Ils avaient fait un film sur nous. Le film était adapté d’un livre écrit par un type qu’on connaissait. Le livre était un truc simple : quatre semaines dans la ville où nous avions grandi et c’était un portrait assez juste, pour l’essentiel. Il avait été catalogué comme œuvre de fiction, mais seuls quelques détails avaient été modifiés et nos noms n’avaient pas été changés, et il ne s’y passait rien qui ne se soit réellement passé. Par exemple, il y avait vraiment eu une projection d’un snuff film dans cette chambre de Malibu, un après-midi de janvier, et oui, j’étais sorti sur la terrasse qui donnait sur le Pacifique, et c’était là que l’auteur avait essayé de me consoler en m’assurant que les cris des enfants torturés étaient simulés, mais il avait souri en disant ça et j’avais dû m’éloigner. Autres exemples : ma petite amie avait bien écrasé un coyote dans les canyons au-dessous de Mulholland, et le dîner de Noël au restaurant Chasen avec ma famille, dont je m’étais plaint à l’auteur, avait été fidèlement rendu. Et une fille de douze ans avait bien été victime d’un viol collectif – j’étais dans cette chambre de West Hollywood avec l’écrivain, qui n’avait noté dans le livre qu’une légère réticence de ma part et avait échoué à décrire précisément ce que j’avais vraiment ressenti cette nuit-là – le désir, le choc, à quel point j’avais peur de l’écrivain, ce type blond et solitaire dont la fille avec qui je sortais était tombée vaguement amoureuse. Mais l’écrivain ne devait jamais l’aimer en retour parce qu’il était submergé par sa propre passivité et ne pouvait se rapprocher d’elle, comme elle en avait besoin, et elle s’était donc tournée vers moi, mais c’était déjà trop tard, et comme l’écrivain lui en voulait de s’être tournée vers moi, j’étais devenu le narrateur, beau et ahuri, incapable d’amour ou de gentillesse. C’était comme ça que j’étais devenu le fêtard déjanté qui traversait ce naufrage, en saignant du nez et en posant des questions qui n’appelaient jamais la moindre réponse. C’était comme ça que j’étais devenu le garçon qui ne comprenait pas comment les choses pouvaient marcher. C’était comme ça que j’étais devenu le garçon qui ne sauverait pas la vie à un ami. C’était comme ça que j’étais devenu le garçon qui ne pourrait jamais aimer la fille.

Les scènes du roman les plus mortifiantes étaient celles qui faisaient la chronique de mes relations avec Blair. Et c’était particulièrement mortifiant vers la fin du roman, quand je rompais avec elle dans le patio d’un restaurant qui surplombait Sunset Boulevard, alors que j’étais constamment distrait par une affiche qui annonçait DISPARAÎTRE ICI (l’auteur avait ajouté que je portais des lunettes de soleil quand j’avais déclaré à Blair que je ne l’avais jamais aimée). Je n’avais pas évoqué cet après-midi pénible devant l’auteur, mais il figurait dans le livre dans les moindres détails et c’était à ce moment-là que j’avais cessé de parler à Blair et que je n’avais plus été capable d’écouter les chansons d’Elvis Costello que nous connaissions par cœur (« You Little Fool », « Man Out of Time », « Watch Your Step »), et oui, elle m’avait bien offert un foulard lors d’une fête de Noël, et oui, elle s’était bien approchée de moi en dansant et en mimant les paroles de « Do You Really Want to Hurt Me ? » de Culture Club, et oui, elle m’avait dit que j’étais canon, et oui, elle avait appris que j’avais couché avec une fille que j’avais ramassée au Whiskey une nuit de pluie, et oui, c’était l’auteur qui l’en avait informée. En lisant ces scènes nous concernant, Blair et moi, je m’étais rendu compte qu’il n’était proche d’aucun de nous – à l’exception de Blair, bien sûr, et encore pas même d’elle, vraiment. C’était simplement quelqu’un qui flottait au milieu de nos vies et n’avait pas l’air gêné par sa perception stéréotypée de chacun de nous ou par le fait qu’il dévoilait nos échecs les plus secrets au monde entier, préférant glorifier l’indifférence juvénile, le nihilisme rutilant, donner l’éclat du glamour à toute l’horreur du truc.

Mais être furieux contre lui n’avait pas de sens. Lorsque le livre était paru au printemps 1985, l’auteur avait déjà quitté Los Angeles. En 1982, il s’était retrouvé dans la même petite université du New Hampshire où j’avais tenté de disparaître, et où nous n’avions quasiment eu aucun contact (il y a un chapitre dans son deuxième roman qui se déroule à Camden, dans lequel il fait un portrait parodique de Clay – un geste hostile de plus, un rappel cruel de ce qu’il éprouvait à mon égard : bâclé et pas réellement mordant, plus facile à ignorer que tout ce qui se trouvait dans le premier livre qui me décrivait comme un zombie incapable de s’exprimer et troublé par l’ironie des paroles de « I Love LA » de Randy Newman). À cause de sa présence, je n’avais passé qu’un an à Camden et j’avais été transféré à Brown en 1983, même si je suis encore dans le New Hampshire, à en croire le deuxième roman, au cours du trimestre de l’automne 1985. Je m’étais dit que je n’en avais pas grand-chose à foutre, mais le succès du premier livre avait envahi une partie de mon champ de vision pendant une période péniblement longue. C’était lié en partie au fait que je voulais, moi aussi, devenir écrivain et que j’aurais bien voulu, après l’avoir lu, écrire ce premier roman que l’auteur avait mis sur le papier – c’était ma vie et il l’avait détournée comme un pirate de l’air. Mais j’avais dû rapidement convenir que je n’en avais pas le talent, ni la motivation. Je n’en avais pas la patience. Je voulais seulement m’en sentir capable. J’avais fait quelques tentatives limitées et foireuses, et j’en étais venu à cette évidence, après avoir obtenu mon diplôme à Brown en 1986, que jamais ça n’arriverait.

La seule personne qui ait exprimé un certain embarras ou mépris vis-à-vis du roman, c’était Julian Wells – Blair était encore amoureuse de l’auteur et se fichait du livre, tout comme s’en foutaient la plupart des seconds rôles – mais Julian l’avait méprisé à sa manière, joyeuse et arrogante, qui frisait l’excitation, même si l’auteur avait non seulement révélé la dépendance de Julian à l’héroïne, et aussi le fait qu’il se prostituait – pratiquement – pour payer ses dettes à un dealer (Finn Delaney) et servait d’entremetteur à des hommes en voyages d’affaires, venus de Manhattan, de Chicago ou de San Francisco, dans les hôtels le long de Sunset, depuis Beverly Hills jusqu’à Silver Lake. Julian, défoncé, s’apitoyant sur son sort, avait tout raconté à l’auteur, et il y avait quelque chose dans le fait que le livre avait été lu un peu partout et avait transformé Julian en star qui lui donnait apparemment une sorte de concentration qui flirtait avec l’espoir, et je pense qu’il en était secrètement satisfait parce qu’il n’éprouvait pas le moindre sentiment de honte – il faisait seulement semblant. Et il avait été encore plus excité quand la version cinéma était sortie à l’automne 1987, deux ans à peine après la publication du roman.

Je me souviens que mon état de fébrilité à propos du film avait commencé au cours d’une douce nuit d’octobre, trois semaines avant sa sortie, dans une salle de projection des studios de la 20th Century Fox. J’étais assis entre Trent Burroughs et Julian, qui n’était pas encore désintoxiqué et n’arrêtait pas de se ronger les ongles, de se tortiller d’impatience dans le fauteuil noir luxueux (j’avais vu Blair arriver avec Alana et Kim, et, derrière elles, Rip Millar – je l’avais ignorée). Le film était très différent du livre, en ce sens qu’il n’y avait rien du livre dans le film. En dépit de tout – l’immense douleur que j’avais ressentie, la trahison –, je n’avais pu m’empêcher de reconnaître une vérité pendant que j’étais assis dans cette salle de projection. Dans le livre, tout ce qui me concernait avait eu lieu. Le livre était quelque chose que je ne pouvais tout simplement pas désavouer. Le livre était direct et plutôt honnête, alors que le film n’était qu’un joli mensonge (c’était aussi une merde : riche en couleurs, chargé, mais sinistre et cher, et il n’avait pas rapporté l’argent qu’il avait coûté lorsqu’il était sorti en novembre cette année-là). Dans le film, j’étais joué par un acteur qui me ressemblait davantage que le portrait de mon personnage dans le livre : je n’étais pas blond, je n’étais pas bronzé, et l’acteur non plus. J’étais aussi devenu, soudain, la boussole morale du film, débitant des propos tirés tout droit du jargon des Alcooliques anonymes, reprochant à chacun sa manière d’user de la drogue et essayant de sauver Julian (« Je vais vendre ma voiture, dis-je, menaçant, à l’acteur qui interprète le dealer de Julian. Tout ce qui sera nécessaire »). C’était un peu moins vrai pour l’adaptation du personnage de Blair, joué par une fille qui avait réellement l’air d’avoir fait partie de notre groupe – nerveuse, sexuellement facile, vulnérable. Julian était devenu une version sentimentalisée de lui-même, incarnée par un clown talentueux, au visage triste, qui a une aventure avec Blair et s’aperçoit ensuite qu’il doit la laisser partir parce que je suis son meilleur pote. « Sois gentil avec elle, dit Julian à Clay. Elle le mérite. » L’hypocrisie absolue de cette scène avait dû faire blêmir l’auteur. Me souriant secrètement à moi-même avec une satisfaction perverse au moment où l’acteur prononçait cette réplique, j’avais alors jeté un coup d’œil en direction de Blair dans l’obscurité de la salle de projection.

Pendant que le film défilait sur l’écran géant, les réverbérations de l’agacement commençaient à se faire sentir dans l’auditorium silencieux. Les spectateurs – l’ensemble des personnages du livre – prenaient rapidement conscience de ce qui était arrivé. Le film avait laissé tomber tout ce qui rendait le roman si réel parce que, en aucun cas, les parents qui dirigeaient la maison de production ne voulaient montrer leurs enfants sous l’éclairage sombre adopté par le livre. Le film implorait notre sympathie tandis que le livre n’en avait rien à foutre. Et les attitudes vis-à-vis de la drogue et du sexe s’étaient brusquement modifiées entre 1985 et 1987 (et un changement de politique dans la production n’avait pas arrangé les choses), de telle sorte que le texte d’origine – étonnamment conservateur, en dépit de son immoralité apparente – avait dû être revu. La meilleure façon d’apprécier le film, c’était de le considérer comme un film noir des années 1980, moderne – la photographie était à couper le souffle –, et je soupirais en voyant les images défiler, à peine capable de me concentrer sur quelques éléments seulement : les détails nouveaux et charmants concernant mes parents m’avaient modérément amusé, tout comme Blair quand elle avait découvert son père divorcé en compagnie de sa petite amie, la veille de Noël, plutôt qu’avec un garçon du nom de Jared (le père de Blair était mort du sida en 1992, alors qu’il était encore marié avec la mère de Blair). Mais ce dont je me souvenais le mieux de cette projection au mois d’octobre, vingt ans plus tôt, c’était le moment où Julian avait saisi ma main ankylosée sur l’accoudoir qui séparait nos fauteuils. Et il l’avait fait parce que, dans le livre, Julian vit, mais dans le scénario, il fallait qu’il meure. Il fallait qu’il soit puni de tous ses péchés. C’était ce qui avait été exigé dans le film (par la suite, en tant que scénariste, j’ai appris que c’était exigé dans tous les films). Au cours de la scène, les dix dernières minutes du film, Julian m’avait regardé, sidéré, dans l’obscurité. « Je suis mort, avait-il murmuré. Ils m’ont fait mourir. » J’avais marqué un temps d’arrêt avant de lâcher en soupirant : « Et pourtant tu es toujours ici. » Julian s’était tourné vers l’écran de nouveau et, très vite, la fin était arrivée, le générique passant en surimpression sur les palmiers, tandis que je ramène (chose improbable) Blair dans mon université et que Roy Orbison gémit une chanson où il est question de la vie qui s’en va.

Le vrai Julian Wells n’était pas mort d’une overdose dans une décapotable rouge cerise sur la route de Joshua Tree, pendant que les voix d’un chœur s’amplifiaient sur la bande-son. Le vrai Julian avait été assassiné vingt ans plus tard, son corps jeté derrière un immeuble abandonné de Los Feliz, après avoir été torturé à mort dans un autre endroit. Son crâne avait été fracassé – son visage défoncé avec une telle violence qu’il s’était en partie replié sur lui-même – et il avait été poignardé si brutalement que le médecin légiste de la police de LA avait pu compter cent cinquante-neuf blessures provenant de trois couteaux différents, de nombreuses entailles se superposant les unes aux autres. Son corps avait été découvert par un groupe de gamins, des étudiants à Cal-Arts, qui roulaient dans les rues de Hillhurst dans une BMW décapotable à la recherche d’une place où se garer. Lorsqu’ils avaient aperçu le corps, ils avaient cru que la « chose » posée près de la poubelle était – et je cite le premier article du Los Angeles Times en première page de la section Californie, consacré au meurtre de Julian Wells – « la bannière étoilée ». J’avais dû m’arrêter quand j’étais tombé sur ces mots et reprendre la lecture de l’article depuis le début. Les étudiants qui avaient trouvé Julian avaient pensé que c’était la bannière étoilée parce que Julian portait un costume Tom Ford blanc (costume qui lui appartenait, mais qu’il ne portait pas le soir de son enlèvement), et leur réaction initiale paraissait assez logique dans la mesure où la veste et le pantalon étaient tachés de longues traînées rouges (Julian avait été déshabillé avant d’être tué, puis rhabillé). Si le corps ressemblait à la bannière étoilée, alors où était le bleu, n’avais-je cessé de me demander. Et j’avais fini par comprendre : c’était sa tête. Les étudiants des beaux-arts avaient pensé que c’était la bannière étoilée à cause de son visage ratatiné qui avait pris une couleur bleue si sombre qu’il en était presque noir, du fait que Julian avait perdu tellement de sang.

Mais, au fond, j’aurais dû m’en rendre compte bien plus tôt puisque, à ma façon, c’était moi qui avais conduit Julian jusque-là et j’avais vu ce qui lui était arrivé dans un autre film – très différent.

La Jeep bleue commence à nous suivre sur la 405 quelque part entre LAX et la sortie de Wilshire. Je le remarque simplement parce que les yeux du chauffeur se sont fixés plusieurs fois sur le rétroviseur en haut du pare-brise à travers lequel mon regard s’est égaré sur les feux de position rouges qui s’écoulaient vers les collines, ivre sur la banquette arrière, un hip-hop de mauvais augure résonnant sur la stéréo, mon téléphone scintillant sur mes genoux à cause des SMS que je ne peux pas lire et que m’envoie l’actrice que j’ai draguée plus tôt dans l’après-midi, dans le salon des premières classes d’American Airlines à JFK (elle m’a lu les lignes de la main et nous avons ri tous les deux), et des autres messages, totalement confus, de Laurie à New York. La Jeep suit la berline sur Sunset, passant devant les grandes maisons couvertes de guirlandes électriques de Noël et je mastique nerveusement les bonbons à la menthe de ma boîte en fer-blanc Altoids, sans parvenir à masquer mon haleine chargée de gin, et puis la Jeep prend le même virage à droite et roule en direction du Doheny Plaza, nous collant comme un enfant qui se serait perdu. Mais quand la berline s’engage dans l’allée, le voiturier et le type de la sécurité redressent la tête, sous le palmier imposant où ils fumaient leur cigarette, et la Jeep semble hésiter avant de poursuivre sur Doheny en direction de Santa Monica Boulevard. L’hésitation prouve qu’elle nous filait. Je titube hors de la voiture et j’observe la Jeep ralentir pour tourner dans Elevado Street. Il fait doux, mais je frissonne dans un pantalon de survêtement élimé et un blouson à capuche Nike déchiré, dans lequel je flotte depuis que j’ai perdu du poids cet automne, les manches mouillées à cause du verre que j’ai renversé pendant le vol. Il est minuit en décembre et j’ai été absent depuis cinq mois. « J’ai l’impression que cette voiture nous suivait, dit le chauffeur en ouvrant le coffre. Elle n’a pas arrêté de changer de file en même temps que nous. Elle nous a collés au train jusqu’ici.

— Qu’est-ce qu’elle nous voulait, vous croyez ? » dis-je.

Le portier de nuit, que je ne reconnais pas, descend la rampe qui va de la réception à l’allée pour m’aider à porter mes bagages. Je laisse un pourboire indécent au chauffeur et il remonte dans la berline et il repart sur Doheny pour chercher son prochain client à LAX, qui arrive de Dallas. Le voiturier et le type de la sécurité hochent la tête en silence au moment où je passe devant eux pour suivre le portier dans le hall. Le portier place mes bagages dans l’ascenseur et dit, avant que les portes ne se referment et ne lui coupent la parole : « Content de vous revoir. »

En longeant le couloir Art déco au quinzième étage du Doheny Plaza, je prends conscience du léger parfum de pin et puis j’aperçois une couronne accrochée sur la porte noire à double battant du 1508. Et, à l’intérieur de l’appartement, un arbre de Noël occupe discrètement un coin de la salle de séjour, avec sa guirlande électrique blanche qui clignote. Dans la cuisine, une note de la femme de ménage me rappelle ce que je lui dois, avec la liste de ce qu’elle a acheté et, à côté, la petite pile de courrier qu’elle n’a pas fait suivre à l’adresse de New York. J’ai acheté l’appartement, il y a deux ans – pour quitter l’El Royale après dix ans de location –, aux parents d’un fêtard fortuné de West Hollywood qui avait fait entièrement redécorer l’endroit et, après une nuit de fête, était mort dans son sommeil, de façon inattendue. Le décorateur que le type avait engagé venait de terminer le travail, et les parents du mort avaient précipitamment mis l’appartement en vente. Une décoration minimale dans des tonalités douces de beige et gris, du parquet partout et des éclairages encastrés, l’appartement ne dépasse pas les cent dix mètres carrés – une grande chambre à coucher, un bureau, une salle de séjour immaculée ouvrant sur une cuisine futuriste et stérile – mais l’immense baie vitrée qui court sur toute la longueur de la salle de séjour coulisse sur cinq panneaux que j’ouvre pour aérer l’appartement, et le vaste balcon carrelé de blanc donne sur un panorama épique de la ville qui comprend les gratte-ciel du centre, les forêts sombres de Beverly Hills, les tours de Century City et de Westwood, et s’étend jusqu’à Santa Monica et au bord du Pacifique. La vue est époustouflante sans être pour autant un tableau consacré à la solitude dans les grandes villes ; c’est plus intime que celle dont bénéficie un ami qui vit dans Appian Way, qui surplombe la ville de telle sorte qu’on a un peu l’impression de contempler un vaste monde abandonné, disposé en quadrilatères anonymes, une vue qui confirme que vous êtes bien plus seul que vous ne l’imaginez, une vue qui inspire de fugaces pensées de suicide. La vue depuis le Doheny Plaza est presque tactile, au point qu’on peut quasiment toucher les bleus et les verts du Design Center sur Melrose. Du fait qu’il domine le reste de la ville, c’est un bon endroit pour me cacher quand je travaille à LA. Ce soir, le ciel a une teinte violette et il y a de la brume.

Après m’être versé un large verre de la bouteille de Grey Goose qui est restée dans le freezer depuis mon départ précipité en août dernier, je m’apprête à allumer les lumières sur le balcon, mais je suspends mon geste et me déplace lentement dans l’ombre du toit. La Jeep bleue est garée au coin d’Elevado et de Doheny. À l’intérieur de la Jeep, l’éclat phosphorescent d’un téléphone portable. Je m’aperçois que la main qui ne tient pas la vodka s’est maintenant fermée en un poing serré. La peur m’envahit de nouveau tandis que j’observe la Jeep. Et puis un éclair de lumière : quelqu’un a allumé une cigarette. Derrière moi, la sonnerie du téléphone retentit. Je ne réponds pas.

La raison que je me suis inventée pour revenir à Los Angeles : le casting en cours des Auditeurs. Le producteur, qui m’avait fait venir pour adapter le roman « compliqué » dont le film s’inspirait, avait été à ce point soulagé quand je m’étais décidé qu’il avait presque aussitôt engagé un réalisateur enthousiaste, et tous les trois, nous avions entamé une véritable collaboration (en dépit d’une négociation tendue au cours de laquelle mon avocat et manager avait insisté pour que je sois aussi mentionné comme producteur au générique). Ils avaient déjà sélectionné les acteurs pour les quatre rôles adultes principaux, mais le choix des rôles de leurs enfants était plus compliqué et plus spécifique, et le réalisateur et le producteur voulaient que j’y participe. C’est la raison officielle de ma présence à LA. Mais, en réalité, revenir ici est une excuse pour m’échapper de New York et de tout ce qui a pu m’arriver là-bas cet automne.

Le portable vibre dans ma poche. Je le regarde avec curiosité. Un SMS de Julian, avec qui je n’ai pas eu le moindre contact depuis plus d’un an. Tu rentres quand ? Tu es là ? On se voit ? Presque instantanément, la ligne principale se met à sonner. Je vais dans la cuisine et je jette un œil à l’appareil. Identité cachée. Numéro caché. Au bout de quatre sonneries, la personne qui appelle raccroche. Quand je regarde dehors de nouveau, la brume continue à dériver au-dessus de la ville, enveloppant tout.

Je vais dans mon bureau sans allumer les lumières. Je lis mes e-mails sur toutes mes messageries : rappel d’un dîner avec les Allemands qui financent un scénario, un autre rendez-vous avec le réalisateur, mon agent pour la télé qui me demande si j’ai fini le pilote pour Sony, deux jeunes acteurs qui veulent savoir ce qui se passe avec Les Auditeurs, une série d’invitations à diverses fêtes de Noël, mon coach à Equinox – il a entendu dire par un autre client que j’étais de retour – qui se demande si j’ai l’intention de réserver quelques séances. J’avale un Ambien pour pouvoir m’endormir puisqu’il n’y a pas assez de vodka. Quand je vais à la fenêtre de la chambre et que je baisse les yeux vers Elevado, la Jeep démarre, les phares s’allumant au même instant, et tourne sur Doheny, roule en direction de Sunset, et dans le placard je trouve quelques affaires laissées par une fille qui a vécu ici l’été dernier et, soudain, je n’ai aucun désir de savoir où elle peut bien être en ce moment. Je reçois un autre SMS de Laurie : Tu as toujours envie de moi ? Il est presque quatre heures du matin dans l’appartement en bas d’Union Square. Tant de gens sont morts l’année dernière : l’overdose involontaire, l’accident de voiture à East Hampton, la maladie inattendue. Les gens disparaissaient tout simplement. Je m’endors en entendant la musique qui provient de l’Abbey, une chanson d’autrefois, « Hungry Like the Wolf », se détachant à peine du brouhaha qui monte de la boîte de nuit, me transformant pendant un long moment en quelqu’un de jeune et vieux à la fois. La tristesse : elle est partout.

La première a lieu au Chinese Theater ce soir et il s’agit d’un film qui a vaguement à voir avec le combat contre le mal, une situation d’une artificialité si évidente que le film peut devenir confus en toute impunité, ce qui va persuader les producteurs de faire pression pour obtenir des prix et des récompenses, d’ailleurs une campagne est déjà en cours, et je suis en compagnie du réalisateur et du producteur des Auditeurs et nous dérivons avec la foule sur Hollywood Boulevard en direction du Roosevelt pour la réception qui suit la projection, là où les paparazzi s’agglutinent devant l’entrée de l’hôtel, et je vais immédiatement m’emparer d’un verre au bar pendant que le producteur disparaît aux toilettes et que le réalisateur reste à mes côtés, rivé à son portable avec sa femme qui est en Australie. Lorsque je parcours du regard la salle sombre, rendant leur sourire à des gens que je ne connais pas, la peur me saisit de nouveau et très vite elle est partout, elle ne cesse de s’infiltrer : elle est dans le succès prévisible du film que nous venons de voir, elle est dans les questions séduisantes des jeunes acteurs concernant les rôles possibles dans Les Auditeurs, et elle est dans les SMS qu’ils envoient en s’éloignant, le visage luisant à la lumière de leur portable, en traversant la caverne qu’est le hall d’entrée, et elle est dans le bronzage vaporisé et les dents blanchies. « J’étais à New York pendant quatre mois » est mon mantra, et un sourire sans expression, mon masque. Finalement, le producteur surgit de derrière un arbre de Noël et dit : « Tirons-nous d’ici », puis un truc à propos d’une ou deux fêtes dans les collines, et Laurie ne cesse d’envoyer des SMS de New York (Hé. Toi), et je n’arrive pas à me débarrasser de l’idée que quelqu’un dans cette pièce me suit. Des flashs qui crépitent offrent une distraction, mais la peur blême est de retour dès que je prends conscience que la personne qui était dans cette Jeep bleue est probablement dans la foule.

Nous partons vers l’ouest sur Sunset dans la Porsche du producteur et puis nous remontons Doheny en direction de la première des deux fêtes où Mark veut passer, le réalisateur nous suivant dans une Jaguar noire, et nous commençons à accélérer après les rues à noms d’oiseaux jusqu’à ce que nous apercevions un voiturier. Des petits sapins décorés entourent le bar auprès duquel je me tiens, en faisant semblant d’écouter un acteur grimaçant me raconter ce qui se prépare pour lui et en fixant d’un œil d’ivrogne la fille sublime qui l’accompagne, les chansons de Noël de U2 noyant absolument tout, les types en costumes de Band of Outsiders alignés derrière un sofa surbaissé, de couleur ivoire, se faisant des lignes sur une longue table basse, et lorsque quelqu’un m’en propose une je suis tenté, mais je décline, sachant où ça va me mener. Le producteur, légèrement pété, doit se rendre dans une autre fête à Bel Air et je suis suffisamment ivre pour le laisser m’arracher à celle-ci, même si une chance de baiser se profilait. Le producteur veut que je rencontre quelqu’un à la fête de Bel Air, ce sont les affaires à Bel Air, sa présence à Bel Air est censée prouver quelque chose quant à son statut, et mes yeux errent sur les garçons, qui n’ont même pas l’âge de conduire, en train de nager dans la piscine chauffée, sur les filles en string et talons hauts qui traînent du côté du jacuzzi, sur les sculptures manga dans tous les coins, sur une mosaïque de jeunesse, sur un endroit où vous n’avez plus vraiment votre place.

Dans la maison sur les hauteurs de Bel Air, le producteur me lâche et je circule de pièce en pièce, et je perds le sens de l’orientation quelque temps, quand je tombe sur Trent Burroughs, et tout se complique alors que j’essaie de trouver le rythme de la fête, et puis, dans un accès de sobriété, je m’aperçois que c’est la maison dans laquelle vivent Trent et Blair. Il n’y a qu’une solution, boire un autre verre. Le fait que je ne conduise pas n’est en rien une consolation. Trent est en compagnie d’un manager et de deux agents – tous gays, un fiancé à une femme, les deux autres toujours dans le placard. Je sais que Trent couche avec le plus jeune des agents, un blond avec des fausses dents, d’une beauté si fade qu’elle n’est même pas l’imitation d’un genre. Je m’aperçois que je n’ai rien à dire à Trent Burroughs au moment où je lui annonce :

« J’étais à New York pendant quatre mois. » La musique de Noël New Age ne parvient pas à réchauffer les vibrations glaciales. Tout à coup, je ne suis plus sûr de rien.

Trent me regarde en hochant la tête, un peu déconcerté par ma présence. Il sait qu’il est obligé de me dire quelque chose. « Alors, c’est génial pour Les Auditeurs. Ça va vraiment se faire.

— C’est ce qu’on me dit. »

Une fois que la non-conversation a démarré, nous entrons dans une zone floue, évoquant un supposé ami commun, quelqu’un du nom de Kelly.

« Kelly a disparu, lance Trent, d’une voix tendue. Tu sais quelque chose ?

— Ah ouais ? Euh, attends, qu’est-ce que tu veux dire ?

— Kelly Montrose. Il a disparu. Personne ne sait où le trouver. »

Silence. « Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Il est allé à Palm Springs, dit Trent. Ils pensent qu’il a peut-être rencontré quelqu’un sur Internet. »

Trent a l’air d’attendre une réaction. Je me contente de le fixer.

« C’est étrange. » Ma voix est à peine audible et mon ton ennuyé. « Euh… est-ce qu’il n’a pas tendance à faire ça ? »

Trent me regarde comme s’il venait d’obtenir la confirmation qu’il attendait et puis il laisse son dégoût apparaître.

«  Tendance ? Non, Clay, il n’a pas tendance à faire ça.

— Trent… »

En s’éloignant de moi, Trent ajoute : « Il est probablement mort, Clay. »

Sur la véranda qui surplombe l’énorme piscine éclairée, bordée de palmiers couverts de guirlandes électriques blanches de Noël, je fume une cigarette en découvrant un autre SMS de Julian. Je lève les yeux de mon portable au moment où une ombre glisse lentement hors de l’obscurité et c’est un instant tellement dramatique – sa beauté et ma réaction – que je dois rire, et elle se contente de me dévisager en souriant, peut-être un peu stone ou ivre. C’est le genre qui me ferait peur d’habitude, mais ce soir ce n’est pas le cas. L’allure générale est blonde, saine, Middle West, distinctement américaine, pas du tout ce qui m’attire en général. C’est une actrice, de toute évidence, parce que les filles qui ont cette allure ne viennent pas ici pour autre chose, et elle continue de me dévisager comme si c’était un défi. Donc, j’ose.

« Vous voulez un rôle dans un film ? » lui dis-je, un peu titubant.

La fille sourit toujours. « Pourquoi ? Vous avez un film dans lequel vous voulez me faire jouer ? »

Puis le sourire se fige et s’efface rapidement tandis que son regard se posa derrière moi.

Je me retourne et je plisse les yeux pour voir la femme qui s’approche de nous, éclairée à contre-jour par la pièce qu’elle vient de quitter.

Lorsque je me tourne de nouveau, la fille s’éloigne, sa silhouette soulignée par la lueur de la piscine, et depuis l’obscurité le bruit d’une fontaine, et puis la fille est remplacée.

« C’était qui ? demande Blair.

— Joyeux Noël.

— Pourquoi es-tu ici ?

— J’étais invité.

— Non, tu ne l’étais pas.

— Des amis m’ont amené.

— Des amis ? Félicitations. »

« Joyeux Noël » est de nouveau tout ce que j’ai à offrir.

« Qui était la fille avec qui tu parlais ? »

Je jette un coup d’œil dans l’obscurité. « Je ne sais pas. »

Blair soupire. « Je croyais que tu étais à New York.

— Je vais et je viens. »

Elle se contente de fixer ses yeux sur moi.

« Ouais. » Et puis : « Toujours heureux, Trent et toi ?

— Pourquoi tu es venu ici ce soir ? Avec qui es-tu ?

— Je ne savais pas que c’était chez toi, dis-je, le regard fuyant. Je suis désolé.

— Pourquoi est-ce que tu ne sais pas ces choses-là ?

— Parce que tu ne m’as pas parlé depuis deux ans. »

Un nouvel SMS de Julian me demande de le retrouver au Polo Lounge. Comme je ne veux pas rentrer chez moi, je me fais déposer par le producteur au Beverly Hills Hotel. Dehors, dans le patio, près de la rampe chauffante, Julian est assis sur une banquette, le visage phosphorescent parce qu’il est en train de taper un message sur son portable. Il lève la tête, sourit. Dès que je me glisse sur la banquette, un serveur apparaît et je commande une Belvedere avec des glaçons. Lorsque je me tourne vers Julian avec un air interrogateur, il tapote une bouteille d’eau minérale Fiji que je n’avais pas encore remarquée et dit : « Je ne bois pas. »

J’absorbe l’information et je l’évalue brièvement. Parce que… tu dois conduire ?

— Non, répond-il. Je suis sobre depuis un an environ.

— C’est un peu radical. »

Julian jette un coup d’œil à son portable, puis vers moi.

« Et comment ça se passe ? Dis-je.

— C’est dur. » Il hausse les épaules.

« Tu es plus joyeux maintenant ?

— Clay…

— On peut fumer ici ? »

Le serveur m’apporte mon verre.

« C’était comment, la première ? demande Julian.

— Pas une âme en vue, dis-je dans un soupir, en étudiant le large verre de vodka.

— Et tu es de retour de New York ? Pour combien de temps ?

— Je ne sais pas encore. »

Il fait une nouvelle tentative. « Et Les Auditeurs, ça en est où ? » Il a l’air soudain intéressé, en essayant de m’entraîner dans le même monde.

Je le regarde, puis je réponds prudemment. « C’est en cours. Nous en sommes au casting. » J’attends aussi longtemps que je peux, puis j’avale mon verre d’un trait et j’allume une cigarette. « Pour une raison qui m’échappe, le producteur et le réalisateur pensent que ma contribution a de l’importance. De la valeur. Ce sont des artistes. » Je tire une taffe de ma cigarette. « Pour tout dire, c’est un gag.

— Je trouve ça cool, répond Julian. Ça te permet de contrôler, non ? » Il réfléchit. « Ce n’est pas une plaisanterie. Tu devrais prendre ça au sérieux. Je veux dire, tu es aussi un des producteurs… »

Je lui coupe la parole. « Pourquoi tu te préoccupes de ça ?

— C’est important et…

— Julian, c’est un film. Pourquoi tu te préoccupes de ça ? Ce n’est qu’un film de plus.

— Peut-être pour toi.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Que, pour les autres, ça représente peut-être autre chose. De plus significatif.

— Je vois ce qui te fait dire ça, mais il y a un truc un peu vampirique là-dedans. »

À l’intérieur, le pianiste enchaîne des riffs de jazz sur des chants de Noël. Je me concentre sur la musique. Je suis déjà déconnecté de tout. C’est ce moment de la nuit où j’entre dans la non-zone et je n’en sors plus.

« Qu’est devenue cette fille que tu voyais ? demande-t-il.

— Laurie ? À New York ?

— Non, ici. L’été dernier. » Il s’interrompt. « L’actrice. »

J’essaie de rester silencieux, mais je n’y parviens pas. « Meghan, dis-je, l’air détaché.

— C’est ça. » Il fait traîner les mots.

« Je n’en ai aucune idée, vraiment. » Je soulève le verre, je fais tourner la glace.

Julian me regarde innocemment, les yeux légèrement écarquillés. Il est clair qu’il a des informations qu’il veut me révéler. Je me rends compte que j’étais assis ici, sur la même banquette, un après-midi avec Blair, à une autre époque, ce dont je ne me serais jamais souvenu si je ne l’avais pas vue ce soir.

« Nous sommes perdus encore une fois, Julian ? dis-je en soupirant. Nous allons jouer une autre scène ?

— Hé, tu étais parti longtemps et…

— Comment est-ce que tu es au courant ? On ne se voyait pas, toi et moi, à ce moment-là.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Je t’ai vu l’été dernier.

— Comment tu es au courant pour Meghan Reynolds ?

— Quelqu’un m’a dit que tu lui donnais un coup de main… que tu lui donnais sa chance…

— On baisait, Julian.

— Elle a dit que tu…

— Je n’ai rien à foutre de ce qu’elle a dit. » Je me lève. « Tout le monde ment.

— Hé, c’était façon de parler. » Sa voix est douce.

« Non. Tout le monde ment. » J’écrase ma cigarette.

« C’est simplement une autre langue que tu pourrais apprendre. » Puis il ajoute avec délicatesse : « Je crois que tu as aussi besoin d’un café, mon pote. » Silence. « Pourquoi tu es tellement enragé ?

— Je suis parti, Julian. » Je commence à m’éloigner. « Comme d’habitude, l’erreur totale. »

Une Jeep bleue me suit depuis le Beverly Hills Hotel jusqu’à l’endroit où le taxi me dépose, devant le Doheny Plaza.

