CHAPITRE XV

Le même soir, Artem rejoignait Philippos et les Varlets au refuge des quatre sages. Ils étaient installés autour d’un plateau chargé de carafes et de coupes remplies d’hydromel frais. Les torches fixées à la balustrade éclairaient le visage concentré des quatre amis d’une lumière qui vacillait légèrement dans la brise du soir.

Le droujinnik commença par raconter les circonstances dans lesquelles s’était produit le meurtre de Marfa, mettant l’accent sur les similitudes avec les assassinats de jouvencelles. Puis il résuma son entretien avec Matveï et mentionna l’accident auquel celui-ci avait échappé de justesse. Enfin, il sortit de sa poche le petit paquet que Matveï lui avait remis, déroula l’écharpe brodée au fil d’or d’Anna et tendit aux Varlets le flacon réparé par Boris. Tandis que ces derniers l’examinaient avec curiosité, Philippos, qui avait aussitôt reconnu une aryballe identique à celle qu’il avait ramassée pendant la fête chez Nadia, guettait le moment propice pour montrer sa propre trouvaille.

En effet, compte tenu de la tournure de plus en plus dramatique que prenaient les événements, il avait décidé de confier sans plus attendre comment il avait découvert le récipient pendant les jeux du Feu nouveau. Mais lorsqu’il plongea la main dans la poche intérieure de son caftan, il constata qu’elle était vide ! Le souffle court, Philippos fouilla fébrilement les autres poches et même la doublure de ses vêtements. Pas de doute : le flacon avait disparu ! Glacé, il se demanda comment cela avait bien pu arriver. Il ne s’était séparé de son caftan que dans le jardin de Nadia. Était-ce Titos, le petit vagabond sans foi ni loi, qui avait dérobé la précieuse fiole grecque ?

Il inspira profondément pour calmer les battements désordonnés de son cœur et tenta de réfléchir. En admettant que l’enfant ait eu le temps de fureter, pourquoi aurait-il volé un objet qui n’avait aucune valeur à ses yeux ? Il était effrayé et affamé ; dans son état, il n’y avait que la nourriture et l’argent qui pouvaient le tenter. Il avait effectivement chipé quelques petits gâteaux qu’il avait plaqués contre sa maigre poitrine, sous sa tunique élimée. S’il avait dérobé quelque chose d’autre, Philippos s’en serait aussitôt aperçu, car le petit ne pouvait dissimuler grand-chose à travers le tissu usé.

La conclusion s’imposait : c’était Nadia qui lui avait joué ce mauvais tour ! À cause de cette diablesse, Philippos se trouvait dans une situation plus qu’embarrassante, qui pouvait conduire à des conséquences imprévisibles ! Il s’efforça de se ressaisir et feignit d’examiner le flacon.

— Comment l’appelle-t-on déjà, cette fichue fiole grecque ? s’enquit Mitko en le poussant du coude.

— Une aryballe, répondit-il en espérant que sa voix ne trahissait pas son trouble.

— C’est notre premier indice important depuis le début de cette sanglante affaire, souligna Artem. À l’évidence, l’apothicaire Klim a fourni au meurtrier élixir et flacons. Je suppose que notre homme tient à se servir du même aphrodisiaque et du même récipient avec chacune de ses victimes, cela fait partie de ses besoins de maniaque.

— La petite enquête que nous avons menée avec Mitko va dans le même sens, confirma Vassili. Ce flacon correspond trait pour trait à celui qui a été utilisé par l’assassin d’Oulita la blanchisseuse. Nous avons interrogé son père, Oufim, potier de son état.

— Un soudard dépourvu de scrupules et sans cœur ! précisa Mitko. Au lieu de pleurer la mort de sa fille, il la rend responsable de tout. À l’entendre, c’était une catin qui n’a eu que ce qu’elle méritait. Mais moi, je te dis, boyard : si la pauvrette a mal tourné, c’est à cause de cette outre à vin !

Vassili réprima un soupir d’agacement.

— Il ne s’agit point de ce vaurien mais de l’aryballe. Tâche au moins de retenir ce mot au lieu de jacasser comme une pie ! Bref, le père de la blanchisseuse a découvert exactement la même fiole près du corps de sa fille. Il nous en a fait une description assez précise. Malheureusement, il ne l’a plus en sa possession : il a fini par la troquer contre quelques gobelets de tord-boyaux.

