CHAPITRE IV
Junior
UN HOMME entra dans la cuisine ; rien qu’à le voir, on devinait en lui le père des jumeaux. Il était grand, mais ses épaules se voûtaient ; la fatigue crispait ses traits ; il se contenta de hocher la tête sans sourire.
« André, voici nos nouveaux hôtes dont je t’ai parlé, dit Mme Bonnard. François, Michel…
— Encore des pensionnaires ! gémit André Bonnard. Cristi ! Quelle troupe d’enfants ! Où est le petit Américain ? J’ai des reproches à lui faire. Ce matin il a essayé de mettre le tracteur en marche…
— Voyons, André, oublie tes ennuis un moment. Lave-toi les mains et viens goûter ; interrompit Mme Bonnard. Je t’ai gardé de ces galettes que tu aimes tant.
— Je n’ai pas faim, dit son mari. D’ailleurs je n’ai pas le temps de m’asseoir. Verse-moi simplement un verre de vin et je l’emporterai dans l’étable. Il faut que j’aille traire les vaches. Maurice est absent aujourd’hui.
— Nous t’aiderons, papa ! s’écrièrent les jumeaux en même temps selon leur coutume.
— Non, restez assis, ordonna leur mère. Vous travaillez depuis sept heures du matin. Finissez tranquillement de goûter.
— Votre aide ne sera pas de trop, petits, dit leur père en se dirigeant vers la porte. Mais votre mère a sans doute besoin de vous, avec cette maison pleine de monde.
— Madame Bonnard, laissez donc les jumeaux accompagner leur père, intervint François. Nous vous aiderons.
— Nous aimons beaucoup faire le ménage, renchérit Annie. Oui, permettez-nous de vous aider, madame Bonnard. Nous nous sentirons bien plus à l’aise. Voulez-vous que nous débarrassions la table ? Nous laverons les assiettes et les verres pendant que les jumeaux s’occuperont à traire les vaches.
— Laissez-les travailler ! » cria de son coin le vieux grand-père d’une voix si sonore que Dagobert et Friquet, effrayés, se levèrent précipitamment. « Les enfants, de nos jours, sont servis au doigt et à l’œil ; c’est faire d’eux des paresseux et des égoïstes.
— Allons, allons, grand-père, dit la pauvre Mme Bonnard. Ne vous tracassez pas. Nous nous arrangeons très bien entre nous ! »
Le vieillard poussa une exclamation et assena un coup de poing sur l’accoudoir de son fauteuil.
« Je veux dire que… »
Mais il n’alla pas plus loin ; un bruit de pas résonnait dans le vestibule, en même temps que des voix au fort accent américain.
« Je veux t’accompagner, papa. On meurt d’ennui dans ce village. Emmène-moi à Paris, papa, je t’en prie !
— Ce sont les Américains ? » demanda Mick en se tournant vers les jumeaux.
Les Daniels s’étaient rembrunis, cachant mal leur colère ; ils firent un signe de tête affirmatif. Un homme de forte carrure, vêtu d’un costume de ville trop élégant pour la circonstance, entra avec un garçon d’environ onze ans, au visage gras et pâle. Le père s’arrêta sur le seuil de la porte et jeta un regard autour de lui en se frottant les mains.
« Bonjour, tout le monde ! Nous avons fait de bonnes affaires aujourd’hui. Nous avons acheté des antiquités. Des objets de valeur. Je les ai eus à très bon compte. Nous sommes en retard pour le goûter ? Qui sont tous ces gens ? »
Il adressa un sourire à la ronde. François se leva poliment.
« Nous sommes quatre cousins, déclara-t-il Nous venons passer quelque temps ici.
— Ici ? Où coucherez-vous alors ? » demanda le garçon en approchant une chaise de la table. « La maison n’a absolument aucun confort. C’est une vieille bicoque. Pas de salle de bains…
— Taisez-vous ! » crièrent ensemble les jumeaux. Ils jetèrent au jeune garçon un regard si haineux qu’Annie fut effrayée.