Quelque chose a changé depuis que je suis parti d’ici, il y a sept heures. J’appelle le portier, le regard rivé sur la surface de mon bureau. L’ordinateur est allumé. Il ne l’était pas quand je suis parti. Je contemple la pile de papier à côté de l’ordinateur. Lorsque le portier me répond, c’est un petit couteau que je suis en train de considérer, celui qui me sert à ouvrir les enveloppes et qui est posé sur la pile de papier. Il était dans le tiroir quand je suis sorti pour me rendre à la première. Je raccroche le téléphone sans avoir dit un mot. En me déplaçant dans l’appartement, je demande : « Il y a quelqu’un ? » Je me penche sur la couette dans la chambre. Je passe la main dessus. Elle a une odeur différente. Je vérifie la porte pour la troisième fois. Elle est verrouillée. Je fixe l’arbre de Noël plus longtemps que je ne devrais et puis je prends l’ascenseur pour descendre à la réception.

Le portier de nuit est assis derrière le comptoir de la réception dans le hall luxueusement éclairé. Je m’approche de lui, sans trop savoir quoi dire. Il lève les yeux d’un petit écran de télévision.

« Quelqu’un est venu chez moi ? Ce soir ? Pendant que j’étais sorti ? »

Le portier consulte le registre. « Non. Pourquoi ?

— Je crois que quelqu’un est entré chez moi.

— Que voulez-vous dire ? demande le portier. Je ne comprends pas.

— Je crois que quelqu’un est entré dans mon appartement pendant que j’étais sorti.

— Je n’ai pas bougé de toute la soirée, dit le portier. Personne n’est passé. »

Je reste immobile. Le bruit d’un hélicoptère rugit au-dessus de l’immeuble.

« De toute façon, ils ne pourraient pas prendre l’ascenseur sans que je leur ouvre, ajoute le portier. De plus, Bobby est à l’entrée. » D’un geste, il désigne le type de la sécurité qui fait les cent pas dans l’allée. « Vous êtes sûr que quelqu’un est entré ? » Il a l’air amusé. Il s’aperçoit que je suis ivre. « Peut-être qu’il n’y avait personne », ajoute-t-il.

Limite la casse, me dis-je en guise d’avertissement. Laisse tomber. Limite la casse, c’est tout. Ou bien les cloches vont commencer à sonner. Je murmure : « Des choses ont été déplacées. Mon ordinateur était allumé.

— Il manque quelque chose ? » demande le portier, qui se fout de moi ouvertement maintenant. « Vous voulez que j’appelle la police ? »

D’une voix neutre : « Non. » Et puis je répète : « Non.

— C’était une soirée tranquille.

— Bon… » Je recule. « C’est bien. »

Une actrice que j’ai rencontrée aux séances de casting ce matin déjeune avec moi chez Comme Ça, à une table près de la fenêtre. Lorsqu’elle a fait son entrée dans le bureau du directeur du casting à Culver City, elle a provoqué instantanément ce bourdonnement hostile qui m’a laissé sidéré, et qui a fait office de masque et m’a permis d’apparaître aussi calme qu’un pantin. Je n’ai pas entendu parler de son agent ou de la compagnie qui la représente – elle est venue sur la recommandation de quelqu’un – et je me dis que les choses auraient été bien différentes si elle avait été plus professionnelle. Certaines tensions s’effacent, mais elles sont toujours remplacées par d’autres. Elle boit un verre de Champagne et je n’ai pas retiré mes lunettes de soleil, et elle n’arrête pas de toucher ses cheveux et de parler vaguement de sa vie. Elle habite à Elysian Park. Elle est hôtesse au Formosa Café. Je me tortille sur ma chaise pendant qu’elle répond à un SMS. Elle le remarque et présente alors ses excuses. Ce n’est pas de la fausse modestie, mais c’est prémédité. Comme tout ce qu’elle fait, ça appelle une réaction.

« Et qu’est-ce que vous avez prévu pour Noël ? dis-je.

— Je vais voir ma famille.

— Ça va être drôle ?

— Ça dépend. » Elle me jette un regard intrigué. « Pourquoi ? »

Je hausse les épaules. « Ça m’intéresse tout simplement. »

Elle touche ses cheveux encore une fois : blonds, gonflés. La serviette est légèrement tachée après qu’elle s’est essuyé les lèvres. Je parle des fêtes auxquelles j’étais hier soir. L’actrice est impressionnée, particulièrement par la première. Elle dit que des amis à elle y étaient. Elle dit qu’elle avait l’intention de venir, mais qu’elle avait du travail. Elle veut que je confirme qu’un certain jeune acteur était présent. Quand je lui dis que oui, l’expression de son visage me fait comprendre quelque chose. Elle s’en aperçoit.

« Je suis désolée, dit-elle. C’est un idiot. »

Elle connaît des gens, ajoute-t-elle, qui se trouvaient à cette fête et sont dingues, puis elle fait allusion à une drogue dont je n’ai jamais entendu parler et me raconte une histoire où il est question de cagoules de ski, de zombies, d’une camionnette, de chaînes, d’une communauté secrète, et puis elle me pose une question à propos d’une fille d’origine hispanique qui a disparu dans je ne sais quel désert. Elle lâche le nom d’une actrice dont je n’ai jamais entendu parler. J’essaie de rester concentré, de rester dans l’instant présent, je ne veux pas perdre le côté romantique de ce déjeuner. Caché, un film que j’ai écrit, est évoqué. Et à ce moment-là je pige le lien : elle m’a parlé du jeune acteur avec la fille sublime que je matais parce qu’il a eu un petit rôle dans Caché.

« Je n’ai pas vraiment envie de savoir. » J’ai les yeux perdus sur la circulation dans Melrose. « Je ne suis pas resté longtemps. Je devais aller à une autre fête. » Et soudain je me souviens de la fille blonde dans la pénombre à Bel Air. Je suis surpris de l’avoir gardée en mémoire et que son image ait tenu le coup si longtemps.

« Qu’est-ce que vous avez pensé de l’essai ? demande-t-elle.

— J’ai trouvé que vous étiez formidable. Je vous l’ai déjà dit. »

Elle rit, satisfaite. Elle pourrait avoir vingt ans. Elle pourrait avoir trente ans. On ne peut pas décider. Et si on pouvait, ce serait foutu. Destinée. Destinée est le mot auquel je pense. L’actrice murmure une réplique des Auditeurs. Je suis sûr que le réalisateur et le producteur ne s’intéressaient pas à elle pour le rôle, avant de la faire venir. C’est la seule raison pour laquelle elle déjeune avec moi et j’ai vécu cette situation tant de fois, et je me souviens qu’il y a une autre première ce soir et que je dois retrouver le producteur à six heures à Westwood. Je regarde ma montre. Je n’ai pris aucun rendez-vous cet après-midi. L’actrice vide son verre de Champagne. Un serveur attentif et beau le remplit de nouveau. Je n’ai rien bu parce que ce déjeuner, pour une raison quelconque, me fait de l’effet. Il faut qu’elle se décide à passer à un autre niveau, si elle veut que les choses marchent pour elle.

« Vous êtes heureux ? » demande-t-elle.

Surpris, je dis : « Ouais. Et vous ? » Elle se penche vers moi. « Je pourrais l’être.

— Qu’est-ce que vous voulez faire ? » Je la regarde droit dans les yeux.

Nous passons une heure dans la chambre de l’appartement du quinzième étage de Doheny Plaza. Il n’en faut pas plus. Après ça, elle déclare qu’elle se sent coupée de la réalité. Je lui dis que ça n’a aucune importance. Je rougis quand elle me dit combien elle trouve que j’ai de belles mains.

La première a lieu au Village et la fête qui suit, sophistiquée et extravagante, se déroule au W Hotel (c’était censé se passer au Napa Valley Grille – en raison de la foule, tout a été déplacé dans cet endroit moins accessible, mais plus vaste). Être obligé de regarder des gens faire semblant de crier et de pleurer pendant deux heures et demie peut vous plonger dans un puits sombre dont il faut une journée entière pour remonter, mais j’ai trouvé le film bien fichu et cohérent (ce qui est toujours un miracle), même si j’ai dû penser à des trucs horribles pour rester éveillé. Je suis près de la piscine en train de parler avec une jeune actrice de jeûne et de pratique du yoga, et du fait qu’elle se sent super excitée de jouer dans un film avec sacrifices humains, et la timidité initiale – très évidente dans ses grands yeux doux – est encourageante. Et puis vous dites le truc qui ne va pas et ces mêmes yeux expriment une défiance innée, mêlée à un reste de curiosité que tout le monde éprouve ici, et elle s’éloigne, et levant les yeux vers l’hôtel, coincé dans la foule, la main serrée sur mon portable, je commence à compter combien de chambres sont allumées et combien ne le sont pas, et je me souviens que j’ai baisé avec cinq personnes différentes dans cet hôtel, l’une d’entre elles morte aujourd’hui. J’attrape un sushi sur un plateau qui passe. « Bravo, tu y es arrivé », dis-je au producteur qui a rendu possible la réalisation de ce film. Daniel Carter, que je connais depuis notre première année à Camden, est le réalisateur, mais notre amitié s’est usée et il m’évite. Et, ce soir, je comprends pourquoi : il est avec Meghan Reynolds et je ne peux donc pas lui présenter les félicitations foireuses que j’avais préparées. Daniel a vendu son premier scénario quand il avait vingt-deux ans et, depuis, il n’a pas eu le moindre souci dans sa carrière.

« Elle s’habille comme une gamine, dit Blair. Parce qu’elle l’est encore, je suppose. »

Je jette un coup d’œil vers Blair, puis je regarde de nouveau Meghan et Daniel à travers la foule.

« Je ne viens pas avec toi.

— Nous faisons tous des choix, pas vrai ?

— Ton mari me déteste.

— Non.

— Il y avait une fille chez toi, à la fête… » Mon besoin de savoir est si pressant que je n’arrive pas à me contenir. Je me tourne vers Blair. « Laisse tomber.

— J’ai entendu dire que tu avais bu un verre avec Julian, hier soir », enchaîne Blair. Elle a les yeux fixés sur la piscine au fond de laquelle danse le titre du film en cursives géantes.

« Tu as entendu dire  ? » J’allume une cigarette. « Comment en as-tu entendu parler si ce n’est par Julian lui-même ? »

Blair ne répond pas.

« Tu vois toujours Julian ? Pourquoi ? » Je m’interromps. « Trent est au courant ? » Nouveau silence. « Ou bien ça n’est qu’un… détail ?

— Qu’est-ce que tu insinues ?

— Que je suis surpris que tu sois en train de me parler.

— Je voulais simplement te mettre en garde contre lui. C’est tout.

— Me mettre en garde ? À quel sujet ? Je crois que j’ai à peu près tout vu avec Julian. Je pense que je peux contrôler la situation.

— Ce n’est pas très compliqué. Si tu peux me rendre ce service, ignore-le s’il essaie de prendre contact avec toi, ça facilitera les choses. » Et pour souligner elle ajoute : « Je t’en serais reconnaissante.

— Il fait quoi, Julian, ces temps-ci ? Un bruit court qu’il s’occuperait d’un réseau de prostituées mineures. » Je marque un temps d’arrêt. « Ça m’a rappelé le bon vieux temps.

— Écoute, si tu pouvais faire ça, je t’en serais vraiment reconnaissante.

— C’est sérieux ? Ou bien c’est une excuse pour me parler ?

— Tu aurais pu appeler. Tu aurais pu… » Sa voix déraille.

« J’ai essayé. Mais tu étais furieuse.

— Pas furieuse. Seulement… déçue. » Elle s’interrompt. « Tu n’as pas assez insisté. »

Pendant quelques secondes, nous restons tous les deux silencieux, et c’est une variation mineure, à froid, de tant de conversations que nous avons eues, et je pense à la fille blonde sur la véranda, et j’imagine que Blair est en train de penser à la dernière fois que j’ai fait l’amour avec elle. Cette disparité devrait être déchirante, mais elle ne l’est pas. Et puis Blair se met à parler avec un type de CAA et un groupe commence à jouer, ce que je prends comme un signal pour partir, mais c’est en réalité le SMS que je reçois, Je t’ai à l’œil, qui me pousse à abandonner la fête.

Près du voiturier devant l’hôtel, Rip Millar m’agrippe le bras alors que je suis en train d’envoyer un SMS, Qui est-ce ?, et je dois me dégager d’un geste brusque parce que je suis profondément troublé par son apparition. Je ne reconnais pas Rip tout de suite. Son visage lisse n’a rien de naturel, il est refait de telle façon que ses yeux écarquillés ont l’air d’exprimer une surprise perpétuelle ; c’est un visage qui imite un visage, et qui paraît angoissé. Les lèvres sont trop épaisses. La peau est orange. Les cheveux sont teints en jaune et soigneusement plaqués au gel. On dirait qu’il a été trempé rapidement dans un bain d’acide ; tout est tombé, la peau a été retirée. C’est d’un grotesque qui confine à la gageure. Je me dis qu’il est drogué. Il faut qu’il soit drogué pour ressembler à ça. Rip est accompagné d’une fille si jeune que je la prends pour sa fille, mais je me souviens ensuite que Rip n’a pas d’enfant. La fille s’est fait faire tellement de trucs qu’elle a l’air déformée. Rip était beau autrefois et sa voix est restée le même murmure que lorsque nous avions dix-neuf ans.

« Hé, Clay ! Pourquoi tu es revenu ?

— Parce que je vis ici. »

Le visage de Rip me scrute posément. « Je croyais que tu étais à New York la plupart du temps.

— Je fais des allers-retours, tu vois.

— J’ai appris que tu avais vu une amie à moi.

— Qui ça ?

— Ouais, dit-il avec un sourire atroce, la bouche remplie de dents trop blanches. Il paraît que vous vous êtes super bien entendus. »

Je n’ai qu’une envie, partir. La peur augmente à toute vitesse. Soudain, la BMW noire se matérialise. Un voiturier ouvre la portière. Le visage horrible m’oblige à regarder n’importe où sauf vers lui. « Rip, je dois y aller. » Je fais un geste impuissant en direction de ma voiture.

« Dînons pendant que tu es ici. Je suis sérieux.

— OK, mais je dois vraiment y aller, là.

— Descansado.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Descansado, répète Rip. Ça veut dire : détends-toi, murmure-t-il en prenant la main de l’enfant près de lui.

— Ah ouais ?

— Ça veut dire : relax. »

Ça arrive de nouveau. Pendant que j’attends la fille qui doit me rejoindre ici, je me penche pour prendre une bouteille de vin blanc dans le réfrigérateur et je remarque qu’il manque un Coca Light et que les cartons et les bocaux ont été déplacés, et je me dis que ce n’est pas possible, et après avoir exploré l’appartement à la recherche d’autres indices, peut-être que ça ne l’est pas. Ce n’est qu’au moment où j’observe l’arbre de Noël que j’entends les aiguilles frotter contre la baie vitrée : une des guirlandes électriques qui n’est pas reliée aux autres guirlandes a été débranchée, formant une traînée noire déchiquetée au milieu de l’arbre illuminé. C’est le détail qui annonce : tu as été prévenu. C’est le détail qui dit : ils veulent que tu saches. Je bois un verre de vodka et puis un autre. Qui est-ce ? Je renvoie mon SMS. Une minute plus tard, je reçois une réponse d’un numéro caché qui annihile le semblant de paix que m’avait procuré l’alcool : J’ai promis à quelqu’un que je ne te le dirais pas.

Je traverse le verger pour aller déjeuner avec Julian, qui m’envoie un SMS pour me prévenir qu’il est assis à une table juste à côté du Pinkberry dans le Farmers Market. « Je croyais que tu avais décidé que j’étais une erreur colossale », a-t-il répondu à mon e-mail un peu plus tôt « Tu l’es peut-être, mais j’ai quand même envie de te voir », a été ma réponse. Je m’efforce d’ignorer l’impression que j’ai d’être suivi. Je m’efforce d’ignorer les SMS du numéro caché qui m’annoncent : Je t’ai à l’œil. Je me dis que les SMS proviennent du type mort dont j’ai acheté l’appartement. C’est plus facile comme ça. Ce matin, la fille que j’ai fait venir quand je suis rentré du W Hotel était endormie dans la chambre. Je l’ai réveillée et je lui ai annoncé qu’il fallait qu’elle parte parce que la femme de chambre allait arriver. Aux séances de casting, il n’y avait que des garçons et, même si ça ne m’ennuyait pas totalement, je n’avais pas vraiment besoin d’y être. The National résonne constamment dans la voiture, leurs chansons devenant des commentaires de tout ce qui défile devant moi dans le pare-brise (« … one time you were blowing ruffians … » chanté au moment où apparaît le panneau publicitaire numérique sur Sunset, qui fait de la pub pour le dernier film Pixar), et la peur augmente pour devenir une fureur muette, avant de n’avoir d’autre choix que de se transformer en une tristesse simple et obsédante comme une drogue. Au feu rouge, le souvenir du bras de Daniel autour de la taille de Meghan Reynolds vient parfois occuper tout mon champ de vision. Et puis c’est la blonde sur la véranda. C’est presque toujours son image à présent qui chasse tout le reste.

« Tu savais que Meghan Reynolds était avec Daniel, dis-je. Je les ai vus hier soir. Tu savais que je sortais avec elle, cet été. Tu savais aussi qu’elle était avec Daniel, maintenant.

— Tout le monde le sait, répond Julian, troublé. Et alors ?

— Je ne le savais pas. Tout le monde ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire, je suppose, que tu ne faisais pas attention. »

Je détourne la conversation vers le sujet qui justifie ma présence ici, au Farmers Market. Je lui pose une question sur Blair. Qui provoque un silence interminable. Cette question a pour effet de dissiper le côté habituellement affable de Julian.

« On a eu une histoire, finit-il par dire.

— Blair et toi ?

— Ouais.

— Elle ne veut pas que tu me parles. Elle m’a mis en garde, en fait.

— Blair t’a demandé de ne pas me parler ? Elle t’a mis en garde  ? » Il soupire. « Elle doit vraiment souffrir.

— Pourquoi elle souffrirait autant ?

— Elle ne t’a pas dit pourquoi ?

— Non. Je n’ai pas demandé. »

Julian me jette un coup d’oeil rapide, plein d’inquiétude, et puis c’est terminé. « Parce que j’ai commencé à voir quelqu’un d’autre et ça a été dur pour elle quand j’ai cassé.

— Qui était la fille ?

— Une actrice. Elle travaille dans ce bar sur La Cienega.

— Trent était au courant ?

— Il s’en fout. Pourquoi tu me demandes ça ?

— Parce qu’il ne s’en foutait pas quand c’était moi. Il ne s’est toujours pas calmé. Je t’assure, je ne sais pas pourquoi. » Silence. « Trent a ses… penchants à lui.

— Je crois que c’était autre chose.

— Comment ça… autre chose ?

— Le fait que tu plaises toujours à Blair. »

Lorsque Julian se remet à parler, il y a quelque chose comme une urgence dans sa voix. « Écoute, ils ont une famille. Ils ont des enfants. Es ont réussi ça. Je n’aurais jamais dû faire une chose pareille, mais… je ne pensais pas qu’elle souffrirait. » Il s’interrompt. « Je veux dire que c’est toi qui l’as toujours fait souffrir le plus. » Il marque un temps d’arrêt avant d’ajouter : « C’est toi qui as toujours fait souffrir.

— Ouais, cette fois, elle ne m’a plus parlé pendant deux ans ou presque.

— Ma situation était plus… je ne sais pas, typique. Plus probable. La fille que j’ai rencontrée était bien plus jeune et… » Ce qui semble rappeler un truc à Julian. « Comment ça s’est passé les séances de casting, ce matin ?

— Comment tu savais qu’il y en avait, ce matin ? » Julian mentionne le nom d’un ami qui a auditionné. « Comment tu fais pour connaître des acteurs de vingt et un ans ?

— Je vis ici. Et il n’a pas vingt et un ans. »

Nous sommes devant l’Audi de Julian dans un parking sur Fairfax. Je retourne à Culver City et, au moment où il fait allusion à un rendez-vous, je m’aperçois que je ne lui ai pas posé une question sur sa vie, mais en même temps je n’en ai pas grand-chose à foutre. Je suis sur le point de partir quand, soudain, il me prend l’envie de lui demander : « Qu’est-ce qui est arrivé à Rip Millar, putain ? »

À la seule mention de ce nom, le visage de Julian devient trop calme.

« Je ne sais pas. Pourquoi tu me demandes ça à moi ?

— Parce qu’il a l’air monstrueux. Il m’a foutu la trouille en fait.

— De quoi tu parles ?

— C’est un film d’horreur, sa tête. J’ai cru qu’il allait se mettre à baver.

— J’ai entendu dire qu’il avait hérité d’un paquet d’argent. Ses grands-parents. » Julian s’interrompt. « Des investissements immobiliers. Il ouvre une boîte à Hollywood… » Un agacement que je n’ai jamais détecté chez Julian commence à se manifester. Et puis, Julian enchaîne comme si de rien n’était en me racontant une histoire qu’il a entendue à propos d’un culte secret qui encourage ses membres à se laisser mourir de faim – des mecs qui s’excitent en se torturant, genre jusqu’où tu peux aller ? – et, apparemment, Rip Millar était indirectement lié à cette histoire.

« Rip m’a parlé d’une amie à lui que j’aurais rencontrée, dis-je dans un murmure.

— Est-ce qu’il t’a donné son nom ?

— Je n’ai pas demandé. Je ne voulais pas savoir qui c’était »

Je remarque que la main de Julian tremble au moment où il la passe délicatement sur ses cheveux.

« Hé, ne dis pas à Blair qu’on s’est vus, OK ? »

Julian me jette un regard étrange. « Blair et moi, on ne se parle plus. »

Je soupire. « Julian, elle m’a raconté qu’elle avait entendu dire que toi et moi, on s’était retrouvés au Polo Lounge, l’autre soir. »

L’expression sur le visage de Julian est tellement innocente que je le crois quand il répond : « Je n’ai pas parlé à Blair depuis le mois de juin. » Julian est totalement détendu. Il n’a pas les larmes aux yeux. « Je n’ai plus de contact avec elle depuis plus de six mois, Clay. » Mon expression le pousse à ajouter : « Je ne lui ai pas dit que nous étions au Polo Lounge l’autre soir. »

Pendant une pause, j’écoute un message laissé par Laurie sur mon portable (« Si tu ne me parles plus, au moins explique-moi pourquoi …  »), et que j’efface sans écouter la fin. Les bureaux du casting entourent une piscine, et ils sont remplis des garçons et des filles qui passent les auditions pour les trois rôles restants. L’intérêt soudain d’un jeune acteur dont le dernier film « a fait du bruit à Toronto » a eu pour effet de geler un des rôles disponibles, le rôle du fils de Kevin Spacey. Seul un garçon parmi les douzaines qui ont été vus hier a obtenu l’assentiment de toute l’équipe pour l’autre rôle masculin. Jon, le réalisateur, ne cesse de se plaindre des filles. Comme Les Auditeurs est situé au milieu des années 1980, il a des difficultés avec les corps. « Je ne sais pas ce qui se passe. Ces filles disparaissent.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demande le producteur.

— Trop minces. Et les faux seins n’arrangent rien. »

Jason, le directeur du casting, enchaîne : « Enfin, ils arrangent les choses. Mais je te comprends.

— Je ne vois pas du tout de quoi tu te plains, dit le producteur sur un ton pince-sans-rire.

— Ça me paraît malsain, tranche le réalisateur. Et ça ne fait pas film d’époque, Mark. »

La conversation se déplace vers la fille qui s’est évanouie en repartant vers sa voiture, après son audition hier – stress, sous-alimentation –, et ensuite vers le jeune acteur qui est pressenti pour le rôle du fils de Jeff Bridges. « Et Clifton ? » interroge le réalisateur. Jason essaie d’attirer son attention sur d’autres acteurs, mais il insiste.

J’avais fait pression en faveur de Clifton afin qu’il soit pris dans Caché, c’est lui que j’avais ramené à Doheny quand j’avais découvert qu’il sortait avec une actrice qui m’intéressait et que je n’intéressais absolument pas parce que je n’avais rien à lui offrir. Ce que Clifton devait faire pour que je l’appuie … avait été parfaitement bien établi. L’acteur m’avait jeté un regard furieux et glacial dans le bar d’un restaurant de La Cienega. « Je ne cherche pas un mec, avait dit l’acteur. Et même si c’était le cas, ce ne serait pas toi. » Dans la langue joviale des hommes entre eux, j’avais suggéré que s’il ne répondait pas à mes exigences, je ferais tout pour qu’il n’obtienne pas le rôle. Il y avait eu si peu d’hésitation que l’instant était devenu plus troublant que je ne l’avais voulu initialement. L’acteur s’était contenté de soupirer : « On y va. » Je ne parvenais pas à voir si l’indifférence était réelle ou jouée. Il planifiait une carrière. C’était une étape nécessaire. C’était simplement un autre personnage qu’il avait joué dans la chambre du quinzième étage du Doheny Plaza, cette nuit-là. Le BlackBerry sur la table de nuit qui ne cessait de s’allumer, le faux bronzage et le trou du cul épilé, le dealer de la Valley qui n’était jamais arrivé, les plaintes provoquées par l’ivresse et concernant la Jaguar qu’il fallait vendre – les détails étaient si triviaux qu’il aurait pu être n’importe qui. Le même acteur est venu ce matin et m’a adressé un bref sourire, il a fait une lecture un peu tremblante, puis a légèrement improvisé pour la seconde lecture. Chaque fois que je tombais sur lui dans une fête ou un restaurant, il m’évitait, l’air de rien, même lorsque je lui avais présenté mes condoléances pour sa petite amie, cette jeune actrice que j’avais convoitée et qui avait fait une overdose de médicaments. Comme elle avait eu un petit rôle dans une série télé qui avait cartonné, elle avait eu droit à une nécro.

« Il a vingt-quatre ans, se plaint Jason.

— Mais il est toujours très mignon. » Le réalisateur évoque les rumeurs concernant les préférences sexuelles de Clifton, une soi-disant apparition sur un site porno, il y a des années de ça, une autre rumeur concernant un acteur très célèbre et des rendez-vous à Santa Barbara, et les dénégations de Clifton dans un article en couverture de Rolling Stone consacré au dernier film de l’acteur très célèbre et dans lequel Clifton avait un petit rôle : « On s’intéresse tellement aux filles, tous les deux, c’est ridicule. »

« Je n’ai jamais senti le côté gay, dit le réalisateur. Il joue les durs, j’imagine. »

Et puis nous nous concentrons de nouveau sur les filles.

« Nous voyons qui maintenant ?

— Rain Turner », annonce quelqu’un.

Curieux, je lève les yeux des SMS de Laurie que je continue d’effacer et je me penche pour prendre le portrait posé devant moi. À l’instant où je le soulève de la table, la fille de la véranda à Bel Air fait son entrée, et je dois faire semblant de ne pas être piégé. Les yeux bleus font ressortir le bleu pâle d’un pull en V et le bleu marine d’une minijupe, ce qu’une fille aurait pu porter en 1985, à l’époque où se situe le film. Les présentations sont faites immédiatement et l’audition commence – mauvaise, stridente, sur une seule note, une réplique sur deux doit lui être relue par le réalisateur –, mais il se produit quelque chose. Ses yeux fixes sont un regard, et mon regard sur elle est le début de ce quelque chose, et j’imagine l’avenir :« Pourquoi est-ce que tu me détestes ? » J’imagine la voix angoissée d’une fille : « Qu’est-ce que j’ai bien pu te faire ? » J’imagine quelqu’un d’autre en train de crier.

Pendant l’audition, je regarde la page IMDb de Rain Turner sur mon ordinateur. Elle auditionne pour un autre rôle et je sens bien, en proie à une vague panique, que jamais on ne va la rappeler. C’est juste une fille qui s’en est toujours sortie grâce à sa beauté – sa monnaie d’échange dans ce monde – et ce ne sera pas drôle de la voir vieillir. Ces faits simples que je connais si bien ont encore le pouvoir de tout présenter dans une complexité nouvelle à mes yeux. Soudain, je reçois un SMS –  ¿ Quién es ? – et il me faut un moment avant de comprendre qu’il provient de la fille avec qui j’ai flirté à l’Admiral’s Club à JFK, l’après-midi où j’ai pris l’avion pour venir ici. Lorsque je relève la tête, je m’aperçois aussi que je n’avais jamais remarqué l’arbre de Noël blanc près de la piscine ni que cet arbre de Noël s’inscrivait dans le cadre de la fenêtre située juste à côté du mur où est affiché le poster de Sunset Boulevard.

Je raccompagne Rain à sa voiture garée devant les bureaux sur Washington Boulevard.

« Alors c’est ça, le film dans lequel vous vouliez me faire tourner ?

— C’est possible. Je ne pensais pas que vous m’aviez reconnu.

— Bien sûr que je vous ai reconnu.

— Je suis flatté. » Je marque un temps d’arrêt et puis j’y vais : « Pourquoi vous ne vous êtes pas plutôt présentée au producteur ? Il était à la fête, lui aussi. »

Elle sourit comme si elle était sidérée, puis elle lève un bras pour me frapper. Je recule, par jeu.

« Est-ce que vous êtes toujours aussi arrogant à cette heure de la journée ? Incroyable. » Elle est charmante, mais son charme est un peu forcé, un peu cassant. Le sourire étonné paraît innocent uniquement parce qu’il rôde quelque chose d’autre dans les parages.

« Ou peut-être que vous auriez dû vous présenter au réalisateur ? »

Elle rit. « Le réalisateur a une femme.

— Sa femme vit en Australie.

— J’ai entendu dire qu’il n’aimait pas les filles, murmure-t-elle de façon théâtrale.

— Je suis donc l’oiseau rare ?

— Pardon ? demande-t-elle en essayant de dissimuler un bref instant de confusion.

— Le scénariste respecté ? dis-je, à moitié ironique.

— Vous êtes aussi producteur pour ce film.

— C’est exact. Quel est le rôle qui vous fait le plus envie ?

— Martina, répond Rain, immédiatement concentrée. Je crois que ce serait le mieux pour moi, non ? »

Quand nous arrivons à sa voiture, j’ai appris qu’elle vit dans un appartement sur Orange Grave, du côté de Fountain, et qu’elle le partage avec une autre fille, ce qui facilitera les choses. La transparence de la transaction : elle le fait très bien et j’admire ça. Tout ce qu’elle dit est un océan de signaux. En l’écoutant, je constate qu’elle est beaucoup de filles à la fois, mais quelle est celle qui me parle ? Quelle est celle qui va rouler jusqu’à l’appartement d’Orange Grave dans la BMW verte avec la plaque personnalisée où je peux lire OPULENCE ? Quelle est celle qui monterait dans la chambre du Doheny Plaza ? Nous échangeons nos numéros. Elle met ses lunettes de soleil.

« Alors, quelles sont mes chances, à votre avis ?

— Je crois que vous allez être vraiment drôle.

— Comment vous pouvez savoir que je vais être vraiment drôle ? Il y a des gens qui ne peuvent pas me supporter.

— Pourquoi vous ne me laissez pas le découvrir tout seul ?

— Comment savoir si vous n’êtes pas dingue ? Comment savoir si vous n’êtes pas le mec le plus dingue que j’aie jamais rencontré ?

— Vous allez devoir me tester.

— Vous avez mes coordonnées. J’y penserai.

— Rain, ce n’est pas votre nom.

— Est-ce que ça a de l’importance ?

— Euh, ça m’oblige à me demander quel autre truc n’est pas vrai.

— C’est parce que vous êtes écrivain. C’est parce que vous gagnez votre vie en inventant des choses.

— Et ?

— Et… » Elle hausse les épaules. « … J’ai remarqué que les écrivains avaient tendance à se soucier de choses de ce genre.

— Quel genre ? »

Elle monte dans la voiture. « De choses de ce genre. »

Le docteur Woolf a son cabinet dans un immeuble banal sur Sawtelle. Il a mon âge et suit essentiellement des acteurs et des scénaristes, la séance de trois cents dollars étant en partie couverte par la mutuelle de la Writer’s Guild. L’été dernier, un acteur dont la carrière en panne l’avait fait replonger me l’a recommandé, et c’était au mois de juillet quand la séparation en cours avec Meghan Reynolds était entrée dans sa phase la plus intense, et pendant cette première séance le docteur Woolf m’avait interrompu quand j’avais commencé à lire à voix haute les e-mails de Meghan que j’avais gardés sur mon iPhone et nous avions procédé à un exercice de retournement du désir –  je veux la douleur, j’aime la douleur, la douleur me rend libre  – et, au cours d’un après-midi d’août, j’étais parti en plein milieu de séance, furieux, et j’avais roulé jusqu’à Santa Monica Boulevard où je m’étais garé dans un parking vide et j’avais vu au Nuart Le Mépris en copie neuve, effondré au premier rang, en broyant lentement une boîte de bonbons, et, lorsque j’étais sorti du cinéma, j’avais regardé fixement un panneau publicitaire numérique surplombant le parking, l’image qu’il affichait : un lit défait, des draps froissés, un corps nu à peine éclairé dans la pénombre d’une chambre, des lettres blanches en Helvetica se découpant sur la couleur chair.

Les photos de nu que Rain m’envoient plus tard dans l’après-midi (elles arrivent bien plus tôt que prévu) sont soit artistiques et ennuyeuses (tonalité sépia, ombrées, posées), soit scabreuses et excitantes (sur un balcon, les jambes écartées, un portable dans une main et une cigarette éteinte dans l’autre, debout près d’un matelas couvert d’un drap bleu dans une chambre anonyme, les doigts déployés sur le bas de son abdomen), mais chacune d’elles est une invitation, chacune d’elles joue avec l’idée que l’exhibition peut garantir la célébrité. Au cocktail donné dans une suite du Chateau Marmont – où nous devons signer des accords de confidentialité pour pouvoir entrer –, personne ne dit rien d’aussi intéressant que ce que promettent les photos de Rain. Les photos offrent une tension, une altérité qui sont totalement absentes dans la suite qui surplombe Sunset. C’est le même dialogue (« Que se passe-t-il avec Les Auditeurs  ? », « Tu étais à New York ces quatre derniers mois ? », « Pourquoi es-tu si mince ? »), prononcé par les mêmes acteurs (Pierce, Kim, Alana) et les pièces pourraient tout aussi bien être vides et mes réponses (« Ouais, tout le monde a été prévenu des scènes de nu », « Je suis fatigué de New York », « Coach différent, yoga …  ») pourraient tout aussi bien être des cris d’oiseaux au loin. C’est la dernière fête avant que tout le monde s’en aille et j’entends les noms des endroits habituels à Hawaii, à Aspen, à Palm Springs, de quelques îles privées, et la fête est donnée par un acteur britannique qui réside à l’hôtel et a joué le rôle du méchant dans un film que j’ai adapté d’une bande dessinée. « Werewolves of London » retentit, la vidéo d’une cérémonie au Kodak Theater revient en boucle sur les écrans de télévision. Une horrible histoire s’est rapidement répandue dans toute la ville, le corps d’une jeune actrice hispanique a été retrouvé dans une fosse commune de l’autre côté de la frontière, et pour une raison quelconque toute cette affaire est liée à un cartel de la drogue à Tijuana. Des corps amputés ont été jetés dans la fosse. Leurs langues coupées. Et l’histoire devient de plus en plus démente à mesure qu’elle est répétée : il y a à présent un baril d’acide industriel contenant des restes humains liquéfiés. Un corps a été maintenant abandonné devant une école primaire en guise d’avertissement, de message caustique. Je ne cesse de regarder les photos de Rain qui ont été envoyées par Earthlin k.n et depuis le site AllamericangirlUSA (sujet : « Hé, le dingue, parlons-nous ») jusqu’au moment où je suis interrompu par un SMS en provenance d’un numéro caché.

