CHAPITRE XLIII
Il existe une dichotomie spécifique à tous ceux qui s’intitulent historiens. Ces honorables érudits affirment pieusement dire la vérité vraie, dans tous ses détails, mais retournez un historien compétent comme un gant, contemplez ses intérieurs humides, et vous verrez un conteur. Et si je vous dis qu’un conteur ne peut pas raconter une histoire sans l’embellir un peu, vous pouvez me croire. Ajoutez à ça que nos inévitables préjugés politiques ou religieux colorent immanquablement notre récit, et vous comprendrez qu’aucune relation de quelque événement que ce soit ne peut être vraiment fiable, pas même celle que je viens de vous faire de la bataille de Vo Mimbre. C’est plus ou moins le reflet de la vérité, mais je vous laisse le soin de séparer la vérité de la fiction. Ça vous affûtera les méninges.
Quand on va au fond des choses, les Accords de Vo Mimbre étaient plus importants que la bataille proprement dite. La guerre avec les Angaraks était le point culminant de cette succession particulière d’événements, et dans « culminant » il y a « final ». Les Accords de Vo Mimbre donnaient le coup d’envoi d’un nouvel ensemble d’événements et on peut dire que c’était, dans une certaine mesure, un recommencement.
Le résumé des Accords que le Gorim nous lut à l’issue de la réunion n’était que cela : un résumé. Leur substance réelle résidait dans les articles détaillés, et nous veillâmes à ce que les scribes mimbraïques imaginatifs qui avaient rédigé le résumé n’y touchent pas. J’avais vu trop d’absurdités devenir des lois ou apparaître dans des proclamations royales parce qu’un scribe ahuri avait sauté une ligne, ou modifié quelques mots, pour courir le moindre risque. Ces Accords étaient très importants. Les articles que nous avions rédigés traitaient notamment de la façon dont le roi de Riva devait transmettre l’appel aux armes, dont les divers royaumes étaient censés répondre et autres détails logistiques. J’avoue que la présence de Brand, qui venait de défaire Kal-Torak et d’ébranler le monde par cette seule action, me permit d’y introduire plus facilement certains éléments qui devaient absolument y figurer, mais il m’aurait fallu des années pour tenter d’expliquer pourquoi.
C’est Polgara qui dicta –j’emploie ce terme à dessein, car ma douce fille refusa obstinément tout amendement – les détails de la petite cérémonie qui était devenue rituelle depuis les cinq cents dernières années. Mergon, l’ambassadeur de Tolnedrie, faillit faire une crise d’apoplexie avant la fin, et je ne suis pas sûr que Ran Borune n’en ait pas fait une.
— Voici comment les choses se passeront dorénavant, décréta-t-elle, introduisant le sujet d’une façon qui me parut un peu abrupte pour une conférence de paix. Désormais, chaque princesse de l’empire de Tolnedrie se présentera, le jour de son seizième anniversaire, dans sa robe de mariée, à la cour du roi de Riva. Elle y attendra trois jours. Si, au cours de ces trois jours, le roi de Riva vient faire valoir ses droits sur elle, ils seront mari et femme. S’il ne se présente pas, elle sera libre de retourner en Tolnedrie, et son père pourra lui choisir un autre époux.
C’est là que Mergon commença à émettre des crachotements, mais Pol coupa court à ses objections et les rois d’Alorie lui apportèrent leur soutien, menaçant d’envahir la Tolnedrie, de brûler ses villes, de disperser son peuple et autres joyeusetés. Je mis un point d’honneur à me rendre en personne à Tol Honeth, l’année suivante, pour prier Ran Borune d’excuser son comportement. La présence des légions à Vo Mimbre avait fait changer le cours de la bataille, et l’ultimatum de Polgara avait de vagues relents d’ingratitude. Je sais qu’elle obéissait à des instructions, mais son attitude cavalière était plutôt de celles que l’on réserve à un ennemi vaincu.
Après la conférence, je vous ai dit que nous étions repartis vers le nord, Pol et moi. À la fin de l’été, nous arrivâmes à la frontière avec l’Ulgolande. Nous y fûmes accueillis par un important détachement d’Algarois portant la tenue traditionnelle de cuir noir. Cho-Ram nous avait envoyé une garde d’honneur pour nous escorter. Comme je ne voulais pas l’offenser en refusant, nous traversâmes les montagnes d’Ulgolande et non pas à notre façon, ce qui aurait été beaucoup plus rapide. Après tout, nous n’avions rien de vraiment urgent à faire, alors autant nous plier aux règles de la courtoisie.
