MÉLANCOLIE SUICIDE.—ACTES DE VIOLENCE.—TENTATIVES D'HOMICIDE.

Mademoiselle X… compte parmi ses ascendants plusieurs aliénés dont deux ont péri de mort volontaire.

À l'âge de 20 ans, elle a une première crise de mélancolie qui nécessite son placement dans une maison de santé spéciale. Au cours de cette crise, elle fait plusieurs tentatives de suicide; après quelques mois de traitement, elle se rétablit assez pour pouvoir rentrer dans sa famille.

L'année suivante, nouvelle crise, tentatives de suicide plus graves. Mlle X… s'ouvre une veine du bras gauche et est sur le point de mourir d'hémorrhagie.

D'autres crises se succèdent, avec des intervalles de deux ou trois années, et chaque fois les tentatives de suicide sont plus sérieuses. Mlle X… a recours à tous les moyens pour se tuer. Après avoir cherché à se pendre, à s'étrangler, elle cherche à s'étouffer, soit avec les aliments, soit avec les objets qu'elle peut atteindre avec ses mains, ou avec sa bouche et ses dents; à la promenade, elle se jette à terre et se remplit la bouche de sable et de cailloux, ou d'herbe et de feuilles; elle arrache avec ses dents les boutons des vêtements et les étoffes des meubles qui sont à sa portée, et cherche à les avaler; elle refuse de manger, et on doit la nourrir avec la sonde oesophagienne.

De plus en plus agitée, elle injurie, frappe, pince et mord ses gardiennes et voudrait provoquer une lutte dans laquelle elle espère être tuée. Elle fait plus encore. Elle combine une tentative de meurtre avec guet-apens, et se lamente d'avoir échoué, parce qu'elle comptait que la justice la déclarerait responsable et la condamnerait à mort.

Mlle X… a succombé à une pneumonie.

Madame L… présente tous les mêmes symptômes, et depuis vingt-cinq ans que je lui donne des soins, elle a eu plusieurs crises de mélancolie et a fait de très-nombreuses et très-sérieuses tentatives de suicide. Comme Mlle X…, madame L… a eu des accès de surexcitation pendant lesquels elle a commis des actes de violence et fait des tentatives de meurtre sur les personnes qui la gardaient. Depuis deux ans, elle est habituellement assez calme, elle a toujours le désir de mourir, elle a même parfois encore des moments d'agitation dans lesquels elle se montre disposée à la violence, mais elle est le plus souvent dans un état de passivité; elle croit qu'elle ne peut succomber que dans un cataclysme universel; pleut-il pendant une journée entière, lit-elle dans un journal qu'il y a eu dans tel pays des secousses de tremblement de terre, sa figure s'épanouit, et elle dit, avec une joie mal dissimulée, que c'est le commencement d'un nouveau déluge, que nous allons tous être engloutis dans les eaux, ou dans les profondeurs de la terre. Pendant le Siège et pendant la Commune, Madame L… n'a cessé d'être parfaitement tranquille; elle a déclaré depuis qu'elle était absorbée dans l'espoir d'être atteinte et tuée par un des obus qu'elle entendait éclater nuit et jour.

Ce qu'il importe de relever dans ces deux observations, c'est le progrès constant de la surexcitation et l'intensité de plus en plus grande des accès impulsifs qui se bornent d'abord à des tentatives de suicide pour aboutir à des tentatives d'homicide. Dans ces deux cas, l'impulsion au suicide était devenue la disposition d'esprit habituelle et pour ainsi dire normale des malades; l'impulsion au meurtre est apparue et a été la manifestation d'une surexcitation cérébrale plus prononcée. Les faits de ce genre ne sont pas rares dans la science, mais je n'ai voulu rapporter ici que deux des plus saillants parmi ceux que j'ai observés dans ma pratique personnelle.

Quoique les deux rapports qui vont suivre aient été déjà publiés dans les Archives générales de médecine (numéros de janvier 1875 et 1878), je vais les reproduire. Ces deux documents ont, en effet, leur place marquée ici, puis qu'ils retracent deux des faits principaux qui ont inspiré le travail que j'ai eu l'honneur de soumettre à l'Académie:

Le premier est relatif au nommé Th…, inculpé d'un meurtre commis le 12 juin 1874 sur la personne de la nommée Marie C…, dans un restaurant de la rue Cujas.

Th…, arrêté immédiatement, avait avoué être l'auteur du meurtre, et les conditions dans lesquelles il avait agi étaient telles que la justice crut devoir faire procéder à une expertise médicale sur son état intellectuel.

MM. les Drs Lasègue, Bergeron, et moi, nous fûmes chargés de cette expertise, par ordonnance de M. de Baillehache, juge d'instruction au Tribunal de la Seine, en date du 12 août 1874, et le 13 novembre suivant, nous déposions le rapport qu'on va lire et qui renferme, avec l'exposé des circonstances dans lesquelles le meurtre a été commis, l'histoire pathologique complète de l'inculpé, et les déductions scientifiques qui en découlent. Conformément à nos conclusions, Th…, a été déclaré irresponsable et transféré à Bicêtre.

Th… est de taille moyenne, d'une physionomie assez intelligente, et qui ne présente aucune expression particulière. La longue détention à laquelle il a dû être soumis l'a peu éprouvé, il l'a supportée et la supporte avec plus d'insouciance que de résignation. Dans la prison, où il vit en cellule avec deux autres détenus, il lit, dessine assez correctement et écrit beaucoup. Sa vie est régulière et on n'a eu ni à le soigner pour un malaise intercurrent, ni à le punir pour une infraction à la discipline.

Ses écrits, dont nous reparlerons, consistent en lettres ayant trait pour la plupart à des demandes de vêtements, de tabac. Dans une d'elles, il réclame une chemise blanche afin d'être plus présentable quand le photographe de l'administration viendra; dans une autre, adressée à sa mère, il lui recommande de ne pas s'effrayer, et il termine en réclamant des mouchoirs. L'orthographe est incorrecte, et l'écriture très-variable.

Th… a rédigé des manuscrits auxquels il attache plus d'importance. C'est d'abord un résumé de sa vie, destiné au juge d'instruction chargé de son affaire; c'est ensuite une page romanesque et sentimentale sur les avantages de la vertu. Nous extrayons de ces deux pièces quelques passages significatifs, qui nous dispenseront d'ailleurs d'un exposé biographique.

«Je suis né à Paris, à la maison de correction des femmes de Saint-Lazare (sa mère avait à peine 15 ans). Sur mon bas âge je ne ferai remarquer qu'une particularité: ma mère disparut tout d'un coup de la maison où habitait ma grand'mère. Tout d'un beau jour, j'étais bien petit et ne marchais pas encore. Dans quatre ans plus tard ma grand'mère reçut une lettre avec un mandat sur la poste de 500 francs…; au bout de huit jours, nous reçûmes une autre lettre qui nous disait de l'attendre à la gare Saint-Lazare…»

«À quelque temps de là je suis rentré chez M. B…, instituteur, et au bout de cinq ou six ans je suis sorti, ayant une bonne instruction primaire.

«En 1862, je suis rentré au pensionnat des frères de P…, où je suis resté un an et où j'ai fait ma première communion. Les vacances sont arrivées sans que l'année puisse se signaler par quelque chose de remarquable.»

En 1868, Th… est placé comme externe au collége Ch…, et c'est là, dit-il, en parlant de sa mère dont il incrimine longuement la conduite, qu'il a été bien à même d'apprécier le bien et le mal.

Les ressources de la famille ayant diminué, Th… quitte le collége, revient habiter près de sa mère et est placé, en 1865, chez un fabricant d'instruments de précision, où il reste six mois.

«J'étais tellement malmené, je fus tout de suite dégoûté, et je me trouvai placé à demeure chez M. V…, éditeur d'imagerie religieuse, où je suis resté quatorze mois. Au bout de quatorze mois, je quittai M. V…, avec qui je ne m'étais pas entendu pour les appointements, et je suis entré chez M…, libraire-éditeur, où je ne suis resté que peu de temps.

«Une voisine, qui avait un frère sculpteur, donnait à ma mère le conseil de me faire apprendre la partie: elle se chargeait de me présenter au patron. Ce qui fut dit fut fait, et quelques jours après j'entrais chez M. C…, où je suis resté six mois, encore à cause des mauvaises manières de ma mère à mon égard… Si bien qu'un beau matin, très-exaspéré, je finis par lui dire que je ne voulais plus travailler et ne pensais qu'à m'engager dans la marine. Trois jours après, je partais pour le Havre, où je suis resté quatre jours, et, n'ayant plus d'argent, je suis revenu à Paris à pied en cinq jours. Je n'avais pas pu m'engager au Havre.»

Après un long exposé des difficultés que ce retour précipité lui suscite près de sa mère, Th… raconte qu'il se place d'abord chez un fabricant de biscuit, puis chez un crémier.

«La, j'eus une grande envie pendant près d'un mois d'assassiner la bonne. Je m'arrangeai de manière à la faire venir à la cave au moins sept ou huit fois, sans jamais pouvoir me décider. Je ne lui en voulais cependant pas; nous étions très-bien ensemble. Enfin, à partir de ce moment, j'avais la tête tournée; c'est ce qui fait que je suis parti comme un fou, et je restai cinq jours dehors, vivant de quelques sous que j'avais sur moi et couchant dehors.»

Il revient prendre ses effets, se replace chez un restaurateur, et au bout de quinze jours il entre à l'hôpital de la Charité pour se faire traiter d'un rhumatisme articulaire qui se prolonge pendant deux mois et demi.

À sa sortie de l'hôpital, il est admis dans un pensionnat comme domestique et y séjourne près de huit mois. «J'étais, dit-il, très-bien considéré; malgré cela, mon idée criminelle me poursuivait toujours et ne me laissait pas tranquille. Un élève avait un couteau poignard, j'eus envie bien souvent de le lui prendre et de me sauver.

«À cette époque, j'avais l'idée d'assassiner ma mère, et c'est, je crois, l'idée qui m'a tenu le plus longtemps et ne me laissait pas un moment de repos du côté de l'esprit.»

Il s'enfuit du pensionnat, retourne au Havre pour s'engager dans la marine marchande, revient à Paris où il est arrêté et condamné à trois mois de prison (octobre 1867), pour n'avoir pu payer sa dépense dans un restaurant et avoir refusé d'indiquer son domicile.

À sa sortie de prison, et après un court séjour dans un établissement de patronage, il s'engage dans le corps des zouaves pontificaux. Il déserte après quatorze mois de service, revient à Paris et trouve un emploi de garçon d'office dans un restaurant.

«J'avais fait la connaissance d'une fleuriste; nous nous aimions bien et j'étais heureux, quand l'idée du crime me revint. Tous les jours j'étais prêt à prendre un couteau de cuisine chez mon patron, et cette fois j'avais grande envie de frapper ma mère; je restai dans cette alternative pendant quinze jours.»

Nouveau départ et nouveau voyage au Havre, où il est occupé dans divers restaurants. Il passe l'hiver à Honfleur, revient encore à Paris en mars 1870, et est occupé comme homme de peine chez un brocheur, qu'il quitte bientôt pour devenir ouvrier champignonniste aux environs de Meulan.

De là il rentre à Paris pour s'engager dans un régiment de zouaves qu'il va rejoindre à Alger. Rentré en France, il est libéré le 16 mars 1871. Pendant la Commune, il sert dans les vengeurs de Paris et trouve plus tard une place chez un fabricant de cols. Nouvel engagement dans les zouaves, dont le régiment tenait garnison en Afrique. Il fait la connaissance d'une fille R…, dont il a un enfant. Il quitte régulièrement le service, rentre à Paris avec sa maîtresse, qu'il voulait épouser. Sa mère le détourne de ce mariage, et il perd de vue la femme et l'enfant.

«Tout cela revint me retourner l'esprit, et après vingt-quatre heures de résistance contre moi-même, j'assassinai la fille C… Le malheur que m'avait prédit R… et d'autres personnes le voici: c'est d'avoir assassiné une pauvre femme que je ne connais pas et d'aller passer vingt ans, peut-être ma vie, dans les bagnes.

«Fait à Mazas en attendant jugement, Henri Th…, l'assassin

L'autre écrit débute par cette phrase sentencieuse: «Quand l'homme vient au monde, la destinée s'empare de lui: elle le suit dans toutes les étapes de la vie, elle en fait un honnête homme ou un malfaiteur, et quelquefois ce qui est pire, un assassin.» Suit un exposé de la vie heureuse de l'ouvrier vertueux. La destinée a voulu qu'il fût un assassin, qui donc devait-il assassiner? Sa mère, et il termine par le regret de ne pas s'être arrêté, comme il dit, à l'idée précédente.

L'exposé biographique de Th… est exact et n'a été contredit qu'en un point par l'enquête. Son instabilité date presque de l'enfance, et l'excès de mémoire dont il fait preuve dans ses écrits comme dans ses récits, a un caractère pathologique. Il omet seulement une seconde condamnation à 25 francs d'amende pour résistance aux agents et ivresse supposée. Ces deux condamnations sont d'ailleurs les seuls antécédents judiciaires du prévenu.

L'interrogatoire de Th… a eu lieu presque immédiatement après l'accomplissement du crime. Le procès-verbal du commissaire de police du quartier de la Sorbonne fournit les renseignements les plus explicites que l'instruction judiciaire confirme et complète. Il est ainsi possible de suivre pas à pas le prévenu depuis son enfance jusqu'au jour, 26 novembre 1874, où la justice décida de son sort.

Th… entre au restaurant de la rue Cujas pour y prendre un repas. En traversant de la pièce du fond où il avait déjeuné dans celle du devant, il passe près de la fille C… assise à une table et occupée à nettoyer les couteaux. Il met la main gauche sur l'épaule droite de la victime et la frappe en pleine poitrine avec son couteau qu'il tenait de la main droite; le couteau ensanglanté tombe à terre et le coupable sort de la boutique.

B…, qui passait dans la rue Cujas, raconte que Th…, en sortant promptement de la boutique dont il avait fermé la porte avec violence, a commencé par s'enfuir, puis il a marché tranquillement; le témoin et son frère l'ont saisi par le bras en lui disant: «Venez, une dame de la rue Cujas veut vous parler.» Th… s'est retourné et a répondu: «Laissez-moi tranquille, je ne vous connais pas.» Puis il s'est décidé à suivre le témoin.

Arrivé rue Cujas, il a regardé la femme qu'il venait d'assassiner et a dit: «Eh bien oui, c'est moi, ne me laissez pas au milieu de la foule, emmenez-moi au poste de police.» Il a prétendu, ajoute B…, que c'est une monomanie qu'il avait depuis six ans, et que les femmes avec lesquelles il vivait ne se doutaient pas de ce qui les attendait.

Fouillé au moment de son arrestation, Th… est porteur d'un carnet où sont consignées les notes suivantes: «Depuis longtemps, j'ai l'idée du crime. L'envie de donner un coup de couteau date de 65; je voudrais n'être connu de personne et que personne ne se soit jamais intéressé à moi.

«Je suis le plus grand ipocrite que la terre ait supporté; à quoi ai-je été bon jusqu'à ce jour? à rien, c'est le mot.

«Tout le monde se demande pourquoi j'ai assassiné! Tout simplement pour sortir de la situation où je me trouve. J'ai essayé de travailler, de me bien conduire; en un mot, j'aurais voulu être heureux; mais il est écrit dans ma destinée que je dois aller au bagne ou sur l'échafaud. Ainsi, en ce moment, je déjeune et, en même temps, de deux femmes qui se trouvent dans l'établissement, je me demande laquelle je vais frapper. Après le coup fait, je ne demande à mes juges qu'une chose, c'est de me faire couper la tête immédiatement. Le définitif de tout est que, s'il y a un Dieu, il est bien injuste. J'ai voulu bien faire; mais je n'ai jamais pu chasser toutes ces idées de crime!!!»

