Le docteur Bloch tenta de maîtriser la situation.

 Non, ce n'est pas monsieur Hitler, c'est son fils.

A cet instant, Adolf ressentit une intense douleur au bas-ventre. Il se plia en deux sous l'effet du coup. Une femme avait dû le cogner par traîtrise. Il s'effondra.

Lorsqu'il put enfin se redéplier, toutes les belles effrayées avaient disparu. Le docteur Bloch le considérait paternellement et répétait :

 Je t'assure que tu n'as rien. Tu es tout à fait normal. Tu n'as pas le droit de t'infliger des douleurs pareilles.

 Mais je vous assure que ce sont elles qui...

 Ttt... ttt…

 L'une d'elles m'a frappé, j'en suis sûr.

 Ttt... ttt... j'étais à côté de toi, je n'ai rien vu.

Adolf ne savait plus quoi dire, d'autant plus qu'en vérité il ne sentait plus rien de la douleur fulgurante. A douter même qu'elle eût seulement existé...

 Suis-moi.

Le docteur Bloch l'entraîna par la main dans une autre partie du palais. Après avoir gravi plusieurs étages, parcouru une quantité de vestibules, ils arrivèrent dans un petit boudoir où brillait la seule lumière d'une bougie.

Une femme dormait, lascivement allongée dans une méridienne, à peine couverte d'une blouse de soie rouge.

Adolf fut hypnotisé par la blancheur crémeuse de sa peau qui palpitait à la fois comme une surface et un appel des profondeurs, satin et pâte, qui appelait à caresser et à pétrir, une chair qu'on avait envie de saisir bien que sa beauté inspirât, dans le même temps, une crainte sacrée.

Le docteur Bloch se rendit près de la femme endormie, s'agenouilla devant elle et ordonna à Adolf de faire de même.

 Regarde. Et habitue-toi.

Dans les premières minutes, Adolf ne jeta que des œillades furtives, craignant que son attention, si elle se montrait trop insistante, ne réveillât la dormeuse comme un doigt brûlant.

Le docteur Bloch se pencha alors sur la femme et enleva lentement la blouse de soie.

La femme se retrouva nue, offerte, lascive, inconsciente, étalée dans son impudeur essentielle à quelques centimètres d'Adolf. Il sentit que son propre corps bouillait.

Le docteur Bloch saisit alors la main d'Adolf et l'approcha de la femme. Adolf résista d'abord, effrayé, craignant on ne sait quoi...

Mais, fermement, méthodiquement, le docteur Bloch maintint son étreinte, conduisit la main d'Adolf au sein calme de la dormeuse et y plaqua la paume...

Au contact de la chair moelleuse et chaude, Adolf eut une sensation éblouissante... et se réveilla.

Il lui fallut plusieurs minutes pour réajuster ses idées, comprendre qu'il n'était que dans le lit loué à madame Zakreys, admettre que la belle scène qu'il venait de vivre appartenait au rêve, que le docteur Bloch n'était pas venu le chercher ce soir, qu'il n'avait pas touché réellement la créature nacrée.

Il changea de côté sur sa couche, enfonça sa tête dans l'oreiller et se servit de la mémoire du songe pour vivre et revivre la scène jusqu'au matin.

Enchanté, il courut à l'Académie, ayant l'impression d'être un autre homme. Même si ce n'était qu'un fantasme, il avait connu une véritable initiation sexuelle pendant la nuit.

Au seuil de l'Académie, il s'arrêta, frappé.

« Si, comme je le prévois, vous recommencez à rêver, promettez-moi de revenir. »

Un frisson de désagrément lui parcourut le dos. Le satané médecin l'avait annoncé : il rêverait de nouveau. Ainsi, il devait le moment délicieux de cette nuit à cet insupportable petit homme qui lui avait fait repeindre ses chiottes !

Adolf, furieux, arriva en cours de géométrie avec l'envie de frapper. Tout le bénéfice de sa nuit venait de s'envoler. Il travailla de fort méchante humeur.

A l'interclasse, il sursauta lorsqu'il entendit un de ses camarades prononcer le nom du médecin.

Bernstein et Neumann, les deux élèves les plus brillants de l'école, se disputaient à son sujet.

 C'est le plus grand génie de notre époque, affirmait Bernstein. Grâce à lui, l'humanité va pouvoir se connaître et se guérir.

 Peut-être, répondait Neumann, mais je ne crois pas que la connaissance de l'inconscient favorise les artistes. Au contraire, elle risque de les supprimer. C'est une névrose qui fait l'artiste, c'est une névrose qui l'inspire et lui donne l'énergie créatrice. Je tiens à ma névrose et je ne veux pas qu'une meilleure connaissance de moi-même me change. Peu importe si je suis plus heureux ; je préfère être mal et continuer à peindre.

D'autant plus que je suis heureux quand je peins.

 Mais, reprit Bernstein, rien ne te dit qu'une psychanalyse te rendra stérile.

Sigmund Freud traite l'homme, pas l'artiste.

 Comment peux-tu distinguer l'homme de l’artiste ? s'indigna Neumann. Sigmund Freud joue avec le feu, il manque de recul.

 Pas du tout. Sigmund Freud a écrit sur l'art et...

Adolf demeurait abasourdi. Ce qui l'étourdissait le plus, c'était que les deux étudiants disent si naturellement « Sigmund Freud », comme ils diraient Richard Wagner ou Jérôme Bosch. Le docteur Freud, du 18, rue Berg, était-il si connu ? Adolf ne l'avait pris que pour un spécialiste de quartier alors qu'il semblait avoir produit des théories qui passionnaient la jeunesse intellectuelle. Adolf voyait bien, au respect terrorisé avec lequel les autres suivaient la polémique, qu'il n'était pas le seul à ignorer le rôle capital de Sigmund Freud, ni même à découvrir son nom entier.

Il ne saisissait pas bien la nature du débat mais il reconnaissait des mots entendus lors des conversations de Bloch avec Freud : pulsion, névrose, inconscient, censure...

En rentrant dans la classe qui reprenait, il se faufila auprès de Bernstein et lui demanda, d'un ton détaché :

 Le Sigmund Freud dont tu parles, c'est bien celui qui a son cabinet au 18, rue Berg

?

 Oui ! s'exclama Bernstein. Et je rêve d'aller le rencontrer un jour ! Dès que j'aurai de l'argent... Quoi ? Tu le connais ?

 Oui, oui, fit Adolf d'un petit air suffisant, c'est un ami de la famille.

Par sa réponse, il pensait éluder la question, non pas provoquer une telle réaction chez Bernstein. Le garçon ne le lâcha plus jusqu'au soir, s'intéressant enfin à lui, lui marquant de l'affection, et lui proposant mille services en échange d'une simple rencontre avec l'ami de la famille.

Adolf en demeura étourdi.

Ainsi ce médecin n'était peut-être pas le charlatan qu'il avait cru repérer ? Les indices s'accumulaient en sa faveur : le respect affairé du docteur Bloch, l'influence intellectuelle qu'il semblait exercer, l'affabilité de Bernstein à l'égard d'Adolf depuis qu'il le savait lier à

Freud et puis, surtout, ce rêve ; ce rêve qu'il avait fait, dont il se souvenait, le premier depuis des années...

« Si, comme je le prévois, vous recommencez à rêver, promettez-moi de revenir. »

Lancinante, entêtante, toujours plus forte, toujours mieux prononcée, la phrase du médecin tournait dans sa mémoire et lui donnait mauvaise conscience.

Il prit sa décision : il y retournerait le lendemain. Il respecterait sa promesse.

Satisfait, il s'endormit en se félicitant de sa loyauté. Il en rajoutait dans les compliments qu'il s'adressait pour ne pas s'avouer que c'était tout autant par snobisme que désormais il se rendrait chez le célèbre médecin.

Le lendemain, les choses ne se passèrent pas comme prévu. Le docteur Freud se montra très froid, comme indisposé par son coup de sonnette joyeux, et, malgré

l'enthousiasme d'Adolf qui lui annonçait comme une victoire le fait d'avoir rêvé, il ne lui accorda un rendez-vous que pour dix jours plus tard.

« Il ne m'aime plus », se dit Adolf en sortant.

En fait, l’avait-il jamais aimé ?

C'est un Adolf docile et coopératif qui se présenta, dix jours plus tard, dans le cabinet du docteur Freud pour lui raconter son rêve.

 Tout va bien, mon garçon, je crois savoir ce que vous avez.

Sigmund s'était levé, souriant, plus détendu que jamais. Il alluma un cigare sur lequel il tira avec volupté.

 J'ai compris pourquoi vous ne pouvez endurer la vue d'une femme nue sans vous évanouir. Et je peux même vous annoncer une meilleure nouvelle : dans quelques instants, sitôt que je vous l'aurai expliqué, vous serez guéri.

Les rapports entre Wetti et Hitler devenaient dangereusement fréquents. Il passait chaque jour une heure dans son salon étriqué. Après avoir bu le thé à l'orange et mastiqué

les gâteaux au gingembre, Hitler sortait son carton à dessin, s'installait au bout de la pièce, à distance du modèle, et crayonnait en parlant d'art.

 Si loin, mon cher Dolferl ? gémissait Wetti, langoureuse.

 Le moustique se brûle s'il s'approche trop de la flamme, répondait invariablement Hitler.

Tout aussi invariablement, Wetti, rougissante, émettait alors quelques petits cris qu'elle prenait pour des protestations polies mais qui devaient passer pour des aboiements préorgasmiques auprès de quiconque traversait le couloir.

Hitler avait posé une règle : Wetti ne devait pas regarder son portrait avant qu'il ne fut achevé. Il avait beau s'appliquer à gommer, à reprendre, à gommer, à déchirer, à

reprendre, à gommer, Wetti s'acharnait à ressembler à une guenon sur son croquis. Pour impressionner sa logeuse, il la noyait de paroles, l'accablant avec ses théories sur l'art, se contredisant d'ailleurs d'un jour sur l'autre mais, peu importe, Wetti était sensible au fait qu'on lui parlât d'art — une conversation élevée digne d'une femme du monde — et elle n'écoutait pas le quart de ce qu'il lui disait.

Souvent, avec des airs mystérieux, elle lui promettait de lui faire connaître « ses garçons », « un jour », « s'il était sage », « bien sage », comme on annonce une visite au Saint-Graal. Hitler ne parvenait pas à savoir qui étaient « ses garçons », ni ce qui se passait lors de ces fameux dimanches après-midi qu'organisait Wetti.

Enfin, il eut droit à son carton d'invitation. Wetti le lui remit avec une moue appuyée, qui semblait signifier «je ne sais pas si vraiment vous le méritez mais je vous le donne quand même ». Puis elle repartit en chaloupant dans l'escalier, la croupe tanguant de droite à gauche, à droite pour provoquer les mauvaises pensées, à gauche pour les chasser. Au demi-palier, elle s'arrêta et dit d'une voix chaude à Hitler :

 Mettez vos plus beaux vêtements, mon cher Dolferl, « mes garçons » sont toujours très élégants.

Le jour dit, à cinq heures, Hitler descendit, la gorge serrée, au fameux thé dominical de Wetti qui semblait être l'orgasme de sa vie sociale.

La pièce bourdonnait des conversations des jeunes gens, tous bien habillés ainsi que l'avait annoncé Wetti, trop bien habillés même, sentant vingt parfums différents, suivant dix conversations à la fois, agités, rapides, tourmentés même lorsqu'ils arboraient un indéfrisable sourire, jamais vraiment à ce qu'ils disaient, le regard détourné par des détails qu'Hitler ne saisissait pas, des chasseurs à l'affût bien qu'il n'y eût, en apparence, ni chasse ni gibier.

Hitler fut bien accueilli. Des mains molles le pressèrent, on lui fit de petites places sur les canapés qui l'obligeaient à se coller aux hôtes. Il parlait peu, car incapable de soutenir un débit de paroles aussi rapide que les autres et, par conséquent, il souriait beaucoup.

Wetti trônait en reine des abeilles au milieu des faux bourdons. Entre deux macarons, ils se récriaient d'admiration sur sa beauté, sa grâce, s'esclaffaient démesurément à ses moindres reparties. Ils l'aimaient, ils l'adoraient, ils l'adulaient. Wetti, arrosée de compliments, chauffée de regards extatiques, s'épanouissait comme une rose trop mûre.

Hitler se sentait jaloux. Plus silencieux, plus balourd, plus compact que ces jeunes gens qui avaient toujours un trait ou une flatterie en bouche, il se demanda ce qu'il pouvait bien apporter à Wetti. Ce dimanche après-midi, si fulgurant, lui semblait ternir ses séances quotidiennes avec Wetti. Un jour, elle s'en rendrait compte... comme de sa nullité en dessin... elle le chasserait, assurément.

 Eh bien, Dolferl, tu as l'air sinistre. As-tu perdu quelqu'un ? Un deuil ? Une rupture

?

Werner, un grand blond aux lèvres enfantines, venait de s'asseoir auprès de lui. Un peu choqué d'être appelé d'emblée par son surnom, Hitler ne releva pas et se remit à

sourire. Encouragé, Werner continua la conversation :

 Que fais-tu dans la vie ?

 Peintre.

 Ah, mais c'est toi le petit génie dont Wetti nous a parlé ?

 Ah bon ?

 Elle croit beaucoup en ton talent. Que peins-tu ?

 Des paysages. Des rues.

Un éclair étrange passa dans les yeux bleus pourtant placides de Werner.

 Et des nus ?

 Oui, des nus aussi, bien sûr, répondit Hitler avec aplomb, sentant qu'il marquait des points.

 Des nus... masculins ?

 Masculins. Féminins. J'aime les deux, affirma-t-il avec tant d'autorité que Werner en demeura bouche bée.

Le blond mit quelques secondes à s'en remettre. Puis, il se ressaisit, couvrit Hitler d'un œil admiratif — je sais apprécier les performances à leur juste valeur —, tortilla des fesses pour se faire une meilleure place dans le canapé, ce qui colla sa cuisse à celle d'Hitler. Il se racla la gorge.

