes lamentables de la vie. Ce sauvage Vendredi est gai comme un Mardi-Gras du carnaval italien, heureux comme Polycrate. Eh! vraiment! j'ignore pourquoi il ne le serait pas! Rappelez-vous que Molière, le plus grand des comiques modernes (et futurs probablement), avait l'âme triste, que les fossoyeurs chantent toujours, et qu'il n'y a rien comme une farce de croque-mort pour faire rire!

La peur du vendredi! mais il n'y a que les mauvais historiens et les mauvais prêtres qui aient cette épouvante-là.

Quant à la mort du Christ, vous savez ce qu'il en faut penser: vous êtes catholique, moi je suis prêtre. Job blasphéma-t-il, lorsqu'il regretta sur son fumier le jour de sa naissance: Et l'esclave que maudirait sa délivrance mériterait-il la liberté? N'en disons pas davantage sur ce propos.

Ce fut un vendredi, le 3 août 1492, que les caravelles du Génois quittèrent Palos et la terre d'Espagne, et ce fut un vendredi le 12 Octobre 1492, que le Nouveau-Monde apparut aux vigies de la Pinta! Cette découverte fut le plus grand événement de l'âge moderne. Les siècles à venir n'en produiront jamais un plus fameux!

Ce fut un vendredi, le 28 juillet 1606 que la charrue de Louis Hébert, laboura pour la première fois le sol fécond de notre bien-aimée patrie.23 Après trois siècles de récollets débordantes et d'exubérantes moissons, la prodigieuse terre du Canada n'est pas encore épuisée que je sache. Dites-moi la date où elle deviendra stérile? Prenez garde, jeune homme, que ce ne soit un vendredi!

Note 23: "Le vendredi, lendemain de notre arrivée (27 juillet 1606), le Sieur de Poutrincourt affectionné de cette entreprise (l'établissement de Port Royal en Acadie) comme pour soi-même, mit une partie de ses gens en besogne, au labourage et culture de la terre, tandis que les autres s'occupaient de nettoyer les chambres et chacun appareiller ce qui était de son métier. Ce coup de charrue est le vrai commencement de la colonie française en Acadie."--LESCARBOT. "Louis Hébert, apothicaire de Paris, avait accompagné Poutrincourt dès 1604, et c'est probablement lui qui dirigea les travaux d'agriculture dont parle Lescarbot... Nous retrouvons Hébert en Acadie et plus tard à Québec, car il fut le premier laboureur de ces deux contrées, et les Acadiens comme les canadiens voient en lui le colon fondateur de leurs races." Benjamin Sulte: Histoire des Canadiens-Français, Tome Ier, chapitre III, page 63.

Louis Hébert paraît être né à Paris, où il avait épousé Marie Rollet. En 1606, il passa à l'Acadie et Lescarbot en parle dans les termes suivants: (liv. IV): "Poutrincourt fit cultiver un parc de terre pour y semen du blé à l'aide de notre apothicaire, Louis Hébert, homme qui, outre l'expérience qu'il a en son arte, prend grand plaisir au labourage de la terre." Ferland: Notes sur les Régistres de Notre-Dame de Québec, page 9.

Ce fut un vendredi, le 24 avril 1615, que le Saint-Étienne partit de Honfleur avec Denis Jamay, Jean Dolbeau et Joseph Le Caron, les trois premiers missionnaires du Canada.

Ce fut un vendredi, le 26 juin 1615, que la première messe fut dite à Québec. 24

Note 24: Il faut excepter les messes dites, pendant l'hivernage des vaisseaux de Jacques Cartier, en 1535-36, par les aumôniers de la flotte, Dom Anthoine et Dom Guillaume Le Breton.

Ce fut un vendredi, le 6 juin 1659, que François de Montmorency Laval, notre premier évêque, arriva à Québec.

Ce fut un vendredi, le 20 octobre 1690, que Frontenac chassa des battures de la Canardière les miliciens de la Nouvelle-Angleterre, et les força de se rembarquer, dans le désordre d'une folle panique, sur les vaisseaux de l'amiral Phips.

Ce fut un vendredi, le 13 septembre 1697, que le héros de la Baie d'Hudson, Iberville, enleva le fort Nelson aux Anglais.

J'en passe, et des meilleurs. Et pour cause. J'entasserais dates sur dates, j'accumulerais éphémérides sur éphémérides, je couvrirais trois fois d'événements heureux, le nombre de vos jours néfastes et de vos quantième fatidiques, que je ne prouverais rien du tout, le nombre de vos jours néfastes et de vos quantièmes fatidiques, que je ne prouverais rien du tout, soit à l'encontre de votre utopie, soit à l'appui de la mienne. Étudiez l'histoire du pays et vous trouverez que les actions décisives, politiques ou militaires, les irrémédiables désastres, les catastrophes finales, échappent absolument é la prétendue funeste influence du jour qui nous occupe. La première bataille des Plaines d'Abraham 25 fut livrée un jeudi.

Note 25: "Le nom biblique que porte cet endroit à jamais célèbre n'a qu'un rapport très éloigné avec le père des Hébreux; il lui vient d'un certain Abraham Martin qui possédait autrefois une partie de cette étendue de terre.--Abraham Martin, dit l'Écossais, pilote, acquit, par donation du 10 Octobre 1648 et du 1er Février 1652, vingt arpents de terre d'Adrien Duchesne, et par concession de la Compagnie de la Nouvelle-France, douze autres arpents." Lemoine, Album du Touriste. Note E de l'Appendice.

Que n'auriez-vous pas dit, superstitieux que vous êtes, si le combat avait eu lieu le lendemain! Québec capitula un mardi, le 18 septembre 1759; Montréal, un dimanche, le 7 septembre 1760; le Traité de Paris, qui livrait sans retour le Canada à l'Angleterre fut signé un jeudi, le 10 février 1763; ce fut encore un dimanche que Montgomery fut tuée en risquant l'audacieux assaut de Québec, le matin du 31 décembre 1775. Et reliqua.

Croyez moi, les jours heureux ressemblent aux pierres blanches qui les marquaient chez les anciens.

26Apparemment la Providence laisse tomber les premiers d'une main avare et distraite sur tous les chemins de la vie, comme la Nature sème les autres avec prodigalité dans le sable de tous les rivages. On en trouve partout, et chacun peut en ramasser quelques uns. Dieu les abandonne aux recherches avides et à l'espérance éternelle de l'homme.

Note 26: Albo notanda lapillo dies. Odes d'Horace.

Laverdière eut tout à coup un accès de gaieté, un rire subit, qui sonna clair, comme l'écho d'une joie enfantine.

Quels grands bébés nous sommes! s'écria-t-il. Voilà que nous discutons des quantièmes et des vendredis, comme deux vieilles filles qui se disputent sur le plein de la lune ou le saint du calendrier! Après tut, c'est encore une manière (je ne dirai pas la meilleure) d'étudier notre histoire du Canada et de rafraîchir notre mémoire à la glorieuse lumière de ses éphémérides!

Nos éphémérides canadiennes-françaises, savez-vous bien qu'il y avait là matière à très bel almanach? C'est un travail que j'avais commencé. Ça, n'en parlez jamais, je vous le dis en confidence, l'aventure a raté, magistralement raté... faute de temps.--Que voulez-vous, ajouta le maître-ès-arts, avec un regret dans la voix, je suis parti si vite, l'on est venu me chercher si brusquement.27

Note 27: M. l'abbé Laverdière mourut après 48 heures de maladie seulement.

Qui donc? lui demandai-je sans défiance; et Laverdière me répondit:

La Mort!

Il souriait doucement comme sa belle voix harmonieuse laissait tomber ce mot terrible qu'il prononçait avec la tendresse d'un nom ami.

La mort! Étrange phénomène, ce mot formidable, qui eût arraché un léthargique à son sommeil fatal, ne réveilla pas ma mémoire. Et je continuai de marcher sans épouvante à la droite de ce fantôme, croyant toujours à la présence d'un homme vivant.

Causant de la sorte, nous arrivâmes à la hauteur de la rue Grande Allée. Il existe à cet endroit précis, un renflement considérable du sol, qui ressemble à méprise, au profil d'un flot de ressac énorme, prêt à déferler, avec un bruit de tonnerre, sur les terrains vagues de la banlieue et à entraîner, dans son irrésistible élan, toutes les villas des environs.

Une tour Martello28 basse, grise, ronde comme un phare, monte la garde sur cette élévation de rocher. On dirait une sentinelle que le Gouvernement Impérial a oubliée de relever, quand il rappela ses troupes, au lendemain de la Confédération Canadienne. Bien qu'elle appartienne à la stratégie, et soit une fortification essentiellement militaire, elle en a peu la physionomie menaçante et conserve, en dépit de son métier et de sa vocation, une douce expression de bonhomie, l'air paisible et bourgeois de l'honnête artisan qu'elle abrite. Pas de soldats sous sa toiture plate et circulaire comme un parasol chinois, point de canons allongeant le cou dans l'embrasure de ses meurtrières soigneusement fermées de volets, comme la fenêtre d'une maison de campagne. On dirait un vétéran, un invalide, assis-là, autant pour reposer sa fatigue que pour distraire sa nostalgie des anciennes batailles, un balafré des âges héroïques s'oubliant à regarder, là-bas dans la plaine, Wolfe, Montcalm, Lévis, Murray, Arnold ou Montgomery passer la revue de leurs historiques régiments.

Note 28: Ce fut en 1808 que furent construites, sous la direction du général Brock, les quatre tours Martello, qui complètent les fortifications sud de Québec.

La vue que l'on obtient au sommet du plateau est superbe: soit que l'on regarde la ville neuve attifée de sa plus fraîche toilette et l'élégante richesse de son plus fier quartier29, soit que l'on s'attarde à contempler, à l'horizon de Ste. Foye, le fascinant panorama de la campagne, la falaise de St. Romuald, les hauteurs de St. David de l'Aube-Rivière30, le bois de Spencer Wood, la route de Sillery, les villas de Mont Plaisant, cachées comme des nids, dans la feuillé des bosquets ou la verdure des champs, enfin, la délicieuse vallée de la rivière St. Charles.

Note 29: Le quartier Montcalm.

Note 30: Ainsi nommée en mémoire du cinquième évêque de Québec, Mgr. François-Louis de Pourroy de l'Aube-Rivière.

Comme la ville est changée! remarqua Laverdière.

Vous ne dites pas embellie? Eh! monsieur, vous n'êtes pas flatteur!

L'historien esquissa un sourire.--Je ne vois pas, dit-il, la même ville que vous regardez. Ainsi, pour ne vous en donner qu'un exemple, je vois la maison du chirurgien Arnoux dans la façade de votre Hôtel-de-Ville31; la résidence de l'aide-major Jean Hugues Péan32 au lieu et place de la demeure actuelle du paie-maître Forest; les quartiers-généraux du marquis Louis Joseph Montcalm de Saint Véran dans le salon du barbier Williams;33 les jardins de l'abbé Vignal, aux Ursulines34. Je les vois tous, aussi distinctement que vous-même pouvez regarder encore aujourd'hui la boutique du tonnelier François Gobert, au numéro 72 de la rue St. Louis. 35

Note 31: "A quelques mètres de la maison de Gobert (ou Gaubert) s'élève l'Hôtel-de-Ville de Québec, sur le site même où était en 1759 la résidence du chirurgien Arnoux." Album du Touriste par LeMoine, page 16. Depuis la publication de L'Album du touriste, M. LeMoine aurait, paraît-il repris son opinion à ce propos. Il croit maintenant que la résidence du chirurgien Arnoux devait être la maison actuelle du charretier Campbell, c'est-à-dire les numéros 45 et 47 de la rue St. Louis. Laquelle est la meilleure des deux suppositions? la parole est aux archéologues.

Note 32: Le mari de la fameuse maîtresse de l'Intendant Bigot. Le juge Emsly occupait en 1815 la maison que ce soldat de... fortune habitait en 1758; plus tard, le Gouvernement l'acheta pour en faire une caserne d'officiers. LeMoine: Histoire des Fortifications et des Rues de Québec, page 18.

Note 33: La maison du charretier Campbell, Nos 45 et 47 dur la rue St Louis, celle des barbiers-coiffeurs Williams, No 36 sur la même rue (Montcalm's Head Quarters), et la boulangerie Johnson, sur la rue St. Jean (en dedans des murs) sont actuellement les trois plus vieilles maisons françaises (antérieures à la conquête) encore debout. Elles offrent un triple exemple de ce genre bizarre de toitures pointues, très hautes, percées de lucarnes ouvrant au ras des gouttières, comme des yeux à fleur de tête, et dessinant sur le ciel un profil excessivement aigu.

Note 34: L'abbé Vignal, avant d'être sulpicien, logeait à l'encoignure des rues Parloir et Stadacona. Il cultivait un terrain qu'il avait défriché et en donnait le produit au soutien du monastère des Ursulines. Plus tard, il quitta l'office de chapelain du cloître pour s'affilier au Séminaire de St. Sulpice. Il fut tué, rôti et mangé par les sauvages à Laprairie de la Magdeleine, vis-à-vis de Montréal, le 27 octobre 1661. J. M LeMoine: "Histoire des Fortifications et des rues de Québec", page 18.

Note 35: On y dépose, le matin du 31 décembre 1775, le cadavre de l'audacieux général Richard Montgomery.

Vous me trouver bizarre et fantasque de regarder ainsi, dans les rangées parallèles de vos maisons neuves, les bicoques disparues de la vieille capitale française. Les gens de mon espèce sont rares, je 'avoue; mais confessez, à votre tour, qu'il s'en retrouve toujours quelques-uns à tous âges et en tous pays. Horace le classique Horatius Flaccus, les connaissait bien ceux-là, qu'il appelait dans "L'art Poétique" laudatores temporis acti. Il en est un célèbre qui a passé par votre ville, il n'y a pas dix ans. Auriez-vous, par hasard, oublié lord Dufferin? Et comprenez-vous pourquoi ce gouverneur fit reconstruire aux frais de l'État, les portes militaires du vieux Québec, que la bêtise ignorante de son Conseil Municipal avait rasées? Ce remarquable diplomate était un véritable laudator temporis acti, dans toute la large et noble acception du mot. Je l'admire autant que je l'en félicite. Toutefois, n'ayant pas la richesse et la fortune du vice-roi des Indes, j'en suis réduit à rebâtir, de mémoire et d'imagination, les monuments classiques de votre capitale. Comprenez-vous maintenant aussi pourquoi je regarde, à travers la pierre de vos demeures modernes, les vieilles maisons françaises qu'elles ont remplacées? pourquoi les terrains vagues de la cité sont pour moi remplis de chapelles monastiques, de casernes ou de collèges? pourquoi, trempé de pluie ou poudré de neige, je reste là, à quelque coin de vos rues historiques, m'extasiant à voir passer les personnages fumeux de notre épopée canadienne? Comme les vieillards je m'amuse, ou plutôt mieux, je me console avec mes souvenirs. La mémoire! c'est le regard que voit lorsque les yeux de la chair s'aveuglent; la mémoire! c'est l'oreille qui écoute lorsque la tête devient sourde et pesante; la mémoire! c'est la voix intérieure, l'incomparable amie, qui parle, qui cause, qui raconte, à mesure que les bruits de ce monde s'éteignent et meurent, et que le silence, avant-coureur du grand sommeil, envahit l'âme comme une vague irrésistible.