— Je me demande si on peut le croire, grogna le géant blond. Les ivrognes parlent à tort et à travers !

— J’en connais un qui en fait autant ! rétorqua Vassili. Juge par toi-même, boyard : Oufim a mentionné un flacon de forme arrondie, rouge et noir. Il se souvient que le marchand qui lui a payé à boire a évoqué un vase à parfum grec. Il a aussi décrit des ornements géométriques qui correspondent à ce motif…

Il désigna les carrés et les volutes tracés sur le récipient recollé. Artem approuva d’un signe de tête.

— Pas de doute, il s’agit du même flacon. Qu’en penses-tu, Philippos ? ajouta-t-il en se tournant vers le garçon. D’habitude, tu es aussi bavard que notre ami Mitko. As-tu avalé ta langue ?

— Eh bien… bafouilla celui-ci, il est certain que le meurtrier attache une importance particulière à l’aryballe… sûrement à cause du rôle qu’elle joue dans son rituel.

Envahi par un sentiment de colère impuissante, le garçon serra les poings sous la table. La disparition de son trésor l’avait condamné au silence et à une attitude équivoque envers Artem. Comment pouvait-il avouer qu’il savait que l’assassin d’Olga avait utilisé une fiole identique, puis qu’il l’avait égarée au cours de la fête chez Nadia ? Il fit un violent effort pour se concentrer sur un autre aspect du problème et tenta de raisonner :

— Tout porte à croire qu’avant le meurtre d’Olga l’assassin ne se souciait pas du flacon. Une fois son crime accompli, il le jetait, ou plus simplement, il l’abandonnait sur place en quittant les lieux. Mais avec Olga, les choses changent. Nous ne trouvons désormais nulle trace de l’aryballe, car il pense à la ramasser ! Le meurtre de Marfa en témoigne également. Je crois que notre homme est devenu plus prudent. Il a compris que cette fiole peut constituer une preuve accablante contre lui. Il doit se sentir inquiet et nerveux. Si nous restons vigilants, il ne va pas tarder à se découvrir !

— Bien raisonné, acquiesça Artem.

— Ah ! Ton fils est un cerveau, boyard ! renchérit Mitko.

Le droujinnik marqua un temps avant de proposer :

— Résumons ce que nous avons appris jusqu’à présent. Tout d’abord, Klim fabrique le Sang d’Aphrodite et le vend sous le comptoir à certains de ses clients, dont l’assassin. Celui-ci fait partie de ses habitués, et même de ses amis. Pour l’heure, il est impossible d’arracher à Klim des informations à son sujet ; il faut que nous réfléchissions aux moyens de le faire plier.

Le boyard avala une gorgée d’hydromel puis poursuivit, faisant tourner sa coupe entre ses doigts.

— Par ailleurs, nous savons que le meurtrier utilise toujours le même modèle de récipient, une aryballe au décor géométrique sur fond rouge. L’élixir et le flacon font partie du rituel amoureux qu’il a élaboré. Ce rituel se transforme, le jour de l’ultime rendez-vous, en rite sacrificiel. Quant à la manière particulièrement barbare dont il tue les jeunes femmes…

Comme il s’interrompait, Vassili suggéra à mi-voix :

— Il agit comme un maître artisan qui apposerait son poinçon.

— Que ta langue se dessèche, de dire des choses aussi horribles ! souffla Mitko en faisant un rapide signe de croix.

— Mais si, Vassili a raison, déclara Artem. L’assassin n’inflige ces horribles mutilations qu’après la mort de sa victime. C’est comme s’il mettait la dernière main à son ignoble travail. La souffrance réelle de sa proie lui procure moins de plaisir que la suprême humiliation qu’il inflige à son corps de femme. Si seulement nous pouvions deviner d’où lui vient cette haine et ce désir de destruction !