Je t’ai à l’œil.

Je réponds : Est-ce la même personne ?

Je regarde fixement au mur une des photos de plateau des films sans titre de Cindy Sherman, quand je sens le téléphone vibrer au creux de ma main et la question reçoit une réponse.

Non, c’est quelqu’un d’autre.

Des types ont réservé une table dans un nouveau bar sur La Cienaga et je me laisse inviter alors que j’attends un taxi et eux leurs voitures devant le Bar Marmont, et je lève les yeux vers les parapets du Chateau Marmont et je pense à l’année où j’ai habité là, après avoir quitté l’El Royale et avant d’emménager au Doheny Plaza – les séances des Alcooliques Anonymes au coin de Robertson et de Melrose, les margaritas à vingt dollars du room service, la gamine que j’avais baisée sur la banquette du 44 –, quand je vois Rip Millar arriver dans une Porsche décapotable. Je recule dans l’ombre pour me cacher, tandis que Rip se dirige d’un pas traînant vers l’hôtel, tenant par le poignet une fille habillée en baby-doll, et un des types appelle Rip, et il tourne la tête, émet un son qui pourrait passer pour un rire et dit d’une voix chantante : « Amusez-vous bien. » J’ai commencé au Champagne ce soir et donc la lucidité n’est pas entamée, et la non-zone n’est pas encore en train de se déployer, et je me retrouve dans l’Aston Martin de quelqu’un qui fanfaronne à propos d’une pute qu’il loge dans son appartement d’Abbot Kinney, à l’est des canaux de Venice, et d’une autre qu’il fait vivre dans une suite au Huntley. Je murmure le slogan publicitaire de l’hôtel (« Être vu avec vue… ») au moment où nous croisons les limousines et les bandes de paparazzi à l’entrée de Koi et de STK, et sur le seuil de Reveal je contemple les cyprès qui se découpent contre le ciel, jusqu’à ce que les deux autres types de la fête à Chateau Marmont se garent devant le voiturier, et je ne connais personne en réalité, ce qui rend les choses très confortables – Wayne est un producteur qui a fait un deal avec Lionsgate qui ne va pas marcher, et Kit est un avocat du showbiz dans un cabinet de Beverly Hills. Banks, qui m’a pris dans sa voiture, crée des émissions de téléréalité. Quand je demande à Banks pourquoi il a choisi cet endroit, Reveal, il me répond : « C’est Rip Millar qui me l’a recommandé. Rip s’est arrangé pour nous faire entrer. »

L’endroit est plein à craquer, vaguement péruvien, les voix résonnent sous les hauts plafonds, les sons amplifiés d’une cascade qui s’écoule quelque part rivalisent avec la chanson de Beck retentissant dans toute la boîte. Alors que le propriétaire nous conduit à notre table, deux filles minces comme du papier à cigarettes m’arrêtent à l’entrée de la salle à manger et me parlent d’une nuit au Mercer à New York en octobre dernier. Je n’ai pas couché avec elles – on a pris de la coke en regardant « The Hills » –, mais les types sont appâtés. Quelqu’un mentionne Meghan Reynolds et je sens la tension monter en moi. « C’est intéressant de voir quelle dose de fun tu en tires, dit Kit, une fois que nous sommes assis à une table au centre de la pièce. Est-ce que ce n’est pas épuisant ?

— C’est une question qui en comprend beaucoup d’autres, dis-je.

— Tu connais la vanne de l’actrice polonaise ? demande Banks. Elle est venue à Hollywood et elle a baisé avec l’écrivain. » Il s’interrompt, me jette un coup d’œil. « Elle n’est pas si drôle que ça, sans doute.

— Si tu es dans mon scénario, je ferai de toi une star, susurre Kit avec une voix de bébé.

— Clay, de toute évidence, ne sous-estime pas l’importance du désespoir dans cette ville, dit Wayne.

— Dans un endroit où règne autant d’amertume, lance Banks en s’efforçant d’être léger, tout est possible, non ?

— Possible ? Hé, je crois simplement que c’est plutôt incroyable. » Kit hausse les épaules.

« Je crois que Clay est très pragmatique, dit Banks. Ce qui est incroyable, c’est qu’il s’accroche à une croyance en l’amour qui est en train de disparaître, Kit. » Il s’interrompt. « Mais ça n’engage que moi.

— Sérieusement, tu es un type qui a de l’allure pour ton âge, déclare Kit, mais tu n’as pas beaucoup d’influence. »

Banks médite ce dernier propos. « J’imagine que les gens finissent par s’en rendre compte, non ?

— Ouais, mais ils sont constamment remplacés, Banks, coupe Wayne. Jour après jour, par toute une armée d’abrutis impatients d’être humiliés.

— Les mecs, vous n’avez pas besoin de me rappeler que je ne suis pas vraiment dans le coup… mais je peux être utile, je crois. » Je soupire, je reste évasif. « Il faut seulement s’assurer d’avoir toujours le soutien du producteur. De rester ami avec le réalisateur. De bien connaître les agents de casting. Ça facilite les choses. » Je m’interromps pour accentuer l’effet, avant d’ajouter : « Je suis très patient.

— C’est un plan, ironise Kit. Euh, très subtil.

— C’est une philosophie, renchérit quelqu’un d’autre.

— C’est comme ça que ça marche pour moi, tout simplement. »

Wayne relève la tête pour noter l’absence d’inflexion dans ma voix.

« Je suppose que ça ne manque pas de sens. Tu as quand même fait quelques cartons de taille, marmonne Wayne, quoi qu’on en pense. »

Kit se penche vers moi. « Mais ce n’est pas un très bon moyen de se faire des amis. »

Banks referme son menu quand le propriétaire s’incline vers lui et il lui murmure quelques mots à l’oreille. Josh Hartnett, qui devait jouer un des fils dans Les Auditeurs et qui s’est désisté, s’approche, s’accroupit près de la chaise en bambou et nous avons un bref échange au sujet de l’un de mes scénarios qui circule, mais son manque d’enthousiasme un peu gêné fait que je me sens encore plus détaché que je ne le suis. Même si je sais que ce qu’il dit n’est pas vrai, je souris et j’approuve. Des assiettes austères de poisson cru sont servies, ainsi que des bouteilles d’excellent saké glacé, et puis les types se moquent d’un film crapuleux que j’ai écrit et qui a eu beaucoup de succès, et des séries que j’ai créées sur les sorcières qui ont tenu pendant deux saisons sur Showtime, et Wayne raconte alors l’histoire d’une actrice qui l’a harcelé jusqu’à ce qu’il lui donne un rôle dans un film sur un monstre ressemblant à un sac de patates doué de la parole. Le propriétaire nous offre le dessert – un plat élaboré de beignets au sucre caramélisé – et c’est à ce moment-là que la soirée commence à déraper vers le dernier acte. Je suis en train d’observer la pièce quand mon regard tombe sur la cascade de cheveux blonds, les yeux bleu pâle écarquillés, le sourire idiot qui gâche la beauté tout en la soulignant : elle est au téléphone à l’accueil. Et je me dis qu’il est temps de franchir un cap.

« Je savais que tu étais ici, dit Rain.

— Pourquoi tu ne t’es pas manifestée ? » En sa présence, je retrouve immédiatement ma sobriété. « Tu aurais pu faire porter quelques cocktails à notre table.

— J’ai pensé que vous étiez déjà bien pétés quand vous êtes arrivés.

— Pourquoi tu n’as pas dit bonjour ?

— J’accompagnais des gens à leur table. Et puis, le propriétaire aime faire son cirque pour Banks.

— Alors, c’est ici que tu travailles ?

— Oui, minaude-t-elle. Glamour, non ?

— Tu sembles heureuse.

— Je le suis. J’ai presque peur d’être aussi heureuse.

— Mais non, n’aie pas peur. »

Elle fait une voix de petite fille. « Oui, je pourrais être encore plus heureuse.

— Bien, dis-je, l’air méditatif. J’ai reçu tes photos. »

Une fois de retour au Doheny Plaza, en attendant l’arrivée de Rain après son service, je m’assois à mon bureau pour regarder à nouveau sa page IMDb et y trouver des indices. Pas un seul rôle depuis deux ans, sa carrière s’interrompt brusquement après ceux de Christine dans un film de Michael Bay et de l’amie de Stacy dans un épisode de « CSI : Miami », et donc je remplis les blancs, tout ce qu’elle ne veut pas qu’on sache. La carrière de Rain a dû commencer autour de ses dix-huit ans. Je fais le calcul en devinant – la date de naissance a été reculée de deux ans au moins et je lui donne vingt-deux ou vingt-trois ans, probablement. Elle était à l’université du Michigan (cheerleader des Wolverines, « étudiante en médecine »), mais pas une date n’est donnée (à supposer qu’elle y ait été réellement inscrite) et il est donc difficile de confirmer son âge exact. Rain dirait sans doute que ça n’a aucune importance. Mais qu’il n’y ait pas une photo d’elle en cheerleader suscite d’autres murmures dans ce couloir mal éclairé, et la mention « étudiante en médecine » ne fait que les amplifier.

L’information la plus récente : il y a un mois, Rain a signalé sur son site qu’elle avait été retenue sur la liste des célibataires les plus convoitées du numéro de décembre de LA Confidential, et quand j’ouvre la page du magazine en ligne, je remarque sans surprise qu’Amanda Flew – l’actrice que j’ai draguée à JFK et qui m’a envoyé un SMS pendant l’audition de Rain – l’a été aussi. La photo de Rain dans LA Confidential est de toute évidence le portrait d’elle qu’elle préfère : regardant sans expression l’appareil de telle sorte que ses traits parfaits puissent parler d’eux-mêmes, on peut la voir esquisser un sourire qu’elle parvient presque à faire paraître intelligent, si ce n’est que le décolleté et les choix de carrière semblent l’exclure. Et qu’il y ait de l’intelligence ou non importe peu puisqu’il ne s’agit en réalité que d’apparence : montrer ce qu’il y a chez une fille comme elle de promesse sexuelle. Il ne s’agit que d’un leurre. La page de MySpace m’apprend seulement que son groupe préféré est The Fray. On entend « How to Save a Life » quand on ouvre la page. Je m’apprête à l’examiner quand je reçois un SMS en provenance d’un numéro caché.

Je contemple le téléphone posé sur mon bureau.

L’écran dit : Je t’ai à l’œil.

Au lieu de l’ignorer et de passer à autre chose, je réponds : Où suis-je ?

Le temps qu’il faut pour qu’une réponse arrive, j’ai déjà atteint la cuisine et je me sers un verre de vodka. De retour dans mon bureau, je m’empare du téléphone et je suis pétrifié.

Tu es chez toi.

J’écarte le téléphone de mon visage et je jette un coup d’œil à travers la baie vitrée.

Et je réponds : Non, je n’y suis pas.

Une minute s’écoule avant que le téléphone ne s’allume de nouveau pour signaler une réponse.

Je peux te voir, dit le SMS. Tu es debout dans ton bureau.

Je regarde à travers la vitre encore une fois et je suis surpris de me cogner contre le mur en reculant. L’appartement paraît tellement vide tout à coup, mais il ne l’est pas – il est rempli de voix et elles s’y attardent comme elles le font toujours –, et j’éteins les lumières et je me déplace lentement vers le balcon et, au-dessous des frondaisons agitées des palmiers, la Jeep bleue est garée au coin d’Elevado, et je rallume les lumières et je vais jusqu’à la porte d’entrée et je l’ouvre et je scrute le couloir Art déco désert, et puis je me dirige vers les ascenseurs.

Je passe devant le portier de nuit et je pousse la porte d’entrée et puis je croise rapidement le type de la sécurité et puis je me mets à courir en direction d’Elevado et juste au moment où j’arrive au coin de la rue les phares de la Jeep s’allument, m’aveuglant instantanément. La Jeep quitte brusquement le trottoir et elle provoque l’embardée d’une camionnette qui remonte Doheny, tandis que la Jeep tourne à droite et fonce vers Sunset et, quand je relève la tête, je suis exactement à l’endroit où était garée la Jeep et j’aperçois les lumières de mon appartement à travers les branches et, à l’exception d’une voiture qui me dépasse, tout est sombre et silencieux dans Elevado. En revenant vers le Doheny Plaza, je garde les yeux fixés sur mon bureau vide, quinze étages au-dessus, là où je me trouvais quelques minutes plus tôt, observé par qui pouvait bien être dans la Jeep bleue, et je me rends compte que je suis essoufflé en repassant devant le type de la sécurité, et je ralentis pour essayer de reprendre mon souffle, et je lui souris, mais à l’instant où je m’apprête à entrer, une BMW verte vient se garer.

« J’adore la vue », dit Rain, un grand verre de tequila à la main, sur le balcon qui domine la ville. J’ai les yeux fixés au-delà d’elle dans Elevado sur l’espace vide qu’occupait la Jeep bleue, et il est trois heures du matin et je m’approche d’elle par-derrière et au-dessous le vent fait doucement danser les frondaisons des palmiers sur la surface à peine ondulée de la piscine éclairée du Doheny Plaza, et l’unique lumière dans l’appartement provient de l’arbre de Noël dans l’angle, et on entend à peine, en fond sonore, « A Long December » des Counting Crows.

« Tu as un petit ami ? dis-je. Quelqu’un… qui soit un peu plus de ton âge que moi ?

— Les types de mon âge sont des idiots, répond-elle en se retournant. Les types de mon âge sont atroces.

— Je vais t’apprendre quelque chose, dis-je en me penchant vers elle. Les types de mon âge aussi.

— Mais tu ne parais pas ton âge. » Elle me caresse le visage. « Tu fais dix ans de moins. Tu t’es fait faire quelque chose, non ? » Elle passe ses doigts dans les cheveux qui ont été teints la semaine dernière. Son autre main court sur la manche du tee-shirt avec le skate-board imprimé. Dans la chambre, elle me laisse descendre entre ses jambes et, après qu’elle a joui, elle me laisse me glisser en elle.

Pendant la dernière semaine de décembre, si nous ne sommes pas au lit, nous sommes au cinéma ou nous regardons des films piratés, et Rain se contente de hocher la tête quand je lui explique tout ce qui ne marche pas dans le film que nous venons de voir, et elle ne fait aucune objection. « J’ai bien aimé », dira-t-elle, apportant une touche de légèreté à tout, la lèvre supérieure toujours relevée de manière provocatrice, le regard toujours dépourvu de la moindre intention, programmé pour ne rien traduire de négatif ou de conflictuel. C’est quelqu’un qui essaie de rester jeune parce qu’elle sait que ce qui compte le plus, c’est l’apparence juvénile. C’est censé faire partie de la séduction : tout maintenir jeune et lisse, tout maintenir à la surface, même si l’on sait qu’elle va craqueler et ne pourra être maintenue à jamais – en tirer avantage avant que la date de péremption ne se rapproche. La surface présentée par Rain est en réalité tout ce qu’elle est et, comme chez toutes les filles qui ressemblent à Rain, il y a quelque chose de fascinant à l’observer en train d’essayer de comprendre pourquoi je m’intéresse à elle plutôt qu’à une autre.

« Je suis la seule qui t’intéresse ? demande-t-elle. Je veux dire, maintenant, pour le rôle ? »

Mes yeux font le tour de la pièce où nous sommes couchés avant de se poser sur les siens. « Oui.

— Pourquoi ? » Et puis un sourire allumeur. « Pourquoi moi ? »

Cette question et ma non-réponse subséquente la laissent avec le désir de donner des informations qui, dans la chambre du quinzième étage du Doheny Plaza, n’ont aucune raison d’être. Vous vous fichez de savoir pourquoi elle a quitté Lansing à l’âge de dix-sept ans, de saisir les vagues allusions à un oncle abusif (un déménagement par compassion pour lui qui a menacé de détruire chez elle tout désir charnel), de comprendre pourquoi elle a laissé tomber l’université du Michigan (je ne demande même pas si elle y a jamais été inscrite) et ce qui a conduit aux petits voyages à New York et à Miami avant qu’elle n’atterrisse à LA, et vous ne vous demandez même pas ce qu’elle a dû faire avec le photographe qui l’a découverte quand elle était serveuse dans ce café sur Melrose ou ce qu’il en était de la carrière de mannequin pour lingerie qui devait probablement paraître prometteuse à l’âge de dix-neuf ans et a conduit aux publicités, lesquelles ont conduit sûrement à accepter deux petits rôles dans des films et certainement pas à placer tous ses espoirs dans le troisième rôle proposé, star d’un film d’horreur, qui n’a rien donné, et puis il y a eu la glissade rapide vers les apparitions dans les émissions de télévision dont personne n’a jamais entendu parler, le tournage du pilote qui n’a jamais été diffusé et, pour couronner le tout, la légère humiliation des boulots de barmaid et des faveurs qui lui ont valu le boulot d’hôtesse au Reveal. Après avoir décodé tout ça, vous ajoutez l’agent qui a décidé de l’ignorer. Vous commencez à comprendre à travers ses plaintes muettes que son manager n’en a plus rien à foutre. Ses attentes sont tellement immenses que vous vous retrouvez cerné par elles ; ses attentes sont tellement énormes que vous comprenez que vous pouvez les contrôler, et je le sais parce que je l’ai déjà fait.

Nous sommes assis dans mon bureau, nus, ivres de Champagne, et elle me montre des photos d’un défilé pour Calvin Klein, des enregistrements d’auditions faits par un ami, un book de mannequin, des photos que des paparazzi ont prises d’elle à des réceptions de seconde zone – l’inauguration d’un magasin de chaussures sur Canon Drive, une fête de charité à Brentwood, au milieu d’un groupe de filles à la Playboy Mansion pour la fête du Midsummer Night’s Dream – et puis, comme toujours, il semble que nous revenions dans la chambre.

« Qu’est-ce que tu veux pour Noël ? demande-t-elle.

— Ça. Toi. » Je souris. « Et toi, qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux un rôle dans ton film. Tu le sais bien.

— Ah ouais ? » Ma main glisse sur sa cuisse. « Mon film ? Quel rôle ?

— Je veux le rôle de Martina. » Elle m’embrasse, sa main descend sur ma queue, la serre, la relâche, la serre de nouveau.

« Et je vais essayer de te l’obtenir. »

Le silence est involontaire, mais elle se rattrape en une seconde. « Essayer ? »

Quand nous ne sommes pas au lit ou en train de regarder des films, nous sommes à Bristol Farms en bas de la rue pour acheter du Champagne ou à l’Apple Store dans le centre commercial Westfield à Century City parce qu’elle a besoin d’un nouvel ordinateur et qu’elle veut aussi un iPhone (« C’est Noël », minaude-t-elle comme si ça avait de l’importance), et je vais laisser la BMW aux voituriers du centre commercial et remarquer les regards des types qui prennent la voiture, et les regards de tant d’autres hommes errant dans le centre commercial, et elle les remarque aussi et accélère le pas, m’entraînant derrière elle, parlant machinalement sur son portable, sans interlocuteur, sa ruse d’autodéfense, sa façon à elle de combattre les regards en refusant d’admettre leur existence. Ces regards sont toujours de sombres souvenirs dans la vie d’une jolie fille de cette ville, et, comme j’ai déjà vécu avec d’autres belles femmes, je sais que leur névrose concernant leur apparence les a endurcies dans une sorte d’acceptation amère, ce qui ne semble pas être le cas de Rain. Au cours d’un des derniers après-midi de ce mois de décembre, nous nous dirigeons vers l’Apple Store, ivres de Champagne, Rain lovée contre moi, portant ses lunettes de soleil Yves Saint Laurent, et nous marchons sous un ciel couvert et menaçant, au-delà des tours de Century City, les carillons de Noël résonnant partout, et elle est heureuse parce que nous venons de regarder sa bobine, qui comprend les deux scènes d’un film de Jim Carrey dans lequel elle a joué, un drame qui a fait un bide (après avoir douloureusement fixé l’écran, les yeux plissés, je l’ai complimentée avec enthousiasme et je lui ai demandé ensuite pourquoi elle n’avait pas mentionné le film dans son CV, et elle a admis que les scènes avaient été coupées). Elle est en train de me demander si je lui ai bien dit la vérité à propos de ces deux scènes au moment où nous arrivons devant l’Apple Store et je lui assure que oui, plutôt que d’admettre à quel point j’ai été en fait consterné par sa performance. Il était impossible de conserver ces deux scènes dans le film – la décision de les couper était la bonne (il faut que je cesse de me préoccuper de savoir comment elle a obtenu ce rôle parce que ce serait entrer dans un labyrinthe sans issue). Ce qui m’intéresse alors – et m’intéresse toujours –, c’est qu’elle puisse être mauvaise au cinéma, mais bonne actrice dans la réalité. C’est là que repose habituellement le suspense dans toutes ces histoires. Et plus tard, pour la première fois depuis Meghan Reynolds, je pense avec espoir – au lit, en approchant de mes lèvres un verre rempli de Champagne, son visage penché au-dessus du mien – que peut-être elle ne joue pas la comédie avec moi.

Nous faisons les courses à Bristol Farms sur Doheny, une nouvelle caisse de Champagne pour cette dernière semaine de décembre, quand je la perds dans une des allées, et je suis sidéré de m’apercevoir que le marché a remplacé Chasen, le restaurant où je dînais avec mes parents pour certains réveillons de Noël, quand j’étais adolescent, et j’essaie de recomposer le plan du restaurant, alors que je me trouve au milieu des produits frais « Do They Know It’s Christmas » retentissant dans tout le magasin, et quand je constate que je ne me souviens de rien, un soulagement triste m’envahit. Et puis je reprends conscience que Rain a disparu et je circule à travers les allées, et je pense aux photos d’elle nue sur un yacht, à ma main entre ses jambes, à ma langue sur sa chatte pendant qu’elle jouit, et finalement je la retrouve dehors, appuyée contre ma BMW en train de parler à un beau mec que je ne reconnais pas, le bras en écharpe, et il s’éloigne quand je m’approche d’eux avec mon chariot, et lorsque je lui demande qui c’est, elle m’adresse un sourire rassurant et dit : « Graham », puis : « Personne », et puis : « Il est magicien. » Je l’embrasse sur la bouche. Elle regarde nerveusement autour d’elle. Je regarde son reflet dans la vitre de la BMW. « Qu’est-ce qui se passe ? » dis-je. « Pas ici », réplique-t-elle, mais comme si le « pas ici » était la promesse de quelque chose de meilleur. Le parking désert est soudain glacial, l’atmosphère tellement glaciale qu’elle en devient scintillante.

Pendant cette semaine que nous passons ensemble, tout ne respire pas la joie – il y a des ratés –, mais Rain se comporte comme si ça n’avait pas d’importance, ce qui contribue à dissiper la peur. Elle la remplace par une chose dans laquelle il est facile de se perdre, en dépit du fait que, par exemple, mes rares amis encore en ville proposent de se retrouver pour dîner à Sona, mais l’invitation provoque une vague anxiété chez Rain qui semble totalement étrangère à sa nature et, dans sa brièveté même, c’est assez révélateur (« Je ne veux voir personne d’autre que toi » est son excuse). Mais les ratés et les réponses évasives ne font pas tant de bruit – Rain est assez réconfortante et les SMS du numéro caché cessent d’arriver et la Jeep bleue disparaît, de même que mon désir de me remettre à travailler sur un des projets dans lesquels je suis engagé, et fini les longs silences maussades, et le flacon de Viagra dans le tiroir de la table de nuit reste intact, et les fantômes qui déplacent les objets dans l’appartement se sont envolés, et Rain me laisse penser que c’est une histoire qui a un avenir. Rain me convainc que quelque chose est vraiment en train de se passer. Meghan Reynolds devient floue parce que Rain exige que toute ma concentration se porte sur elle et, comme tout ce qui la concerne me plaît, je ne m’aperçois même pas que ça vire à une histoire qui n’est plus simplement professionnelle, et pour la première fois depuis Meghan Reynolds je commets l’erreur de commencer à m’attacher. Mais il reste un fait obscur qui vibre intensément, que j’essaie constamment d’ignorer, sans y parvenir parce que c’est la seule chose qui maintient tout en équilibre. Qui ne me laisse pas tomber complètement. Qui m’empêche de m’effondrer : elle va être trop vieille pour le rôle qu’elle pense obtenir.

« Alors, quand vas-tu m’aider ? » demande-t-elle un jour alors que nous sommes assis au café en bas de la rue du Doheny Plaza, faisant traîner un petit déjeuner tardif, tous les deux un peu largués à cause de la gueule de bois provoquée par la dope que nous avons fumée et les Xanax. « Je pense que tu devrais appeler dès que possible, dit-elle en s’observant dans un miroir. Quand tout le monde sera de retour, OK ? » Je lui souris avec sérénité, en hochant la tête. J’ignore les rides de suspicion qui creusent son visage, même après avoir retiré mes lunettes de soleil, et puis je la rassure d’un « Oui » accompagné d’un baiser langoureux.

Cette paix supposée ne dure qu’une semaine environ. Il y a toujours la possibilité qu’une chose effroyable se produise, et puis elle se produit habituellement. Deux jours avant qu’on ne retrouve le corps de Kelly Montrose, Rain se réveille et parle du rêve qu’elle a fait au cours de la nuit. J’étais déjà debout, en train de prendre des photos d’elle endormie, et maintenant qu’elle est réveillée, elle tique quand j’en prends une autre, et elle dit que dans son rêve elle a vu un type jeune dans ma cuisine, un garçon en fait, mais assez âgé pour être désirable, et il la dévisageait et il y avait du sang séché sur sa lèvre supérieure, et il y avait un tatouage un peu flou d’un dragon dessiné sur son avant-bras, et le garçon lui disait qu’il avait voulu vivre ici au 1508, pourtant le garçon lui disait de ne pas s’inquiéter, qu’il avait de la chance, et puis son visage noircissait et il découvrait ses dents, et puis il n’était plus que poussière, et je parle à Rain du fêtard qui était le propriétaire de cet appartement, et je lui raconte que l’immeuble est hanté, que des vampires, la nuit, se cachent dans les palmiers qui entourent l’immeuble et attendent que les lumières s’éteignent pour venir rôder dans les couloirs, et finalement l’appareil photo parvient à capter son attention et elle s’anime, et je n’arrête pas de la mitrailler, ma tête calée contre un oreiller pendant qu’elle jette des coups d’oeil du côté de la télévision à écran plat – des images de gens s’échappant de la jungle, un épisode de « Lost », et je m’empare d’une Corona sur la table de nuit. « Les vampires ne rôdent pas dans les couloirs, finit-elle par murmurer, après avoir recouvré ses esprits. Les vampires sont les propriétaires des appartements. » Et puis nous répétons les répliques du rôle de Martina dans Les Auditeurs.

La rumeur voulait que Kelly Montrose ait été avec l’actrice hispanique qu’on avait découverte dans la fosse commune juste avant Noël. La dernière fois qu’on l’avait vu, c’était sur un court de tennis à Palm Springs, un après-midi à la mi-décembre. Le corps nu de Kelly a été traîné sur une route de Juarez et puis abandonné contre un arbre. Deux autres hommes avaient été retrouvés dans les parages, coulés dans des blocs de ciment. Le visage de Kelly avait été dépecé et ses mains avaient disparu. Il y avait une note épinglée sur son corps qui ne révélait rien : ¿ Cabrón ? ¿ Cabrón ? ¿ Cabrón ? Des choses que je ne savais pas concernant Kelly : le truc de la méthamphétamine, la belle-mère qui était morte pendant une opération de chirurgie plastique, les soi-disant connexions avec le cartel de la drogue. Cette découverte est un peu biaisée dans la mesure où je n’ai jamais vraiment connu Kelly Montrose – il produisait des films, je l’avais rencontré plusieurs fois pour divers projets – et il n’avait jamais été assez proche de ceux que je connaissais pour le définir comme une de mes relations. Rain reste distante pendant toute la journée qui précède la découverte du corps de Kelly Montrose : faisant les cent pas sur le balcon, envoyant des SMS, répondant à des appels, répondant à des messages, de plus en plus agitée, penchée sur la rambarde, regardant en contrebas du balcon deux types torse nu en train de faire du jogging dans la rue. Quand je lui demande ce qui ne va pas, elle ne cesse de se plaindre de sa famille. Je n’arrête pas de la ramener dans la chambre et elle résiste toujours en promettant : « Donne-moi une minute, une minute… » Après avoir vidé deux verres de tequila, elle s’affale sur le balcon, seulement vêtue d’un string, ignorant l’hélicoptère qui tournoie au-dessus d’elle, et cette nuit-là dans la chambre du Doheny Plaza, ivres de margaritas, entourés de bougies qui dansent dans l’obscurité, tandis que je fulmine encore une fois contre un film qui défile sur l’écran plat géant, Rain ne peut s’en empêcher, pour la première fois, quelque chose fait qu’elle n’écoute plus et, quand je finis par le remarquer, ma voix se met à trembler, et au moment où je me résous à me taire, elle demande simplement, sans me regarder, d’une voix neutre, les yeux fixés sur la télévision : « Quel est le pire truc que tu aies jamais fait ? »

« Il faut que j’aille à San Diego », dit-elle.

Je viens de me réveiller, les yeux éblouis à cause de la lumière éclatante qui envahit la chambre. Les stores ont été relevés et elle circule dans la chambre ultralumineuse et ramasse ses affaires.

« Quelle heure est-il ?

— Presque midi.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Il faut que j’aille à San Diego. Quelque chose est arrivé. »

Je tends la main pour essayer de la ramener sur le lit.

« Clay, arrête. Je dois partir.

— Pourquoi ? Qui tu vas voir là-bas ?

— Ma mère, marmonne-t-elle. Ma putain de dingue de mère.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce qui est arrivé ?

— Rien. Toujours la même chose. Peu importe. Je t’appellerai quand je serai là-bas.

— Et je te revois quand ?

— Quand je reviendrai.

— Tu reviens quand ?

— Je ne sais pas. Vite. Dans un jour ou deux.

— Tu te sens bien ? Tu paraissais super agitée hier.

— Non, je vais mieux. Je suis bien. »

Pour m’apaiser, elle m’embrasse sur la bouche. « J’ai passé un bon moment », dit-elle en me caressant le visage, et le bruit de la climatisation entre en compétition avec le grand sourire, et puis le sourire et l’air frais, selon le cours des choses, s’intensifient, ça devient presque frénétique, et j’attire Rain vers moi sur le lit, et je presse mon visage contre ses cuisses et j’aspire son odeur, et puis j’essaie de la retourner, mais elle me repousse gentiment. Je baisse le drap pour exhiber mon érection, et elle cherche à paraître désinvolte et fait rouler ses yeux. Je peux soudain voir mon reflet dans un miroir à l’angle de la chambre : un adolescent à l’air vieux. Elle se lève et inspecte la chambre du regard pour voir si elle n’a rien oublié. Je prends l’appareil photo numérique sur la table de nuit et je commence à la photographier. Elle a les yeux plongés dans un sac Versace qui contenait autrefois des paquets de cocaïne, l’autre carburant du sexe, ce qui m’avait aidé à rendre le fantasme plus singulier et innocent qu’il ne l’était en réalité, ce qui avait permis de faire semblant de croire que le désir était partagé. « Tu peux appeler le voiturier et lui demander de sortir ma voiture ? dit-elle, le sourcil froncé pendant qu’elle lit un SMS.

— Je ne veux pas que tu partes.

— Je t’ai dit que je revenais, murmure-t-elle d’une voix absente.

— Ne m’oblige pas à te supplier. Je te préviens.

— Même si tu le faisais, ça ne changerait rien. » Elle ne lève pas la tête pour dire ça.

« Je peux venir avec toi ?

— Arrête.

— J’imagine plein de choses.

— Ne fais pas ça.

— Je m’imagine qu’il y a plusieurs versions de ce qui est en train de se passer.

— Ce qui est en train de se passer ? Je vais dans cette putain de ville de San Diego voir ma putain de mère.

— Ni l’un ni l’autre, nous ne voulons admettre qu’il y a quelque chose qui ne colle pas, dis-je à voix basse, en prenant une autre photo.

— Tu viens de le faire. » Elle tient brièvement la pose. Un autre flash.

« Rain, je suis sérieux…

— Hé, le dingue, arrête de transformer ça en drame. » De nouveau le sourire rusé.

« En drame ? dis-je d’une voix innocente. Qui ? Moi ? »

La dernière phrase qu’elle prononce avant de partir : « Tu n’oublieras pas de dire un petit mot pour que la production me rappelle ? »

Les panneaux publicitaires numériques brillant dans la brume grise semblent tous dire non et les poinsettias qui occupent la plate-bande centrale de Sunset Plaza sont mourants et le brouillard ne cesse d’envelopper les tours de Century City et le monde est en train de se transformer en film de science-fiction – parce que rien de ce qu’il est n’a quoi que ce soit à voir avec moi en réalité. C’est un monde où se défoncer est la seule option. Tout devient plus vague et abstrait depuis que chacune de mes lubies et chacun de mes désirs, qui ont été constamment satisfaits cette dernière semaine de décembre, ont maintenant disparu, et je ne veux pas les assouvir avec quelqu’un d’autre, parce qu’il n’y a pas de substitution possible – les sites porno d’adolescentes ont l’air différents – retouchés en quelque sorte, plus rien ne fonctionne, ça ne marche plus – et j’ai donc recréé dans ma tête, heure par heure, les séances de sexe qui ont eu lieu dans la chambre pendant ces huit jours passés avec elle, et quand j’essaie d’échafauder un scénario que j’ai négligé par paresse, il en sort un truc moitié sincère, moitié ironique, je suis distrait par le simple fait que Rain ne réponde pas à mes messages ou à mes SMS, et puis, trois jours seulement après son départ, ce n’est plus, officiellement, une distraction mais un obstacle. Les ecchymoses sur ma poitrine et sur mes bras, les marques des doigts de Rain et les égratignures sur mes épaules et mes cuisses commencent à s’effacer, et je cesse de répondre aux divers e-mails des gens qui sont de retour en ville puisque je n’ai aucune envie d’entendre les commérages sur Kelly Montrose ou de me moquer des rumeurs concernant les Oscars ou d’entendre parler des projets de chacun pour Sundance, et je n’ai aucune raison de retourner aux séances de casting à Culver City (puisque ce que je veux s’est déjà produit), et sans Rain ici tout se décompose entièrement et il est impossible de rester calme, c’est une chose que je ne peux pas contrôler. Et donc je me retrouve dans le cabinet du docteur Woolf sur Sawtelle, et le schéma qui ne cesse de se répéter est pointé, une fois de plus, et ses causes sont identifiées, et nous recourons à des techniques qui diminuent la douleur. Et à l’instant où je pense que je vais être capable de faire face à tout, une Jeep bleue aux vitres teintées me dépasse sur Santa Monica quand je traverse l’intersection de Wilshire. Une heure plus tard, je reçois un SMS en provenance d’un numéro caché, le premier en onze jours ou presque : Où est-elle partie ?

Une rumeur concernant une vidéo de l’« exécution » de Kelly Montrose – le fait qu’elle ait circulé sur Internet et ait été estampillée par des « sources autorisées » – se répand dans le milieu un beau matin de la première semaine de janvier. Il y avait apparemment un lien quelque part qui conduisait à un autre lien, mais le premier lien avait été désactivé et il n’y a rien d’autre à découvrir que des internautes en train de débattre sur différents blogs de l’« authenticité » de la vidéo. Apparemment, il y avait un corps sans tête dans un coupe-vent noir, pendu à un pont, un désert sinistre au-dessous, couvert de broussailles, le ruban jaune de la police claquant dans la brise, et quelqu’un avait écrit que le meurtre s’était déroulé dans un « laboratoire » à la périphérie de Juarez, et quelqu’un d’autre avait contesté vigoureusement en affirmant que le meurtre avait été commis sur un terrain de football par des hommes qui portaient des cagoules, et quelqu’un d’autre encore avait écrit que non, Kelly Montrose avait été tué dans un cimetière abandonné. Mais il n’y avait aucun élément susceptible de confirmer une quelconque hypothèse. Quelqu’un avait posté la photo d’une tête décapitée, avec un grand sourire, sur le siège du passager d’un SUV criblé de balles, mais ce n’était pas Kelly. En réalité, il n’existait aucune photo de lui traîné sur une route au bout d’une corde, aucun gros plan de son visage en train d’être dépecé, aucune photo d’une paire de mains amputées avec de la musique mariachi en fond sonore pour accompagner les images, et, une fois que l’excitation a atteint son comble, une fois que la légitimité des commérages a cédé devant la réalité, les rumeurs concernant la vidéo de Kelly Montrose s’effacent dans un décor crépusculaire.