Interrogé par le commissaire de police, il répond à la question qui lui est posée sur le mobile du crime: «C'est la satisfaction d'une idée que j'ai depuis longtemps.»

«Je n'avais pas choisi de victime spéciale J'ai passé la nuit avec une femme; si je n'en ai pas fait ma victime, c'est par suite de circonstances qu'il m'est impossible d'indiquer, car j'avais déjà ouvert mon couteau et le lui ai montré. Elle l'a trouvé joli, et je n'ai pas osé mettre mon projet à exécution.»

Plus tard, Th… expliquera avec moins de réserves les motifs qui l'ont retenu, et la déposition de la fille avec laquelle il a passé, en effet, la nuit précédente, fournira d'utiles éclaircissements. Th… continue: «J'ai acheté le couteau hier, et j'avoue l'avoir acquis exprès pour satisfaire mes idées de meurtre.

«J'ai écrit les notes que vous me représentez avant et pendant mon déjeuner, et j'ai taillé le crayon avec mon couteau.»

Confronté le soir même avec le cadavre de la fille C…, il indique froidement dans quelles conditions il l'a frappée, et il sourit quand on lui demande si c'est bien lui qui est l'auteur du meurtre. Le commissaire de police a cru remarquer sur le visage de Th… une expression de satisfaction sensuelle en regardant le cadavre et le sang. Tout au moins, ce magistrat ne retrouve pas, chez le prévenu, la tenue accoutumée des coupables dont le crime vient d'être découvert.

La déposition de M. C…, son patron, nous éclaire sur l'attitude de Th… pendant les quelques jours qui ont précédé le 12 juin. Son humeur s'était assombrie, il parlait moins, semblait être plus en lui-même, il avait fait une visite à sa mère et avait eu quelques démêlés avec elle.

Le 11 juin, jour où il est sorti de chez son patron pour faire des courses, il avait l'air préoccupé, absorbé, ne paraissant pas comprendre, faisant répéter les questions. On n'a jamais remarqué qu'il fût enclin à la boisson ou à une excitation quelconque, ni qu'il eût, dans ses actes ou dans ses paroles, la moindre tendance à un dérangement de l'esprit.

Le témoin rappelle incidemment un fait important. Th… lui aurait raconté qu'il aurait déserté, étant aux zouaves pontificaux; qu'un jour ayant été arrêté pour ivresse et mis à la salle de police, il avait simulé un accès de folie, qu'on l'avait transporté à l'hôpital et qu'il avait obtenu un congé de trois mois.

La fille S…, avec laquelle il a passé, en effet, la nuit du 11 au 12 juin, dépose que, pendant la nuit, Th… avait, par intervalles, le sommeil agité. Le 12, au matin, ils ont déjeuné ensemble de pain, de vin blanc et de café au lait que Th… était allé chercher. Puis, sans motif, il a tiré un couteau de sa poche, qui était neuf et joli, ce qu'elle n'a pu s'empêcher de lui dire, à quoi il a répondu que ce couteau lui avait été donné la veille par un de ses anciens camarades de régiment.

Comme la fille S… ne pouvait ouvrir le couteau, il l'ouvrit. Elle était couchée, il était assis au pied de son lit, tenant toujours le couteau à sa main; puis il l'a refermé et remis dans sa poche en disant qu'il servirait.

J'étais un peu émue, ajoute la fille S…; mais il ne fut plus question du couteau et, à 10 heures et demie du matin, il me quitta. À propos de cette déposition, Th… explique que, s'il n'a pas dit à la fille S… qu'il avait acheté le couteau la veille, c'était pour ne pas lui laisser craindre, de but en blanc, le dessein qu'il avait de l'en frapper. Il n'a pas dit que le couteau servirait. Le soir, son projet était de tuer la fille S…; mais il y a renoncé le matin parce qu'il était dans une maison vaste et habitée où il ne voulait pas risquer d'être arrêté; il ne voulait pas surtout être soupçonné d'avoir tué pour voler, ce qui n'était pas son intention.

Depuis lors, Th… est revenu, à diverses reprises et avec une insistance marquée, sur cette crainte de passer pour un voleur. Le logis de la fille était convenablement meublé, l'armoire était pleine d'effets et, malgré ses dénégations, on aurait eu peine à reconnaître si quelques objets avaient été dérobés. Il se complaît d'ailleurs, en toute occasion, à discuter dans leurs détails les plus insignifiants les dépositions des témoins, à rectifier ce qu'il appelle leurs erreurs, et à exposer lui-même les faits tels qu'ils se sont passés, dans leurs moindres circonstances. C'est ainsi qu'on présence du commissaire de police, trouvant que ses explications n'ont pas été suffisamment comprises, il prend une règle et s'en sort comme d'un couteau pour bien montrer comment a eu lieu l'assassinat,

Au dépôt de la préfecture, où il est écroué, le prévenu conserve le sang-froid qui avait tout d'abord étonné les magistrats, et la conscience vaniteuse de sa personnalité.

Le 16 juin il écrit à sa mère: «Je te demande mille pardons si j'ose t'écrire après le coup que je viens de faire. En attendant que je sois expédié à Cayenne ou à la Nouvelle-Calédonie, très-chère mère, tu voudras bien m'envoyer quelques petites choses dont j'ai besoin. Ce sont les dernières choses que je te demande, ne me les refusent pas, d'abord du papier à écolier, une main si tu le peux, des plumes, un porte-plumes, de l'encre, etc. Je voudrais bien avoir mes souliers napolitains. Ton fils, Henri Th…»

Le 18 juin, il écrit de Mazas une plus longue lettre où se trouve cette phrase: «Crois à une chose, c'est que je ne suis pas fou.»

Le 19, il s'excuse près de son patron d'avoir emporté 40 f., et termine en disant: «Je croyais porter ma tête sur l'échafaud mais je n'aurai que les travaux forcés.» À partir de cette date et pendant le long espace de temps où il est soumis à l'enquête judiciaire et à notre examen, Th… reste identique à lui-même. Pas une crise épileptiforme, pas un malaise ne vient troubler sa santé physique, et rien n'aurait échappé à l'observation intéressée et assidue de ses deux compagnons de captivité.

Une seule fois, il aurait commencé une tentative de suicide. Après le départ de M. J., un de ses anciens protecteurs, qui lui avait adressé quelques reproches, Th…, dit le directeur de Mazas, s'est mis à pleurer. Tout d'un coup, il a voulu s'étrangler avec son mouchoir. Les détenus qui sont près de lui l'ont empêché, en se jetant sur lui, d'exécuter son projet.

La période de sa longue détention préventive à Mazas, du 18 juin au 26 novembre 1874, s'écoule sans incidents sous la plus attentive surveillance. Il passe son temps à écrire des lettres au juge d'instruction, demandant qu'on lui fournisse les menus objets dont il a besoin, écrivant, dessinant, et il dessine avec quelque facilité, causant avec ses codétenus et prenant le rôle de chef de la chambrée. Jamais une plainte n'est portée contre lui pour une infraction à la discipline. Les surveillants le trouvent docile et déclarent qu'ils n'ont rien à lui reprocher. Jamais ils n'ont eu à signaler une crise d'excitation ou de dépression exceptionnelle.

On nous saura gré d'avoir exposé avec un excès de détails l'histoire de Th… Il est rare qu'on puisse suivre ainsi pas à pas toute la vie intime d'un malade. Ces observations prises sur le fait et indéfiniment poursuivies deviennent de véritables matériaux scientifiques.

L'opinion que nous avons exprimée dans notre rapport pourra trouver des contradicteurs ou soulever des objections, mais l'approbation ou la critique portera sur une base solide. [M. le Dr Legrand du Saulle ne partage pas l'opinion que nous avons émise sur la nature de la maladie de Th… (Voir Étude médico-légale sur les épileptiques. Paris, 1877. Page 164).]

De ce rapport très-développé, nous extrayons la partie relative à l'étude pathologique, sans revenir sur les faits que nous venons d'exposer.

Il est évident que, pendant la surveillance prolongée à laquelle il a été soumis, Th… n'a donné aucun signe d'aliénation de nature à justifier une expertise médicale. C'est le fait seul, accompli en dehors de ce qu'on appellerait la technique du crime, qui a éveillé la sollicitude des magistrats.

Mesurer la sanité intellectuelle d'un homme d'après un seul de ses actes est un problème toujours délicat et souvent insoluble. Le médecin expert doit, en principe, faire abstraction du fait et chercher ses éléments de décision dans l'examen direct du prévenu. S'il est démontré qu'il existe une perversion pathologique, le crime ou le délit, quel qu'il soit, cesse d'être le résultat d'une libre délibération, et la responsabilité passe du malade à la maladie.

Il n'est pas toujours vrai que plus un crime est énorme, plus la moralité de celui qui s'en est rendu volontairement coupable est abaissée; il est encore moins conforme à l'observation que l'énormité de l'acte commis par l'aliéné et qui serait criminel pour tout autre, corresponde à l'intensité et surtout à la continuité de la folie. La proposition inverse se rapprocherait davantage de la vérité. C'est par une rare exception que les aliénés qui représentent le dernier degré de la déchéance intellectuelle se livrent à des actes graves, de nature à appeler l'intervention de la justice.

Il convient donc de se dégager de ce préjugé instinctif, mais en contradiction avec l'expérience que la profondeur des troubles intellectuels est en proportion avec les agissements nuisibles qu'ils ont entraînés.

L'étude des rapports de l'acte avec l'état mental de celui qui l'a perpétré a, dans le cas de Th…, une telle importance, que nous nous sommes crus obligés d'exposer les données acquises à la science avant de les appliquer.

En limitant la recherche à l'homicide, les meurtres commis par les aliénés peuvent être classés dans les catégories suivantes:

1° Le malade agit conformément à ses convictions délirantes. Il suppose, par exemple, qu'il est persécuté par un individu dénommé, que cette poursuite sans excuse menace sa vie, et, se considérant dans le cas de légitime défense, il va au-devant d'un assassinat dont il serait victime. Le point de départ a été une conception maladive, mais l'élaboration logique de l'idée s'est faite presque régulièrement.

Th… semble avoir, par intervalles, côtoyé cette forme d'impulsion délirante. Sa mère était, à ses yeux, responsable de ses découragements, de l'infériorité de sa situation, et même de son instabilité de caractère.

L'idée d'en finir avec cet ennemi intime se serait plusieurs fois présentée à son esprit, mais elle n'a jamais reçu que des commencements douteux d'exécution.

Ces accès confus, racontés par l'inculpé, échappent à notre contrôle. En tout cas, il est certain que le meurtre de la fille C… ne se rattache à aucune des modalités pathologiques désignées sous le nom de délire de persécution.

2° L'aliéné faible d'esprit, imbécile, et par suite incapable de résister aux propensions, quelles qu'elles soient, est ou croit être insulté, menacé, violenté, par un tiers. Il obéit à l'instinct brutal, frappe, tue, sans être arrêté par une délibération intérieure au-dessus de ses forces intellectuelles. Là, encore, le crime s'explique par une provocation imaginaire ou vraie. Le tout se fût réduit pour un homme sain à une querelle, mais l'aliéné a perdu le sens de la mesure. De même qu'il eût pu supporter, sans se plaindre, des violences extrêmes, il repousse, par un assassinat, des offenses prétendues ou insignifiantes.

Th… n'est pas davantage dans cette condition. Bien que son intelligence réelle soit fort au-dessous de l'opinion qu'il en a, elle rentre dans une moyenne qui suffit, et au delà, à la gouverne de la vie.

Dans ces deux espèces de meurtre, l'aliéné reste après le crime ce qu'il était auparavant: que le fait nuisible ait eu lieu ou non, l'aliénation se reconnaît, indépendamment des conséquences, aux caractères séméiotiques qui lui sont propres.

3° Il existe des types de folie d'un diagnostic plus complexe et qui fournissent au meurtre l'appoint le plus considérable. Le délire est intermittent, il apparaît par crises plus ou moins prolongées, et ne laisse pas de traces durant les intervalles.

De ce nombre sont les folies toxiques et au premier rang l'alcoolisme aigu. C'est d'ailleurs aux intoxications alcooliques qu'il faut recourir toutes les fois qu'on veut pénétrer dans l'étude approfondie des délires impulsifs se répétant par accès.

Le malade, sous l'influence de l'empoisonnement alcoolique aigu, est pris d'entraînements soudains qui le portent à l'assassinat ou au suicide. L'idée de la mort domine son trouble intellectuel, et même, s'il est inoffensif, il a encore peur de l'échafaud, de la condamnation à une peine capitale, etc. L'acte succède à la pensée, plus ou moins soudain, plus ou moins conforme aux conceptions dominantes qui agitent l'aliéné, mais souvent en désaccord avec l'excitation apparente. On voit alors combien les entraînements maladifs comptent peu avec les lois physiologiques de la moralité humaine; l'alcoolique commet indifféremment un meurtre ou un suicide, et son éclair de violence porte également sur un objet inanimé et sur un être vivant. Th… n'a pas d'habitudes de boisson, ou tout du moins on ne trouve chez lui aucun des signes pathognomoniques qui persistent si longtemps, même après la cessation de l'accès. D'ailleurs, si réduite que puisse être la durée d'une crise d'alcoolisme aigu, elle ne s'épuise pas par le fait du crime accompli, et on n'eût pas manqué de noter, au moment de l'arrestation, un trouble manifeste de l'intelligence.

Les affections cérébrales déterminent des attaques encore moins durables, avec tendance impulsive au meurtre; tel est le cas de certains délires aigus et de l'épilepsie.—L'épileptique frappe sans raison; il tue pour tuer, et ne semble même pas avoir été dominé par la pensée de nuire. Bien que les violences comitiales présentent le plus souvent des caractères distinctifs, il se peut que, dans la précipitation de l'enquête immédiate, ces indices aient échappé.

Étant donné un crime sans motifs, sans explication, et dont l'étrangeté avait frappé les magistrats expérimentés en ces matières, nous avons dû rechercher les moindres symptômes d'une maladie cérébrale à attaques épileptiques ou épileptiformes, et la plus minutieuse investigation n'a fourni que les données suivantes:

Th… n'a ni insomnie, ni tremblements, ni embarras de la parole, ni trouble fonctionnel intermittent ou durable du système nerveux. Sous ce rapport, il est absolument explicite, et, d'ailleurs, il ne paraît pas supposer qu'on puisse jamais tenir pour aliéné un homme tel que lui.

Les pupilles sont inégalement dilatées, la vision de l'oeil gauche est affaiblie, mais l'examen ophthalmoscopique, qu'il serait inutile de reproduire, a permis d'exclure une lésion encéphalique se propageant à la trame nerveuse du fond de l'oeil.

En remontant dans le passé, Th… raconte qu'à diverses reprises il a été frappé d'un vertige subit avec perte de connaissance. Une attaque de ce genre aurait eu lieu pendant une revue, à l'époque où il servait comme zouave en Algérie. De pareilles défaillances se seraient produites depuis lors, mais à de rares intervalles, moins intenses, et n'entraînant à leur suite aucun désordre physique ni moral, même passager.

Bien que ces indications, les seules que nous ayons été à même de recueillir, ne soient pas sans valeur, elles ne suffiraient pas à motiver le diagnostic d'une épilepsie larvée, si tant est que ce diagnostic puisse être, dans l'état actuel de la science, sûrement établi. Il resta acquis seulement que Th… a présenté des phénomènes cérébraux qui, pour être accidentels et transitoires, n'en ont pas moins de gravité et constituaient une vague menace pour l'avenir.

4° Est-on autorisé à admettre une dernière classe de malades poussés au meurtre par une violence irrésistible et passagère, sans autres perversions physiques ou psychiques constatables durant l'accès, sans troubles caractérisés de l'intelligence après la crise? À cette question, aucun médecin ne peut hésiter à répondre par l'affirmative.