 Connais-tu Ostara ?

Werner saisit la pile et la mit sur ses genoux. Il semblait prêt à la couver.

 Peut-être pourrais-tu dessiner pour notre revue ? Nous aimerions représenter les héros germaniques. Il faudrait les montrer torse nu, dans des combats fraternels...

Il rougissait en évoquant cela.

Hitler ne répondait pas. Mal à l'aise, il avait envie de dénoncer cette feuille antisémite mais il se limita à demander des informations :

 Pourquoi dis-tu « notre revue » ? Est-elle faite par vous, par les garçons qui sont là

?

Werner éclata de rire puis s'assagit, ne voulant pas donner l'impression de se moquer.

 Non. La revue est rédigée par Lanz von Liebenfels — entre nous, il s'appelle Adolf Lanz. Il s'est anobli lui-même pour faire genre — et c'est quelqu'un comme nous.

 Comme nous ?

 Oui ! Comme nous ici ! Même si l'on n'est pas d'accord avec ses délires sur les races et l'Allemagne, on aime tous son culte du héros. Ostara est devenu un signe de ralliement entre nous.

Hitler s'abîma dans cet « entre nous ». De quelle communauté pouvait parler Werner ?

A quel groupe Lanz et tous ces jeunes gens appartenaient-ils ? La jeunesse ?...

Wetti passa près d'Adolf et lui murmura à l'oreille :

 Alors, Dolferl, je vois que ça gaze avec Werner.

Elle leur tendit des biscuits et prit un air de réprimande tendre.

 Petits garnements, va !

Elle s'éloigna ou plutôt se déhancha entre les fauteuils en leur adressant un dernier clin d'œil appuyé.

Hitler sentit que son corps se changeait en plomb. Froid. Glacé. Immobile. Il venait de comprendre le malentendu. On le prenait pour un inverti. Il était au milieu d'une réunion d'invertis. Il s'était fait piéger vivant dans une erreur.

D'un coup, il se dressa sur ses jambes.

 Je ne me sens pas bien. Je retourne dans ma chambre.

 Je t'accompagne, murmura Werner.

Tendu, frémissant comme peut l'être un tout jeune homme, au bord de la tétanie, Hitler franchit tous les barrages de la pièce, jambes, fauteuils, guéridons, poufs, plateaux, et parvint, essoufflé, dans le couloir. A sa propre surprise, personne ne s'était scandalisé de le voir partir sans mot dire.

A côté de lui, Werner éclata d'un rire pointu.

 Décidément, tu es rapide.

 Je monte me coucher.

 D'accord, je te suis.

Hitler fit quelques mètres dans l'escalier avant de se rendre compte qu'effectivement Werner le suivait. Il se retourna, indigné.

 Que fais-tu ? Où vas-tu ?

Werner, un instant déconcerté par le visage furieux d'Hitler, ne savait plus très bien comment réagir. Puis il crut comprendre qu'Hitler plaisantait.

Il parcourut les deux marches qui les séparaient.

 D'accord. Puisque avec toi, il faut être direct...

Et Hitler sentit qu'un corps se plaquait contre le sien et qu'une bouche cherchait la sienne.

Il ne crut pas à ce qui lui arrivait. Vite ! Réagir, se dit-il. L’empêcher ! Le repousser ! Le pousser ! Tant pis s'il tombe ! Réagir ! Ne pas me laisser...

Mais Werner s'était reculé, horrifié, en poussant un cri. Son plastron était couvert d'une boue jaunâtre et molle. Hitler venait de lui vomir dessus.

 Salaud ! Salaud ! Mais alors, c'était vrai que tu étais malade ! Dolferl, Dolferl, réponds-moi, reviens, je ne t'en veux pas.

Mais Hitler s'était déjà enfui et réfugié dans sa chambre. Les trois verrous fermés, il tourna furieusement autour de son unique chaise.

Il ne savait pas ce qui le vexait le plus. Avoir été dragué par un homme ? Etre pris pour un garçon comme ça ? Ne pas avoir compris assez vite ? Ne pas avoir été capable de repousser Werner ? Lui avoir vomi dessus ? Tout lui était brûlure, humiliation.

Au fur et à mesure qu'il formulait ses pensées, qu'il inventait des réactions enfin appropriées, il se débarrassait de ses douleurs, il se recomposait. Bientôt, il ne lui resta plus

dans l'esprit que l'essentiel : Wetti. Il ne fallait pas que Wetti pensât qu'il était comme ça...

Wetti devait apprendre qu'Hitler n'appartenait pas au club des homosexuels.

Il voulait qu'elle éprouve ce soulagement — qui serait aussi le sien —, qu'elle soit persuadée que les compliments qu'il lui faisait, même s'ils étaient moins hyperboliques et plus rares, ses compliments à lui étaient sincères, ils venaient d'un homme, d'un vrai, d'un homme qui a un désir pour les femmes... le croirait-elle ? Comment la persuader ?

L'idée arriva, simple, rayonnante, lumineuse : il devait se déclarer à Wetti.

Il se brossa six fois les dents, entreprit une nouvelle toilette au bord de son lavabo, essaya puis repoussa ses quatre chemises, reprisa son caleçon et chargea tellement ses chaussures de cirage noir qu'elles laissaient des traces lorsqu'il marchait. Peu importait !

Rien n'était trop difficile ! Il fallait se préparer à convaincre Wetti.

Pour l'heure, le début du plan — la partie lavage — lui était clair, la suite plus obscure…

Tant pis. Nous improviserons .

Il se regonflait avec ce vocabulaire militaire.

Nous descendrons. Nous attaquerons. Et nous verrons bien comment évolue la bataille.

Il appréciait particulièrement le « nous ». En mettant ainsi plusieurs hommes en lui, il y avait peut-être des chances qu'il en reste un à l'arrivée.

A dix heures du soir, sachant que tous les garçons étaient partis et que Wetti, ponctuelle, allait se coucher, il descendit silencieusement.

Après quelques coups à la porte, il entendit une voix ensommeillée :

 Quoi ? Qu'est-ce que c'est ?

 C'est moi, Dolferl.

Il avait hésité, il avait failli dire Adolf mais avait craint, au dernier moment, que ça ne parût trop cérémonieux.

La porte s'ouvrit, laissant passer le visage inquiet de Wetti.

 Dolferl, vous allez mieux ? Werner m'a dit que vous étiez malade ?

Adolf faillit faire demi-tour au seul nom de Werner : son passé lui jaillissait à la gueule, cet horrible efféminé venait de se coller une deuxième fois contre lui, on ne le laisserait donc jamais en paix ?

Courageusement, il se raidit et décida d'ignorer la question.

 Wetti, j'ai quelque chose à vous dire.

 Quoi donc, Dolferl ?

 Quelque chose de très important.

Il n'arrivait pas à aller plus loin dans son discours et frappa du pied, agacé. Wetti se méprit et crut qu'il ne voulait pas parler sur le palier.

 Entrez, mon cher Dolferl, entrez. Mais surtout, ne me regardez pas, je me préparais à aller me coucher.

Hitler entra dans le salon avec elle.

 Eh bien ? Que se passe-t-il ? Vous me rendez folle d'inquiétude, dit Wetti dont le ton, les mots et les manières affectés étaient toujours en situation, mais surjoués, comme une actrice qui se livre à la première lecture d'une pièce.

 Je...

 Oui ?

 Je vous aime.

Wetti hésita un instant, la bouche ouverte, dans la peur de se tromper sur la prochaine réplique. Elle se décida pour un grand sourire maternel.

 Mais moi aussi, mon cher Dolferl, moi aussi je vous aime beaucoup.

Elle avait eu une légère hésitation en prononçant le « beaucoup ». Hitler en conclut qu'il pouvait aller plus loin.

Exécution, les gars ! Le champ est libre.

 Non, Wetti, dit-il en articulant exagérément, je ne vous aime pas

« beaucoup », je vous aime.

Wetti se figea.

Chargeons ! Faisons comme Werner avec nous ! Tous à l'attaque !

Et, rapidement, Hitler parcourut les deux pas qui l’éloignaient de Wetti et serra le grand corps encombrant dans ses bras.

Wetti, tel un ballon qui se dégonfle, glissa entre ses mains et s'effondra en sifflant sur le sol. Hitler était vidé de son étreinte, comme si rien n'avait existé.

Rampant sur le tapis, Wetti pleurait à gros sanglots.

 Dolferl... Dolferl... oh, je suis si déçue.

Hitler crut avoir mal entendu. Le bataillon de soldats réagit d'une seule voix en lui et s'exclama :

 Mais déçue par quoi, nom de Dieu !

Les beaux yeux humides et gonflés de Wetti contemplèrent lentement le jeune homme.

 Je pensais que vous étiez comme eux, comme mes garçons. Sinon jamais je n'aurais été... oh non jamais je n'aurais été si gentille avec vous... jamais je n'aurais posé...

oh, mon Dieu... c'est si triste !

Ce qui suivit acheva de déconcerter Hitler. Wetti se mit à vagir pis qu'un nourrisson, presque incapable de respirer entre ses cris, la bouche grande ouverte, le visage écarlate, les paupières fermées, inondées par une crue de larmes.

Hitler alla réveiller madame Stolz, la voisine, lui confia Wetti, puis remonta chez lui, satisfait. Peu importait la réaction bizarre de Wetti, il lui avait montré qui il était. Il avait accompli son devoir d'homme. Il était content.

Il sombra dans un sommeil d'enclume

 Mon cigare ne vous dérange pas ?

Le docteur Freud aspirait la fumée de son havane avec un clappement sec qui faisait songer à l'ouverture difficile d'un bocal à confiture.

 Dans votre songe, le docteur Bloch joue le rôle du père, mais pas un père tyrannique qui écrase son fils, non au contraire, le père bienveillant, libéral, joyeux, attentif, qui fait pénétrer son fils dans le monde des adultes. Lorsqu'il vient vous chercher en calèche, il porte tous les insignes du plaisir : il exprime la fête avec son smoking, la gaîté

avec son champagne, la légèreté avec ses chansons. La destination inconnue où il vous emmène, c'est la femme.

Freud pompa son havane. Il le trayait avec des bruits de bouche puérils, pressait le pis pour en extraire la fumée, l'avalait gloutonnement, suivait avec béatitude le trajet intérieur de la nuée lactée et semblait faire un rot dans ses poumons. Il avalait plus de fumée qu'il n'en rejetait. Où allait-elle ?

 Vous descendez ensuite de voiture pour monter sur une gondole. Les eaux plates, noires et tranquilles que vous allez parcourir sont l'image de votre sexualité

 Pardon ? ;|

 Vous vous êtes jusqu'ici refusé à toute vie sexuelle, vous avez endigué vos pulsions, tenté de les faire mourir, ou du moins de les endormir. Tel est l'état de vos désirs au début du rêve. Mais tel est l'état que vous souhaitez quitter en entrant dans le palais mystérieux.

Adolf frissonna de plaisir, il avait l'impression de revivre son rêve sur un autre plan, à

un étage plus intellectuel. Sans les couleurs, sous une lumière blanche, vive, mercurienne, avec des volumes qui se réduisaient aux traits, et cependant il retrouvait ses émotions intactes, plus franches même, tranchantes, découpées.

 On pourrait croire que ce bâtiment est un bordel mais, dans votre logique, il s'agit plutôt de la maison des femmes, ou mieux encore, la maison de la Femme. Toute la bâtisse, obscure, sombre, secrète, avec des escaliers qui s'envolent on ne sait où, symbolise la Femme. Elle comprend trois niveaux que vous allez gravir, à l'issue de quoi, vous aurez effectué un véritable voyage initiatique.

Freud se pencha vers Adolf, les sourcils froncés.

 Soufflez.

Adolf, surpris, ouvrit la bouche et obéit. L'air recommença à circuler en lui. Il était tellement passionné par le récit de Freud qu'il en avait oublié de respirer.

 Le premier groupe de femmes que vous rencontrez, ces dames chamarrées qui vous pincent et vous asticotent sont des oiseaux, des perruches, exactement ce que les Grecs anciens appelaient des « barbares », c'est-à-dire ceux qui ne parlent même pas un langage humain. Pour vous, donc, la femme est l'étrangère absolue. Pour vous, la femme est un animal.

Bon, allez, docteur, assez tété, la suite !

 Le deuxième groupe de femmes, reprit lentement Freud, exprime les conflits de votre histoire personnelle. Ces dames quasi déshabillées, donc prêtes pour l'amour, ces amantes en puissance, s'effraient en vous voyant arriver. Elles glapissent votre nom, et tentent de se protéger des coups que vous allez donner. Le docteur Bloch rétablit la vérité :

oui, vous vous appelez bien Hitler, mais vous êtes le fils Hitler, non le père Hitler, on ne doit pas vous confondre. Vous avez toujours refusé de me dire du mal de votre père. C'est très louable, Adolf, mais cela vous fait souffrir. Vous feriez mieux de me raconter toutes les scènes de violence auxquelles vous avez assisté.

 Non... Je...

 C'est bien cela, Adolf, il ne battait pas que vous, vos frères et sœurs, il battait aussi votre mère ?

Adolf se tut.

Le docteur Freud considéra avec agacement son cigare froid, considérant comme une attaque personnelle cette soudaine extinction.

 La violence est donc pour vous le modèle de la relation amoureuse. Or, vous refusez d'être le bourreau des femmes, vous refusez d'être le bourreau de votre mère. Pour ne pas devenir un monstre dans votre rêve, vous ressentez une grande douleur à

l'entrejambe : vous vous castrez. Plutôt être un ange qu'être un homme !

Bêtement, Adolf ressentit une joie ineffable à s'entendre décrit comme un bon garçon.

Freud pointa sur lui un doigt accusateur.

 Qui veut faire l'ange fait la bête. Pour l'instant, c'est vous qui souffrez. Mais si vous persistez, vous finirez par faire souffrir les autres.

 Votre cigare s'est éteint, gémit-il.

 Je sais, répondit froidement le praticien.