Tout en causant de la sorte, mon étrange interlocuteur s'était mis à marcher et moi à le suivre machinalement. Nous avions quitté la ure St-Louis, et nous allions droit devant nous, traversant alors la place du Vieux Marché de la Haute Ville. Ce terrain vague, servant aujourd'hui de poste aux cochers de place et aux camionneurs, est un vaste carré borné, au nord, par les maisons de la rue La Fabrique, à l'est, par la Basilique Mineure de Notre-Dame de Québec, au sud, par les maisons de la rue Buade, 36 à l'ouest, par l'emplacement désert du Collège des Jésuites37 servant alors de quartiers-généraux aux tailleurs de pierre du nouveau Palais de Justice. C'est un endroit ouvert à tous les vents, sillonné par une multitude de petits chemins de traverse courant dans toutes les directions, d'un secours inestimable aux affairés de toutes le besognes.

Note 36: Ainsi nommé en mémoire de Louis de Buade, comte de Frontenac.

Note 37: Le Collège des Jésuites, fondé par le marquis de Gamache, fut bâti en 1637.

En ce moment, les quatre grandes églises paroissiales de la ville, Notre-Dame, St. Jean Baptiste, St. Roch et St. Sauveur 38 carillonnèrent à haute voix l'appel de la Messe de Minuit. Il pouvait être onze heures et trois quarts. Presqu'aussitôt le sonneur de la Cathédrale Anglicane se mit à monter et redescendre sans relâche son éternelle gamme en do naturel. Puis soudain, après cinq ou six accords plaqués de toutes ses cloches, et un silence de plusieurs secondes, il commença lentement à jouer Auld Lang Syne, l'Old Long Since, le Vieil Autrefois de la vieille Écosse, une mélodie immortalisée par l'immortelle poésie de Burns.

Note 38: Ainsi nommé en mémoire de M. le Sueur de Saint-Sauveur, ancien curé de Saint-Sauveur de Thury (aujourd'hui Thury-Harcourt ou simplement Harcourt), en Normandie, prêtre séculier, qui demeurait à Québec en 1635. Ferland: Histoire du Canada, Tome Ier, page 277.

Puis, sans transition musicale, le clocher chanta la grande hymne des nations chrétiennes, Adeste fideles, laeti triumphantes. Cette religieuse harmonie, soutenue par la base vibrante de tous les carillons de l'ancienne capitale mis en branle, pénétrait comme un subtil parfum, la froide et silencieuse atmosphère de la nuit. Soit fantaisie de l'odorat, soit caprice de l'imagination, échos flottants de la mémoire, l'on y croyait respirer la bonne odeur de l'encens brûle dans les temples, ou bien encore, la senteur résineuse, vivifiante et forte du sapin et du cèdre, composant, de leurs branches entrelacées, la verdure et la feuillée symboliques de nos Crèches de Noël. L'âme se sentait envahir par le sentiment intense d'une paix profonde, suave, exquise, comparable, par le spectacle, à la sérénité lumineuse d'un ciel étoilé, et, par analogie de sensation, au bien-être indicible que les sens éprouvent à la première influence du narcotique qui les endort.

Et cependant, je le dois avouer, j'écoutais mal cette magistrale symphonie chantée, là-haut dans le ciel, par tous les clochers de la grande ville. Mon esprit troublé par l'étrange et bizarre rencontre de tout à l'heure, ne suivait plus qu'à travers un brut de pensées distraites l'extatique mélodie des carillons; ce qui gâtait affreusement l'effet charmeur des sonneries. Cela ressemblait, comme irritante impression, à de la musique de maître écoutée dans les tapageuses causeries d'un auditoire de sots.

Il manque une cloche au carillon, remarqua Laverdière.

Et comme je lui demandais laquelle était absente, le maître-ès-arts leva la main sur le terrain vague où naguère s'élevait le vieux Collège des Jésuites.

C'est grand dommage, dit-il, qu'ils laient démoli. Le collège des Jésuites, voyez-vous, était la maison paternelle des missionnaires, le chez nous délicieux de ces apôtre incomparables, qui, pour l'amour du bon Dieu, avaient déserté leurs familles et laissé vacantes leurs places au foyer domestique. Le Collège des Jésuites; c'était la seule étape, l'unique relais de ces conquérants évangéliques, lesquels, à l'exemple des expéditions militaires de la stratégie moderne, s'avançaient, à marches forcées, au coeur des pays infidèles, préférant emporter d'assaut les citadelles du Paganisme plutôt que les assiéger. Ces haltes étaient singulièrement courtes: le temps précis de panser les plaie, fermer les blessures, laisser pâlir les cicatrices, le stricte repos absolument commandé par le corps n'en pouvant plus de douleurs et de tortures. Encore ce délassement n'était-il que fictif et dérisoire, car le corps entrait de moitié dans les fatigues prolongées de l'étude et les veilles interminables de la prière.

Le Collège des Jésuites, comme on aurait dû l'aimer! Et vous en avez fait une caserne!39 Après tout, cette métamorphose n'était pas pour le séminaire un incomparable outrage; de plus beaux édifices et de plus sacrés ont éprouvé pires destins. L'histoire de la révolution française est là pour rappeler le souvenir de cathédrales profanées, transformées en écuries! Le Collège des Jésuites aurait pu devenir une grange; et vous savez qu'il s'en est fallu de bien peu qu'il ne servît d'étable!

Note 39: Le Père Jean Joseph Casot, né le 5 Octobre 1728, mourut la première année de notre siècle, le 16 mars 1800. C'était le premier jésuite de la Nouvelle France. Ce jour-là le gouvernement prit officiellement possession des biens de la Société de Jésus.

Va donc pour la caserne! On y logea plus de soldats qu'autrefois de séminaristes. S'y trouva-t-il, pour cela, plus de discipline et plus de courage? Dites-moi, quels hommes dépasseront jamais en bravoure ces stoïques martyrs de la Colonie, ces illustres violentés de la Mort, Brébeuf et Jogues, Lalande et Gabriel Lalemant, Garreau, Buteux, Daniel, Charles Garnier, Chabanel? Après quatre vingts ans de caserne il n'est pas sorti de là un régiment anglais comparable à cette phalange de Macchabées.

Oui, c'est grand dommage qu'ils aient ainsi abattu le Collège des Jésuites. Pourquoi l'avoir livré aux démolisseurs? C'était une oeuvre de trahison et vous n'en trouverez pas l'excuse. De cette maison qui avait reçu du marquis de Gamache, son fondateur, 16,000 écus d'or comme obole de premier bienfait, il ne reste rien sur la terre! La dynamite est allé chercher dans le rocher de ses assises ce que les pics et les pioches avaient été impuissants à atteindre. Les pierres bénites de fondations, la pierre angulaire du collège, ont été traitées comme un détritus dangereux, comme une vidange malsaine avec laquelle on a comblé les fossés de nos fortifications militaires, les quais de notre Commission du Havre, ou les terrassement du fameux chemin de fer de la Rive Nord.40 L'on n'a pas même songé à sauver de la catastrophe finale son clocher réglementaire et é le replacer sur quelque chapelle de mission, bâtie là-bas, aux frontières avancées de la Colonisation canadienne française, dans la vallée du Lac St. Jean, par exemple, où les âmes réjouies du Père DeQuen, son découvreur, et du Père Labrosse, son apôtre, l'eussent encore entendu sonner! C'est mon avis qu'il eût porté bonheur à la future paroisse. N'est-ce pas le vôtre?

Note 40: D'après M. Faucher de Saint-Maurice la cache d'armes du marché Montcalm aurait été jetée tout d'une pièce dans le quai du Chemin de Fer du Nord au quartier du Palais. Relations des fouilles exécutées par Ordre du Gouvernement dans les Fondations du Collège des Jésuites à Québec, page 9.

Phénomène bizarre, à mesure que Laverdière parlait, l'allégresses des carillons tout à l'heure étourdissante comme leurs volées semblait maintenant s'éteindre, s'évanouir, se confondre par transitions rapides avec le glas sévère de quelques grandes funérailles. Les cloches partageaient-elles la mélancolie du maître-ès-arts? ou subissais-je moi-même, et à mon insu, sa magnétique influence? Je ne sais trop. J'éprouvais une angoisse comparable en intensité à cette tristesse qui déchire l'âme quand, à votre place et à leur tour, des voix étrangères chantent les romances de vos vingt ans, alors que pour nous la jeunesse est morte, le rêve éteint, les illusions perdues, les espérances en cendres, toute la vie brisée comme un verre, tout l'avenir gâché sans retour par quelque irréparable catastrophe.

Mais cet accès de spleen dura peu. L'humeur morose d'un hypocondriaque se fût évanouie comme un songe, fondue comme une buée dans une flambée de soleil, à cette chaude et contagieuse allégresse dont la plus haute clameur n'était cependant qu'un écho affaibli de cette autre joie intérieure exubérante qui possédait les âmes chrétienne en ce saint jour. C'était vraiment un gai spectacle que le défilé interminable des braves gens marchant à l'église par toutes les rues de la ville. Et rien ne rafraîchissait le sang comme ce beau et grand tapage de toute une population en liesse.

Trois raisons motivaient ce concours exceptionnel de la foule. D'abord, la solennité même de Noël, la plus universellement célébrée de nos fêtes religieuses. Venait ensuite, immédiatement après, cette autre séduction puissante des québecquois, la musique; car l'on avait préparé, à cette occasion, un programme exquis, une véritable agape artistique, un menu superfin qui promettait aux invités du banquet des surprises ravissantes et des merveilles inouïes de vocalises. Il aurait suffi d'ailleurs, pour s'en convaincre, d'écouter du la rue les dilettantes (y compris ceux qui prétendent l'être), discuter fortissimo les mérites et démérites de tels virtuoses et de telles partitions. Ces messieurs parlaient beaux-arts avec cette chaleur émoustillée qui rappelle assez naturellement l'habitude du champagne... et ses conséquences.

Aussi spécialement séduite par les promesses de ce Christmas Festival et le spectacle éclatant de notre faste liturgique, l'élite protestante de la cité accourait-elle de partout ses quartiers élégants et même de la banlieue. La Banlieue de Québec n'est pas précisément aux confins de la terre, mais s'aperçoit à une honnête distance, en deçà des lignes d'horizon. Aussi, les belles dames des équipages, toutes emmitouflées de fourrures au fond de leurs traîneaux, comme les modestes piétons marchant allègrement le chemin qu'elles suivaient en voiture, de Mont-Plaisant, de l'Avenue des Érables, de Sillery, de Bergerville, voire même de Ste-Foye, auraient consenti volontiers à ce que la ville se fût trouvée, en cette circonstance, une fois encore plus lointaine, pour mieux contempler la féerique beauté d'une nuit d'hiver canadien. C'était, en effet, goûter un délice de nageur que prolonger ce bain de lumière sidérale pénétrant, à la fois, le corps et l'âme, vibrant aux yeux avec une telle puissance d'émission que le spectateur ébloui ne savait plus vraiment d'où elle partait: du disque argenté de la lune, ou de la neige immaculée.

Les toitures, les mansardes, les têtes originales des cheminées estompaient leurs silhouettes bizarres sur la blancheur des rues avec une telle netteté de lignes et de profils, que je croyais regarder, dans la contemplation de ce paysage lunaire, une gravure de Gustave Doré, agrandie au cadre de la Nature. Les ombres du tableau en étaient si intensément noires, si brusquement découpées, tranchées dans la neige, qu'elles me semblaient creuses comme des gaufrures aussi capricieuses que gigantesques.

Dans le firmament bleu--un azur de ciel d'été--les fumées molles des innombrables cheminées de la ville montaient verticales. Parfois, de légers coups de vent, des brises égarées, cherchant leur chemin d'une aile inquiète, couchaient comme des flammes de bougies ces fumées paisibles, quasi immobiles pour l'oeil qui les suivait dans l'atmosphère. Alors ces vapeurs chaudes de bois ou de charbons fondus en braises, flottantes comme des buées sur l'air pur et lumineux de la nuit, devenaient panachées élastiques comme de la vapeur échappée des soupapes d'une locomotive. Et les fumerolles, comme autant de piliers qui se cassent et qui croulent, se brisaient en une infinité de petits nuages floconneux courant à la vitesse du vent, avec des allures d'oiseaux sauvages passant, l'automne, dans les hauteurs du ciel.

L'atmosphère était à ce point diaphane qu'un spectateur, placé, à cette heure de minuit, au premier kiosque de la Terrasse Frontenac, aurait embrassé, comme ne plein jour, le féerique panorama qu'elle commande, et saisi, jusqu'aux lignes les plus lointaines de l'horizon, le majestueux profil des Laurentides, encore nettement accentuées à sept lieues de distance.

Aussi, toute la ville était dans la rue, suivant le mot d'une femme célèbre; tout Québec était dehors, y compris le tout-Québec obligé de tels journalistes encore plus grecs par le métier que par le style. Il aurait d'ailleurs sufi, pour s'en convaincre, de regarder, sur la rue La Fabrique, le spectacle de cette multitude accourue des faubourgs, foule compacte, serrée comme les arbres d'une forêt de sapin, solide, impénétrable comme un carré d'infanterie anglaise, et que marchait sur l'église avec l'allure provocante de régiments qui vont se battre.

Quelle foule! remarqua Laverdière avec étonnement, quelle foule! Et son regard, large ouvert, se promenait avec stupeur sur cette mer humaine envahissant, à la vitesse du galop d'un cheval, le terrain vague du Vieux Marché, naguère encore désert, silencieux, endormi comme un cimetière.