Il eut un instant de silence avant de reprendre :

— En ce qui concerne ses victimes, nous avons pour commencer les deux petites courtisanes. Viennent ensuite la mercière grecque et son amie la servante… sans parler d’autres meurtres dont il ne reste nulle trace dans les Archives. Puis cela a été le tour de la blanchisseuse et, plus récemment, celui de cette coquette d’Anna. Nous avons été alertés au moment où notre homme venait d’occire la belle Olga. Marfa, moins jolie mais tout aussi étourdie, vient en dernier.

— Il a dû la courtiser en même temps qu’Olga, avança Vassili.

— En fait, il était tellement impatient de satisfaire son besoin de tuer qu’il n’a pas pris le temps de profiter de sa nouvelle conquête, précisa Artem. Par contre, sa façon de marquer le corps de la victime n’a pas changé, elle correspond à la même obsession morbide.

— Mais il agit différemment pour ce qui est du flacon, rappela Philippos. Il le fait disparaître par prudence, d’autant qu’il sait que le boyard Artem a repris l’enquête.

— Ce qui m’intrigue, dit Vassili, c’est le vol du collier d’Olga. Qu’en penses-tu, boyard ?

— Pour l’heure, je n’ai aucune explication, avoua Artem. La valeur fabuleuse de ce bijou fausse la donne, car il constitue un mobile en soi. Toutefois, si ma théorie est juste, le meurtrier l’a dérobé en obéissant au même motif que lorsqu’il s’est approprié le bracelet en or d’Anna et la bague de Marfa… Au fait, qu’en est-il avec Oulita ?

— Une paire de pendants d’oreilles en cuivre manquait quand son père a découvert le corps, répondit Vassili.

— Ce vieil ivrogne prétend qu’elles étaient ornées de vraies perles, mais je suis sûr qu’il ment, commenta Mitko. Ce devaient être des bijoux de pacotille !

— Si l’assassin est obsédé par les parures, leur valeur marchande n’a aucune importance à ses yeux, fit valoir Philippos.

Artem lui lança un coup d’œil approbateur avant de tapoter la grosse patte de Mitko.

— Je pense comme Philippos, confirma-t-il. Notre homme aime à parer et à parfumer ses amantes. Alors, n’importe quel colifichet appartenant à la victime peut jouer ce rôle dans son rituel. Rappelez-vous l’assassin des ondines1 : il tenait lui aussi à voir la femme « dans toute sa gloire » avant de la tuer.

Lissant sa moustache, Artem laissa son regard errer au loin, absorbé par sa réflexion.

— Il y a aussi cet autre indice, le poignard en miniature qu’Anna portait en sautoir, ajouta Philippos en se tournant vers les Varlets. C’est Boris qui en a parlé au boyard. La lame était enduite d’une substance toxique qui empêche la moindre égratignure de cicatriser pendant plusieurs lunes. À supposer qu’Anna ait tenté de se défendre et réussi à blesser son assaillant, celui-ci porte toujours cette marque sur le corps.

— Elle était sûrement plus petite que lui, observa Vassili. La blessure se situe donc au niveau de la poitrine ou des épaules. Je vois mal comment on pourrait obliger les hommes que nous soupçonnons à se déshabiller devant nous… sans parler de suspects anonymes !

— Il n’y a qu’un seul moyen, répondit Philippos du tac au tac. Mitko et toi, vous n’avez qu’à vous rendre dans tous les établissements de bains publics, pour y observer les dignes sujets du prince dans le plus simple appareil.

— Quoi, tous les jours ? fit Mitko.

— Matin et soir, jusqu’à ce que l’affaire soit résolue, décréta le garçon avant de plonger son visage dans son gobelet de kvas.

Mitko éclata d’un rire tonitruant :

— Dommage qu’on ne puisse pas étendre notre enquête à la gent féminine !

— Trêve de plaisanteries, intervint Artem en émergeant de ses pensées. Il est possible qu’Anna n’ait point blessé son agresseur, mais que celui-ci ait emporté le pendentif comme les autres bijoux, en guise de trophée. D’ailleurs, avant de spéculer sur ce détail, il vaudrait mieux s’assurer que Boris n’a pas menti. Vous, les Varlets, pensez à interroger Matveï à ce sujet dès demain.

— Au fait, que savons-nous d’autre sur ce brave citoyen de Kiev ? s’enquit Mitko avec curiosité.