Mais je m’en fiche. Après avoir cherché les liens, je retombe dans ma manie consistant à regarder toutes les photos que Rain m’a envoyées et à me souvenir des promesses faites qui ne concernaient pas Les Auditeurs mais avaient plutôt trait à des agents et à des films comme Boogeyman 2 et Piégé, et je les lui rappelle dans les SMS que je lui envoie – Hé, j’ai parlé à Don et à Braxton et Nate veut te représenter et Reviens et on relira ton rôle et Je dis du bien de toi à TOUT LE MONDE – qui ne reçoivent de réponses qu’au milieu de la nuit – Hé, le dingue, tout ça a l’air génial ! et Je reviens très vite !! – agrémentées d’émoticônes. À la différence de tous les autres, ce n’est pas Kelly Montrose qui provoque le retour de ma peur. Elle est officiellement de retour et, en raison de l’absence de Rain, elle n’est plus une vague distraction. Et puis c’est la Jeep bleue qui m’a dépassé sur Santa Monica qui se matérialise tous les soirs au coin d’Elevado et, une nuit, alors qu’elle est dûment observée depuis la fenêtre de mon bureau, elle finit par démarrer. Et c’est à ce moment-là que je remarque pour la première fois une autre voiture, une Mercedes noire, démarrant lentement un peu plus bas dans la rue pour suivre la Jeep sur Doheny et ensuite sur Sunset. Depuis l’appartement situé au-dessous d’Union Square, Laurie a complètement cessé de me contacter.

« Qu’est-ce que tu as fait pendant les fêtes ? » me demande Rip Millar quand je réponds impulsivement à un appel sur mon portable, un numéro que je n’ai pas reconnu, pensant qu’il pouvait s’agir de Rain. Après que j’ai mentionné quelques apparitions obligatoires dans ma famille et plus simplement quelques sorties et mon travail, Rip me gratifie d’un « Ma femme voulait aller à Cabo. Elle y est encore ». Un long silence s’installe. Je suis obligé de le meubler avec « Qu’est-ce que tu fous ces temps-ci ? » Rip parle de deux fêtes où il semble s’être amusé, et puis de problèmes mineurs liés à l’ouverture d’une boîte à Hollywood, et d’un rendez-vous un peu futile avec un conseiller municipal. Rip m’explique qu’il est au lit en train de regarder CNN sur son ordinateur, des images d’une mosquée en flammes, de corbeaux tournoyant dans un ciel écarlate.

« J’ai envie de te voir, dit-il. Boire un verre, déjeuner.

— On ne peut pas se parler au téléphone ?

— Non. Il faut que nous nous voyions en chair et en os.

— Il faut ? Il y a quelque chose dont il faut que tu me parles ?

— Ouais. Il y a quelque chose dont il faut que nous discutions.

— Je repars bientôt pour New York.

— Quand repars-tu ?

— Je ne sais pas. » Je m’interromps. « J’ai des trucs à finir ici avant et…

— Ouais, murmure-t-il. J’imagine que tu as tes raisons de rester. » Rip laisse la phrase en suspens avant d’ajouter : « Mais je crois que tu seras assez intéressé par ce que j’ai à te raconter.

— Je regarde mon emploi du temps et je te dis.

— Emploi du temps ? C’est drôle.

— Pourquoi est-ce que c’est drôle ? Je suis vraiment occupé.

— Tu es un écrivain. Qu’est-ce que tu veux dire par occupé ? » Sa voix était détendue, mais à présent elle ne l’est plus. « Avec qui tu es sorti ?

— Je suis… aux séances de casting pratiquement toute la journée. »

Un silence avant : « Vraiment. » Ce n’est pas une question.

« Écoute, Rip, je te rappelle. »

Rip enchaîne avec « Bien, et Les Auditeurs, comment ça se présente ?

— Ça se présente bien. » Je force le ton. « Je suis… très pris.

— Ouais, tu es pris. Tu l’as déjà dit. »

Sors-toi de là, rends ça impersonnel, concentre-toi sur le bavardage, tout ce qui peut provoquer la sympathie pour qu’on puisse raccrocher. J’essaie une autre tactique : « Et je suis assez stressé par ce qui est arrivé à Kelly. Ça m’a totalement stressé. »

Rip reste un instant silencieux. « Ouais ? J’en ai entendu parler. » Il se tait de nouveau. « Je ne savais pas que vous étiez proches, tous les deux.

— Ouais, on était assez proches. »

Le son émis par Rip après ma dernière réplique ressemble à un ricanement étouffé, une énigme personnelle dont la solution l’a amusé.

« Je suppose qu’il s’est retrouvé dans une situation un peu improbable. Qui sait à quel genre de gens il a été mêlé ? » Il donne aux deux phrases un rythme syncopé.

J’écarte le portable de mon oreille et je le fixe jusqu’à ce que je sois suffisamment calme pour le replacer contre mon oreille. Il n’y a rien à dire.

« C’est ce qui arrive quand on se retrouve acoquiné au mauvais élément, est tout ce que Rip a à proposer, sa voix rampant jusqu’à moi.

— C’est quoi, le mauvais élément ? »

Un silence et puis la voix de Rip, pour la première fois si je m’en souviens bien, prend une tonalité agacée. « Tu dois me poser la question, Clay ?

— Écoute, Rip, je te rappelle.

— Ouais, fais-le. Je crois que plus tôt tu le sauras, mieux ce sera.

— Pourquoi tu ne me le dis pas maintenant ?

— Parce que c’est… Ouais, c’est un truc très intime. »

Plus tard, cette semaine-là, j’erre au cinquième étage de Barney’s sur Wilshire, pété, en train de guetter constamment sur mon iPhone les messages de Rain qui n’y apparaissent jamais, de regarder les prix sur les étiquettes de chemises moirées, de vêtements pour frimer, incapable de me concentrer sur autre chose que l’absence de Rain, et au rayon homme je n’arrive même pas à poursuivre la conversation la plus rudimentaire avec un vendeur à propos d’un costume Prada, et je finis au bar du Greengrass de Barney’s, je commande un bloody mary et je le bois sans mes lunettes de soleil. Rip déjeune avec Griffin Dyer et Eric Thomas, un conseiller municipal qui ressemble à un surveillant de baignade, et dont Rip s’était plaint, mais avec qui il semble s’entendre à présent, et Rip porte un tee-shirt avec un crâne imprimé dessus, et il n’a plus l’âge pour ça, et un pantalon japonais un peu trop ample, et quand il voit le bloody mary et que je suis seul, il murmure : « Je vois, tu es très pris, hein ? »

Derrière lui, je sens le vent brûlant en provenance du patio. Les yeux écarquillés de Rip sont très rouges et je remarque à quel point ses bras sont musclés.

« Ouais.

— Tu es là ? À broyer du noir dans Barney’s ?

— Ouais. » Je me déplace sur le tabouret et je serre le verre glacé.

« Tu m’as l’air un peu négligé, là. »

Je me frotte la joue, surpris de m’apercevoir que le poil soit si dru, et je me demande depuis combien de temps je ne me suis pas rasé. Je fais le calcul rapidement : depuis le lendemain du départ de Rain.

« Ouais. »

La face orangée réfléchit à quelque chose et, en se penchant vers moi, elle dit : « Tu es bien plus largué que je ne croyais, mec. »

Un coach d’Equinox vient se présenter après que je l’ai surpris en train de m’observer pendant que je m’entraînais avec mon propre coach, et il me demande si je veux bien boire un café avec lui à Caffé Primo, à côté de la salle de gym. Cade porte un tee-shirt noir avec COACH imprimé dessus en lettres capitales, et il a de grosses lèvres et un sourire bien blanc, et de grands yeux bleus et une barbe de quelques jours parfaitement taillée, et il sent le propre, une odeur antiseptique presque, et sa voix réussit à être à la fois encourageante et hostile, et il tète une bouteille en plastique remplie d’un liquide rougeâtre, et il est assis dans une position qui vous oblige à comprendre qu’il attend qu’on le remarque, et, à l’ombre d’un parasol décoré d’une guirlande électrique de Noël, j’ai les yeux fixés sur la circulation dans Sunset, puisque nous sommes assis dehors, et je pense au garçon magnifique sur le tapis de course qui portait un tee-shirt I STILL HAVE A DREAM, et je crois que ce n’était peut-être pas ironique.

« J’ai lu Les Auditeurs, dit Cade, en détournant les yeux de son portable, un SMS semble l’avoir contrarié.

— Vraiment ? » J’avale une gorgée de café et je fais un sourire pincé, pas très sûr de savoir pourquoi je suis ici.

« Ouais, un de mes potes a auditionné pour le rôle de Tim.

— Cool. Et tu passes une audition aussi ?

— J’aimerais bien. Tu crois que tu peux faire quelque chose pour moi ?

— Oh, dis-je, maintenant que j’ai pigé. Ouais. Bien sûr. »

D’une voix douce et avec une timidité étudiée dans le regard, il ajoute : « Peut-être qu’on pourrait sortir ensemble un de ces jours ?

— Genre… quand ? » Je suis dérouté un instant.

« Genre, je ne sais pas, sortir quoi. Peut-être aller à un concert, voir un groupe…

— Ouais, ça me paraît cool. »

Des filles toutes jeunes, dans un état second, passent avec leur tapis de yoga sous le bras, une odeur de patchouli et de romarin dérivant jusqu’à nous, un tatouage de papillon sur une épaule entraperçu, et je suis tellement tendu de ne pas avoir parlé à Rain depuis cinq jours ou presque que je m’attends à voir un accident de voiture sur Sunset à tout instant parce qu’un désastre semble imminent et que Cade ne cesse de poser comme s’il avait été photographié toute sa vie, et devant le magasin H&M de l’autre côté de Sunset Plaza des hommes sont en train de dérouler un petit tapis rouge.

« Pourquoi tu es venu me voir ? je lui demande.

— Quelqu’un m’a dit qui tu étais.

— Non, je veux dire, pourquoi moi ? Pourquoi pas quelqu’un d’autre de la production ?

— Euh… » Cade essaie de comprendre pourquoi je joue le coup comme ça. « J’ai entendu dire que tu aidais les gens.

— Ah ouais ? Qui t’a dit ça ? » La question a le ton du défi. Ce qui oblige Cade à être plus ouvert qu’il n’avait envisagé de l’être.

« Je crois que tu le connais.

— Qui ça ?

— Julian. Tu connais Julian Wells, non ? »

Je me raidis, même s’il a prononcé le nom innocemment. Mais soudain Cade devient quelqu’un d’autre en raison de sa connexion avec Julian.

« D’accord. Comment tu connais Julian ?

— J’ai un peu travaillé pour lui.

— Tu faisais quoi ?

Cade hausse les épaules. « Des trucs personnels.

— Genre… assistant ? »

Cade sourit, détourne la tête et puis me regarde de nouveau en essayant de ne pas paraître trop préoccupé par la question. « Ouais, je suppose. »

Blair m’appelle pour m’inviter à un dîner qu’elle donne à Bel Air la semaine prochaine et je suis un peu sur mes gardes au début, mais lorsqu’elle m’annonce que c’est pour l’anniversaire d’Alana, je comprends pourquoi je suis invité, et la conversation est agréable et pleine de mansuétude, et après avoir bavardé un moment je me sens assez à l’aise pour demander : « Je peux venir avec quelqu’un ? », même si un bref silence de la part de Blair me rejette dans le passé.

« Ouais, bien sûr, dit-elle d’une voix détendue. Qui est-ce ?

— Une amie. Quelqu’un avec qui je travaille.

— Qui est-ce ? insiste-t-elle. Je la connais ?

— Elle est actrice. Elle s’appelle Rain Turner. »

Blair reste silencieuse. Tout ce que nous avons reconquis au cours de la conversation est à présent perdu.

« C’est une actrice, dis-je de nouveau. Allô ? »

Blair ne dit rien.

« Blair ?

— Écoute, je pensais que tu pourrais venir seul. De toute façon, je ne veux pas la voir ici, dit-elle précipitamment. Jamais je ne la laisserai venir ici.

— Pourquoi pas ? dis-je d’une voix un peu menaçante. Tu la connais ?

— Écoute, Clay…

— Oh, putain. Pourquoi est-ce que tu m’invites Blair ? Qu’est-ce que tu veux ? Tu essaies de me foutre en l’air ? Tu es toujours furieuse ? Ça fait plus de deux ans, Blair. »

Après un silence, elle dit : « Je crois que nous devrions parler.

— De quoi ? »

Silence de nouveau. « Retrouve-moi quelque part.

— Pourquoi pas maintenant ?

— Nous ne pouvons pas nous parler au téléphone.

— Pourquoi, Blair ?

— Parce qu’aucune de ces lignes n’est sécurisée. »

Après avoir quitté Sunset pour tourner dans Stone Canyon, je roule dans la pénombre des canyons et je laisse la BMW au voiturier du Bel Air Hotel. Je traverse le pont et dépasse les cygnes qui glissent sur l’étang et je me dirige vers la salle à manger, mais Blair n’y est pas et, lorsque j’interroge l’hôtesse, j’apprends qu’elle n’a pas fait de réservation, et une fois dehors je la cherche dans le patio, mais elle n’y est pas non plus, et je suis sur le point de l’appeler quand je m’aperçois que je n’ai pas son numéro de téléphone. Comme je rejoins la réception, je prends conscience de l’effort que j’ai fait pour paraître soigné, même s’il ne va rien se passer. Le type à la réception me dit dans quelle chambre se trouve Mrs Burroughs.

Je vais et je viens dans le jardin pour réfléchir et puis je laisse tomber, je monte à la chambre et je frappe à la porte. Lorsque Blair ouvre, j’entre brusquement.

« Qu’est-ce que tu fais ? dis-je.

— Pardon ?

— Il ne va rien se passer.

— Qu’est-ce qui ne va pas se passer ?

— Ça. » Lassé, je fais un geste du bras pour désigner la suite.

« Ce n’est pas pour ça que nous sommes ici… » Elle détourne la tête.

Blair porte un pantalon en coton un peu flottant, elle n’est pas maquillée et ses cheveux sont retenus en queue de cheval, et si elle s’est fait trafiquer le visage, ça ne se voit pas du tout, et elle est assise au bord du lit à côté d’un sac Michael Kors, et elle ne porte pas son alliance.

« C’est une suite que Trent loue à l’année, annonce-t-elle.

— Ah ouais ? dis-je en arpentant la pièce. Où est Trent ?

— Il est toujours bouleversé par ce qui est arrivé à Kelly Montrose. Ils étaient proches. Trent l’a représenté pendant un certain temps. » Elle s’interrompt. « Trent s’occupe de la préparation de la cérémonie.

— Qu’est-ce que tu croyais qu’il allait se passer ? Pourquoi suis-je ici ?

— Je ne comprends pas pourquoi tu répètes…

— Il ne va rien se passer.

— Arrête de dire ça, Clay, dit-elle d’une voix tendue. Je sais. »

J’ouvre le minibar. Je ne regarde même pas la bouteille que je prends. Agacé, tremblant, je me sers un verre.

« Et pourquoi ça ne pourrait pas se passer ? demande Blair. C’est à cause d’elle ? De la fille que tu voulais amener chez nous ? » Elle marque un temps. « L’actrice ? » Puis un autre. « Tu ne savais pas que ça me ferait de la peine ?

— De quoi est-ce que tu veux me parler ? dis-je sur un ton impatient.

— De Julian, d’une certaine façon.

— Ah ouais ? Et de quoi en particulier ? » Je vide mon verre. « Du fait que vous étiez amants ? Que vous vous étiez retrouvés ? De quoi ? »

Lorsque Blair se mord la lèvre inférieure, elle a dix-huit ans de nouveau.

« Julian te l’a dit ? C’est comme ça que tu l’as appris ?

— Je ne fais que deviner, Blair. Tu m’as demandé de l’éviter, tu te souviens ? » Et puis : « Quelle importance ? C’est fini depuis plus d’un an avec Julian, non ?

— Tu savais qu’il avait rompu ? dit-elle d’une voix essoufflée.

— Blair, je ne sais rien, d’accord ?

— Il a rompu à cause de cette fille.

— Quelle fille ?

— Clay, ne rends pas tout ça encore plus bizarre…

— Je ne sais pas de quelle fille tu veux parler.

— Je parle de la fille que tu voulais amener à mon dîner. C’est pour elle qu’il a rompu avec moi. » Elle marque un temps d’arrêt pour donner plus d’effet à la fin de sa phrase. « C’est avec elle qu’il est maintenant. » Je romps le silence en disant : « Tu mens.

— Clay…

— Tu mens parce que tu veux que je sois ici et que…

— Arrête ! » Elle hurle.

« Mais je ne sais pas de quoi tu veux parler.

— Rain. Elle s’appelle Rain Turner. C’est la fille que tu voulais amener, non ? Quand Julian a cessé de me voir, c’était à cause d’elle. Ils sont ensemble depuis. » De nouveau, un temps d’arrêt pour accentuer l’effet. « Il est toujours avec elle.

— Comment… est-ce que tu le sais ? Je croyais que tu ne lui parlais plus.

— Je ne lui parle plus, mais je sais qu’ils sont ensemble. »

Je jette le verre contre le mur. Blair détourne la tête, gênée. « C’est elle qui te rend à ce point furieux ? Je veux dire, tu es avec elle depuis combien de temps ? demande Blair d’une voix qui déraille. Deux semaines ? »

Garder les yeux fixés sur le bouquet de fleurs au centre de la suite est mon seul espoir de parvenir à me concentrer, pendant que Blair continue de parler.

« J’avais convaincu Trent de la prendre comme cliente parce que Julian me l’avait demandé, sans me dire qu’il la voyait. C’était un service que je lui rendais. Je croyais vraiment qu’elle n’était qu’une amie. Juste une actrice qui avait besoin d’aide… Je l’ai fait… » Elle s’interrompt. « … Parce que j’aimais bien Julian. »

Je murmure pour moi-même : « C’est pour ça qu’elle était chez toi. »

Blair comprend quelque chose. « Tu ne t’es jamais demandé pourquoi elle était là, hein ? » Un nouveau silence. « Incroyable. C’est toujours toi d’abord, hein ? Est-ce que tu t’es jamais demandé ce qu’elle pouvait bien faire là ? » La voix de Blair ne cesse de s’amplifier. « Est-ce que tu sais quoi que ce soit à son sujet, en dehors de l’impression qu’elle te fait ?

— Je ne crois pas un mot de tout ça.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’elle est… avec moi. »

Finalement, je pars en titubant vers la porte.

« Attends, m’interpelle Blair d’une voix calme. Je ferais mieux de sortir la première.

— Quelle importance ? dis-je en m’essuyant le visage.

— Parce que je crois que je suis suivie. »

J’envoie un SMS à Rain : Si je n’ai pas de nouvelles de toi je vais leur dire de donner le rôle à quelqu’un d’autre. Quelques minutes après, je reçois sa réponse : Hé, le dingue, je suis de retour ! On se voit ? Xo.

Assis à mon bureau en train de faire semblant de travailler sur un scénario, j’observe en réalité Rain qui vient d’arriver, et elle est bronzée, et elle arpente la pièce, un verre rempli de glace et de tequila à la main, me parlant d’une façon un peu désinvolte de sa mère complètement folle, de son jeune demi-frère qui est dans l’armée et, lorsqu’elle se laisse tomber sur la chaise longue au fond du bureau, il me faut toute la force qui me reste encore pour me lever, aller jusqu’à elle et ne rien dire à propos de Julian. Elle lève les yeux vers moi et continue à parler, à peine distraite, mais quand je ne réponds pas à une question, elle cogne son genou contre le mien, et je tends la main pour prendre la sienne, et je la soulève de la chaise longue, et quand elle me rappelle la réservation chez Dan Tana je lui dis : « J’ai envie de te baiser d’abord » et je commence à l’entraîner vers la chambre.

« Non, dit-elle. J’ai faim. Allons chez Dan Tana.

— Je croyais que tu n’avais pas envie d’aller chez Dan Tana, dis-je en me plaquant contre elle. Je croyais que tu voulais aller ailleurs.

— J’ai changé d’avis.

— Pourquoi ? Qui tu ne voulais pas voir là-bas ?

— On ne peut pas juste passer un bon moment ensemble ?

— Non.

— Écoute. Peut-être après le dîner, d’accord ? Pour l’instant, je veux me détendre. » Elle me caresse le visage et puis m’embrasse délicatement les lèvres, elle dégage ensuite son bras et sort du bureau. Je la suis à travers la salle de séjour jusque dans la cuisine, où elle se dirige vers la bouteille de tequila et se sert un autre verre.

« Qui était à San Diego ? dis-je.

— Quoi ?

— Qui était à San Diego ?

— Ma mère. Je te l’ai déjà dit cent fois.

— Qui d’autre ?

— Hé, le dingue, arrête. Hé, tu as parlé à Jon et à Mark ?

— Peut-être.

— Peut-être ? » Elle fait une grimace. « Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Je hausse les épaules. « Ça veut dire : peut-être.

— Ne joue pas à ça, dit-elle en se tournant rapidement vers moi. Ne joue pas à ça.

— À quoi ?

— Ne me menace pas », et son visage retrouve le sourire.

Chez Dan Tana, nous sommes assis dans la salle de devant, près d’une banquette occupée par de jeunes acteurs, et Rain essaie d’attirer mon attention, en frottant son pied contre ma cheville, et après quelques verres je finis par me détendre, même si un type au bar ne cesse de jeter des coups d’œil vers Rain, et pour une raison quelconque je me dis que c’est le type avec qui je l’ai vue sur le parking à Bristol Farms, le bras en écharpe, et puis je me souviens que je l’ai croisé sur le pont du Bel Air Hotel quand je suis allé voir Blair, et pendant ce temps Rain m’explique la meilleure façon d’approcher le producteur et le réalisateur des Auditeurs pour son engagement, combien nous devons avancer prudemment et combien il est « super important » qu’elle obtienne le rôle parce tout le reste en dépend pour elle, et je pense à autre chose, mais je ne cesse de rendre ses coups d’œil au type penché sur le bar, et il est avec un ami, et ils ont l’air de sortir d’une série télévisée, et puis, soudain, je dois l’interrompre.

« Tu n’es pas avec quelqu’un d’autre, hein ? »

Rain cesse de parler, évalue la vibration et demande : « C’est ça, le problème ?

— Je veux dire, il n’y a que moi en ce moment, non ? Ce qui se passe entre nous, ça vaut ce que ça vaut, mais bon, tu ne sors pas avec un autre type, hein ?

— De quoi est-ce que tu parles ? Hé, le dingue, qu’est-ce que tu fais, là ?

— C’était quand la dernière fois que tu as baisé ?

— Avec toi. » Elle soupire. « Et voilà. » Elle soupire de nouveau. « Et toi ?

— Tu en as quelque chose à foutre ?

— Écoute, je viens de passer une semaine pénible…

— Arrête. Tu es bronzée.

— Tu as quelque chose à me dire ? »

Je regarde tout autour de nous et elle se calme.

« Je suis ici avec toi, dit-elle. Arrête de faire la fille. »

Je soupire sans dire un mot.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi tu es tellement en colère ? demande-t-elle après que j’ai commandé un autre verre. Je suis partie cinq jours seulement.

— Je ne suis pas en colère. Je n’ai plus eu de nouvelles…

— Regarde. » Elle fait défiler des images sur l’iPhone que je lui ai acheté et me montre des photos d’elle auprès d’une femme plus âgée, avec le Pacifique en toile de fond.

« Qui a pris ces photos ? dis-je machinalement.

— Une amie. Une amie, d’accord ?

— Pourquoi le type au bar n’arrête pas de te regarder ? »

Rain ne jette même pas un coup d’œil vers le bar avant de répondre : « Je ne sais pas », et puis elle me montre d’autres photos d’elle à San Diego avec la femme plus âgée que je ne crois pas être sa mère.

En remontant Doheny, je regarde à travers le pare-brise de la BMW et je remarque que les lumières sont allumées dans l’appartement. Rain est assise à côté de moi, les bras croisés, réfléchissant à quelque chose.

« Est-ce que j’ai laissé les lumières allumées ? dis-je.

— Non, répond-elle, distraite. Je ne me souviens pas. »

Je tourne à droite dans Elevado pour voir si la Jeep bleue est là et je passe lentement devant l’endroit où elle est habituellement garée, et elle n’y est pas, et après avoir fait le tour du pâté de maisons deux fois, je m’engage dans l’allée du Doheny Plaza, et le voiturier prend la voiture en charge, et Rain et moi nous remontons au 1508, et elle me laisse descendre entre ses jambes, et quand je suis assez dur elle me suce, et quand je me réveille le lendemain matin elle a disparu.

Rain est l’unique sujet de discussion dans le cabinet du docteur Woolf à Sawtelle, et j’avais parlé d’elle de manière anonyme lors de la dernière séance pendant qu’elle était à San Diego, en évoquant « cette fille », mais à présent, compte tenu de l’information dont je dispose sur Julian, je lui dis tout : comment j’ai rencontré Rain à une fête de Noël, et je m’avise, en décrivant ce moment pour le docteur Woolf, que j’ai bu un verre avec Julian au Beverly Hills Hotel juste après, et comment je suis tombé sur elle aux séances de casting, et puis dans ce bar de La Cienega, et je lui détaille les journées que nous avons passées ensemble pendant cette dernière semaine de décembre, et comment je me suis mis à croire que c’était sérieux, un peu comme ce que j’avais eu avec Meghan Reynolds, et puis comment j’ai découvert grâce à Blair que Rain était apparemment la petite amie de Julian – à cet instant-là, le docteur Woolf pose son bloc-notes et a l’air plus patient qu’il ne l’est en réalité, et j’essaie de comprendre la suite du jeu, et puis je m’aperçois que Julian a dû savoir que Rain et moi avions passé toutes ces journées ensemble, et comment était-ce possible ? Vers la fin de la séance, le docteur Woolf dit : « Je vous engage à ne plus revoir cette fille », et puis : « Je vous engage à couper tout contact avec elle. » Au bout d’un long silence, il demande : « Pourquoi pleurez-vous ? »

« Pas question que tu refuses », dit Rip d’une voix légère et chantante au téléphone, après m’avoir proposé de le retrouver à l’observatoire au sommet de Griffith Park, même si j’ai suffisamment la gueule de bois pour oublier de faire le plein de la BMW à la station-service Mobil au coin d’Holloway et de La Cienega, et en coupant par Fountain pour éviter les embouteillages sur Sunset, j’appelle Rain trois fois, tellement distrait par le fait qu’elle ne réponde pas que je tourne presque dans Orange Grove pour voir si elle y est, mais j’en suis finalement incapable. Devant l’observatoire, sur le parking pratiquement désert, Rip est au téléphone, appuyé contre une limousine noire, le chauffeur écoutant son iPod, les lettres blanches d’Hollywood resplendissant derrière eux, au loin. Rip est habillé très simplement : jean, tee-shirt vert, sandales. « Marchons un peu », dit Rip et nous traversons la pelouse en direction du dôme du planétarium et, une fois sur la West Terrace, nous sommes à une telle hauteur au-dessus de la ville qu’il n’y a plus de son, et le soleil aveuglant qui scintille sur le Pacifique donne l’impression que l’océan est en feu, et le ciel vide est parfaitement clair, à l’exception de la brume suspendue au-dessus du centre, où un dirigeable flotte autour des gratte-ciel, et si je n’avais pas eu une telle gueule de bois, la vue aurait été une leçon d’humilité.

« J’aime bien cet endroit, dit Rip. C’est paisible.

— C’est un peu loin.

— Ouais, mais il n’y a personne ici. C’est tranquille. Personne ne peut te suivre. Nous pouvons parler sans nous en préoccuper.

— Préoccuper de quoi ? »

Rip réfléchit. « Du fait que notre vie privée pourrait être compromise. » Il s’interrompt. « Je suis comme toi : je ne fais pas confiance aux gens. »

Le soleil est si éclatant qu’il blanchit la terrasse et que ma peau commence à brûler, et le silence qui noie absolument tout semble donner des intentions menaçantes même aux silhouettes les plus innocentes, alors qu’elles rôdent lentement et prudemment au loin, comme si tout mouvement naturel allait briser la tranquillité, et nous passons devant un couple d’Hispaniques appuyés contre la rambarde quand nous traversons la promenade du Parapet, et une fois que nous sommes dans l’allée en direction d’East Terrace, Rip me demande tout bas : « Tu as vu Julian récemment ?

— Non. La dernière fois que j’ai vu Julian, c’était avant Noël.

— Intéressant », dit Rip. Et puis sur le ton de la concession : « En fait, je pensais bien que tu ne l’avais pas vu.

— Alors pourquoi m’avoir posé la question ?

— Je voulais seulement savoir comment tu allais y répondre.

— Rip…

— Il y avait une fille… » Il s’interrompt, réfléchit. « Il y a toujours une fille, non ? »

Je hausse les épaules. « Ouais, peut-être.

— En tout cas, il y avait cette fille que j’ai rencontrée, il y a quatre ou cinq mois, et cette fille travaillait pour un service… très exclusif, super discret. » Rip marque un temps d’arrêt pendant que passent deux adolescents qui parlent français, puis il jette un coup d’œil circulaire pour voir s’il n’y a personne dans les parages avant de reprendre. « Tu ne pouvais pas le trouver sur Internet, ça fonctionnait au bouche-à-oreille, donc il n’y avait pas de… euh, trace virale. Tout était géré par des gens qui se connaissaient les uns les autres, et ça restait donc assez confidentiel.

— C’était quoi… le service ? »

Rip hausse les épaules. « Simplement de très belles filles, de très beaux garçons, des gamins venus ici pour réussir, qui avaient besoin de fric et voulaient être sûrs, au cas où ils deviendraient Brad Pitt, qu’il n’y aurait pas la moindre preuve de leur implication dans un truc pareil. » Rip soupire, contemple la ville, et me regarde de nouveau. « Assez cher, mais on te garantit la confidentialité et l’absence de traces, et un anonymat complet.

— Comment tu l’as découvert ? » Je ne veux pas connaître la réponse, mais le silence, amplifié, étagé, m’a donné envie de dire quelque chose.

« Euh, c’est un des côtés intéressants de l’histoire, dit Rip. Le type qui a créé le service est l’une de nos connaissances. On pourrait dire que c’est lui qui m’a mis en contact avec la fille.

— On parle de qui, là ? je demande, même si je pense déjà connaître la réponse.

— Julian, confirme Rip. C’est Julian qui s’en est occupé. » Rip s’interrompt. « Je suis surpris que tu ne sois pas au courant.

— Julian s’est occupé de quoi exactement ? » J’ai du mal à parler.

« Du service. C’est lui qui l’a créé. Tout seul. Il présente bien, dans son genre. Il connaît des tas des gamins. Il les a mis au parfum. » Rip réfléchit. « C’est un truc qu’il sait faire. » Un nouveau silence. « Julian est bon là-dedans.

— Pourquoi tu me racontes ça ? Je n’ai pas l’intention de recourir à un service d’escorte et je ne m’intéresse absolument pas à ce que peut bien faire Julian.

— Oh, ça, c’est un mensonge. C’est un gros mensonge.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Parce que c’est grâce à Julian que j’ai rencontré une fille qui s’appelle Rain Turner.

— Je ne sais pas qui c’est. »

Rip prend un air faussement renfrogné pendant une seconde et fait un geste désinvolte de la main. « Oh, mec, tu t’y es tellement mal pris avec celle-là. » Il soupire, impatient. « Cette fille avec qui tu es sorti ? La soi-disant actrice à qui tu as promis de donner un rôle dans ton petit film ? Ça te rappelle quelque chose ? S’il te plaît, ne joue pas à l’idiot avec moi. »

Je ne peux pas parler. Je suis, soudain, agrippé à la rambarde. L’information me donne une excuse pour ne plus le regarder. La peur, la grosse tache noire de la peur, se rue vers moi et elle est aussi dans la chaleur et le grand espace de la terrasse vide, et partout ailleurs.

« Tu trembles, frangin, dit Rip. Tu veux peut-être t’asseoir, non ? »

Une fois sur East Terrace, je suis finalement assez abruti pour écouter Rip qui parle de nouveau, après avoir pris un appel pour confirmer un déjeuner et répondu à un SMS, et nous sommes assis sur un banc en plein soleil, et je sens ma peau se couvrir de cloques, et je suis incapable de bouger, et de près le visage de Rip est un peu androgyne, et ses cils sont teints.

« Bon, donc je la rencontre et elle me plaît, et je pense qu’on s’entend bien, et puis je ne paie plus pour ses services, et je pense même divorcer, ce qui te donne une idée de mon attachement. » Rip n’arrête pas d’agiter les mains. « Je dis à Rain de laisser tomber le turf et elle laisse tomber. Je prends tout en charge – je paie le loyer pour elle et la salope avec qui elle partage cet endroit pourri dans Orange Grove, les vêtements, le putain de coiffeur, la BMW, le coach, le salon de bronzage, tout ce qu’elle veut. Je lui trouve même un boulot dans cet endroit sur La Cienega, Reveal, tous les trucs que Julian n’a pas les moyens de faire – et devine ce qu’elle veut en réalité ? »

Rip attend. J’intègre tout. Et puis je pige et je dis d’une voix à peine audible : « Elle veut être actrice.

— Ouais, enfin, elle veut être célèbre, dit Rip. Mais au moins je vois que tu suis. En un sens, c’est la bonne réponse. »

Je n’arrive pas à desserrer les poings et Rip se lève et commence à faire les cent pas devant moi.

« Je pense que tu sais maintenant qu’elle n’y arrivera jamais, toujours est-il que Julian s’est vanté d’être le grand ami de Clay et de faire tout ce qu’il pourrait pour la mettre en contact avec toi pour ce film où, je crois, tu décides du casting. Je ne sais pas. Je veux dire, ça m’avait l’air d’être des conneries, mais il faut bien garder l’espoir, non ? » Rip s’interrompt brusquement et regarde son portable, puis le remet dans sa poche. « Mais quand tu es arrivé ici, Julian t’a énervé pour une raison quelconque et j’imagine que ça n’a pas vraiment gazé entre vous ce soir-là, et donc il ne t’a pas demandé ton aide. » Rip soupire, comme s’il en avait marre de toute cette histoire, mais il poursuit. « Bon, elle a réussi à passer une audition – ce dont je reconnais n’avoir rien à foutre, je n’ai pas l’énergie pour ça, et de toute façon je pense que c’est une perte de temps parce qu’elle n’a absolument aucun talent –, et donc elle arrive, elle vous lit son texte et j’imagine que c’est carrément atroce, mais le fait est qu’elle a du charme et la suite, c’est que… euh, pourquoi tu ne me racontes pas la suite, Clay ? »

Je reste silencieux sur le banc de pierre.

« Je crois comprendre que tu la baises depuis deux semaines maintenant ? »

Je ne dis rien.

Rip soupire. « En un sens, c’est une réponse.

— Rip, s’il te plaît…

— Et puis elle se casse à San Diego. C’est ça ?

— Elle est allée voir sa famille.

— Sa famille ? » Rip fronce les sourcils. « Tu savais que Julian était avec elle à San Diego ?