Tout s'agite dans l'atmosphère. Les émotions percent, volent, frétillent et se cognent entre les deux hommes.

 Au troisième étage, le docteur Bloch vous conduit à une femme presque nue. A cause de votre mère qui a tant souffert, vous ne pouvez vous empêcher de lier féminité et maladie : la femme repose, veillée par une simple bougie, sans réagir aux sollicitations du monde. Le docteur Bloch, en la déshabillant, vous explique qu'il est l'heure de devenir un homme : elle est à vous. Il vous force à la toucher. Lorsque vous palpez le sein, une chose fondamentale se produit : la femme ouvre les yeux et vous sourit. Cela veut dire qu'elle vous accepte. Mais cela signifie surtout que vous ne lui avez pas fait mal.

 Mal ? Mais je n'avais pas peur de lui faire mal

 Si ! Cela vous procure une telle émotion que vous vous en réveillez. Avez-vous été

nourri au sein ?

 Pardon ?

Adolf s'étonnait lui-même des difficultés qu'il avait parfois à communiquer avec le médecin. Ses questions l'irritaient et le surprenaient tellement qu'il se les faisait répéter pour avoir le temps de les accepter.

 Oui.

 Et votre plus jeune sœur, a-t-elle aussi été nourrie au sein par votre mère ?

 Non.

 Pourquoi ?

 Je ne sais pas. On a mis ma sœur en nourrice. Ma mère était... fatiguée.

 Oui, si fatiguée qu'elle fait, quelque temps plus tard, un cancer du sein, dont elle meurt. Et désormais, vous vous sentez coupable. Vous êtes persuadé que c'est vous, Adolf, qui, en suçant le sein de votre mère, l'avez vidée de sa force vitale. C'est faux ! Vous m'entendez, Adolf : c'est faux !

Adolf éprouvait un étrange soulagement. Une vigueur inconnue l'envahissait. Il respirait plus librement.

 Adolf, vous n'avez pas tué votre père, même si, comme tout garçon, vous avez souhaité sa mort. Ni votre mère. Ils sont tous les deux morts de mort naturelle. Aucune culpabilité ne doit engourdir et gâcher votre vie. Vous avez droit au bonheur.

Les larmes baignaient le visage d'Adolf sans qu'il s'en rendît compte. Elles le lavaient de son passé, de son angoisse, de ses douleurs. Elles faisaient sa toilette de nouveau-né.

Avec bonté, Freud assistait à la deuxième naissance de ce garçon. Sans un scalpel, sans une entaille, sans déchirer de chair et sans verser de sang, il avait guéri un individu désespéré ; un adolescent s'était couché sur son divan, un homme s'en relèverait. Un spectre disparaissait, le spectre de ce qu'aurait pu être Adolf Hitler sans thérapie. « Un malheureux sans doute, pensa Freud, un criminel peut-être. Qui sait ? Allons, ne nous flattons pas trop. »

Freud considéra le cigare éteint entre ses mains pensa deux choses : premièrement que pour rien au monde il ne changerait de métier ; secondement qu'il devrait tout de même arrêter de fumer.

Il saisit une allumette démesurée et tenta de raviver le havane qui, désormais, tel un cadavre, puait froidement la cendre et refusait de se réanimer.

Une troisième idée illumina alors Freud :

 Et si j'essayais les Ninas ?

 Est-ce vrai, Dolferl, ce que vous m'avez avoué l'autre soir ?

 Ce qui est dit est dit, Wetti !

Hitler continuait à croquer Wetti sous son crayon rebelle.

 Me trouvez-vous belle ?

 C'est évident, nom de Dieu.

 Me désirez-vous ?

 Ce qui est dit est dit.

Lui-même découvrait la manière raide et militaire qui s'imposait à lui dès qu'il parlait d'amour. Ses intonations prenaient un tour tranchant, péremptoire, définitif, qui manquait certes de romantisme mais ni d'autorité ni de virilité. Wetti frissonnait rêveusement sous ses assauts verbaux.

 Mais vous savez bien que c'est impossible, Dolferl. à |

 Impossible ? Qu'est-ce qui m'empêcherait d'être amoureux de vous ?

Et il barra rageusement sa feuille : une conspiration de son crayon, de sa gomme et du grain du papier l'empêchait de fixer ce visage sur son carnet.

 C'est impossible, Dolferl, je ne peux pas me donner à vous, vous le savez bien.

Bien sûr qu'il le savait puisque Wetti remâchait son histoire tous les après-midi.

 Je ne peux me donner à vous car j'ai... j'ai définitivement renoncé aux hommes.

Et s'ensuivait invariablement l'épopée cuisante de son mariage raté. Cet homme sanguin et velu qu'on la força d'épouser. Ses baisers qui l'écœuraient pendant les fiançailles. Enfin, l'horrible nuit de noces, ce corps d'orang-outan qui lui déchirait le ventre, qui râlait, qui jouissait, qui giclait. Sa honte au matin lorsque le drap aux immondices fut exposé à la fenêtre. Sa décision d'en finir au plus vite avec cet homme, puis avec tous les hommes. Son propre corps qu'elle s'était mise à haïr depuis que la loi l'avait livré aux mains de son bourreau. Son désespoir. Son soulagement, enfin, le matin où l'on vint lui annoncer qu'elle était veuve.

 Vous comprenez, Dolferl, c'est trop tard. Même si je vous aime beaucoup, vous arrivez trop tard.

Wetti détestait tellement le désir des hommes qu'elle ne fréquentait plus que des homosexuels car elle les savait désintéressés. Ils célébraient sa féminité sans la souiller.

 Vous saisissez, Dolferl, je suis un peu leur mère, même si je n'ai pas encore vraiment l'âge.

Cette partie-là du récit plaisait moins à Hitler. Il avalait difficilement la proximité de ces invertis, et encore moins d'avoir été pris pour l'un d'eux.

 Wetti, ce que j'éprouve pour vous est fort et pur. Cela n'a rien à voir avec votre mari, ni les compliments mondains de vos petits amis. Je...

 Taisez-vous. Je ne veux pas vous écouter.

Elle s'alanguissait pour protester. Sa fausse fureur avait quelque chose, non pas de coquet, mais de troublé. Elle étirait sa phrase, elle ne la faisait pas claquer comme un refus, elle l'alourdissait de connivences, elle semblait dire derrière : « J'entends très bien ce que vous dites et cela ne me déplaît pas, au fond. »

Cette situation suffisait à combler Hitler. Dépourvu de toute expérience, il aurait été

bien encombré par un consentement et n'aurait pas su comment s'y prendre. D'autant que son désir pour Wetti relevait plus de la pose que de la réalité. Il avait cru bon, ce dimanche fatal, de clamer haut et fort sa flamme afin qu'on ne le confondît pas avec les invertis. Une fois cette reconnaissance acquise, il n'éprouvait aucun besoin d'aller plus loin. Il était, à ses yeux, l'amant officiel de Wetti. Il l'était aux yeux des autres pensionnaires du 22, rue Felber.

Il l'était, le dimanche, aux yeux des invertis. Et peut-être même l'était-il aux yeux de Wetti elle-même...

Par mille attentions, elle voulait faire oublier à Hitler ce qu'elle ne lui donnait pas.

Celui-ci ne manquait pas d'en tirer avantage et lui faisait sentir, par l'expression outrée de son ardeur, à quel point il fallait qu'il l'aime pour endurer sa défaillance. Il en profita tant que Wetti se transforma, très vite, en mère et en servante.

Nourri par elle, blanchi par elle, il déchargeait de moins en moins de valises à la gare, juste ce qu'il fallait pour payer sa chambre et pour avoir quelques heures tranquilles bien à

lui pendant que Wetti continuait à le croire à l'Académie de peinture.

Tout allait bien selon Hitler : il était donc un jeune peintre prometteur amant d'une belle veuve qui l'entretenait. Les apparences lui suffisaient et il aurait trouvé fort incongru que l'on grattât pour montrer que le peintre ne peignait pas, que l'amant ne couchait jamais avec l'amante, et que la veuve avare exigeait tout de même son loyer. Toute la réalité était recouverte par le regard qu'il posait sur elle, tel un manteau de neige.

Le seul problème qui s'obstinait à demeurer un problème était ce satané croquis.

 Je crois que ce portrait sera l'un des plus beaux jours de ma vie ! s'exclamait souvent Wetti avec son lyrisme niais emprunté aux romans de gare.

Hitler peinait de plus en plus à protéger son carnet. Wetti devenait entreprenante : elle s'approchait, elle l'agaçait, le poursuivait ; elle voulait découvrir le regard que son Dolferl portait sur elle.

Hitler eut un réflexe de survie. Il profita d'un moment d'inattention pour dérober une photo de Wetti rangée dans un tiroir. Il courut au Prater et fit son choix entre les artistes et les étudiants qui proposaient leurs services aux touristes. Il opta pour le plus vieux des portraitistes — cela l'humiliait moins — et lui tendit la photo de Wetti avec son carnet de croquis.

Une heure plus tard, contre quelques hellers, il possédait enfin l'objet.

Le soir même, il commença la séance en disant :

 Je crois que j'arrive au bout.

 Vrai ?

 Peut-être...

Pour parfaire la supercherie, il tenta de travailler un peu, crayonnant sur le portrait déjà exécuté. Au bout de trois minutes, il constata avec horreur qu'il était en train de détériorer le trésor si chèrement acquis.

 Et voilà !

Il bondit, se mit aux pieds de Wetti et lui offrit son image.

Wetti resta stupéfaite. Elle rougit, poussa quelques petits cris puis ses yeux se remplirent de larmes.

 Quelle merveille !

Elle s'était reconnue.

Folle de joie, elle ne voulut plus lâcher son poète jusqu'au soir. Elle lui fit la cuisine, alla lui chercher des cigares, reprisa son linge, lui servit un vieux marc de famille et, sur le coup de minuit, entreprit même de lui cirer ses bottes. Reconnaissante, persuadée d'être passée à la postérité, elle débordait d'énergie et s'investissait sans compter dans la seule chose qu'elle savait faire, l'activité ménagère.

A minuit et demi, elle s'arrêta de frotter, épuisée, le souffle court, resservit une liqueur à Hitler qui paressait dans un fauteuil et jeta un nouveau coup d'œil admiratif au croquis trônant sur le buffet.

 Dis-moi, Dolferl, ne suis-je pas un peu ta muse ?

Hitler, engourdi par les sucs de l'alcool et de la digestion, approuva de la tête.

 Tu es ma muse, Wetti. Ma muse.

Elle a raison.

Muse, c'est bien plus joli qu'esclave.

Adolf H., dissimulé derrière un arbre rugueux, le manteau poudré de neige, attendait que la femme sortît. Il sautait d'un pied sur l'autre et, de temps en temps, il se parlait comme on se donne des claques, pour se réchauffer.

Dès qu'elle passe, tu lui sautes dessus. Tu lui expliques simplement les choses.

Il neigeait mollement. Les flocons assoupis flottaient à hauteur d'homme, indolents, pas vraiment décidés à tomber. Ils bouchaient la vue, s'accrochaient aux cils, entravaient les mouvements, mais, sitôt au sol, ils s'évanouissaient en liqueur noire, laissant une chaussée sombre et brillante.

Dès qu’elle passe, tu m'entends ! Si tu attends une ou deux secondes, c'est foutu. Cela veut dire que tu te dégonfles et que tu ne le feras jamais.

Adolf grelottait avec bravoure. Il accomplirait sa mission quoi qu'il arrive, c'était vital.

Depuis qu'il avait quitté le cabinet de Freud, il avait éprouvé des sentiments contradictoires mais toujours violents. D'abord, trois jours durant, il avait été dilaté par la joie ; guéri d'une culpabilité ancienne, aussi vieille que sa puberté, il avait déambulé en prisonnier libéré ; le monde lui était enfin ouvert. Puis, il avait découvert l'ahurissante solitude dans laquelle il avait vécu jusqu'ici : pas de parents, pas d'amis, pas de fiancée, pas de proches auxquels il se serait confié, aucun adulte qui lui servît de modèle. Pour protéger ses malaises et ses secrets, Adolf s'était isolé pendant des années, il avait construit une tour, coupée des voies d'accès d'où il dominait tout, une tour d'où il parlait, une tour d'où il se taisait, une tour où personne ne le rejoignait et dont maintenant il voulait sauter.

La femme sortit enfin de l'Académie, sanglée dans un manteau de velours noir. Elle avançait en tanguant sur ses bottines hautes et grêles, testant son équilibre, s'assurant à

chaque pas que la chaussée n'était pas givrée. Cela rassura Adolf : le modèle n'avait plus l'arrogance crâne qu'elle dégageait sitôt qu'elle était nue.

Il bondit à côté de l'arbre.

 Madame, madame, j'ai quelque chose à vous demander.

 On se connaît ? demanda-t-elle.

 Je suis l'élève qui s'évanouissait toujours lors des cours de dessin. J'ai quelque chose à vous demander.

Le visage du modèle s'éclaira, l'adolescent lui rappelait de bons souvenirs. Elle avait aimé, après tant d'années passées à se déshabiller dans l'indifférence, que sa nudité fît l'effet d'une bombe. Chaque collapsus de l'adolescent, elle l'avait vécu comme une victoire.

Elle regrettait qu'il ne vînt plus, elle avait retrouvé sa vieille routine, les positions

inconfortables entre les exigences bêtes des professeurs fonctionnaires et les lazzis graveleux des morveux boutonneux.

Elle sourit pour l'encourager à parler, rêvant même une seconde que le garçon se pâmât et perdît ses moyens.

 Voilà. Il faut que je retourne en classe de nu car j'en ai besoin pour mon apprentissage et tout le monde se moque de moi. Il faudrait donc que je m'entraîne.

 Je ne comprends pas.

 Je vous paierai ce que vous demanderez. Il faudrait que vous posiez pour moi seul avant que je retourne vous dessiner en cours.