— J’ai glané quelques renseignements pour compléter ce que Vassili nous a appris, répondit Artem. Il s’agit d’un collectionneur et négociant en tout genre : soieries, bijoux, objets grecs antiques. Il a une excellente réputation, la bonne société de Tchernigov le tient pour un homme intègre, vertueux, de compagnie agréable… Mais n’oublions pas que pour Boris, qui le connaît sûrement mieux que quiconque, c’est un coquin habile et rusé, un escroc de haute volée.

— Ce sera facile à vérifier ! s’exclama Mitko avec entrain. Si Boris a raison, son beau-père doit être aussi réputé dans un milieu un peu moins huppé : celui de la pègre !

— Eh bien, vous avez de quoi faire, mes amis, dit le droujinnik en se levant pour signifier que la réunion était terminée. Demain, munissez-vous d’une échelle bien solide en vous rendant chez Boris et Matveï, et fouillez-moi cette satanée cave de fond en comble. Je me demande ce qu’ils ont à cacher, à part les potions qui appartenaient à Anna.

Artem enveloppa l’aryballe dans l’écharpe brodée au fil doré avant de la ranger dans sa poche. Tandis que les Varlets éteignaient les torches, Philippos en décrocha une de son support et s’en saisit pour éclairer le chemin. Mitko et Vassili les raccompagnèrent jusqu’à leur pavillon, puis s’éloignèrent en direction du palais dont la masse sombre se découpait sur fond de ciel étoilé.

Philippos, qui n’avait aucune envie d’aller se coucher, s’arrêta devant le perron, retardant le moment de monter les marches.

— À propos de Boris, commença-t-il, je ne sais que penser au sujet de cet amour prétendument pur qu’il portait à sa sœur. C’est bizarre comme histoire… Il y a anguille sous roche ! Depuis le début, je trouve ce type louche. Avoue que j’ai raison !

Artem s’accorda un instant de réflexion.

— Ma foi, il paraît un peu nerveux, et il a des réactions à fleur de peau… Mais son attitude peut s’expliquer par mille raisons différentes. N’oublie pas que la vie n’a pas été tendre envers lui. Il n’a jamais accepté l’intrusion de Matveï dans son existence, et la mort de sa mère n’a pas arrangé les choses. D’ailleurs, cette fin tragique me laisse un peu perplexe… Mais ce n’est point aujourd’hui que nous pourrons en avoir le cœur net. Et en ce qui concerne le meurtre d’Anna, quel deuil cruel ! Le malheureux doit se sentir coupable de ne pas avoir su protéger sa sœur.

— Eh quoi, est-il moins suspect que les autres simplement à cause des malheurs qui l’ont frappé ? s’enquit Philippos, sur la défensive.

Artem ne répondit pas tout de suite. Prenant la torche allumée des mains du garçon, il l’attacha à l’anneau fixé à la rampe du perron.

— Certes non, ce serait trop facile, concéda-t-il. Les hommes les plus honorables ne réagissent pas de manière égale, ni d’ailleurs adéquate, aux épreuves que le Tout-Puissant les oblige à traverser. Si j’hésite à compter Boris parmi les suspects, c’est une simple affaire de logique. Son comportement prouve qu’il ne se sentait point concerné par cet élixir funeste, le Sang d’Aphrodite. Quand il a ramassé le flacon, il croyait sincèrement qu’il s’agissait d’une essence aromatique comme une autre, l’un des parfums affectionnés par sa sœur. Du coup, au lieu de détruire cet objet compromettant, il s’est appliqué à le réparer, avant de le ranger là où le premier venu pouvait le découvrir.

— Je ne suis pas d’accord, protesta Philippos d’un air buté. Il a souhaité conserver l’aryballe comme un souvenir macabre, et il l’a bien dissimulée, contrairement à ce que tu dis ! Qui, à part son beau-père, aurait pensé à examiner ce paquet caché au fond d’un coffre, bien à l’abri des regards indiscrets ?

Comme Artem demeurait silencieux, le garçon poursuivit :

— N’importe comment, dans cette affaire, les frères et les sœurs ont des relations fort ambiguës entre eux. Tiens, prends la sœur aînée d’Igor, la mère supérieure Théodora ! Cette digne abbesse passe son temps à se promener en ville et à faire ses emplettes comme l’épouse d’un riche marchand. Tu trouves ça normal, toi ?