— Pourquoi est-ce que je le saurais ?

— Oh, allez, Clay…

— Rip, s’il te plaît, qu’est-ce que tu veux ? »

Il réfléchit. « Je la veux, elle. » Et puis il réfléchit à autre chose. « OK, je sais, je sais, ce n’est qu’une conne d’actrice débile, hein ? »

Je hoche la tête et Rip enregistre le hochement de tête en inclinant la sienne sur le côté, l’air curieux.

« Si tu es d’accord avec moi, alors pourquoi cette histoire te fout en l’air ?

— Je ne sais pas, dis-je d’une voix calme. Mais c’est le cas.

— Tu ne t’es jamais demandé si tout ça – ton petit flip – n’avait rien à voir avec elle ? Si ça avait peut-être à voir uniquement avec toi ?

— Non. » J’avale ma salive. « Je n’y ai pas pensé.

— Écoute, tu n’es pas une menace. Elle se sert simplement de toi. Mais lui… elle l’aime vraiment. » Rip marque un temps d’arrêt. « C’est Julian, le problème.

— Le problème ? Qu’est-ce que tu racontes ? Pourquoi c’est un problème ?

— Julian est le problème, parce que Rain a nié qu’il se passait quoi que ce soit avec lui, jusqu’à ce que je découvre qu’ils étaient en vacances à San Diego, la semaine dernière.

— Elle m’a dit qu’elle était allée voir sa mère. Elle m’a montré des photos d’elle avec sa mère. »

Rip fait semblant de sourire. « Ah, elle a une mère maintenant ? À San Diego ? Adorable. » Mais une fois qu’il a étudié ma réaction, son sourire s’efface.

« La première fois que j’ai appris qu’ils étaient ensemble, j’avais une information qu’elle ne pouvait pas nier, et j’ai laissé tomber parce qu’elle m’a promis qu’elle ne le reverrait plus, qu’elle ne ferait plus rien avec lui, mais… cette fois… je ne sais vraiment pas.

— Tu ne sais pas quoi ?

— Cette fois… je ne sais pas si je ne vais pas le punir. » Rip dit ça avec une telle gentillesse, sur un ton si peu agressif que ça ne paraît pas dangereux, et je me mets à rire.

« Je suis sérieux, dit Rip. Ce n’est pas une plaisanterie, Clay.

— Je trouve que c’est un peu extrême.

— Probablement parce que tu es très sensible. »

Après un long silence, Rip annonce platement : « Je ne veux qu’une chose. C’est qu’elle revienne.

— Mais, apparemment, elle veut quelqu’un d’autre. »

Rip prend son temps pour m’étudier. « Tu es très amer comme mec. »

Je suis penché en avant, les bras serrés sur mes côtes. Je jette un coup d’œil vers lui avant de hocher la tête.

« Ouais. Je crois. »

Nous traversons la pelouse en direction de la limousine noire et du chauffeur qui attendent là-bas, et Rip regarde le monument des astronomes au moment où nous le dépassons, et j’ai les yeux fixés droit devant moi, incapable de me concentrer sur quoi que ce soit d’autre que la chaleur et le ciel bleu irréel et les faucons qui planent au-dessus du paysage sans le son, leurs ombres zigzaguant sur la pelouse, et je me demande si je vais pouvoir rentrer à Doheny sans avoir un accident, et puis Rip me demande quelque chose qui aurait dû être d’une simplicité absolue mais ne l’est plus, en raison de notre conversation. « Que fais-tu cet après-midi ?

— Je ne sais pas », dis-je. Et puis je me souviens. « Tu vas à la cérémonie pour Kelly ?

— C’est aujourd’hui ?

— Ouais.

— Non, je n’y vais pas. Je ne le connaissais pas vraiment. Nous avons fait un peu de business ensemble, mais c’était il y a longtemps. » Le chauffeur ouvre la portière. « Il faut que j’aille voir ce connard à propos de la boîte. Tu sais, le cirque habituel. » Il dit ça comme si j’étais assez dans le coup pour comprendre de quoi il veut parler exactement, et avant de monter dans la limousine, Rip me demande : « Tu la revois quand ?

— Peut-être ce soir. » Et je ne peux pas m’empêcher de lui demander à mon tour : « Qu’est-ce que ça te fait ?

— Hé, j’espère qu’elle obtiendra le rôle. Je vote pour elle. » Il s’interrompt et sourit : « Pas toi ? »

Je ne réponds rien. Je me contente de secouer légèrement la tête.

« Ouais, poursuit Rip, l’air convaincu. C’est bien ce que je pensais. » Et, alors qu’il se glisse sur la banquette arrière de la limousine et avant que le chauffeur ne referme la portière, Rip lève les yeux vers moi et me demande : « Ce genre d’histoire, ça t’est arrivé toute ta vie, non ? »

Je suis censé aller à une fête pour les Golden Globes à Sunset Tower ce soir, mais Rain ne veut pas y aller, même après que je lui dis que Jon et Mark y seront, et que si elle veut le rôle de Martina je devrai la leur présenter formellement, en dehors du bureau de Jason à Culver City. « Ce n’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre », marmonne-t-elle. « Mais c’est comme ça que nous allons faire », lui dis-je. Quand elle arrive chez moi, toute bronzée, les cheveux gonflés, elle porte une robe-bustier, mais je suis encore dans ma sortie de bain, à boire de la vodka et à me tripoter. Elle ne veut pas baiser. Je me détourne et je lui dis que je n’y vais pas si on ne baise pas. Elle vide deux verres de Patron dans la cuisine, revient à grands pas dans la chambre et retire délicatement sa robe et dit : « Ne m’embrasse pas, d’accord ? », en faisant un geste pour désigner son maquillage, et pendant que j’ai la tête entre ses jambes, je glisse les doigts vers son cul, et elle les chasse en disant : « Je ne veux pas le faire comme ça. » Plus tard, au moment où elle renfile sa robe, je remarque une ecchymose sur son torse que je n’avais jamais vue auparavant. « Qui t’a fait ça ? » Elle tend le cou pour voir l’ecchymose. « Oh, ça ? C’est toi. »

En arrivant à la fête à Sunset Tower nous nous retrouvons juste derrière un acteur célèbre et les flashs commencent à crépiter comme une lumière stroboscopique et j’entraîne Rain avec moi vers le bar, et quand j’entrevois mon reflet dans un miroir, mon visage est un crâne, brûlé par le soleil au cours de l’heure passée à l’observatoire, et sur la terrasse qui surplombe la piscine, en me faufilant dans le bourdonnement de la foule avec Rain, je dis bonjour à quelques personnes que je reconnais, tout en hochant la tête vers d’autres qui semblent me reconnaître, et je bavarde avec toutes sortes de gens à propos de la cérémonie pour Kelly Montrose, même si je n’y suis pas allé, et puis je repère Trent et Blair, et je pars dans la direction opposée puisque je ne veux pas que Blair me voie avec Rain, et sur les murs sont projetées des photos en noir et blanc de palmiers, des images de Palisades Park datant des années 1940, de filles qui étaient dans le dernier James Bond, et des plateaux de doughnuts circulent, et je mâche un chewing-gum pour ne pas fumer plus tard, et Mark fronce les sourcils quand il la voit, et puis efface le froncement avec un sourire avant que nous fassions semblant de nous serrer dans les bras l’un de l’autre, ses yeux ne quittant pas une seconde Rain, la réaction de sa femme est d’une hostilité à peine dissimulée, et puis je me lance dans une explication pour justifier mon absence aux séances de casting, et Mark dit que je devrais venir demain, et je lui assure que je le ferai, et juste au moment où je m’apprête à faire mon pitch pour Rain, mon portable vibre dans ma poche, je le sors et il y a un SMS en provenance d’un numéro caché qui dit : Elle sait, et après que j’ai tapé : ?, Mark et sa femme s’éloignent, et Rain, se fichant apparemment que je ne l’aie pas présentée à Mark, est derrière moi en train de parler à une autre jeune actrice, et un autre SMS arrive : Elle sait que tu sais.

En rentrant au Doheny Plaza, en essayant de ne pas zigzaguer sur Sunset, je demande sur un ton désinvolte : « Tu connais un type qui s’appelle Julian Wells ? » Une fois la question posée, je suis en mesure de desserrer mon étreinte sur le volant – la question est un soulagement.

« Hé, ouais, dit Rain, enthousiaste, tout en jouant avec la stéréo. Tu connais Julian ?

— Ouais. Nous avons grandi ensemble ici.

— Je ne savais pas. Cool. » Elle essaie de trouver un morceau sur un CD que Meghan Reynolds a gravé pour moi, l’été dernier. « Il m’en a peut-être parlé.

— Comment tu le connais ?

— J’ai un peu travaillé pour lui. Il y a longtemps.

— Quel genre de travail ?

— Euh, genre assistante. Free-lance. C’était il y a longtemps.

— Je sais déjà que tu le connais.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? » Elle est toujours concentrée sur la recherche du morceau. « Tu parles de manière tellement bizarre.

— Je me demandais où il était en ce moment.

— Comment veux-tu que je le sache ? répond-elle, l’air faussement agacé.

— Euh, tu n’es pas sa petite amie ? »

Tout se déroule soudain au ralenti. C’est comme si elle avait tout à coup oublié ses répliques. Sa réponse consiste à rire. « Tu es dingue.

— Appelons-le.

— OK. Bien sûr. Tout ce que tu voudras, le dingue.

— Tu ne me crois pas, hein ? Tu crois que c’est une plaisanterie ?

— Je crois que tu es dingue. Voilà ce que je crois.

— Je suis au courant pour vous deux, Rain.

— Et qu’est-ce que tu crois savoir ? » Sa voix reste enjouée.

« Je sais que ta étais à San Diego avec Julian, la semaine dernière.

— J’étais avec ma mère, Clay.

— Mais tu étais aussi avec Julian. » Pouvoir dire ça me détend. « Tu ne pensais pas que j’allais finir par découvrir tout ça ? »

Au feu sur Doheny, elle regarde droit devant à travers le pare-brise.

« Tu ne savais pas que j’allais finir par découvrir que tu baises toujours avec lui ? »

Soudain, elle craque. Elle se tourne vers moi. Une litanie de questions se déverse sur un ton plaintif. « Et alors ? Qu’est-ce que ça peut faire ? Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu t’imagines ? Pourquoi tu ne laisses pas tomber ? Qu’est-ce que ça peut te faire ce que je fais quand je ne suis pas avec toi ?

— C’est important. Dans la situation présente, pour que tu obtiennes ce que tu veux, c’est très important.

— Qu’est-ce que ça peut faire ? hurle-t-elle. Tu es dingue. »

Je tourne calmement à gauche et je commence à descendre Doheny.

« Tu n’as même pas pu jouer ce rôle pendant un mois, putain ? dis-je. Quoi, tu avais tellement besoin de sa queue qu’il t’a fallu foutre en l’air tout ce qui comptait pour toi ? Si être avec moi était si important pour toi, Rain, pourquoi avoir foutu ça en l’air ? Tu aurais pu jouer avec moi, mais…

— Je ne joue pas avec les gens, Clay.

— Et Rip Millar ?

— Quoi, Rip Millar ? Nom de Dieu, il faut que tu t’oublies un peu. »

Les phares flous des voitures qui arrivent en sens inverse m’obligent à garer la BMW de l’autre côté de la rue, en face du Doheny Plaza.

« Descends. Descends de cette putain de voiture.

— Clay… » Elle tend la main. « S’il te plaît, arrête.

— Tu paniques. » Je souris en m’écartant d’elle. « Regarde-moi ça. Tu paniques vraiment.

— Écoute, je ferai ce que tu veux. Qu’est-ce que tu veux ? Dis-moi ce que tu veux et je le ferai.

— Arrête tout avec Julian, tout de suite. Au moins jusqu’à ce que tu obtiennes le rôle. »

Elle se redresse. « Comment je peux savoir si tu vas m’aider à obtenir le rôle ?

— Je le ferai. Mais dis à Julian de partir. Je ne vais même pas essayer tant qu’il sera dans les parages.

— Si tu m’obtiens le rôle, je ferai n’importe quoi. Je ferai tout ce que tu veux. Si tu m’obtiens ce rôle, je ferai tout ce que tu veux. »

Elle me prend le visage à deux mains. Elle m’attire contre elle. Elle m’embrasse sur la bouche férocement.

Dans l’obscurité de la chambre, Rain me demande : « Pourquoi avoir fait ça maintenant ?

— Fait quoi ? » J’ai la tête calée contre un oreiller pour boire ma vodka et les glaçons fondus.

« Pourquoi avoir remué tout ça ? Avoir essayé de tout détruire ?

— Je voulais seulement prouver que tu me mentais.

— Qui te l’a dit ?

— Rip Millar. »

Elle se raidit immédiatement et sa voix devient glaciale.

« Ça n’a plus aucune importance.

— Pourquoi est-ce que ça n’a plus aucune importance ?

— Parce qu’il est dérangé. » Elle se tourne vers moi. « Ne mêle pas Rip à ça. S’il te plaît, Clay. Sérieusement. Ne fais plus ça. Je m’occuperai de Rip.

— Il a dit qu’il allait punir Julian. Il a dit qu’il n’allait pas pouvoir s’en empêcher.

— Pourquoi est-ce que tu ne prends pas les choses comme elles viennent ?

— Parce que les choses comme elles viennent… ce n’est pas ce que je veux.

— Si ça doit se passer comme tu le veux, dit-elle en soupirant, je vais avoir besoin d’argent.

— Tu as un travail. À Reveal.

— J’ai été virée, finit-elle par avouer.

— Pourquoi ?

— Rip a passé un coup de téléphone. Il me hait. »

Les choses sont en pleine expansion. Je me sens plus détendu. Tout devient possible, le plan commence à se mettre en place.

« Tu m’as entendue ? demande-t-elle.

— Comment peux-tu vivre comme ça ?

— En faisant semblant de ne pas vivre comme ça. »

« Est-ce qu’elle est avec toi ? Où est-elle, Julian ? Hé, je sais ce qui se passe. Je connais la situation. Putain, Julian, qu’est-ce que tu fous, merde ? Tu es encore en train de te foutre de ma gueule ? Tu es quoi, le mac de ta petite amie ? Quel genre d’enfoiré tu es ? Dis-moi où elle est… Où est-elle ?… Oh, va te faire foutre. Je ne veux plus jamais revoir ta gueule d’enfoiré et si je te revois, je te jure, nom de Dieu de merde, que je vais te tuer, Julian. Je suis sérieux. Je vais te tuer, putain, et je n’en aurai rien à foutre. Je vais te tuer parce que tout ira mieux une fois que tu seras mort. » Un message que je laisse, complètement ivre, sur le portable de Julian quand je me réveille et que Rain a disparu au milieu d’une douce nuit de janvier, après la fête des Golden Globes à Sunset Tower.

Deux camions d’un traiteur sont garés devant les bureaux du casting à Culver City et dans la cour une équipe est en train d’installer des tables et un stand pour le DJ, et le patio est rempli de jeunes acteurs impatients, habillés dans des vêtements des années 1980, et ils ont tous des franges blondes, et puis je longe la piscine et je monte l’escalier jusqu’au bureau où Jon et Mark font une pause au cours des auditions, en compagnie de Jason, le directeur du casting.

« Revenu d’entre les morts, dit Jon. Quoi de neuf ? Où avais-tu disparu ?

— Juste des histoires personnelles que j’ai dû régler. J’avais un scénario à finir. » Je mets les mains dans les poches et je m’appuie contre le mur, en essayant de rester détendu et d’avoir l’air détaché. « Et je me suis convaincu que nous avons vu la fille parfaite pour le rôle de Martina.

— Nous n’avons encore trouvé personne, dit Jon.

— Euh, ce n’est pas vrai, réplique Jason. Nous avons réduit les options, mais à qui tu penses ? »

Mark me dévisage, légèrement amusé, peut-être un peu déconcerté. « Oui, de qui s’agit-il ? » Il pose la question comme s’il savait déjà.

« Nous l’avons vue il y a deux semaines et… euh, j’ai beaucoup pensé à elle, dis-je. Je crois que nous devrions la revoir.

— Qui ça ?

— Rain Turner. Vous vous souvenez d’elle ? » Et, en me tournant vers Mark, j’ajoute : « Elle était avec moi hier soir à la fête. »

Jason pivote vers son ordinateur, tape sur quelques touches et le portrait de Rain apparaît sur l’écran. Jon s’avance, troublé. Mark jette un coup d’oeil vers l’écran, puis se tourne, désespéré, vers moi.

« Pourquoi elle ? demande Jon. Elle est plus âgée que Martina.

— Elle ressemble tout simplement à la fille que j’avais en tête quand j’ai écrit le scénario, dis-je. Après tout, Martina pourrait très bien avoir quelques années de plus que les autres.

— Elle est très jolie, murmure Jon. Mais je n’arrive pas à me souvenir d’elle.

— Je crois qu’elle est trop vieille, dit Jason.

— Pourquoi es-tu si convaincu, Clay ? demande Mark.

— Je n’arrête pas de penser à elle pour ce rôle et… euh, j’aimerais vraiment qu’on la revoie.

— Est-ce qu’elle est devenue une de tes amies ? » m’interroge Mark.

J’essaie d’ignorer le ton de sa question. « Non… euh, non… elle est… euh, enfin, je la connais, quoi.

— Qui est cette fille ? demande Jon. Qui la représente ?

— Burroughs Media, dit le directeur du casting en lisant son écran. ICM est mentionné, mais je suppose qu’ils ne la représentent plus. Ses derniers rôles remontent à un an. » Il continue à parcourir l’écran et s’arrête. « En fait, elle a été recommandée.

— Par qui ? » C’est moi qui pose cette question.

Le directeur du casting fait défiler la page de Rain. Une certaine hésitation semble envahir la pièce avant que Jason ne reprenne la parole.

« Kelly Montrose, dit-il. Kelly a appelé. »

Un silence s’installe. Tout se renverse pendant le long moment au cours duquel plus personne ne dit rien. Les branches du palmier font pénétrer le vent sec et le murmure des gamins près de la piscine à travers la fenêtre ouverte, et personne dans la pièce ne sait que dire, et la gueule de bois que j’avais oubliée est revenue à l’instant où le nom de Kelly Montrose a été mentionné, et j’ai envie de chantonner tout doucement pour faire disparaître la douleur – la poitrine qui fait mal, le sang qui bat à mes tempes – et je n’ai pas d’autre choix que de prétendre être un fantôme, neutre et indifférent.

« Euh, ce n’est pas bon, dit Jon. Je crois que c’est un mauvais présage.

— Ah ouais ? dis-je, retrouvant la parole. Tu crois ?

— Je suis superstitieux. » Jon hausse les épaules. « Je crois à la malchance.

— Ça s’est passé quand ? » Je pose la question à Jason. « Kelly a appelé quand pour la recommander ?

— Deux jours avant sa disparition », laisse tomber Jason.

Rain m’appelle après avoir reçu mon SMS : Kelly Montrose ?

« Où étais-tu cette nuit ? Pourquoi tu es partie ? Tu étais avec Julian ?

— Si ça doit se passer comme tu le veux, il faut d’abord que je m’occupe de certaines choses.

— Quelles choses ? » Je sors du complexe, le portable écrasé contre mon oreille.

« Tu ne peux pas me demander ça.

— Je leur ai parlé de toi » Je m’aperçois que je suis incapable d’avancer tout en lui parlant. « Ils vont te revoir.

— Merci, dit-elle. Écoute, je dois y aller.

— Il y a une fête ce soir. Ici, à Culver City.

— Je ne pense pas que je puisse venir, Clay.

— Rain…

— Donne-moi un jour ou deux et après nous pourrons être ensemble, OK ?

— Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu connaissais Kelly Montrose ?

— Je t’expliquerai tout quand on se reverra. Il faut que j’y aille.

— Pourquoi tu ne m’as pas dit que Kelly Montrose t’avait obtenu cette audition ? » Ma voix n’est plus qu’un murmure.

« Tu ne me l’as jamais demandé », répond-elle, et elle raccroche.

Il n’y a rien d’autre à faire que d’attendre le début de la fête et, comme je n’ai nulle part où aller, je reste à Culver City, je manque les auditions de l’après-midi, la peur revenant au moment où j’entre m’acheter de l’aspirine chez un marchand de vins, baignant dans une sorte de torpeur alcoolique, les fantômes se pressant de tous côtés en murmurant : « Tu dois faire attention à qui tu introduis dans ta vie », et j’arpente la cour pendant que je réponds à deux appels – laissant des messages à l’agent, au manager, aux gens du film sur les singes, au docteur Woolf – et fumant des cigarettes près de la piscine, et regardant l’équipe de décoration accrocher les guirlandes le long d’un mur incurvé beige qui borde l’une des extrémités de la piscine, et puis on me présente l’acteur qui a obtenu le rôle principal de Grant, le fils de Kevin Spacey, dans Les Auditeurs et le garçon est d’une beauté exceptionnelle, même avec la barbe qu’il porte pour le film de pirates qu’il est en train de tourner, et les écrans ont été installés et les portraits des divers jeunes acteurs apparaissent, et puis venues de quelque part on entend des plaintes et les écrans sont placés différemment, et l’après-midi tourne au gris, le ciel se couvre de nuages, et quelqu’un me demande : « Y a un souci, mec ? »

La fête se déroule autour de la piscine et des lanternes en papier sont suspendues tout le long de la cour, et des chansons des années 1980 passent et tout le monde a un air familier même s’ils ont tous dix-huit ans, et je garde l’espoir de voir Rain débarquer pour me faire une surprise, tout en sachant qu’elle ne le fera pas. Cade, le coach d’Equinox, est ici – j’avais oublié que j’étais intervenu en sa faveur – et maintenant que je comprends la nature exacte de son lien avec Julian, je suis gêné que Cade me croie suffisamment largué pour ne rien savoir, et je suis à côté de l’un des assistants de Jason et le garçon qui joue le fils de Kevin Spacey n’arrête pas de me poser des questions sur son personnage auxquelles je réponds d’une voix monocorde, et il réagit en pointant le doigt vers une chouette qui a fait son nid dans le palmier, et puis je vois l’actrice – c’est une sacrée fille – que j’ai draguée dans le salon des premières classes à JFK avant Noël, il y a un mois peut-être, et Amanda Flew est tellement plus jeune que dans mon souvenir, et chaque fois qu’elle jette un coup d’œil de mon côté, elle sourit nerveusement au type avec qui elle parle, et parfois le garçon murmure à son oreille, et un autre garçon allume ses cigarettes, et je suis maintenant conscient d’avoir trop bu.

« Vous connaissez cette fille ? dis-je à l’assistant. Amanda Flew ?

— Ouais. Vous la connaissez ?

— Ouais. Je l’ai baisée. »

Il y a un temps mort, mais lorsque je le regarde de nouveau, il dit : « Cool. » Il hausse les épaules, mais il me trouve répugnant. « Elle est bonne. Elle dégage. »

Nouveau silence. « J’imagine qu’elle préfère les mecs plus vieux, hein ?

— Ouais, je suppose. » Je hausse les épaules, moi aussi, et j’ajoute : « Pourquoi vous dites ça ?

— Je croyais que c’était l’une des filles de Rip Millar. »

Je regarde Amanda au moment où elle reçoit un SMS, le lit, puis appelle. Elle ne dit pratiquement rien, elle écoute, raccroche.

« Ses filles ? je demande.

— Ouais », répond l’assistant et puis, comprenant ma réaction à ces deux seuls mots, il ajoute : « Sans rire, ce n’est pas un secret. Elle fait partie de sa meute de meufs. » Silence. « Mais j’ai entendu dire qu’elle était dingue. Vraiment barrée. »

Je reste silencieux.

« Mais peut-être que vous les aimez comme ça. »

Quand Amanda me voit approcher, elle fait comme si je n’existais pas. Elle parcourt du regard toute la fête, elle cligne des yeux, elle ne parle pas, mais lorsque je m’immisce dans son groupe, il devient difficile pour elle de continuer à m’ignorer et je dis : « Hé », et son sourire est là, et puis il n’est plus là. Elle semble furieuse que je sois à côté d’elle, que je me sois même approché d’elle, et je constate qu’après avoir tant flirté dans le salon de JFK, elle ne veut plus me parler à présent, mais je reste là dans l’espoir qu’elle finira par répondre, et derrière Amanda une fille danse toute seule sur une vieille chanson d’Altered Images, le tatouage d’un numéro de téléphone imprimé le long de son bras.

« Ouais ? dit Amanda. Salut. » Et elle regarde de nouveau les deux types.

« On s’est rencontrés à New York. À JFK. Je crois que tu m’as envoyé un ou deux SMS depuis que tu es à LA, mais ça fait quelque chose comme quatre semaines qu’on ne s’est pas parlé. Comment ça va ?

— Je vais bien », répond-elle et puis il y a un silence gêné, et les deux types se présentent et les noms sont échangés, et l’un d’eux me reconnaît et dit : « Oh, cool » et me consacre toute son attention, mais je ne m’intéresse qu’à Amanda.

« Ouais, ça fait à peu près un mois, dis-je, les yeux fixés sur elle. Ça va pour toi ?

— Je vais bien, je te le répète. Et puis : Mais je crois que tu as dû te tromper.

— Tu es là pour un rôle dans Les Auditeurs ? »

Un photographe prend une photo de nous l’un à côté de l’autre, et c’est soit ça, soit la question que j’ai posée qui devient le signal du départ pour Amanda. « Il faut que j’y aille maintenant. »

Je commence à la suivre. « Hé, attends une seconde.

— Je ne peux pas parler maintenant.

— Hé, j’ai dit, attends une minute… »

Elle est adossée au mur qui mène à la sortie. La conversation est sur le point de tourner à l’affrontement.

« Tu es malpoli, dit-elle.

— Je n’ai rien fait. Pourquoi est-ce que je te mets si mal à l’aise ? »

L’espace d’une seconde, ses yeux deviennent fous et puis elle se calme.

« S’il te plaît, ne me parle pas, OK ? » Elle tente de sourire. « Je ne te connais même pas. Je ne sais même pas qui tu es. »

Il pleut légèrement au moment où je quitte la fête et j’ai oublié à quel endroit est garée la BMW et puis, finalement, je la retrouve à quelques blocs de là dans Washington Boulevard, et alors que je m’apprête à démarrer une Jeep bleue passe en trombe et s’arrête au feu derrière moi, à l’intersection suivante. Je fais un demi-tour et je m’approche de la Jeep, et mes cheveux sont mouillés et mes mains tremblent, et je n’arrive pas à voir qui est dans la voiture, et il se met à pleuvoir plus fort pendant que je suis la Jeep dans Robertson en direction de West Hollywood, et à travers les essuie-glaces les rues paraissent plus vides à cause de la pluie et sur le CD que Meghan Reynolds a gravé pour moi l’été dernier, Bat for Lashes chante « What’s a Girl to Do ? », et un éclair illumine une peinture murale turquoise sous un pont d’autoroute, et puis la Jeep s’engage à droite sur Beverly et je n’arrête pas de regarder dans mon rétroviseur pour voir si je suis suivi, mais c’est impossible à dire, et puis je me force à ne plus pleurer et j’éteins la stéréo pour me concentrer uniquement sur la Jeep bleue à l’instant où elle vire sur la gauche dans Fairfax, et puis je me calme complètement quand la Jeep tourne à droite dans Fountain et puis encore à droite dans Orange Grove et, à la moitié du bloc par rapport à Santa Monica Boulevard, à gauche dans une allée attenante à l’appartement de Rain. Et puis Amanda Flew descend de la Jeep bleue.

Je passe lentement devant l’appartement et je prends une allée un peu plus bas dans la rue, et je me gare à un emplacement non autorisé, laissant le moteur tourner, et je ne sais pas quoi faire – toute pensée logique s’est éclipsée – mais je parviens à sortir de la BMW et à traverser la pelouse en direction de l’immeuble et il continue de pleuvoir mais je m’en fiche, et l’appartement de Rain est au rez-de-chaussée du petit immeuble de deux étages, et toutes les lumières de l’appartement sont allumées et Rain arpente la salle de séjour, au téléphone, en train de fumer une cigarette, et je me tiens à distance de la fenêtre, hors du champ de la lumière, et Rain porte une sortie de bain et son visage est gonflé et débarrassé de tout maquillage, et sa beauté est momentanément effacée et, en dépit de la panique qui infuse l’appartement, les bougies ont tout de même été allumées et je ne peux rien entendre à l’exception d’une porte qui claque et Rain, alors, raccroche et Amanda fait son entrée et je n’entends pas un mot de ce qu’elles se disent, même quand Rain se met à hurler. Amanda dit quelque chose qui oblige Rain à cesser de crier et elle écoute Amanda et puis les deux filles deviennent tout à coup hystériques et, quand Amanda tend la main et tente de l’agripper, Rain gifle Amanda. Amanda essaie de gifler Rain à son tour, mais elle s’effondre soudain dans les bras de Rain et elles se serrent l’une contre l’autre pendant un long moment jusqu’à ce qu’Amanda tombe à genoux. Rain la laisse là et fourre précipitamment ses affaires dans un sac de gym qui se trouvait sur le sofa et Amanda, frénétique, rampe jusqu’à elle et essaie de retenir Rain. Rain jette le sac de gym sur Amanda, et Amanda s’en saisit en pleurant. Et quand je comprends qu’Amanda Flew partage l’appartement avec Rain, je dois détourner le regard.

Deux flashs silencieux derrière moi illuminent brièvement le mur de l’immeuble et c’est quand je me retourne que je remarque une Mercedes rangée en double file dans Orange Grove, les flashs provenant de la fenêtre du côté passager, et puis la vitre remonte. Une vague prise de conscience : quelqu’un prenait des photos de moi devant l’appartement de Rain et d’Amanda. Tremblant, j’ignore la voiture et je m’éloigne lentement et je descends la rue jusqu’à la BMW qui tourne au ralenti. Je monte. Je démarre. Je roule dans Orange Grove, dépasse la Mercedes, qui se met alors à me suivre jusqu’à ce que je m’arrête à l’intersection de Fountain et que je prenne à gauche. La voiture noire me suit encore. J’accélère et la BMW bondit, mais dans le rétroviseur la Mercedes suit, en changeant plusieurs fois de file. J’accélère à fond pour franchir l’intersection et je m’engage dans La Cienega. La Mercedes passe le feu elle aussi, les pneus grinçant sur l’asphalte mouillé. Je m’arrête au feu sur Holloway, les phares de la voiture noire collés contre la BMW, et puis je tourne à droite sur Santa Monica, en essayant d’avoir l’air parfaitement normal, comme si je n’étais plus conscient tout à coup de la présence de la Mercedes. Mais elle me suit jusqu’au Doheny Plaza et, quand je donne la BMW au voiturier, je fais semblant de ne pas voir la Mercedes tourner au coin dans Norma Place, ralentissant au moment où je m’apprête à entrer dans le hall, et je l’entends seulement accélérer.

Dans l’appartement, tremblant et trempé, tenant à deux mains un verre de vodka dans l’obscurité du balcon, les orages balayant toute la ville, je regarde la Mercedes noire aller et venir dans Elevado, et puis je reçois un SMS en provenance d’un numéro bloqué – Hé, gringo, tu ne peux pas te cacher – accompagné d’un smiley qui cligne de l’œil, et cette nuit-là je rêve du garçon, le même rêve que celui de Rain, mais cette fois le garçon, beau et torse nu, s’est déplacé de la cuisine dans la salle de séjour et je n’arrête pas de lui demander : « Qui es-tu ? » et pour une raison quelconque il fait des gestes à mon intention, les muscles de ses bras et de sa poitrine tendus, et à mesure qu’il se rapproche je peux voir le tatouage d’un dragon sur son avant-bras et il y a du sang sur les cheveux du garçon et lorsque je titube dans la salle de bains des invités au milieu de la nuit, envoyant valser des affaires de Rain qui sont posées sur le lavabo, j’allume la lumière et sur le miroir au-dessus, écrits dans une matière rouge, il y a deux mots : DISPARAÎTRE ICI.

Une autre fête pour des remises de prix, celle-ci à Spago, et même s’il y a toujours le risque de tomber sur quelqu’un qu’on n’a pas envie de voir, je suis au-delà de l’inquiétude et, comme Rain ne vient pas avant demain, je me retrouve par hasard dans la salle à manger principale, coincé dans une conversation avec Muriel et Kim qui ne me demandent pas pourquoi je n’étais pas au dîner pour Alana chez Blair et, après qu’un photographe a pris une photo de nous trois, ils s’éloignent, et c’est une chance que Trent et Blair soient dans la cour parce que ni l’un ni l’autre ne vont me parler puisqu’il y a trop de monde à la fête ce soir. Daniel Carter ne cesse de m’adresser des sourires impatients et, même si je ne peux pas le voir venir vers moi, Meghan Reynolds n’a pas l’air d’être dans les parages, et il n’y a rien à faire sinon rester immobile, et Daniel et moi portons tous les deux des tee-shirts James Perse et des blazers onéreux à un seul bouton, et il me demande des nouvelles des Auditeurs et je lui dis que j’ai aimé son film, que j’étais à la première en décembre, et puis nous parlons de l’énorme succès de la sortie du nouveau Vendredi 13 et nous discutons de la façon dont un effet spécial en particulier a été réalisé pendant que Daniel n’arrête pas de tendre le cou et de dresser les sourcils en direction de quelqu’un de l’autre côté de la pièce en souriant.

« On dirait que tu as profité du soleil, remarque Daniel en désignant mon visage écarlate.

— Ouais. Tu me connais : je brûle facilement.

— Tu étais à New York, non ? Tu es là pour combien de temps ? J’ai entendu dire que tu étais de retour à Doheny.

— Je ne sais pas combien de temps je vais rester. New York… c’est mort.

— Et ici c’est… ? demande Daniel, attendant que je complète la phrase.

— Ça bouge. » Je hausse les épaules. « Je suis quelqu’un de différent maintenant. » J’affiche un faux sourire.

« S’il te plaît, ne me dis pas que tu penses revenir pour de bon. Putain, si je pouvais me tirer d’ici… »

Et puis Meghan vient jusqu’à nous et s’appuie légèrement contre Daniel et dit : « Salut, Clay » et, si je n’avais pas été ivre, je n’aurais pas pu supporter d’être ici et j’avais oublié à quoi Meghan ressemble de près et ça me choque comme ça m’a toujours choqué et je dois continuer à prétendre que tout va bien. Meghan me regarde avec indifférence et mon faux sourire est une réprimande pour qu’elle sache que je suis content qu’elle ait rompu, qu’elle assume ce qu’elle m’a fait subir, et quand la fin de tout avait été proche, je l’avais suppliée de fuir l’endroit où nous sommes ce soir et nous nous étions retrouvés dans un bar à sushis de Ventura Boulevard dans Studio City, et c’était l’été et je me souviens d’avoir vu un acteur enfant qui avait été célèbre autrefois et qui passait désormais pour vieux, à l’âge de trente-trois ans, assis à l’autre bout du bar à sushis, pendant que Meghan ne cessait de me faire sentir que c’était fini entre nous. Maintenant, à Spago, je n’ai aucune idée de ce que Meghan a bien pu raconter à Daniel me concernant – après tout, elle a un rôle dans son prochain film. Elle déclare qu’elle m’a vu à une projection où je ne suis pas allé, et soudain je me rappelle avoir fait les cent pas devant le service des urgences de Cedars-Sinai, en lui présentant mes excuses le 4 juillet.

« Hé, dit Daniel, j’aimerais bien te parler d’une de mes idées. » Il mentionne un scénario que j’ai écrit, intitulé Adrénaline, que le studio fait circuler.

« Cool », dis-je. J’ai à la main un verre vide, avec des glaçons fondus et du citron vert, les restes d’une margarita.

« Tu as vraiment minci », murmure Daniel juste avant de s’éloigner en compagnie de Meghan.