La femme réfléchit. Elle aurait spontanément accepté des heures supplémentaires bien payées, mais elle songea aux sentiments si forts, proches de l'orgasme, qu'elle avait éprouvés lors des pâmoisons du jeune homme ; elle ne se résolvait pas à supprimer l'éventualité d'un tel plaisir.

 Je peux te proposer quelqu'un.

 Pas vous ?

 Non, ma...

Elle se mordit les lèvres sur ce mot — elle avait failli dire « ma nièce » — et se reprit :

 Ma cousine. Dora. C'est aussi son métier.

Le modèle songeait à son prochain triomphe : l'adolescent retournait à l'école après avoir peint et repeint cette niaise de Dora, il se croyait guéri, mais lorsqu'elle, la femme, la vraie femme, la fatale, abandonnait son kimono, il était de nouveau pris de faiblesse. Quelle scène ! Quelle allure !

 D'accord, fit Adolf, qui, de toute façon, n'avait pas de plan de rechange.

Le lendemain, au café Mozart où flottait une odeur écœurante de lait caillé aux noix de pécan, il rencontra Dora. Il fut surpris : elle avait le même âge que lui.

 Tu as l'habitude de poser ?

 Oui, bien sûr.

 Combien prends-tu ?

La fille lui annonça une somme modique, ce qui n'inspira pas confiance à Adolf. Trop jeune, trop bon marché : il avait l'impression de se faire rouler.

Pourtant Dora était jolie, une peau neigeuse, des cheveux d'or roux, mais elle parlait avec la bouche mouillée, un étrange accent déformait ses syllabes, son nez était rougi par le froid, son manteau ridicule et ses mitaines atrocement trouées.

Il fut si difficile d'arriver à la faire entrer dans la chambre sans que madame Zakreys s'en rendît compte qu'Adolf n'eut d'abord pas le temps de songer à sa peur. Elle ne lui revint qu'une fois enfermé à clé avec la fille, lorsqu'il comprit qu'elle allait se déshabiller devant lui. Il nourrit le poêle pour augmenter la chaleur.

 Tu me donnes l'argent ? murmura-t-elle en enlevant son manteau.

Encore un peu de répit] pensa Adolf en cherchant les pièces.

Lorsqu'elle fut en sous-vêtements, elle saisit la monnaie, la fourra dans son sac, puis regarda Adolf avec une moue embarrassée.

 Je voulais te dire. J'ai un problème.

 Quoi ? s'exclama Adolf.

Il avait crié. Il se reprit et répéta à voix basse, comme si la fille n'avait pas entendu son cri :

 Quoi ?

Il avait tout de suite deviné qu'on lui refilait de la camelote ; il savait que cette fille avait une tare.

 Eh bien...

Elle hésitait.

Le cerveau d'Adolf moulinait les idées ; elle avait des plaques sur la peau, une jambe de bois, c'était la première fois, elle ne voulait pas poser nue... Quelle catastrophe allait-elle lui annoncer ?

 J'ai tendance à m'endormir lors des séances de pose.

Il n'en croyait pas ses oreilles. D'un geste, elle désigna le poêle fumant.

 C'est à cause de la chaleur. Dès qu'il fait chaud, je me sens bien. Donc je m'endors.

Et, d'un geste anodin, elle retira sa chemise et se montra entièrement nue.

La confusion paralysa Adolf. La fille, d'une beauté somptueuse, le regardait d'une façon implorante, comme une enfant en faute, toute à sa conversation, quasi inconsciente d'avoir achevé son effeuillage. Il n'y avait aucun rapport entre ces seins, ces fesses, ce ventre, ces cuisses, ce pubis et le visage inquiet, aucune commune mesure entre l'aplomb d'une silhouette ravageusement accomplie, féminine, péremptoire, et les yeux suppliants.

 Alors ?

Elle attendait une réponse.

Adolf avait perdu le fil de la conversation. Il sursauta et se rendit compte que le médecin avait raison : il n'était pas tombé évanoui. Il sourit, heureux de sa victoire.

 Alors ?

Le front de Dora se plissait d'inquiétude.

 Alors tout va bien ! s'exclama Adolf H., commentant son propre état.

Dora soupira d'aise.

 Quelle attitude veux-tu ?

Adolf s'affola. Même dans ses rêveries, il n'avait jamais imaginé aller si loin. Il bégaya :

 Comme tu veux.

 Alors, je te propose d'abord des attitudes couchées, comme cela, si je m'endors, ça ne te gênera pas.

Elle s'allongea sur le lit d'Adolf et appuya sa tête sur sa main.

Il s'installa à l'autre bout de la pièce et commença à crayonner.

Toute ma vie, je dessinerai, peindrai et sculpterai des femmes, pensa-t-il. J'ai trouvé ma vocation.

 Peux-tu poser assise, s'il te plaît ?

Dora ne répondit pas. Elle s'était endormie.

Adolf s'accroupit au pied du lit et la détailla. Comme dans son rêve initiatique, il se tenait tout près d'une femme assoupie.

Comme dans son rêve initiatique, il avait envie de toucher la femme assoupie.

Sa main se porta presque malgré lui au-dessus du corps qui l'invitait à la caresse : l'arrondi de l'épaule appelait la paume, le dodu des omoplates demandait l'effleurement, la taille étroite réclamait l'enlacement, les hanches commandaient d'être flattées, les fesses exigeaient d'être mignotées. Ses doigts se posèrent sur la nuque et Dora sursauta.

 Tu m'as touchée ? dit-elle en sortant du sommeil, assez mécontente. Tu n'as pas le droit.

 Je ne te touchais pas. Je te réveillais.

 Oh, pardon, fit-elle en baissant les yeux.

Adolf découvrait que ce visage, qui lui avait d'abord semblé joli mais banal dans le café

Mozart, ne trouvait sa raison d'être qu'intégré à l'ensemble ; il donnait de la rondeur et du bon aloi à cette morphologie un peu longue et hautaine.

Dora sourit.

 Veux-tu que je change de pose ?

 Euh...

Elle roula sur le lit vers lui. Adolf avait les yeux à vingt centimètres de ses seins.

 Oui, très bien... Je vais te dessiner comme ça. Ne bouge pas.

Elle ne bougea pas.

Mais Adolf non plus.

Il venait de constater avec épouvante que ce qu'il pensait d'elle s'était dressé contre son ventre. S'il se relevait, elle allait découvrir le pieu qui déformait sa braguette.

 Qu'est-ce que tu fais ? dit-elle.

 Je pense.

Dora hocha gravement la tête, l'air d'approuver une terrible fatalité.

Il se passa du temps. Adolf se concentrait sur ce qui le gênait et cela avait pour seul résultat d'augmenter encore sa gêne.

 Et qu'est-ce que tu penses ?

 Que je n'ai jamais rien vu d'aussi beau que toi.

Les joues, le cou et la poitrine de Dora se marbrèrent de rose. Qu'on la détaille sous toutes ses coutures ne lui faisait plus rien, mais qu'on l'admire la flattait. Une onde de pudeur la parcourut : c'était comme si elle découvrait qu'elle était nue.

 Tu sais, si tu me paies je peux rester dormir ici cette nuit.

Adolf la regarda, interloqué. Croyant l'avoir choqué, elle tenta de se justifier :

 D'accord. Si tu veux, je reste et personne ne paie.

Adolf comprit seulement à cet instant ce qu'elle lui proposait. Il s'empourpra et détourna la tête : comment allait-il faire ? La panique lui coupait la respiration.

Dora s'approcha, lui tripota la mèche qui tombait sur son front puis colla ses lèvres aux siennes en le faisant rouler dans le lit.

Adolf, continuellement au bord de l'apoplexie, se laissa guider par les caresses de Dora.

Adolf découvrait tout. Il ne connaissait pas le corps de la femme, mais pas mieux le corps de l'homme pendant l'amour. Il était comme encombré de lui-même. Trop de choses saillaient en lui, y compris ses pieds, ses genoux, ses coudes, ses hanches. Il avait peur de faire mal et de mal faire.

La patience experte de Dora venait à bout de toutes les erreurs. Elle avait très vite compris qu'elle avait affaire à un puceau. Mais ce puceau était autrichien et peintre, ce qui impressionnait la petite Tchèque pauvre, simple modèle occasionnel. Elle avait l'impression de coucher avec l'Empire et l'Académie. La corvée se transformait en mission sacrée dont elle ressortirait anoblie. Elle s'efforça donc de transformer le gaillard effrayé, à l'ardente stupidité, en amant presque potable. Et, dans le même temps, elle vérifiait sa supériorité de femme ; bien qu'ils eussent le même âge, c'était elle qui dirigeait leurs ébats, c'était elle qui lui apprenait l'amour. Elle trouvait l'aventure plus agréable que fastidieuse car elle y regagnait un peu l'estime d'elle-même.

Adolf apprenait tout en essayant de faire croire qu'il savait déjà. Après la sixième étreinte, épuisé, il reposa longuement contre elle. Il lui semblait que, les deux dernières fois, il ne s'y était pas trop mal pris : cela l'autorisait à un accès de sincérité.

 Sais-tu que, pour moi, c'était la première fois ?

 Non ? s'étonna Dora.

 Si.

En fait, ce n'était pas un accès de sincérité, mais un accès de fierté.

Dora, reposant sur l'oreiller, les cheveux épars, les yeux au plafond, se demandait —sans curiosité excessive — si Adolf allait maintenant devenir tendre, comme certains hommes après l'amour, s'il allait remplacer les gestes par les mots et gazouiller pendant des heures des phrases douces et enflammées.

A son avis, ça ne devait pas être le genre d'Adolf qui alternait plutôt enthousiasme et abattement. En même temps, il s'agissait d'un baptême du sexe. Et la révélation rend toujours le puceau volubile. Il fallait voir. Il fallait attendre.

 Demain, j'irai acheter des fleurs, murmura Adolf.

« Tiens je me suis trompée, pensa-t-elle. Il est plutôt du genre délicat. Bonne surprise.

»

 Oui, j'irai acheter un gros bouquet de fleurs.

Il devenait charmant. Aucun de ses amants, depuis l'âge de quatorze ans, n'avait jamais songé à lui offrir des fleurs.

 Et j'irai les offrir au docteur Freud.

 Quoi ?

 Le docteur Freud. Un médecin juif que je connais. Je lui dois le moment que je viens de passer.

Dora se retourna vers le mur verdâtre et, sans vergogne, agrippa tout l'oreiller pour elle. Elle ferma les paupières, désireuse de s'endormir au plus vite. Non, vraiment, le coup du médecin juif, on ne le lui avait encore jamais fait.

Wetti ne parlait plus que de ça.

 Dolferl dessine la journée, le soir, voire la nuit. Et quand il ne dessine pas, c'est qu'il lit Nietzsche, Schopenhauer, vous vous rendez compte ? Quel cerveau !

Hitler avait en effet voulu restreindre ses rapports avec Wetti au minimum nécessaire.

Ainsi ne descendait-il qu'à l'heure du dîner. Il avait vite remarqué les effets bénéfiques de cette tactique : moins il donnait à Wetti, plus elle se dépensait pour lui. Elle trompait son attente en lui préparant des plats toujours plus raffinés, elle acquiesçait avec ravissement à

toutes les théories qu'il lui servait au-dessus des veaux braisés et autres fondants au chocolat, elle tenait par-dessus tout à ce que les courts moments qu'ils passaient ensemble fussent réussis. La dernière gâterie avalée, il proposait toujours de remonter dans sa chambre afin de lire ; elle le suppliait alors de rester, lui proposant kirsch, liqueur de poire et cigare, couvrant de coussins le meilleur fauteuil du salon, y glissant son propre repose-pied ; Hitler maugréait, faisait mine de refuser, lui faisant bien sentir que le temps qu'il lui consacrerait à elle, simple mortelle, serait un temps arraché aux dieux des Arts et de la Pensée, puis finissait par consentir ; il descendait alors ses volumes et lisait, vautré et fumant, sous l'œil éperdu de Wetti. Lisait-il vraiment ? Son œil glissait, égaré, sur les mots couchés ; il ne les réveillait pas, il les laissait dormir dans le troupeau du paragraphe. Il était plus un gardien de livres qu'un lecteur. Rarement les pages s'animaient et se mettaient à

parler. Lorsqu'elles le faisaient, Hitler entrait dans une sorte de transe. Il vibrait. Ce n'était pas les idées mais les passions qu'il partageait. Il n'aimait pas les auteurs intelligents, il aimait les auteurs contagieux. Nietzsche et Schopenhauer lui transmettaient leur mépris des hommes ordinaires, l'infectaient de leur supériorité, lui communiquaient le virus critique. Quel besoin aurait-il eu d'élargir le cercle de ses connaissances ? Quand il ouvrait ces pages, il savait qu'il allait retrouver des émotions fondamentales, frémir d'indignation, trembler de suspicion. Il s'y masturbait l'esprit comme tout adolescent attardé revient sans cesse aux premières images qui créèrent l'excitation.

Wetti, assise en face d'Hitler, son ouvrage dans les mains, piquait du nez sur son large corsage ; chaque fois qu'il s'en apercevait, Hitler se raclait la gorge en signe de reproche et elle se réveillait, balbutiant des excuses sous son regard courroucé. Les soirs où il avait lui-même sommeil, il prétextait que la veille elle l'avait plusieurs fois dérangé dans ses méditations. Ainsi il maintenait le mythe de son inaccessibilité, préservant un caractère d'exception à ces soirées chez Wetti, même si, par calcul, il acceptait six invitations sur sept.

Wetti n'avait donc plus aucun doute : Hitler était un génie. Soit il parlait trop. Soit il se taisait trop. Comme l'excès lui semblait la marque du génie, l'impossibilité où elle était de le comprendre lui semblait la preuve, non pas de ses limites à elle, mais de sa démesure à lui.

A la gare, entre les arrivées de voyageurs, il réfléchissait à sa peinture. Troublé d'avoir eu tant de mal à croquer Wetti, lui qui pourtant avait su crayonner Guido un soir de colère, il en avait conclu que son inspiration devait être architecturale plus qu'humaine. Voilà

pourquoi il rêvait toujours de monumental ! Il serait peintre des villes, des façades, des temples, des cathédrales. Cette révélation l'occupait intensément.

