L’AMÈRE EMBALLEUSE
L’amère-emballeuse traîne sa grosse pelote comme un boulet, elle ne s’en sépare jamais, elle la garde toujours près d’elle, elle est si lourde qu’elle peut à peine la traîner, elle devient de plus en plus lourde. Elle l’a toujours portée, depuis qu’elle est capable de penser, il ne lui vient pas à l’esprit qu’elle pourrait s’en débarrasser. Elle est cassée en deux, elle fait pitié à bien des gens, mais elle oppose une résistance désespérée à tous ceux à qui elle fait pitié. Les malheureux ne soupçonnent pas à quel point cela va mal pour eux, ils ne soupçonnent pas ce qui les attend encore. Elle s’approche et les regarde par en dessous, elle saisit dans toute son ampleur le malheur qui menace. Elle sait tout de suite que c’est sans remède, quoi qu’il arrive, cela ne peut qu’empirer, d’une rencontre à l’autre cela s’aggrave. Elle hoche la tête et songe à sa pelote. Ils se sont tous empêtrés dedans, c’est dur pour elle, mais c’est encore plus dur pour eux.
L’amère emballeuse aime bien faire une bonne action, et elle dit : gare ! Si seulement on l’écoutait…
Ne jamais aller sous les arbres, dit-elle, il y a des branches pourries. Ne pas traverser les rues, il y a des autos féroces. Ne pas longer les maisons, il y a des tuiles qui tombent des toits. Ne donner la main à personne et n’entrer dans aucun appartement, cela grouille de méchants bacilles. La vue de femmes enceintes la désespère : ne pas avoir d’enfants, dit-elle : s’ils ne meurent pas à la naissance, ils meurent plus tard. Il y a tant et tant de maladies, il y a plus de maladies que d’enfants, et toutes se précipitent sur le pauvret, et pourquoi faudrait-il qu’il souffre encore ? Il vaut mieux qu’il ne vienne pas au monde.
L’amère emballeuse, elle, n’a jamais porté d’enfant, c’est pourquoi elle peut le dire. Elle n’a jamais fait confiance à un homme, elle regarde tout de suite ailleurs dès qu’un homme lui jette un regard appuyé. Elle a fait de la couture pour des gens, mais même cela n’est pas sûr. Elle a connu des gens qui sont morts avant qu’elle ait fini de coudre pour eux. De ceux-là, elle n’a jamais reçu un sou. Mais elle ne se plaint pas. Elle met le tout dans sa pelote. C’est à sa pelote qu’elle se fie. Tout y est vrai, et tout se passe comme c’est disposé dans sa pelote.
L’amère emballeuse dort debout dans une impasse perdue. La pelote lui sert de lit et d’oreiller. Elle est prudente et ne dit pas son nom. Elle n’a jamais accepté une seule lettre. Dans une lettre, il y a toujours un malheur. Elle regarde les facteurs et s’étonne qu’ils ne fassent que distribuer des malheurs et que les gens soient assez bêtes pour lire ça.