Il raconta au droujinnik sa rencontre avec Théodora au marché, en omettant toutefois de mentionner ce qui l’avait intrigué le plus : l’expression de frayeur qu’il avait surprise sur le visage de l’abbesse alors qu’elle fixait le flacon qui avait roulé à ses pieds.

Artem s’abstint de tout commentaire. Il n’en pensait pas moins que Philippos avait raison, du moins en ce qui concernait Théodora. Sous prétexte de renouveler des provisions pour son abbaye ou de visiter ses terres, elle s’échappait pour rejoindre son frère plus souvent que de raison. Mais après tout, il s’agissait là de la vie privée des uns et des autres, et ce sujet n’avait aucun rapport avec l’enquête. Aussi, au lieu de répondre, le droujinnik prit Philippos fermement par les épaules et l’obligea à lui faire face.

— Écoute, mon grand, laissons là nos suspects et parlons de toi, dit-il avec un sourire en coin. Car toi aussi, tu me caches quelque chose ! De quoi s’agit-il ? Est-ce en rapport avec cette petite coquette sur qui tu as jeté ton dévolu ?

L’espace d’une seconde, Philippos pensa tout lui avouer, mais la honte le rendit muet. Pour l’heure, il ne pouvait rien confier à Artem, sinon un élément qui ne mettait en cause que son appareil olfactif.

— Tu as vu juste, cela concerne Nadia, reconnut-il en détournant les yeux. Il y a un détail qui m’a troublé… et que j’ai du mal à expliquer. À un moment, nous étions seuls, Nadia et moi, et j’ai voulu, euh… Bref, je me suis penché vers elle, et soudain, j’ai senti ce parfum, le Sang d’Aphrodite. J’en aurais mis ma main au feu, je ne me trompe jamais pour ce qui est des odeurs ! Mais un peu plus tard, j’ai obligé Nadia à me montrer son parfum. Le flacon est différent, l’odeur non plus n’est pas la même. Pourtant, sur le coup, j’aurais juré…

À sa surprise, Artem prit son récit très au sérieux et lui fit exposer par le menu tout ce qui l’avait troublé. Quand il eut terminé, le droujinnik l’étreignit affectueusement.

— Il n’y a rien d’étonnant à ce que tu m’as raconté. Marfa s’est éclipsée juste avant de vous laisser en tête à tête, Nadia et toi, n’est-ce pas ? Elle était restée un bon bout de temps à côté de son amie et l’a embrassée en partant : voilà tout le mystère ! Tu n’ignores pas à quel point cette fragrance est tenace, elle colle pour ainsi dire à la peau. Ce que tu as senti, c’était le parfum de cette pauvre Marfa, pas celui de Nadia.

Philippos poussa un soupir de soulagement.

— À propos, tu es toujours aussi épris de cette mignonne ? lui demanda le droujinnik d’un ton malicieux. J’espérais que tu étais un peu dégrisé !

Philippos baissa la tête.

— Je l’aimerai tant que je vivrai, murmura-t-il avec un air malheureux. Mais il faut reconnaître que… parfois, elle me joue des tours tellement pendables que j’ai envie de l’étrangler de mes propres mains !

Artem n’eut pas le temps de répondre. Ils entendirent un bruit de pas, des éclats de voix, puis deux gardes portant des torches firent leur apparition près du pavillon. Ils escortaient un petit bout de femme grassouillette, emmitouflée des pieds à la tête dans un châle bariolé. Bouche bée, Philippos reconnut Fania, la nourrice de Nadia. Avant qu’il ait pu proférer une parole, la femme tomba à genoux devant Artem en vociférant :

— Oh, boyard, oh, notre petit père bien-aimé, n’ordonne pas de châtier une vieille femme stupide, mais ordonne de lui pardonner et viens à son secours !

— Que s’est-il passé, petite mère ? s’enquit Artem d’un ton posé.

— Ma colombe, Nadia… Elle a été enlevée !

1- Voir La Nuit des ondines, 10/18, n° 3121.