Comme d'habitude, il passa plus de temps à se convaincre qu'à essayer. Hitler aimait se rêver plutôt qu'être ; rêver qu'il faisait, plutôt que faire. Assis sur un chariot métallique, il déroulait sous son crâne la légende de sa vie, bruissante de mille éloges, mille compliments enivrants, beaucoup d'honneurs et une réputation universelle.

Parfois cela l'épuisait de passer de son rêve à la réalité, comme s'il devait constamment sauter d'un train en marche. Sur un coup de sifflet ou un crachat de vapeur, il devait dégringoler de l'Olympe et charger des malles lourdes et humiliantes sur son dos. Il en voulait aux voyageuses de le déranger sans se rendre compte de ce qu'elles interrompaient. La plupart du temps, il se montrait magnanime et ne leur faisait pas honte de leur ignorance affairée ; il souriait et jouait la comédie du brave garçon, surtout au moment du pourboire.

Il y eut des grèves de cheminots. Hitler ne chercha pas à comprendre si leurs revendications étaient légitimes ou pas ; il se trouva soudain avec beaucoup trop de temps inoccupé sur les bras ; il ne pouvait rentrer à la pension sous peine d'éveiller les soupçons de Wetti, et même ses rêveries ne suffisaient plus à remplir les longues journées vides. Il ne put faire autrement que se mettre à dessiner au bord du quai.

Il commença par faire des croquis de la gare. Malheureusement, le résultat avait toujours quelque chose d'incorrect dans les proportions, Hitler ayant du mal à maîtriser la perspective. Il en conclut que les gares constituaient un fort mauvais sujet et il déroba des cartes postales. A l'aide d'un calque, il commença à copier les principaux monuments de Vienne, les reporta ensuite sur du carton, repassa les lignes à l'encre de Chine, puis barbouilla par-dessus des couleurs à la gouache.

Hitler s'épargna de porter un jugement sur les résultats. Il avait posé une fois pour toutes qu'il était un génie de la peinture, et ce avant même de peindre. Si d'ordinaire, on part des tableaux pour remonter au peintre, induisant le génie à partir des œuvres, Hitler avait fait pour lui-même le raisonnement inverse : il était un génie, de droit divin, par principe ; cela ne perçait peut-être pas encore dans ses dessins mais, un jour, cela éclabousserait tout le monde.

Démarquant ses cartes postales, il besognait en s'appréciant sans cesse. Sur son calque, il repérait un souci de bien faire qu'il prenait pour de l'exigence. Dans l'étalage des couleurs, il manifestait une maladresse qu'il tenait pour de l'originalité.

Wetti s'émerveilla. Hitler n'y fit pas trop attention. Elle était là pour ça.

Il fut quand même très surpris lorsqu'un vendredi, un jour rendu noir et vacant par une grève, un homme se pencha par-dessus son épaule, regarda la peinture du Palais Trautson qu'il était en train d'achever et s'exclama pensivement :

 C'est très très bon. Je m'appelle Fritz Walter, je suis marchand d'art et je voudrais vous prendre dans ma galerie.

Adolf H. découvrait le goût amer de la victoire. Il était seul à se réjouir ; les autres élèves lui en voulaient d'avoir bousillé sa légende ; il leur avait ôté un de leurs plus riches sujets de curiosité, de conversation, de plaisanterie : ses fameuses syncopes. Seuls Neumann et Bernstein franchissaient cette barrière d'indifférence et continuaient à avoir des conversations théoriques avec Adolf ou plutôt devant Adolf car celui-ci se laissait prendre à partie par l'un ou par l'autre plutôt qu'il ne s'exprimait.

Il n'éprouvait aucun sentiment de solitude car il n'avait jamais pensé qu'il avait besoin des autres ; il venait de découvrir que certaines joies — sans doute les plus essentielles —ne peuvent être partagées, ni même racontées ; elles nous constituent au même titre que nos yeux ou notre colonne vertébrale ; elles font de nous ce que nous sommes. Adolf n'avait plus peur des femmes, mais cela il ne pouvait le dire ni aux hommes ni aux femmes.

Derrière l'arbre où, un après-midi, il avait attendu le modèle, c'était elle qui l'attendait ce jour-là.

 Une minute. Nous avons à parler.

Adolf eut peur en la voyant surgir. Depuis l'instant précis où il l'avait contemplée nue sans faiblir, le modèle l'accablait d'un mépris hostile. Elle semblait ne plus supporter qu'il la regardât. Lorsqu'elle était obligée de remarquer qu'il était là, un air ennuyé crispait ses mâchoires.

 Je te félicite, dit-elle d'un ton coupant qui signifiait le contraire. Il semblerait que tu sois devenu moins empoté avec les femmes.

Adolf regarda ses chaussures. Comment avait-il pu oublier qu'elle était la tante de Dora ? Elle allait sans doute lui demander de mettre un terme à leur relation.

 Cette petite idiote de Dora sera quand même, une fois, arrivée à réussir quelque chose. Etonnant.

Ne s'attendant pas à ce qu'elle critiquât Dora, Adolf releva le visage avec surprise.

 Vous couchez ensemble, bien entendu ?

Elle posait la question en s'indignant déjà d'une réponse qu'elle n'avait pas encore entendue.

 Oh, ne proteste pas, continua-t-elle, Dora ne sait faire qu'une chose, c'est s'allonger. Pour poser. Pour dormir. Pour faire l’amour. Toujours à l'horizontale, je ne vois pas comment elle changerait...

La remarque amusa Adolf par sa justesse. La molle Dora ne lui laissait pas le souvenir d'une femme debout.

 Donc, tu n'es plus puceau ?

Là non plus, elle n'attendit pas la réponse. Elle sourit d'un air cruel. Curieuse conversation, pensa Adolf, pas vraiment difficile à soutenir : le modèle questionne, répond et lit dans les pensées.

 Tu te demandes où je veux en venir, n'est-ce pas ?

Il se contenta de la regarder d'un air paisible.

 Voilà. J'ai une question à te poser.

 Et vous savez déjà la réponse ?

 J'ai mon idée.

 Alors pourquoi me la poser ?

 Pour que tu l'entendes.

Ils se jaugèrent. Adolf comprit qu'il avait quelqu'un de dangereux en face de lui, dangereux car intense, dangereux car imprévisible, dangereux car capable, sur un frémissement de cils, de devenir ami ou ennemi à vie. Il était rentré dans la cage de la panthère sans même avoir eu le temps de s'en rendre compte. Par son immobilité

complète, il lui fit comprendre qu'il était prêt. Satisfaite, elle prit le temps de savourer sa question dans sa bouche avant de la lâcher.

 Est-ce que tu sais rendre une femme heureuse ?

 Quel intérêt ?

Elle cilla. Il venait de marquer un point. D'un puceau de la veille, elle n'attendait pas tant de cynisme.

 Oui, quel intérêt ? reprit-il. L'essentiel est que je sache être heureux, moi, avec une femme.

 Petit morveux, cracha-t-elle.

 Etre heureux avec une femme, ça y est, je sais.

 Pauvre larve, je suis certaine que tu es incapable de donner du plaisir.

 Qu'est-ce que vous en savez ?

 Je sais que tu n'es qu'un homme et que Dora n'est qu'une putain. A vous deux, vous devez en rester à la gymnastique.

 Elle crie.

 Tu la paies ?

 Je vous dis qu'elle crie.

 Bien sûr qu'elle crie si tu la paies, c'est une bonne putain.

Sous, les piques et assauts du modèle, Adolf déconcerté venait de perdre sa première tactique de défense : l'indifférence totale à la question posée. Traqué dans son orgueil de mâle, il était sorti du trou et voilà que maintenant il prétendait être capable de faire jouir une femme. Il allait perdre sur ce terrain. Vite. Revenir à la première position. Il prit une forte respiration et dit paisiblement :

 Faire jouir une femme, je n'en vois pas l'intérêt.

Le modèle comprit qu'elle ne le coincerait pas si aisément. Elle lui saisit alors le poignet.

— Ah, m n'en vois pas l'intérêt ? Suis-moi.

Tiré par surprise, cherchant encore une réponse, Adolf la suivait. Plus moyen de s'arrêter désormais. Il n'allait pas subir le ridicule de se dégager en route. Le modèle le traîna jusqu'à un café qu'il ne connaissait pas. Une fois entrée, elle relâcha son étreinte mais ses yeux le contraignirent à s'asseoir avec encore plus de force coercitive que ses muscles.

 Regarde autour de toi, tu vas comprendre. Tu es dans un café d'artistes. Tous les assemblages possibles se trouvent autour de nous. Prends un verre. Tu es mieux qu'au zoo.

Il y a une cage par table. Examine les couples et vois ce qui réunit tel homme à telle femme.

Celui-ci doit sa jolie femme à l'argent ; elle couche avec le porte-monnaie. Celui-ci doit sa femme à son physique ; il est mieux qu'elle ; elle acceptera tout plutôt que de le perdre car il y aura toujours une autre qui en voudra. Celui-ci et celle-là sont du même niveau, tenus par l'habitude et les promesses : ce n'est pas bien solide. Celui-ci a du génie, il trouvera toujours une femme sans estime d'elle-même qui sera heureuse d'être l'esclave d'un grand homme. Celui-ci est moche, avare et mauvais baiseur, tu ne t'étonneras pas qu'il boive seul.

Maintenant regarde un peu Vladimir.

Elle désigna un homme haut, un peu voûté, les cils broussailleux, le nez fort, les yeux très noirs, qui trinquait avec une très jolie femme.

 Vladimir n'est ni beau, ni laid, disons qu'il n'est pas repoussant. Vladimir n'a pas beaucoup de talent, il excelle tout au plus à fournir des gravures pour boîtes de chocolats.

Vladimir va maintenant sur ses cinquante ans. Eh bien, il les a toutes eues ! Toutes ! Même les comédiennes riches, jeunes, belles, celles qui avaient le choix. Et, en ce moment, il est encore en train d'en tomber une.

La comédienne aux yeux verts souriait avec abandon à Vladimir, plus docile qu'un chaton du jour.

 Pourquoi ? Parce que Vladimir sait rendre une femme heureuse. Plus exactement, il ne les rend pas heureuses, il les rend folles.

Le modèle obligea Adolf à la regarder et le fixa. Il avait l'impression qu'elle l'ajustait, qu'elle allait tirer.

 Vladimir a le pouvoir. Le vrai. Celui qui ouvre toutes les portes et tous les coffres-forts. Il sait rendre une femme heureuse.

 Et alors ? dit crânement Adolf.

Entre eux deux, l'insolence devenait contagieuse.

 Tu ne comprends pas ?

 Je répète : et alors ? Cela nous mène où ? Pourquoi est-ce que tu me racontes ça ?

 Est-ce que je t'ai permis de me tutoyer ?

 Non. Pas que je sache. Mais moi non plus je ne t'avais pas donné l'autorisation Elle sourit, satisfaite du ton agressif qui rythmait leurs échanges.

 Voilà : je te propose de te l'apprendre, petit morveux.

 M'apprendre quoi ?

 A rendre une femme heureuse.

Il la dévisagea : elle le regardait avec haine. C’était irrésistible. Si j'arrive à faire crier cette femme, cela signifie que j'y arriverai avec toutes.

Hitler n'en revenait pas.

Voilà maintenant plusieurs semaines que, le mercredi matin à huit heures, Fritz Walter, dans son manteau d'astrakan, ganté d'agneau noir, la joue lisse mais encore irritée par le rasage frais, fleurant bon la violette mêlée de lavande que les barbiers venaient de mettre à la mode, frappait à la porte, entrait de son grand pas de riche marchand d'art, commentait les œuvres de la semaine, les emportait dans sa galerie et lui donnait l'argent de la semaine précédente.

 Cinquante-cinquante, n'est-ce pas, mon bon ami ?

Hitler approuvait de la tête. Il ne lui serait pas venu à l'idée de contredire cet esthète qui, outre les billets, lui apportait chaque mercredi la confirmation qu'il était un vrai peintre.

Les sommes n'étaient pas importantes mais Fritz Walter savait les justifier.

 Les clients sont très impressionnés lorsque je leur dis que vous n'avez que dix-sept ans...  Vingt.

 Ah oui, vraiment ? Donc ils sont très impressionnés lorsque je leur révèle votre jeune âge. Mais en même temps, ils en profitent. C'est fatal. « Fritz, me disent-ils, m nous vendras ton Adolf Hitler au prix que tu voudras dans quelques années mais, s'il te plaît, pour l'instant, laisse-nous faire des affaires. » C'est normal. Ça a toujours été comme ça.

Mon travail, c'est de créer un désir, puis une attente. Mais mes clients ont confiance, ils savent que je ne les tromperai pas. C'est comme ça que j'ai commencé avec Klimt et Moser.

Et maintenant, on s'arrache leurs œuvres pour des millions de marks. Eh oui, il faut savoir être patient. C'est très joli, ça, mon garçon, mais je préfère quand vous vous attaquez aux monuments connus. Les clients sont preneurs. N'ayez pas peur. Chez vous l'originalité ne vient pas du sujet mais du traitement. Ne vous retenez pas. Oui, les grands monuments de Vienne. Regardez Klimt, toujours des sujets classiques et pourtant, la peinture ne l'est pas.

Ah, Klimt, je le revois, comme vous, hésitant, me regardant avec méfiance, pensant que je le baratinais parce que je croyais en son talent. Jeunesse ! Belle jeunesse ! Six tableaux ?

Huit serait idéal. Ou alors les petits formats. Beaucoup de petits formats. Plus tard, quand vous serez bien établi, vous passerez au grand format. Comme Klimt. Toujours comme Klimt. Comme vous me le rappelez !

