Mme Noyers devait se rappeler longuement de ce début de matinée. D’abord, il lui avait fallu – avec l’aide de sa fille, ramasser, sur le plancher de la chambre de Rothesay, Elizabeth qui s’était évanouie à la vue du cadavre sanglant. L’absence de la jeune fille avait déclenché toute l’affaire. Partie à sa recherche, Marthe en voyant le tableau s’était mise à hurler. Dans la confusion qui suivit, on avait quelque peu oublié le breakfast. Burbage s’en plaignait aigrement.
Dans un silence approbateur, Mrs Burbage répliqua à son mari :
— Un homme encore jeune vient de mourir et tout ce que vous trouvez à dire, Bryan, c’est qu’on est en retard pour servir le thé !
— Et alors ? Mon thé m’est autrement nécessaire que des jérémiades sur les gestes insensés de névrosés !
— Je pense que vous tenez Roméo et Juliette pour des névrosés ? Eh bien ! moi, j’estime qu’il est profondément émouvant de constater qu’à notre époque, un homme décide de mourir parce qu’il ne peut se résigner à l’absence de celle qu’il aimait. Il est vrai que pour comprendre cela, il est nécessaire de posséder un tout petit peu de cœur et c’est, malheureusement, une chose qui vous manque, Bryan.
— Je n’ai jamais apprécié, en effet, la vulgarité de ces romances imbéciles qui paraissent vous toucher si profondément, ma chère, si c’est ce que vous voulez dire ?
Felicity Burbage éleva la voix :
— Ce que je veux dire, Bryan, est beaucoup plus simple. Vous êtes une brute et un imbécile.
— Vous osez… en public !
— Si vous vous figurez que les autres ne vous ont pas jugé ! Une brute, incapable d’éprouver le moindre sentiment humain et qui cache sous un cynisme de commande un manque d’esprit total. Je vous connais depuis longtemps, Bryan Burbage, et mon opinion repose sur une expérience à toute épreuve : vous êtes un pauvre homme, un très pauvre homme borné et méchant. Et maintenant, si vous ne craignez pas le ridicule, vous pouvez toujours demander le divorce.
Sur ce, Mrs Burbage jeta sa serviette sur la table, se leva et sortit de la salle à manger. Anéanti par cette sortie où crevait un abcès mûrissant depuis quarante ans, Burbage répétait, vieille mécanique déréglée :
— Qu’est-ce qu’elle a dit… qu’est-ce qu’elle a dit…
Stewarton précisa à son intention :
— Que vous étiez un imbécile sans cœur.
Le major ajouta :
— Mrs Burbage me semble une femme pleine de bon sens.
Durant cet incident, Catrin Owen pleurait sans qu’elle confiât à qui que ce soit les raisons de sa peine. Stewarton l’attribuait à la disparition de Rothesay et souffrait d’une jalousie rentrée. Les Coleford mangeaient sans entrain et Benny qui, une fois de plus, se tenait mal s’entendit vertement réprimander par sa mère. Sir Eric Forest et son secrétaire ne paraissaient pas se soucier de l’ambiance attristée de leur petit groupe. On ne s’en étonnait pas car, arrivés de la veille, ils ne connaissaient pratiquement pas Phil Rothesay. Le major tint, toutefois, à les mettre au courant de façon discrète :
— Ce Phil Rothesay que nous pleurons était un sacré chic type et je m’y connais en hommes ! D’ailleurs, quand on a commandé aux Gordon Highlanders…
Sir Eric Forest approuva d’une inclination du buste suivie d’un « bien sûr » tout ensemble déférent à l’égard du régiment écossais et compréhensif envers la mémoire du suicidé.
L’arrivée des gendarmes et du docteur mit fin au breakfast et chacun retourna à ses occupations.
Catrin Owen ne pouvait maîtriser ses nerfs et, réfugiée dans sa chambre, ne cessait de sangloter. Elle ne savait plus au juste pourquoi ? La mort brutale de Phil ? L’impossibilité pour elle d’épouser Stewarton ? Quoi qu’il en fût, elle se tenait pour la plus malheureuse des femmes. Elle changeait de mouchoir lorsqu’on frappa à sa porte. Elle crut que James venait la relancer et elle ne désirait pas se montrer encore à lui avec ses paupières rougies, son nez enflé. Elle gémit :
— Laissez-moi tranquille… Je souhaite rester seule !
La porte s’ouvrit cependant et Catrin, surprise, reconnut le grand jeune homme au regard si froid qui servait de secrétaire à ce vieux solliciter de St. Andrews.