Des exemples nombreux, observés, analysés, commentés par les plus éminents observateurs, ont été publiés, et quelques doutes qui s'élèvent sur leur interprétation, leur authenticité est restée hors de discussion.

Il nous serait aisé de rapporter une série de ces faits probants, si les preuves de ce genre n'excédaient l'étendue d'un rapport médico-légal.

Les aliénés qui rentrent dans cette catégorie obéissent à des impulsions limitées. Aucun n'agit sans la pression d'une vague tendance qui le porterait, comme dans les espèces précédemment énoncées, à n'importe quelles violences. Chaque fois que la crise se répète, elle a lieu sous la même forme, avec les mêmes appétits et les mêmes aboutissants. Tantôt moins intense, elle s'épuise d'elle-même; tantôt elle s'éteint après un commencement d'exécution avortée; tantôt, au contraire, portée à son maximum, elle ne cesse qu'après l'accomplissement de l'acte commandé par ce délire de sentiments. Il en est ainsi, d'ailleurs, de l'épilepsie, des folies toxiques et de la plupart des maladies à accès, qui varient de degrés sans changer de types.

Si les attaques sont plus ou moins intenses, elles sont également plus ou moins fréquentes et plus ou moins durables.

De longues périodes, des années, peuvent s'écouler sans qu'elles se renouvellent; elles sont instantanées, fugaces, ou au contraire elles se prolongent pendant des journées et des semaines, croissant par une progression continue ou soumises à des oscillations.

Elles diffèrent des crises épileptiques par un caractère essentiel: les malades n'ont pas perdu la conscience, ils se souviennent, et ils sont en mesure de raconter leur accès souvent jusque dans les moindres circonstances,

Leur description uniforme permet d'instituer la séméiologie de ces attaques. L'impulsion consciente s'exprime tout d'abord ou par la pensée obsédante, ou même par la crainte de commettre l'acte qui répond au délire. Peu à peu s'adjoint à cette idée dominante une sorte d'état vertigineux qu'on retrouve dans tous les appétits maladifs, mais qui n'abolit pas l'intelligence. Aux premiers stades, le moindre obstacle peut devenir un empêchement, une diversion puissante suspend ou supprime la crise; la moindre cause d'excitation, qu'elle soit morale ou physique, la redouble, et ces causes varient suivant l'objet spécial de l'impulsion délirante. L'acte ainsi préparé, même dans les formes en apparence les plus instantanées, prend un aspect de préméditation qui répond à cette façon d'élaboration successive. La soudaineté de l'épilepsie, moins absolue d'ailleurs qu'on ne le suppose, n'admet pas au même degré ces indécisions et surtout ces retardements dans l'exécution de l'acte. L'action une fois commise, la crise non épileptique cesse d'ordinaire presque soudainement, et le malade, rentré en possession de son activité intellectuelle, peut être assez maître de lui-même pour s'évader ou pour combiner les moyens d'échapper aux recherches. On s'explique ainsi comment dans les faits d'impulsions incendiaires ou de kleptomanie, le coupable se soustrait si souvent même aux soupçons.

On aura complété la caractéristique sommaire de l'accès propulsif en ajoutant qu'il aboutit presque toujours à un crime ou à un délit inexplicable. L'aliéné n'était animé ni par une passion, ni par un intérêt, et le hasard seul a désigné la victime. Pour l'homicide tout au moins, les choses se passent ainsi, sauf de rares et contestables exceptions. Qu'on relève les faits consignés dans la science, et on sera frappé de la part qui revient à l'imprévu; il suffit que l'occasion soit venue au moment où, pour ainsi parler, la crise était mûre.

Si l'appétit du meurtre procédait seul par accès, l'analyse en serait contestable, mais il existe des propulsions moins violentes, et qui, ne sollicitant l'émotion ni du malade ni de l'observateur, s'arrêtent à mi-route ou se résolvent en des actions moralement insignifiantes, et se prêtent à un facile examen. Or, conformément à la règle que nous avons rappelée et qui trouve ici son application, l'énormité de l'acte n'a, malgré son importance sociale, aucune signification pathologique.

Pour citer une preuve: que de fois il arrive, et en particulier dans les délires toxiques ou épileptiques, que dans le cours de crises successives, le même malade soit entraîné tantôt à l'homicide et tantôt au suicide. Pourvu qu'il y ait mort d'homme, son appétit est satisfait.

Après la crise, la situation mentale ne présente rien de caractéristique. Il est certain que le médecin le plus expérimenté, mis en présence d'un de ces aliénés intermittents, ne soupçonnerait pas l'étendue du désordre latent ou expectant. Il en est de même dans un si grand nombre d'affections, que ces suspensions complètes rentrent dans la définition des intermittences pathologiques. Le crime ou la violence accomplie, on ne retrouve que des indices incertains dont la trace eût échappé sans ce solennel avertissement.

Th… appartient à la catégorie dont nous venons de retracer successivement les principaux caractères. Son histoire médicale, jusqu'au jour de l'assassinat, s'est passée sans témoins dans l'intimité de son for intérieur; force est donc de s'en rapporter aux renseignements qu'il fournit sur lui-même. Nous n'hésitons pas à admettre la sincérité de son dire, et parce qu'il n'essaie ni de se justifier, ni de s'excuser, et parce qu'il reproduit les formules accoutumées des aliénés impulsifs. Les crises se sont reproduites à d'assez rares intervalles; il en a été exempt pendant les deux années qu'il a passées en Afrique. À son jugement, sa mère aurait une large part de responsabilité, à cause de l'éducation défectueuse qu'il a reçue. Le contact avec sa mère entretiendrait chez lui une irritabilité toute favorable au développement des accès. Ce sont là de simples interprétations qu'il n'invoque pas d'ailleurs pour s'excuser de son crime. Th…, raconte complaisamment l'évolution de la crise qui s'est terminée par le meurtre de la fille C… Il en suit les péripéties, on pourrait presque dire les ondulations. La veille, l'idée d'assassiner une fille publique l'avait poursuivi; il en a été détourné par la pensée qu'on l'accuserait d'avoir tué pour voler. Le lendemain, obsédé comme la veille, mais sans avoir perdu la conscience, plus entraîné que vertigineux, capable d'écrire sur son carnet les lignes que nous avons reproduites, il a frappé au hasard. Le restaurant lui était aussi inconnu que la victime; la jeune servante se présente et il ne résiste plus. C'est d'ailleurs un fait commun que ces meurtres aient pour objet un enfant, un individu jeune, exceptionnellement un vieillard. Th… était conscient de l'impulsion avant le crime, il se souvient de ce qui s'est passé à la suite, et ne conteste aucune des allégations du procès-verbal.

Si, laissant de côté l'attaque et la période qui l'a suivie immédiatement, on étudie l'état mental actuel du prévenu, on s'étonne de voir combien il s'écarte des autres criminels ordinaires. Il cause du meurtre librement, sans émotion, sans repentir, comme s'il s'agissait d'un meurtre commis par un autre. Dans les longs entretiens que nous avons eus avec lui, il semble que son passé lui soit étranger, et la conception de l'avenir est encore plus confuse. Vaniteux, convaincu qu'il était doué de qualités auxquelles on n'a pas donné l'occasion de se développer, emphatique dans l'expression de ses vertus sentimentales, il est, lorsqu'on lui parle du lendemain, plus imprévoyant qu'un enfant: la prévision réfléchie est évidemment au-dessus des forces de son intelligence. Son autobiographie, qu'il signe non sans quelque orgueil du nom de Th… l'assassin, donne, par certains côtés, une notion vraie de son état mental, à l'exception de ses défaillances enfantines. Indifférent au crime, il ne l'est pas à des caprices puérils, et il demande avec plus d'instance une épreuve de sa photographie qu'un renseignement sur l'avenir qui lui est réservé.

Hors de là, pas de traces de délire, pas d'indices de maladie physique; s'il avait été arrêté sous l'inculpation d'un délit de vagabondage, on accorderait qu'il se maintient dans la mesure presque normale.

En déclarant Th… aliéné sous la forme que nous avons longuement exposée, en affirmant que, pendant la crise, il avait perdu son libre arbitre pour subir une impulsion maladive, nous ne nous référons pas seulement à la saisissante bizarrerie du crime, mais nous empruntons à l'observation du malade, prolongée pendant des mois, les considérants de notre opinion médicale.

Th… nous a présenté les symptômes d'une maladie classique, dont nous avons cru devoir retracer les traits essentiels; il était aliéné quand il a accompli le crime; il est aujourd'hui dans une période d'intermission et sous la menace de rechutes dont la date à venir où l'intensité échappe à toute prévision.

Pour résumer en peu de mots le diagnostic dont nous venons de reproduire les considérants, Th… n'est pas atteint d'une épilepsie larvée.

Si on veut classer sa maladie sous la rubrique de cette espèce morbide, il faut en étendre indéfiniment la définition.

En dehors de l'épilepsie, qui explique le plus grand nombre des cas de délire par accès aboutissant à des violences, il est nécessaire de maintenir le type, admis par tant de maîtres ou d'observateurs éminents, du délire impulsif non épileptique.

AFFECTION CÉRÉBRALE GRAVE DANS LA PREMIÈRE ENFANCE.—BIZARRERIES.—IDÉES D'EMPOISONNEMENT ET DE PERSÉCUTION.—ACCÈS D'INTENSITÉ DIFFÉRENTE SÉPARÉS PAR DES INTERVALLES DE LUCIDITÉ PRESQUE ABSOLUE.—CRISE ABOUTISSANT À UN MEURTRE.—RESPONSABILITÉ ATTÉNUÉE.

M. le Dr Lasègue et moi, nous avons été commis, par ordonnance de M. E. Saffers, juge d'instruction près le Tribunal de première instance de la Seine, en date du 18 mai 1877, a l'effet de constater l'état mental du nommé C…, Jules, âgé de 41 ans, inculpé d'avoir volontairement commis un homicide sur la personne de la veuve C…, sa mère légitime.

Voici d'abord l'acte d'accusation, qui donne des faits un résumé succinct, mais complet:

La dame C… est devenue veuve en 1857; elle avait quatre fils: Jules, l'accusé; Eugène, Charles et Émile; Charles était en ce moment à l'armée. Les deux frères, Jules et Eugène, ont demeuré pendant sept années avec la mère de famille, l'aidant dans l'exploitation de son commerce de boucherie.

Émile s'était engagé de bonne heure, et il est encore musicien dans un régiment, Eugène avant été appelé au service militaire, l'accusé est resté seul auprès de la veuve C… jusqu'en 1872, époque à laquelle elle a vendu son fonds. En février 1876, Eugène a acheté un étal, il a pris avec lui sa mère et son frère Charles.

En 1873, de graves mésintelligences se sont élevées dans la famille: Jules et Émile, cédant aux conseils d'un agent d'affaires, ont demandé la liquidation de la succession de leur père, qui était restée indivise du consentement de tous. Cette opération a été terminée le 14 mai 1875. Elle paraît avoir entraîné des frais considérables et a donné lieu à de nombreuses difficultés entre les co-partageants. Le notaire qui en a été chargé affirme que déjà, à cette époque, l'accusé avait manifesté des sentiments de vive animosité contre sa mère. Charles et Eugène, qui étaient restés en bons rapports avec la veuve C., ont renoncé à prélever ce qui leur revenait, Jules et Émile ont reçu chacun 250 francs, montant de leur part héréditaire.

À partir du règlement de leurs intérêts, toutes les relations avaient à peu près cessé entre l'accusé, sa mère et ses frères Charles et Eugène. Sa haine avait persisté, et il ne craignait pas de dire à un témoin qu'il en voulait à sa mère jusqu'à la mort. Il n'avait pas paru depuis six mois environ à l'étal de la rue d'A., lorsqu'il s'y présenta le 7 mai dernier, vers 4 heures et demie du soir. Il resta d'abord silencieux, refusant de répondre aux questions qui lui étaient adressées, et regardant ses frères vaquer à leurs occupations. Pendant ce temps, la veuve C… était assise à la caisse, dans l'arrière-boutique. Au bout d'une demi-heure, il s'approcha de sa mère et se mit à causer avec elle. La conversation ne paraissait pas fort animée. À ce moment, Eugène s'était éloigné pour faire une course aux environs. Charles était seul et lisait un journal. Tout à coup il entendit un bruit sourd, semblable à celui que produit un coup porté avec violence. Il s'élança dans l'arrière-boutique et trouva sa mère renversée sur le côté gauche, la tête appuyée sur une chaise; elle venait d'être frappée à la tempe par l'accusé. En même temps, il arracha de la main droite de celui-ci une corde enroulée autour du poignet, et à l'extrémité de laquelle se trouvait attaché un poids d'un kilogramme. Aux reproches que lui adressait Charles, Jules répondit,: «Ce n'est pas à toi ni à mon frère que j'en veux, c'est à ma mère; je m'en vais chez le commissaire de police.»

Charles courut chercher du secours; Jules sortit et fut, peu d'instants après, arrêté dans la rue.

La veuve C… est morte le 11 mai des suites de ses blessures. Le médecin chargé de l'autopsie a constaté qu'elle avait succombé à une fracture multiple de la région pariétale droite, compliquée d'enfoncement des fragments, d'épanchement de sang intra-cranien, et de contusion cérébrale étendue.

Mis en présence du cadavre de sa mère, l'accusé n'a manifesté aucune émotion. Il a reconnu qu'il avait prémédité son crime et qu'il avait acheté, à la fin d'avril, un poids et une corde avec l'intention de s'en servir pour frapper sa mère. Il a ajouté que celle-ci lui avait, le 7 mai, parlé d'affaires de famille, et l'avait provoqué en lui reprochant de l'avoir mise sur la paille.

Dans son interrogatoire, il a modifié ses premières déclarations. Il a prétendu que, lorsqu'il s'était procuré la corde et le poids, il n'était pas animé d'intentions coupables. Il croyait la veuve C… propriétaire du fonds de la rue d'A.; le 7 mai, il s'était rendu après d'elle pour lui demander de le prendre avec elle, et il s'était muni de son arme pour s'en servir si elle refusait. Cette idée de meurtre, ajoute-t-il, l'avait abandonné à son arrivée à l'étal. Sa mère lui avait dit, dans leur conversation, que, par sa faute, elle était sans ressources et obligée de travailler chez les autres. Il avait cru qu'elle se moquait de lui, et il l'avait frappée.

À raison de certaines bizarreries, constatées par l'information dans la vie de Jules C…, son état mental a été l'objet d'un examen médical. MM. les docteurs Lasègue et Blanche ont reconnu chez lui tous les signes d'un trouble intellectuel réel. Cependant, tout en faisant à sa responsabilité une part fort restreinte, ils ne vont pas jusqu'à l'exonérer complètement.

Voici maintenant le rapport:

C… est un homme robuste, qui ne présente, malgré la recherche la plus attentive, aucun indice d'une malformation congénitale. En le soumettant à une inspection minutieuse, on ne trouve pas de traces d'affections antécédentes, mais on constate à la nuque deux cicatrices produites par un séton.

L'inculpé déclare avoir été malade dans son enfance, et, une fois guéri de ces accidents, avoir joui d'une santé irréprochable.

L'enquête à laquelle nous nous sommes livrés apprend, en effet, conformément à l'instruction judiciaire, que tout enfant, vers l'âge de 2 ou 3 ans, C… a subi des accidents cérébraux graves, attribués à une chute, et qui ont exigé un traitement de plusieurs années. Le séton, et c'est un dérivatif commandé seulement par des lésions profondes et menaçantes, aurait été employé pour combattre cette affection rebelle.