« J’ai le droit de dire ce que je veux ! protesta le jeune Américain. Nous sommes dans un pays libre, je pense. Si vous voyiez nos appartements aux Etats-Unis, vous seriez ébahis. Madame Bonnard, je prendrai un morceau de cette tarte… Elle n’a pas l’air mauvaise.
— Vous ne pouvez pas dire s’il vous plaît ? » rugit une voix.
Celle du grand-père, bien sûr. Mais l’enfant fit semblant de ne pas entendre ; il se contenta de tendre son assiette sur laquelle Mme Bonnard plaça une grosse part de tarte.
« Moi aussi, madame Bonnard, j’aime autant la tarte que Junior, dit l’Américain en s’asseyant à table. Quels beaux souvenirs nous avons achetés ! Bonne journée, n’est-ce pas, Junior ?
— Ça oui, papa, répondit Junior. Je voudrais bien boire quelque chose de frais. Ce lait a l’air tiède.
— Je vais vous chercher de l’orangeade glacée, dit Mme Bonnard en se levant
— Qu’il se serve lui-même, ce garnement ! ». C’était, bien entendu, le grand-père qui protestait de nouveau. Mais les jumeaux couraient déjà chercher l’orangeade. Quand ils passèrent près d’elle, Claude lut sur leur visage l’animosité violente que leur inspirait Junior.
« Le grand-père n’a pas l’air commode ! chuchota M. Henning à l’oreille de Mme Bonnard.
— Parlez plus haut ! cria le grand-père. Je veux entendre tout ce que vous dites.
— Allons, grand-père, ne vous tourmentez pas, dit la pauvre Mme Bonnard. Faites une petite sieste.
— Non, je vais dans les champs, dit le grand-père en se levant. J’ai besoin d’air. Il y a des gens qui me rendent malade. »
Il sortit, appuyé sur sa canne ; encore très droit, la tête haute sous sa couronne de cheveux blancs, il avait fière allure.
« Il me rappelle Charlemagne tel que le montrent les vieilles gravures », remarqua Annie à Michel.
Dagobert et Friquet escortèrent le vieillard jusqu’à la porte. Junior aperçut aussitôt Dagobert.
« Qu’est-ce que c’est que ce gros chien ? s’écria-t-il. À qui est-il ? C’est la première fois que je le vois. Viens prendre un morceau de galette. »
Dagobert fit la sourde oreille.
« C’est mon chien Dagobert, dit Claude d’une voix glaciale. Je ne permets à personne de lui donner à manger.
— Attrape ! » dit Junior en jetant la moitié d’une galette par terre devant Dagobert. « C’est pour toi, vieux chien ! »
Dagobert regarda le gâteau sans bouger ; puis il leva la tête vers Claude.
« Viens ici », dit Claude.
Il obéit. Le gâteau à demi émietté resta sur les dalles.
« Mon chien ne le mangera pas, dit Claude. Ramassez-le. Il ne faut pas salir la cuisine de Mme Bonnard.
— Ramassez-le vous-même ! répliqua Junior en prenant une autre galette. Pourquoi me regardez-vous de travers ? Si ça continue, je vais mettre mes lunettes noires. »
Il envoya un coup de coude à Claude qui poussa une exclamation. Dagobert s’élança pour la défendre ; il montrait les dents et grognait si fort que Junior, effrayé, se leva.
« Papa, ce chien est dangereux, dit-il. Il veut me mordre.
— Non, dit Claude, mais cela pourrait bien arriver si vous ne m’obéissez pas. Ramassez cette galette, vous entendez ?
— Allons, allons, dit Mme Bonnard, inquiète. Laissez ça. Tout à l’heure, je donnerai un coup de balai. Voulez-vous un autre morceau de tarte, monsieur Henning ? »
L’atmosphère était chargée d’électricité. Au comble de l’embarras, Annie ne savait quelle contenance prendre. Junior se calma en voyant Dagobert s’allonger entre sa chaise et celle de Claude ; son père continuait à parler de ses emplettes et du flair qu’il avait pour découvrir les antiquités, Tous s’ennuyaient. Les jumeaux rapportèrent une carafe d’orangeade ; ils posèrent un verre devant M. Henning et un autre devant son fils. Puis ils disparurent.