— Excusez-moi, Mrs Owen, mais j’ai, pour vous, un message qui ne saurait attendre.
— Un message ?
— Sir Eric Forest vous prie de passer le voir immédiatement.
Elle n’y était plus du tout. Qu’avait-elle à faire avec cet homme de loi qu’elle ne connaissait pas ?
— Êtes-vous certain de ne pas vous tromper ?
Le secrétaire eut un sourire énigmatique.
— Je ne me trompe que très rarement, Mrs Owen, et jamais quand il ne s’agit que de traverser un couloir.
— Mais enfin…
— Je crois que nous perdons notre temps, Mrs Owen.
Elle s’énerva.
— Peut-être ! Mais je n’obéis pas comme un chien que l’on siffle ! Je ne me dérangerai pas tant que j’ignorerai ce que me veut ce gentleman !
Le jeune homme eut une brève hésitation :
— Dirons-nous, Mrs Owen, qu’il s’agit de vos activités… annexes ?
Catrin parut frappée de la foudre. Elle le regarda avec des yeux ronds, effrayés et balbutia :
— Vous… vous êtes… au courant ?
— Sir Eric doit s’impatienter. Faites en sorte, je vous prie, qu’on ne vous voie pas entrer chez lui.
Il repartit, persuadé qu’elle allait le suivre. Demeurée seule, Catrin se demandait en vain ce que tout cela signifiait mais comment aurait-elle pu refuser d’obéir après l’allusion très nette à ses activités annexes ? Elle se poudra un peu le visage et se glissa dans le couloir. La porte de sir Eric était entrebâillée, elle n’eut qu’à la pousser.
— Asseyez-vous, Mrs Owen.
— Mais, je voudrais…
Il l’interrompit avec douceur.
— Mrs Owen, le plus simple est que ce soit moi qui parle. Après votre veuvage, vous ennuyant sans doute et ne sachant trop à quoi employer votre temps, vous avez demandé à entrer en service dans le M.I.5. Vous avez subi l’entraînement voulu et, pour votre première mission, on vous a envoyée ici dans le but de protéger Phil Rothesay. Vous n’avez pas réussi. On ne vous en tiendra pas rigueur, la tâche était trop lourde pour un agent inexpérimenté. D’abord parce que notre adversaire est un des plus coriaces qu’il m’ait été donné de combattre, ensuite parce que Phil Rothesay portait sa mort en lui. On ne saurait obliger à vivre un homme qui n’en a plus envie. Mrs Owen, me permettez-vous de vous parler très franchement ?
— Je vous en prie.
— Vous n’êtes pas faite pour ce métier.
— Je… je le crois aussi.
— Alors, oubliez tout ce que l’on vous a enseigné, tout ce que vous avez vu, et mariez-vous avec James Stewarton qui est un honnête homme sur lequel nous possédons les meilleurs renseignements.
Elle murmura :
— Vous êtes au courant…
Sir Eric se contenta de sourire. Catrin ajouta :
— Mais, qu’est-ce que je vais pouvoir lui raconter pour expliquer mon changement d’attitude à son endroit.
Le pseudo-sollicitor se tourna vers son secrétaire :
— Qu’en pensez-vous, Will ?
— Cet après-midi, Mrs Owen n’a qu’à rendre une visite, sous un prétexte quelconque au curé de Bracieux et elle reviendra disant que le prêtre l’a déliée du serment prêté à son mari de ne pas se remarier moins de cinq ans après sa mort. Les hommes apprécient beaucoup ce genre de fidélité qui les rassure.
— Merci, Will.
* *
*
Le docteur conclut à l’évidence du suicide et Mme Noyers tout comme sa fille, reconnurent formellement l’écriture de Rothesay dans le billet laissé pour expliquer sa mort. De plus, tous les pensionnaires étaient au courant de sa neurasthénie. Son geste, au fond, s’il attristait tout le monde, ne surprenait personne. Le docteur retourna à ses occupations, le gendarme recueillit les dépositions et le brigadier se mit à la recherche de l’Ecossais qu’il trouva en train de fendre du bois. Il se campa devant lui, les poings sur les hanches :
— Quand vous ne jouez pas de votre biniou, vous coupez du bois ?
— Y a le plaisir, et y a le travail, M’sieur.
— Et la mort des autres, ça rentre dans le travail ou dans le plaisir ?
— J’ comprends pas, M’sieur ?