La vie pathologique de C… s'explique par cette première atteinte. Un long répit, simulant la guérison réelle, a succédé aux manifestations initiales; l'inculpé a pu vivre de la vie commune, apprendre à lire et à écrire sans trop de difficultés, mais il n'a jamais guéri complètement. De même que les enfants dont le cerveau est mal conformé restent sujets pendant toute leur vie à des troubles encéphaliques, de même ceux qui ont traversé au premier âge une maladie cérébrale indélébile, demeurent des infirmes intellectuels. C'est à cette dernière catégorie qu'appartient l'inculpé, et si on ne tenait compte de ses antécédents, son état mental aérait inintelligible.

On retrouve, en effet, chez lui, les signes caractéristiques de ces perversions secondaires. Physiquement, son développement est normal; il semble qu'il se soit fait deux parts, l'une de l'évolution corporelle qui s'est poursuivie sans entrave, l'autre du développement des facultés morales, tantôt suffisant, tantôt défectueux, mais toujours irrégulier, et n'assurant, aucun moment de son existence, l'équilibre des fonctions.

C… adolescent ou parvenu à la période stable de la vie, n'est ni un aliéné, ni un homme semblable aux autres. Sobre en toutes choses, poussant, on pourrait dire, la sobriété à un excès qui répond à l'indifférence, il n'a jamais bu malgré les entraînements de son milieu; on ne lui a pas connu de maîtresse, et lui-même déclare, avec une sincérité dédaigneuse, n'en avoir jamais voulu.

Étranger à son alentour, il s'isole instinctivement pour obéir à ses goûts très-limités, sans rien sacrifier aux aspirations des autres. Son appétit dominant est de se livrer aux exercices gymnastiques qui témoignent de la force musculaire. Dès son adolescence, il descend seul dans la cave de la maison et soulève des poids de plus en plus lourds; c'est la qu'il passe ses heures de loisir, acceptant de temps en temps la lutte avec de rares camarades pour avoir la mesure comparative de sa force. Encore aujourd'hui, on lui fait oublier la gravité de sa situation en rappelant ces souvenirs. Plus âgé, il sollicite la permission de se produire dans les fêtes publiques comme athlète. L'autorisation lui est refusée parce que les renseignements recueillis n'inspirent pas confiance, et il a gardé, au fond de son coeur, rancune de ce refus.

C… n'a pas d'amis, même dans sa famille; il est sombre, taciturne, inquiétant, au dire de tous les témoins, bien qu'il n'ait été ni agressif, ni injurieux pour personne. Il dort peu et mal, sans qu'on puisse rapporter cette insomnie à des habitudes alcooliques: le vin lui répugne, il n'en boit ni seul, ni en compagnie. Sur ce fond qui représente déjà un état maladif, se dessinent de temps en temps des crises mal définies, des absences, des frayeurs, des hallucinations confuses. Il reste absorbé pendant des heures ou des journées, et semble sous le coup d'anxiétés dont la raison échappe, puisqu'il se refuse à toute confidence. Ces accès surviennent la nuit comme le jour; tantôt il s'enferme dans sa chambre avec un luxe de précautions, tantôt il se lève à des heures indues et sort vêtu comme s'il allait à l'abattoir.

On cite dans l'instruction des singularités sans nombre et toutes significatives. Pendant la guerre il revêt un costume bizarre, des guêtres blanches avec des rubans noirs; après la commune, il ne se couche pas sans avoir une fourche dans sa chambre; un jour il lacère son portrait à coups de couteau, une autre fois il passe la nuit à laver son linge en chantant et en riant aux éclats. On sent que C… se maintient en défiance contre des obsessions ou des dangers sur lesquels il ne s'explique pas.

C'est au plein de ce désordre sournois, et par conséquent latent, de l'intelligence, que surviennent deux événements, l'un réel, l'autre imaginaire, et qui paraissent avoir exercé sur l'esprit de C… une énorme influence. Son père meurt, et l'inculpé reste avec sa mère qu'il seconde dans son commerce de boucherie et qui subvient à tous ses besoins.

Un jour, en 1864, C… se rappelle à la fois la date et le fait, on lui sert une assiettée de soupe d'un goût saumâtre; à peine en a-t-il goûté quelques cuillerées qu'il reconnaît, dit-il, la saveur du vitriol. Il s'aperçoit qu'on l'a servi à part, que sa mère s'est réservé une portion qu'elle n'a pas puisée à la soupière; la soupe est jetée aux ordures; mais la nuit, C… éprouve de la diarrhée, des douleurs d'entrailles; il a été empoisonné par sa mère. Six mois plus tard, on lui donne du vin qui contient encore du vitriol. Vers 1868, on lui sort une côtelette qu'il trouve toute préparée sur son assiette en venant dîner. La viande recouverte d'une écume blanchâtre a un goût particulier; on l'a arrosée de nitrate d'argent acheté soi-disant pour nettoyer les couverts.

Encore un empoisonnement organisé par sa mère!

Ces prétendues tentatives s'imposent à son esprit sous la forme habituelle aux conceptions délirantes. «Je n'ai pas de preuves, répète-t-il, et je le sais bien, mais ce sont des faits, puisque j'ai été malade après le repas.»

À toute objection il répond: «Vous avez raison contre moi, je ne peux rien prouver» et n'en demeure pas moins convaincu.

Les épreuves de ce genre ne se sont pas multipliées; il cite les trois qui viennent d'être rappelées et pas une de plus. Leur souvenir ne l'obsède pas, mais à son heure, quand vient la crise d'excitation haineuse, il utilise ses réminiscences et s'en fait à la fois un encouragement et un argument.

Dix-sept ans après la mort du père, C… qui a ruminé ses griefs, demande des comptes à sa mère, soit spontanément, soit incité par des agens d'affaires.

La succession est liquidée après un assez long délai, sans querelles, sans violences de paroles incompatibles avec la froideur sèche de l'inculpé. C… passe une année dans l'oisiveté, vivant de peu, presque de rien, ne demandant d'assistance ou de pitié à personne, et se suffisant avec une dépense de quelques centimes chaque jour. À bout de ressources, il entre comme ouvrier dans une fabrique d'huile de pieds de boeufs à Grenelle; son gain est limité, son existence absolument solitaire et monotone. Les récits des voisins sont conformes à ceux des habitants du quartier où s'est passée sa jeunesse. Même mutisme, mêmes accès d'appréhension, mêmes actes de défiance inquiète; sa porte est verrouillée chaque soir; il lui arrive de mettre la commode en travers pour défendre l'entrée de sa chambre; il garde un nerf de boeuf à la tête de son lit; on en a peur, bien qu'il ne donne prise à aucun reproche.

C'est à la fin de cette longue période d'éloignement volontaire que C… achète la corde et les poids qui serviront à commettre son crime. Il hésite pendant des semaines, et son indécision rappelle celles qui précédent si souvent les suicides. Le samedi 5 mai, contrairement à ses habitudes, il ne se rend pas le matin à l'usine; l'après-midi, il fait régler son compte par le patron. Son idée est, dit-il, de reprendre sa profession de boucher. Le dimanche il se promène au hasard dans Grenelle, pensant à sa mère, à ses différends passés, à ses arrangements vagues d'avenir. Le lundi, il va à la Villette, incertain de ses intentions, plaidant en lui-même le pour et le contre, allongeant le chemin pour assurer ses idées. C… raconte ses hésitations avec une sorte d'insouciance, mais son récit est si conforme de tous points à ce qu'enseigne l'observation, qu'il ne laisse pas matière à un doute. Le crime accompli, et nous n'avons pas à redire comment il l'a été, la crise est épuisée.

C… se dénonce lui-même. Confronté avec le cadavre de sa mère, il ne marque aucune émotion et semble se complaire, alors comme aujourd'hui, à énumérer les motifs qui l'ont fait agir.

Ajoutons que depuis 1875, C… a subi une transformation inconsciente dont témoignent des preuves positives.

Jusque-là, il avait vécu correct dans la forme, étonnant par ses allures tous ceux qui se trouvaient en contact avec lui, mais ne donnant prise à aucune plainte.

En septembre 1875, il est arrêté et condamné pour vagabondage; le 24 et le 28 décembre de la même année, le 3 janvier 1878, nouvelles arrestations pour le même délit.

Pour qui a pu suivre l'existence de ces malades atteints d'une lésion cérébrale larvée et qui ne prend pas les aspects de la folie, ces défaillances répétées à courts intervalles accusent un état de mal et une préparation à des troubles plus menaçants, sans que ni l'inconduite, ni la débauche, n'aient fourni leur appoint ou, pour ainsi dire, leur excuse.

À Mazas, où il est soumis à une surveillance assidue, où nous avons multiplié nos visites, C… ne se dément pas. Tantôt parleur, tantôt silencieux, sombre avec ses compagnons de captivité qui s'en effrayent, incapable de mesurer la valeur et la portée de ses actes, toujours sur la défensive, interrogeant du regard avant de répondre, ne questionnant jamais, convaincu à la fois qu'il a eu tort en fait, mais qu'en principe il avait raison, nous ne l'avons pas surpris, plus que les surveillants, en proie à un accès de délire, en dehors de ses réminiscences d'empoisonnement.

Est-ce à dire que l'inculpé jouisse de sa raison pleine, et doive être considéré comme entièrement responsable? nous ne le croyons pas.

C… rentre dans une catégorie de malades qui représentent une exception dans la population courante des asiles.

Jusqu'au jour où un acte étrange, un crime inexplicable a contraint de se poser la question de leur sanité d'esprit, ils passent pour des gens bizarres et n'appellent pas de mesures coercitives.

Expansifs, violents comme quelques-uns, ou sombres comme C…, ils éveillent une impression vague, mais ne justifient pas une conviction précise. On a peur d'eux, sans savoir d'où naît et où peut aboutir cette crainte. Les médecins les plus expérimentés ne vont pas et ne doivent pas aller au delà. C'est quand l'explosion a eu lieu qu'on remonte vers le passé et qu'on découvre la maladie qui a couvé à l'insu du malade.

Les épileptiques représentent l'expression la plus achevée de ces affections cérébrales impulsives revenant par accès, mais il s'en faut qu'ils en représentent le seul type.

C… n'est pas épileptique; ses crises cérébrales n'ont ni l'instantanéité, ni l'inconscience, ni l'imprévu des attaques comitiales. Lentes dans leur évolution, elles se préparent plus ou moins longuement; beaucoup d'entre elles avortent, et le trouble se réduit aux impulsions inoffensives que nous avons énumérées. Le jour où la crise finale éclate, après une incubation durable, elle emprunte à l'épilepsie quelques-uns de ses caractères.

Pour affirmer la maladie, il faut trouver réunis les deux éléments; celui de la lésion cérébrale permanente, et celui de la propulsion plus soudaine en réalité qu'en apparence, et qui clôt l'accès. On ne saurait méconnaître que ces deux ordres de symptômes décisifs existent chez C…, et c'est pour en prouver l'existence que nous avons dû dresser le long exposé qui précède. L'affection cérébrale, traumatique ou non, mais qui a débuté dans la première enfance et s'est prolongée pendant des années, a été l'origine certaine du mal. À partir de son invasion, C… est devenu et est resté un malade. Dans les intervalles demi-lucides, on le trouve ombrageux, plus troublé de caractère que d'intelligence, capable de dissimuler ses tendances, ou incapable de les affirmer. Aux périodes critiques, il se laisse d'abord entraîner à un délire limité de persécutions, puis il s'excite à froid, peu à peu, au hasard des irritations, méditant dans le vide les événements dont il se croit victime, plus ruminant que raisonnant, mais dans un stade comme dans l'autre, hors d'état de préserver absolument sa liberté de pensée ou d'action.

Ces oscillations confuses de l'intelligence excluent les délires continus, mais pour se produire sous un autre aspect, et tout en ne répondant pas à la définition populaire de la folie, le désordre n'en est pas moins profond.

Notre avis formel est que la maladie cérébrale dont C… est atteint, et dont nous avons énoncé les principaux signes, annule chez lui la responsabilité presque complètement.

CH. LASÈGUE, É. BLANCHE.

Conformément à ces conclusions, C…, comparut devant les assises et fut condamné à huit ans de travaux forcés, le jury et la cour ayant admis, suivant notre avis, la maladie à titre d'atténuation.

Voici enfin quelques-unes des réflexions si éminemment instructives et intéressantes dont M. le Dr Lasègue a accompagné ce rapport:

«C… n'était certainement pas dans un état d'aliénation continu tel que la vie sociale lui fût interdite. Était-il sujet à des crises qui le privaient à des degrés variables, ou de la conscience de ses actes, ou de la libre délibération sans laquelle aucun acte n'est volontaire?

Les perversions permanentes de l'intelligence prêtent peu à la discussion. Elles sont ou ne sont pas. À l'égal des affections organiques du coeur, elles appartiennent à toute heure à l'observation. Que la maladie soit aiguë ou chronique, qu'elle se montre dans un paroxysme ou durant une rémission, ce sont des différences de degré; le fond demeure et se constate.

Il en est autrement, au point de vue médico-légal, des formes intermittentes où les accès sont séparés par des intervalles de santé morale, absolue ou relative. L'expert, qui n'est plus un témoin, ne dispose que de renseignements douteux, et son enquête rétrospective n'a pas la certitude que comporte une constatation directe.

L'épilepsie est le type suprême des délires à brusque invasion et à cessation non moins brusque; on a rendu à la science un signalé service en l'étudiant sous ses modalités d'ailleurs peu variées, mais on s'écarterait de la vérité en la représentant comme représentant tous les cas possibles.

Déjà, à l'occasion d'un procès criminel des plus dramatiques (affaire Th…; Archives générales de médecine, janvier 1875) nous avons, le Dr Blanche et moi, montré que des crises impulsives, épileptoïdes par quelques-uns de leurs caractères, plus soudaines en apparence qu'en réalité, se prolongeant pendant des heures et des journées, pouvaient survenir en dehors de toute atteinte d'épilepsie vraie.

Le cas de C… appartient à une autre espèce.

Tous les médecins savent qu'un homme frappé par une affection cérébrale profonde se manifestant par des symptômes comateux, délirants, paralytiques, convulsifs, guérit de la crise sans guérir forcément de la maladie. Après des semaines, des mois, des années, apparaissent de nouveaux accidents reliés à l'attaque initiale par une attache pathologique incontestable. Ce ne serait pas excéder la vérité que de dire que la guérison absolue est plus près de l'exception que de la règle; la comparaison populaire du feu couvant sous la cendre s'applique à merveille à ces espèces banales. C'est à cette catégorie qu'appartient C…, frappé d'une affection cérébrale énorme dans son enfance, étrange, incomplet, pendant sa vie, soumis à des poussées inégales quant à leur intensité ou à leur durée, variables quant à leur forme, et dont notre rapport donne un aperçu sommaire.

En résumé, l'espèce dont je viens de résumer les principaux traits se reconnaît aux caractères suivants: ictus initial, répétitions de crises séparées par des intermissions ou des rémissions plus ou moins complètes et plus ou moins durables, ne se reproduisant pas sous un type et avec une durée obligatoires, soit chez les divers individus ainsi frappés, soit chez le même malade.»

Dans ce fait, il ne s'agit pas, comme dans ceux qui précèdent, d'un inculpé dont le trouble mental fût assez accentué pour entraîner l'irresponsabilité. C… n'est certainement pas un homme dont les facultés intellectuelles soient saines et normales; il a même présenté de véritables accès de délire, mais il ne nous a pas semblé qu'il ait agi sous l'influence exclusive et directe d'un trouble de la raison, et nous avons dû lui attribuer une responsabilité atténuée.

Cette observation sert de transition entre les irresponsables, et les inculpés à responsabilité atténuée ou entière, dont je vais citer encore quelques exemples pour compléter ce travail.

TENTATIVE DE MEURTRE PAR UN JEUNE HOMME ÂGÉ DE MOINS DE 16 ANS SUR SON FRÈRE CADET, AVEC PRÉMÉDITATION ET GUET-APENS.—HÉRÉDITÉ.—MALFORMATION CÉRÉBRALE CONGÉNITALE.—ÉDUCATION DÉFECTUEUSE.—RESPONSABILITÉ LIMITÉE.