Lorsque Fritz Walter quittait la pièce les toiles sous le bras, Hitler demeurait ivre un bon moment. Rassasié de compliments, gonflé d'énergie, des bulles d'espoir éclataient dans sa tête. Un jour, il serait riche. Un jour, il serait Klimt. Lui qui connaissait très mal l'œuvre de ce grand peintre et qui avait d'abord détesté le peu qu'il avait vu avait totalement changé d'avis sur le fondateur de la Sécession : non, on ne pouvait absolument

pas nier que Gustave Klimt fût un génie. Un génie discutable, certes, comme tous les génies, mais un génie. Un peu trop moderne aussi. Parfois. Un peu trop décadent. Un peu trop... mais un génie. Oui. Un génie indiscutable. D'ailleurs, Hitler s'en sentait très proche.

Dans les heures qui suivaient, Hitler, grisé, émerveillé d'être lui-même, se jetait avec ardeur sur son travail. En route pour le chef-d'œuvre !

Au milieu de l'après-midi, il dessoûlait. La monotonie des calques et des traits plusieurs fois repassés le rendait progressivement au réel.

Le soir, il avait la gueule de bois.

Par bonheur au dîner, Wetti lui donnait l'occasion de revivre les scènes. Il lui rapportait, d'abord exactement, les paroles du marchand puis improvisait librement sur les correspondances que Walter avait notées entre lui et Klimt. Il était intarissable pour se complimenter. C'était la part de son métier d'artiste qu'il préférait.

 Sais-tu, Dolferl, que Werner m'a assuré, dimanche après-midi, que la galerie Walter était l'une des plus renommées de Vienne ?

 Je le sais bien, dit Hitler en se rengorgeant.

 Vraiment la plus importante. Il était très impressionné que tu y sois exposé. Très, très impressionné.

En vérité, Wetti n'osait pas dire que Werner ne l'avait même pas crue.

Hitler accepta le compliment, bien qu'il vînt de Werner, cet horrible pédéraste qui avait osé le prendre pour l'un des siens.

 Bien sûr que la galerie Walter est la meilleure de la ville. Fritz Walter a découvert Klimt et Moser. Il faudra d'ailleurs que je m'y rende un jour. Voir comment ils accrochent mes toiles.

 Est-ce que je pourrai y aller avec toi ? Je serais tellement heureuse. Je t'en prie.

 Nous verrons.

Hitler n'était pas encore allé à la galerie parce qu'elle se trouvait à l'autre bout de la ville et surtout parce que Fritz Walter le lui avait formellement interdit

 La galerie ? C'est la place des tableaux. Ce n'est pas la place du peintre. Vous, vous devez rester ici à travailler. Travailler. Toujours travailler. C'est le lot du génie. Laissez-moi m'occuper du commerce. A moi les tâches ingrates et vulgaires. Je vous défends, jeune homme, de vous rendre à la galerie. Ce pourrait être la fin de notre relation.

Les menaces avaient retenu Hitler dont le narcissisme se serait pourtant bien accommodé d'une promenade au milieu de ses toiles accrochées entre Gustav Klimt, Joseph Hoffman et Koloman Moser.

Un mercredi cependant, Fritz Walter ne vint pas.

Hitler attendit toute la journée, descendit quinze fois le guetter dans la rue, refusa de s'alimenter jusqu'au soir, où, sous prétexte d'une soupe aux champignons trop poivrée, il fit une scène épouvantable à Wetti.

Le lendemain, il diagnostiqua un refroidissement pour ne pas se rendre à la gare —l'Académie pour Wetti — et attendit encore.

Le vendredi, il se résolut à patienter jusqu'au mercredi suivant. Le samedi, il se mit au travail avec une application nouvelle, multipliant en quantité ahurissante les petites peintures jusqu'au mardi, espérant magiquement que ce zèle ferait revenir le marchand.

Mercredi suivant. Toujours pas de Fritz Walter, même attente vaine. Hitler abandonne tout travail. Il essaie de survivre jusqu'au mercredi suivant.

Mercredi suivant. Pas plus de Fritz Walter.

 Peut-être est-il parti à l'étranger ? Peut-être est-il en train de parler de toi à Berlin

? A Paris ? Qui sait ?

Wetti se pressurait le cerveau pour en extraire quelques hypothèses rassurantes. Plus inquiète de l'état physique du garçon que des raisons du marchand, elle tentait avec mille ruses de l'alimenter. Hitler, toujours excessif, avait cessé de boire et de manger ; il se laissait dépérir. L'admiration de Fritz Walter était devenue son fluide vital ; sans ce regard, il n'avait plus l'impression d'exister, il n'avait même plus envie de peindre.

Un matin, Wetti frappa à sa porte, gantée, chaussée, chapeautée comme pour une noce, et lui annonça sa résolution :

 Cela ne peut plus durer. Je vais me rendre à la galerie Walter et j'obtiendrai des explications.

Hitler, d'abord comateux, lorsqu'il parvint à comprendre ce que lui disait le grand travesti endimanché qui se tenait dans l'encadrement de sa porte, saisit les bras de Wetti pour l'arrêter.

 Non. Moi, j'y vais.

 Allons, Dolferl, tu sais très bien que Fritz Walter ne veut pas te voir à la galerie ; c'est quasi une condition de contrat entre vous.

 Je trouve qu'il n'a pas respecté son contrat en ne venant plus ici ; je peux donc prendre ce risque.

Hitler sembla si heureux à cette perspective que Wetti accepta. Ils iraient donc ensemble. Elle arriva même à obtenir qu'il se sustentât un peu avant leur expédition.

Le couple traversa la ville en tramway. Hitler flottait dans la vieille queue-de-pie paternelle si usée que le tissu lustré laissait apparaître la trame aux coudes, aux fesses et aux genoux, mais Wetti lui avait noué autour du cou une cravate à elle d'une soie bariolée et improbable qui, excentricité ajoutée à la pâleur mortelle des joues, faisait ressembler le garçon à un artiste maudit à peu près convaincant. De toute façon, harnachée comme un cheval impérial à ses côtés, elle était respectable pour deux.

Arrivés devant la galerie Walter, ils marquèrent un arrêt, impressionnés. L'or des lettrages, l'ébène profonde de la devanture, les lourds rideaux de velours qui, derrière les vitres, interdisaient au commun des passants même d'entrapercevoir-l'angle-d'un-bout-du-morceau-d'un-trésor, tout cela inspirait le respect. La sortie d'un acheteur, énorme cigare aux lèvres, et de son épouse, un nuage de vison où scintillaient des bijoux, accentua leur angoisse : la galerie Walter n'était pas un endroit dont les gens comme eux franchissaient d'ordinaire le seuil.

 Après tout, c'est ma galerie. Mes tableaux sont exposés là, dit Hitler pour se donner du courage.

Ils prirent leur respiration, montèrent les marches et poussèrent la lourde porte. Un timbre cristallin d'une pureté transperçante sembla leur crier qu'ils commettaient une erreur.

Un employé s'approcha, dissimulant sous une courtoisie de gymnaste sa pointe d'étonnement envers ce couple bizarre.

 Nous venons voir les tableaux, dit Wetti sur le ton qui lui servait à rabrouer les livreurs en retard.

 Mais je vous en prie : vous avez poussé la bonne porte, répondit l'employé en s'inclinant.

Hitler jouissait intérieurement à l'idée de bientôt voir ses œuvres sur les murs.

Lui et Wetti ne les trouvèrent pas dans les premières salles. Ils les parcoururent pourtant plusieurs fois.

 Peut-être à l'étage ? murmura Wetti en désignant un escalier.

Elle devait avoir raison. Les jeunes peintres devaient être exposés à l'étage.

L'apparition de petits formats dès le palier sembla leur confirmer l'hypothèse. Ils sillonnèrent tout le niveau, s'attendant au détour de chaque mur à une divine surprise. En vain. Hitler devenait moite.

 Ils ont sûrement tout vendu.

Comme d'habitude, Wetti avait trouvé la solution. Hitler lui sourit pendant qu'elle lui tapotait maternellement le bras. Ils ne devaient pas se contenter de ces plaisirs. Ils étaient venus prendre des nouvelles de Fritz Walter.

Ils retrouvèrent l'employé au bas de l'escalier.

 Monsieur Walter est-il ici ? demanda Adolf, désormais très à l'aise car ravi d'avoir vendu toutes ses toiles.

 Monsieur Walter se trouve actuellement à l'étranger.

 Ah tu vois ! s'exclama Wetti en lui donnant un coup de coude triomphant, pas du tout dans ses manières distinguées habituelles.

Hitler nageait dans le bonheur.

 Et quand reviendra-t-il ?

 La semaine prochaine.

 Eh bien, dites à monsieur Fritz Walter qu'Adolf Hitler est passé et que je l'attendrai, comme chaque mercredi matin, à huit heures.

 Au 22, rue Felber, ajouta Wetti en rougissant, émue de citer sa pension sous des ors si prestigieux.

L'employé prit un air embarrassé.

 M'avez-vous dit Fritz Walter ?

 Oui.

 Je suis désolé, je parlais de Gerhard Walter.

 N'est-ce pas Fritz Walter qui dirige cette galerie ?

 Non, monsieur. Il s'agit de Gerhard Walter.

 Alors il a un fils !

L'employé rougit comme s'il avait entendu une obscénité.

 Non, je puis vous assurer que monsieur Gerhard Walter n'a pas d'enfants.

 Mais enfin, s'emporta Hitler, je rencontre tous les mercredis chez moi monsieur Fritz Walter qui vend ensuite mes toiles ici.

 Et vous vous appelez ?

 Adolf Hitler, répéta-t-il, hors de lui, à cet employé qui, depuis tout à l'heure, n'avait rien écouté.

Le vendeur ne se démonta pas.

 Je crois que vous faites erreur, monsieur... Hitler. Je ne doute pas de l'intérêt de votre travail mais je peux vous assurer que la galerie Walter n'a encore jamais exposé

d'œuvres de vous.

Et sans attendre, il se retourna, ouvrit un registre qu'il lui mit, d'autorité, dans les mains.

 Voici le catalogue des deux dernières années. Comme vous le voyez...

Wetti prit un air indigné.

 Vous dites n'importe quoi, mon garçon. J'ai vu passer moi-même monsieur Fritz Walter sur mon palier tous les mercredis matin.

 Sur votre palier ? répéta ironiquement l'employé en parcourant l'accoutrement de Wetti depuis le chapeau exagérément plumé jusqu'aux bottines à boutons.

 Viens, Wetti. Ne restons pas ici.

Ils repassèrent le seuil sous le rire sardonique du timbre cristallin.

Un silence consterné alourdissait leurs pas.

Ils marchèrent sans but, suivant les mouvements des passants. Hitler préférait se taire plutôt qu'expliquer ce mystère. Il le subissait en bloc. Il avançait, étourdi, abasourdi.

Lorsque son esprit commençait à émettre des hypothèses, à préciser la tromperie dont il avait été victime, il se mettait à souffrir tellement qu'il arrêtait immédiatement de penser, préférant un ahurissement global aux multiples pointes douloureuses des mises au point.

Ils débouchèrent sur le Prater.

Wetti se plaignit d'avoir les jambes fatiguées et demanda qu'on s'arrêtât dans un café.

Hitler avait peur qu'une fois assis ils fussent obligés de parler.

Soudain, il crut avoir une vision. Il battit des paupières pour s'assurer qu'il ne rêvait pas. Non, c'était bien vrai. Cinquante mètres plus loin sur l'avenue, Fritz Walter, dans son fameux manteau d'astrakan, interpellait les passants pour leur vendre des tableaux qu'il avait étalés sur un banc. Par réflexe, il saisit le bras de Wetti, la fit pivoter et la catapulta dans le premier café. Quoi qu'il arrive, elle ne devait pas voir cela.

Au-dessus de deux chocolats fumants, il lui expliqua qu'elle ne pouvait laisser aussi longtemps la pension sans surveillance ; lui, avait encore besoin de réfléchir, il la rejoindrait plus tard. Il la conduisit — la porta quasiment — jusqu'au tramway, puis s'approcha de Fritz Walter.

Celui-ci n'avait rien perdu de son éloquence. En revanche, ce qui, dans la chambre d'Hitler, semblait une rhétorique de mécène devenait là le vulgaire bagout d'un bateleur. Il n'hésitait pas à apostropher les promeneurs, voire à les retenir par le bras.

Hitler se tenait derrière un arbre. Il attendait le soir.

Il ne tenait pas à faire un esclandre en public. Il n'était pas sûr de contrôler ses nerfs, ni surtout d'avoir l'ascendant sur le fort et trapu Fritz Walter.

Lorsque la nuit descendit sur la chaussée et que la fréquentation du boulevard se raréfia, Hitler quitta sa cache et s'approcha.

Fritz Walter, par réflexe, le héla puis s'arrêta au milieu de sa phrase lorsqu'il le reconnut.

 Ah, Hitler...

Il le laissa avancer, tentant de lire sur son visage quel système de défense il allait adopter.

 Menteur, s'écria Hitler. Menteur et voleur.

 Voleur ? Pas du tout ! Je t'ai toujours apporté l'argent.

 Tu m'as fait croire que tu dirigeais la galerie Walter.

Fritz Walter lui éclata de rire au nez, un rire mauvais, un rire qui gifle.

 Si tu es assez crétin pour me croire, c'est ton problème. Penses-tu vraiment que la galerie Walter prendrait tes décalcomanies, non, mais tu le crois, tu es sérieux ? J'ai déjà

assez de peine à les refiler aux touristes.

Hitler resta paralysé. Il ne s'attendait pas à cela : au lieu de se défendre, Fritz Walter attaquait. Il mordait fort.

 Mon pauvre Adolf, il faut vraiment avoir ta prétention pour croire une demi-seconde à ce que je t'ai dit. Chaque fois, j'en rajoutais une louche en me disant : non cette fois-ci, il va se rendre compte que je dis n'importe quoi, cette fois-ci, il va se foutre de ma gueule. Eh bien, non ! Jamais ! Tu gobais tout ! Et le Klimt ! Et le Moser ! Tu ne me contredisais pas, tu en redemandais, la bouche ouverte, comme maintenant, attendant une nouvelle becquée !