Et aussi moi je me demandais comment logerait, dans l'étroite enceinte de 'église, la prodigieuse multitude qui s'engouffrait maintenant sous le portique, avec l'impatiente colère d'une eau courante, longtemps retardée par un barrage, et qui rentre tout à coup dans le creux naturel de son lit. Des portes béantes s'échappait, en bouffées de blanche vapeur, la chaude atmosphère intérieure de l'église. Et de la place du Vieux marché41 où nous étions jusque là demeurés, Laverdière et moi, l'on entendait parfaitement jouer l'orgue. Cet écho nous arrivait sans doute par l'entrebâillement continu des portes, ou peut-être aussi, de la seule vibration des grandes fenêtres du portail. L'orgue chantait avec joie, avec élan, avec l'enthousiasme contagieux d'un allégro militaire:

Nouvelle agréable!

Un Sauveur Enfant nous est né!

C'est dans une étable

Qu'il nous est donné!

Note 41: Consulter les gravures de Québec en 1832.

Si nous entrions à l'église? proposa le maître-ès-arts, d'une voix insinuante.

A vos ordres, lui dis-je.

Et avec lui (je le croyais du moins), j'entrai à Notre-Dame.



CHAPITRE DEUXIÈME


LA GRANDE HERMINE.


Je renonce à vous peindre ou à comparer l'étonnement qui me saisit au fermer de la porte. Ce fut une surprise telle qu'elle me pénétra, comme la peur, d'un froid intense. J'eusse été, certes excusable de m'épouvanter devant l'inattendu d'un spectacle étrange comme la fantaisie d'un conte macabre. En face de moi, derrière moi, à ma droite, sur ma gauche, se tenait debout une immense forêt de chênes, superbes de tailles et de ramure.

Si flegmatique que soit le caractère, cela produit une bizarre et singulière impression de tomber, de la sorte, sans transition appréciable de temps et de lieu, au franc milieu d'un bois inconnu, alors que vous croyez bonnement marcher, comme tout honnête citoyen payant ses taxes, sur le trottoir municipal de votre rue, ouverte au centre précis d'une ville bâtie de douze mille maisons habitées par soixante mille âmes (corps inclus). Ce changement à vue, supérieur, et de beaucoup, aux meilleures inventions de la machinerie théâtrale moderne, vous reporte naturellement aux temps légendaires de ces voyageurs arabes qui sautaient, à volonté, de Trébizonde à Bagdad, ou de La Mecque à l'Alhambre, sur un tapis volant... probablement volé.

Rien ne troublait le silence farouche et l'éternelle immobilité de cette sauvage nature. Les troncs gigantesques de ces beaux arbres,42 serrés les uns près des autres comme les soldats d'un régiment marchant à l'assaut sous une pluie de mitraille, semblaient à l'avance rangés en bataille contre les armées à venir du défricheur et du bûcheron.

Note 42: Auprès d'icluy lieu (l'embouchure de la Rivière St. Charles) y a ung peuple dont est seigneur le dict Donnacona et y est sa demeurance qui se nomme Stadaconé que est aussi bonne terre qu'il soit possible de veoir et bien fructiférente, pleine de fort beaulx arbres de la nature et sorte de France comme chesnes, ormes, fresnes, noyers, yfs (ifs), cèdres, vignes aubespines qui portent le fruit aussi gros que prunes de Damas et aultres arbres, soubs lesquelz croist de aussi beau chanvre que celui de France qui vient sans semence ny labour. Relation du Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, feuillet 14, édition 1545.

Ils se rangeaient autour de nous comme autant de gardes vigilantes, de sentinelles attentives à ne pas laisser échapper l'ennemi. Ils nous cernaient de toutes parts, et si étroitement, que leurs cercles compacts semblaient se refermer, se rétrécir, à mesure que nous les regardions.

Nous occupions alors, Laverdière et moi, le centre d'une petite clairière taillée dans l'épaisseur du bois par un feu de tonnerre où les cendres mal éteintes d'un campement abandonné. Dans tous les cas, quelles que fussent les origines d'incendie, la pluie avait eu prompte raison de cet embrasement, car la superficie du plateau découvert ne mesurait guère plus d'un arpent.

Sans la blancheur de la neige réverbérant la lumière raréfiée, l'obscurité de la forêt eût été complète. Et cependant, toute cette haute futaie, absolument nue de feuillage, se trouvait être dans une excellente condition de lumière. Aussi je m'étonnai fort que la lune, alors resplendissante de toute la largeur de son disque, ne vient pas à l'inonder de ses molles et pensives clartés.

Instinctivement, je relevai la tête pour l'apercevoir; concevez, si possible, ma stupéfaction: la lune avait, comme par magie, disparu du firmament. Le soleil s'était-il éteint, notre satellite s'était-il éclipsé? ou bien encore un poète incompris l'avait-il escamoté au profit de sa muse? Je ne sais. Seulement, je reconnus au-dessus de ma tête le ciel astronomique des mois de décembre, les constellations étincelantes de nos superbes nuits d'hiver. Au zénith, le gamma d'Andromède; à l'est, le Grand Chien, les Gémeaux, le Cocher; au sud, le géant Orion, le Taureau, sa Pléiade d'étoiles sur l'épaule (cette même constellation que les Iroquois du Canada appelaient autrefois les Danseuses43), puis le Bélier, l'Eridan, Pégase, le Dauphin, le Verseau; à l'ouest, le Cigne, la Lyre, l'Aigle; au nord, Céphée, Cassiopée, les deux ourses, Hercule et le Dragon. Ce spectacle éternellement beau, éternellement jeune, éternellement grand de l'Infini rayonnant par les mondes stellaires, me frappa d'un tel ravissement, que j'en oubliai d'admiration et ma terreur et ma surprise. Un ciel étoilé! Ce merveilleux décor, après six mille ans de mise en scène, fascine encore jusqu'à l'extase l'oeil humain insatiable de sa féerique splendeur!

Note 43: Les principaux groupes d'étoiles avaient été observés par les sauvages et avaient même reçu des noms. Chez les Iroquois les Pléiades étaient les Danseurs et les Danseuses, la voie lactée portait le nom de chemin des âmes, la Grande Ourse était désignée par un mot sauvage qui avait la même signification. "Ils nous raillent, dit le Père Lafitau, de ce que nous donnons une grande queue à la figure d'un animal qui n'en a presque pas et ils disent que les trois étoiles qui composent la queue de la Grande Ourse sont trois chasseurs qui la poursuivent. La seconde de ces étoiles en a une fort petite, laquelle est près d'elle, celle là est la chaudière du second de ces chasseurs qui porte le bagage et la provision des autres." L'étoile polaire était désigné comme l'étoile qui ne marche pas.

Ferland, Histoire du Canada Tome Ier, pages 139 et 140.

Voici l'origine des Pléiades suivant la légende iroquoise:

Sept petits indiens d'autrefois avaient coutume d'apporter le soir le maïs qu'ils avaient récolté pour en former un monceau, autour duquel ils dansaient aux chansons d'un des leurs placé sur le sommet. Un jour, ils résolurent de faire une meilleure bouillie que d'ordinaire, mais leurs parents refusèrent de leur donner tout ce qu'il fallait pour cela; alors ils se mirent à causer sans avoir soupé. Un d'eux chantait. Devenus de plus en plus légers à mesure qu'ils bondissaient, ils commencèrent à s'élever de terre; les parents s'alarmèrent, mais il était trop tard. La ronde tournoyant de plus en plus haut autour du chanteur, on ne vit bientôt plus que six étoiles brillants, la septième, celle du chanteur, ayant perdu de l'éclat par suite du désir qu'il avait éprouvé de retourner vers la terre.

Et devant cette muraille d'horizon incrustée d'étoiles étincelantes, comme le feu des pierres précieuses dans les ors d'un bijou, je me rappelai que Jean de Brébeuf, le martyr, avait autrefois contemplé la splendeur du même spectacle, telle nuit d'hiver de l'année 1640 où, dans le ciel, aux mêmes clartés rayonnantes, une croix miraculeuse lui était apparue, levée tout-à-coup sur le pays des Nations Iroquoises. 44

Note 44: "L'année 1640 qu'il (Jean de Brébeuf) passa, tout l'hiver, en mission dans la Nation Neutre une grande croix luy apparut, qui venoit du costé des Nations Iroquoises. Il le dit au Père qui l'accompagnoit; lequel luy demandant quelques particularitez plus grandes de cette apparition, il ne luy répondit autre chose, sinon que cette croix étoit si grande, qu'il y en avoit assez (de place) pour attacher non seulement une personne mais tous tant que nous estions en ce pays." Relations des Jésuites, année 1649, ch. V, page 17.

Elle était si grande, si grande, qu'il y avait assez de place pour y clouer non seulement un seul homme, mais encore l'entière population de la Nouvelle-France. Et d'imagination, ou plutôt de mémoire historique, je m'amusais à reconstruire ces prophétiques labarum, cherchant à deviner quels groupes d'étoiles, constellations ou nébuleuses, ses bras immenses avaient traversés.

Comment cette réminiscence, particulière à Jean de Brébeuf, me vint à l'esprit, je ne saurais trop en rendre compte. Elle ne fut, selon moi, que la suite naturelle de la pensée première de Iroquois, laquelle m'était venue au souvenir gracieux de cette fable astronomique expliquant, avec un rare bonheur de poësie, l'origine des Pléiades. Or, rien comme le nom des bourreaux, ne rappelle mieux celui de la victime, alors surtout que le supplicié fut illustre. Cherchez partout, dans l'histoire universelle, au martyrologue de l'Église et nommez m'en un plus fameux que ce premier apôtre des Hurons, le plus stoïque confesseur de l'Évangile au Canada, comme le plus fier témoin du courage humain sur la Terre.45

Note 45: "La constance des deux missionnaires (Jean de Brébeuf et Gabriel Lalemant)--surtout celle de Brébeuf, fut prodigieuse. Il ne donna pas le moindre signe de douleur, et ne fit pas entendre la plus légère plainte; aussi les Sauvages, aussitôt après sa mort, ouvrirent son cadavre et burent le sang que coula de son coeur. Ils le partagèrent entre les jeunes gens, dans l'idée, qu'en le mangeant, ils auraient une partie de ce grand courage." Bressani: Mort du Père Jean de Brébeuf, ch. V, page 256.

Je m'arrêtai longtemps à contempler toutes ces étoiles éclatantes: Sirius, Rigel, Procyon, Bételgeuse, Aldabaran, Castor, Pollux, Bellatrix, Altair, le delta, l'epsilon et le dzêta d'Orion ces Trois Rois Mages, que le Christianisme a cru reconnaître dans cette page incomparable du firmament, la plus belle sans conteste, de l'uranographie. Cette pensée de l'Épiphanie me ramena, par analogie de circonstance et de synchronisme, à ces nuits de Noël d'autrefois si radieuses, où je m'amusais, écolier, à reconnaître, par ces mêmes astres, les constellations dont ils étaient les sentinelles respectives.

Sans la forêt profonde qui m'enveloppait de toutes parts je me serais cru revenu à mon ancien poste d'observation, au promontoire de Québec, sur le plateau même de la cité proprement dite, tant les étoiles me paraissaient occuper une position identique. Bref, je me retrouvais, à moins d'être la victime d'une mystification inouïe, sur le terrain précis du Vieux Marché. Je n'avais donc pas même changé de place; conséquemment, il n'y avait que mon voisinage d'ensorcelé. Réflexion faite, je trouvai ma situation consolante.

Sommes-nous à Québec? demandai-je à Laverdière.

Vous l'avez dit.

Quelle heure est-il?

Minuit sonne.

Quel jour?

Le vingt-cinq décembre.

Cette année? Allons donc! vous plaisantez!

Non pas, c'est aujourd'hui la fête de Noël, l'an du Seigneur 1535. Nous sommes à 350 ans d'hier!

1535! Il paraît que je criai cette date-là un peu haut, car mon interlocuteur eût un froncement de sourcils et dit en me frappant du coude: "Plus bas, s'il vous plaît, nous sommes en pays hostile." Il ajouta presqu'aussitôt:

C'est la forêt primitive, la forêt païenne du Canada sauvage, le royaume de Donnacona! 46 Cassez une branche, et cela suffira pour vous trahir et vous livrer du même coup à un ennemi aussi féroce qu'invisible. 47 Sentinelle, prenez garde à vous! C'est un bon cri d'alarme, et je prie Dieu qu'il vous le conserve vibrant à l'oreille. Sachez, pour ne l'oublier jamais, que chacun de ces arbres cache un anthropophage, ou peut lui-même devenir un poteau de torture48. Le sol indien prête étonnamment à ce genre de métamorphoses horribles.

Note 46: Le lendemain (de la première exploration de l'Ile d'Orléans par Jacques Cartier), le Seigneur de Canada, nommé Donnacona en nom, et l'appellent pour seigneur Agouhanna, vint avecques douze barques accompaigné de plusieurs gens devant nos navires. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, feuillet 13.--édition 1545.

Note 47: Aux amis qui lui représentaient les dangers d'un établissement à Montréal, avec un trop petit nombre de soldats, sur cette île occupée par une tribu considérable d'Indiens, M. de Maisonneuve répondait: "Je ne suis pas venu pour délibérer, mais pour agir. Y eût-il, à Hochelaga, autant d'Iroquois que d'arbres sur ce plateau (le promontoire de Québec), il est de mon devoir et de mon honneur d'y établir une colonie." Ces fières paroles méritent d'être conservées vivaces dans la mémoire. Elles rajeunissent le sang et le courage.

Note 48: Les Algonquins de l'époque de Jacques Cartier n'étaient pas précisément des agneaux et ne valaient guère mieux que les Iroquois du temps de Frontenac en barbarie comme en férocité. A preuve cet épisode de la Relation de 1535: "Nous fut par le dict Donnacona monstré les peaulx de cinq testes d'hommes, estandues sur du boys, comme peaulx de parchemin. Lequel Donnacona nous dit que c'étoient des Trudamans (probablement les ancêtres des Iroquois) devers le Su qui leur menaient continuellement la guerre." Voyage de Jacques Cartier, 1535-36--feuillet 29.--édition 1545.

Je vous l'avouerai avec candeur, j'aurais mieux aimé que Laverdière m'eût signalé la présence d'un tigre aux environs. Cela m'eût paru moins terrible; car je ne connais pas, dans toute l'histoire naturelle, un fauve plus redoutable que l'homme retourné à la barbarie. Mes yeux sortaient littéralement de leurs orbites, tant je scrutais avec effort les moindres sinuosité de la route, sondant du regard la noirceur des buissons, épiant les arbres, m'effrayant au bruit de mon propre marcher, éprouvant enfin un sentiment analogue aux émotions de ces voleurs novices qui grelottent d'épouvante en regardant dormir le malheureux qu'ils pillent.