Nous, médecins soussignés, commis par ordonnance de M. A. Guillot, juge d'instruction près le Tribunal de la Seine, en date du 7 mai 1877, à l'effet d'examiner au point de vue de l'état mental le nommé J…, Louis, inculpé de tentative d'homicide avec préméditation et guet-apens sur la personne de son frère, après avoir prêté serment, avoir souvent et longuement visité l'inculpé à la Petite-Roquette, avoir recueilli des renseignements sur ses antécédents personnels et de famille, et avoir lu attentivement toutes les pièces du dossier, avons consigné le résultat de notre examen et de nos investigations dans le présent rapport:

J…, Louis, né le 16 septembre 1861, apprenti potier d'étain, est d'une famille où se sont produits des cas nombreux d'aliénation mentale et d'affections cérébrales. Sa grand'mère maternelle est morte aliénée à la Salpêtrière; une tante maternelle aliénée, placée à l'asile de M…, s'est pendue; un oncle maternel a été atteint, l'année dernière, d'un accès de mélancolie suicide pour lequel il a été sur le point d'être traité dans une maison de santé spéciale; un frère de Louis J… est mort récemment d'une méningite tuberculeuse; son autre frère, Alexandre, celui qui a été frappé, a été atteint à l'âge de 3 ans 1/2 d'accidents cérébraux graves avec convulsions, à la suite desquels il est resté affecté de surdité; cette infirmité l'a rendu très-irritable; n'entendant que difficilement et incomplètement, il s'imagine qu'on se moque de lui.

La mère de Louis J… est une femme douce, d'un caractère facile, mais peu intelligente; c'est une tête faible, et à la suite de la mort de son jeune enfant, on a craint qu'elle ne perdît la raison.

Le père, brave et honnête homme, est un type de soldat; gardien de la paix depuis longtemps, il jouit de l'estime de ses chefs, mais dans les dernières années il a donné des signes de fatigue, et en récompense de sa bonne conduite, on le conserve dans un emploi qui est presque une sinécure.

Louis J… n'a pas eu une enfance particulièrement maladive; grêle et d'une constitution débile, il porte des signes de malformations congénitales. Sa tête est asymétrique; les deux bosses frontales ne sont pas égales, la ligne médiane de la voûte palatine est déviée, la face participe à cette déviation.

On le représente généralement comme d'un caractère triste et sombre, quoique serviable et affectueux; ses parents n'ont jamais eu à lui faire de reproches graves; une seule fois, il s'est enivré, et comme on l'en réprimandait vertement, il s'est sauvé de la maison, en criant qu'il n'y reviendrait plus. Plein d'attentions pour sa mère, respectueux vis-à-vis de son père, soigneux des intérêts de son patron, assidu et très-exact à sa besogne, il menait une existence correcte sous les yeux de ses parents.

Bien que ses rapports avec son frère fussent en apparence satisfaisants, il s'élevait de fréquentes querelles entre eux, surtout à l'atelier; la provocation venait souvent du plus jeune, et même, dans une circonstance récente, celui-ci avait blessé son frère aîné d'un coup de pelle à la tête. Louis abusait aussi parfois de la supériorité de sa force physique contre son frère cadet. Une certaine animosité latente semble s'être développée sourdement, peut-être sans que ni l'un ni l'autre en eût conscience. Le plus jeune, et aussi le plus faible, se vengeait par des injures et des provocations des coups qu'il avait reçus; il appelait son frère des noms d'assassins fameux; il n'est pas impossible que celui-ci ait puisé dans les souvenirs que ces noms lui rappelaient une incitation à l'acte qu'il a commis.

Les parents aimaient également leurs enfants, et s'il y avait eu une nuance de prédilection, c'eût été en faveur de Louis.

Les deux frères allaient de temps en temps au spectacle; ils ont assisté à la plupart des drames à sensation; ils lisaient aussi des romans, le cadet plus que l'aîné; le dossier renferme des couvertures de publications illustrées trouvées chez eux, et représentant des scènes de rixe et de meurtre. Ils couchaient dans le même lit, travaillaient chez le même patron; allant et revenant ensemble; toutefois, il arrivait que Louis partait le premier le matin, et se rendait seul à l'atelier; c'est ce qui eut lieu le 5 mai.

La veille, on les avait vus se disputer et se battre dans la cour de la maison où ils travaillaient; Louis, en sa qualité d'ancien, avait été investi d'une certaine autorité sur les autres apprentis; peut-être n'exerçait-il pas avec assez de ménagements son semblant de pouvoir, et son frère n'était pas plus épargné que les autres. Cependant, le soir, chez leurs parents, on ne s'aperçut de rien, et la nuit se passa sans discussions. Ces circonstances préliminaires ont leur valeur, et il importait de les énoncer.

Le 5 mai, Louis part seul, comme nous l'avons dit, pour l'atelier; en y arrivant, il aiguise son couteau. Alexandre vient un peu plus tard et lui demande pourquoi il repasse son couteau; c'est parce qu'il ne coupe pas, répond Louis.

Alexandre descend à la cave, suivant son habitude de chaque matin. Quelques instants après, son frère l'y rejoint et se cache derrière un pilier. Quand Alexandre passe à côté de lui avec un seau de charbon à la main, il se précipite sur lui, sans querelle, sans provocation préalable, et le frappe quatre fois de son couteau; puis il remonte promptement, et rencontrant un ouvrier qui accourait aux cris du blessé, il lui dit d'un ton tranquille qu'il allait chercher le pharmacien.

Il erre toute la journée dans les rues de Paris et dans le jardin du Luxembourg, et vers 5 heures il est arrêté, sans opposer aucune résistance.

Interrogé dans la soirée par M. le Juge d'Instruction, Louis récrimine d'abord contre son frère, prétendant que celui-ci lui «a fait des misères, qu'il l'accuse à faux, qu'il n'est pas vrai qu'il ait aiguisé son couteau, que son frère l'a vu dans la cave, qu'ils y ont causé ensemble, qu'Alexandre l'a appelé vieux cochon et vieux chameau, que c'est alors qu'il l'a frappé, puis d'un ton irrité, il ajoute: Que voulez-vous que je vous dise? Vous prétendez que je fais des mensonges; tout ce que dira mon frère sera la vérité, si vous voulez; qu'avant de mourir, il me charge tant qu'il vous plaira.» Puis conduit à l'Hôtel-Dieu, et confronté avec son frère qui semble être sur le point de rendre le dernier soupir, il change d'attitude, fléchit sur ses jambes, s'arrache les cheveux, et montre le plus grand désespoir; il sa penche vers son frère, l'appelant, lui demandant pardon; Alexandre se soulève avec peine, lui répond d'une voix faible qu'il lui pardonne, et retombe épuisé. Louis est emmené dans le cabinet du Directeur de l'Hôtel-Dieu, et là, avec des cris, des sanglots, et des mouvements convulsifs, il rétracte ses précédentes déclarations, et dit: «Tout ce que je vous ai dit tout à l'heure est faux; mon frère ne m'a pas provoqué; c'est bien pour le frapper que j'ai repassé mon couteau. Papa, papa! Oh! mon Dieu, pardon, Alexandre; laisse moi t'embrasser, Alexandre, Alexandre, il ne me répond pas, il est mort! Ah! il m'avait fait des misères, mais pas assez pour le faire mourir; non, pas assez; j'ai eu tort, moi tout seul, moi tout seul. Assassin, assassin. J'ai tué mon frère; Oh papa, il ne répondra jamais. A-lex-an-dre! qui ne m'a pas embrassé, puisqu'il va mourir, vous me l'avez dit. Caïn! Caïn a tué son frère, moi, je lui ai donné quatre coups de couteau.»

Puis, se tournant vers un des assistants: «C'est mon père, je le vois, mon père, mon père; ton fils, ton fils, vois-tu, c'est un assassin; et c'était demain l'anniversaire de la mort de mon petit frère. Je lui avais acheté une couronne pour la déposer sur sa tombe, et je n'irai pas; je serai à la Roquette, dans un noir cachot. Oui, à la Ro-quet-te.

«Le meurtrier frappe sa victime au grand jour, mais moi, misérable, le fils d'un honnête homme, j'ai frappé dans l'ombre, par jalousie, oui, par jalousie.

«Oh! Alexandre, mais laissez-moi l'embrasser, il est là dans la cave obscure; je l'attends, je lui plonge mon couteau quatre fois, oui, quatre fois; je me sauve comme Caïn, et je dis que je vais chez le pharmacien parce que mon frère s'est fait mal; ce n'était pas vrai, je l'avais tué.

«Meurtrier de ton frère! tu vas mourir; Alexandre, je te vengerai, et je saurai mourir; mon père n'aura plus d'enfants.»

Cette scène, péniblement dramatique, se prolonge plus d'une heure, et M. le Juge d'Instruction remarque que si, par intervalles, Louis paraît sincère dans l'expression de sa douleur, dans d'autres moments son débit emphatique et déclamatoire rappelle celui d'un acteur récitant une scène de mélodrame. Il se demande si Louis ne cherche pas à cacher son indifférence sous des phrases sonores et des exclamations théâtrales. L'interne de garde est mandé, et constate que l'inculpé a le pouls calme, qu'il est parfaitement lucide, quoique sous l'influence d'une surexcitation nerveuse.

Ajoutons que ramené au Dépôt, à la suite de cette scène, Louis était redevenu lui-même, et que le lendemain il demandait des livres et un jeu de cartes. Dix jours après, confronté avec son père, Louis déclare que «son frère était méchant, qu'il le taquinait, parce qu'étant sourd, il croyait toujours qu'on disait du mal de lui; il assure que l'idée lui est venue de le frapper le matin quand il a repassé son couteau, qu'il a hésité, qu'enfin il s'y est décidé, qu'il a été satisfait au moment où il a porté le premier coup, qu'ensuite il a frappé sans savoir ce qu'il faisait, qu'aujourd'hui il en a bien du regret, qu'il mérite le nom de Billoir que son frère lui donnait; il s'agenouille, pleure et demande pardon.»

Dans nos entrevues répétées nous avons trouvé le prévenu, enfantin, obéissant pendant le cours de la visite à des impressions mobiles et contradictoires, tantôt déprimé, tantôt excitable, récriminant ou témoignant de son repentir. Il était facile de faire varier ses dispositions apparentes sans qu'on pût discerner s'il obéissait à un sentiment vrai, ou s'il cédait à l'arrière pensée d'intéresser ses interlocuteurs.

J… comprenait au mieux les questions, ses réponses timidement articulées témoignaient de la réserve défiante qu'on constate si souvent chez les enfants. On comprend combien sont limités les interrogatoires qui s'adressent à un jeune sujet dont l'intelligence ne dépasse pas un étroit questionnaire.

Une fois que nous étions partis, J… reprenait son indifférence et sa sérénité, revenant à ses goûts de jeu et à ses distractions favorites. Les surveillants ne se plaignaient ni de son obéissance, ni de sa conduite, mais il n'éveillait en eux aucune sympathie. De fait, on avait peine, en causant avec lui, à se fier à la sincérité de ses regrets ou de ses larmes; si peu favorable que fût notre impression, et tout en découvrant le dessous d'une nature vicieuse, nous ne pouvions nous dissimuler les chances d'erreur, ni méconnaître les signes d'infériorité cérébrale, accusés à la fois par les antécédents héréditaires et par les malformations évidentes de la face et du crâne.

Ces défectuosités, visibles et palpables, s'imposent au médecin, sans effort d'interprétation, et sont d'une valeur irrécusable. Leur existence ne permettrait pas d'affirmer que des troubles nerveux se produiront fatalement, encore moins d'en prévoir la nature; mais quand un fait inattendu, ou une perversion étrange vient éveiller l'attention, on doit scientifiquement en tenir compte.

Les déformations crâniennes représentent un mode de transmission héréditaire tout particulier. Les ascendants n'ont pas transmis une maladie définie, analogue à celles dont ils pouvaient être atteints, mais ils ont donné le jour à une progéniture dégénérée, inférieure, dépourvue d'équilibre nerveux, capable des pires entraînements, sans aboutir forcément à la folie confirmée. Impulsifs ou instinctifs, ces infirmes de naissance viennent au monde avec des aptitudes pathologiques tantôt durables, tantôt passagères, qui échappent aussi bien à la prévision qu'au classement, et qui ne s'accommodent pas aux lois plus stables des maladies. J… rentre dans un de ces types. Peut-être s'il n'avait pas été provoqué par les injures de son frère, peut-être même s'il n'avait pas été troublé profondément par la mort de son frère le plus jeune, qui paraît lui avoir causé une excessive émotion, ces appétits de violence n'auraient-ils pas fait explosion. Il fallait à la prédisposition dont témoignent et la conformation vicieuse et l'hérédité, l'appoint d'une excitation vive.

Dans ces conditions qui ne sont rien moins qu'exceptionnelles, la question de responsabilité prend une face toute spéciale. Il ne s'agit pas d'un aliéné commandé par des conceptions délirantes invincibles, mais d'un demi-malade entraîné par des idées passionnées auxquelles il ne sait opposer qu'une résistance insuffisante, faute d'une conformation organique égale à celle des autres hommes.

J… a certainement prémédité l'agression, certainement il n'a pas subi une de ces impulsions instantanées que la réflexion n'a le temps ni de corriger ni même d'amoindrir; il pouvait se défendre dans une certaine mesure, et il ne l'a pas fait.

La responsabilité de ses actes ne peut lui être enlevée, mais il nous semble qu'elle n'est pas entière et que les antécédents que nous avons exposés la diminuent notablement.

Depuis qu'il est soumis au régime de la maison de détention correctionnelle, J… paraît s'être amélioré physiquement et même moralement. On est en droit d'espérer que sous l'influence d'une discipline ferme et éclairée, continuée jusqu'à ce qu'il ait atteint l'âge de 21 ans, J… peut gagner encore, l'infériorité de conformation dont on constate chez lui l'existence étant de celles qui s'atténuent par le fait d'une évolution soigneusement et habilement dirigée.

À Paris, le 25 juillet 1877,

CH. LASÈGUE, É. BLANCHE.

Ce qu'il y a de remarquable et d'instructif dans cette affaire, c'est l'influence de l'hérédité et des malformations cérébrales congénitales sur le degré de résistance aux mauvaises tentations.

J… compte plusieurs aliénés parmi ses ascendants; sa mère est une faible d'esprit; son père est atteint d'un affaiblissement intellectuel prématuré; le frère qu'il a frappé est resté sourd à la suite d'accidents cérébraux graves avec convulsions dans sa première enfance; un autre frère est mort d'une méningite; lui-même a la tête asymétrique, et la face déviée ainsi que la scissure de la voûte palatine.

Les parents de J…, qui sont d'ailleurs de très-braves gens, n'ont pas veillé avec une sollicitude éclairée sur l'éducation de leurs enfants. Les deux frères J… ont lu beaucoup de mauvais romans ornés d'images représentant principalement des scènes de meurtre; ils allaient aux théâtres de drames, et ils avaient l'imagination farcie d'aventures romanesques et sanglantes. Le cadet, rendu soupçonneux par sa surdité, était susceptible et taquin; l'aîné abusait souvent avec lui de sa force physique, ce dont le cadet se vengeait en appelant son frère des noms d'assassins fameux; de là des luttes fréquentes qui ne dépassaient pas la limite des coups que l'on échange entre camarades, mais qui avaient fini par altérer les sentiments d'affection réciproque des deux frères.

Les choses en seraient peut-être restées à ce point si J… n'avait éprouvé une commotion très-violente de la mort de son jeune frère; depuis cet événement on avait remarqué un changement dans son humeur, et son système nerveux avait certainement subi un profond ébranlement.

C'est dans cet ensemble de conditions que s'est produite la tentative de meurtre.