— Oh ! si, que vous comprenez, monsieur l’Écossais, et vous vous dites que ces Français sont bien faciles à rouler hein ? Seulement, il y en a un qui ne marche pas et celui-là, c’est moi !
— Où c’est que vous marchez pas, M’sieur ?
— Vous avez raté Rothesay la première fois lorsque vous lui avez tiré dessus dans les bois de la Petite Ginette, ce coup-ci, vous avez préféré le couteau, c’est plus salissant mais plus sûr.
Le géant déposa soigneusement sa hache et redressa son torse énorme.
— Vous m’accusez d’avoir assassiné M’sieur Rothesay, M’sieur ?
— Oui, je vous en accuse ! Et si je suis venu vous parler seul à seul, c’est pour ne pas avoir de témoin ! Je n’ai pas de preuve, d’accord ! Il y a l’avis du médecin, d’accord ! Mais moi, je ne marche pas ! Vous entendez ? Je ne marche pas ! Vous avez tué Rothesay parce qu’il avait deviné qu’Anne Cumbleday ne s’était pas suicidée et que vous l’aviez tuée ! Alors, vous avez eu peur… Qu’est-ce que vous en dites ?
— C’est pas vous, M’sieur, qui avez refusé de croire Elizabeth quand, elle vous a appris que son amie était pas morte de sa volonté ?
— Si et j’ai été possédé, je le reconnais. Mais, fini, terminé, bouclé ! Maintenant, nous allons jouer la partie en tête à tête. Je vous fiche mon billet que je vengerai Anne Cumbleday et Phil Rothesay.
— Bravo !
— Quoi, bravo ?
— Moi aussi, je voudrais bien que vous réussissiez.
— A d’autres. Si je réussis, je vous enverrai à l’échafaud !
— J’irai pas à l’échafaud, M’sieur.
— On verra !
— C’est tout vu. Je pense pas qu’en France on coupe le cou aux gens parce qu’un imbécile l’a décidé, hein ?
— C’est moi que vous traitez d’imbécile ?
— Exactement, M’sieur.
Le brigadier Curtil était plus téméraire que courageux, plus passionné que raisonneur et voilà pourquoi, sans prendre le temps de réfléchir, il se jeta sur l’Écossais et le frappa au visage. Après, ce fut la nuit.
Le gendarme Praroué qui cherchait son chef partout, avisa l’Écossais :
— Eh ! dites donc, le grand, vous n’auriez pas vu le brigadier, des fois ?
— Il est au fond du jardin.
— Qu’est-ce qu’il y fabrique ?
— Il s’amuse.
Tout en se dirigeant vers l’endroit indiqué, le gendarme Praroué se demandait bien à quoi pouvait jouer le brigadier, tout seul, au fond du jardin. D’abord, il ne vit personne et crut que ce sacré Écossais s’était moqué de lui, ensuite il crut percevoir un appel venant d’au-dessus de lui. Il leva les yeux, ferma les paupières, les rouvrit pour être tout à fait sûr que ce qu’il apercevait était réel : le brigadier Curtil attaché à deux mètres au-dessus du sol, par son ceinturon, à la branche coupée d’un marronnier. Sottement, il s’enquit :
— C’est vous, Chef ?
— Ne posez pas de questions idiotes, Praroué, et venez me sortir de là !
— Comment ?
Ils restèrent cois, ne sachant plus que décider. Praroué, après mûre réflexion, décréta :
— Faut que j’aille chercher une échelle.
— Si vous allez chercher une échelle, on vous interrogera sur l’usage que vous comptez en faire et vous risquez de me dépendre devant un public qui se foutra de moi ! Pas d’échelle !
— Alors ?
— Placez-vous sous moi, je vais détacher mon ceinturon, vous amortirez ma chute.
Le gendarme ne parut pas autrement emballé par ce projet. Il essaya d’un air timide :
— Vous croyez ?
— C’est un ordre, Praroué !
Le gendarme se résigna et, jambes écartées, prit position, bras tendus, prêt à recevoir son supérieur. Ce dernier eut beaucoup de peine à défaire la boucle de son ceinturon. En tombant, il roula au sol en compagnie de Praroué. Le major qui passait juste à ce moment-là, regarda les deux hommes emmêlés sur le sol et, haussant les épaules, convint :
— Ces Français ont des mœurs auxquelles je ne me ferai jamais.
Dans la chambre de sir Eric, Mme Noyers écoutait le faux solliciter.