A ma droite, à ma gauche, devant et derrière moi, l'immense forêt multipliait ses chênes. A qui m'eût demandé ce que je voyais dans ce bois infini, j'aurais pu répondre naïvement: des arbres, des arbres, des arbres, à la tragique manière de ce Danois célèbre qui lisait, lui, des mots, des mots, des mots. Seulement, ma réponse eût été de beaucoup plus inquiète que sarcastique.

Marchons vite, me dit le maître-ès-arts, il est tard la fête est peut-être commencée.

Et sur ce, Laverdière partit au pas gymnastique, suivant à travers le bois un chemin demeuré pour moi invisible. La neige, durcie au froid, offrait au pied une résistance élastique, ce qui me permettait de suivre aisément mon infatigable guide.

Où allons-nous? demandai-je Au Fort Jacques Cartier, répondit-il, sans tourner la tête.

Puis il ajouta, après trois ou quatre enjambées gigantesques par-dessus des troncs morts: entendre la messe à la Grande Hermine.

Cette nouvelle me causa une grande joie. Et je marchai en conséquence, c'est-à-dire, prestissimo.

C'était merveilleux de remarquer comme le magique sentier s'identifiait, par ses méandres, avec les angles droits et les arcs de cercle du tracé cadastral actuel de nos rues dans la cité. Sans la présence des arbres qui nous enserraient de toutes parts, j'aurais parié que je descendais la rue La Fabrique; puis, tournant à gauche, au premier coude du chemin, je crus m'engager dans la vieille rue St. Jean, car la route décrivait alors une courbe très accentuée. La ligne se redressait ensuite pour se casser encore à angle droit, tournant cette fois à droite. Évidemment je quittais la rue st. Jean pour la rue des Pauvres,49 (la rue de Palais, de son titre moderne). Il y avait 133 cet endroit du chemin, un affaissement de terrain très rapide; puis, toujours descendant, le sentier décrivait, de droite à gauche et de gauche à droite, un grand arc de cercle lequel, tracé sur la neige, eût donné la figure typographique d'un S majuscule parfait.

Note 49: Histoire des Fortifications et des Rues de Québec, par J. M. LeMoine, page 28: "La rue qui conduisait de la rue Saint-Jean au palais de l'Intendant, sur les rives du Saint-Charles, s'appela plus tard la Rue des Pauvres, parce qu'elle traversait le terrain ou domaine dont le revenu était affecté aux pauvres de l'Hôtel-Dieu".

A cet endroit Laverdière s'arrêta court, prêta l'oreille, et frappant du pied avec impatience, il me dit: Nous n'arriverons jamais à temps, prenons la rivière. L'hiver, notre terrible hiver du Canada, l'avait gelée sur toute l'étendue de sa surface; et sa glace vive, bleuâtre et transparente, d'où le vent colère du nord-est chassait la neige, étincelait dans les ténèbres de la nuit comme une armure d'acier.

Je demandai au maître-ès-arts, le nom de cette rivière.

Il me regarda étonné. Comment, s'écria-t-il, déjà égaré?--Les Algonquins de Jacques Cartier nommaient cette rivière Cabir-Coubat, à cause de ses nombreux méandres. Ce mot, dans leur langue, est l'adjectif qui rend cette idée. Le Découvreur du Canada la baptisa Sainte-Croix, en mémoire de l'Exaltation de la Sainte-Croix dont on célébrait la fête le jour qu'il entra dans ses eaux, le 14 Septembre 1535. Quatre-vingt-quatre ans plus tare,50 les Pères Récollets l'appelèrent Saint-Charles, en souvenir de Messire Charles des Boues, ecclésiastique d'une haute piété, Grand Vicaire de Pontoise et Fondateur de leurs Missions en la Nouvelle-France. Ce nom du bienfaiteur a prévalu dans l'histoire, comme sur les cartes géographiques du pays. Rare et précieux exemple de la reconnaissance humaine!

Note 50: En 1619. Les Récollets arrivèrent à Québec au mois de Juin de cette année.

Voici l'embouchure de la rivière, me dit encore Laverdière, allongeant le bras dans la direction de l'est, au fond, cette grande tache d'encre que vous voyez là-bas, c'est le fleuve qui passe. Je fixai durant quelques secondes ce noir qui ressemblait au vide béant de quelque gouffre gigantesque. La neige immaculée du rivage accentuait encore l'intensité de ces eaux ténébreuses, qui n'avaient pour correctif que les blancheurs livides de longs glaçons flottant à leur surface, comme des noyés revenus de l'abîme, et s'en allant à la dérive, de toute la rapidité du courant quadruplée par la vitesse de la marée basse.

Ce fut dans le silence de cette muette contemplation, qu'à l'intervalle régulier d'un glas qui tinte, l'écho agonisant d'une cloche m'arriva, si faible, si dilué, si grêle, si flottant, qu'on eût dit le timbre d'une pendule sonnant dans le vide d'une machine pneumatique. De toute évidence, ce clocher, cette église, devait être prodigieusement éloigné de nous.

J'étais surpris, tout de même, qu'il y eût aux seizième siècle une chapelle catholique au franc milieu de cette forêt païenne. Je m'étonnais davantage que les vieilles relations des missionnaires jésuites l'eussent oubliée. J'allais m'en ouvrir à Laverdière quant deux hommes, surgis je ne sais d'où, passèrent entre lui et moi, silencieusement, comme des fantômes.

C'étaient deux sauvages d'une haute stature. Ils étaient chaussés de mocassins et vêtus de grosses peaux d'ours noirs. Au sommet de leurs têtes, rasées comme un crâne de chartreux, il y avait un panache de plumes d'oiseaux, peintes aux couleurs voyantes du jaune, du vert et du rouge. Leurs bras nus51 étaient piqués de tatouages étranges: profils d'idole corps d'animaux, dragons, couleuvres, tortues, feuilles d'arbres, pinces de canots, le tout confondu en un gâchis incroyable.

Note 51: "Et sont (les sauvages) tant hommes; femmes qu'enfants plus durs que bêstes au froid. Car de la plus grande froidure que ayons veu, laquelle estait merveilleuse et aspre, venaient par-dessus les glaces et neiges tous les jours à nos navires, la pluspart d'eulx tous nuds, qui est chose fort (difficile) à croire qui ne la veu." Voyages de Jacques Cartier, 1535-36: verso du feuillet 31, édition de 1545.

Laverdière répondit à ma surprise par un mot qui la centupla:

Les interprètes de Jacques Cartier: Taiguragny! Domagaya!!

Bien que je fusse à leurs côtés, les deux Algonquins ne me jetèrent pas même un coup d'oeil. On eût dit qu'ils ne voyaient personne. Il traînaient après eux sur la neige une longue tabagane52 chargée de la royale dépouille d'un caribou tué à coups de flèches.

Note 52: Traîneau plat bien connu dans le Canada sous le nom de traîne sauvage. Ferland--Histoire du Canada--Tome Ier, page 113.

Ils marchaient très vite, dans une direction qui faisait angle droit avec le cours naturel de la rivière.

Où vont-ils? demandai-je à mon guide.

A Stadaconé, cela est évident.

Bien que cela parût évident à Laverdière, je me permis de lui dire: Comment le savez-vous?

Je l'ai appris... à étudier, me répondit le prêtre-archéologue, avec un sourire malin.--Suivez, dit-il.--Et ramassant sur la glace une écorce de bouleau que le vent taquinait outre mesure, il se mit à lire sur elle, ou plutôt à réciter, en la regardant: Ferland, Histoire du Canada, page 27:

"Les sauvages qui avaient été rencontrés par Jacques Cartier au Cap Tourmente revinrent en assez grand nombre à Stadaconé, résidence ordinaire de Donnacona et de ses sujets. C'était un village composé de cabanes d'écorce de bouleau, et bâti sur une pointe de terre qui a la forme d'une aile d'oiseau; elle s'étend entre le Grand Fleuve et la rivière Sainte Croix; à cette circonstance est dû probablement le nom de Stadaconé qui signifie aile en langue algonquine.

"Il est probable que Stadaconé était situé dans l'espace compris entre la rue La Fabrique et le Côteau de Ste Geneviève près de la côte d'Abraham. Il fallait de l'eau pour les besoins du village, et les sauvages n'aiment pas à aller la chercher loin; ici ils en auraient eu en abondance, car un ruisseau passait au franc milieu de la rue La Fabrique; il allait tomber dans la rivière Saint-Charles près du lieu où se trouve actuellement L'Hôtel-dieu. A l'extrémité du terrain un autre ruisseau descendait le long du Côteau Sainte Geneviève."

Rappelez-vous encore le succinct et brief récit du Second Voyage de Jacques Cartier et sa description du site de la bourgade Stadaconé, le futur emplacement de Québec.

"Il y a dit-il, une terre double, de bonne haulteur, toute labourée, aussi bonne terre que jamais homme veist et là est la ville et demeurance de Donnacona et de nos deux hommes qui avaient été pris le premier voyage (Taiguragny et Domagaya, les interprètes) laquelle demeurance se nomme Stadaconé." 53

Note 53: Voyages de Jacques Cartier--1535-36, verso du feuillet 32, édition de 1545.

"Le village sauvage de Stadaconé devait être situé sur la partie du Côteau Ste Geneviève où se trouve maintenant le faubourg St-Jean-Baptiste de Québec."

Mémoires de la Société Littéraire et Historique de Québec.

Le maître-ès-arts ajouta, par manière de réflexion soulignée de reproche: J'avoue qu'il importe peu de savoir le nom du locataire que l'on remplace dans une maison. M'est avis cependant, qu'il existe un intérêt de curiosité... ou même d'estime, à connaître quelle était au Canada l'historique devancière du Québec historique.54

Note 54: On ne sait rien de précis sur le site de la capitale de Donnacona si ce n'est qu'il était à une demi-lieue de la rivière Lairet et qu'il en était séparé par la rivière St-Charles. Ferland--Histoire du Canada--Tome Ier, page 27.

Au bout de l'Ile d'Orléans se trouvait un endroit convenable pour le mouillage des navires de Jacques Cartier: il s'y arrêta le 14 septembre 1535, le jour de l'exaltation de la Sainte Croix, dont ce lieux prit le nom; c'est la rivière St-Charles d'aujourd'hui. Tout auprès était Stadaconé, résidence royale du chef du Canada, remplacée maintenant par la ville de Québec, dont le faubourg Saint-Jean est assis précisément à l'endroit où gisait l'ancienne capitale des sauvages. D'Avezac--Brève et succincte Introduction Historique à la Relation du Second voyage de Jacques Cartier, xij.

Ce disant, Laverdière, déchirait avec la lenteur gourmande d'un connaisseur qui grignote un bonbon fin, la petite feuille d'écorce que, la pauvrette, n'en pouvait mais de ses morsures. Et regardant ce débris, que le vent allait reprendre et perdre sans retour, je pensais avec deuil à ces annales essentielles, à ces documents primordiaux, à ces archives inestimables de notre pays, aujourd'hui plus égarés et disparus que ce bouleau fragile; non pas réduits, comme lui, à des lambeaux reconstructibles après tout, mais tombés pour jamais en allés pour toujours en une poussière fatalement morte, sur laquelle vainement prophétiserait l'Histoire, car leurs cendres n'avaient pas, comme les nôtres, les promesses d'un réveil, ni la certitude d'une résurrection.

Oh! j'oubliais, s'écria tout-à-coup Laverdière, en se frappant le front. A propos de documents, j'ai quelque chose à vous montrer. Où donc ai-je mis cela?

Puis il se mit à se fouiller avec frénésie.

C'était un spectacle comique que celui de monsieur Laverdière évoluant de droite à gauche et de bâbord à tribord dans les poches phénoménales de sa soutane où ses petits bras disparaissaient jusqu'aux épaules.

Finalement l'archéologue retrouva son papier... dans sa veste.

Et tout aussitôt le Mentor me demanda avec une voix railleuse:

Savez-vous lire? Aussi bien lire que regarder? En vérité vous me répondriez non que je n'en aurais aucune surprise; il y a de par le monde, et ce jourd'hui, tant de gens que lisent sans comprendre, et tant d'autres que regardent sans voir. Ainsi, par exemple, voici le portrait de Jacques Cartier.

L'historien me présenta,... devinez quoi? Une gravure? Nullement. C'était une petite carte géographique qui n'était pas même carreautée d'une longitude et d'une latitude, et sur laquelle était tracé le cours entier d'un petit ruisseau, depuis les premières eaux de la source, figurées par un réseau de petites lignes microscopiques, courant en pattes d'insectes sur la blancheur immaculée du papier, jusqu'es aux coups de crayons plus larges, plus noirs, plus pesants simulant et les plus petites vagues moirées de clairs et d'obscurs, et la vitesse plus accentuée des courants vers l'embouchure à laquelle le dessinateur avait prêté la largeur d'un brin d'herbe.

Ça, le portrait de Jacques Cartier! m'écriai-je avec un éclat de rire incrédule. Allons donc, mais c'est le profil géographique de la rivière Lairet!55

Note 55: La rivière Lairet tire son nom de François Lairet, un des premiers habitants de Charlesbourg qui demeurait près de la petite Rivière. "Paroisse de Charlesbourg", ouvrage de M. l'abbé Chs. Trudelle, page 11.

Qui vous soutient le contraire? Je vous dis seulement que le profil géographique de la rivière Lairet est l'exact profil de la figure historique de Jacques Cartier. Ça, vous y êtes?

Et comme je n'y étais pas du tout: Oculos habent et non vident, s'écria le bon prêtre; encore un qui regarde sans voir. Suivez-moi bien.

Et, pointant, l'un après l'autre, les capricieux méandres de la sinueuse petite rivière Lairet:

Voici le béret, dit-il, et voici le front, voici le nez et voici la bouche, voici le menton et voici la barbe tout le visage enfin!

Muet d'étonnement, pétrifié de surprise, je demeurais ébahis, cloué sur place, devant la stupéfiante vérité de cette découverte.

Elle frapperait d'avantage, remarqua Laverdière, si l'on dessinait un oeil au-dessous de la tempe droite, avec une moustache sur la bouche et quelques coups de crayon pour la barbe. Cet ensemble de sinuosités prête étonnamment bien à ce travail. Tenez, comme ceci.

Et Laverdière se mit à brosser fiévreusement là un oeil, là une moustache, et là un buisson pour la barbe.

C'était bien la même petite carte géographique, avec, au milieu, le profil de la rivière Lairet, courant à avers la blancheur du papier, comme une veine bleue sous la finesse d'une peau transparente.