Rain a appelé deux fois et laissé un SMS, et je n’ai pas répondu, mais quand je vois Daniel souffler quelque chose à l’oreille de Meghan au moment où ils quittent Spago, je rappelle Rain et elle ne répond pas.

Le docteur Woolf laisse un message sur ma ligne principale pour annuler la séance de demain et me dire qu’il ne peut plus me garder comme patient, mais qu’il va me recommander à quelqu’un d’autre, et le lendemain matin je roule jusqu’à l’immeuble de Sawtelle et je me gare au quatrième niveau du garage et j’attends que sa séance de midi soit terminée parce que c’est à ce moment-là qu’il s’arrête pour déjeuner et j’écoute en boucle une chanson qui dit : « So leave everything you know and carry only what you fear… » et je hoche la tête pour moi-même tout en fumant des cigarettes et en faisant une liste de toutes les choses que je ne vais pas demander à Rain et en décidant que je vais accepter toutes les fausses explications qu’elle va me donner et que c’est le seul plan possible, et puis je me souviens de celui qui m’a averti que le monde doit être un endroit où personne ne s’intéresse à vos questions et que, si vous êtes seul, rien de mal ne peut vous arriver.

Dans la tranquillité du garage, le docteur Woolf ouvre la portière d’une Porsche gris métallisé. Je sors de ma voiture et je marche vers lui et je l’appelle par son nom. Il commence par faire semblant de ne pas m’entendre, puis il paraît sidéré quand il se retourne. Il est agacé de me découvrir là, mais son visage se détend, presque comme s’il s’y attendait.

« Pourquoi vous ne pouvez plus me voir ? dis-je.

— Écoutez, je ne suis tout simplement pas capable de vous aider…

— Mais pourquoi ? » Je continue à me rapprocher de lui. « Je ne comprends pas.

— Vous avez bu ? demande-t-il en sortant un portable de sa poche comme s’il m’en menaçait.

— Non, je n’ai pas bu, dis-je en baissant la voix.

— Il y a un type très bien à West Hollywood à qui je peux vous recommander.

— Je n’en ai rien à foutre. Je n’ai pas besoin d’une putain de recommandation.

— Hé, Clay, entre nous… » Il s’interrompt, prend un air affligé, et sa voix s’adoucit. « Denise Tazzarek. » Il laisse son nom en suspens dans les ombres du garage. « Je ne suis pas en mesure de vous aider pour… ça. »

Je m’arrête un instant, hésitant. « Attendez, qui est Denise Tazzarek ?

— La personne que vous avez vue ces derniers temps. Celle dont vous me parliez pendant la dernière séance.

— Et alors quoi ? »

Il me regarde comme si mon trouble le surprenait.

« La fille dont vous parliez est une femme qui s’appelle Denise Tazzarek, dit-il en baissant la voix à son tour. Je sais qui elle est.

— Je ne comprends pas.

— Je sais qui elle est et je ne veux pas y être mêlé de près ou de loin. J’ai deux patients qui ont affaire à elle et ça devient un conflit d’intérêts. » Il s’interrompt. « Je n’y peux rien.

— Et vous pensez que c’est… la même fille ?

— Oui. C’est la même fille. Son véritable nom est Denise Tazzarek. La fille dont vous parliez, Rain Turner ? C’est Denise Tazzarek. »

Je me raidis, sur le qui-vive. « Qu’est-ce que vous savez d’elle que… je ne sache pas ?

— Je vous l’ai dit au cours de la dernière séance : ne vous approchez pas d’elle, dit-il en repartant vers la Porsche. C’est tout ce que vous avez besoin de savoir. »

J’avance vers lui. « Alors, vous connaissez Rip Millar ?

— Clay… » Il se glisse sur le siège du conducteur.

« Et Julian Wells ?

— Il faut que j’y aille…

— Et Kelly Montrose ? »

Le docteur Woolf engage la clé de contact, mais s’arrête brusquement à la mention de ce dernier nom. En se tournant vers moi, il lève les yeux et dit : « Kelly Montrose était un de mes patients. » Et il referme la portière et démarre.

Le voiturier au Doheny Plaza m’ouvre la portière de la BMW et, alors que j’en sors, il m’annonce que quelqu’un m’attend dans le hall, et c’est à ce moment-là que je vois l’Audi de Julian, couverte de pluie et de boue, garée devant l’immeuble. Je marche en direction de l’entrée et l’envie me prend de faire demi-tour et de remonter dans la BMW, mais une onde de colère décide pour moi. Julian porte des Ray Ban et il est assis dans un fauteuil en train de regarder nonchalamment son téléphone, mais je peux tout de même voir l’œil gauche légèrement enflé et la lèvre fendue, et les ecchymoses d’un brun qui vire au bleu sur son cou bronzé, et le poignet bandé. Je ne dis rien quand je passe devant lui. Je fais simplement un geste pour lui signifier de se lever et de me suivre. Le portier à la réception jette un coup d’œil inquiet sur Julian et puis vers moi avant que je n’annonce : « Tout va bien. » Julian marche avec moi jusqu’à l’ascenseur et nous n’avons toujours pas échangé un mot quand il me suit dans le couloir du quinzième étage, et le seul son émis, c’est celui de sa gorge qu’il racle quand j’ouvre la porte et que nous entrons dans l’appartement.

Julian s’assied avec précaution sur le sofa articulé et il est élégamment vêtu et il a l’air à peu près bien en dépit de ce qui lui est arrivé et on dirait qu’il essaie de tenir le coup, mais il grimace légèrement au moment où il place son pied sur l’ottomane, et lorsqu’il retire les lunettes de soleil avec la main dont le poignet est bandé, la dimension réelle des ecchymoses apparaît. « Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Rien. Ça n’a aucune importance.

— Qui t’a fait ça ?

— Je ne sais pas », dit Julian. Et puis, en cherchant une réponse, il marmonne quelques mots qui ressemblent plus à une hypothèse qu’autre chose : « Des gamins mexicains. » Et enfin : « Je ne suis pas ici pour parler de ça.

— Pourquoi es-tu ici ?

— Je sais que tu sais pour Rain. Tu n’avais pas besoin de laisser un message pareil, l’autre nuit. Je crois que tout le monde sait ce qui se passe.

— Nom de Dieu, Julian, qu’est-ce que tu fous, putain ? dis-je d’une voix étouffée.

— Ça doit probablement te paraître plus compliqué que ça ne l’est en réalité.

— C’est parce que tu as compliqué les choses. »

Il soupire, les yeux tournés vers les baies vitrées et la lumière déclinante de l’après-midi sur la ville. « Je peux avoir un verre d’eau ?

— Ce n’est pas compliqué pour moi.

— Euh, je suis désolé, mais il ne s’agit pas que de toi, Clay.

— Qu’est-ce que ça signifie exactement ? dis-je, debout devant lui. Je ne sais même pas ce que ça veut dire.

— Ça veut dire que le monde, là-dehors, est très vaste et qu’il n’est pas seulement question de toi.

— Tu es dingue, putain, je murmure tout bas. Vous êtes tous dingues, putain.

— Les choses sont ce qu’elles sont, Clay.

— Tais-toi, dis-je, les dents serrées, arpentant la pièce et allumant une cigarette. C’est quoi, ces conneries… les choses sont ce qu’elles sont ?

— Je ne comprends pas très bien pourquoi tu es tellement furieux. Tu as eu ce que tu voulais.

— Et toi, tu as eu ce que tu voulais ? » Je fais un geste de la main pour désigner les ecchymoses « C’est Rip qui t’a fait ça ?

— Je te l’ai dit. Des gamins mexicains. » Et il me redemande de l’eau.

Lorsque je rapporte à Julian une bouteille de Fiji, il hoche la tête pour me remercier et dit, après avoir avalé une gorgée avec beaucoup de précaution : « Rip et moi, on ne se parle plus.

— Et pourquoi ? Oh, attends, laisse-moi deviner. »

Julian hausse les épaules et grimace au moment où il se penche pour poser la petite bouteille en plastique sur l’ottomane : « Ça n’avait pas grand-chose à voir avec moi.

— Bien, et à ton avis ça a à voir avec quoi, si ce n’est pas avec toi ?

— Rip a pété les plombs quand Rain était avec Kelly…

— Ça veut dire quoi, péter les plombs ? je l’interromps. Donc, ta petite amie baisait avec Rip et puis elle baisait avec Kelly ? Et tu es toujours avec elle ?

— Clay, c’est plus compliqué que…

— Pourquoi Kelly Montrose est-il mort, Julian ? dis-je, toujours debout devant lui, la main qui tient la cigarette tremblante. « Qu’est-ce qui est arrivé à Kelly ? Pourquoi est-il mort ? »

Julian me regarde et comprend quelque chose. Sans me lâcher des yeux, il se demande s’il doit parler. « Écoute, n’essaie pas de tout relier.

— Et pourquoi ?

— Ce n’est pas un scénario. Tout ne va pas s’emboîter. Tout ne va pas se résoudre au troisième acte.

— Quel est le lien entre Rip et Kelly ?

— Au départ, il s’agissait pour Kelly d’investir dans une boîte de nuit et ils… se sont brouillés.

— À cause de Rain ? »

Julian hausse les épaules. « En partie, j’imagine. »

J’essaie encore une fois : « Je veux simplement savoir dans quoi je suis impliqué. Dis-le-moi, c’est tout.

— Dans quoi tu es impliqué ? » Julian a l’air vraiment surpris. « Tu n’es pas impliqué dans tout ça. Tu en as peut-être l’impression, mais ce n’est pas le cas.

— Amanda Flew partage l’appartement avec Rain, c’est bien ça ?

— Ouais, dit Julian, troublé. Tu ne le savais pas ?

— Elle a une Jeep bleue, non ? Pourquoi est-ce qu’elle me suit ?

— Elle a quitté la ville. Mandy n’est plus ici. Je ne sais pas pourquoi elle te suivait. » Un silence. « Tu es sûr que c’était elle ?

— Et toutes les deux étaient avec Rip ? Amanda et Rain sont sorties avec Rip ? »

Il soupire. « Quand Rain et moi, nous nous sommes séparés quelque temps, Rip a commencé à la draguer… et puis, lorsqu’elle a fait la connaissance de Kelly… euh, Rip s’est mis à sortir avec Mandy. Et ça n’a pas duré, et il a essayé de se remettre avec Rain, mais… ça ne pouvait pas marcher.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est… difficile. » Silence. « Tu n’es toujours pas au courant ? »

Je me penche vers lui, pour dire d’une voix étouffée : « Il y a des gens qui surveillent cet appartement, Julian. Il y a des voitures dans Elevado qui espionnent cet appartement la nuit. Il y a des gens qui pénètrent ici et fouillent dans mes affaires. Je reçois des avertissements par SMS pour des tas de conneries et je ne sais pas pourquoi ils me mettent en garde, mais je crois que tout est lié à… » Et soudain je suis incapable de dire : « ta petite amie ». Tout ce que j’arrive à dire, c’est : « Ne me mens pas. Je sais que vous êtes toujours ensemble. »

Julian hausse lentement les épaules, un petit geste qui n’engage rien. « Écoute, si tu cesses de la voir, peut-être que tout le reste va s’arrêter. » Il réfléchit. « Si tu ne veux plus la voir et si tu ne veux plus l’aider, alors peut-être que tout ce truc va s’arrêter. » Il se penche pour prendre la bouteille d’eau. « Peut-être que ce n’était pas assez bien pensé. Peut-être qu’il y avait trop de… je ne sais pas… de variables… que je ne connaissais pas. »

Un long silence avant que je ne dise : « Tu négliges quelque chose.

— Qu’est-ce que je néglige ? » Il a l’air sincèrement curieux.

« Une des variables.

— Laquelle ? » Il semble presque effrayé de poser la question.

« Elle me plaît. »

Julian soupire et commence à se redresser. « Clay…

— Et je me fous totalement du merdier en cours.

— Elle te plaît vraiment, Clay ? demande Julian d’une voix triste. Ou bien c’est autre chose qui te plaît ?

— Ça veut dire quoi, Julian ?

— Ce n’est pas la première fois que ça t’arrive, non ? dit-il en choisissant soigneusement ses mots. Tu sais bien comment c’est dans cette ville. Tu t’attendais à quoi ? Tu la connais à peine. C’est une actrice.

— C’est bien toi qui me dis ça ? Tu t’occupes d’un service de call-girls et je devrais t’écouter ? »

Julian soupire de nouveau. « Je rendais simplement des services. C’était rien du tout. Laisse tomber. Ne sois pas si naïf.

— Tu maques ta petite amie et tu me racontes des conneries pareilles ?

— OK, écoute, je vois où tu en es. Je vois où tout ça va mener. Je voulais seulement dire que j’étais désolé. » Il se lève et s’appuie sur le dossier du sofa. « J’aurais dû me douter que tu allais réagir comme ça. Je croyais que tu avais trouvé tout ça, je ne sais pas, amusant… que tu en avais tiré un certain plaisir, tu vois, et que, bon, elle aussi, elle en avait tiré quelque chose, et que tu ne prendrais pas ça au sérieux.

— C’est pour ça que tu t’intéressais tant au film, hein ? Parce que tu voulais que je donne un rôle à ta petite amie ?

— Euh, ouais. » Julian s’interrompt. « On pensait que ça pourrait marcher. Mais si tu ne la vois plus, on s’arrête là.

— Ça va peut-être exiger un petit ajustement.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Parce que je la vois ce soir.

— Je sais. Parce que tu vas l’aider en fait, c’est ça ? »

La dernière fois que Rain voit Amanda Flew, c’est le dimanche qui suit la nuit où j’étais devant l’appartement d’Orange Grove et, selon Rain, Amanda passe cette nuit-là dans sa chambre et tout va « bien », mais en raison de ce que j’ai vu l’autre nuit, je sais que tout ne va pas « bien » et qu’il est arrivé quelque chose qui a obligé Amanda à quitter la ville. Amanda est censée partir le lendemain pour aller chez Mike et Kyle à Palm Springs et se « détendre » pendant une semaine ou deux, mais comme elle se réveille tard et qu'elle est agitée parce qu'elle a toutes sortes de raisons de quitter LA, elle ne part pas de l'appartement d'Orange Grove avant la nuit. Rain n'a jamais voulu qu'Amanda – une fille qu'elle me décrit à présent comme « trop confiante » – fasse ce trajet toute seule, et certainement pas de nuit, et certainement pas avec vingt mille dollars en liquide dans un des sacs de gym qu'elle emporte, mais Amanda insiste et menace bientôt de ne plus partir du tout, et donc Rain et les deux types de Palm Springs disent à Amanda que le seul moyen pour que ça fonctionne, c'est qu'Amanda reste en contact avec eux toutes les dix minutes, soit avec Rain, soit avec Mike et Kyle dans la maison au milieu du désert, et Amanda est d'accord et elle quitte Orange Grove à 20 h 45 et elle ne rappelle Rain qu'après être sortie du centre de LA à 21 h 15. Après ce premier coup de téléphone, les choses semblent se dégrader assez rapidement.

De 21 h 30 à 22 heures environ, Amanda ne répond pas au téléphone. Un appel est reçu dans la maison de Palm Springs vers 22 h 15 et Amanda paraît calme et annonce à Mike et à Kyle qu’elle va arriver plus tard que prévu, qu’elle doit rejoindre quelqu’un dans un coffee shop à Riverside, mais que tout est cool, et qu’ils ne doivent pas en parler à Rain. Apparemment, ni Rain ni Mike ou Kyle ne pensent que c’est cool, et Mike prend immédiatement la route pour se rendre dans le coffee shop de Riverside. L’appel suivant, reçu par Kyle, est donné à 23 heures et Amanda dit qu’elle n’est plus à Riverside, mais qu’elle est arrivée à Temecula. Kyle appelle Mike pour l’avertir qu’Amanda n’est pas à Riverside, et Amanda ne répond à aucun des appels ou des SMS de Rain – C’est totalement barré, dit l’un d’eux, tu vas mourir – et une dispute s’ensuit sur l’opportunité d’appeler la police et elle tourne court, et selon une serveuse du coffee shop de Riverside à qui Mike a parlé, Amanda a retrouvé deux hommes à l’entrée et Amanda a même embrassé l’un d’eux sur la joue, même si la serveuse n’a pas pu voir distinctement le type qu’Amanda embrassait. Le dernier appel est reçu une heure plus tard et Amanda explique à Kyle qu’elle le verra le lendemain, même après que Kyle l’a avertie que Mike a quitté Riverside pour la rejoindre à Temecula. À ce moment-là, quelqu’un prend le téléphone des mains d’Amanda et écoute pendant que Kyle commence à crier, exigeant qu’Amanda lui dise où elle se trouve exactement, et Kyle peut entendre à distance Amanda geindre : « Allez, arrête, rends-moi le téléphone, allez.

— Qui est à l’appareil ? Allô ? » hurle Kyle, avant que la communication ne soit coupée.

Amanda n’est jamais arrivée à Palm Springs le lendemain matin et, lorsque Rain obtient la confirmation qu’Amanda ne s’est jamais présentée dans l’après-midi, c’est interprété, pour une raison quelconque, comme un mauvais signe et pas comme un truc qu’une personne, qu’on m’avait décrite « dingue » et « vraiment larguée », et que Rain avait giflée dans l’appartement d’Orange Grove et qui avait lu les lignes de ma main dans le salon d’un aéroport et qui avait eu une aventure avec Rip Millar, qui faisait même partie de sa « meute de meufs », serait portée à faire. La première nouvelle inquiétante arrive tôt ce soir-là : Mike et Kyle trouvent la Jeep bleue d’Amanda dans un parking au bord de l’autoroute 10, à la sortie d’Indio. Tous ses sacs ont disparu, y compris celui qui contenait les vingt mille dollars en liquide.

J’écoute patiemment Rain qui essaye de me donner une version de l’histoire soigneusement révisée, suffisamment pour que je n’aie pas besoin de poser de questions, et elle dit qu’elle ne devrait absolument pas m’en parler, mais le besoin est apparemment irrésistible, même si elle a écarté la peur réelle en tentant de tenir le coup grâce à la tequila Patron et à un joint, et en se convainquant qu’Amanda va finir par réapparaître. Je répète à Rain qu’il y avait peut-être un mystère et qu’Amanda devait l’élucider. Je dis à Rain qu’Amanda cherche peut-être la réponse à quelque chose. L’autre truc qui apaise Rain, en dehors de la tequila et du joint et du Xanax que je lui ai donné, c’est l’audition qu’elle repasse pour Les Auditeurs et que j’ai organisée la semaine prochaine.

« Qu’en pense Julian ? dis-je après qu’elle est restée silencieuse trop longtemps. De l’histoire d’Amanda ? »

Elle ne peut pas répondre à cette question parce que le nom de Julian ne peut plus être mentionné entre nous. Je finis le verre que j’ai à la main.

« Euh, peut-être que Rip est impliqué là-dedans, dis-je, imitant un enfant qui mène une enquête criminelle. Est-ce que Rip ne couche pas avec elle aussi ? Il doit se faire du souci. »

Rain se contente de hausser les épaules et de m’ignorer. « Peut-être.

— Peut-être qu’il est inquiet ou peut-être qu’il couche avec elle, ou encore peut-être qu’il est impliqué là-dedans ? »

Elle ne répond rien, elle se contente de regarder fixement par la fenêtre, effondrée dans le fauteuil pendant que je reste assis derrière mon bureau à l’observer.

« Si tu penses que sa disparition est liée d’une manière quelconque à Rip, tu ne crois pas que tu devrais prévenir la police ? » dis-je d’une voix paresseuse et détachée.

Rain se tourne vers moi et me regarde comme si j’étais fou.

« Tu t’en fiches, hein ?

— Tu ne m’as jamais raconté ce qui s’était passé entre Kelly Montrose et toi.

— Ce n’était rien du tout. Tout ce qu’on a pu te raconter n’est pas vrai. » Elle fixe son verre du regard et le termine. « Il ne s’est jamais rien passé entre Kelly et moi.

— Je ne te crois pas, dis-je en me balançant d’avant en arrière dans mon fauteuil et en essayant de voir comment cette scène va se dérouler. Tu as dû lui promettre un truc.

— Tout le monde n’est pas comme toi. »

Je ne réponds rien.

« Peut-être que Kelly s’attendait à ce qu’il se passe quelque chose, finit-elle par admettre. Peut-être que c’est pour ça qu’il a passé ce coup de fil. Je ne sais pas.

— Et peut-être que ça explique pourquoi Rip était aussi furieux, dis-je en essayant de rester calme, de contenir mon excitation. Peut-être qu’il a senti que Kelly allait tenter sa chance avec toi…

— Rip Millar est tout simplement… très dérangé.

— Peut-être que c’est pour ça que vous vous entendiez si bien tous les deux ?

— Est-ce que tu parles sérieusement, là ?

— Tu as appris quelque chose ce jour-là. Tu as appris ce qui était arrivé à Kelly. La veille de ton départ pour San Diego avec ce merdeux. On n’avait pas encore retrouvé Kelly, mais tu savais que Rip avait fait…

— Va te faire foutre, hurle-t-elle.

— Je n’en ai plus rien à faire, vraiment, dis-je en me déplaçant vers elle et en lui caressant le cou.

— Tu n’en as plus rien à faire, hein ?

— Je ne la connaissais pas, Rain.

— Mais tu me connais.

— Non. Je ne te connais pas. »

Je me penche pour embrasser son visage.

Elle se détourne. « Je n’ai pas envie, murmure-t-elle.

— Alors, tire-toi d’ici. Et je me fiche de savoir si tu vas revenir.

— Amanda a disparu et tu…

— J’ai dit que je m’en fichais. » Je prends sa main. J’essaie de l’entraîner vers la chambre. « Allez.

— Laisse tomber, Clay. » Elle a les yeux fermés et elle fait une grimace.

« Si tu ne veux pas me suivre, tu ferais mieux de partir.

— Et si je pars, qu’est-ce qui va arriver ?

— Je vais téléphoner à Mark. Téléphoner à Jon. Je vais appeler Jason. » Un silence. « Et j’annulerai tout. »

Elle vient immédiatement se coller contre moi et elle dit qu’elle est désolée, et puis elle me guide vers la chambre et c’est comme ça que j’ai toujours voulu que la scène se déroule, et c’est ce qui se passe, et il le faut parce que si ça ne se passe pas comme ça, le truc ne fonctionne pas vraiment pour moi.

« Tu devrais avoir plus de compassion, dit-elle plus tard, dans l’obscurité de la chambre.

— Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je devrais avoir plus de compassion ?

— Tu es Poisson. »

Je reste silencieux, laissant cette affirmation en suspens le temps qu’elle détermine où j’en suis.

« Comment tu sais ça ?

— Amanda me l’a dit », répond-elle calmement.

Je me tais, même s’il est difficile de ne pas répondre.

« Quelle est la pire chose qui te soit jamais arrivée ? » demande-t-elle, et ça fait l’effet d’un écho. J’ai une réponse, mais je prétends ne pas le savoir.

Au Getty, il y a un dîner en l’honneur du commissaire d’une nouvelle exposition, donné par deux responsables de Dreamworks, et je m’y rends seul et je suis de meilleure humeur, me contentant de flotter toute la soirée, beau comme il faut, un peu pété, et je me retrouve sur une terrasse, le regard perdu là où le ciel est le plus noir à me demander ce qu’en dirait Mara. Et dans le tram qui grimpait la colline, j’étais dans le même wagon que Trent et Blair, et j’écoutais Alana faire part de ses frustrations concernant un chirurgien plasticien, et je hochais la tête tout en observant les voitures fonçant sur la 405 au-dessous de nous, et de là où je suis à présent il est impossible de voir quoi que ce soit dans les canyons sombres jusqu’à ce que les lumières de la ville presque muette ne dissipent cette obscurité, et je n’arrête pas de regarder les éventuels messages sur mon portable, et j’en ai presque fini avec mon deuxième martini quand un garçon, vêtu de l’uniforme du traiteur, m’informe que le dîner sera servi dans quinze minutes, et puis ce garçon est remplacé par Blair.

« J’espère que tu ne conduis pas ce soir, dit-elle.

— Hé, j’avais une sale impression quand je suis arrivé, mais je suis heureux maintenant.

— Tu as l’air d’être de bonne humeur.

— Je le suis.

— Lorsque je t’ai vu à Spago l’autre soir, je me suis dit que tu ne pouvais pas être heureux.

— Eh bien, je le suis maintenant. »

Elle reste un instant silencieuse. « Je ne suis pas sûre de vouloir savoir pourquoi. »

Je finis le martini et je pose le verre sur le rebord du balcon, et puis je lui souris de manière inoffensive, et je titube légèrement et Blair regarde la mer qui scintille et s’incurve, et c’est à des kilomètres et des kilomètres de nous.

« J’ai pensé t’ignorer et puis j’ai décidé que non, dit-elle en se rapprochant de moi.

— J’apprécie la faveur que tu me fais et je suis content que tu me parles. » Je me tourne de nouveau pour contempler la ville. « Pourquoi être restée si longtemps sans me parler ? À quoi ça rimait ?

— Je voulais me protéger.

— Et pourquoi maintenant ?

— Tu ne me fais plus peur.

— Tu es donc devenue optimiste.

— Je continuais de croire que je pourrais te faire changer. Pendant toutes ces années.

— Mais est-ce que j’aurais été celui que tu voulais vraiment ? » Je m’interromps pour mieux réfléchir. « Ou est-ce que j’aurais été celui que je voulais vraiment être ?

— Ce que tu veux vraiment être n’existe pas, Clay.

— Pourquoi ris-tu en disant ça ?

— Je voulais savoir si tu avais parlé à Julian. Ou bien as-tu fait ce que je t’avais demandé et laissé courir ?

— Tu veux dire, suivi tes instructions ?

— Si tu veux le formuler comme ça.

— Ouais, je l’ai vu une ou deux fois et j’imagine qu’il a quitté la ville pour quelque temps. » Je marque un temps d’arrêt et je me lance : « Rain m’a juré qu’elle ne savait pas où il était. »

À la mention de son nom, Blair dit : « Vous avez tous des rapports très intéressants.

— C’est juste un peu compliqué, dis-je sur un ton désinvolte. Comme toujours.

— Elle ne chôme pas, hein ? D’abord Julian, ensuite Rip, puis Kelly et toi… » Un silence. « Je me demande qui sera le suivant. »

Je reste silencieux.

« Je ne la juge pas. » Elle se rapproche de moi. « Mais Rain sait où est Julian. Je veux dire, si je sais où est Julian, alors elle le sait aussi.

— Quelle est ta source d’information ? » Je m’interromps. « Oh oui, c’est vrai. Ton mari la représente.

— Pas vraiment. Il n’y a absolument rien à représenter. » Un silence. « Je crois que tu le sais aussi.

— Alors, où est Julian ?

— Pourquoi veux-tu savoir où il est ? Vous êtes toujours amis ?

— Euh, nous l’étions, autrefois. Mais je suppose que… euh, non, nous ne le sommes plus maintenant. Ça arrive. » Je me tais, et puis je ne peux pas m’empêcher de redemander : « Où est-il ? Comment sais-tu où il est ?

— Reste en dehors de ça, dit Blair tout doucement. Tu n’as qu’un truc à faire, c’est de rester en dehors de ça.

— Pourquoi ?

— Parce que tu ne ferais qu’aggraver les choses. »

Je la laisse m’embrasser sur les lèvres, mais il y a des statues qui nous regardent, et des lumières en provenance des fontaines, et derrière nous la lune se reflète à l’horizon sur la mer.

« J’entends des histoires à ton sujet, dit Blair. Je ne veux pas les croire. »

J’ouvre la porte de l’appartement. Les lumières sont éteintes et il y a un rectangle blanc flottant assez bas, au-dessus du sofa : un téléphone brillant dans l’obscurité, illuminant le visage de Rip. Trop ivre pour paniquer, je tâtonne à la recherche du mur et la pièce se remplit lentement d’une lumière tamisée. Rip attend que je dise quelque chose, affalé dans le sofa comme s’il avait toujours été là, avec une bouteille de tequila ouverte derrière lui. Finalement, il mentionne un truc à propos d’une émission de remise de prix où il est allé et, comme en y repensant, il me demande d’où je viens.

« Qu’est-ce que tu fais ici ? dis-je. Comment es-tu entré ?

— J’ai des amis dans l’immeuble, répond Rip, pour expliquer ce qui semble très simple. Allons faire un tour.

— Pourquoi ?

— Parce que ton appartement n’est probablement pas… » Il plisse les yeux dans ma direction. « … Sûr. »

Dans la limousine, Rip me montre des mails qui ont été reçus sur la messagerie AllamericangirlUSA de Rain. Il y en a quatre et je lis chacun d’eux sur l’iPhone de Rip dans la limousine pendant que nous roulons sur Mulholland désert, une vieille chanson de Warren Zevon tournoyant dans l’obscurité climatisée. Au début, je ne suis même pas sûr de savoir ce que je regarde, mais dans le troisième mail je suis censé avoir écrit que « je vais tuer cet enfoiré » – une référence à Julian, le « petit ami » de Rain – et les mails deviennent des cartes qu’il faut réarranger afin de pouvoir les suivre véritablement, mais elles sont précises sur certains points et révèlent une stratégie secrète et déterminée, même si d’autres détails sur Rain et moi ne collent pas, des choses qui n’ont rien à voir avec nous : des références à la kabbale, des commentaires sur un petit numéro de comédie musicale lors d’une récente émission de remise de prix que je n’ai jamais vue, Hugh Jackman chantant une version ironique de « The Sunny Side of the Street », mon intérêt pour les signes du zodiaque – autant d’erreurs dans la singularité de notre relation. Je continue à lire ce mail en me demandant qui a écrit ces choses – des indices qui sont censés être complétés, une idée qui est censée conduire quelque part – jusqu’à ce que je comprenne : ça n’a aucune importance, tout conduit à moi, j’ai provoqué ça.

« Lis le suivant, s’il te plaît. » Rip se penche et fait apparaître le mail suivant avec autant de facilité que s’il feuilletait une brochure. « Une référence intéressante à toi et à la salope de colocataire disparue. »

Dans le quatrième mail, je suis censé avoir écrit : « … et je ferai à Julian ce que j’ai déjà fait à Amanda Flew. »

« Comment tu les as eus ? dis-je, les mains refermées sur l’iPhone.

— S’il te plaît, est la seule réponse de Rip.

— Ce n’est pas moi qui les ai écrits, Rip.

— Peut-être que oui. Peut-être que non. » Un silence. « Peut-être qu’elle les a écrits. Mais on a vérifié : ils ont tous été envoyés d’une de tes messageries. »

Je continue à parcourir un mail, puis un autre.

« "Je vais tuer cet enfoiré", murmure Rip. Ça ne te ressemble pas, mais qui sait ?… je veux dire, tu peux être un mec froid de temps en temps, mais… ceux-là, ils sont plutôt sincères et tristes en fait. » Il lit un extrait de l’un d’eux. « "Mais, cette fois, il y a eu une explosion et mes sentiments en tant qu’homme ne peuvent pas être rectifiés"… » Il éclate de rire.

« Pourquoi me les montrer ? Je ne les ai pas écrits.

— Parce qu’ils pourraient éventuellement t’incriminer. »

Je m’écarte de Rip, incapable de masquer mon dédain. « Dans quel film tu te crois, là ?

— Peut-être dans une des merdes que tu as écrites, dit Rip, qui ne rit plus. Bon, alors, qui les a écrits, Clay ? demande-t-il d’une voix forcée et amusée, comme s’il connaissait déjà la réponse.

— Peut-être qu’elle les a écrits à elle-même, dis-je à voix basse dans l’obscurité.

— Ou peut-être… quelqu’un d’autre les a écrits. Peut-être quelqu’un qui ne t’aime pas ? »

Je me tais.

« Barry t’a mis en garde contre elle, non ?

— Barry ? » Je murmure à peine, les yeux rivés sur l’iPhone. « Quoi ?

— Woolf. Ton coach qui t’apprend à vivre. » Un silence. « Celui qui est sur Sawtelle. » Il se tourne vers moi. « Il t’a mis en garde contre elle. » Un nouveau silence. « Et tu ne l’as pas écouté.

— Et si je t’avouais que je m’en fous ?

— Euh, je serais alors très inquiet pour toi.

— Je n’ai pas écrit ces trucs-là. »

Rip n’écoute pas. « Tu n’en as pas assez d’elle ?

— Comment tu les as obtenus, d’ailleurs ?

— Je suis sérieux, je suis préoccupé par ta… situation, dit Rip, ignorant ma question. Vraiment.

— Quelle est ma situation, Rip ?

— Tu es trop intelligent pour te laisser trop embarquer, articule Rip, en comprenant ce qui se passe, il doit donc y avoir quelque chose d’autre qui te fait jouir… Tu n’es pas assez idiot pour te laisser avoir par ces connes, et pourtant ta douleur est réelle… Tout le monde sait que tu as perdu les pédales avec Meghan Reynolds… ce n’est un secret pour personne. » Rip sourit et puis sa voix devient inquisitrice. « Mais il y a un truc qui ne colle pas… Tu jouis et pourtant… quel est le problème ? » Il se tourne vers moi dans l’obscurité, alors que la limousine s’engage dans Beverly Glen. « Est-ce que tu ne jouirais pas du fait que, vu la façon dont tu manigances les choses, elles ne t’aimeront jamais ? Et est-ce qu’il se pourrait que… » Il s’interrompt pour bien réfléchir. « … Que tu sois bien plus dingue en réalité que nous ne l’avons jamais su ?

— Ouais, c’est ça, Rip, dis-je en soupirant, et en tremblant aussi. C’est probablement ça.

— Quelqu’un ne te rend pas ton amour et ne te le rendra jamais. En tout cas, pas comme tu voudrais qu’elles le fassent et pourtant tu peux quand même les contrôler un certain temps, à cause des choses qu’elles veulent obtenir de toi. C’est un sacré système que tu as mis en place et fait durer. » Un silence. « Romance, lâche-t-il. Intéressant. »

Je continue de fixer l’iPhone, même si je ne devrais plus.

« J’imagine que la consolation, c’est qu’elle ne sera pas toujours belle, dit-il. Mais j’aimerais être avec elle avant que ça n’arrive.

— Qu’est-ce que tu racontes ? dis-je, la peur m’oppressant de nouveau. Qu’est-ce que tout ça signifie ?

— Tant de choses, Clay.

— Je veux sortir d’ici. Je veux que tu me déposes. »

Rip dit : « Ça signifie qu’elle ne t’aimera jamais. » Un silence. « Ça veut dire que tout est une illusion. » Et puis Rip m’effleure le bras. « Elle est en train de te piéger, cabrón. »

Je tends le téléphone à Rip.

« Je t’ai déjà dit, poursuit Rip, que je ne te considère pas comme une menace. Tu peux continuer à faire ce que tu veux avec elle. Je m’en fiche parce que tu n’es pas vraiment un obstacle. » Il réfléchit. « Pas encore. »

Rip prend le téléphone et le met dans sa poche.

« Mais Julian… il lui plaît. » Rip s’interrompt. « Elle se sert simplement de toi. Peut-être que c’est ça qui te fait jouir. Je ne sais pas. Va-t-elle obtenir ce qu’elle veut ? Probablement pas. Je ne sais pas. Je m’en fous. Mais Julian ? Je ne sais pas pourquoi, mais je n’arrive pas à me faire à l’idée qu’il lui plaise vraiment. Tout ce que tu fais, c’est faire durer la situation. Tu continues ton manège et elle te suit parce qu’elle pense qu’elle va jouer dans ton film. Et c’est ça qui la rapproche de Julian. » Un nouveau silence. « Tu ne te rends même pas compte à quel point tu devrais avoir peur, hein ? »

Avant de me déposer, Rip dit : « Julian a disparu. » La limousine ralentit dans l’allée du Doheny Plaza. En descendant Beverly Glen et tout au long de Sunset, Rip a envoyé des SMS tandis que « The Boys of Summer » passait en boucle sur la stéréo. « Il n’est pas chez lui à Westwood. Nous ne savons pas où il est.