Hitler resta figé, les bras crispés le long du corps. Sa seule réaction fut de laisser couler ses larmes.

 Des problèmes, monsieur ?

Un agent de police s'approcha d'Hitler. Fritz Walter se calma,

 Ce monsieur vous embête, monsieur ? Il a tenté de vous escroquer ? Il ne vous a pas rendu votre monnaie ?

Le policier se mettait en quatre pour plaire à Hitler. Il avait visiblement très envie de mettre la main sur le marchand ambulant.

 Non, murmura Hitler.

 Ah bon, fit le policier, déçu. Mais s'il vous embête, il faut nous le dire. On le connaît bien, ce lascar. Ce n'est pas la première fois qu'on le coffrera. A croire qu'il aime ça, hein, le Hanisch.

Fritz Walter regardait le sol d'un air frileux, attendant que le policier eût fini. Celui-ci tourna encore autour de lui, l'œil soupçonneux, chercha dans l'étalage ce qu'il pouvait bien critiquer ou verbaliser. Puis faute d'avoir trouvé un os à ronger, finit par s'éloigner. Fritz Walter, sans plus de comédie, soupira avec soulagement. Il avait réellement eu peur.

Presque timide, en le regardant par en dessous, il remercia Hitler de son silence :

 C'est gentil de n'avoir rien dit.

Hitler se sentait glacé.

 Hanisch, c'est quoi ?

 C'est mon vrai nom. Reinhold Hanisch. Je me fais appeler Fritz Walter parce que cela fait des années que j'ai la police au cul. Oh, pour des broutilles, mais enfin...

 Où étais-tu ce dernier mois ?

 En prison. Pour une vieille histoire de rien du tout. Sans importance.

Hitler aurait voulu avoir cinq ans, taper du poing, trépigner, exiger qu'on lui rendît ses anciennes illusions : il avait attendu Fritz Walter, le célèbre galeriste qui croyait en son génie, pendant un mois, et non Reinhold Hanisch qui purgeait une peine pour un vol minable dans une cellule.

 On va prendre un verre ? demanda Hanisch en lui tapant l'épaule.

Adolf H. et le modèle se rendirent à l'hôtel Stella. Escalier étroit, tortillé, branlant, qui condamnait déjà à la promiscuité. Couloir couvert d'un tapis rose et grenat indécis, une langue chargée qui ferait la longueur d'un étage. Porte 66, bien qu'on lût 99 car, l'un des clous manquant, la plaque d'émail écaillé s'était retournée. Lit de fer un peu trop bas.

Dessus-de-lit en patchwork cousu par une ouvrière daltonienne. Murs fuchsia déjà léprosés.

Rien qui inspirât le désir et pourtant, Adolf, surexcité, se jeta sur elle. Elle ne lui apprit rien.

Elle le laissa faire. Il s'épuisa sur elle. Elle ne le regarda ni froidement ni chaudement, elle semblait observer une bête curieuse. Il pensait l'épater par le nombre de ses assauts. Il avait joui cinq fois.

 Et toi ?

 Pas une seule fois.

Le lendemain, il refit le même score.

En vain.

Elle lui expliqua le sens du mot frigide. Qu'il se rassure. Elle n'était pas du tout comme ça. Cela venait juste de lui. Le lendemain, il s'économisa un peu. Il prit le temps d'étudier mieux ce corps et s'appliqua à jouer de tous les boutons et manettes qui sont censés provoquer la jouissance d'une femme. A la fin, elle concéda, bonne joueuse :

 En tout cas, ce n'est pas faute d'avoir essayé.

Les jours suivants, il continua à appliquer cette méthode. Il jouissait moins. Elle pas plus.

Il eut un accès de rage.

 Mais tu ne m'apprends rien ! Tu m'avais promis de m'apprendre à faire jouir une femme et tu ne m'apprends rien.

 Si. Je t'ai déjà appris que j'existe.

Deux jours passèrent pendant lesquels Adolf fut encore plus entêté d'elle qu'il ne l'aurait cru. Parce qu'elle refusait de lui dire son nom, il l'appelait Stella, comme l'hôtel où

ils se rencontraient. Il songeait à des esquisses de sourire, à des frémissements de lèvres, à

une onde de rougeur qui avait un instant parcouru sa poitrine. Il se remémorait une extase fugitive, une langueur rêveuse qui avait humecté le regard de Stella. Il s'y accrochait comme à des signes ; un jour, il parviendrait à lui faire ressentir quelque chose. Désarçonné, il songeait à l'inégalité des heures passées ensemble ; pour lui, il s'était toujours agi de moments de plaisir ; pour elle, pas. Il rêvait sur la différence des sexes, le mâle si facile et si fréquent dans la jouissance, la femme si rare et si imprévisible ; le mâle prodigue mais harassé, la femme avare mais inépuisable. Il ne comprenait pas pourquoi son désir, si visible, si tangible, si fort, ne passait pas de son sexe au sien. Il commençait à soupçonner qu'aucun procédé mécanique, caresse, pénétration, frottage, pilonnage, usure, ne transmettait le plaisir ; il devait y avoir un autre passage. Lequel ?

Lorsque sur le coup de minuit, plein d'alcool, Hitler eut quitté Reinhold Hanisch — alias Fritz Walter —, il se demanda ce qui l'avait humilié le plus. Ne pas avoir été capable de lui casser la gueule ? Avoir accepté de boire puis avoir été obligé de remercier pour les bières ?

Ou plutôt avoir consenti à laisser entrer en eux une connivence d'escrocs ? A l'écouter, lui et Hitler ne devaient pas se battre, mais se tenir les coudes : si Hanisch était un faux galeriste, Hitler était un faux peintre ; l'usurpation de l'un valait les décalques de l'autre.

Tous deux utilisaient la ruse et la tromperie pour gagner leur vie ; par contre, entre eux, ils s'étaient toujours montrés honnêtes puisqu'ils avaient partagé l'argent au heller près.

Hitler marcha longtemps dans les rues de Vienne pour se purifier par l'air, la nuit et la fatigue.

Ce qu'il regrettait dans l'aventure Hanisch, c'étaient ses illusions perdues. Pendant plusieurs semaines, Hanisch lui avait apporté l'illusion de la reconnaissance, l'illusion de son avenir glorieux, l'illusion de la fortune proche. Pendant plusieurs semaines, grisé, intoxiqué, il avait eu la tête dans les nuages, touchant à peine le sol vulgaire de la réalité. Ces fumées-là, il en avait la nostalgie. Il ne pardonnerait jamais à Hanisch de lui avoir procuré son plus grand bonheur par un cynique mensonge.

La ville entière, des chaussées aux façades, semblait coulée dans un goudron luisant.

Les quelques lumières jaunes qui surgissaient, poignantes, d'une fenêtre isolée ou d'un réverbère s'évanouissaient vite dans l'épaisseur des ténèbres, absorbées par la nuit, bues par les murs poreux, ricochant faiblement sur les trottoirs ridés avant de mourir dans le caniveau glauque.

En arrivant rue Felber, il avait déjà reconstruit son histoire. Il l'avait préparée pour Wetti. Non qu'il voulût rassurer Wetti et lui épargner une souffrance, mais il tenait à garder son estime, ce rêve de lui qu'elle partageait avec lui. Il prétendit avoir retrouvé ses camarades de l'Académie dans une brasserie. Hitler avait appris qu'ils étaient désormais trois victimes de Fritz Walter, évidemment les sujets les plus prometteurs. La manœuvre s'était déroulée de façon identique pour les trois. Il paraîtrait que Fritz Walter se serait enfui en France avec les tableaux où il les revendait pour des sommes ahurissantes, si, si. Il semblait même qu'ils étaient tous les trois très connus désormais, oui, très cotés à

Montparnasse, le seul problème était qu'ils ne verraient sans doute jamais la couleur de l'argent. Ils comptaient d'ailleurs aller porter plainte dès cet après-midi tandis que le directeur de l'Académie allait faire pression auprès de l'ambassade de France.

Naturellement, Wetti goba l'histoire. Mais pas aussi bien qu'Hitler. Aucune de ses pensées n'était destinée à autrui, il se mentait d'abord à lui-même.

Il s'était si convaincu de jouir d'une certaine notoriété en France qu'il s'en fallut de peu que, dans les jours suivants, il ne s'en ouvrît aux belles voyageuses qui descendaient à la gare et dont l'accent mat et flûte révélait l'origine parisienne.

Par désœuvrement, il s'était remis à ses tableaux de monuments pendant ses heures aux bords des voies. Il aimait la routine bête des étapes successives, l'application demandée par le calque, la force fière des traits passés à l'encre de Chine, la patience bornée du coloriage.

Ce jour-là, il faisait un soleil réconfortant, on attendait quatre trains importants et Hitler se lançait, pour la première fois, dans la reproduction d'un grand format, une photo trouvée dans un journal, le sanatorium construit par Joseph Hoffman à Pinkensdorf, un bâtiment cubique et pas trop difficile à rendre. Hitler était si occupé, entre ses voyageuses et son dessin, qu'il ne remarqua à aucun moment la silhouette immobile, qui, trois quais plus loin, l'observa du matin jusqu'au soir.

Ce fut seulement vers sept heures que la silhouette s'approcha d'Hitler, qu'il releva la tête et qu'il découvrit Wetti.

Son visage tremblait de fureur. En une journée, elle avait eu le temps de passer par tous les sentiments, de la surprise à l'incrédulité, puis l'indignation, la déception, la honte, la révolte... A sept heures, elle en était à la colère et, pour cette raison même, avait fondu sur le garçon.

 Dès ce soir, je ne veux plus te voir dans mon salon. Et dès la fin de la semaine, tu disparais de ma pension.

C'était effrayant de constater à quel point Wetti devenait pragmatique. C'était si loin de son caractère rêveur que cela montrait l'ampleur du choc en elle.

 Et je te signale que tu me dois un mois et demi de loyer.

Sa bouche se tordit, agacée, piquée par la douleur.

 Et sois heureux que je ne compte pas les repas, les lessives, les repassages, la couture, toutes les idioties que j'ai faites pour toi parce que je croyais... parce que je croyais...

Son grand corps fut secoué de convulsions qui transportaient les larmes, mais elle résista.

 Parce que je croyais…

Hitler, paralysé, craignait ce qu'elle allait dire.

 Parce que je croyais... parce que je croyais...

Les mots, affolés, couraient sous le front d'Hitler. Certains transportaient avec eux leur réponse, d'autres pas. « Je croyais que tu m'aimais » était le plus aisément traitable. « Je croyais que tu étais à l'Académie » pouvait se guérir par un mensonge. « Je croyais que, lorsque tu serais célèbre, tu m'épouserais... » serait plus délicat.

 Parce que je croyais que tu étais un peintre, finit par exploser Wetti.

Non. Pas ça. Pas elle. Pas elle aussi. Rien à répondre. Je suis un peintre. Et là, en ce moment, qu'est-ce que je suis en train de faire ? Justement, Wetti laissa traîner son regard sur la photo de journal et le calque crasseux.

 Tu es... grotesque.

Elle tourna les talons et s'enfuit de la gare. Elle avait réussi à ne pas pleurer. Le mépris avait retenu les larmes. Elle avait su rompre dans le dédain, sans pathétique : c'était donc lui qui était ridicule. Le cœur battant, écroulée contre un pilier, soulagée, elle éclata en sanglots dans l'un de ses beaux mouchoirs trop richement brodés.

Hitler restait assis au sol, son matériel entre les jambes, le visage cireux. Pour ne plus songer à l'horreur qu'elle avait prononcée — « Je croyais que tu étais un peintre » —, il accablait d'insultes cette grande poule démesurée, encombrée de son corps, incapable de lire un livre, ne fréquentant que des homosexuels, cette boutiquière frustrée, qui ne savait même pas qui était Gustav Klimt avant qu'il ne le lui apprît et qui, maintenant, se permettait d'émettre des jugements artistiques. Il lui devait un mois et demi de loyer ?

Dommage qu'il ne lui doive pas plus. Car il allait partir ce soir sans le payer.

Hitler avait retrouvé toutes ses forces. Qu'on ne s'illusionne pas : c'est lui qui allait prendre l'initiative pour mettre fin à une situation intolérable ! Il rompait !

A dix heures trente, il avait empaqueté ses affaires. Il descendit avec précaution au rez-de-chaussée, devant l'appartement de Wetti.

Malgré le rideau qui couvrait les petits carreaux de la double porte, on percevait que le salon devait être allumé. Hitler entendit des gémissements.

 Je suis déçue... si déçue..., marmonnait, assourdie, la voix humide de Wetti.

 Allons, Wetti, je vous avais prévenue, vous n'aviez pas voulu me croire, vous avez attendu... alors maintenant, vous souffrez trop.

 Oh, Werner !

Piqué, Hitler se redressa. C'était donc cette immondice de Werner qui avait insinué le doute en Wetti.

 Très vite, ma chère Wetti, j'ai demandé à ce garçon... enfin vous savez... cet ami...

qui, lui, est réellement étudiant à l'Académie, s'il y avait bien parmi eux un Adolf Hitler. Il m'a assuré que non.

Révoltant. Voilà à quoi s'occupait ce Werner depuis qu'Hitler avait repoussé ses avances salaces : il jacassait avec un autre dégénéré comme lui afin de détruire sa réputation. Du beau monde. Vraiment. Très peu pour moi. Merci. Je vous laisse entre vous Et Hitler quitta le 22, rue Felber, en rasant les murs, certes, mais, en lui-même, la tête haute. Il méprisait ce qu'il laissait derrière lui. Il n'éprouvait que du dédain pour cette petite-bourgeoise trop grande et trop avare qui se faisait consoler par un sodomite.

« Reinhold Hanisch. Il faut que je retrouve Reinhold Hanisch. Il me logera chez lui. »

Il se rendit à la taverne où ils avaient bu ensemble. Reinhold Hanisch y était, rouge d'échauffement, les yeux gonflés de bière.

 Ah ? Gustav Klimt, s'écria-t-il en voyant arriver Adolf Hitler.