— Nous vous sommes très reconnaissants, Madame, de votre compréhension. Je suis autorisé à vous remettre un chèque de mille livres sterling pour vous dédommager. Personnellement, Madame, je suis heureux que vous vous soyez rappelée que votre mari était anglais et que vous ayez su qu’il avait travaillé pour nos services, autrefois.
— Je pense avoir agi comme je le devais faire. Mais, le meurtrier…
— Soyez gentille, madame Noyers, nous nous occupons de lui.
Will ajouta de son ton froid d’élève appliqué :
— Nous attendons son cercueil qui nous sera livré ce soir avec celui de Rothesay.
— J’aimais beaucoup Phil Rothesay et ses idées d’un autre temps, des idées un peu ridicules aujourd’hui mais qui réconfortent.
Sir Eric raccompagnant sa visiteuse, l’approuva :
— J’aimais Rothesay pour les mêmes raisons, Madame.
Elle ne put s’empêcher de s’exclamer :
— Vous !
Le vieil homme s’inclina en souriant :
— Eh ! oui, moi…
Lorsque Catrin et James Stewarton revinrent de leur promenade où ils s’étaient juré un amour éternel et avaient fixé la date de leur mariage (James ayant merveilleusement avalé l’histoire proposée par Will et adoptée par Catrin), la présence d’un camion de l’U.S. Army jeta une ombre sur leur joie car il contenait deux cercueils. Stewarton s’étonna qu’on en ait commandé deux mais estima qu’on allait peut-être exhumer la pauvre Anne pour l’emmener avec Rothesay et de cette façon, disait-il, – ce soir, pour la première fois de son existence il se sentait d’âme romantique – la petite serait presque, ainsi qu’elle le souhaitait, enlevée par celui qu’elle aimait. Catrin, malgré la douceur de l’heure, éprouvait une impression de froid car elle savait, elle, que le second cercueil était réservé à quelqu’un ne se doutant pas qu’il y prendrait bientôt place, quelqu’un encore vivant mais pour très, très peu de temps. Elle frissonnait se serra contre son compagnon. Si heureuse d’en avoir terminé avec cette existence de cauchemar.
Pendant le dîner, on ne parla presque pas. Les Burbage ne s’adressaient plus la parole. Stewarton et Mrs Owen ne s’occupaient que d’eux-mêmes. Le major s’éclipsa avant qu’on ne serve le dessert. Sir Eric Forest et son secrétaire ne paraissaient se soucier que de faire honneur au repas de Mme Noyers que sa fille servait, Elizabeth ayant encore une fois disparu. Les Coleford semblaient complètement désemparés. Benny témoignait de plus de hargne qu’à l’ordinaire et sa mère s’épuisait en vaines supplications pour le convaincre de manger. Le père, de temps à autre, sortait de son mutisme, pour pousser de mélancoliques soupirs disant assez combien il eût préféré se trouver avec ses amis, plongé dans une partie acharnée de fléchettes.
Marthe venait de déposer les compotiers de fruits sur les tables lorsque Mme Noyers alla ouvrir les portes du salon à deux battants et les convives, stupéfaits, virent, rangés l’un derrière l’autre, le major, MacNamara et Elizabeth, tous trois vêtus du costume écossais traditionnel. Sur un signe du major, le trio se mit en branle au son d’une marche lente jouée par Malcolm sur son bag-pipe. Arrivé au milieu de la pièce, le vieil officier s’arrêta pour annoncer :
— En l’honneur et à la mémoire de Phil Rothesay, Malcolm MacNamara va vous faire entendre When the battle is over !
Pendant que le petit cortège tournait lentement autour des tables, Stewarton se dressa verre en main :
— Ladies et gentlemen, à Phil Rothesay le bon compagnon qui nous a quittés !
Tout le monde se leva pour ce toast funèbre et demeura debout, le bras levé jusqu’à ce que les Écossais aient vidé les lieux. Mais, à peine s’était-on rassis que de nouveau le bag-pipe se faisait entendre, jouant un air bizarre. Burbage s’enquit :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Personne ne répondant, sir Eric Forest s’en chargea :
— Une pièce intitulée Le Colonel est retourné chez lui que l’on joue dans certains villages des Highlands, lorsque quelqu’un est mort ou va mourir.
Apparemment un peu perdu, Coleford demanda :
— Parce que quelqu’un encore va mourir ?
En entrant, le major qui avait entendu la question, lança :
— Le meurtrier d’Anne Cumbleday et de Phil Rothesay.