— Peut-être qu’il est parti chercher Amanda, dis-je, le regard fixant à travers la vitre teintée la guérite vide du voiturier.

— Est-ce que ce ne devrait pas être le boulot de Rain ? demande Rip, imperturbable. Oh, j’ai oublié. Elle a une audition cette semaine, non ?

— Ouais. En effet.

— Elle n’a pas l’air très préoccupée par la disparition de sa copine. En tout cas, pas autant que par son rôle dans ton petit film.

— À quel point elle devrait être préoccupée, Rip ? Où est Amanda ? » Et puis je respire à fond avant de demander : « Tu le sais ? » Je me tais de nouveau. « Tu étais aussi avec elle. Après que Rain t’a lâché pour Kelly ? C’est bien ce qui s’est passé, je crois.

— Les femmes ne sont pas très intelligentes. Il y a des études qui ont été faites. »

Je ne peux pas voir son visage. Je ne peux qu’entendre sa voix, ce qui est, je m’en aperçois, exactement ce que je veux.

« C’était quoi, ça ? Une vengeance ? Tu pensais que Rain allait se soucier du fait que tu puisses baiser sa copine ?

— Il se cache, dit Rip qui m’ignore.

— Nom de Dieu, pourquoi tu ne laisses pas tomber ?

— Il se cache. » Rip s’interrompt. « Je pensais que tu savais où il était. Je pensais que peut-être tu me le dirais.

— Je n’ai rien à foutre de savoir où il est.

— Pourquoi tu ne te renseignes pas et puis tu me rappelles ?

— Qui, à ton avis, pourrait le savoir ? Pourquoi tu n’en parles pas à Rain ? »

Il soupire.

« Tu l’as fait tabasser ? C’est un avant-goût de ce qui l’attend s’il ne la quitte pas ?

— Tu n’as aucune imagination, dit Rip. En fait, tu suis toujours la même procédure. »

Rip se penche et glisse un CD dans le lecteur. Il se recale dans le siège. Des bruits de respiration, le vent, des bruits de sexe, quelqu’un qui murmure qu’il a un orgasme, et puis c’est ma voix, et soudain je relie les images aux sons : la chambre du 1508 dans l’immeuble au-dessus de nous, la vue depuis le balcon, le fantôme du garçon mort égaré dans l’espace. Et puis la voix de Rain qui se joint à la mienne dans les haut-parleurs à l’arrière de la limousine.

« Éteins, dis-je tout bas. Éteins ça.

— Il n’y a rien d’utilisable. » Rip se penche pour éjecter le disque. « Voilà.

— Où est-ce que tu t’es procuré ça ?

— Oh, les questions triviales que tu poses.

— Je n’ai rien à voir avec tout ça.

— Qui sait pourquoi les gens font ce qu’ils font ? » Rip est de nouveau calé dans le siège, ne m’écoutant plus. « Je n’arrive pas à comprendre Julian. Je ne sais pas pourquoi il fait ce qu’il fait. »

Je tends la main vers la poignée de la portière.

« On découvre des choses nouvelles en avançant, dit Rip. On découvre des choses sur soi qu’on n’aurait jamais crues possibles. »

Je me retourne vers lui. « Pourquoi tu n’avances pas ? Laisse-le avec elle et avance tout simplement.

— Je ne peux pas faire ça. Non. Je ne peux absolument pas faire ça.

— Pourquoi pas ?

— Parce qu’il met en danger la structure des choses, dit Rip en articulant chaque mot. Et ça affecte ma vie. »

Je m’apprête à descendre de la limousine.

« Ne t’inquiète pas. Je ne reviendrai plus ici, dit Rip. J’en ai fini avec toi. Tout va se dérouler comme prévu.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Que je voulais simplement t’avertir. Tu viens d’être officiellement impliqué.

— Ne cherche plus jamais à entrer en contact avec moi…

— Je crois que tu veux, autant que moi, le voir disparaître », conclut Rip avant que je ne claque violemment la portière.

Plus tard, cette nuit-là, je rêve du garçon de nouveau – le sourire inquiet, les yeux humides de larmes, le joli visage qui a un aspect presque plastique, la photo de Blair et moi en 1984 qu’il tient dans une main, le couteau de cuisine qu’il tient dans l’autre alors qu’il flotte dans le couloir devant la porte de la chambre, « China Girl » qui retentit dans tout l’appartement – et puis je ne peux pas m’en empêcher : je me lève du lit et j’ouvre la porte, et j’avance vers le garçon et, quand je le frappe, le couteau tombe par terre. Et quand je me réveille le lendemain matin, il y a un bleu sur ma main à cause du coup que j’ai donné au garçon dans mon rêve.

Rain arrive en survêtement et sans maquillage et elle essaie de rester concentrée pour l’audition de demain, et elle ne voulait pas venir, mais je l’ai prévenue que j’annulerais tout si elle ne venait pas, et elle jeûne et donc nous ne sortons pas dîner et, quand j’essaie de la toucher, elle dit : « Attendons un peu » et je dois la menacer de nouveau, et la panique qui s’ensuit n’est surmontée qu’avec l’ouverture d’une nouvelle bouteille de Patron, et ensuite je n’arrête pas de la baiser, sur le plancher du bureau, dans la chambre, toutes les lumières allumées dans l’appartement, « The Fray » retentissant sur la stéréo, et alors que je croyais que la tequila l’avait un peu abrutie, elle pleure sans arrêt et ça me fait bander encore plus. « Tu sens ça ? Tu sens ça en toi ? » Je le répète, pour que la peur vibre autour d’elle, et il fait un froid glacial dans le 1508, et quand je lui demande si elle a froid, elle répond que ça n’a aucune importance. Et ce soir-là, peut-être pour la première fois, je souris en voyant la Mercedes qui continue d’aller et venir dans Elevado, ralentissant de temps en temps afin que la personne qui se trouve derrière les vitres teintées puisse apercevoir à travers les palmiers l’appartement du quinzième étage. « J’essaie simplement de t’aider », dis-je pour l’apaiser, pour essayer de la calmer, et à ce moment-là elle me demande d’une voix pâteuse : « Est-ce qu’il t’arrive de penser à quelqu’un d’autre que toi ? » Elle me demande, quand je recommence à la toucher en murmurant à quel point j’aime le faire comme ça : « Pourquoi ne pas être cool avec toute cette histoire ? » Elle me demande : « Pourquoi ne pas accepter les choses comme elles sont ? » Elle couvre son corps d’une serviette que je retire aussitôt.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » dis-je tout bas. Je lui sers une autre rasade de tequila.

« C’est juste un film que tu es en train d’écrire. » Elle pleure à chaudes larmes à présent, en prononçant ces mots.

« Mais nous écrivons le film ensemble, baby.

— Non ! s’écrie-t-elle, un masque d’angoisse sur le visage.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je ne fais que jouer un rôle. »

Et lorsque je remarque finalement la lumière rouge des messages qui clignote sur son portable posé sur la table de nuit, je lui demande, une main sur son sein, l’autre étranglant légèrement sa gorge : « Où est-il ? »

Trent Burroughs m’appelle et me demande de le retrouver à Santa Monica après son déjeuner avec un client chez Michael’s. Sur le Santa Monica Pier, Trent est en costume et assis sur un banc à l’entrée, et quand il me voit approcher, il lève les yeux de son téléphone et retire ses lunettes de soleil, et me regarde avec un air méfiant. Trent m’annonce qu’il a fini de déjeuner plus tôt que prévu avec un acteur capricieux qu’il représente, et qu’il a réussi à le convaincre d’accepter un rôle dans un film pour une myriade de raisons qui seront profitables à tout le monde.

« En fait, je suis surpris que tu sois venu, dit Trent.

— Pourquoi ne pas m’avoir donné rendez-vous au restaurant ?

— Parce que je n’ai pas vraiment envie qu’on nous voie ensemble. Ce serait valider quelque chose que je ne veux pas voir validé, je suppose. »

Je marche avec lui le long de la promenade. Il remet ses lunettes de soleil.

« J’imagine que je suis plus sensible à ces choses que je ne le croyais, dit-il.

— J’ai obtenu une audition pour ta cliente aujourd’hui. » J’annonce ça d’une voix enjouée, à cause de la façon dont Rain a réagi, la nuit dernière.

« Ouais ? Tu as bien fait. »

Je reste un instant silencieux. « Ce n’est pas pour ça que tu voulais me voir ? »

Trent réfléchit un peu avant de répondre : « Si, d’une certaine façon. »

La grande roue vide nous surplombe maintenant que nous passons devant elle, à peine visible dans la brume, un cercle vaguement dessiné, et, à l’exception de quelques pêcheurs mexicains, il n’y a personne dans les parages. Les décorations de Noël sont encore là et un sapin mort encore couvert de guirlandes est calé contre le mur à la peinture écaillée de la galerie de jeux, une légère odeur de churros flotte vers nous, en provenance d’un chariot très coloré, et il m’est difficile de me concentrer sur Trent, parce que seuls demeurent les sons des vagues qui déferlent au loin, des cris des mouettes qui volent bas, de la voyante qui nous appelle depuis son stand et d’une chanson des Doors jouée par un orgue de Barbarie.

« Il ne s’agit pas de Blair ? » dis-je tout à coup.

Trent me regarde comme s’il était choqué que j’aie pu dire un truc pareil. « Non. Pas du tout. Ça n’a rien à voir avec Blair. »

Je continue de marcher au même rythme que lui sur la promenade vers le bout du ponton, attendant qu’il se décide à parler.

« Je veux régler ça rapidement, finit par dire Trent, en regardant sa montre. Il faut que je sois de retour à Beverly Hills à trois heures. »

Je hausse les épaules et glisse les mains dans les poches de ma veste à capuche, l’une refermée sur mon portable.

« J’imagine que tu vas tout arrêter avec Rain Turner, hein ? Je veux dire, cette histoire d’audition, c’est cet après-midi, hein ? Et après ce sera terminé ?

— Arrêter… quoi, Trent ? je demande d’une voix innocente.

— Ce que tu peux bien trafiquer avec ces filles. » Il fait rapidement une grimace, puis essaie de se détendre. « Ce truc, je ne sais pas, ce petit jeu que tu joues.

— De quoi parles-tu, Trent ? » Je prends l’air aussi désinvolte et amusé que possible.

« Leur faire des promesses, coucher avec elles, leur acheter des choses et le fait que ça ne puisse pas aller au-delà, quand tu ne peux leur obtenir ce que tu leur as promis… » Trent s’arrête et retire ses lunettes de soleil, et me regarde, mystifié. « Est-ce que j’ai vraiment besoin de t’expliquer ?

— Ce n’est qu’une théorie, très intéressante d’ailleurs. »

Trent me dévisage avant de se remettre à marcher, et puis il s’arrête de nouveau.

« Il est intéressant que tu… quoi ? Que tu les abandonnes ? Que tu essaies de foutre le truc en l’air, une fois qu’elles ont tout compris ? »

Il y a un déclic dans ma tête. « Je crois que Meghan Reynolds s’en tire très bien. Je crois qu’elle s’est servie de moi et qu’elle en a bien profité.

— Tu n’as pas vraiment besoin de travailler, n’est-ce pas ? » dit Trent. Il semble sincèrement intéressé. « Tu as l’argent de ta famille, non ? »

Je ne réponds pas.

« Sans rire, tu ne peux pas te permettre de vivre comme tu vis uniquement en écrivant des scénarios. Sérieusement. »

Je hausse les épaules. « Je gagne bien ma vie. » Je hausse les épaules de nouveau.

« Je sais que Rain Turner n’a aucune chance d’avoir ce rôle. » Trent reprend sa marche et puis il remet ses lunettes de soleil, comme si c’était la seule chose qui pouvait le calmer. « J’ai parlé à Mark. J’ai parlé à Jon.

Tu peux continuer à la baiser aussi longtemps que tu veux, apparemment…

— Trent, tu sais quoi ? Je viens de m’apercevoir que ce n’est vraiment pas ton problème.

— Euh, malheureusement, c’est mon problème.

— Ah oui ? » J’essaie de garder une voix neutre. « Et comment ça ? »

Nous sommes tous deux distraits, tout à coup, par un type ivre en maillot de bain, brûlé par le soleil, barbu, qui fait des gestes en direction d’un truc invisible dans l’air, au bout du ponton. Trent retire ses lunettes de soleil une fois de plus et, pour une raison quelconque, il ne sait où regarder et il est plus agité que jamais, et la côte a disparu derrière nous et il n’y a plus un son en provenance du rivage, qui est maintenant complètement caché par la brume, et nous sommes suspendus au-dessus de l’eau à présent et les seules personnes dans les parages sont deux filles asiatiques en train de tripoter des barbes à papa.

« C’est bien plus compliqué que tu ne crois. » Trent prononce ces mots d’une voix tendue en continuant à regarder tout autour de lui, et je veux juste qu’il s’arrête, mais je ne veux pas qu’il me regarde. « C’est simplement… plus gros que tu ne crois. Tu n’as qu’une chose à faire, c’est te retirer, bégaie-t-il avant de reprendre contenance. Tu n’as pas besoin de savoir quoi que ce soit d’autre.

— Que je me retire de quoi exactement ? Que je me retire d’elle ? »

Trent reste un instant silencieux, et puis il décide de me dire quelque chose. « Kelly Montrose était un ami proche. » Il laisse sa déclaration flotter dans l’atmosphère.

Elle flotte assez longtemps pour que je demande : « Quel rapport entre Kelly et le fait que je sois ici ?

— Rain était avec lui. Je veux dire, quand il a disparu. Ils étaient ensemble.

— Avec lui ?

— Euh, il la payait, j’imagine…

— Je croyais qu’elle avait arrêté de faire ça. Qu’elle avait fait la connaissance de Rip et qu’elle avait arrêté de faire ça.

— Elle sait des choses. Et Julian aussi.

— Quelles choses ?

— Sur ce qui est arrivé à Kelly. »

Je regarde Trent avec un visage impassible, mais la peur commence à tourbillonner tout doucement autour de nous et elle me contraint à noter la présence d’un jeune type blond en bermuda kaki et coupe-vent, appuyé contre la rambarde du ponton, détournant le regard de manière délibérée, et je prends conscience que cette présence ne pourrait pas être plus flagrante s’il tenait à la main une centaine de ballons. Des mouettes invisibles continuent à crier dans le ciel brumeux au-dessus de lui, et le type m’a l’air soudain familier, même si je n’arrive pas à situer son visage.

« Je ne dis pas qu’elle est innocente, ajoute Trent. Elle ne l’est pas. Mais elle n’a pas besoin de quelqu’un comme toi pour aggraver son cas. »

Je me retourne vers Trent. « Et Rip Millar, il est OK ? »

Pour une raison quelconque, cette question oblige Trent à se taire et à envisager une autre tactique.

Nous reprenons notre marche. Nous passons devant un restaurant mexicain qui surplombe la mer. Nous approchons de l’extrémité du ponton.

« Qu’est-ce que ça t’a rapporté de prendre Rain comme cliente ? dis-je. Je suis curieux. Pourquoi avoir pris une fille dont tu savais qu’elle n’y arriverait jamais ? »

Trent aligne ses pas sur les miens et son visage montre brièvement une expression détendue. « Euh, ça faisait plaisir à ma femme de pouvoir aider Julian jusqu’à ce qu’elle comprenne… » Trent s’interrompt, réfléchit, reprend. « Je veux dire, je savais pour Julian. Blair et moi, nous n’en avons pas parlé, mais ce n’était pas un secret entre nous. » Trent plisse les yeux et puis remet ses lunettes de soleil. « Si j’ai des problèmes, ce n’est pas avec Rain Turner. Et ce n’est pas avec Blair.

— Mais tu as un problème avec Julian ?

— Euh, je sais que Blair lui a prêté beaucoup d’argent – enfin, soixante-dix mille, mais pour lui c’est beaucoup d’argent » Trent se rapproche de moi au bout du ponton, apparemment inconscient de la présence du type qui nous suit et que je n’arrête pas de regarder. Je m’aperçois qu’il a un appareil photo à la main. « Et je savais qu’il lui plaisait vraiment. » Trent se tait un instant. « Mais je savais aussi que, en fin de compte, il ne se passerait rien de sérieux avec lui.

— Et moi ?

— Tu vois, c’est reparti, Clay. Il ne s’agit pas que de toi.

— Trent…

— Les choses en sont là, poursuit-il en me coupant la parole. Blair a prêté à Julian une somme importante. Julian a décidé d’aller voir Rip pour lui emprunter de l’argent et rembourser Blair. Pourquoi ? Je ne sais pas. » Un silence. « Et c’est comme ça que Rip a fait la connaissance de Miss Turner. Et… euh, le reste est… euh, ce qu’il est. » Un nouveau silence. « J’ai besoin d’en dire plus ? Tu piges ? »

Je me tourne pour regarder le type blond encore une fois. Il est censé être déguisé, il est censé être camouflé, mais il ne l’est pas : c’est un peu comme s’il voulait qu’on remarque sa présence. Il continue d’avancer sur le ponton, à vingt, peut-être trente mètres de nous.

« Rip m’a annoncé qu’il allait divorcer, dis-je Qu’est-ce qu’ils auraient fait ensuite ? Et si Kelly ne s’était pas pointé ? Combien de temps ils auraient continué à jouer à ce petit jeu avec Rip, si lui avait vraiment divorcé ?

— Non. Ils étaient tranquilles, réplique Trent, sur un ton dédaigneux. Le divorce aurait coûté trop cher à Rip. Ils le savaient tous les deux.

— Et c’est à ce moment-là que ton ami Kelly est venu se fourrer là-dedans.

— C’est peut-être ce qui a posé problème, dit Trent en hochant la tête.

— Le problème étant ?

— Ce qui a bien pu se passer entre Rip Millar et Kelly Montrose… » Trent s’arrête pour formuler ça différemment. « Kelly connaissait beaucoup de monde. Ce n’est pas comme si Rip Millar avait été le seul à avoir des difficultés avec lui. »

Mon iPhone se met à vibrer au fond de ma poche, la sonnerie étouffée.

« En fait… » Trent me dévisage. « … Rip et toi, vous avez bien plus en commun que tu ne pourrais l’imaginer.

— Oh, je ne crois pas. Je n’ai rien à voir avec la mort de Kelly.

— Clay…

— Et je ne sais pas comment, mais je pense que c’est Rip qui l’a tué. » Je m’arrête. « Et tu savais quelque chose à la fête de Noël, hein ? Tu savais que Rip avait fait quelque chose à Kelly. Tu savais que Rain l’avait quitté pour Kelly et tu savais que Rip l’aimait… »

Trent me coupe la parole. « Ouais ? Eh bien, je vois que nous avons tous nos petites théories.

— Théorie ? C’est une théorie le fait que tu savais qu’il était probablement mort cette nuit-là ? »

La brume fait tout disparaître : on ne peut voir ni le Pacifique ni le ponton derrière nous, le restaurant mexicain est à peine visible au bout, et rien d’autre. Le ponton descend vers la mer et au-delà il n’y a plus qu’une couche de brume qui dissimule entièrement le ciel, de telle sorte qu’il n’y a plus d’horizon, et Trent est accoudé à la rambarde en train de m’étudier, toujours décidé à me faire gober le récit auquel il voudrait que je réagisse. Je peux à peine y prêter attention.

« Pourquoi tu n’arrêtes pas de regarder ce restaurant ? me demande soudain Trent. Tu as envie d’une margarita ou quoi ? »

Trent ne sait pas que je ne regarde pas le restaurant. Le jeune type blond en coupe-vent est quelque part près de nous, mais je ne peux pas le voir.

« Pourquoi Kelly Montrose est mort ? dis-je, en murmurant presque pour moi-même, au lieu d’adresser ma question à Trent. Qu’est-il arrivé à Amanda Flew ? »

Trent n’est pas assez calme pour contenir le désespoir qui envahit brièvement son visage. « Il ne s’agit pas seulement de Kelly et il ne s’agit pas seulement d’Amanda. » Trent respire bruyamment et regarde autour de lui. « Tu ne comprends pas… Ce… truc… c’est à grande échelle, Clay… » Trent s’interrompt. « Ça a une échelle… Il y a d’autres gens impliqués et ça…

— Tu ne peux pas répondre à ma question simplement ?

— Mais tu voudrais une réponse, alors qu’il n’y en a pas qu’une. »

L’iPhone recommence à vibrer dans ma poche.

« Tu pues l’alcool, dit-il en se détournant. J’avais entendu des rumeurs, mais nom de Dieu. »

Je ferme le poing sur l’iPhone comme si ça pouvait le faire taire.

« Écoute, elle ne va pas obtenir ce rôle, dit Trent. OK ? Tu comprends ?

— Tu en es sûr ?

— Tout peut arriver, sans doute. Mais je ne crois pas que ce sera le cas.

— Bon, elle n’aura pas le rôle et puis ce sera terminé. Et elle se tirera avec quelqu’un d’autre. Elle vivra sa vie.

— Non. Parce que tu vas lui en offrir un autre, dit Trent précipitamment. Tu vas la faire durer. Comme tu fais d’habitude. Et comme les autres, elle mettra un certain temps à comprendre. » Trent se tait. « Et puis, comme d’habitude, il faudra encore plus de temps pour que toi, tu comprennes et…

— Pourquoi tu es ici, Trent ? dis-je, incapable de repousser la tension qui siffle tout autour de nous. Quoi ? Julian t’envoie ? Tu veux que Rain soit avec Julian ? Tu veux leur bonheur ?

— Non, non, tu ne fais pas attention. Tu ne piges pas, dit Trent en secouant la tête. N’aie plus aucun contact avec elle. Dès cet après-midi. Ne la vois plus. Ne la rappelle pas. Elle reviendra vers toi, mais ne la laisse pas…

— Et si je te disais d’aller te faire foutre ?

— Ce serait vraiment stupide.

— À moins que tu ne me dises pourquoi je devrais rester à l’écart, je ne crois pas que tes désirs vont être exaucés. »

Trent me regarde fixement et puis il me dit quelque chose que, je le sais, il n’a pas envie de me dire.

« Si elle peut rendre Rip heureux pendant encore deux mois, tout va se calmer. » Trent s’interrompt et scrute mon visage. « Tu piges, maintenant ? Est-ce que j’ai besoin de t’expliquer encore ? Julian n’est pas un obstacle à présent. Toi si. Julian a déjà essayé de la convaincre de ne pas rester avec toi. Mais, dans ce cas précis, tu es le seul qu’elle va écouter.

— Pourquoi moi ?

— Parce qu’elle croit que tu es le seul à pouvoir faire quelque chose pour elle, répond Trent avant de secouer la tête encore une fois. Tu es le seul qui se soucie d’elle. » Un silence. « Parce qu’elle croit que tu es son unique chance. »

Je me force à rire, mais ce n’est qu’une manière de surmonter la peur. Je plonge la main dans ma poche pour m’emparer de l’iPhone sur lequel je lis trois SMS consécutifs : keske tu fous avec lui ?, Keske Tu Fous Avec Lui ?, KESKE TU FOUS AVEC LUI ???

Je n’écoute rien de ce que dit Trent jusqu’à ce que j’entende : « À partir de maintenant, tu t’es officiellement transformé en cible », parce que ça me rappelle ce que m’a dit Rip Millar à l’arrière de la limousine, il y a quelques nuits de ça. « Quoi ? » Je lève les yeux de mon portable et puis je regarde, apeuré, sur la promenade le type en coupe-vent, qui a réapparu et fait semblant de regarder rêveusement au loin, dans la brume.

« Quelqu’un pourrait bien être en train de te piéger, dit Trent.

— Me piéger ? »

Trent remarque quelque chose au moment où j’allume une cigarette.

« Ta main tremble. Tu n’as pas le droit de fumer ici.

— Je crois qu’il n’y a personne dans le coin pour m’en empêcher. »

Sur le toit du restaurant mexicain, un type scrute le ponton à la jumelle. Et puis je m’aperçois que le type qui nous a suivis prend d’autres photos, l’appareil braqué vers l’océan, même si la brume rend pratiquement impossible de prendre des photos, sauf s’il s’agit de photos de deux types accoudés à la rambarde au bout du Santa Monica Pier, l’un fumant une cigarette, l’autre s’écartant du premier pour souligner sa frustration. Le type en coupe-vent traverse le ponton une fois de plus comme s’il était à la recherche d’un meilleur angle et je ne dis rien à Trent parce qu’il n’a pas remarqué le type, et les wagons vides des montagnes russes roulent lentement sur leurs rails, sortant de la brume et y disparaissant de nouveau, et quelqu’un chantonne « You’re Still the One » sur un poste de radio à l’intérieur d’une boutique de surf, et sur la plage un surfeur avance péniblement dans le sable, au bord de l’eau, une serviette enroulée comme un turban autour de sa tête.

« Tu sais qu’elle a dragué Mark ? dit Trent. Tu le savais déjà ? »

Je continue de regarder mon portable.

KESK’IL TE RACONTE ?!?

« Elle a essayé de baiser avec lui, continue Trent. Ça ne l’intéressait pas. Ça l’a fait rire. C’était la nuit après l’audition et elle lui a envoyé des photos d’elle. Elle lui a dit qu’il pouvait la baiser s’il en avait envie. »

Je me tourne vers le toit du restaurant et puis je plisse les yeux en direction du type blond avec l’appareil photo, qui disparaît dans la brume à présent.

« Il lui a répondu qu’elle était trop vieille pour lui…

— Tu essaies de me mettre en colère ? »

Trent adopte une autre tactique. « Daniel Cartel aimerait bien adapter Adrénaline. Il veut en faire son prochain film. Nous pourrions rendre le truc réalisable. » Trent m’adresse un regard plein d’espoir : « Ça pourrait t’amadouer ?

— Qu’est-ce que tu fous, Trent ? Pourquoi es-tu ici ? Si tu ne veux pas me parler sérieusement, je m’en vais.

— Éloigne-toi tout simplement. Laisse-la tranquille. Je te demande simplement de t’éloigner d’elle et de la laisser tranquille. » Un silence. « Tu n’as pas besoin de savoir pourquoi. Tu n’as pas besoin d’avoir des réponses. De toute façon, si tu les obtenais, je doute qu’elles aient la moindre importance.

— Je n’ai rien à foutre de ce que tu veux. » Un silence. « Ce que je veux savoir, c’est ce qui va se passer si je vais à la police. Et si je leur présente un scénario, et je crois qu’il est sacrément plausible, concernant Rip Millar et ce qui est arrivé à Kelly Montrose, et si je vais à la police et que…

— Non, tu ne le feras pas, dit Trent d’une voix lasse, en se détournant de moi. Tu ne feras pas ça, Clay.

— Pourquoi en es-tu si sûr ? » Je jette la cigarette, à moitié fumée, sur le ponton et je l’écrase sous ma semelle.

« Cette fille que tu as tabassée, dit Trent. L’actrice. Celle de Pasadena. »

Je commence à m’éloigner immédiatement de Trent.

« Celle à qui ton avocat pourri a filé du fric pour qu’elle se taise. Il y a deux ans. »

Trent me suit.

« Elle est prête à parler, dit Trent en accélérant le pas. Tu savais qu’elle était enceinte au moment de l’agression ? Tu savais qu’elle avait perdu le bébé ? »

Le corps d’Amanda Flew n’a toujours pas été retrouvé, mais une vidéo de ce qui semble être ses dernières heures a été postée sur Internet et il faut vraiment se convaincre qu’on n’est pas en train de la regarder pour pouvoir aller jusqu’au bout. Amanda est dans une chambre de motel nue et délirante et filmée par des hommes qui portent des cagoules de ski. Elle fait apparemment une crise d’épilepsie et deux des énormes types la maintiennent pendant que son corps tressaute sur les feuilles de papier journal scotchées sur le sol, et puis des outils sont sortis de ce qui ressemble à une glacière. Les hommes se succèdent pour uriner sur elle et n’arrêtent pas de la gifler pour la maintenir éveillée. Et puis les attaques deviennent de plus en plus intenses et au cours de l’une d’elles un œil se déloge de son orbite, et puis une bite à moitié en érection est introduite dans la bouche béante, et puis elle est retirée quand le sang commence à couler sur le bas du visage, et c’est à peu près à ce moment-là, au cours des dix dernières minutes d’images environ, qu’on le voit finalement : quand l’effet de la drogue commence à diminuer et qu’Amanda comprend ce qui va lui arriver, et qu’elle fixe la caméra d’un œil lucide pendant longtemps, tandis que son expression paniquée devient tout autre chose. Et puis le truc qui m’oblige à l’éteindre se produit : on comprend qu’il ne s’agit pas seulement d’Amanda. Je ne peux pas m’empêcher de penser que ça arrive à cause de moi.

J’esquive. Tout devient silencieux une fois que la vidéo a été postée et pourtant personne ne concède que la vidéo est réelle. Il y a même des débats concernant son authenticité. Des gens pensent que ce sont des extraits d’un film d’horreur qu’Amanda a tourné un an auparavant et même les auteurs du film d’horreur ne peuvent empêcher ce nouveau récit de prendre forme. Je commande deux bouteilles de gin chez Gil Turner et, quand elles ont été livrées, je fais des projets pour partir à Vegas et je réserve une suite au Mandalay Bay, mais ensuite je l’annule alors même que j’ai déjà fait mes deux sacs, et la lune se lève sur la ville et pour la première fois depuis ce qui semble être des années il n’y a pas de voitures dans Elevado Street ce soir, et dans le bain chaud je pense appeler une fille qui viendrait, je le sais, mais ensuite je suis couché sur mon lit, le casque Bose sur la tête, en train de boire la deuxième bouteille de gin et puis je rêve de nouveau du garçon mort et il est debout dans la chambre à présent, avançant tout doucement vers le lit, murmurant que je vienne le rejoindre dans son sommeil sans fin, et dans le rêve les palmiers sont plus grands et penchés dans le vent juste de l’autre côté des baies vitrées du 1508 et, quand je vois les ecchymoses sur son visage à l’endroit où j’ai frappé le garçon dans le rêve précédent, le téléphone se met à sonner, me réveille, mais pas avant que le garçon ne murmure : « Sauve-moi… »

« Qu’est-ce que t’a raconté Rip ? »

C’est Julian et je me réveille à peine et c’est la fin de l’après-midi, le ciel s’assombrit pour tourner au crépuscule. « Quoi ? » Je m’éclaircis la gorge et je demande de nouveau : « Quoi ?

— Je sais que tu l’as vu. Je sais qu’il me cherche. Qu’est-ce qu’il voulait ? »

Je parviens à peine à m’asseoir. « Je crois… pour ce qui est de… ce qui se passe… »

Julian m’interrompt machinalement. « Il n’y a rien qui puisse le relier à ça. » Le silence qui suit confirme que nous savons tous les deux à quoi il fait référence : Amanda.

« Qu’est-ce que tu fais ? dis-je. Où es-tu ?

— Nous partons ce soir, répond Julian, en essayant de contenir l’urgence dans sa voix.

— Qui part ?

— Rain et moi. Nous partons ce soir.

— Julian. » J’essaie de savoir ce que je veux lui dire, mais je suis au bord des larmes et rien ne sort et je ne cesse de ramener les draps sur moi, et ils sont humides de sueur, et pour la première fois c’est réel : elle va bien partir avec lui et non avec moi.

« Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il faut que je te voie. Viens ici. Je veux t’aider.

— Quoi ? répète-t-il, agacé. Pourquoi ? M’aider comment ?

— Rip veut faire un deal. Il veut en finir avec toute cette histoire. »

Il y a un silence. « Et qu’est-ce que tu as à voir là-dedans ?

— Je sais tout. C’est moi qui vais tout arranger. » Je m’interromps avant d’ajouter : « Je vais lui donner son fric. » Finalement, même si je peux à peine avaler ma salive, je parviens à dire : « Je vais mettre un terme à tout ça. »

Julian envoie un SMS deux heures plus tard d’un endroit proche du Doheny Plaza. Tu es seul ? Et puis : Je peux venir sans danger ? Je suis aussi sobre que possible quand je réponds : Oui. Lorsque j’appelle Rain, elle ne répond pas et, comme elle ne décroche pas, je compose un autre numéro et Rip, lui, prend mon appel.

« Quelqu’un m’a suivi, dit Julian, me bousculant presque en entrant dans l’appartement. J’ai pris un taxi. Il va falloir que tu m’accompagnes. Il va falloir que tu me raccompagnes à Westwood. » Il se tourne et remarque que je suis en sortie de bain. Il remarque mon verre de gin à la main. Il me regarde. « Ça va ? Tu vas pouvoir le faire ?

— Où est Rain ? Je veux dire, comment va-t-elle ?

— Ne t’inquiète pas. » Julian marche jusqu’à la baie vitrée et regarde dans la rue, tendant le cou comme s’il cherchait quelqu’un.

« Il paraît que… euh, l’audition s’est bien passée…

— Arrête, dit-il en se retournant.

— Elle a une chance pour le rôle…

— C’est fini, Clay. C’est fini. Alors, arrête.

— Ce n’est pas vrai, Julian. Hé…

— Je veux savoir pourquoi tu vois Rip.

— Euh, il veut te parler. Il veut simplement te parler maintenant que j’ai accepté de le payer…

— Non, il ne veut pas. » Julian me coupe la parole.

« Si, je t’assure que oui… maintenant que… »

Je commence à bredouiller. « Tu ne piges pas ? Je vais le rembourser. »

La posture de Julian change : il fait un pas dans ma direction, puis s’arrête. « Comment est-ce que tu étais au courant ? L’argent, je veux dire. Qui t’en a parlé ?

— Trent. C’est Trent qui m’en a parlé.

— Putain. » Julian se tourne de nouveau et commence à arpenter la salle de séjour.

J’essaie de trouver quelque chose à dire.

« Hé, je viens de parler à Rip. Et il a dit que c’était cool… et je pense qu’il veut simplement discuter.

— Il veut Rain. Voilà ce qu’il veut vraiment. Et ce n’est pas ce qui va se passer.

— Il a pigé. Il veut simplement discuter de… Il veut simplement, je ne sais pas, mettre les choses au point. » Je lutte pour empêcher ma voix de dérailler. « Il veut être rassuré… » Je m’éclaircis la gorge et puis je dis calmement : « Il pense que tu sais un truc qui l’associe à Kelly. »

Julian me dévisage et répond après une pause :

« Ce n’est pas vrai.

— Il pense que les gens croient qu’il voulait éliminer Kelly.

— C’est une rumeur débile, dit Julian, mais sa voix a changé et quelque chose n’est plus pareil dans la pièce. Rip n’en a vraiment rien à foutre de moi.

— Julian, dis-je en m’avançant lentement vers lui, il t’a fait tabasser.

— Comment est-ce que tu le sais ? »

Je ravale ma salive. « Parce que Rip me l’a raconté.

— C’est des conneries.

— Ouais, Julian, dis-je en hochant la tête à mesure que je me rapproche de lui. C’était Rip. Rip t’a fait ça…

— Non. » Julian esquisse un geste pour me repousser. « C’était autre chose. Ce n’était pas Rip. Tu inventes.

— Écoute, tout ce que je sais, c’est que la condition pour qu’il accepte de prendre l’argent, c’est qu’il puisse te voir. Ce soir. Avant que vous ne partiez. » Je m’interromps. « Sinon le deal ne se fait pas.

— Putain, pourquoi veut-il me voir quand je sais qu’il est furieux contre moi ? Pourquoi est-ce qu’il ne prend pas le fric et puis c’est tout ? » Le ton de Julian est presque suppliant. « Je ne devrais pas m’approcher de lui, putain, tu ne crois pas ? Nom de Dieu, Clay ?