Le fait accompli, J… n'en a d'abord qu'une conscience vague; il fuit, et erre toute la journée; vers le soir, il se laisse arrêter; il commence par chercher à se disculper en rejetant la faute sur les provocations incessantes de son frère; son langage trahit encore la colère et la haine; puis, confronté avec son frère qui semble menacé d'une mort prochaine, ses sentiments naturels se réveillent, il éclate en sanglots et en transports de désespoir; quelques instants après il redevient absolument calme et mange de bon appétit.

En somme, antécédents héréditaires fâcheux, vices congénitaux de conformation; pas d'actes qui excèdent la moyenne de ceux auxquels se livrent les enfants vicieux. Grande perturbation attribuée au chagrin que lui cause la mort de son frère, excitation cérébrale croissante caractérisée par de l'agitation, de l'irritabilité, des inégalités plus saillantes de caractère. Tentative de meurtre. La crise passée, retour à l'état habituel; l'appoint de l'excitation cérébrale a seul disparu, mais rien n'est changé au fond de la nature, et dans nos nombreuses entrevues avec J… nous avons toujours été frappés de son accent peu sincère et de son égoïsme, qu'il ne réussissait pas à dissimuler sous des expressions d'affection pour ses parents et de repentir.

Toutefois, nous avions constaté que les soins physiques et moraux dont il était l'objet dans la maison des jeunes détenus avaient sur lui une influence favorable, et en lui attribuant une responsabilité limitée, nous avions demandé qu'il fût maintenu jusqu'à sa majorité sous le régime correctionnel.

Le jury l'a acquitté, et J… a été rendu à sa famille.

HÉRÉDITÉ.—ÉPILEPSIE.—ALCOOLISME.—TENTATIVES DE SUICIDE.—VOL.—TENTATIVES D'HOMICIDE.—RESPONSABILITÉ ATTÉNUÉE.

G…, âgé de 45 ans, marié, est fils d'un père aliéné et d'une mère morte d'apoplexie cérébrale. Un de ses enfants est épileptique, et un de ses neveux s'est brûlé la cervelle. G… est atteint d'épilepsie; il a eu la première attaque à l'âge de 15 ans; une seconde survint peu de temps après, et depuis, elles se sont reproduites 12 fois, avec des intervalles de deux, trois et quatre années. G… a fait deux tentatives sérieuses de suicide; l'une en 1852 et l'autre en 1875.

Au mois de janvier 1877, il a eu un accès d'alcoolisme aigu dont il a été traité à l'asile de Ville-Évrard.

Engagé volontaire, d'abord dans la marine, puis dans l'armée de terre, il a été grièvement blessé devant Sébastopol. Mis à la retraite, il a reçu la médaille militaire.

Depuis, son existence a été des plus désordonnées: successivement inspecteur de commissariat de police, garde-champêtre, représentant de commerce, employé dans diverses administrations publiques, expéditionnaire dans une étude de notaire, planton à la Banque de France, il ne peut conserver aucune position, tantôt révoqué, tantôt démissionnaire, et enfin il en est réduit à sa pension militaire.

Marié deux fois, séparé judiciairement de sa femme qu'il avait abandonnée avec cinq enfants, il rencontre une fille B…, pour laquelle il conçoit une violente passion, dont il a un enfant, et qu'il rend si malheureuse qu'elle rompt avec lui; il la poursuit de ses instances, mais sans réussir à la ramener. Exaspéré, il la menace de l'assassiner.

Sans emploi, presque dénué de ressources, ne vivant que d'expédients et d'emprunts, le plus souvent ivre, il commet un vol. Pris de remords, il ne voit pour lui de refuge que dans la mort; il achète un couteau, bien décidé, dit-il, à en finir avec une vie qui lui est insupportable.

Toutefois, avant de mourir, il veut avoir une dernière entrevue avec sa maîtresse; il lui écrit pour la supplier de le recevoir, et dans sa lettre, après l'avoir rassurée sur ses intentions à son égard, il lui avoue le vol qu'il a commis, et lui annonce sa résolution de se tuer.

La fille B…, terrifiée par les menaces de son amant et incrédule à ses promesses, le dénonce à la police comme un voleur, et demande à être protégée contre ses poursuites.

G… la guette, et au moment où elle sort de chez elle, il s'approche pour lui parler, et est arrêté; les agents les emmènent tous deux, et presqu'aussitôt G… frappe la fille B… d'un coup de couteau.

Quand je le visite à Mazas, G… est calme et lucide; il ne cherche pas à se disculper des actes qu'il a commis, en les attribuant à un trouble de raison; il me déclare qu'il savait parfaitement ce qu'il faisait quand il à volé, et quand il a frappé la fille B… il s'est laissé emporter par l'indignation d'être trahi par une femme qu'il aimait passionnément, et qui pour se débarrasser de lui l'avait livré à la justice. Il se reconnaît coupable et ne demande que de l'indulgence.

Cette observation est intéressante en ce qu'on y trouve réunis l'hérédité, l'épilepsie, l'alcoolisme, deux tentatives de suicide, et comme crise finale, une tentative d'homicide, et qu'on peut y suivre les effets de ces diverses influences et l'intensité de plus en plus marquée des impulsions auxquelles G… a successivement cédé, sans perdre toutefois conscience de ses actes.

C'est d'abord une grande inconsistance d'esprit, l'inaptitude à des occupations régulières, un besoin immodéré de mouvement.

Dans une seconde période, des passions violentes, une existence aventureuse, des excès de boisson, le dénûment, la misère, des accès de désespoir, des tentatives de suicide; puis, une troisième période dans laquelle on trouve d'abord une impulsion au vol que rien dans les antécédents de G… ne pouvait faire prévoir, et enfin, l'impulsion qui détermine une tentative d'homicide.

Ainsi a vécu, ainsi a agi G…

D'une constitution cérébrale originellement défectueuse, épileptique, ivrogne, il était prédisposé aux impulsions contre lesquelles ses facultés mal équilibrées ne lui donnaient pas une force normale de résistance, mais, sauf un accès court de délire alcoolique, il n'a pas présenté de véritables troubles de la raison; ce n'est pas un aliéné. Il reconnaît d'ailleurs que dans les actes dont il est inculpé il savait ce qu'il faisait.

Il n'y avait donc pas lieu à le considérer comme irresponsable, et je n'ai demandé pour lui qu'une atténuation de responsabilité, en me fondant sur ses antécédents héréditaires et sur la névrose dont il est atteint.

G… a été condamné à dix ans de réclusion.

CONDITIONS DÉFECTUEUSES D'HÉRÉDITÉ CÉRÉBRALE.—PARESSE—IVROGNERIE.—TROUBLES INTELLECTUELS À PEINE APPRÉCIABLES ET SÉPARÉS PAR DE LONGS INTERVALLES.—ABSENCE DE CRISES IMPULSIVES.—DOUBLE MEURTRE.—RESPONSABILITÉ ATTÉNUÉE.

Commis par arrêt de la Cour d'assises de Seine-et-Marne, séant à Melun, en date du 11 mai 1877, à l'effet d'examiner, au point de vue de l'état mental, le nommé M… (Gédéon), inculpé d'homicides, Nous, Médecins soussignés, après avoir prêté serment entre les mains de M. Blanquart-des-Salines, juge d'instruction au tribunal de la Seine, après avoir pris connaissance des pièces du dossier, et avoir longuement et à plusieurs reprises, soit ensemble, soit séparément, visité l'inculpé au dépôt de la Préfecture de police, avons consigné le résultat de notre examen et de nos investigations dans le rapport suivant:

M…, âgé de 27 ans, sabotier, demeurant au hameau de l'E…, commune de Saint-R…, Seine-et-Marne, a l'aspect d'un ouvrier de la campagne, robuste et bien portant. Son attitude et sa physionomie sont tristes, mais calmes; il se présente convenablement, et il répond avec beaucoup de netteté et du ton le plus naturel aux questions que nous lui adressons.

Sans les nombreuses entrevues que nous avons eues avec M…, nous n'avons remarqué chez lui ni le désir de se disculper des actes qu'il a commis, ni l'intention de cacher les sentiments qui l'y ont poussé. Nous allons reproduire exactement ce qu'il nous a dit:

«M… est sabotier de son état; pendant la belle saison, il travaille aux champs; il a été à l'école, il aime la lecture; il a gardé ses livres, et il les lit de temps en temps; c'est surtout l'histoire qui lui plaît. Il s'est marié il y a trois ans. Quand il l'a épousée, sa femme avait 17 ans; elle était servante de ferme; elle était gentille; il l'aimait bien; il n'avait pas eu de relations avec elle avant le mariage. Pendant les premiers mois ils ont fait bon ménage. Ils sont restés chez son père jusqu'à la naissance de leur fille; quand sa femme a été accouchée, ils se sont installés chez eux à l'E… C'est alors que sa femme a commencé à ne plus travailler, et quand il lui faisait des observations, elle lui disait des sottises; elle lui fichait des injures, et lui disait de faire lui-même de la cuisine, s'il voulait en manger; elle se portait bien, elle n'était pas faible; elle ne faisait que s'occuper de son enfant et le promener; il ne trouvait jamais son repas prêt en rentrant; il devait le préparer lui-même; ça lui faisait perdre du temps; il y avait souvent des querelles, et toujours pour le même motif; quand il lui faisait des reproches, elle parlait d'aller se noyer. Malgré leurs querelles, ils couchaient toujours ensemble; sa femme était enceinte de cinq mois environ, quand il l'a tuée, et il l'a tuée parce qu'elle était une paresseuse; l'enfant, il l'a tuée, parce qu'elle aurait été déshonorée par la société, comme étant la fille d'un meurtrier. Il y a cinq ou six mois, un homme avec qui il avait fait des affaires lui a donné une paire de pistolets; il les a rapportés chez lui, et les a serrés après les avoir montrés à sa femme; à ce moment il n'avait pas la pensée de s'en servir pour tuer sa femme; ce n'est que deux ou trois mois plus tard que la pensée lui en est venue; il avait le désir de la tuer, mais il n'osait pas le faire; l'idée lui est venue de long, et elle est devenue de plus en plus habituelle; à la fin, il ne pensait plus qu'à cela.

Le 5 février, sans qu'il y ait eu plus de discussion qu'à l'ordinaire, il s'est décidé à faire le coup; sa petite fille était malade, elle avait la diarrhée et elle vomissait; il a été chez le pharmacien chercher des médicaments pour l'enfant; le soir, il a été demander du lait à un voisin pour faire un cataplasme à sa fille; il est rentré sur les huit heures; il a soigné l'enfant avec sa femme jusqu'à minuit; à cette heure-là, il a dit à sa femme de se coucher, que lui, veillerait l'enfant; sa femme s'est couchée; il s'est mis à lire l'histoire de Napoléon Ier, et quand il a vu sa femme bien endormie, sur les deux heures du matin, il est allé prendre les deux pistolets dans un placard près de la cheminée, il est revenu près du lit où sa femme était, et il lui a déchargé un coup de pistolet dans la tête, derrière l'oreille droite; elle a poussé un petit cri, mais n'a pas bougé; ensuite, il a été vers l'enfant qui dormait dans son berceau, et lui a également tiré un coup de pistolet dans la tête; puis, il s'est sauvé en courant, sans regarder ni la mère ni l'enfant; il est allé à Coulommiers pour se rendre à la justice, mais il n'a pas osé se présenter, il a erré toute la journée dans la ville; le garde-champêtre l'a arrêté vers les quatre heures; il n'a fait aucune résistance.»

Tel est le récit que M… nous a fait, chaque fois que nous l'avons visité, et toujours identiquement dans les mêmes termes, et du même accent calme et impassible. Son récit est d'ailleurs absolument conforme à ses dépositions dans le cours de l'instruction judiciaire, ainsi qu'on en pourra juger par les extraits que nous allons donner, et elles le complètent sans le modifier:

«Je ne vivais pas en bonne intelligence avec ma femme, qui refusait de travailler et qui dépensait beaucoup d'argent; je le lui disais, mais nous ne nous sommes jamais frappés; je n'ai jamais menacé ma femme de la tuer; la veille, je n'avais pas eu de discussion avec elle; quand j'ai vu que ma femme dépensait, je me suis mis à manger également de l'argent; je m'enivrais quelquefois.—Ma femme ne pouvait pas se corriger de ses mauvaises habitudes; elle ne travaillait pas bien dans son ménage; nous avions quelques lapins, j'étais obligé d'aller leur chercher moi-même à manger; je ne gagnais pas beaucoup d'argent; j'étais toujours dérangé dans mon ménage; j'étais même obligé de faire ma soupe. Il y a environ huit jours que me voyant à bout de ressources, je formais tous les jours la résolution d'accomplir mon dessein; la veille au soir, il n'y avait plus d'argent à la maison; je n'avais bu que deux ou trois verres de petit vin chez nos voisins; je n'étais pas ivre; j'avais chargé les pistolets il y a trois ou quatre semaines, mais je ne savais pas encore que je tuerais ma femme et mon enfant. J'ai préparé moi-même le cataplasme et l'ai posé à ma fille; si je ne l'avais pas tuée ce jour-là, cela lui aurait fait du bien pour plusieurs jours. J'ai pris la précaution de ne pas me coucher pour ne pas m'endormir afin d'accomplir mon dessein. J'avais préparé le grand couteau pour les achever, si je ne les avais pas tuées du coup. J'ai tué ma fille, parce que j'avais peur qu'elle tombe dans de mauvaises mains après la mort de ma femme, et qu'elle soit mal gouvernée. J'ai été à Coulommiers pour me livrer à la justice; si je ne me suis pas rendu, c'est que je me suis dit que je serais pris dans la journée. Je connais la gravité du crime que j'ai commis; je m'en repens; je n'étais point en état d'ivresse lorsque je l'ai commis; si c'était à recommencer, je ne le ferais pas; pendant la conversation que j'ai eue la veille au soir chez le voisin, je pensais au crime que j'allais commettre.»

Voici ce que M… avait dit à son voisin: «Je suis dans une maison de malheur; il a failli y avoir un assassin. Ferais-tu comme moi? Pardonnerais-tu à ceux qui font de mauvaises choses et qui ont de mauvais penchants?»

Cette conversation avait paru peu ordinaire au voisin, qui avait trouvé M… triste et pas comme d'habitude, mais pas en état d'ivresse. Quant à l'attitude, à la conduite, et au langage de M… pendant la journée qui a suivi la nuit dans laquelle il avait tué sa femme et sa fille, ajoutons à ce qu'il nous en dit lui-même, les renseignements fournis par l'instruction:

«Le double meurtre accompli, M… quitte aussitôt sa maison et se rend à Coulommiers; il y arrive de grand matin; c'était en février; il entre dans le premier cabaret qui s'ouvre; on remarque le désordre de ses vêtements et son air fatigué et abattu; il mange et boit, paie sa dépense, et comme il n'a plus d'argent et qu'il est connu, on lui en offre; il répond: je n'ai plus besoin d'argent, je n'ai plus besoin de travail, je n'ai plus besoin d'emprunt; je vivrai et je serai plus tranquille que toi. Il boit la goutte et dit en souriant: j'ai tué ma femme et mon enfant; puis, s'adressant à voix basse à un de ses parents: si tu savais ce que j'ai fait chez nous, tu me ficherais un coup de couteau; tu entendras demain, mercredi, le nom de M… voler de bouche en bouche, car j'ai tué ma femme et mon enfant. Paie-moi encore une goutte, c'est la dernière que tu me paieras, je viens pour me rendre. On dira que je suis une canaille; je ne ferai pas mes vingt-huit jours de réserviste cette année. Je savais bien que quand je dirais la chose, on ne me croirait pas. Toi, comme ami, je te ferai quelque chose; à toi, comme cousin, je te ferai quelque chose, et je ferai quoique chose à tous mes camarades.»