Le trio exécuta le morceau commencé de l’autre côté de la porte et reprit place à table pour manger le dessert. N’y tenant plus, Burbage s’exclama :
— Je ne sais ce qu’il se passe ici mais vous n’allez pas encore prétendre que Rothesay ne s’est pas suicidé ? Qu’il a été assassiné ?
Alors, d’une voix que personne ne lui connaissait, avec une autorité que nul ne lui soupçonnait, le géant qui semblait avoir perdu son allure de bon gros chien, précisa :
— Phil Rothesay a été assassiné comme l’a été Anne Cumbleday, comme l’avait été Mrs Rothesay et par le même tueur.
Bryan Burbage balbutia :
— Et… vous le connaissez ?
— Si je ne le connaissais pas, je n’aurais pas joué sa marche funèbre.
Stewarton qui ne parvenait pas à croire à la véracité des propos qu’il entendait, protesta :
— Vous n’allez quand même pas le tuer ?
De nouveau, MacNamara étendit ses bras devant lui et montra ses mains :
— Auriez-vous oublié que j’ai juré de le tuer de mes propres mains ?
— Mais vous…
Catrin lui chuchota impérativement :
— Taisez-vous, James. Ce sont des hommes durs, impitoyables, qui savent ce qu’ils font et pourquoi ils le font.
— Comment le savez-vous ?
— Par mon mari…
La bajoue tremblante, Coleford gémit :
— Tout de même, entendre des choses pareilles… mais vous, Monsieur, qui donc êtes-vous pour parler de cette façon ?
L’Écossais se leva et figé au garde-à-vous :
— Major Malcolm MacNamara détaché aux services spéciaux de Sa Majesté.
Il se détendit pour ajouter :
— Phil Rothesay était mon collègue.
Aucun des clients de Mme Noyers, ce soir-là, n’eut envie d’aller vagabonder dans la campagne endormie. La lueur dès cigarettes des soldats américains trouait l’ombre et si certains se montraient surpris que ces hommes n’aillent point se coucher il y avait quelqu’un pour savoir que ces militaires U.S. relevaient, eux aussi, de services spéciaux et qu’ils surveillaient la maison de Mme Noyers afin que nul n’en sorte clandestinement.
Hazdurian avait compris que la nasse s’était refermée sur lui. Il s’en voulait surtout d’avoir été roulé par le géant écossais dont, pas une seconde, il n’avait soupçonné qu’il pût être autre chose qu’un gros balourd. Du beau travail. Il appréciait en connaisseur. Par contre, il n’était pas du tout certain que MacNamara connût vraiment son identité, sinon pourquoi ne l’aurait-il pas déjà arrêté ? Sans doute, bluffait-il dans l’espoir qu’Hazdurian se démasquerait. Quant à sa promesse de le tuer de ses propres mains, Hazdurian refusait d’y croire. Les Occidentaux sont trop sensibles, trop pleins d’une morale petite bourgeoise pour se faire justice eux-mêmes, quand ils ne sont pas au combat. Néanmoins, Hazdurian jugea que le moment était venu pour lui de fuir.
Un peu après, minuit, négligeant d’emporter quoi que ce soit, sinon une robe afin de se déguiser de telle sorte que personne ne songerait à l’assimiler à un tueur parmi ceux appelés à le rencontrer, Hazdurian se glissa dans le couloir et descendit l’escalier sans faire craquer une marche. Il sortit par la fenêtre de la cuisine, craignant que les soldats n’aient les yeux fixés sur la porte d’entrée de la maison. Depuis son arrivée, il avait repéré une brèche qui lui permettrait de passer dans le jardin à côté, propriété d’un couple de rentiers ne possédant pas de chien. De là, il serait facile de gagner les champs et de filer en direction de Blois en évitant Bracieux et les grandes routes.
Sans se soucier des fleurs de Mme Noyers, le tueur aussitôt hors de la maison, se jeta à plat ventre et se mit à ramper. Il mit près d’une heure pour atteindre son objectif. Enfin, il arriva près de la brèche et il respira lorsqu’il se rendit compte que nul ne lui en défendait l’accès. Il attendit un quart d’heure pour se persuader qu’aucun piège ne lui était tendu et, lorsque l’église de Bracieux sonna deux coups, Hazdurian se coula dans la brèche menant à la liberté.
Il était engagé à mi-corps, lorsqu’il se sentit empoigné par les épaules. Il eut un hoquet de désespoir en reconnaissant la voix de l’Écossais :
— Alors, Benny, on voulait nous quitter ?