— Parce que, une fois que je lui ai dit que je le rembourserais…

— Pourquoi est-ce que tu fais ça ? » Julian me regarde et puis, presque automatiquement, comprend pourquoi.

« Ouais, je le fais pour elle, dis-je tout doucement, en sortant mon iPhone et en essayant de le calmer. Qu’est-ce que tu veux qu’il te fasse ? Je serai là. Je serai avec toi. »

Je trouve l’adresse de Rip et je lui envoie un mail vierge.

Julian me regarde. Il est en train de changer d’avis pour une raison quelconque. « Vous êtes devenus copains ? Il y a un mois, tu me disais que c’était un monstre. »

La seule chose que je puisse faire, c’est de le contrer avec : « Pourquoi es-tu allé voir Rip quand tu as eu besoin d’argent pour rembourser Blair ?

— Je ne suis pas allé voir Rip. C’est Rip qui est venu me voir. À cause de Rain, il est venu me voir et m’a proposé de m’aider en échange de… » Julian s’interrompt. « J’essayais de trouver un autre moyen de rembourser Blair, mais quand Rip est venu me voir, ça m’a paru plus simple… Mais je ne suis pas allé voir Rip. C’est lui qui est venu. Je ne suis pas allé le voir.

— Attends, Julian. Une seconde.

— Qu’est-ce que tu fais ? »

Je lis la réponse que je viens de recevoir : Il est avec toi maintenant ?

Je réponds : Donne-moi l’adresse.

J’attends en feignant de lire quelque chose sur l’écran.

« Clay, dit Julian en avançant vers moi. Qu’est-ce que tu fais ? »

Et puis : Tu vas l’amener ici ?

Une adresse dans Los Feliz apparaît sur l’écran, à peine une seconde après que j’ai répondu : Oui.

Julian appelle Rain et je ne peux entendre que les mots de Julian. La conversation ne dure pas une minute et il essaie de la calmer. « Nous ne savons pas que c’était lui. Hé, du calme… Nous ne savons pas s’il a pris l’argent. » Il s’interrompt et se met à arpenter la pièce. « Clay a dit… » Et puis il doit se taire. « Calme-toi, fait-il, presque sidéré par la férocité de la voix qui jaillit du téléphone. Si tu es si inquiète, alors vérifie ça avec Rip, ajoute-t-il tout bas. Assure-toi que ça va se faire. » Finalement, Julian regarde de mon côté et poursuit : « Non, tu n’as pas besoin de lui parler » et c’est le signal pour que je hoche la tête. « Il va nous aider », dit Julian. Une fois que Julian a raccroché, mon téléphone se met immédiatement à vibrer dans la poche de ma sortie de bain et c’est Rain et je l’ignore.

Julian est sur le seuil de la chambre, en train de boire une bouteille d’eau et de me regarder pendant que je m’habille. J’enfile un jean, un tee-shirt, une veste à capuche noire. Je suis en train de me demander si je lui donne encore une chance.

« Rip t’a prêté le fric pour rembourser Blair ? Et après, que s’est-il passé ?

— Il ne m’en a prêté qu’une partie. Mais tout ça n’a rien à voir avec l’argent. C’est uniquement un prétexte pour Rip. Ce n’est pas un problème d’argent. » Il a un ton presque méprisant.

« Tu m’as menti quand tu m’as dit que tu ne parlais plus à Blair. Tu m’as menti quand tu as dit ne plus lui avoir parlé depuis juin, et je t’ai cru.

— Je sais. C’était difficile. Je me suis senti mal de t’avoir fait ça. Je suis désolé. »

Je vais dans la salle de bains. J’essaie de me brosser les cheveux. Ma main tremble tellement que je n’arrive pas à tenir la brosse.

« Je n’avais pas l’intention de me foutre de ta gueule.

— Je veux savoir une chose. Ça me préoccupe.

— C’est quoi ?

— Pourquoi m’avoir piégé avec Rain si… »

Julian me coupe la parole comme s’il connaissait la fin de la question. « Tu connais la musique. Tu sais comment fonctionnent les choses dans cette ville. Tu connais déjà tout ça. » Et puis sa voix s’adoucit. « J’ai su trop tard à quel point l’histoire avec Meghan Reynolds t’avait foutu en l’air.

— Ouais, ouais, ouais, je sais ça, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi, si tu savais que Rip était vraiment dingue de Rain, tu m’as… » Je suis devant Julian, les bras ballants, mais je ne peux pas le regarder tant que je ne me force pas à le faire. « Pourquoi tu m’as mis en danger ? Tu l’as jetée dans mes bras, alors que tu savais ce qu’éprouvait Rip ? Tu l’as jetée dans mes bras, même si tu pensais déjà qu’il avait quelque chose à voir avec la disparition de Kelly ?

— Clay, je n’ai jamais pensé qu’il était mêlé à cette histoire avec Kelly. C’était simplement des rumeurs qui…

— Tu voulais que j’aide Rain et j’ai essayé, Julian, mais je me rends compte à présent que tu te fichais de savoir si j’allais dérouiller ou pas. »

Quelque chose change chez Julian, son visage se durcit et son ton commence à monter. « Écoute, c’est vraiment cool que tu essaies de m’aider sur ce coup-là, mais pourquoi tu veux croire que Rip a quelque chose à voir avec la mort de Kelly ? Tu sais quelque chose ? Tu as une preuve ? Ou bien tu inventes toutes ces conneries, comme d’habitude ?

— De quoi tu parles ?

— Arrête, dit-il et, soudain, il est un autre. Tu as déjà fait ça tellement souvent, Clay. Je veux dire, ça va, mon pote, je comprends la plaisanterie. Ouais, tu racontes des conneries aux gens, mais est-ce que tu as jamais fait quoi que ce soit pour qui que ce soit ? demande-t-il d’une voix sincère. Je veux dire, tu leur promets des conneries et peut-être que tu les aides à s’en rapprocher mais, mon pote, tu mens tout le temps…

— Julian, allez, ne…

— Et ce que j’ai découvert, c’est que, en réalité, tu ne fais jamais rien pour personne. Sauf pour toi. » La gentillesse de son ton m’oblige à détourner la tête. « C’est cette… comment dire, cette image illusoire que te fais de toi-même… » Il s’interrompt. « Mec, c’est un gag. » Il s’interrompt de nouveau. « C’en est presque gênant. »

Je me force à sourire pour détendre l’atmosphère et ne pas lui faire peur.

« Pourquoi est-ce que tu souris ?

— Je dois être un bon acteur. Cette image illusoire… de moi-même.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Parce que tu as gobé le truc.

— Je n’ai jamais cru que tu tomberais vraiment amoureux d’elle.

— Pourquoi avoir pensé ça ?

— Parce que Blair m’a dit à quel point tu pouvais être froid. »

« Tu peux conduire ? demande Julian pendant que nous descendons en ascenseur au garage. Ou tu veux que je conduise, moi ?

— Non, je peux. Tu es sûr de vouloir y aller ?

— Ouais, j’en suis sûr. Qu’on en finisse.

— Laisse-le avoir Rain, dis-je tout bas.

— Nous partons ce soir.

— Vous allez où ?

— Je ne te le dirai pas. »

En roulant le long de Sunset, je ne cesse de regarder dans le rétroviseur et Julian, assis à côté de moi, envoie un SMS à quelqu’un, probablement à Rain, et je n’arrête pas d’allumer et d’éteindre la radio, mais il ne le remarque même pas, et puis nous traversons Highland et la chanson des Eurythmics s’efface, remplacée par une voix qui parle des répliques d’un tremblement de terre survenu un peu plus tôt, pendant que j’étais endormi, et je dois baisser toutes les vitres et redresser la trajectoire de la voiture trois fois de suite pour me calmer, parce que j’entends des sirènes tout autour de nous et j’ai les yeux fixés sur le rétroviseur parce que deux Escalade noires nous suivent et la dernière fois que je me suis arrêté, devant le Cinerama Dome, Julian a fini par demander : « Quel est le problème ? Pourquoi tu t’arrêtes tout le temps ? », et à l’intersection de Sunset Boulevard et d’Hollywood je lui souris, très détendu, comme si tout allait bien se passer, parce que, dans l’appartement, je me sentais me noyer dans la rage, mais maintenant, en tournant dans Hillhurst, je vais bien mieux.

Devant un immeuble entouré d’eucalyptus, après Franklin, Julian sort de la BMW et se dirige vers l’entrée, juste au moment où je reçois un SMS qui dit : Ne sors pas de la voiture, et lorsque Julian s’aperçoit que je suis toujours assis au volant, il se retourne et nos regards se croisent. Une Escalade noire se gare derrière la BMW et nous fait un appel de phares. Julian se penche devant la vitre baissée, du côté passager.

« Tu ne viens pas ? » dit Julian et il plisse les yeux en direction des phares à travers la lunette arrière avant qu’ils ne s’éteignent, et puis il me regarde et je le dévisage, l’air absent.

Derrière Julian, trois jeunes Mexicains descendent de la voiture sous le cercle de lumière d’un réverbère.

Julian enregistre leur présence, vaguement agacé, et puis se tourne vers moi de nouveau.

« Clay ?

— Va te faire foutre. »

Au moment où je dis ça, Julian s’empare de la poignée de la portière que j’ai déjà verrouillée et, pendant quelques secondes, il plonge par la fenêtre ouverte dans la voiture assez loin pour pratiquement effleurer mon visage, mais les types le tirent en arrière très vite et il disparaît, comme s’il n’avait jamais été là.

Sur Fountain, mon téléphone sonne et je me gare quelque part juste après avoir passé Highland. Lorsque je réponds, je remarque que mon siège est trempé d’urine et c’est un appel en provenance d’un numéro caché, mais je sais qui c’est.

« Quelqu’un t’a vu l’amener ici ? demande Rip.

— Rip…

— Personne ne t’a vu, hein ? Personne ne t’a vu l’amener ici, hein ?

— Où suis-je, Rip ? »

Le silence est un sourire. Le silence scelle quelque chose.

« Bien. Tu peux y aller maintenant. »

Rain tombe dans mes bras en poussant des cris.

« Tu l’as emmené là-bas ? crie-t-elle. Tu l’as emmené là-bas ? »

Je la repousse contre un mur et je ferme la porte d’un coup de pied.

« Pourquoi tu me hais à ce point ? crie-t-elle.

— Rain, chut, tout va bien…

— Qu’est-ce que tu fais ? » crie-t-elle avant que je ne plaque ma main sur sa bouche.

Et je la cloue par terre et je lui enlève son jean.

« Tu as manqué tellement de signaux avec moi, je murmure tout bas, alors qu’elle est couchée sur le lit, complètement droguée.

— Je ne les ai… pas manqués, dit-elle, le visage meurtri, les lèvres humides de tequila.

— C’est à cause de ce que cet endroit t’a fait, dis-je toujours tout bas, en écartant les cheveux de son front. Ça va… je comprends…

— Cet endroit ne m’a rien fait du tout. » Elle couvre son visage de ses mains, un geste inutile.

Elle se remet à pleurer, et cette fois elle ne peut plus s’arrêter.

« Tu vas encore te sentir mal, baby ? » Je presse une serviette mouillée sur sa peau bronzée, et elle ne cesse de perdre et de reprendre conscience. J’observe sa main se transformer lentement en poing. J’agrippe son poignet avant qu’elle ne puisse me frapper. Je lutte avec elle jusqu’à ce qu’elle se détende. « Ne me frappe plus. Ça ne changera rien parce que je te rendrai chaque coup. C’est ce que tu veux ? » dis-je.

Elle ferme les yeux de toutes ses forces et secoue la tête, les larmes coulant sur ses joues.

« Tu as essayé de me faire mal, dis-je en caressant son visage.

— Tu t’es fait ça tout seul, gémit-elle.

— Je veux être avec toi.

— Ça n’arrivera jamais. » Elle détourne le visage.

« S’il te plaît, arrête de pleurer.

— Il n’en a jamais été question.

— Et pourquoi ? » Je presse les pouces de chaque côté de sa bouche pour forcer ses lèvres à sourire.

« Parce que tu n’es qu’un écrivain. »

Je suis allé à Palm Springs comme s’il ne s’était rien passé. Sur la route 111 dans le désert glacé, un immense arc-en-ciel est apparu, un arc intact, scintillant dans le ciel de l’après-midi. Fille et garçon que j’avais achetés devaient avoir dix-huit ou dix-neuf ans et les négociations s’étaient déroulées sans heurt et une offre avait été faite et avait été acceptée. Fille et garçon étaient distants. Afin de m’assurer qu’ils accompliraient bien les choses pour lesquelles j’avais payé, ils avaient déjà fait un essai avant d’arriver pour le week-end. La fille était d’une beauté pas possible – venue de la Bible Belt, Memphis – et le garçon était originaire d’Australie et il avait été mannequin pour Abercombie & Fitch, et ils étaient venus à LA pour tenter leur chance, mais elle n’avait pas encore tourné en leur faveur. Ils avaient admis utiliser des faux noms. Je leur ai dit de s’exprimer uniquement par gestes – je ne voulais pas entendre leurs voix. Je leur ai dit de se balader à poil et je me fichais de savoir à quel point je paraissais absurde ou dérangé. Il faisait un froid glacial dans le désert au-dessous des montagnes sombres qui entouraient la ville et les palmiers alignés le long de la rue, tout autour de la maison, dessinaient une cage sur le ciel blanc. J’observais des lézards foncer dans la rocaille pendant que fille et garçon étaient assis nus devant l’écran plat géant dans la salle de séjour en train de regarder un remake de La colline a des yeux.

La maison, genre ranch, était située dans le quartier des gens de cinéma et avait des murs de couleur crème couverts de miroirs, et des piliers entouraient la piscine en forme de piano à queue, et du gravier ratissé couvrait le jardin, et des petits avions volaient dans l’air sec avant d’atterrir sur l’aéroport voisin. La nuit, la lune était suspendue au-dessus du désert festonné d’argent et les rues étaient vides et la fille et le garçon se défonçaient devant la cheminée et de temps en temps on pouvait entendre les aboiements des chiens portés par le vent bruissant dans les palmiers pendant que je pilonnais la fille et la maison était infestée de criquets et la bouche du garçon était chaude, mais je n’ai vraiment rien senti jusqu’à ce que je le frappe, encore essoufflé, mes yeux fixés sur la vapeur qui montait de la piscine à l’aube.

Des plaintes ont été formulées parce que la fille a commencé à avoir peur de la « situation ». Le manager de la fille et du garçon a voulu me parler à un moment donné et j’ai renégocié le prix et puis passé le portable au garçon et il a parlé brièvement avant de me le rendre. Tout a été confirmé. Et puis le garçon s’est mis alternativement à me baiser et à baiser la fille, et je fourrais mes doigts dans le garçon, pour le stimuler, et le crâne humain dans le sac en plastique était un accessoire qui nous observait depuis la table de nuit dans la chambre et de temps en temps je forçais la fille à embrasser le crâne et ses yeux étaient en transe et elle me dévisageait comme si je n’avais pas existé et puis je disais au garçon de frapper la fille et je le regardais la jeter par terre et puis je lui disais de recommencer.

Une nuit, la fille a essayé de s’enfuir de la maison et le garçon et moi l’avons poursuivie dans la rue, avec des lampes torches, et puis dans une autre rue où le garçon l’a plaquée au sol juste avant l’aube. Nous avons rapidement traîné la fille à l’intérieur de la maison et elle a été attachée et placée dans ce que je leur avais dit d’appeler le « chenil », qui était leur chambre. « Dis merci », ai-je dit à la fille quand je lui ai apporté une assiette de petits gâteaux bourrés de laxatifs et forcé fille et garçon à les manger parce que c’était leur récompense. Couvert de merde, j’enfonçais mon poing dans la fille, et ses lèvres enserraient mon poignet et la fille avait l’air d’essayer de donner un sens à ce que je faisais, tandis que je la fixais d’un regard vide, mon bras sortant d’elle, mon poing s’ouvrant et se refermant dans son con, et alors sa bouche s’est ouverte sous le choc et elle a commencé à hurler jusqu’à ce que le garçon enfonce sa bite dans sa bouche, l’étouffant, et tout ce temps les criquets servaient de fond sonore à la scène.

Le ciel avait l’air récuré, remarquable, un cylindre de lumière s’était formé au pied des montagnes, s’élevant à la verticale. À la fin du week-end, la fille et le garçon m’ont confié qu’ils étaient devenus croyants, alors que nous étions assis à l’ombre des montagnes qui nous surplombaient – le « lieu du passage », comme l’a appelé la fille, et quand je lui ai demandé ce qu’elle voulait dire, elle a répondu : « C’est ici que vit le diable » et elle a pointé un doigt tremblant, mais elle souriait à présent tandis que le garçon ne cessait de plonger dans la piscine et les bleus luisaient sur son dos bronzé, là où je l’avais frappé. Le diable l’appelait mais ça ne faisait plus peur à la fille parce qu’elle voulait lui parler à présent, et dans la maison il y avait un exemplaire du livre qui avait été écrit sur nous, il y a plus de vingt ans, sa couverture fluorescente scintillait à l’endroit où il était posé, sur la table basse, jusqu’à ce qu’on le retrouve flottant dans la piscine de la maison, dans le quartier des gens du cinéma, au-dessous des montagnes impressionnantes, gonflé d’eau, le son des criquets partout, et puis la caméra s’est envolée au-dessus du désert jusqu’à ce que nous disparaissions sur fond de ciel jaunissant.

Lorsque j’ai fait une recherche sur le nom du garçon décédé, un lien m’a conduit à un site Internet qu’il avait créé avant sa mort, appelé Le Projet Doheny. Mille photos détaillaient la rénovation de l’unité 1508 du Doheny Plaza et puis le projet s’interrompait brusquement. Il y avait aussi des photos du garçon, des portraits de lui, blond, bronzé, gonflant les biceps – il voulait être acteur –, et il y avait le faux sourire, le regard suppliant, le mirage de tout ce cirque d’acteur. Le garçon avait posté des photos de lui en boîte de nuit où il se trouvait le soir de sa mort, pété, torse nu, entouré de garçons qui lui ressemblaient, et c’était juste avant qu’il aille se coucher pour ne plus jamais se réveiller, et sur une des photos il avait le même tatouage que celui que Rain avait vu dans son rêve – un dragon, un peu flou, sur le poignet. Et la recherche m’a conduit jusqu’à une bobine d’auditions, et dans une des auditions le garçon interprétait le rôle de Jim dans Caché, le film que j’avais écrit. « Quel est le pire truc qui te soit jamais arrivé, Jimmy ? » demandait quelqu’un qui jouait hors champ le rôle d’une fille qui s’appelle Claire. « L’amour inconditionnel », disait le garçon, le personnage de Jimmy se détournant en faisant semblant d’avoir honte, mais le garçon lisait mal la réplique, lui donnant une emphase qu’elle n’avait pas, avec un sourire narquois alors qu’il aurait dû être totalement sérieux, la transformant en chute quand elle n’avait jamais été censé être une plaisanterie.

Lorsque Laurie m’appelle de New York, je lui annonce qu’elle a une semaine pour déménager de l’appartement en bas d’Union Square. « Pourquoi ? » demande-t-elle. « Je vais le sous-louer », lui dis-je. « Mais pourquoi ? » demande-t-elle. « Parce que je reste à LA », lui dis-je. « Mais je ne comprends pas pourquoi », dit-elle de nouveau, et je lui réponds alors : « Tout ce que je fais a une raison. »

À un concert de charité dans Disney Hall, qui a un rapport, apparemment, avec l’environnement, je parle à Mark et je lui demande ce qui s’est passé lors de l’audition de Rain Turner pour Les Auditeurs. Mark me répond que Rain n’avait aucune chance d’obtenir le rôle de Martina, mais qu’elle est retenue pour un rôle beaucoup moins important, celui de la sœur aînée – en fait, une unique scène où elle est topless – et qu’ils doivent la revoir la semaine prochaine. Nous sommes devant le bar quand je lui dis : « Ne la revoyez pas, OK ? Ne la revoyez pas. » Mark me regarde, un peu surpris, et puis il esquisse un sourire. « OK, je pige. » À la réception qui suit, à Patina, je tombe sur Daniel Carter, qui me dit qu’il a très sérieusement envie de tourner Adrénaline, quand il aura terminé le film dans lequel Meghan Reynolds est une des stars – Trent Burroughs a donné un coup de fil, dit que c’était une faveur, peu importe, ça tient en trois lignes. Je demande à Daniel de me rendre un service et de ne pas retenir Rain pour le film, que Rain est une source d’ennuis et qu’elle n’en vaut pas le coup, et Daniel a l’air choqué, mais je prends ça, par erreur pour un air amusé.

« Le bruit court que tu étais avec elle, dit Daniel.

— Non. Je ne dirais pas ça.

— Que s’est-il passé ? demande-t-il, comme s’il savait déjà, attendant seulement de voir si je vais garder le truc secret.

— Ce n’est qu’une pute, dis-je en haussant les épaules allègrement. L’histoire habituelle.

— Ah ouais ? répond Daniel en souriant. J’ai entendu dire que tu aimais les putes.

— En fait, j’écris un scénario sur elle. Ça s’appelle La Petite Salope. »

Avant de me jeter un coup d’œil, Daniel fixe le sol pour tenter de dissimuler son embarras. Je vide le reste de mon verre.

« De toute façon, elle est avec Rip Millar maintenant, dit Daniel. Peut-être qu’il va pouvoir l’aider.

— Je ne comprends pas. Comment Rip pourrait-il l’aider ?

— Tu ne sais pas ?

— Quoi ?

— Rip a quitté sa femme. Rip veut faire des films maintenant. »

Le corps de Julian est retrouvé près d’une semaine après sa disparition ou son kidnapping, tout dépend du scénario que vous voulez suivre. Un peu plus tôt dans la semaine, trois jeunes Mexicains liés à un cartel de la drogue avaient été retrouvés abattus dans le désert, pas très loin de l’endroit où Amanda Flew avait été vue pour la dernière fois. Ils avaient été décapités et leurs mains avaient disparu, et ils avaient été, à un moment donné de la semaine, en possession d’une Audi noire qu’on avait découverte à la périphérie de Palm Desert, incendiée.

Quelqu’un m’a filmé avec une caméra numérique dans le salon des premières classes d’American Airlines alors que j’étais assis à une table en compagnie d’Amanda Flew en décembre dernier. Un disque m’a été envoyé par la poste dans une enveloppe en papier kraft sans adresse d’expéditeur. La scène me revient : Amanda lisant les lignes de ma main dans l’Admiral’s Club, les verres vides sur la table, nous deux riant de manière assez suggestive, penchés l’un vers l’autre, et bien que l’éclairage et la prise de son soient de mauvaise qualité, et qu’on ne puisse entendre ce que nous disons, il est évident que je flirte à fond. Assis à mon bureau, en train de regarder ces images sur l’écran de mon ordinateur, je me rends compte que c’est là que tout a commencé. Rain est venue chercher Amanda à LAX dans une Jeep bleue ce soir de décembre et puis elles m’ont suivi jusqu’à Doheny parce qu’Amanda avait raconté à Rain qu’elle venait de rencontrer le type dont lui avait parlé Julian. « J’ai appris que tu avais rencontré une amie à moi, m’avait dit Rip devant le W Hotel en décembre dernier à la première du film de Daniel Carter. Ouais, il paraît que vous vous êtes super bien entendus… » À la fin du disque, une série d’images trafiquées se succèdent : Amanda et moi nous tenant la main dans la queue devant Pink’s, poussant un chariot devant Trader Joe’s à West Hollywood, à Amoeba, dans le hall d’Arclight. Toutes ces photos sont fausses, mais je pige – c’est une sorte d’avertissement. Et à l’instant où je m’apprête à éjecter le disque, Rip m’appelle, comme s’il avait tout calculé, comme s’il savait ce que je regardais, et il m’annonce qu’une autre vidéo va bientôt arriver et qu’il faut que je la regarde aussi.

« Qu’est-ce que c’est ? » dis-je. Je lorgne encore les photos qui surgissent et disparaissent : Amanda et moi achetant des cartes pour découvrir les maisons des stars dans Benedict Canyon, nous deux devant l’immeuble de Capitol Records comme si nous étions des touristes, déjeunant à une table dehors sur le patio de The Ivy.

« Juste un truc que quelqu’un m’a envoyé, dit Rip. Je crois que tu devrais le voir.

— Pourquoi ? » J’ai sous les yeux une photo d’Amanda et moi dans la BMW noire sur le parking du In’n’Out à Sherman Oaks.

« C’est convaincant », dit Rip, et puis il m’informe que les licences pour la boîte qu’il veut ouvrir à Hollywood ont finalement été accordées, et que je devrais cesser de demander aux gens de ne pas engager Rain dans leurs films.

Le disque arrive dans l’après-midi. J’enlève le disque d’Amanda Flew et moi à JFK, et je glisse le nouveau disque dans l’ordinateur, mais je l’arrête presque immédiatement quand je vois de quoi il s’agit : Julian attaché sur une chaise, nu.

Après avoir bu suffisamment de gin pour me calmer, je me retrouve devant mon bureau. Ils ont dessiné des lignes au marqueur noir sur son corps – les « premières blessures non létales » comme il est dit dans l’article du Los Angeles Times sur le meurtre-torture de Julian Wells, citant le bureau du médecin légiste du comté de Los Angeles. Ces entailles ont permis à Julian de vivre assez longtemps pour comprendre qu’il était en train de se vider de son sang. Il y en a plus de cent sur sa poitrine et son torse, et ses jambes, ainsi que sur son dos, son cou et la tête qui a été entièrement rasée, et lorsque je suis capable de regarder de nouveau l’écran, une des silhouettes à cagoule debout devant Julian murmure quelque chose à une autre cagoule, mais à l’instant où j’appuie sur pause, je reçois un SMS en provenance d’un numéro caché qui demande : Qu’est-ce que tu attends ? À la fin des vingt minutes de visionnage, je confonds les images parasites avec les nuages de mouches qui tourbillonnent dans la pièce sous les néons clignotants et couvrent l’abdomen de Julian qui a été peint en rouge sombre, et lorsque Julian se met à hurler, à implorer sa mère morte, la vidéo devient noire. Quand elle reprend, Julian émet des sons étouffés et c’est à ce moment-là que je comprends qu’ils lui ont coupé la langue, raison pour laquelle son menton est couvert de sang, et puis dans la minute qui suit il est aveuglé. Dans les derniers instants du disque, la bande-son est le message de menace que j’ai laissé sur le téléphone de Julian, deux semaines plus tôt, et accompagnées par ma voix ivre les silhouettes à cagoule commencent à lui donner des coups de couteau au hasard, des morceaux de chair tombant sur le sol, et il semble que ce soit sans fin jusqu’à ce qu’un bloc de ciment soit soulevé au-dessus de sa tête.

Au cimetière Forever d’Hollywood je reconnais très peu des gens qui sont venus à la cérémonie et ce sont pour l’essentiel des figures d’un passé dont je ne me souviens plus, et je ne devais même pas y aller, mais j’avais fini au cours des deux derniers jours deux projets que j’avais négligés, un remake de L’homme qui venait d’ailleurs et un scénario sur la rédemption d’un jeune nazi, et la dernière scène que j’avais écrite montrait un jeune garçon dans un château à qui un dingue en uniforme présentait une rangée de cadavres tout frais, demandant inlassablement au garçon s’il pouvait identifier un des morts, et le garçon ne cessait de répondre : « Non », mais il mentait, et je regardais la bouteille d’Hendricks sur mon bureau, pendant que la mère d’Amanda Flew était interviewée sur CNN à propos de sa plainte contre la diffusion de la vidéo, dont on l’avait déboutée au motif que la protection de la vie privée ne s’étendait pas aux morts, même si le corps d’Amanda n’avait toujours pas été retrouvé, et il y avait un montage d’images de la brève carrière d’Amanda, avec « Girls on Film » en bande-son, suivi d’un reportage consacré aux dangers des guerre de la drogue de l’autre côté de la frontière, et j’essayais donc de prendre une décision et les options paraissaient décourageantes dans un sens comme dans l’autre et à un moment donné j’ai pensé ne pas y aller.

J’arrive en retard, au moment où la cérémonie prend fin, et je suis au fond de la pièce en train d’observer la petite assemblée quand le père de Julian passe à côté de moi sans me reconnaître Rain n’est pas là et Rip non plus, alors que je pensais, je ne sais pour quelle raison, qu’il serait présent, et Trent n’est pas venu, mais Blair est là avec Alana et je quitte la pièce avant qu’elle ne me voie, et je me retrouve à marcher devant le cimetière bouddhiste où les morts sont gardés par des stupas entièrement tapissés de miroirs, et des paons errent entre les pierres tombales, et je contemple le château d’eau de la Paramount, à travers les palmiers bruissants, et je porte un costume Brioni qui m’allait autrefois mais qui est maintenant trop grand, et j’imagine voir des silhouettes qui rôdent derrière les pierres tombales, mais je me dis que c’est simplement mon imagination, en retirant mes lunettes de soleil et en fermant les yeux. Le cimetière s’étend jusqu’aux murs d’enceinte de la Paramount et on peut considérer que ça a une signification ou bien rester neutre sur le sujet, de la même manière qu’on peut trouver quelque chose d’ironique à la présence de ces rangées sans fin de morts sous les frondaisons des palmiers en fleur contre un ciel bleu étincelant, ou bien décider que non, et je regarde le ciel en me disant que ce n’est pas le bon moment de la journée pour une cérémonie, mais le jour, la lumière du jour, chasse les fantômes, et n’est-ce pas le but recherché ? Ils projettent des films ici l’été, je m’en souviens en examinant le mur blanc géant du mausolée qui sert d’écran.

« Comment vas-tu ? »

Blair est penchée au-dessus de moi. Je suis assis sur un banc près d’un arbre, mais il n’y a pas d’ombre et le soleil est brûlant.

« Ça va », dis-je d’une voix pleine d’espoir.

Elle ne retire pas ses lunettes de soleil. Elle porte une robe noire qui accentue sa minceur.

De ma position, j’observe la foule qui se disperse, leurs voitures qui repartent dans Santa Monica Boulevard, et plus loin un bulldozer qui creuse une tombe.

« Je suis inquiet, dis-je. Un peu.

— Pourquoi ? demande-t-elle, sur un ton concerné, comme quelqu’un qui essaie de réconforter un enfant. À propos de quoi ?

— J’ai été interrogé deux fois. Il a fallu que je prenne un nouvel avocat. Ils croient que je suis impliqué. »

Blair se tait.

« Ils prétendent avoir des témoins qui m’ont vu avec lui la nuit de sa disparition et… » Je détourne le regard et je ne mentionne pas le fait que la seule personne que j’imaginais pouvoir témoigner, maintenant que je sais que les trois Mexicains sont morts, c’était le portier du Doheny Plaza, mais lorsqu’ils l’ont interrogé, il ne se souvenait de rien et il n’y avait aucune trace dans le registre parce que je lui avais dit, avant que Julian n’arrive, que j’attendais une livraison et qu’il pouvait laisser monter la personne qui se présenterait, et tout ce que j’ai eu à faire, c’est de nier en bloc et de dire à tout le monde que j’avais peut-être vu Julian plus tôt dans la semaine, mais le fait est que je n’ai pas d’alibi pour la nuit où je l’ai emmené au coin de Finley et de Commonwealth, et je sais que Rip Millar et Rain le savent tous les deux. « Ce qui veut dire que… euh, je ne sais pas ce que ça signifie, j’avoue tout bas, en essayant de sourire. Un tas de choses, j’imagine. » Le « Hollywood » sur la colline est d’un blanc éclatant et un hélicoptère passe très bas au-dessus du cimetière, et un petit groupe de gens habillés en noir circulent entre les pierres tombales. Je ne suis ici que depuis quinze minutes.

« Bon, reprend Blair d’une voix hésitante, si tu n’as rien fait, pourquoi es-tu inquiet ?

— Ils pensent que je pourrais faire partie… d’un plan, dis-je, l’air détaché. J’ai même entendu prononcer le mot "conspiration".

— Qu’est-ce qu’ils peuvent prouver ? demande-t-elle d’une voix douce.

— Ils ont un enregistrement que quelqu’un croit susceptible de m’incriminer… ce délire d’ivrogne que j’ai laissé sur le téléphone de Julian un soir et… » Je me tais. « Euh, je couchais avec sa petite amie, alors… » Je regarde vers elle et puis au loin.

« Je crois savoir qui est impliqué et je pense qu’ils vont s’en tirer… mais personne ne sait où j’étais.

— Ne t’inquiète pas pour ça, dit Blair.

— Pourquoi ?

— Parce que je leur dirai que tu étais avec moi. »

Je la regarde de nouveau.

« Je leur dirai que tu étais avec moi cette nuit-là. Je peux leur dire que nous avons passé toute la nuit ensemble. Trent était sorti avec les filles. J’étais seule.

— Pourquoi tu ferais ça ? » C’est une question qu’on pose quand on ne sait pas quoi dire d’autre.

« Parce que… » Elle s’interrompt. « Je suppose que j’attends quelque chose en retour. » Un silence. « De toi.

— Ouais ? » dis-je, les yeux plissés, entendant derrière moi les sons étouffés de la circulation au loin, quelque part sur Gower.

Elle me tend la main. J’attends un instant avant de la prendre, mais une fois que je suis debout, je la lâche. « C’est une sorcière », murmure quelqu’un à mon oreille. « Qui est-elle ? » dis-je. « C’est une sorcière, dit la voix. Comme toutes les autres. »

Blair reprend ma main.

Je crois comprendre ce qu’elle veut, mais ce n’est qu’une fois que je vois la voiture de Blair que tout devient clair finalement. C’est une Mercedes noire aux vitres teintées, pas très différente de celle qui m’a suivi sur Fountain ou de celle qui est passée devant le Doheny Plaza toutes ces nuits, ou de celle qui suivait la Jeep bleue quand elle était garée sur Elevado, ou de celle qui m’avait suivi sous la pluie jusqu’à un appartement dans Orange Grove. Et au loin le même type blond que j’ai vu au Santa Monica Pier avec Trent et au bar de Dan Tana, et traversant le pont au Bel Air Hotel, et en train de parler à Rain devant Bristol Farms un matin de décembre, est assis sur le capot de la voiture et cesse d’abriter ses yeux de sa main quand il voit que je le dévisage. Je croyais qu’il regardait les tombes, mais je m’aperçois que c’est nous qu’il observe. Il s’éloigne lorsque Blair hoche la tête dans sa direction. Je ne détache pas les yeux de la voiture, même quand je sens les doigts de Blair effleurer mon visage. « Va où elle te dit d’aller », murmure la voix. « Mais c’est une sorcière, dis-je tout bas à mon tour, les yeux toujours fixés sur la voiture. Et sa main est une pince… »

« Ton visage, dit-elle.

— Quoi ?

— On ne dirait pas qu’il t’est arrivé tout ça, souffle-t-elle. Et tu es si pâle. »

Il y a bien des choses que Blair ne comprend pas à mon sujet, bien des choses qu’elle a négligées en fin de compte, et des choses qu’elle ne pourrait jamais savoir, et il y aura toujours une distance entre nous parce qu’il y a trop d’ombres partout. Avait-elle jamais fait des promesses à un reflet infidèle dans le miroir ? Avait-elle jamais pleuré parce qu’elle haïssait totalement quelqu’un ? Avait-elle jamais désiré la trahison au point de faire entrer les fantasmes les plus crus dans la réalité, inventant des séquences qu’elle seule, personne d’autre, pourrait lire, modifiant le jeu à mesure qu’on y joue ? Pouvait-elle situer le moment où elle était morte intérieurement ? Se souvient-elle de l’année consacrée à le devenir ? Les effacements, les dissolutions, les scènes réécrites, toutes les choses qu’on chasse – je veux maintenant les lui expliquer, mais je sais que je ne le ferai jamais, la plus importante étant : je n’ai jamais aimé personne et j’ai peur des gens.