Hitler ne releva pas, trop content d'avoir mis la main sur l'homme.

 Il faut que tu me loges. Une histoire avec une femme. Tu sais... j'ai dû partir.

 Mais pas de problème, mon garçon, ma maison t'est grande ouverte. Je te donne la chambre d'amis. Tu veux un verre ?

Rassuré, Hitler accepta de boire. Certes, il y avait quelque chose de vulgaire dans la bonne humeur d'Hanisch, son enthousiasme à la boisson, ses grandes tapes sur les épaules ou dans le dos, mais si ce devait être le prix d'une nuit tranquille... A une heure du matin, Hitler, épuisé de fatigue, comateux d'avoir tant bu sans rien manger, exigea qu'ils sortent et se rendent chez lui.

Hanisch récupéra un immense sac à dos derrière le comptoir et emmena Hitler avec lui. Il enjamba la barrière d'un jardin public non éclairé et s'allongea entre les bosquets noirs.

 Bienvenue dans mon palais. C'est là que je couche.

 Quoi ? Tu n'as même pas de chambre ?

Hanisch tapa le haut de son sac pour en faire un oreiller.

— Qu'est-ce que tu crois, Gustav Klimt ? Que c'est avec tes tableaux que je vais me la payer ?

Stella criait sous lui. A chacun de ses mouvements, elle répondait par un soupir ou par un spasme. L'instrument de chair s'était fait lourd entre ses mains, mais Adolf savait enfin en jouer, en tirer la musique attendue.

Pourvu que je me retienne.

Au lieu de profiter du spectacle de Stella feulante et libérée, il se força à fixer sa pensée sur autre chose ; pour qu'elle jouisse bien et longtemps, il fallait que lui s'ôte de cette jouissance et devienne un pur ressort, un mécanisme. Surtout ne pas penser aux parties de mon corps qui sont en contact avec elle. Penser à autre chose. Vite. Il devait s'absenter de son désir. Il bloqua son regard sur une tache du mur et, tout en ondulant des reins, se concentra sur son origine possible : de la graisse, une brûlure, un cafard écrasé ?

Plus les solutions sordides se pressaient dans son esprit, plus il s'éloignait de ses sensations.

Ça marche. Oui, un cafard, un énorme cafard écrasé par la chaussure d'un Tchèque, l'hôtel était plein de Tchèques. Quelqu'un qui était venu pour dormir dans cette chambre, pas pour faire ce que lui faisait en ce moment avec Stella, Stella qui ondoyait sous lui tant il...

Non...

Trop tard. La jouissance s'était rabattue sur lui, violente, écrasante. Il s'écroula sur Stella.

Elle eut encore quelques sursauts puis le rejoignit dans l'immobilité, son corps se défaisant dans le repos.

J' ai gagné.

Le silence rendait sa joie encore plus compacte.

Stella le repoussa lentement puis se releva, distante, muette. Elle le considéra avec encore plus de mépris que d'ordinaire. Adolf sentit qu'il allait rapidement souffrir. Il lui adressa un regard interrogatif, suppliant, celui qu'on est encore capable d'avoir juste avant le désespoir.

Elle sourit cruellement

 Et tu y as cru ?

Elle commença à enfiler ses bas. C'est lorsqu'elle se livrait à cette minutieuse opération qu'elle lâchait toujours ses phrases les plus dures.

 Ta fatuité est sans limites. J'ai simulé.

 Très bien : j'arrête, cria Adolf H.

 Quelle différence ? Tu peux arrêter, tu n'as jamais commencé.

 J'arrête pour de bon, cette fois-ci. C'est définitif.

Il essayait de se convaincre. Combien de fois avait-il proclamé que tout était fini, qu'il abandonnait ce pari stupide, qu'il lui était indifférent de rendre une femme heureuse ? Le problème était que Stella, au lieu de protester, d'argumenter, de le convaincre, lui donnait raison. Il se sentait alors encore plus misérable et, pour retrouver un peu d'estime de lui, il revenait le lendemain.

Il revint donc le jour suivant. Cette fois, Stella ne feignit pas. Et les deux heures s'ajoutèrent à la longue liste de ses défaites.

Il persévérait incompréhensiblement. Ce n'était plus un défi, comme au premier jour, ni un pari, comme il l'avait cru ensuite, ni même une obsession, bien qu'il fût obnubilé par le corps de Stella. Il s'agissait désormais d'une émotion sourde et profonde, quelque chose de religieux. Le plaisir féminin était sa quête, Stella était son temple, la femme était son Dieu, ce grand silence auquel revenaient toutes ses pensées. Comme un homme de foi s'agenouille, il travaillait avec dévotion à obtenir la grâce.

Nuit et jour, il réfléchissait au plaisir. Comment l'éprouver, il le savait. Mais le donner ?

Cela ne semblait pas contagieux.

Pendant un cours à l'Académie, il eut un éblouissement. Stella devait ressentir du désir pour jouir. Son plaisir n'avait rien d'organique, il n'appartenait plus à l'espèce. Adolf devait provoquer en elle un désir de lui.

Adolf comprenait soudain l'effet qu'il devait faire à Stella : un crabe vautré sur elle, en stupide état d'excitation, convulsif, agitant ses pinces dans le vide, un crabe qui lui était indifférent.

Ce lundi-là, il proposa à Stella de ne pas se rendre à l'hôtel mais d'aller boire un chocolat ensemble. Il fut surpris de la voir accepter sans barguigner. Ils devisèrent joyeusement, loin de leur guerre en costume de singe, ils s'amusèrent même. Le mardi, il proposa d'aller écouter un concert ; elle accepta aussi. Le mercredi, il l'invita à une promenade au zoo ; une fois encore, elle consentit, mais il y eut quelque chose d'inquiet dans son regard. A l'issue de la visite, elle lui demanda alors qu'ils se quittaient :

 N'irons-nous plus à l'hôtel ?

Pour la première fois, elle osait montrer une défaillance : elle craignait qu'Adolf ne voulût plus d'elle.

 Si, plus que jamais, répondit-il avec un regard lourd d'attente.

Rassurée, elle se recomposa un visage ironique.

Le jeudi, Adolf observa à la lettre le plan qu'il avait ordonné. Il se leva à l'aube, s'épuisa et marcha toute la journée, si bien que lorsqu'il rejoignit Stella dans la chambre d'hôtel, très fatigué, il fut incapable d'accomplir ses performances habituelles.

 Excuse-moi, je ne sais pas ce que j'ai, commenta Adolf pour achever de la perdre.

 Tu es fatigué ?

 Non. Pas plus que d'habitude.

Le vendredi, Stella et lui devaient se retrouver à cinq heures. A l'heure dite, il se dissimula dans le café d'en face, vérifia que Stella entrait bien dans l'hôtel et attendit. A six heures et demie, il fit le tour du pâté de maisons en courant et en respirant mal afin d'arriver essoufflé dans la chambre. Stella sursauta en le voyant.

 Où étais-tu ? J'étais inqui...

Elle se retint d'avouer son inquiétude ; il n'y avait plus lieu ; puisqu'il était là

désormais.

 J'ai été retenu à l'Académie. Le directeur. Rien de grave. J'aurais voulu te prévenir.

Je... je suis désolé.

 Non, ça va, dit-elle d'un ton sec.

Après l'inquiétude, la fureur désormais la faisait bouillonner. Et elle s'en voulait de se découvrir si émotive.

 Tu es trop gentille de m'avoir attendu. C'est moi qui paierai les deux heures de la chambre.

 Il s'agit bien de cela, coupa-t-elle.

 Nous essaierons de faire mieux la semaine prochaine.

 Quoi ? Tu pars ?

Furieuse, elle l'attrapa par le col et le jeta sur le lit.

 Tu n'as plus envie ?

 Si bien sûr.

 Prouve-le.

 Mais une demi-heure, Stella, une demi-heure, ce n'est pas assez.

 Qui t'a dit ça ?

 Oh pour moi ça va, mais pour toi, Stella...

 Je ne m'appelle pas Stella mais Ariane.

 Et elle commença à le déshabiller.

Quelques secondes, Adolf eut envie de rire, comme le spectateur qui voit arriver sur les planches la scène qu'il attendait depuis le début du spectacle, mais le désir puissant que Stella avait de lui le renversa. Pour la première fois, une force fondait sur lui, elle l'accaparait, le possédait. Il avait l'impression de devenir lui-même une femme.

Tout devint très sérieux entre eux. Pire. Tragique.

Quelque chose de grand les redressait. Ils jouaient une scène essentielle. Leurs corps réagissaient. De brusques effusions passaient de l'un à l'autre. Des émotions extrêmes leur travaillaient la peau. Une sorte de communication, sans cesse interrompue, sans cesse reprise, les électrisait. Des étincelles de connivence. Chacun voulait faire sien le sexe inconnu et méprisé de l'autre. Ils se rapprochaient sans se joindre. Ils se fondaient sans se perdre. Ariane-Stella frémit, puis fut prise d'un tremblement effrayant. Adolf enfonça son regard dans le sien et ce fut là, dans son iris, aux miroitements de sa prunelle, à la dilatation obscure de ses pupilles qu'il vit monter progressivement son plaisir et le sien.

— Bon, d'accord, je t'ai menti. Mais toi aussi, mon gars. Et c'est même toi qui as commencé. Tiens, prends du saucisson. Tu me fais croire que tu sors de l'Académie...

Qu'est-ce que tu veux que je fasse, pour me mettre à ton niveau ? Je te fais le coup du Fritz Walter, le Fritz Walter de la galerie Walter. Tu gobes. On fait de jolies affaires. Pourquoi veux-tu que je change ? Tu veux que je te fasse du mal ? Ton point faible, c'est que tu es resté un petit-bourgeois. Non, calme-toi et reprends du sauciflard. Ouais, parfaitement, tu raisonnes comme ton père, comme un petit fonctionnaire, comme un col blanc qui se fait noter par ses supérieurs : il te faut des diplômes, une carrière, de la reconnaissance.

L'Académie de Vienne ? Tu crois vraiment que Vinci et Michel-Ange sortaient de l'Académie de Vienne ? Tu crois vraiment qu'ils voulaient donner des gages aux bureaucrates, qu'ils comptaient leurs points et leurs années dans l'administration ? T'as froid aux yeux, Adolf Hitler, tu n'oses pas être à la hauteur de tes rêves, tu vas tout rater si tu continues à

raisonner de travers. Travailler, qu'est-ce que c'est pour toi ? Suer assez pour payer ta logeuse ? C'est pour les Wetti et les Zakreys que tu existes ? Tu as tout faux, Adolf Hitler, travailler, pour toi, ce doit être te perfectionner dans ton art. Tu n'as même pas l'idée de l'immense peintre que tu vas devenir. Mais si. Tu serais effrayé si on mettait là, devant toi, les toiles que tu achèveras dans quelques années. Tu tremblerais. Tu serais pris d'un respect sacré. Tu t'agenouillerais devant le génie et tu baiserais le cadre. Eh oui, le meilleur du meilleur que tu tais aujourd'hui n'a rien à voir même avec le moins bon de demain.

Crois-moi. Voilà ta route. Il n'y a que cela qui compte. Dormir ? C'est physiologique. C'est

dans la nature. On ne peut pas faire autrement. T'en occupe pas. Un endroit où s'allonger, c'est bien suffisant Il y a les parcs l'été, les cafés s'il pleut, et à l'automne les foyers de nuit rouvrent leurs portes pour l'hiver. Tout est prévu, Adolf Hitler, tout est prévu pour les génies comme toi. A condition qu'ils ne soient pas petits-bourgeois. Tu travailleras, tu approfondiras ton art, je vendrai tes tableaux et je m'occuperai de tout. Fais-moi confiance, nous aurons toujours à manger, à boire et à coucher. Fais-moi confiance, tu pourras chier, pisser et dormir. Quoi ? Propre. Oui propre. Se laver aussi. Est-ce que je pue ? Tu trouves que j'ai l'air d'un clochard ? On se baigne, on prend des douches dans les foyers de nuit. On désinfecte les vêtements chez les sœurs. Il y a le barbier, le mercredi matin, à l'Amicale sociale. Je connais tout. Je te dirai tout. Tous mes secrets. Donne-moi une tranche. La déchéance, ça ? Arrête, tu me fais rire. Déchéance, oui, pour tes idées de petit-bourgeois.

Mais moi, j'appelle ça autrement : la liberté. Parfaitement. La liberté absolue. Nous sommes au-dessus de tout. Tu ne dépends de personne. Tu ne rends de comptes à personne. Libre.

Il y a toujours une soupe à la rue Gumpendorfer. Il y a toujours une place à l'hospice si tu as une maladie qui se soigne. Tiens, parlons-en des maladies, je ne suis plus jamais malade depuis que je vis dehors. Si. Parfaitement. Dans les maisons bien chauffées, ce sont les microbes que tu chauffes. Avec une nourriture trop riche, ce sont les microbes que tu nourris. Dans la haute, il y a des femmes qui meurent d'un rhume, tu peux croire ça ? Moi, avec la liberté, je t'offre la santé, mon gars, et si quand même, par malchance, le microbe insiste, tu n'auras qu'à le noyer dans un verre de gnôle. C'est radical. Tout le monde sait ça, dans la science, mais les médecins et les pharmaciens ne le disent pas parce qu'ils perdraient le tas d'or sur lequel ils sont assis. Eh, Gustav Klimt, je te parle. Merci. Et laisse-moi quand même du saucisson, sinon tu rôtiras en enfer. Bien sûr il y a les femmes, tu vas me dire, on attire les femmes avec le miel, comme les ours, et là tu ne vois pas où est le miel... je t'arrête immédiatement, Adolf Hitler, là aussi tu fais fausse route car tu manques de confiance : les femmes qu'on attire avec l'argent, les beaux habits, l'appartement en ville, le superflu, ce sont des femmes qui ne nous méritent pas. Ce sont des femmes qui cherchent une rente, pas un amant. Un artiste comme toi ne doit pas tomber dans ce piège.