Décidément, ce type-là l’aurait possédé jusqu’au bout ! Les bras collés au corps, dans une étreinte qu’il était vain d’espérer desserrer, Hazdurian acceptait son sort. L’aventure de sa vie se terminait donc dans ce coin de France dont il ne soupçonnait même pas l’existence quinze jours plus tôt. C’est là le côté romanesque de la mort des agents secrets au combat. Presque fraternel, l’Écossais chuchotait à son oreille :
— Génial, mon vieux, votre déguisement. Qui aurait deviné en ce gamin mal élevé, grognon, un des plus fameux, tueurs du K.G.B. ? Qui aurait pensé que ce gosse d’une quinzaine d’années en avait plus de trente ? Pas un nain, mais presque, et un merveilleux acteur de composition. Pourtant, je n’ignorais pas qu’Hazdurian était né dans un cirque. Seulement, vous avez commis quelques erreurs : personne, en dehors de vous, n’était capable, parmi les clients de la pension, de grimper à l’arbre où vous avez pendu Anne parce qu’elle vous avait vu sortir de la chambre de Rothesay. Et puis, vous avez eu tort de frapper votre pseudo-mère. Coleford tremblait trop évidemment devant vous pour que vous fussiez un gamin. Enfin, le K.O. que vous avez infligé à Burbage vous a trahi. D’autre part, les Coleford sont fichés chez nous. On sait qu’ils vivent d’expédients et qu’ils n’ont jamais eu d’enfant. Vous auriez dû vous douter que nous n’abandonnerions pas Rothesay.
— Je l’ai quand même eu !
— J’ai plutôt l’impression, Hazdurian, que c’est lui qui vous a eu. Il nous avait déjà quittés. En votre personne, les bons camarades soviétiques vont perdre, eux, un champion.
— Bah ! on s’échappe toujours…
— Pas là où je compte vous envoyer. Dès que j’ai été sur place, j’ai expédié toutes les fiches des pensionnaires à Londres. Du moment que les Burbage, le major, Stewarton étaient des gens honorablement connus, que Catrin Owen travaillait pour nous…
— Tiens, tiens…
— Que les deux gosses étaient vraiment des gosses dont on savait tout, il ne restait que les Coleford. Mais je dois avouer que, devant le trio, j’ai été long à comprendre. Je vous prenais réellement pour un gamin dont on se servait comme « couverture », mais Coleford était si veule, sa femme si inexistante… Vous m’avez donné du mal, Hazdurian.
— Qu’allez-vous faire de ces deux cloches ?
— Les Coleford ? Ils finiront leurs jours en prison pour complicité de meurtres.
— Et moi ?
— Vous, Hazdurian, c’est autre chose.
— N’essayez pas de me troubler, MacNamara. Mon gouvernement s’arrangera pour m’échanger contre un des vôtres que nous avons.
— Cela m’étonnerait.
— Pourquoi ?
— Parce qu’un cadavre n’intéresse plus personne.
— Voudriez-vous me faire croire que vous allez me tuer ?
— Pas moi, mon vieux.
— Pas vous ? Qui, alors ?
— Laura Rothesay et Anne Cumbleday.
— Vous êtes fou !
— Sentimental seulement.
Les mains de l’Écossais encerclèrent le cou maigre du Russe.
— Vous n’auriez pas dû tuer ces femmes, camarade.
La tête rejetée en arrière, Hazdurian mourut en regardant des étoiles qu’il n’avait jamais vues.
Les plus anxieux finirent par céder au sommeil et il n’y en eut qu’un ou deux pour entendre une sorte de va-et-vient dans l’escalier.
Au matin, les Burbage se retrouvèrent avec le major, Stewarton et Mrs Owen. Mme Noyers leur apprit que les Coleford, sir Eric Forest, son secrétaire et Malcolm MacNamara étaient partis de très bonne heure. Mécontent, comme toujours, Burbage se plaignit :
— Avec ça, on ne saura jamais qui était le meurtrier !
Le major répliqua :
— Voyez-vous, Burbage, il y a des moments où l’on se félicite d’être ignorant. Alors, suivez mon avis : oubliez tout ce qu’il s’est passé. Ce ne sont pas des histoires pour vous, ni pour moi, d’ailleurs.
Stewarton et Catrin sortirent en se tenant par la main. Ils ne se rappelaient déjà plus le drame qui venait de se dérouler. Il faisait beau, ils s’aimaient. Le reste n’avait plus aucune importance.
IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN
7, bd Romain-Rolland – Montrouge – Usine de La Flèche.
ISBN : 2 – 7024 10961 – 1