«Puis M… se met à plaisanter; il dit qu'il est en noce, qu'il est parti en bordée avec des camarades; qu'il est venu à Coulommiers pour des affaires assez graves, qu'il a femme et enfant, mais qu'il n'est pas marié; il ne paraît être ni ému, ni tourmenté; il mange de bon appétit, et cependant on lui entend dire qu'il a perdu son repos, et avec un de ses cousins il s'exalte, il déclame à tort et à travers, il parle de justice, de Melun, et il le quitte en lui disant: je ne te verrai plus ni toi ni mon pays; mais malgré son air égaré, son cousin ne le croit pas. On lui demande si sa femme ne sera pas inquiète de ne pas le voir rentrer le soir. Ah! répond-il, ma femme est bien tranquille, elle ne se tourmente pas; elle et mon enfant sont plus tranquilles que toi et moi; elles sortiront de la maison, quand on viendra les chercher, je les ai tuées; on ne peut être deux dans le même ménage.

Au moment de son arrestation dans la journée, il répond au garde champêtre: c'est moi qui ai fait le fait, et il le suit de bonne volonté; quand on l'interroge sur les motifs de son action, il se tait, et demande à manger, parce qu'il n'a pas mangé depuis le matin, et qu'il a faim.»

Pour achever l'exposé de l'affaire, il nous reste à donner quelques détails sur le caractère, les habitudes et la manière de vivre de M… et de sa femme, ainsi que sur sa famille, et sur les conditions héréditaires dans lesquelles il est né.

M… était généralement considéré comme un homme d'un caractère doux; certains cependant disaient qu'il était taciturne et sournois. Jusqu'à son mariage, il ne semble pas avoir eu une mauvaise conduite; ce n'est que depuis environ deux ans qu'il a commencé à boire, et qu'il est devenu paresseux et oisif. Les témoins disent de lui qu'il aimait à s'amuser; il rentrait souvent ivre le dimanche, et très-tard; il fallait parfois que sa femme allât le chercher au cabaret; elle le grondait, il y avait des disputes, mais l'un et l'autre semblaient s'attacher à cacher ce qui se passait dans le ménage, et ils avaient la réputation de vivre en bonne intelligence.

On s'accorde à représenter la femme comme une personne douce, laborieuse, économe, sans grande expérience, ce qui peut signifier qu'elle n'était pas très-intelligente, mais très-bonne pour son mari, ne se plaignant jamais, de moeurs irréprochables, ce que M… déclare aussi lui-même. M… dépensait beaucoup d'argent pour subvenir à ses goûts, et il s'en procurait en vendant les biens appartenant à sa femme; celle-ci ne s'y opposait pas, et probablement pour éviter des querelles, qui n'étaient déjà que trop fréquentes, elle donnait son consentement à toutes les ventes pour lesquelles il lui demandait sa signature. Il voyait avec regret cette ressource s'épuiser assez vite, et à quelques observations de son beau-père sur ses dépenses exagérées, il avait répondu par des récriminations à l'adresse de son beau-frère, à propos d'un compte de tutelle, dans lequel lui, M…, prétendait avoir été lésé; ce beau-frère était le tuteur de la femme M…, et M… était alors irrité à ce point contre lui qu'il avait dit que «s'il le rencontrait, il lui donnerait un coup de couteau». Dans cette même conversation, M… parla d'un homme qui avait fait tuer sa femme par son batteur, et dit «que lui, ne ferait pas cela, que s'il était mal avec elle, il aimerait mieux la quitter».

M… traitait ses affaires au cabaret; il avait la tête légère, il buvait volontiers, on le grisait pour le rendre plus accommodant, et on lui achetait au-dessous de leur valeur les terres de sa femme.

M… s'amusait souvent, quand il rentrait ivre dans la nuit, à tirer des coups de pistolet pour réveiller le monde, disait-il; il tirait aussi par manière de plaisanterie sur sa femme et son enfant et les effrayait en brûlant des capsules. Il semblerait toutefois que depuis quelque temps M… avait renoncé à ces jeux, et qu'il faisait moins d'excès; sa femme a même déclaré qu'il ne s'était pas dérangé depuis le mois de novembre dernier.

D'après ce que nous avons appris en dehors de l'instruction judiciaire, M… est d'une famille dans laquelle il y a eu, depuis plusieurs générations, de nombreux mariages consanguins. Son père et sa mère sont de braves gens, mais à l'intelligence lente et courte. Sa soeur est atteinte d'une affection nerveuse chronique; elle souffre de dyspepsie, d'entéralgie et de vertiges causés par des troubles fonctionnels de l'estomac; elle est incapable de tout travail, mais elle n'a jamais présenté de désordres intellectuels. Un de ses cousins germains, qui est en même temps son beau-frère, a l'esprit très-borné, et est absolument dénué de mémoire. Enfin, un oncle de M… est mort de paralysie agitante, sans avoir jamais eu la raison troublée.

Quant à M… lui-même, depuis qu'il se livrait à des excès alcooliques, on avait remarqué chez lui comme une surexcitation de la personnalité; il avait une opinion exagérée de son importance; il semblait convaincu que tout devait céder devant sa volonté, et que chacun devait se sacrifier pour lui; il manifestait parfois des inquiétudes au sujet de sa propre sécurité, et il ne serait pas impossible que ce fût cette préoccupation qui l'eût engagé à accepter les pistolets, lorsque son camarade les lui offrit, et qui expliquât aussi pourquoi il lui arrivait assez souvent de tirer des coups de feu pendant la nuit; enfin, d'après la déclaration de son père, M…, depuis deux mois, se plaignait de ne pouvoir travailler, parce qu'il avait le sang à la tête, peut-être trois ou quatre fois par mois.

Telles sont les informations que nous avons recueillies sur M…, sur son caractère, sur ses habitudes, sur ses antécédents de famille et personnels, et sur les circonstances qui ont précédé, accompagné et suivi le double meurtre dont il est inculpé. Il nous reste maintenant à les considérer au point de vue de la mission qui nous est confiée.

Lorsque les magistrats et les jurés sont en présence d'un homme qui déclare tranquillement qu'il a tué sa femme, parce qu'elle ne lui préparait pas régulièrement sa soupe, et qu'il a tué sa fille parce qu'elle aurait été déshonorée comme étant la fille d'un meurtrier, il est impossible qu'ils ne pensent pas que l'inculpé est un insensé dont il est nécessaire de faire examiner l'état mental. Cet examen, nous l'avons fait avec l'attention la plus scrupuleuse; nous l'avons poursuivi pendant de longues séances, et nous n'avons plus qu'à en faire connaître le résultat.

M… est un homme d'une constitution physique vigoureuse; il a la tête bien conformée; ni dans sa figure, ni dans sa physionomie, ni dans ses yeux, on n'observe rien d'anormal; son intelligence, originellement peu étendue, n'a pas été développée par la lecture qui est un de ses passe-temps favoris; il n'est cependant pas absolument sans instruction. C'est un caractère concentré; il parle peu, mais il s'exprime avec netteté.

Nous avons exposé plus haut quelles étaient les conditions de santé de sa famille et ses antécédents héréditaires. Quant à lui, si depuis qu'il se livrait à des excès alcooliques on avait remarqué un certain changement dans ses idées, une certaine exaltation, et même quelques inquiétudes chimériques; si, d'un autre côté, depuis deux mois, suivant le dire de son père, il se plaignait parfois d'avoir le sang à la tête. Nous devons déclarer que dans toutes nos entrevues avec lui il ne s'est jamais plaint de s'être mal porté; il nous a, au contraire, assuré que sa santé était très-bonne; il n'a ni maux de tête, ni étourdissements, et si, sous l'influence de ses excès, il a témoigné d'une certaine excitation mentale, soit en parlant avec exagération de son importance et de sa valeur personnelles, soit en exprimant des craintes pour sa propre sécurité, cette modification dans son état cérébral habituel n'a jamais été assez prononcée pour que nous puissions y voir un trouble quelque peu notable et durable de la raison, causé par l'intoxication alcoolique. D'ailleurs, il paraîtrait que depuis quelque temps, il était devenu plus sobre, et tous les témoins sont unanimes à déclarer que la veille de la nuit où il a tué sa femme et sa fille il n'était dans un état ni d'ivresse, ni même de surexcitation.

Nous n'avons découvert chez M… aucune trace de conceptions délirantes, ni d'illusions des sens, ni d'hallucinations; il n'a pas non plus cédé à un de ces entraînements instantanés, irrésistibles, tels qu'on en observe chez les épileptiques, chez les vertigineux, et aussi chez certains malades qui présentent des symptômes d'affections cérébrales à évolution périodique ou rémittente, puisque de son propre aveu, il pensait depuis plusieurs semaines à faire ce qu'il a fait.

M… n'étant ni un idiot, ni un imbécile, ni un épileptique, ni un vertigineux, ni un impulsif, ni un halluciné, ni un alcoolisé, qu'est-il donc?

C'est un paresseux d'une intelligence limitée, ombrageux, aimant, comme disent les témoins, à s'amuser, avide d'argent, et dépensier quand il s'agissait de se procurer un plaisir, travaillant à son heure, mécontent d'un gain qui lui semblait au-dessous de sa peine, et préférant épuiser son capital en vendant les biens de sa femme. Il avait contracté des habitudes de cabaret auxquelles il lui aurait été incommode de renoncer, et il voyait avec chagrin son avoir diminuer, en même temps que s'augmentait sa responsabilité de père de famille. Si sa femme le laissait libre de disposer de ce qu'elle possédait, et si elle se résignait, non sans querelles, à son inconduite, elle se bornait à soigner son enfant, et ne travaillait pas assez pour remplir le vide que faisait l'oisiveté de son mari. Elle devenait ainsi pour M… une charge, et non une source de produits; un enfant était déjà onéreux, et un second enfant n'allait pas tarder à naître.

Voilà, autant qu'on peut l'induire de ses réponses laconiques, les pensées qui dominaient l'esprit de M…, et avec lesquelles il vivait constamment depuis quelques mois. Ses excès avaient bien pu affaiblir ses facultés, morales et affectives, sans cependant provoquer une maladie caractérisée. M… a résisté pendant quelque temps; il a lutté contre l'idée du meurtre, il l'a repoussée, puis enfin, un jour, il a résolu d'en finir. Il n'a pas demandé au vin une excitation passagère pour lui rendre plus facile l'accomplissement de son dessein. C'est au moment où sa fille était malade, à la fin d'une journée exempte de tout excès, et d'une soirée employée aux soins qu'exigeait la maladie de sa fille, après avoir engagé sa femme à se reposer, en lui promettant de veiller sur l'enfant, et après avoir lu paisiblement pendant deux heures un livre d'histoire, qu'il a été chercher ses pistolets, et les a déchargés sur sa femme et sur son enfant.

Le lendemain, M… est moins calme que la veille; il manifeste par instants, du trouble et de l'émotion, mais il conserve encore cependant une tranquillité extraordinaire; il a conscience de ce qu'il a fait, et parle de lui comme d'un homme qui n'existe plus pour le monde, acceptant d'avance la peine qui doit lui être infligée et à laquelle il ne cherche pas à se soustraire.

Assurément, quand on envisage le mobile auquel a cédé M…, quand on considère sa quiétude avant le meurtre, au moment où il le commet, et son attitude dans les heures qui le suivent, on ne peut se défendre d'une profonde impression d'étonnement; il n'y a là ni colère, ni convoitise, ni un de ces éclats de passion qui déterminent le plus habituellement les crimes et les expliquent, et cependant aucune condition pathologique manifeste n'apparaît comme ayant été la cause et, pour ainsi dire, la raison du double meurtre commis par M…, et nous en sommes réduits à ne pouvoir le rattacher qu'à une succession d'idées étranges, qui ne témoignent ni d'un sens droit, ni d'une raison équilibrée, mais qui ne présentent pas les caractères de la folie, et qui ont pu germer dans l'esprit d'un homme, né dans des conditions défectueuses d'hérédité cérébrale, égoïste, ivrogne, ami du plaisir autant qu'ennemi du travail, moralement affaibli par les excès mais ayant cependant conservé son libre arbitre et la conscience de ses actes.

Une dernière conclusion peut résumer ce travail: si M… n'avait pas commis le double meurtre pour lequel il a été l'objet d'un examen au point de vue de son état mental, aucun médecin ne songerait à l'interner comme aliéné dans un asile, soit à cause de son état actuel, soit en invoquant des troubles antérieurs de santé, continus ou intermittents.

Signé: CH. LASÈGUE, A. MOTET, É. BLANCHE.

Nous n'avons pas à faire ici à un homme présentant les caractères de la folie. M… est né dans des conditions défectueuses d'hérédité cérébrale, son intelligence n'est pas grande, sans être notablement au-dessous du niveau des gens de sa classe; il a même un certain goût pour la lecture des livres sérieux et une certaine instruction, principalement dans les choses de l'histoire.

M… n'est pas non plus un alcoolisé, à proprement parler; si depuis son mariage il fréquentait volontiers les cabarets, s'il s'enivrait assez souvent, ses excès de boisson n'ont produit chez lui que des troubles très-légers et très-passagers, et si ses facultés morales, originellement peu développées, en ont été encore affaiblies, ce n'a jamais été au point de le priver de la faculté d'apprécier ses actes.

D'un autre côté, si M… n'est pas aliéné, ce n'est évidemment pas non plus un homme dont le jugement soit parfaitement sain, et après avoir lu les détails du double meurtre qu'il a commis, les mobiles qui semblent seuls l'avoir inspiré, les circonstances qui l'ont précédé et suivi, on ne peut s'étonner que les magistrats et les jurés aient désiré que M… fût examiné au point de vue de l'état mental. Cet examen ne pouvait pas aboutir à un résultat plus net et plus positif que ne l'était l'état mental de l'inculpé.

En effet, si nous avions trouvé chez M… de ces crises cérébrales décisives et qui ont pour conséquence l'homicide, nous n'aurions pas hésité à le déclarer irresponsable, mais en l'absence de ces crises significatives, nous avons dû conclure qu'il n'était pas aliéné, et nous nous sommes bornés à des considérations tirées de son état habituel et qui étaient de nature à amoindrir sa responsabilité. Le jury, adoptant nos conclusions, a accordé à M… les circonstances atténuantes. En conséquence, M… a été condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Dans le courant d'avril dernier, un assassinat commis au milieu de la journée, dans une rue très-fréquentée, causait une immense émotion dans Paris. Un marchand avait fait entrer un garçon de recettes dans son magasin et l'avait tué pour le voler. Arrêté immédiatement, l'assassin avait avoué son crime.

Au cours de l'information, et dans des circonstances que le rapport fait connaître, nous avons été chargés, M. le Dr Motet et moi, de constater l'état mental du prévenu. À la suite d'un examen minutieux, nous avons déclaré M… responsable de ses actes. Le jury a rapporté un verdict de culpabilité, en accordant les circonstances atténuantes.

M… a été condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Le 20 avril 1878, à 1 heure de l'après-midi, un homme, la tête nue, sort en courant d'une boutique de la rue Saint-Lazare, n° 50; presqu'au même instant, un autre homme sort de la même boutique, pousse le cri: Arrêtez-le! assassin! chancèle, et tombe sur le trottoir. On arrête immédiatement celui qui fuyait, c'était M…, marchand brocanteur, locataire de la boutique n° 50.

On s'approche de l'homme qui était tombé; il était couvert de sang; on le relève et on le transporte dans une pharmacie voisine où il expire presqu'aussitôt. C'était S…, garçon de recettes de la Société générale.

