L’INVENTÉE
L’inventée n’a jamais vécu, mais elle existe et ne passe pas inaperçue. Elle est très belle, mais différemment pour chacun. On donne d’elle des descriptions extasiées. Certains insistent sur les cheveux, d’autres sur les yeux. Mais les opinions divergent quant à leur couleur, d’un bleu doré rayonnant au noir le plus profond – il en va de même pour les cheveux.
L’inventée est de toutes les tailles possibles et a tous les poids imaginables. Ses dents, qu’elle découvre en toute occasion, sont pleines de promesse. Sa poitrine tantôt s’amenuise, tantôt se dilate. Elle marche, elle est allongée. Elle est nue, elle est merveilleusement habillée. Rien que sur sa manière de se chausser, on a rassemblé des centaines d’indications contradictoires.
L’inventée est inaccessible, l’inventée ne fait pas de manières. Elle promet plus qu’elle ne tient, et tient plus qu’elle ne promet. Elle papillonne, elle ne décolle pas. Elle ne parle pas, ce qu’elle dit est inoubliable. Elle est difficile, elle s’attache au premier venu. Elle est lourde comme la terre, elle est légère comme un souffle.
L’inventée a-t-elle conscience de son importance ? On peut se le demander. Sur ce point aussi, ses adorateurs se chamaillent. Comment s’y prend-elle, pour que chacun sache aussitôt : c’est elle ? Bien sûr, pour l’inventée, les choses sont faciles, mais ont-elles été aussi faciles depuis le début ? Et qui donc l’a inventée jusqu’à la rendre inoubliable ? Et qui l’a répandue dans le monde habité ? Qui, divinisée, qui, bazardée ? Qui l’a disséminée dans les déserts de la lune avant qu’un drapeau n’y soit planté ? Et qui a enveloppé d’épaisses nuées une planète, parce qu’elle porte son nom ?
L’inventée ouvre les yeux et ne les referme plus. Dans les guerres, des mourants lui appartiennent dans les deux camps. Dans les temps anciens, des guerres ont éclaté pour elle, plus de nos jours, de nos jours elle rend visite aux hommes au milieu des guerres, et, souriante, leur laisse sa photo.