Et cependant, malgré le plus énergique effort de ma mémoire, ce profil géographique de la rivière m'échappait absolument. Il venait de s'effacer, de se fondre de se perdre tout entier dans un profil humain où la sincérité des contours, la rectitude, la vérité des lignes, l'expression saisissante de la vie particulière aux images photographiques, concouraient étonnamment à donner la netteté lumineuse et le relief hardi des camées.

Eh bien! eh bien! disait Laverdière, avec un doux accent de voix moqueuse, mon Cartier vous paraît-il suffisamment réussi? C'est un portrait d'après Nature! Un bon vieil auteur que je vous garantis classique! Et mon spirituel causeur soulignait d'un silencieux sourire cette boutade narquoise comme la gaieté et fine comme l'esprit de notre belle langue française.

Il y eut été souverainement malhonnête de contredire l'archéologue. Jamais, en effet, caprice plus rare, plus gracieux, plus intelligent de la nature ne m'avait encore été signalé. Oui, trop intelligent pour n'être pas providentiel! Cela me plaisait d'ailleurs d'imaginer et de croire que la Nature, plus aveugle, mais aussi plus artiste qu'Homère, avait eu, comme les prophètes et les plus magnifiques génies, l'intuition éclatante, le miraculeux pressentiment de la Vérité Historique. Et qu'ainsi, à mille ans d'avenir, à cette lointaine et séculaire distance de la conquête du Canada par l'Europe, la Nature avait frappé cette terre à l'effigie de son découvreur. Le merveilleux camée! La colossale estompe! Pièce unique d'antiquité, inestimable monnaie chiffrée d'un millésime centenaire comme les âges géologiques de notre planète. La numismatique retrouvera-t-telle jamais plus belle médaille commémorative? 56

Note 56: Le profil géographique de la Rivière Lairet a été relevé sur la carte officielle du comté de Québec, publiée sous la direction du Département des Terres de la Couronne. C'est la page ou plutôt la planche No. 37, Paroisse St. Roch Nord, de l'Atlas intitulé: "Atlas of the City and County of Quebec", from actual surveys, based upon the Cadastral Plans deposited in the office of the Department of Crown Lands by and under the supervision of H. W. Hopkins, civil engineer. Provincial Surveying and Pub. Co.--Walter S. MacCormac, manager, 1879.

Cette référence au document original permettra aux incrédules de constater à la fois et la vérité de ce profil géographique et la fidélité de sa copie.

Cependant, nous marchions tout le temps qu'il causait ainsi. Tout à coup j'aperçus, à ma gauche, un grand espace libre, large d'au moins vingt toises. On eût dit une router, un chemin de colonisation ouvert par un groupe de hardis pionniers dans l'épaisseur de l'immense forêt. C'était un cours d'eau qui venait se jeter dans la rivière Saint-Charles.

Ce qui me frappa le plus particulièrement dans la physionomie de ce ruisseau fut l'élévation de sa rive gauche s'avançant sur la grève, et jusque dans la rivière, comme un gigantesque soc de charrue. Ses flancs rectangulaires étaient nus et verticaux comme des pans de muraille. Évidemment, la main de l'homme avait essarté le sol à cet endroit, abattu les sous-bois, brûlé les buissons d'épines et rasé les broussailles du rivage.57 Au sommet de l'éminence, sur le plateau même de la berge, une large trouée avait été pratiquée dans les arbres de haute futaie. Le rayon d'abatis était à ce point régulier, qu'il dessinait à travers la forêt un demi cercle parfait. Le compas européen avait dû prendre là des mesures. La coupe symétrique de ce déboisement attestait indéniablement la main d'oeuvre, car les ouragans et les cyclones, malgré leurs vieilles et terribles habitudes de travail, n'ont pas encore acquis une telle précision géométrique. Bourgade indienne ou colonie des blancs (peu importait ce qu'elle fut), il y avait certainement à cet endroit une habitation d'hommes, car là-haut, sur le fond clair-obscur du ciel étoilé se dessinait une palissade aigue, faite de pieux taillés en dents de scie, un rempart véritable que les blancheurs de ses poutres équarries signalaient au loin, et que couronnait l'enceinte de cette esplanade naturelle.

Note 57: On aperçoit encore aujourd'hui, sur la rive gauche de la petite rivière Lairet, à l'endroit où elle tombe dans la rivière St. Charles, des traces visibles de larges fossés ou espèces de retranchements. Voyages de Jacques Cartier 1535. Edition publiée par la Société Littéraire et Historique de Québec, en 1843, page 109.

Avec quelques pièces d'artillerie, cette petite place forte eût facilement commandé les deux rivières, leurs alentours, et résisté victorieusement peut-être à toute la puissance du pays. J'eus la pensée que je me trouvais alors en présence du Fort Jacques Cartier et j'allais m'en ouvrir à Laverdière quand celui-ci m'imposa silence d'un geste. Nous avions doublé la pointe de terre qui dérobait à nos regards l'entrée de la Rivière Lairet.58 Le maître-ès-arts s'arrêta brusquement devant elle, lui tendit les bras avec un élan d'amour passionné, puis d'une voix claire, vibrante de joie comme l'éclat d'une fanfare militaire, il s'écria: "Les trois vaisseaux de Jacques Cartier!" Parole d'honneur! Dumas n'eût pas mieux dit: Mes Trois Mousquetaires!

Note 58: Plus proche du dict Québecq y a une petite rivière (la rivière St-Charles actuelle) qui vient dedans les terres d'un lac distant de notre habitation (celle de Québec) de six à sept lieues. Je tines que dans cette rivière qui est au Nort et un quart de Norouest de notre habitation, ce fut le lieu où Jacques Quartier yverna, d'autant qu'il y a encore à une lieue dans la rivière des vestiges comme d'une cheminée dont on a trouvé le fondement et apparence d'y avoir eu des fossés autour de leur logement, qui estoit petit. Nous trouvâmes aussi de grandes pièces de bois escarrées (équarries) vermoulues, et quelque trois ou quatre balles de canon. Toutes ces choses monstrent évidemment que ça été une habitation, laquelle a esté fondée par les Chrestiens et que ce qui me fait dire et croire que c'est Jacques Quartier c'est qu'il ne se trouve point qu'aucun aye yverné ny basty en ces lieux que le dit Jacques Quartier au temps de ses descouvertures et falloit à mon jugement que ce lieu s'appelast Sainte Croix comme il l'avait nommé, etc., etc.

Oeuvres de Samuel de Champlain, page 156 et 157, chapitre IV, année 1608.

AUTRES RÉFÉRENCES:--Ferland--Histoire du Canada--Tome Ier, page 26.

Oeuvres de Champlain--Édition de 1632: Livre Ier, chap. II. Le Père F. Martin--Le Père Isaac Jogues--ch. II, page 24.

Alors je regardai tout autour de moi avec stupeur. Aussi loin que l'oeil pouvait atteindre aux limites du cercle d'horizon, il n'y avait rien, absolument rien; sur le ciel étoilé pas une silhouette de mâture, au rivage blanc pas même un débris de carène enlisée dans la neige, avec ses varangues fixées à la quille, comme la gigantesque épine dorsale d'un monstre marin.

Je remarquai seulement sur la glace à la gauche de la rivière, deux constructions de charpentier parallèles au rivage, attenantes l'une à l'autre comme deux vaisseaux voyageant de conserve. C'était apparemment, deux hangars, à toits aigus, sans lucarnes. Sur la toiture de l'un d'eux, au centre, il y avait une cheminée. On apercevait aussi, à l'extrémité nord de cette même couverture, un clocheton de chantier, et dans ce clocheton une petite cloche, la même peut-être que nous avions entendu sonner.

Ils étaient bâtis sur la grève, étroitement adossés à cette muraille naturelle, à cet escarpement si remarquable de la berge, dont Jacques Cartier avait utilisé toute la valeur stratégique en la fortifiant d'un triple rang de palissades et l'isolant de la plaine par des fossés larges et profonds. 59 Immédiatement placés sous le canon du Fort ils n'avaient pas à redouter les assauts ou les surprises que les Sauvages pouvaient tenter contre les Français par les rivières. Car l'hiver, sur la glace du St-Charles ou du Lairet, le chemin était grand ouvert à l'ennemi.

Note 59: Voyant la malice d'eux (des sauvages) doutant qu'ils ne songeassent aucune trahison, et venir avecque un amas de gens sur nous, le capitaine (Jacques Cartier) fist renforcer le Fort tout à l'entour de gros fossés larges et parfonds, avecque porte à pont-lévis et renfort pour le guet de la nuit, pour le temps à venir, cinquante hommes à quatre quarts et à chacun changement des dits quarts les trompettes sonnantes; ce qui fut fait selon la dite Ordonnance. Voyage de Jacques Cartier, édition publiée en 1843 par la Société Littéraire et Historique de Québec, page 52, chapitre XII.

Ces bâtiments, construits en planches grossièrement rabotées, avaient une physionomie rude et misérable et suintaient trop le travail crucifiant, ingrat, acharné, pour ne pas abriter sous leur toit un secret de grande et profonde épreuve. Il en est de certaines masures perdues dans la solitude comme de telles et telles figures humaines qu'il nous advient de rencontrer égarées dans la foule: elles ont, quant vous les regardes bien en face, une expression si déchirante de douleur inconsolable ou de misère horrible qu'il vous en vient à la bouche un goût de larmes avec une irrésistible besoin de pleurer.

J'en étais là de mes réflexions quand Charles Laverdière m'éveilla de nouveau en criant avec enthousiasme: Les Trois Vaisseaux de Jacques Cartier!!! Ici, les caravelles, là-bas, le galion!

Et comme j'hésitais à les reconnaître, Laverdière repartit: Je parie qu'il vous faut aux yeux le corps d'un vaisseau, une mâture complète avec appareil de cordages? Vous ne savez donc pas l'histoire de votre pays?

Très possible, monsieur le maître-ès-arts.

Je ne crois pas absolument ce que je dis là, se hâta d'ajouter l'archéologue, comme pour donner un correctif à la vivacité du mot lâché. Seulement votre mémoire est ingrate... ou mal cultivée. Rappelez-vous que l'hiver de l'année 1535 fut, au Canada, l'un des plus rigoureux du pays, et ce, de mémoire d'homme. L froid y fut terrible et la neige si abondante qu'elle dépassait de quatre pieds les gaillards des vaisseaux de Cartier. La glace de la rivière Sainte Croix mesura deux brasses d'épaisseur, les boissons gelèrent dans les futailles, et le bordage des navires, sur toute sa hauteur, était lamé d'une glace épaisse de quatre doigts.60

Note 60: "Depuis la my Novembre jusques au quinzième d'avril avons été continuellement enfermés dans les glaces, lesquelles avaient plus de deux brasses d'épaisseur. Et dessus la terre, la haulteur de quatre pieds de neige et plus, tellement qu'elle estait plus haulte que les bortz de nos navires: lesquelles on duré jusques au dict temps, en sorte que nos breuvages étaient tous gellez dedans les futailles. Et par dedans nos dicts navires tant de bas que de hault estait la glace contre les bortz à quatre doigtz d'épaisseur. Et estait tout le dict fleuve, par autant que l'eau douce en contenait jusques au dessus du dict Hochelaga gellé."

Voyage de Jacques Cartier 1535-36, verso des feuillets 36 et 37. Édition 1545.

Rappelez-vous encore que Jacques Cartier, une fois l'hivernage résolu, fit enlever les agrès des trois navires pour mieux les protéger contre les intempéries de cette formidable saison de l'année.

Cela fait qu'il est maintenant bien difficile d'apercevoir deux navires ensevelis dans la neige à quatre pieds au-dessous de son niveau;--d'autant plus impossible à l'heure présente, que les charpentiers des équipages ont désarmé leurs vaisseaux, abattu jusqu'aux chouquets les huniers des mâts, abrité enfin sous ces hangars les gaillards les ponts, les embelles61, les dunettes, et les châteaux de poupe, toutes les surfaces de leurs navires, pour les protéger, les conserver davantage intacts de la pluie, de la neige, de la glace, des influences désastreuses du froid sur la ferrure aussi friable à la gelée qu'une lame de verre au premier choc.

Laverdière m'amena au hangar de droite:--Voici la Nef-Générale,62 me dit-il en entrant, la Grande Hermine.

Note 61: Voir Bouillet au mot gaillard: Dictionnaire des Sciences des Lettres et Arts.

Note 62: Probablement ainsi nommée parce qu'elle portait à son bord le Capitaine-Général. "Et depuis nous être entreperdus (depuis le 25 Juin 1535) avons été avec la Nef generalle par la mer de tous vents contraires jusqu'au septième jour de Juillet que nous arrivasmes à la dite Terre-Neuve et prismes terre à Isle-ès-Oiseaulx (Funk Island, à l'est de Terre-Neuve)." Chapitre Ier, page 27. Second Voyage de Jacques Cartier, édition de 1843--et chapitre Ier, verso du feuillet 6, édition 1545.

Oh! qu'il était petit le navire des découvreurs de mon pays! Mais, en revanche, comme il était grand leur courage! Je ne sache pas avoir mieux compris, ailleurs que devant lui, la valeur absolue du mot hardiesse et tout ce que l'héroïque témérité française peut contenir d'audaces, de bravoures et de gloires.

Cent-vingt--soixante--quarante63 tonneaux additionnés ensemble ne donneraient pas la jauge d'un brick de seconde classe. Aujourd'hui l'on part pour l'Europe cigare et sourire aux lèvres, gants et badine à la main. Ce n'est pas que le courage ait décuplé dans les âmes... mais, voyez-vous, le paquebot océanique jauge maintenant six mille tonneaux.64 N'empêche qu'il se trouve sur les quais, au matin de la partance, des naïfs flâneurs qui s'ébahissent d'admiration pour cette morgue de commis voyageurs, à qui le coeur va descendre au creux du ventre avec le premier bercement de tangage.

Note 63: La Grande Hermine jaugeait 120 tonneaux, La Petite Hermine, 60 tonneaux et l'Emérillon 40 tonneaux; soit en tout 220 tonneaux.

Note 64: Le steamer Parisian, de la ligne Allan, jauge 5,400 tonneaux. Actuellement, la même compagnie transatlantique fait construire en Angleterre un paquebot La Numide (Numidian) qui jaugera 6,100 tonneaux. Le cuirassé Bellerophon, en rade de Québec, pendant l'été de 1887, jaugeait 7,550 tonneaux.

