L’INSINUATEUR DE CADAVRES
De temps à autre, on voit surgir dans les bars l’insinuateur de cadavres. On le connaît depuis des années, mais il ne vient pas souvent. Quand on ne l’a pas vu depuis quelques mois, on pense à lui avec une vague appréhension. Il porte toujours un sac d’une compagnie aérienne, Alitalia ou British Airways. Il a l’air de voyager beaucoup, puisqu’il disparaît souvent pour si longtemps. Il réapparaît toujours de la même façon. Il est là tout à coup, et il reste sur le pas de la porte, plein de gravité. Il inspecte la salle, cherchant des connaissances. Dès qu’il a reconnu quelqu’un, il se dirige solennellement vers lui, le salue, s’immobilise, se tait un moment, puis dit d’une voix plaintive, un peu chantante : « Vous savez la nouvelle ? X est mort. » On a un choc, parce qu’on ne le savait pas, et qu’il est habillé tout en noir, ce qu’on ne remarque d’ailleurs qu’après son annonce. « On l’enterre demain. » Il vous invite à l’enterrement, il vous explique où c’est, et vous donne des instructions précises et détaillées. « Venez donc, ajoute-t-il, vous ne le regretterez pas. »
Alors il s’assied, se commande quelque chose à boire, trinque avec vous, lâche quelques mots, ne dit jamais où il était, ne dit jamais quels sont ses projets, se lève, gagne solennellement la porte, se retourne une dernière fois et dit : « À demain, onze heures », avant de disparaître.
Il passe ainsi de bar en bar à la recherche de connaissances qui soient aussi celles du défunt, s’arrange pour qu’il y en ait suffisamment, leur communique sa manie contagieuse des obsèques, les invite avec tant d’insistance que beaucoup, qui n’y auraient autrement pas songé, par peur de sa prochaine annonce, qui pourrait bien les concerner, finissent par venir.