Nous nous séparâmes, Pol et moi, en redescendant dans la plaine d’Algarie. Elle suivit les Algarois à la Forteresse tandis que je poursuivais vers le Val, au sud. Je me disais que je n’aurais pas volé de bonnes vacances. Il y avait un quart de siècle que j’étais sur la brèche…
Mais Beldin était d’un autre avis.
— Que dirais-tu d’un petit voyage en Mallorée ? me proposa-t-il quand nous fûmes rentrés à la maison.
— Rien de bon. Mais alors, vraiment rien, si tu veux tout savoir. Qu’y a-t-il de si important en Mallorée ?
— Les Oracles ashabènes. Enfin, j’espère. Je me suis dit que nous pourrions aller à Ashaba, tous les deux, et fouiller la maison de Torak. Il se peut qu’il ait laissé un exemplaire des Oracles dans un coin, et ces prophéties nous seraient très utiles. Tu penses bien que Zedar, Urvon et Ctuchik ne vont pas en rester là. Nous leur avons fichu une sacrée pâtée à Vo Mimbre, et ils vont sûrement tenter de nous revaloir ça. Si nous pouvions mettre la main sur un exemplaire des Oracles, ça nous donnerait peut-être une idée de ce qui nous attend.
— Tu n’as pas besoin de moi pour cambrioler une maison, frangin, répondis-je. Je n’ai pas très envie de visiter un château désert dans les montagnes karandaques.
— Tu n’es qu’un flemmard, Belgarath.
— C’est maintenant que tu t’en rends compte ?
— Bon, je vais te présenter ça autrement. J’ai besoin de toi.
— Pour quoi faire ?
— Parce que je ne sais pas lire l’angarak ancien, triple buse !
— Comment sais-tu que les Oracles sont écrits en angarak ancien ?
— Je n’en sais rien, mais c’est la langue qui a dû venir naturellement à Torak, puisqu’il devait être dans une sorte de transe quand la voix lui a parlé. Si les Oracles sont écrits en angarak ancien, je ne les reconnaîtrais pas même s’ils étaient placardés sur les murs.
— Je pourrais t’apprendre l’angarak ancien, Beldin.
— C’est Urvon qui serait content. Ça lui laisserait cent fois le temps d’aller à Ashaba. Si nous devons le faire, c’est maintenant.
Je poussai un soupir. J’avais l’impression que je pouvais dire adieu à mes vacances.
— Serait-ce l’expression d’un changement d’avis ? insinua-t-il.
— Ne pousse pas grand-mère, Beldin. Je vais d’abord dormir quelques jours.
— C’est vrai que les vieux ont besoin de beaucoup de sommeil.
— Fiche-moi un peu la paix, frangin. Par ta faute, je vais encore me coucher à une heure impossible.
En réalité, je ne dormis pas plus de douze heures. L’idée que Torak avait pu laisser un exemplaire des Oracles à Ashaba m’excitait tellement que je me levai, avalai un petit déjeuner improvisé et allai retrouver Beldin à sa tour.
— Bon, on y va ? demandai-je.
Il eut l’intelligence de s’abstenir de toute remarque subtile. Nous allâmes à la fenêtre de sa tour, nous changeâmes en oiseaux et partîmes dans la direction générale du nord-est. Nous survolâmes bientôt l’À-Pic oriental en direction du Mishrak ac Thull. Le pays des Thulls avait été dévasté, mais pas par nous : par les Malloréens de Kal-Torak qui avaient enrôlé les habitants en détruisant villes et villages et en brûlant les récoltes, ne laissant pas d’autre choix aux Thulls que de s’enrôler ou de crever de faim. Les femmes, les enfants et les vieillards avaient été livrés à eux-mêmes dans un pays où il n’y avait plus une maison debout et plus rien à manger. Je n’avais jamais eu une très haute opinion de Torak, mais en voyant le sort auquel il avait condamné les Thulls, elle dégringola encore. Le Gar og Nadrak avait été un peu moins dévasté, mais les conditions de vie n’y étaient guère plus enviables.
En arrivant à la côte, Beldin prit vers le nord. Les faucons ont du tonus, mais pas au point que nous ayons envie de franchir la Mer du Levant d’un coup d’aile. Nous longeâmes donc la côte de Morindie, et nous suivîmes la chaîne d’îlots rocheux qui formait le Pont-de-Pierre. Une fois en Mallorée, je suivis Beldin à travers les landes vers les montagnes karandaques et Ashaba, au sud.