Dites-moi, lecteur, la Mer s'est-elle faite plus mauvaise et plus déserte qu'au temps de Cartier? Ou l'Atlantique lui était-il demeuré moins inconnu? De nos jours les navires sont devenus si grands, si forts, si colossaux, si puissants de vapeur, de blindage et de voile, qu'ils semblent amoindrir d'autant les équipages qui les montent, et de taille, et de hardiesse et de courage. Il faut un effort de la raison pour se rappeler que la poitrine et le coeur du marin demeurent aussi larges sur le tillac d'un cuirassé moderne, qu'autrefois ceux des canadiens-français sur les chaloupes pontées d'Iberville! Mais la fortune de César n'a-t-elle été de beaucoup agrandie par la petitesse de la barque, et la galiote à quarante tonneaux, le vieil et caduc Esmerillon65, n'a-t-elle pas un peu rendu le même service à la renommée d'audace de notre immortel découvreur?

Note 65: "En oultre lui face, souffre et permette prendre le petit gallion appelé L'Esmerillon que de présent il (Jacques Cartier) a de nous, lequel est déjà vieil et caduc pour servir à l'adoub de ceux des navires qu'en autant auront besoign." Documents sur Jacques Cartier, page 15, faisant suite aux Voyages de Jacques Cartier en 1534.

A sa fameuse et unique expédition de 1598, le Marquis de la Roche, vice-roy de "Canada, Isle de Sable, Terres-Neuves et Adjacentes" montait un vaisseau si petit "que du pont, dit la chronique du temps, on pouvait se laver les mains dans la mer." C'était un navire découvert, c'est-à-dire, ponté à l'avant et à l'arrière, mais ouvert au centre, comme une chaloupe. La préceinte supérieure était si peu élevée au dessus de la ligne de flottaison que les matelots n'avaient qu'à se pencher sur les bastingages pour puiser l'eau dans l'Atlantique. Traverser l'Océan avec un vaisseau ouvert? Cela donne la mesure de cette belle audace ou, si l'on aime mieux, de cette folle témérité avec laquelle les gabiers de la marine française risquaient, le plus souvent, et le succès et la gloire de leurs expéditions nationales les plus importantes. Et je ne sais laquelle admirer davantage: de l'intrépidité du courage breton ou de la merveilleuse sollicitude d'une adorable Providence fermant l'abîme, par douze cents lieues de chemin, sous un esquif si misérable et si fragile que le premier paquet de mer l'eût fait sombrer en un clin d'oeil.

Dans l'un de ses romans historiques (Jacques Cartier, page 64), l'écrivain Émile Chevalier a confondu le vaisseau du Marquis de la Roche avec celui du Découvreur du Canada. Telle est, du moins, l'opinion d'un archéologue éminent, M. Joseph charles Taché, que j'avais consulté à ce propos et qui me fit l'honneur de la réponse suivante:

M. Émile Chevalier a fait erreur. Il applique aux voyages de Cartier et à celui-ci ce qui été dit du Marquis de la Roche et de l'une de ses barques. J'ai fait mention de cette circonstance dans mes "Sablons" (Histoire de l'Ile de Sable) page 56, de l'édition Cadieux et Derôme. Je ne me remets plus où j'ai lu cela; mais c'est dans un ou plusieurs des écrits du 17ième siècle, qui font mention de l'expédition du Marquis de la Roche. Bien sûr que vous ne trouverez dans aucun mémoire du temps qu'on ait dit cela de Jacques Cartier et de ses vaisseaux. M. Émile Chevalier a fait du défricheur à ce propos, comme sur bien d'autres, si, de fait, il attribue ce dire aux voyages de Cartier ce que je n'ai pas vérifié.

Si vous tenez encore à trouver l'origine de cette chronique vous aurez à consulter Lescarbot, Charlevoix, Champlain, Bergeron, Leclercq. Thévet, Jean de Laët, Guérin, et d'autres peut-être; mais toujours à propos du Marquis de la Roche et non pas de Cartier, etc., etc.

Sans les lumières rondes des hublots, à couleur verte et glauque comme un oeil de monstre marin, j'aurais cru que la nef-générale était abandonnée, tant il régnait à son bord un silence absolu. C'était un silence mystérieux, terrifiant, envahisseur comme l'eau dans une trouée d'abordage, un silence si complet qu'il finissait par s'entendre.

Moins pour obtenir une satisfaisante réponse de Laverdière que pour me rassurer au bruit de ma propre voix, je dis à l'historien:

Où sont donc les Français? Ne trouvez vous pas imprudent qu'ils laissent ainsi des lampes allumées dans le navire sans personne pour faire garde? Si le feu prenait à la caravelle durant leur absence?

Laverdière sourit: Vous croyez le vaisseau abandonné? dit-il.

Franchement, oui.

Et bien! mon cher, il y a cinquante hommes à son bord.

Cinquante hommes?

Tout aussitôt, comme si la Grande Hermine eût voulu donner raison à Laverdière et confirmer sa parole, il s'éleva un grand bruit de piétinement. Cela ressemblait, à méprise, au tapage que fait à l'église un auditoire qui se lève après être demeuré longtemps assis ou à genoux.

Le tumulte d'apaisa tout à coup et je n'entendis plus qu'une voix claire et forte qui lisait avec lenteur des mots insaisissables.

Venez vite, me dit Laverdière.

L'on arrivait de plein pied à bord de la caravelle car sur le rivage, où les Français avaient hâlé la Grande Hermine pour l'atterrir solidement, la neige était tombée avec une telle abondance que sa hauteur dépassait le niveau des bastingages.

Ouvrez l'écoutille, commanda Laverdière. En un clin d'oeil j'enlevai le panneau.

Tout aussitôt une bouffée d'air, chaude et parfumée comme une atmosphère d'église, me frappa au visage. Lubin, Pivert, Rimmel eussent vainement demandé aux savants alambics de leurs laboratoires le secret de cet arôme exquis que Dame Nature (une artiste qui se moque bien de la chimie distillant ses roses et ses héliotropes) composait de hasard, à temps perdu, avec des senteurs de résine, de la fumée d'encens et une bonne odeur de cierges éteints! Le bouquet en était à la fois si pénétrant, si suave, si subtil, que l'imagination se refusant à la croire naturel, le déliait encore, l'idéalisait jusqu'au divin en le voulant émané des paroles évangéliques, vibrantes, accentuées, qui nous arrivaient maintenant nettes et précises par le carré de l'écoutille.

"Et pastores erant in regione eâdem vigilantes et custodientes vigilias noctis super gregem suum. Et ecce Angelus Domini stetit juxta illos et claritas Dei circumfulsit eos et timuerunt timore magno. Et dixit illis Angelus: Nolite timere; ecce enim evangelizo vobis gaudium magnum quod erit omni populo quia natus est vobie hodiè Salvator qui est Christus Dominus in civitate David." 66

Note 66: "Or il y avait dans ce pays des bergers qui veillaient pendant la nuit à la garde de leur troupeau. Et voilà qu'un Ange du Seigneur se tint près d'eux et la Lumière de Dieu les environna de ses rayons et ils furent saisis d'une grande crainte. Mais l'Ange leur dit: Ne craignez pas, je vous apporte la nouvelle qui sera le sujet d'une grande joie pour vous et pour le peuple, c'est qu'aujourd'hui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur qui est le Christ et le Seigneur."

C'était l'Évangile de la première des messes de Noël.

Celui qui lit, me dit tout bas à l'oreille Charles Laverdière, celui qui lit est Dom Guillaume Le Breton, le premier des aumôniers de Jacques Cartier.

Nus descendîmes à pas de loup l'escalier de l'écoutille--un escalier roide comme une échelle--et nous entrâmes dans la chambre des batteries.

Le spectacle qui m'y attendait me frappa d'un éblouissement merveilleux. Tout d'abord je ne vis rien, aveuglé que j'étais par un rayonnement de lumière vibrant avec une extrême intensité d'éclat. Mais cette commotion soudaine du nerf optique n'eût que la durée d'un choc.

Tout aussitôt mon esprit et mes yeux s'arrêtèrent sur un tableau dont la beauté subjuguait à la fois comme une fascination d'extase, sens et facultés.

Regardez bien, regardez bien, me répétait Laverdière avec instance. J'en sais plusieurs qui me paieraient un trésor la faveur de ce spectacle. Ils sont rares, en effet ceux-là qui ont eu comme vous, le privilège de voir les Compagnons de Jacques Cartier.

Puis le Mentor ajoutait: Lescarbot, Charlevoix, Ducreux, Garneau, Ferland on eu cette grande vision historique, mais au prix de quels labeurs, à la fatigue de quelles veilles, à la constance de quelles études ils l'ont achetée! Je vous la procure pour rien; c'est beau, n'est-ce pas, de la part d'un pauvre diable comme moi!

Je regardais avec des yeux démesurément ouverts ces premiers Français, ces audacieux gars de St. Malo, ces maistres compaignons mariniers, pillotes et charpentiers de navires hardiment venus aux terres neuves du Nouveau Monde partager à la fois, l'héroïque aventure, l'audacieux courage, et la gloire immortelle du Découvreur de mon pays. Il gonflait le coeur et mettait du sang plein les veines ce sentiment de joie intense, inexprimable, exubérant comme une sève, que s'empara de moi et me posséda tout entier à la ravissante surprise de ce coup d'oeil. Ces bonheurs trop complets sont dangereux, et je m'explique qu'ils tuent.

Mon enthousiasme et mon étonnement n'avaient qu'un mot pour se traduire: Jacques Cartier! Jacques Cartier! Et dans l'hébétement premier de cette brusque surprise, je me sentais partir irrésistiblement, à la manière d'un ressort qui se détend, à répéter machinalement: Jacques Cartier! Jacques Cartier!!

Et Lui, le Héros, le Grand Capitaine, le Découvreur de mon pays, comme je fus prompt à le reconnaître!

N'est-ce pas qu'il se ressemble? me dit le Maître-ès-arts.

En vérité, il répondait tellement au portrait que j'avais vu de lui autrefois, aux Salles de l'Institut Canadien de Québec, 67 que je crus n instant que le personnage représenté dans cette peinture célèbre avait quitté sa toile, était sorti furtivement de son cadre, pour venir commander, après sept demi-siècles d'absence, le bord de sa nef-générale, tenir une dernière fois parole aux équipages réunis de sa flottille historique.

Note 67: Un éminent peintre Canadien-Français, M. Théophile Hamel, de Québec, a copié sur l'original conservé à St-Malo (France) le portrait de Jacques Cartier. Les quelques privilégiés d'entre mes compatriotes qui ont eu le bonheur de faire la comparaison entre cette copie et le précieux original, sont unanimes à déclarer que le travail du peintre canadien est excellent et reproduit avec une saisissante vérité la figure du Découvreur. La gravure s'est depuis emparée de l'oeuvre de M. Hamel et l'a popularisée dans tout le pays au moyen de vignettes sur billets de banque.

Je ne pouvais détacher mes regards fascinés de cette figure expressive et sympathique où l'intelligence de l'âme, l'énergie du caractère semblaient exclusivement partager tous les jeux et tous les mouvements de la physionomie. Une physionomie étonnamment mobile, lisible à première vue, reflet nécessaire, reflet exact d'un tempérament essentiellement impressionnable et nerveux.

L'oeil, grand ouvert, était d'une couleur et d'une limpidité admirables; on eût cru voir chatoyer un diamant. Les pupilles, larges dilatées, palpitaient à la lumière. Bien que les rétines demeurassent intensément fixes, les paupières, fatiguées sans doute par l'excès même de cette fixité, étaient prises de battements nerveux, de papillotements rapides, inconscients, involontaires.

Ces titillations ne reposaient pas plus l'oeil qu'elles ne l'obscurcissaient. Seulement cette immobilité du regard dénotait bien la vieille habitude des marins accoutumés aux longues vigies, aux coups d'oeil lointains et soutenus aux barres de l'horizon, en plein scintillement de la mer au soleil, dans l'éblouissement d'une lumière rutilante, que fait cuire et pleurer les yeux comme la fumée âcre d'un bois de chauffage.

Comme des brises perdues, ridant au vol la surface d'une eau endormie, les pensées toujours actives, toujours inquiètes de cette intelligence d'élite, moiraient d'ombres et de lumières le front du Découvreur--un front admirable qui eût arrêté le regard blasé des sculpteurs célèbres et ravis les phrénologistes par l'harmonieuse beauté de ses lignes.

Nez long et droit, à narines dilatées, palpitantes elles aussi comme les paupières, humant l'âcre parfum, les senteurs violentes des fortes brises, flairant le vent, comme là-bas, au désert, les fauves d'Afrique aspirent à pleins naseaux l'odeur chaude du sang.

Avec cela, l'attitude d'une personne qui écoute; le cou tendu, l'oeil sec, le corps penché en avant, de toute la hauteur de la taille, à la façon quotidienne des vieux matelots cherchant à deviner dans les première clameur du vent les colères aveugles de la mer.

A première vue, il semblait difficile de rattacher à leurs motifs véritables l'inquiétude de la pose et du regard. Pur cet intrépide audacieux la découverte du Canada n'était-elle pas à la fois l'accomplissement absolu de sa mission glorieuse te l'idéalité atteinte, tangible palpable d'un incomparable rêve historique, le plus enivrant comme le plus ambitieux des songes scientifiques, après celui de Christophe Colomb?

Et cependant, la découverte du Canada, si grand événement qu'elle dût apparaître aux siècles à venir, n'était qu'un incident heureux de l'expédition bretonne-française. Pour Cartier et les autres aventuriers conquérants de son époque, la Route de la Chine demeurait l'idée fixe, le cauchemar permanent, le problème éternel, insoluble et fatal comme les énigmes du Sphinx.

C'était à ce magique chemin des Indes Occidentales, à ce Ouest insaisissable, inaccessible, et sans cesse reculant, comme les horizons de l'Atlantique devant la Géographie triomphante, à ces îles fortunées de Cathay68 et du Zipangu, le paradis de la girofle et de l'épice, que Jacques Cartier songeait; se demandant avec angoisse si le Saint-Laurent arrivait, le plus vite et le premier aux terres du Soleil Couchant, et si le royaume d'Hochelaga, comme celui du Saguenay, n'avait pas vu des hommes blancs vêtus de drap de laine! 69

Note 68: Marco Polo, ou Paolo, est le premier européen qui soit entré en Chine, qu'il nomme Cathay. Le premier également il fait connaître les provinces maritimes de l'Inde. Il parle du Bengale de Guzzurate et donne ce qu'il a entendu dire sur une île nommée Zipangu qui doit être le Japon. Pierre Margry: Découvertes Françaises: Les Deux Indes au XVe siècle, page 81.