« Où vont-ils ? » demanda Junior après avoir avalé d’un trait son orangeade au risque de s’étrangler. « Que c’est bon de boire frais par cette chaleur !
— Ils vont aider à traire les vaches, je suppose », répondit Mme Bonnard qui paraissait à bout de forces.
François eut pitié d’elle. La pauvre femme n’avait sûrement pas une minute de repos. Quelle corvée de préparer des repas pour tant de monde !
« Je vais les rejoindre, déclara Junior en glissant de sa chaise.
J’aimerais mieux que vous restiez ici, Junior, protesta Mme Bonnard. La dernière fois, vous avez fait peur aux vaches.
— Parce que je n’avais pas l’habitude », dit Junior.
François regarda M. Henning ; le père allait sans doute enjoindre à son fils de se tenir tranquille ; mais il n’en fit rien. Il alluma une cigarette et jeta l’allumette par terre.
Claude fronça les sourcils en voyant Junior se diriger vers la porte. Comment osait-il passer outre à la défense de la maîtresse de maison ? Elle murmura quelques mots à Dagobert qui se leva et barra le chemin au petit Américain.
« Va-t’en, sale bête ! » cria Junior.
Dagobert fit entendre un grognement menaçant.
« Rappelez-le, voulez-vous ? » demanda le jeune garçon en se retournant.
Personne ne dit mot. Mme Bonnard se mit en devoir de rassembler les assiettes. Des larmes brillaient dans ses yeux. Cela n’avait rien d’étonnant, pensa Claude. Si les mêmes difficultés se renouvelaient tous les jours, sa vie n’était pas enviable.
Dagobert restait immobile comme une statue en grognant de temps en temps ; Junior décida d’abandonner son projet. Il aurait volontiers envoyé un coup de pied au chien, mais il craignait les représailles. Il retourna auprès de son père.
« Allons nous promener, papa, proposa-t-il. Ne restons pas ici. »
Sans un mot, le père et le fils sortirent par la porte du jardin. Après leur départ, tous poussèrent un soupir de soulagement.
« Reposez-vous un peu, madame Bonnard, dit Annie. Nous laverons la vaisselle. Cela nous amusera.
— Vous êtes vraiment très gentille, dit Mme Bonnard. Je ne me suis pas arrêtée de tout le jour ; vingt minutes de repos me feront du bien. Je suis si fatiguée que j’ai les nerfs à fleur de peau. J’ai peine à supporter Junior. J’espère pourtant que Dagobert ne le mordra pas.
— Il lui donnera probablement un coup de dent avant longtemps », dit gaiement Claude en rassemblant les assiettes, tandis qu’Annie se chargeait des verres. « Qu’allez-vous faire, les garçons ? Aider à traire les vaches ?
— Oui. Ce ne sera pas la première fois, répliqua Michel. C’est un travail amusant. Bonnes bêtes, les vaches ! À tout à l’heure, les filles. Si ce fléau d’Américain vous ennuie, appelez-nous. Il a fallu que je fasse un effort pour ne pas l’obliger à ramasser cette galette.
— Nous allons balayer, dit Annie. Ne soyez pas en retard pour le dîner. »
Les garçons s’en allèrent en sifflant. Mme Bonnard aussi avait disparu. Claude, Annie et Dagobert restaient seuls dans la cuisine, car Friquet avait suivi les Daniels.
« Je regrette que nous soyons venus, dit Claude qui portait un plateau dans l’arrière-cuisine. Mme Bonnard a beaucoup trop de travail. Pourtant, si elle a besoin d’argent…
— Nous pouvons l’aider et nous serons presque tout le temps dehors, dit Annie. Nous ne verrons pas beaucoup Junior, et ce sera tant mieux !
— Tu te trompes, Annie, tu le trouveras sur ton chemin plus souvent que tu ne le voudrais ! Heureusement, Dagobert est là !… »