Le concierge de la maison de la rue Saint-Lazare, n° 50, attiré par le bruit, vient dans la rue, voit un attroupement, y va, et reconnaît son locataire M… que des gardiens de la paix emmenaient au commissariat de police; il l'y suit, et là lui dit: Malheureux, qu'avez-vous fait? M… répond d'abord: «Ma femme et mes enfants». Puis, «J'avais besoin d'argent». Quatre heures plus tard, interrogé par M. le juge d'instruction, M… «reconnaît qu'il frappé S… avec le couteau qu'on lui représente,» et il ajoute: «J'étais dans le besoin, ayant des dettes; privé de l'argent nécessaire pour payer mon loyer échu depuis le quinze de ce mois, j'ai vu passer le nommé S…, garçon de recettes, que je ne connaissais pas; je l'ai prié d'entrer chez moi pour me donner la monnaie de billets que je n'avais pas. Après être entré, S… a fermé la porte de mon magasin; je lui ai demandé, je crois, la monnaie de mille francs; pendant qu'il était en train de la compter sur mon petit bureau, je suis allé dans ma cuisine chercher le couteau que vous me représentez, et je suis revenu près de S…, et, sans rien dire, je lui ai porté le coup qui lui a donné la mort.

«Je n'ai fait entrer S… chez moi que pour le voler et me procurer l'argent dont j'avais besoin. Quand j'ai vu S… tomber sur les tapisseries qui étaient au milieu de mon magasin, j'ai ouvert ma porte, et je me suis sauvé.»

Telles sont les circonstances dans lesquelles a été commis l'assassinat dont M… est inculpé; telle a été l'attitude, telles ont été les déclarations de M…, au moment même de l'assassinat, et dans les premières heures qui l'ont suivi ces déclarations, il les a renouvelées et les a même complétées au cours de l'instruction.

Après avoir dit que la pensée de tuer S… pour le voler lui était venue à l'esprit au moment où il avait aperçu le garçon de recettes dans la rue, il a avoué qu'il avait formé ce projet depuis quelques jours, poussé qu'il était par son besoin d'argent, et par la nécessité de s'en procurer à tout prix pour éviter les poursuites et la saisie.

Dans les dépositions des témoins, dans le langage et la tenue de M…, rien n'était apparu qui fût de nature à faire suspecter l'intégrité de la raison de l'inculpé; ses réponses avaient toujours été nettes et précises; ses aveux étaient complets; il n'alléguait aucune excuse, aucune circonstance atténuante.

L'information touchait donc à son terme, lorsque la femme de M… apporta au magistrat-instructeur une note dans laquelle elle affirmait qu'a des époques, déjà assez éloignées d'ailleurs, son mari avait donné des signes de trouble mental dont elle n'avait jamais parlé ni à lui ni à d'autres, et qu'elle croyait de son devoir de faire connaître à la justice: une première fois, il y a neuf ans, M… avait été pris d'une attaque; il se serait mis à courir dans le jardin avec un panier qu'il s'était attaché au corps; puis, il serait tombé comme une masse se débattant un moment, et serait resté par terre environ une demi-heure sans qu'on pût le relever; avec l'aide de voisins, on l'aurait porté dans sa chambre, où il se serait agenouillé devant le lit de ses enfants en pleurant et en leur demandant pardon. Le lendemain, il serait resté abattu, ne se rappelant rien, et on ne lui en avait pas parlé pour ne pas lui faire de la peine.

Second fait: En 1875, à Dieppe, M… se serait mis à bousculer des caisses énormes dans son magasin, il aurait saisi un grand couteau qui se trouvait accroché à une planche de la cuisine, et s'en serait donné un coup dans la poitrine, si sa femme n'avait pu saisir le couteau à temps; elle se serait ensuite sauvée avec ses enfants, en poussant un cri qui avait attiré un passant auquel elle aurait dit, comme explication, que c'étaient des caisses qui avaient failli les écraser.

Dans une troisième occasion, au mois de décembre 1877, étant allé sur la tombe de sa mère qu'il aimait tendrement, au moment de se recueillir, il se serait mis à rire avec une physionomie égarée.

Enfin, étant en bateau avec son fils, il aurait fait des contorsions et des mouvements saccadés qui auraient effrayé l'enfant, au point que celui-ci n'aurait plus aimé à sortir seul avec son père.

     C'est alors que nous avons été chargés d'examiner l'état mental de
     M…

Pour que cet examen fat complet, nous ne nous sommes pas bornés à rechercher si les faits allégués par la femme M… s'étaient passés comme elle le prétendait, s'ils avalent présenté le caractère qu'elle leur donnait, si on pouvait les rattacher à un état morbide se manifestant par accès, et, comme conséquence, si l'acte du 20 avril pouvait avoir quelque analogie d'origine avec les actes qui avaient eu lieu notamment en 1869 et 1875; nous avons étudié M…, ses antécédents de famille, ses antécédents personnels, son caractère, ses penchants, ses goûts, ses habitudes, et nous avons cherché à bien préciser quel était son état mental à l'époque où a eu lieu le meurtre dont il est inculpé.

M… est fils d'un père qui vit encore et qui n'a jamais été atteint de troubles cérébraux; il a perdu sa mère, il y a dix-huit mois; elle a succombé à une affection organique de l'estomac; elle était, dit-on, peu intelligente, se laissait absolument dominer par son mari, mais son infériorité mentale n'était pas telle qu'il y ait lieu d'en tenir compte comme prédisposition héréditaire.

Un cousin germain de M…, âgé de 22 ans, est épileptique.

M… est âgé de 41 ans, de taille moyenne, bien constitué, et de tempérament nerveux. D'un caractère très-vif, il était cependant d'humeur facile dans son intérieur, plein d'affection pour sa femme et ses enfants. Réputé très-habile connaisseur en objets d'art, c'était chez lui une véritable passion, et jadis il lui est parfois arrivé de s'imposer des privations pour devenir possesseur d'un tableau qu'il désirait. D'habitudes sombres, sa grande distraction était la promenade sur la rivière.

Dans notre première entrevue, il nous dit qu'il jouit d'une excellente santé; que depuis une fièvre typhoïde qu'il a eue vers l'âge de 15 ans, et dont il s'est rétabli rapidement, il ne se rappelle pas avoir été malade, qu'il a seulement de temps en temps des maux de tête, de courte durée, mais jamais ni étourdissements, ni vertiges, ni pertes de connaissance, qu'autrefois il avait quelques douleurs de rhumatisme, mais qu'il n'en a pas souffert l'hiver dernier.

Interrogé sur la disposition d'esprit dans laquelle il était à l'époque du meurtre, il nous répond qu'il était triste et préoccupé parce qu'il se voyait dans l'impossibilité de faire face à ses engagements; il n'avait pas pu payer le terme du 15 avril, et il demandait des remises de jour en jour. Le 19, il était moins tourmenté, nous dit-il, parce qu'il espérait faire une vente dans la matinée du 20; il avait bien dormi, et était venu de bonne heure à Paris, comptant sur un acheteur qui devait le tirer d'embarras, mais le client espéré ne se présenta pas; M… avait promis de payer son terme dans la journée, et il n'en avait pas l'argent. C'est alors que voyant venir le garçon de recettes, il eut, nous dit-il, la pensée de le faire entrer dans sa boutique, sous prétexte de lui demander de la monnaie, et avec l'intention de le tuer pour le voler.

Telles sont exactement les premières réponses que M… nous fit. Il ne nous avait rien dit des faits mentionnés par sa femme; mais comme il était allégué, au moins pour un de ces faits que M… ne se l'était pas rappelé, et qu'on ne lui en avait pas parlé; avant d'interroger de nouveau M… nous voulûmes entendre sa femme. Elle nous répéta ce que contient sa note écrite et qui est reproduit plus haut. Elle ajouta qu'il était tombé deux fois à l'eau. Nous lui avons demandé en outre si son mari n'avait pas quelquefois uriné au lit la nuit sans s'en apercevoir et s'il ne se plaignait pas d'étourdissements. Elle nous répondit qu'elle se souvenait qu'il avait uriné une fois au lit, et qu'il s'était plaint quelquefois d'étourdissements.

Lorsque nous revîmes M…, notre but principal était de bien constater s'il n'avait aucun souvenir des faits dont sa femme nous avait informés, et nous dirons tout de suite que si M… n'en avait gardé aucune trace dans la mémoire, ces faits auraient eu, à nos yeux, une valeur que ne leur ont pas laissée les explications qu'il nous a données dans la seconde conversation que nous avons eue avec lui.

Voici, en effet, ce que M… nous a dit dans cette seconde conversation:

«Je me souviens très-bien d'avoir eu un malaise à Argenteuil; c'était à la suite d'une discussion avec ma femme. Je me suis mis en colère (je suis assez vif); je suis resté par terre dans le jardin pendant quelque temps, mais je n'ai pas été malade à la suite de cela; je suis venu le lendemain à Paris comme d'habitude.

«Quant à l'affaire de Dieppe, je m'en souviens très-bien aussi. C'était à cause d'un objet que j'avais acheté. Ma femme m'a reproché de l'avoir payé trop cher; il y a eu une discussion; j'ai eu une scène avec ma femme, et, dans un mouvement de vivacité, j'ai brisé différentes choses, et j'ai voulu me frapper avec un couteau. Cela a attiré du monde dans la maison, et, pour ne pas dire ce qui en était, on a dit que je voulais mettre des caisses en ordre et que j'étais tombé. Je me rappelle très-bien maintenant.

«Vous me demandez si j'ai eu des étourdissements lorsque je suis tombé à l'eau. Une fois, je suis tombé en retirant l'ancre de mon canot; j'ai fait un faux mouvement; une autre fois, il faisait grand vent, mon canot a chaviré.—J'ai eu de la peine à gagner le bord, parce que le courant était très-fort, que j'avais des bottes et un vêtement très-épais; j'étais épuisé en arrivant sur la berge; c'était un accident.

Quant à avoir uriné au lit la nuit, il me semble bien qu'on m'a dit un jour qu'on avait du faire sécher mes draps que j'avais mouillés.»

Nous interrogeons alors de nouveau M. sur les circonstances dans lesquelles s'est accompli le meurtre dont il est inculpé.

Il nous avoue qu'il avait des dettes qu'il ne pouvait acquitter, qu'il avait promis le jeudi 18, à deux de ses créanciers de leur donner un fort à-compte le surlendemain, 20 avril, et qu'il s'était en outre engagé à payer le même jour son propriétaire; que c'est la nécessité absolue de se procurer de l'argent qui lui a inspiré la pensée de ce qu'il a fait, qu'il n'a d'abord pensé qu'a s'emparer de l'argent, après avoir tué l'homme, et qu'il aurait songé plus tard à se débarrasser du cadavre.

À ce qu'il nous avait déjà dit, il ajoute qu'il se rappelle avoir rencontré le matin un de ses amis sur le boulevard, mais qu'il ne se souvient pas bien de leur conversation, qui a été très-courte; il nous parle de la visite qu'il a faite en arrivant chez lui au concierge de la maison, et de sa promesse de payer son terme dans la journée; il nous raconte tous les détails du meurtre, la lutte qu'il a eue avec S…, et comment, saisi de frayeur, il s'est sauvé dans la rue. Ses souvenirs sont très-précis, et il nous a donné toutes ces explications, simplement, sans efforts et presque sans réticences.

Les déclarations et les aveux de M… constituent un ensemble de circonstances et de faits qui ne comportent pas l'existence, le jour où a eu lieu l'acte incriminé, d'un trouble de l'intelligence, si subit et si passager qu'il eût pu être, et qui prouvent, au contraire, que M… était en pleine possession de ses facultés, maître de ses déterminations, et non dominé par une influence morbide irrésistible.

Après les déclarations de la femme M…, c'était cette influence morbide qu'il était de notre devoir de rechercher, et les faits qui nous étaient révélés et présentés avec une apparition soudaine, imprévue, une évolution rapide, suivis d'une perte complète de mémoire, nous indiquaient suffisamment dans quelle voie devaient être dirigées nos investigations.

Les épileptiques seuls ont de ces crises qui se bornent parfois à des actes excentriques et bizarres, qui déterminent d'autres fois des scènes de violence, et qui n'aboutissent que trop souvent à des meurtres. Nous devions donc examiner scrupuleusement quel aurait été le véritable caractère des accès qui nous étaient signalés, si anciens qu'ils fussent, si rares et si éloignés les uns des autres qu'ils eussent été.

C'est M… qui nous a donné lui-même les explications dont il ne soupçonnait pas l'importance et qui réduisent énormément la valeur des troubles passagers qu'il aurait éprouvés en 1869 et en 1875. Mais, en admettant même que ces troubles aient eu l'importance qu'on voudrait leur attribuer, ils n'ont certainement exercé aucune influence notable sur les facultés intellectuelles de M…, et on ne saurait trouver dans les circonstances où a été accompli le meurtre dont il est inculpé aucun des caractères que l'on observe dans les homicides commis par les épileptiques.

Les épileptiques meurtriers appartiennent en effet à trois classes distinctes:

Les uns, soit avant, soit après une attaque convulsive ou simplement vertigineuse, sont pris tout à coup d'un accès de fureur aveugle, et poussés par une force irrésistible, se précipitent, frappent au hasard le premier venu, et le tuent, puis, tombent dans un anéantissement profond, et ne se rappellent pas ce qu'ils ont fait.

Ils ne savent ni pourquoi ils ont frappé, ni qui ils ont tué.

Chez d'autres à crise non convulsive, l'impulsion n'éclate pas aussi soudainement et n'est pas aussi rapide dans son évolution; ceux-ci hésitant, luttent contre l'entraînement qui les sollicite, semblent combiner leur agression, et en réalité ne font que parcourir en quelques heures les phases de l'accès qui doit aboutir à l'acte de violence.

D'autres enfin, en dehors des attaques éclamptiques, ont subi une perversion mentale qui s'établit et devient permanente. Ils repassent incessamment dans leur esprit troublé les conceptions délirantes qui les dominent, ils délibèrent longtemps et patiemment, et n'en arrivent à l'acte que lorsque la congestion cérébrale, reconnaissable à ses signes habituels, a acquis une intensité suffisante pour déterminer la violence terminale.

Nous n'avons rien observé chez M… qui put le faire rattacher à une de ces classes de malades. D'après ses propres déclarations et ses aveux, il a été poussé, dans l'acte dont il est inculpé, par des mobiles parfaitement raisonnés; il avait besoin d'argent, et ne savait où en trouver; il a prémédité et combiné le moyen auquel il a eu recours pour s'en procurer.

L'avant-veille et la veille, et le matin même du jour du meurtre, il n'a pas eu l'esprit troublé; il se rappelle tout ce qu'il a fait, sauf peut-être les détails exacts d'une conversation avec un de ses amis, mais cette légère lacune dans ses souvenirs peut être facilement expliquée par la préoccupation où il était. Il se souvient également de tous les détails de l'accomplissement du meurtre, et des circonstances qui l'ont suivi. On est donc là en présence d'un acte réfléchi, voulu, et qui n'a offert, à aucun moment, le caractère des impulsions irrésistibles, ou provoquées, par des conceptions délirantes. En conséquence de tout ce qui précède, nous concluons que:

1° Le 20 avril 1878, M… (Louis-Adolphe), était dans un état mental qui lui laissait le libre exercice de sa volonté et la conscience de ses actes.

2° Les troubles passagers de l'intelligence que M… aurait présentés en 1869, en 1875 et en 1877, n'ont pas pour nous l'importance que la femme M… semble leur donner. En admettant même que M… eût été atteint à plusieurs reprises d'incontinence nocturne des urines, il n'est pas démontré qu'elle puisse être rattachée à des accès de mal comitial.

Nous ne pensons pas que des accidents aussi rares, séparés par des intervalles aussi longs, dont M… a conservé le souvenir, dont il donne une explication acceptable, et auxquels manquent la plupart des caractères habituels des attaques convulsives ou vertigineuses, aient pu avoir une influence sur ses facultés intellectuelles.

3° En conséquence, M… (Louis-Adolphe) doit être considéré comme responsable des actes dont il est inculpé.

Paris, le 27 mai 1878.

Signé: A. MOTET, É. BLANCHE.

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