Ashaba n’était pas une ville au sens habituel du terme. Ce n’était qu’une sorte d’énorme manoir entouré d’un certain nombre de villages karandaques disséminés dans les forêts environnantes et censés nourrir les Grolims de la bâtisse. Il est probable que Torak lui-même n’avait guère d’appétit, mais j’imagine que les Grolims doivent manger de temps en temps, or le sol, autour du manoir, comme de Cthol Mishrak, était stérile et impropre à la culture. Même la terre rejetait Torak.
La maison d’Ashaba était construite en basalte noir, évidemment. Le noir était la couleur – ou plutôt l’absence de couleur – favorite de Torak. Elle était adossée à une falaise, à l’est d’un plateau désertique sur lequel rien ne poussait, en dehors de lichens gris, lépreux, et de champignons d’une blancheur d’ossements.
C’était une immense baraque hérissée de vilaines tours et de flèches sans grâce, qui poignardaient les nuages tumultueux. Elle était entourée d’une muraille, évidemment. C’était un bâtiment angarak, et les Angaraks mettent des murailles partout, même autour des soues à cochon. Le plus simple aurait été de nous poser à l’intérieur du mur d’enceinte, mais Beldin obliqua et se posa juste devant la porte principale. Je me laissai descendre en vol plané juste à côté de lui et repris forme humaine.
— Quel est le problème ? demandai-je.
— Je vais donner un petit coup de sonde. Pas la peine de nous jeter tête baissée dans un traquenard. Torak a peut-être truffé l’endroit de surprises avant de partir.
— Pas bête.
Beldin se concentra. Sa vilaine face se crispa, s’enlaidissant encore.
— Il n’y a personne dans la baraque, répondit-il au bout d’un moment.
— Aucun signe des Mâtins ?
— Vérifie toi-même. Moi, je vais fouiner un peu à l’intérieur, histoire de voir s’il n’y a pas de chausse-trapes.
— Je ne sentis rien. Il n’y avait pas un rat là-dedans. Pour moi, il n’y avait même pas un insecte.
— Alors ? demanda Beldin.
— Alors rien. Et toi, tu as trouvé quelque chose ?
— Rien du tout. L’endroit a l’air sûr.
Il regarda la porte en plissant les paupières et je sentis qu’il bandait son Vouloir. Puis il le libéra, faisant sauter l’énorme porte de fer qui alla valdinguer à l’intérieur dans un bruit d’enfer.
— Pourquoi as-tu fait ça ? demandai-je.
— Juste eun’ façon d’laisser ma carte eud’visite, répondit-il avec ce vieil accent wacite qu’il aimait tant. L’aut’ Grand Brûlé pourrait r’venir un jour, et j’voudrais ben qu’y sache c’qui s’est passé.
— Je crois que tu commences à gâtifier.
— C’est un expert qui nous parle. Bon, on y va ?
Nous entrâmes par la porte fracassée, traversâmes la cour et nous approchâmes avec circonspection d’une énorme porte noire, bardée de fer, surmontée par l’inévitable masque d’acier poli. Pour Torak, toute demeure dans laquelle il vivait devenait manifestement un temple, par destination.
— Je t’en prie, fit Beldin en m’indiquant la porte.
— Toi d’abord, fis-je en prenant l’énorme poignée de fer.
Je la tournai, et ouvris la porte.
Le hall d’entrée de la maison de Torak était à peu près de la taille d’une salle de bal. Il y avait un escalier majestueux à l’autre bout.
— On descend ? suggéra Beldin.
— Non, on va d’abord monter. On descendra après. Tu reconnaîtrais de l’angarak ancien si tu en voyais ?
— Je pense que oui. On dirait plus ou moins des pattes de mouche, hein ?
— Plus ou moins. Bon, je te propose qu’on se sépare. Ouvre tous les livres, regarde s’ils parlent une langue que tu connais et mets de côté tout ce qui a l’air d’être en angarak ancien. Je les regarderai plus tard.
L’endroit était gigantesque, plus pour impressionner les foules, j’imagine, que par réel besoin. La plupart des pièces de l’étage n’étaient même pas meublées. Il nous fallut malgré tout des semaines pour fouiller minutieusement la demeure. Elle était au moins aussi vaste que le palais d’Anheg, au Val d’Alorie.
Au début, Beldin était tout excité chaque fois qu’il tombait sur un livre ou un parchemin écrit en angarak ancien, mais c’étaient généralement des copies du Livre de Torak. Il n’y avait pour ainsi dire que des Grolims à Ashaba, et tous les Grolims du monde possèdent un exemplaire du livre sacré des Angaraks. Lorsque j’en eus assez de le voir débouler à chaque instant en agitant triomphalement un de ces livres, je l’obligeai à s’asseoir et lui inculquai patiemment quelques notions d’angarak ancien. Après ça, il fut capable de reconnaître les exemplaires du Livre de Torak et de les mettre de côté.
Nous finîmes par trouver, au second étage du château, la bibliothèque de Torak. Elle était peut-être plus riche encore que celles des universités de Tol Honeth ou de Melcénie. Nous y passâmes le plus clair de notre temps.
Deux chercheurs ordinaires auraient passé des dizaines d’années à examiner tous ces livres, mais nous n’étions pas des gens ordinaires, Beldin et moi. Nous pouvions identifier le contenu d’un livre sans nous donner trop de mal.
Pour finir, après avoir exploré la dernière étagère, Beldin lança un livre à travers la pièce et se mit à jurer pendant un quart d’heure.
— C’est ridicule, rugit-il. Il y en a forcément un exemplaire ici !
— Peut-être, rectifiai-je, mais je doute que nous le trouvions. C’est Zedar qui a recueilli les délires de Torak, et cet animal est passé maître dans l’art de dissimuler les choses. Pour ce que nous en savons, les Oracles peuvent être cachés dans un autre livre – ou dans des douzaines d’autres, une page par-ci, une page par-là. Il se peut qu’il y en ait un exemplaire quelque part, mais il y a peu de chance qu’il soit visible. Il se pourrait même qu’il soit caché sous le sol, ou dans le mur d’une chambre que nous avons déjà fouillée. Je ne pense pas que nous arrivions à le trouver, vieux frère. Nous pouvons fouiller le sous-sol si tu veux, mais je pense que c’est une perte de temps. S’il y en a un exemplaire ici, et si c’est Zedar qui l’a caché, nous ne mettrons jamais la main dessus. Il nous connaît suffisamment, tous les deux, pour avoir imaginé tous les moyens de nous contrer même si nous approchions de l’endroit où il se trouve.
— Tu dois avoir raison, Belgarath, convint-il d’un ton sinistre. Démontons le plancher et rentrons chez nous. Cet endroit pue, et j’ai hâte de prendre l’air.
C’est ainsi que nous abandonnâmes nos recherches et que nous rentrâmes chez nous. Nous devrions nous contenter, pour le moment, du moins, de nos propres prophéties, et nous passer de celles de Torak.
Je pris les vacances que je m’étais promises, mais au bout d’un mois à peu près, je commençai à m’ennuyer. J’allai en Sendarie voir comment Polgara s’en tirait et lui raconter ma petite expédition à Ashaba. Elle avait installé Gelane comme tonnelier à Seline, dans le nord de la Sendarie, et l’héritier du trône de Poing-de-Fer passait le plus clair de son temps à fabriquer des barriques et des foudres. À ses moments perdus, il sortait avec une jolie petite blonde, la fille d’un forgeron du coin.
— Tu es sûr que c’est la bonne ? demandai-je à Pol. Elle soupira.
— Oui, Père, répondit-elle de ce ton accablé qu’elle prenait souvent pour me parler.
— Comment peux-tu le savoir, Pol ? Il n’y a rien dans le Codex Mrin ou le Darin qui identifie ces filles. Enfin, rien à ma connaissance.
— Je reçois des instructions, Père.
Je passai les années suivantes à me promener dans les Royaumes du Ponant, à visiter les diverses familles que j’avais contribué à faire naître au fil des siècles. L’invasion angarak de l'Algarie et le massacre des troupeaux algarois avaient amené les Royaumes du Ponant au bord de la faillite économique. Il fallut des dizaines d’années pour reconstituer le cheptel. Les Tolnedrains sombrèrent dans le désespoir, mais les Sendariens, toujours pratiques, trouvèrent une solution partielle. Ils changèrent leur pays en une immense porcherie. Le porc a certains avantages sur le bœuf. On peut sûrement fumer et faire sécher le bœuf s’il le faut, mais les Algarois ne s’en donnaient pas la peine. C’est peut-être parce qu’il n’y a pas beaucoup d’arbres en Algarie, et donc pas assez de bois pour fumer la viande. Les Sendariens n’avaient pas ce problème. Des charrettes pleines de jambons fumés et de saucisses roulèrent bientôt sur toutes les grands-routes impériales, dans tous les Royaumes du Ponant.
Lorsque, en revenant de Tol Honeth où j’étais allé présenter mes excuses à Ran Borune et au général Cerran pour la façon dont Polgara s’était comportée, je repassai par l’Arendie, je trouvai le pays en proie à une sorte de paix fébrile. J’arrivai à Vo Mandor à l’automne de l’an 4877, et je passai un hiver agréable chez le baron. J’aimais vraiment beaucoup ce Mandor. Il avait un certain sens de l’humour, chose rare en Arendie, et sa table était fort agréable. Je pris un peu de ventre au cours de mon séjour.
Au printemps de l’année suivante, le baron Wildantor vint rendre visite à Mandor. L’amitié qui était née entre les deux hommes pendant la bataille de Vo Mimbre s’était encore renforcée, et ils étaient aussi proches que des frères. L’arrivée de cette grande gueule aux cheveux rouges de Wildantor prolongea la fête. Je m’amusai comme un petit fou. Puis, une nuit, en allant me coucher, après une soirée passée à évoquer nos souvenirs, Beldin finit par me localiser. C’était une magnifique soirée de printemps et j’avais laissé la fenêtre de ma chambre ouverte, pour laisser entrer la brisé printanière, parfumée. Un faucon à bande bleue sortit de la nuit, se posa sur l’appui de la fenêtre et se transforma en mon vilain petit frère.
— Je t’ai cherché partout, fit-il de sa voix rauque.
— Il y a au moins six mois que je suis là. Il y a du nouveau ?
— J’ai trouvé où Zedar avait caché le corps de Torak, c’est à peu près tout.
— À peu près tout ? Mais c’est une sacrée nouvelle, Beldin ! Et où est-il ?
— Dans le sud du Cthol Murgos, à une cinquantaine de lieues au sud de Rak Cthol. Il y a une grotte à flanc de montagne. Zedar a fourré le corps de Torak dedans.
— Si près de Ctuchik ? C’est dingue !
— Bien sûr qu’il est dingue. Ce n’est pas d’aujourd’hui. Mais Ctuchik ne sait pas qu’il est là.
— Ctuchik est un Grolim, Beldin. Il devrait pouvoir sentir la présence de Zedar.
— Eh bien, non, il ne peut pas. Zedar a recours à certains trucs que tu lui as toi-même enseignés avant qu’il ne nous fasse des misères. C’est ce qui le rend si dangereux. C’est le seul de nous tous qui a reçu les instructions de deux Dieux.
— Alors comment l’as-tu trouvé, toi ?
— Par pur hasard. Il est sorti de la grotte pour aller chercher du bois juste au moment où je passais dans le coin.
— Tu es sûr que Torak est dans la grotte ?
— Tu me prends vraiment pour un imbécile, Belgarath ! Je suis entré pour m’en assurer.
— Tu as fait quoi ?
— Ne t’énerve pas. Zedar ne l’a jamais su. Figure-toi qu’il a été assez bon pour m’y emmener lui-même.
— Comment as-tu réussi ce tour-là ? Il haussa les épaules.
— À l’aide d’un insecte. D’une puce, en fait, si tu veux tout savoir. C’est un vrai défi, fit-il en riant. Tu n’as pas idée du genre de pression qui s’exerce sur les intérieurs de ces petites bêtes. Enfin, Zedar n’est pas très propre, ces temps-ci. Il est bouffé par la vermine. Il a des poux, aussi. J’ai sauté sur sa tête et je me suis caché dans ses cheveux alors qu’il se penchait pour ramasser des brindilles. Il m’a emmené à l’intérieur, et j’ai vu ce vieux N’a-Qu’un-Œil étalé sur une roche plate, tout entouré de glace. Zedar lui a remis son masque, sûrement parce que l’affreuse figure de Torak lui soulève le cœur comme à tout le monde. Bref, j’ai attendu que Zedar s’endorme. Je l’ai mordu quelques fois, j’ai sauté à terre et je suis sorti de la grotte.
Je fus pris d’un fou rire.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
— Tu l’as mordu ?
— Compte tenu des circonstances, c’est ce que je pouvais faire de mieux. Je n’étais pas assez gros pour lui broyer la cervelle. Son cuir chevelu devrait pas mal le démanger pendant les jours à venir. Je retournerai m’assurer de temps à autre qu’il est toujours là-bas. À part ça, la Mallorée tombe en déliquescence.
— Ah bon ?
— Quand on a su que Torak était dans les choux, des mouvements d’indépendance ont éclaté dans tout le continent. Le vieil empereur que Torak avait déposé est remonté sur le trône, à Mal Zeth, mais il est un peu amorti. Il a un petit-fils, un certain Korzeth, je crois, qu’il élève comme s’il devait un jour réunifier la Mallorée. Je m’apprêtais à me glisser au palais et à lui couper le kiki, mais notre Maître me l’a fermement interdit. Il paraît que ce petit monstre doit engendrer un individu dont nous aurons besoin un jour. Voilà, Belgarath, c’est à peu près tout. Tu raconteras tout ça à Pol et aux jumeaux. Je retourne au Cthol Murgos. Je pense que je vais bouffer la tête de Zedar pendant un moment.
Il devint flou, se couvrit de plumes et ressortit par la fenêtre.
Je fis mes adieux à Mandor et à Wildantor le lendemain matin et je partis pour Seline afin de mettre Pol au courant des dernières nouvelles. Je n’avais pas fait cinq lieues que j’entendis un cheval au galop sur la route, derrière moi. C’était – ô stupeur ! le général Cerran.
— Belgarath ! hurla-t-il lorsque je fus à portée de voix. Loué soit Nedra qui m’a permis de vous rejoindre avant que vous ne disparaissiez dans la forêt d’Asturie ! Ran Borune veut que vous reveniez à Tol Honeth !
— Vous n’avez plus de messagers, Cerran ? demandai-je, un peu amusé de voir un général tolnedrain blanchi sous le harnois réduit au rôle de garçon de courses.
— C’est une affaire sensible, mon vieil ami. Il se passe à Tol Honeth des choses qui exigent votre présence. L’empereur ne veut même pas que vous veniez au palais. Je dois vous emmener en un certain endroit et vous laisser vous débrouiller. Sa Majesté pense qu’il pourrait s’agir d’une de ces choses qui sont étrangères aux Tolnedrains mais que vous, vous comprendrez.
— Vous avez réussi à éveiller ma curiosité, Cerran. Vous ne pouvez pas me donner de détails ?
— Il y a un membre de la famille Honeth qui est une véritable crapule.
— Un seul ? Je pensais qu’ils étaient tous comme ça.
— Celui-ci est tellement pourri que sa propre famille l’a renié. Il y a des choses si sordides qu’elles donneraient des nausées même à un Honeth, mais cet Olgon ferait n’importe quoi pourvu qu’on y mette le prix. Il fait des affaires dans un bouge fréquenté par la pègre. Nous le tenons généralement à l’œil, de sorte que deux de nos agents se sont mêlés aux habitués de la taverne. Nous sommes à peu près sûrs que l’ambassadeur de Drasnie a des hommes à lui dans cet endroit.
— Ça, vous pouvez tranquillement parier que oui, ricanai-je.
— Bref, il y a, quelques semaines, le dénommé Olgon a été approché par un Nyissien qui lui a proposé la forte somme pour vous retrouver, et encore beaucoup plus pour savoir où se cachait Dame Polgara.
— Pol n’est pas en Tolnedrie.
— Nous en sommes à peu près persuadés, mais Olgon a envoyé des gens dans tous les Royaumes du Ponant, et il a des contacts avec à peu près tous les tire-laine et les vide-goussets de ce côté de l’À-Pic.
— Et pourquoi un Nyissien pourrait-il bien vouloir nous retrouver ?
— Le Nyissien travaille pour quelqu’un. L’un de nos agents était assez prêt pour entendre ce qu’ils se disaient, et le Nyissien a dit à Olgon le nom de son employeur. L’homme, qui vous cherche s’appelle Asharak. C’est un Murgo.
— Jamais entendu ce nom-là.
— Ça doit être un faux nom. Nos services de renseignements ont un dossier assez volumineux sur ce Murgo. Nous avons un rapport sur lui, datant d’il y a une vingtaine d’années. Il se faisait alors appeler Chamdar. Ça vous dit peut-être quelque chose ?
Je restai un instant bouche bée, puis je fis volter mon cheval et partis à bride abattue vers le sud et Tol Honeth.