Note 69: Jacques Cartier avait raison de craindre et de soupçonner un devancier européen, ainsi que l'atteste ce passage de la Relation de son Second Voyage: Car il (Donnacona) nous a certifié avoir été à la terre du Saguenay en laquelle il y a infini or, rubis et autres richesses. Et y sont des hommes blancs comme en France et accoutrés de drap de layne. Second Voyage de Jacques Cartier 1535-36, verso de la page 40. Sur la foi de ce document authentique Ferland ajoute: "Donnacona disait avoir visité le royaume du Saguenay où il avait vu de l'or, des rubis, et des hommes blancs comme les Français, vêtus de drap de layne." Ferland: Histoire du Canada. Tome Ier, page 36.

A regarder cette bouche impérieuse, et peut-être colère, à lèvres minces, étroitement fermées, tous les vieux termes de commandements navals militaires vous revenaient à la mémoire; des mots secs, des mots brefs, durs et tranchants comme les frappés d'une hache d'abordage, les monosyllabes si courts, des onomatopées si aigues, que jetées à pleine voix dans un fracas de tempête, ces ordres de manoeuvres ressemblent plus à des cris d'oiseaux de mer ou à des craquements de mâture qu'à des intonations de voix humaine parlant un langage humain.

La fine moustache, que l'amiral portait avec un grand air chevaleresque, ajoutait encore à la spirituelle expression du visage. La barbe proprement dite, noire et luisante comme un bois d'ébène, soigneusement entretenue, couvrait, à demi longueur, le menton et le bas des joues. Elle était scrupuleusement taillée à la royale mode du temps; la coupe en était si naturellement exacte que Samson Ripault70 rasant son capitaine et maître devait encore moins regarder au miroir qu'au portrait auguste du grand François Ier.

Le capitaine-général, et avec lui tous les gentilshommes de Saint Malo, avaient, pour la circonstance, revêtu le costume de gala dans la splendeur duquel ils étaient apparus aux regards émerveillés des sauvages d'Hochelaga.71

Note 70: Samson Ripault, barbier. Consulter Documents Inédits sur Jacques Cartier et le Canada, faisant suite à la Relation du Premier Voyage de Jacques Cartier en 1534, pages 10, 11, et 12, édition de 1598.

Note 71: Dans cette solennelle et première rencontre de la race blanche et de la race cuivrée en Amérique du Nord, les Français apparurent grands et beaux comme des dieux aux regards éblouis des indiens. Ils les considéraient évidemment comme des êtres supérieurs, car l'on apporta devant Jacques Cartier, les borgnes, les boiteux, les impotents comme pour lui demander qu'il leur rendit la santé. Consulter le Voyage de Jacques Cartier. 1535-36, feuillets 22, 23, 25, et 26, édition 1545.

A la droite de Jacques Cartier, capitaine-général et pilote du roi, se tenait Marc Jallobert, son beau-frère, de St-Malo, capitaine et pilote du Courlieu; à sa gauche Guillaume Le Breton Bastille, de St-Malo, capitaine et pilote de l'Emérillon.

Venaient après, au second rang, les trois Maistres de nef, Thomas Fourmont, de la Grande Hermine, Guillaume Le Marié, de la ville de St-Malo, de la Petite Hermine, et Jacques Maingard, de l'Emérillon, l'un des quatre fils du parrain72 de Jacques Cartier. Charles Guillot, le secrétaire du capitaine-général, se trouvait à la gauche de ce dernier maître de nef.

Note 72: Le parrain de Jacques Cartier se nommait Guillaume Maingard. Jacques Cartier naquit le 31 décembre 1494. Il était donc âgé de 40 ans quand il découvrit le Canada.

Venaient ensuite--et se tenant sur une seule et même ligne--les gentilshommes de St-Malo; Claude de Pontbriand, fils du Seigneur de Montcevelles, échanson du Dauphin, Jean Gouyon, Jean Poullet, Charles de la Pommeraye, Jean Garnier, sieur de Chambeaux et Garnier de Chambeaux.

Enfin les parents de Jacques Cartier: Estienne Nouel ou Noël, Anthoine des Granches, Michel, Pierres et Raoullet Maingard. Ils fermaient la liste des officiers, gentilshommes et personnages de l'expédition.

Ce groupe, y compris l'apothicaire, Françoys Guitault, et Pierres Marquier, le trompette, qui tous deux servaient la messe, constituait au grand complet le personnel valide des officiers aux carrés des trois vaisseaux.

Derrière lui se tenaient debout les maîtres compaignons mariniers et les charpentiers de navires, lesquels constituaient les équipages proprement dits.

Les matelots que vous voyez là, me dit Laverdière, représentent seulement le personnel valide des trois équipages.

En effet, je me rappelai que les archives nationales consultées à St. Malo estimaient à cent dix hommes la seconde expédition de Jacques Cartier.

Les mariniers étaient rangés, cinq de front sur dix de profondeur, au centre précis du navire; ce qui donnait le chiffre exact de cinquante hommes présents, le carré des officiers et le personnel des gentilshommes malouins inclus. Les marins formaient donc au milieu de la chambre des batterie un long rectangle, de sorte qu'il y avait sur les deux côtés, de tribord et à bâbord, un petite espace laissé libre, un étroit passage courant au ras du vaigrage de la caravelle sur toute la longueur du navire.

Suivez-moi, me dit Laverdière, je vais vous les nommer à la file.

Ce qu'il fit. Et nous nous engageâmes, lui me précédant, dans la coursive de gauche, au ras du vaigrage de bâbord.

Ce rôle d'équipage, le voici:

Pierres Emery dict Talbot, Michel Hervé, Lucas Fammys, Françoys Guillot, Robin Le Tort.--Julien Golet, Jehan Hamel, Jehan Fleury, Guillaume Guilbert, Laurens Gaillot.--Jehan Anthoine, Geoffroy Ollivier, Eustache Grossin, Guillaume Alierte, Guillaume Legentilhomme.--Françoys Duault, Hervé Henry, Anthoine Alierte, Jehan Colas, Philippes Thomas.--Jacques Duboy, Jehan Legentilhomme, Jehan Aismery, Colas Barbe, Goulset Riou.--Legendre Estienne Leblanc, Jehan Pierres, Pierres Jonchée, De Goyelle, Charles Gaillot.--Tous étaient compagnons mariniers.

Puis, quatre des charpentiers de navires:

Guillaume Séquart, Guillaume Esnault, Jehan Dabin, Jehan Duvert.--Enfin le barbier, Samson Ripault.

Parole d'honneur, sans les avoir vus jamais, je croyais les connaître, tant ils portaient des noms contemporains, familiers à mon oreille. Et tout d'abord celui de Jacques Cartier, puis ces autres de Guillaume de Le Marié, le maître de la Petite Hermine, de Guillaume Le Breton Bastille, le capitaine et pilote de l'Emérillon, de Charles Guillot le secrétaire du capitaine-général, des gentils hommes Claude de Pontbriand, fils du seigneur de Montcevelles, Jean Poullet, Garnier et Jean de Chambeaux, de Thomas Fourmont, le maistre de la Grande Hermine, de Marc Jallobert (Jalbert) capitaine et pilote du Courlieu, de Dom Guillaume Le Breton, le premier des aumôniers de Cartier; enfin les noms populaires de Jehan Hamel, Jacques Duboys (Dubois), Goulset Riou (Rioux), Legendre Estienne Leblanc, Geoffroy Ollivier, Guillaume Esnault (Hénault) Françoys Duault, Julien Golet (pour Goulet) Françoys Guillot, Jehan Fleury Estienne Nouel (les Noël actuels), Michel Hervé, Pierres Esmery dit Talbot, Guillaume Guilbert (pour Gilbert), Françoys Guitault, Philippes Thomas, Jehan Pierres, etc., etc.

Ils se ressemblaient tous avec leurs barbes incultes, hérissées, poussées longues pour mieux protéger la gorge et les poumons contre le froid excessif de ce terrible et rigoureux hiver. Ce qui réduisait aux seules expressions du regard tous les jeux de physionomie. Champ lamentablement restreint pour un observateur.

Oui, en effet, je les confondais tous avec leurs yeux bleus, renfoncés dans les orbites, à regards vifs, étincelants d'intelligence... et de fièvre; même pâleur cadavérique au front, accentuée davantage par une abondante chevelure rousse, épaisse comme une fourrure, serrée comme une herbe de cimetière, poussée droit sur le crâne, comme un bois de sapin sur le plateau d'un rocher.

La vareuse, à col large et flottant, ouverte avec ampleur, laissait voir une poitrine bombée, musculaire, osseuse, mais blanche comme une chair de phtisique, une poitrine d'où le hâle était disparu et qui semblait avoir pris, à l'excès même du froid, cette pâleur glaciale de la neige.

Chacun de ces hommes portait un cierge allumé, comme autrefois, aux fêtes de la Chandeleur, le clergé et le peuple dans les églises. Cela répandait par toute la chambre des batteries un flamboiement de chapelle ardente. Et cette vibration, ce rayonnement de lumière parfumée, bénie, produisaient un effet étonnant, immense, la meilleure impression religieuse et artistique de cet imposant spectacle.

N'est-ce pas que c'est beau? me dit Laverdière. Combien la liturgie du catholicisme avait raison! Vraiment! c'est dommage que cette vieille tradition monastique soit tombée en désuétude! Que voulez vous, tout meurt, tout passe. Et le rituel de Bretagne datait du neuvième siècle! Il n'empêche que les canonistes n'ont pas retrouvé depuis, une cérémonie symbolique plus éclatante de Grande Lumière surgie pour éclairer tout homme venant en ce monde!

Événement bizarre! la nécessité, capricieuse comme une artiste, a voulu, cette nuit, que Jacques Cartier rétablit à son insu cette antique observance du cérémonial breton.

Quelle nécessité? demandai-je au maître-ès-arts; je ne vous comprends pas.

La nécessité de chauffer le navire, nécessité impérieuse, urgente à l'extrême, le vingt-cinq Décembre, au Canada! La flamme de ces cinquante cierges suffit à ce besoin et supplée avec avantage au système aussi défectueux qu'insupportable des réchauds et des chaudières à feu.73

Note 73: Ces réchauds et chaudières à feu étaient en grand usage dans les églises et la Nouvelle-France. A preuve: "Il y avait quatre chandelles dans l'Église dans des petits chandeliers de fer en façon de gondole et cela suffit. Il y avait en outre deux grandes chaudières fournies du magasin, pleine de fer pour eschauffer la chapelle (celle des Jésuites), elles furent allumées auparavant sur le pont. On avait donné ordre de les ôter après la messe (de minuit). Mais cela ayant été négligé, le feu prit la nuit au plancher qui était au dessoubs de l'une des chaudières dans laquelle il n'y avait pas au fond assez de cendres, etc." Journal des Jésuites--année 1645--page 21. "Le temps fut si doux (25 décembre 1646) qu'on n'eut pas besoin de réchau sur l'autel pendant toutes les messes (de Noël)." Journal des Jésuites--année 1646--page 74.

Causant de la sorte, Laverdière et moi étions demeurés à l'arrière de la caravelle, tout au pied de l'escalier montant aux chambres du château de poupe, réservée au logement particulier du Capitaine, Pilote du Roi. Poste excellent, en vérité, pour embrasser d'un coup d'oeil, comme des spectateurs au bas d'une église, l'entière physionomie de l'édifice. Avec cela que nous avions profité des moindres accidents de terrain, c'est-à-dire que nous avions escaladé, pour mieux voir, un gigantesque amas de filins. Il y en avait de toutes sortes, chaînes d'ancres, balancines, drisses, cargues, haubans, armures pour les gros câbles; bitords, écourtes, grelins, pour les toutes petites amarres, sans oublier le fil de caret, entassés, accumulés enchevêtrés dans un fouillis inextricable. Et ce fut de la hauteur de cette estrade improvisée que j'aperçus enfin les décorations de la chambre des batteries; toute mon attention avait été jusque là captivée par l'historique équipage de la Grande Hermine.

L'ornementation, bien que modeste, était très élégante. Le peu de travail qu'elle avait dû coûter, prouvait que le maître de céans connaissait la précieuse valeur du temps et le savait appliquer à des travaux plus sérieux qu'oeuvres de décor. J'oubliais d'ailleurs, qu'à cette heure même une terrible surcharge venait d'écheoir aux matelots valides de ce vaillant équipage; que déjà vingt-cinq camarades, atteints du scorbut, nécessitaient de leurs frères d'entre-pont des soins actifs et continus; que le personnel des hommes sains, divisé en deux sections égales, se relevait à tour de rôle pour les gardes du jour et les veilles de la nuit. Ce surcroît d'ouvrages et de peines ajouté aux besognes quotidiennes de la vie, en devait rendre le fardeau écrasant, intolérable.

Des festons de verdure, croisée de branchettes de sapin et de mousses courantes étaient cloués aux baux de la caravelle avec des poignards piqués dans le bois des poutres. Ainsi relevés, à intervalles égaux, ces festons décrivaient au plafond de la batterie de gracieux arcs de cercle, flexibles et parfumés comme des lianes.

Les embrasures des sabords encadrés de verdures plates (un feuillage de cèdre), renfermaient chacune une lettre gothique, écrite avec des grains de porcelaine du pays, enfilés les uns dans les autres comme les coquillages d'une rassade. Au vaigrage de tribord on lisait le mot FRANCE, dont chacune lettre espacée d'un faisceau d'armes blanches, attaché sur le vaigrage dans chaque entre-deux de sabords. Sur le vaigrage de bâbord était écrit "BRETAGNE". Cette porcelaine, bizarrement travaillée appartenait évidemment aux indigènes du Canada. Ceux-ci, je m'en souvins, avaient l'habitude de fabriquer avec ce coquillage (l'esurgny des naturels d'Hochelaga), des chaînettes, des bracelets, des colliers, des pendants d'oreille. Et les sauvages les avaient probablement troqués avec les Français, contre de menus articles de quincaillerie, de verroterie, d'orfèvrerie, couteaux, hachettes, plumets, miroirs, bagues et autres hochets de ce genre.74

En face de moi, tout auprès, sous le tillac du gaillard d'arrière, était dressé l'autel. Il se trouvait placé au pied du mât d'artimon. Imaginez une table, à nappe de lin, s'appuyant à quatre angles sur des faisceaux d'avirons étroitement liés ensemble.

La similitude du décor me rappelait cet autre tabernacle historique, appuyé aussi lui, sur des avirons, où, le matin du 30 septembre 1670 Dollier de Casson célébra la messe en présence des corps expéditionnaires de La Salle et des Sulpiciens au lac Érié.75

Note 74: La plus précieuse chose qu'ils (les sauvages) ont au monde est esurgny--Relation du Second Voyage de Jacques Cartier, page 44, édition 1843.

