MICHEL BASTIEN, Cultivateur au Valtin, À SES AMIS
MES CHERS AMIS,
Permettez-moi d’abord de vous dire que mon histoire va très bien ; que le libraire, après en avoir vendu beaucoup de volumes, veut la mettre en petits cahiers à deux sous, avec de belles images de mon ami Théophile Schuler, pour en faire jouir tout le monde à bon marché.
Naturellement, cela m’encourage, et je vais continuer d’écrire tout ce que j’ai vu, soit à la guerre, soit au pays, jusque vers le temps où je me suis retiré à la ferme du Valtin.
Beaucoup d’autres, je le sais, ont raconté l’histoire de la Révolution à leur manière. Les uns ont dit que le peuple était bien plus heureux avant 89 ! – Ceux-là étaient des nobles, et je suis sûr que leurs idées ne s’étendront jamais chez nous. – D’autres, de soi-disant Jacobins, ont raconté les massacres, les déportations, le changement des églises en écuries, comme les plus belles choses de la Révolution. Ça n’a pas le sens commun ! Les massacres ont toujours été et seront toujours des choses épouvantables. L’égoïsme des nobles et des évêques a provoqué ces grands malheurs ; ils voulaient rétablir l’ancien régime, au moyen de la guerre civile et de l’invasion étrangère : la Révolution s’est défendue, comme on se défend lorsqu’il faut vaincre ou mourir.
D’autres ont dit que le grand homme avait tout fait, tout sauvé : les lois, les armées, les conquêtes et la gloire de la France ! Que sans lui, la Révolution n’aurait rien été ; qu’elle aurait péri dans le désordre ; que c’était un génie, une Providence !… Malheureusement pour eux, tout était fait, tout était décrété avant l’arrivée de Bonaparte. Quand la nation repoussait l’invasion des Prussiens et des Autrichiens ; quand l’Assemblée constituante proclamait les Droits de l’homme, rédigeait la constitution de 91, et décrétait le Code civil, Napoléon Bonaparte était encore sous-lieutenant.
Un assez grand nombre ont aussi raconté que le malheur de notre Révolution, c’est que les bourgeois ne sont pas restés seuls maîtres à la place des nobles. Enfin, chacun a prêché pour sa paroisse ! Et quand on voit que les uns veulent tout donner aux nobles, parce qu’ils sont nobles eux-mêmes ; les autres au clergé, parce qu’ils sont du clergé ; les autres aux militaires, parce qu’ils sont militaires ; à la bourgeoisie, parce qu’ils sont bourgeois ; en voyant ces injustices, on ne peut s’empêcher de s’écrier en soi-même : Mon Dieu, quand donc les hommes seront-ils justes ? Quand auront-ils du bon sens ? Est-ce que ceux qui l’emportent contre la justice n’ont pas toujours la masse réunie contre eux, pour les écraser tôt ou tard ?
Non, tout cela n’est pas l’histoire de la Révolution ; c’est l’histoire des partis qui l’ont déchirée, et qui auraient voulu la détruire, ou la confisquer à leur profit.
Moi, je suis un homme du peuple, et j’écris pour le peuple. Je raconte ce qui s’est passé sous mes yeux.
J’AI VU L’ANCIEN RÉGIME AVEC SES LETTRES DE CACHET, SON GOUVERNEMENT DU BON PLAISIR, SA DÎME, SES CORVÉES, SES JURANDES, SES BARRIÈRES, SES DOUANES INTÉRIEURES, SES CAPUCINS CRASSEUX MENDIANT DE PORTE EN PORTE, SES PRIVILÈGES ABOMINABLES, SA NOBLESSE ET SON CLERGÉ, QUI POSSÉDAIENT À EUX SEULS LES DEUX TIERS DU TERRITOIRE DE LA FRANCE ! J’AI VU LES ÉTATS-GÉNÉRAUX DE 1789 ET L’ÉMIGRATION ; L’INVASION DES PRUSSIENS ET DES AUTRICHIENS, ET LA PATRIE EN DANGER ; LA GUERRE CIVILE, LA TERREUR, LA LEVÉE EN MASSE ! ENFIN TOUTES CES CHOSES GRANDES ET TERRIBLES, QUI ÉTONNERONT LES HOMMES JUSQU’À LA FIN DES SIÈCLES.
C’est donc l’histoire de vos grands-pères, à vous tous, bourgeois, ouvriers, soldats et paysans, que je raconte ; l’histoire de ces patriotes courageux qui ont renversé les bastilles, détruit les privilèges, aboli la noblesse, proclamé les Droits de l’homme, fondé l’égalité des citoyens devant la loi sur des bases inébranlables, et bousculé tous les rois de l’Europe, qui voulaient nous remettre la corde au cou.
Si vous êtes quelque chose, si vous pouvez aller et venir librement, travailler de votre état sans vexations, vous établir, avancer dans l’armée, dans l’administration et dans toutes les carrières jusqu’aux plus hauts grades, c’est à ces anciens que vous le devez ! Sans eux, vous travailleriez peut-être encore pour le moine et le seigneur.
Beaucoup d’entre vous ne le savent pas, et un certain nombre l’oublient ; voilà pourquoi j’ai entrepris de vous raconter ce que j’ai vu depuis 1778 jusqu’en 1804.
Mais une pareille histoire est terriblement difficile à faire ; plus on avance, plus de choses se rencontrent ; il faut tout expliquer clairement ; et dans la vie d’un homme, tant de souvenirs restent oubliés ou ne valent pas la peine d’être racontés ! Et puis, on n’a pas tout vu soi-même ; on est forcé de se confier à d’autres, de se rappeler leurs paroles, de retrouver leurs vieilles lettres, qui vous remettent sur le chemin.
Enfin, puisque tant de braves gens sont contents de ce que j’ai fait, j’irai jusqu’au bout. Je n’écris pas cette histoire dans l’intérêt d’un parti ou d’un autre, mais dans l’intérêt de tous ; l’intérêt de tous c’est la justice ; et quand on a la justice pour soi, ce qui veut dire tous les honnêtes gens, on est fort !
Et là-dessus, mes chers amis, je vous salue de bon cœur, et je vous dis au revoir.
MICHEL BASTIEN.