Les grains de porcelaine leur servaient (aux sauvages) de monnaie, de parures et de gages dans les traités de paix. Ces grains étaient faits de la nacre de certains coquillages marins. Cartier appelle ces coquillages esurgny, les sauvages de la Nouvelle Angleterre les nommaient wampum. Ferland Histoire du Canada; Tome Ier, page 30.

Note 75: On the last of September (1670) the priests made an altar, supported by the paddles of the canoes laid on forked sticks. Dollier said mass; La Salle and his followers received the sacrament, as did also those of his late colleagues; and thus they parted, the Sulpicians and their party descending the Grand River towards Lake Érié, etc. Parkman: La Salle and the Discovery of the Great West. Chapitre II, page 18.

A l'arrière de cet autel portatif, une panoplie gigantesque, composée de toutes les armes des équipages, se déployait en éventail. Dagues à rouelle76 pleines d'éclairs bleus, poignards à manche de cuivre, étincelants comme ors, haches d'abordage aux reflets blancs, tranchantes et aiguisées comme des rasoirs, et bouclées sur le demi-cercle dans des étuis en cuir fauve, mousquets aux canons évasés, tromblons aux gueules épaisses de fer, aciers polis des longues arquebuses, crosses en fonte des pistolets, gros comme les carabines modernes de nos régiments de cavalerie; il y en avait de toutes sortes, et Laverdière, ne me faisant grâce d'une seule pièce, me les nommait une à une, avec la sollicitude gourmande d'un viveur, détaillant à loisir le menu de sa carte. Tous ces engins étranges des dernières guerres de l'âge féodal projetaient en rayons de gloires et de soleils couchants la lumière chatoyante, onduleuse et mouvementée des cierges. Et c'était pour les yeux une véritable joie que suivre sur cette panoplie caractéristique d'arme rutilantes, les feux croisés de ces bâtons de guerre dont la vue seule frappait d'épouvante les sauvages Algonquins.77

Note 76: Dague à rouelle: "Long poignard espagnol garni d'une forte garde en forme de roue." Bouillet.--Dictionnaire des Sciences, des Lettres et des Arts, au mot dague.

Note 77: Et après se être entre saluez, se avança le dit Taiguragny de parler et dit à nostre cappitaine que le dit seigneur Donnacona estoit marry (mécontent) dont le dict cappitaine et ses gens portoient tant de bâtons de guerre (arquebuse) parce que de leur part n'en portoient nuls (aucun). A quoi leur respondit le dict cappitaine que pour leur marrisson (en dépit de leur mécontentement) ne laisseraient à les porter et que c'estoit la coutume de France et qu'il le sçavait bien. Voyage de Jacques Cartier, 1535-36, verso du feuillet 15, édition 1545.

Au-dessus de l'autel se dressait un baldaquin ingénieusement fabriqué, de toutes pièces, avec les agrès de la flottille. La hauteur du pont était si petite cependant, que l'artiste-décorateur avait été contraint de remplacer le dôme du baldaquin par le ciel du dais, figuré, au-dessus de l'autel par une petite voile rectangulaire, tendue raide comme une banne. Au centre prés de cette banne il y avait, comme une fleur d'architecture dans une voûte d'église, le mot Saint Malo écrit en cordages, avec une torsade d'amures alentour. Trois grandes voiles, rattachées à cette banne sous une bouffante garniture de bonnettes, fermaient comme des draperies, le fond et les deux côtés de ce baldaquin improvisé. Celles de droite et de gauche au lieu d'être relevées, en rideaux de fenêtres, par une patère, retombaient lâches et flasques sur le parquet de la chambre, en voilures de navires séchant à la brise et pendues, comme le linge des buanderies, à toutes les vergues de la mâture.

Ils ont eu là une excellente idée, remarqua Laverdière, de remplacer les lambrequins par et des bonnettes. Elles donnent un bel effet, très naturel. Elles bouffent! elles bouffent!! comme si, dans la précipitation de la manoeuvre et les joies délirantes de la découverte, les matelots eussent mal cargué les voiles, emprisonné, par mégarde, dans leurs plis, un peu de vent soufflé là-bas, en plein Atlantique, par la dernière brise de mer.

Laverdière ajouta: Les bonnettes appartiennent à la Grande Hermine ainsi que la grande voile qui fait draperie à la gauche du baldaquin. Celle de droite, est la misaine de l'Emérillon. La toile du fond, celle qui tombe à l'arrière de la panoplie et sur laquelle les armes se détachent en éventail appartient au Courlieu.

Je le regardais avec étonnement. Eh! comment savez-vous cela, lu dis-je?

Rien de plus simple, s'écria le maître-ès-arts, les trois voilures sont marquées, tout comme un linge de bonne maison, aux armes, aux chiffres, aux lettres de la famille ou de la flotte. Seulement ici, c'est un symbole, une légende qui tiennent lieu de signature.

Et comme je ne comprenais pas encore: Venez voir, dit-il, approchez.

Je marchai avec lui au pied de l'autel. Voyez-vous, dit alors Laverdière, sur la toile grise des bonnettes ce petit quadrupède dépeint à l'encre et qui ressemble à une martre? C'est une hermine. Regardez ici maintenant, on le retrouve encore près de ce ris de la voilure, juste au centre de la draperie gauche du baldaquin. Évidemment ces morceaux de voilure appartiennent à la nef-générale, la Grande Hermine. L'hermine est d'ailleurs l'animal noble par excellence, l'animal héraldique de la Bretagne. Voilà sept cents ans qu'elle en blasonne le manteau de ses ducs et les quartiers de son royal écu.

Regardez maintenant, au fond du dais, cet oiseau dessiné sur la voile.

Et comme je ne l'apercevais pas tout de suite, il me le pointa du doigt.

Effectivement je vis, droit au-dessus de la panoplie, un oiseau peint, d'un noir si intense qu'il se détachait, comme un relief de la blancheur de la voile. IL avait les ailes ouvertes, et dans l'envergure, démesurément déployée, l'artiste inconnu avait mis une telle expression d'essor, une si naturelle et forte image de l'envolée, que j'aurais juré, parole d'honneur, que le geste brusque de Laverdière l'avait fait lever de la panoplie.

On eût dit une alouette, mais une alouette gigantesque, énorme, regardée comme à travers la lentille d'un télescope. Le caractère distinctif de la livrée, la gentillesse des profils, sveltes et gracieux, les doigts triangulaires du pied me le firent de prima abord classer comme une grande famille ornithologique. Mais je repris vite mon opinion aux remarques rectifiantes de l'archéologue. Ainsi, me disait-il, en manière de correctif, le bec, de la'alouette, droit comme une épée, est démesurément long chez cet oiseau-ci, et de plus se recourbe comme un sabre, à la pointe. Les grandes jambes de l'oiseau, à tarses effilées et grêles trahissent évidemment (évidemment pour Laverdière, car je n'ai pas l'honneur d'être ornithologiste) trahissent évidemment la patte caractéristique de l'échassier.

C'est un courlis, me dit l'archéologue, un courlieu, pour parler le vieux français du seizième siècle. Aussi, cette voilure marquée à l'effigie de cet oiseau, appartient-elle à la Petite Hermine. Vous savez, n'est-ce-as, que le nom de Courlieu fut changé en celui de la Petite Hermine, précisément à l'occasion du second voyage de Jacques Cartier? N'empêche que la caravelle porte à toutes ses voiles et à la légende de son château de poupe la symbolique image de son premier nom.78

Note 78: La Petite Hermine portait auparavant (avant 1535) le nom de Courlieu, changé pour ce voyage (celui de 1535). Ferland: Tome I, page 21.

Cette singularité ne vous fait-elle pas songer à l'aventure heureuse d'une belle jeune fille, une princesse du pays des fées, réalisant son rêve dans un mariage aussi brillant u'imprévu, et qui emporterait dans la précipitation du départ, avec son royal trousseau de noces, sa garde-robe marquée aux seules initiales de son nom de demoiselle?

Laverdière attira une dernière fois non attention sur la misaine de l'Emérillon, balafrée comme un visage de vétéran, comptant, celle-là, plus de coutures que celui-ci de cicatrices et de lézardes, une voile toute grise de vieillesse. Elle portait, au coin de l'écoute, le dessin d'un petit oiseau exécuté à l'encre comme deux de l'hermine et du courlis. Seulement l'image en était si pâlie, si effacée par l'usure de la toile, la pluie, le gros temps, le frottement des mains, qu'elle n'était lisible que pour des yeux très vifs et très exercés. L'oiseau, dépeint à sa grosseur naturelle, était de la taille d'un merle ou d'un geai bleu. Le dessinateur l'avait représenté au repos, perché sur une branche.

Ce petit oiseau, me dit Laverdière, est le faucon-épervier des naturalistes. Il appartient à la famille des oiseaux de proie. Il se nomme émérillon, en langue vulgaire et la galiote l'a pris et accepté pour symbole. Un juste emblème du caractère français, ce petit fauve, gai, vif, hardi, étourdi presqu'autant.

Ce fut à ce moment que j'aperçus, à la gauche de l'autel, une petite crédence attifée de linge blanc, de fleurs artificielles, et de lampions, alignés par alternance de couleurs verte et rouge, devant un vieux tableau représentant la Vierge tenant l'Enfant Jésus dans ses bras. C'était une peinture ancienne, une très ancienne peinture sur bois, que les fissures du chêne, les griffades du temps, les stries innombrables de la matière colorante, avaient gâchée affreusement et de façon irréparable, C'était évidemment un panneau de salle, ou bien encore, une boiserie de pilastre conservée comme relique-souvenir de quelque église centenaire de Bretagne, encore plus ruinée de vieillesse que tombée sous les pioches des démolisseurs.

L'église existe encore, me dit Laverdière, lequel, suivant sa louable habitude s'amusait à m'écouter penser, cette boiserie vient du sanctuaire de Notre-Dame de Roquemado.79

Roquemado?

Oui, Roquemado, en Bretagne, aujourd'hui Roc-Amadour80, était au temps de Jacques Cartier comme encore de nos jours, un lieu de pèlerinage célèbre. Il jouissait, par toute la France, d'une renommée extraordinaire, et les miracles qui s'y opéraient égalèrent ceux des meilleurs thaumaturges. Notre-Dame de Roquemado, Jacques Cartier lui fit voeu de pèlerin avec tout son équipage, promettant y aller si Dieu lui donnait grâce de retourner en France.

Note 79: "Notre cappitaine voyant la pitié et maladie ainsi esmeue fist mettre le monde en prières et oraisons et feist porter ung ymage en remembrance de la Vierge Marie contre un arbre distant de nostre fort d'un traict d'arc le travers des neiges et glaces. Et ordonna que le dimanche ensuyvant l'on dirait au dict lieu la messe. Et qua tous ceux qui pourroient cheminer tant sans que malades yroient à la procession chantant les sept psaumes de David avec la litanie en priant la dite Vierge qu'il luy pleut prier son cher Enfant qu'il eust pitié de nous. La messe dicte et célébrée devant le dict ymage, se feist le cappitaine pèlerin à Notre Dame de Roquemado promettant y aller si Dieu luy donnait grâce de retourner en France." Voyage de Jacques Cartier 1535-36, feuillet 35. Édition 1545. Roquemado ou Roquamadou. "Ou pour mieux dire Roque Amadou, c'est-à-dire des Amans. C'est un bourg en Querci, où il y a force pèlerins." Lescarbot.

Note 80: N.D. de ROQUEMADO pour Rocamadour (le roc à St-Amadour), bourg de France (Lot) sur l'Alzon, 133 25 kil. N. E. de Gourdon, chef lieu d'arrondissement à 32 kil N. de Cahors. Rocamadour est adossé à des rochers à pic. 1,600 habitants. Ruines d'une abbaye, qui, selon la tradition contient les reliques de S. Amadour, et but de pèlerinage; antique église où l'on conserve, dit-on, la fameuse Durandal, épée du paladin Roland. Bouillet. Dictionnaire universel d'Histoire et de Géographie, 1874, pages 1618-16, au mot Rocamadour.

Rocamadour est encore un lieu de pèlerinage.

A M. l'abbé Bégin, qui a visité attentivement la Bretagne, je dois beaucoup de reconnaissance pour m'avoir donné l'énigme du mot ancien Roquemado.

Cette boiserie peinte appartenait à la première église de rocamadour, bâtie sous Charlemagne. Le prieur de l'abbaye l'avait donnée au capitaine-général, à son premier départ de St-Malo, comme porte-bonheur et sauvegarde. Avouez que le divin talisman n'a pas menti à son maître.

Elle était bien la contemporaine de Charlemagne la vieille ymage en remembrance de la vierge Marie, avec sa figure écaillée, racornie, envahie à toutes ses rides, comme un visage de centenaire, par une moisissure fine, blanche et déliée. Cela venait autant de l'humidité de la caravelle que du salin de la mer; car la précieuse et sainte relique n'avait pas quitté l bord de la Grande Hermine depuis la course fameuse du hardi navigateur sur l'Océan. Elle était bien de son époque et encore plus en ressemblance des hommes et des artistes de ce temps. Le sens du coloris comme la science du trait, manquaient absolument à cette caricature badigeonnée de couleurs voyantes, heurtées, mal assorties, tracées en lignes roides et grossières, où l'expression du Beau Éternel Divin était traduite par la diabolique hideur de l'Idole.

Et cependant cette peinture claustrale, cette primitive ébauche de l'art chrétien, plus enténébrée que les fresques des Catacombes, était demeurée pendant sept cents ans, et pour des milliers d'âmes, le modèle, l'idéal, le Divin regardé en plein éclat de rayonnement. Cette naïve et rude image de la Vierge du Bel Amour et d'un Enfant, le plus beau des Enfants des hommes, avait ravi plus haut que la passion et jusqu'à l'extase les visionnaires, les ascètes, les contemplatifs religieux qui la voyaient, eux, à la lumière de leurs ferveurs et de leur foi ardente. Encore aujourd'hui n'est-il pas dans la foule, pour vous ou moi seuls, une figure, un visage, un profil, vulgaire, obscur, laid à tous autres, et qui apparaît qui demeure toujours beau, pour vous ou moi qui les regardons dans l'auréole permanente d'une action grande et noble?

J'en étais là de mes réflexions quand une voix mâle, un peu rude à l'oreille, comme à la main le toucher d'un cordage neuf, chanta avec une suave et pénétrante expression religieuse: