10

Le lendemain matin, nous repartîmes sur la route que les Hespéruks appelaient la route de Senta et qui, pour les habitants de Senta, était la route d’Iskull car elle se dirigeait presque droit vers le sud, traversait l’Hespéru sur toute sa longueur parallèlement au fleuve Rhul et passait par la grande ville de Khevaju avant d’arriver à Iskull où le Rhul se jetait dans l’Océan du Sud. Le paysage se fit encore plus plat, les petites collines diminuant jusqu’à céder la place à une plaine verte et fumante. La première ville assez grande que nous atteignîmes s’appelait Nubur et nous y demandâmes le chemin de Jhamrul. Personne ne semblait en avoir entendu parler. Sur la place de la ville, construite autour d’une portion élargie de la route de Senta, nous interrogeâmes les forgerons, les barbiers et autres commerçants en passant d’une échoppe à l’autre et en nous faisant beaucoup trop remarquer. Un charron se demanda un peu trop fort pourquoi des pèlerins voulaient se rendre à Jhamrul et non à Iskull qui était depuis des âges le lieu d’embarquement et de débarquement des fidèles en Hespéru. Finalement, nous avouâmes à un tonnelier nommé Goro que nous cherchions un endroit appelé Puits de la Régénération.

« Vous dites le Puits de la Régénération ! » aboya Goro en nous dévisageant. Nous avions mis pied à terre et nous trouvions devant sa boutique à côté de l’énorme tonneau qui indiquait son métier. « Parlez-moi de ce Puits de la Régénération ! »

Goro était un homme de grande taille, avec une grosse voix qui portait loin sur la place où de nombreux Hespéruks vaquaient à leurs occupations ou prenaient un peu de repos sous les branches de l’un des amandiers. Avec son torse énorme et son gros ventre, il faisait penser à l’un des tonneaux qu’il fabriquait avec des douves en bois et des cercles en fer. Ses cheveux noirs et bouclés étaient coupés court sur sa tête ronde, comme sa barbe. Ses yeux foncés paraissaient un peu trop petits pour son visage qui était soudain devenu soupçonneux.

Je lui expliquai que nous revenions de Senta où nous avions entendu parler d’une fontaine guérisseuse qui pourrait rendre la vue à Atara.

« Trop de gens ont perdu la vue ces derniers temps », dit Goro en regardant Atara. Pendant un moment, je sentis en lui une certaine tendresse qui luttait pour s’exprimer, puis son cœur et son visage se refermèrent et il ajouta : « Il faut dire que beaucoup de gens ont commis des erreurs et ont été corrigés en conséquence.

— Je ne sais pas ce que vous entendez par erreur, fit Atara, ni par correction. J’ai perdu la vue au cours d’une bataille. Un homme cruel m’a arraché les yeux.

— Ceci est une erreur en soi », répliqua Goro. Son regard passa de moi à maître Juwain, puis à Liljana et aux enfants. « Certains considèrent que ne pas connaître une erreur est une Erreur Majeure, et si l’ignorance est volontaire et provocatrice, c’est même une Erreur Mortelle. On aurait dû vous le dire quand vous avez débarqué à Iskull.

— Nous ne sommes pas passés par Iskull pour aller à Senta, répondit Liljana. Nous venons d’arriver en Hespéru. »

Notre rencontre avait attiré l’attention d’un libraire qui était sorti d’une échoppe adjacente. C’était un homme petit et soigné, vêtu d’une tunique de coton blanc immaculée, ornée de soie bleue aux poignets et au bas. Ses frisettes noires étaient luisantes d’huile parfumée et il portait des bagues en or à quatre de ses dix doigts. Il se présenta sous le nom de Vasul et dit à Goro : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’Erreurs Majeures et d’Erreurs Mortelles ? »

À une dizaine de mètres de là, sur la place dont les pavés brillants semblaient avoir été nettoyés de toute trace de crottin de cheval et débarrassés de la moindre particule de terre, quelques habitants de la ville qui passaient par là avaient tourné un visage curieux dans notre direction. Je décidai que c’était le moment idéal pour faire nos adieux et nous en aller.

Mais alors que je me dirigeais vers mon cheval, Goro m’interpela : « Un instant, pèlerin ! Nous parlions d’erreurs, et en particulier des vôtres. »

En voyant sur son visage que Goro s’obstinait dans sa volonté de critique publique, j’eus la vive impression que les choses seraient pires pour nous si nous fuyions au lieu de rester. C’est pourquoi mes amis et moi attendîmes de voir ce que Goro allait dire.

« Lisons, dit-il, les passages de référence dans le Livre Noir. Vous voulez bien me rendre ce service, pèlerin ? »

Il me regardait droit dans les yeux et il me fallut un moment pour comprendre qu’il faisait allusion au recueil de vilénies et de mensonges appelé Darakul Élu. Parodiant le Saganom Élu, Morjin l’avait écrit lui-même. La plupart des éditions avaient une reliure en cuir d’un noir profond, d’où son nom courant.

« Nous voyageons avec peu de bagages, lui répondis-je, et il nous a paru plus sage de ne pas nous charger de livres. »

Je jetai un coup d’œil à maître Juwain ; pour une fois, il n’arborait pas son exemplaire du Saganom Élu et j’en rendis silencieusement grâce au ciel.

« Une charge ! » s’écria Goro. Il se tourna vers Vasul et dit : « Vous voyez ? Ils demeurent volontairement dans l’ignorance. N’est-ce pas là une Erreur Mortelle ?

— Ça se pourrait, répondit Vasul, si c’était des habitants d’Hespéru. Mais les coutumes sont différentes dans les autres pays.

Cependant, ses paroles qui étaient destinées à calmer Goro ne firent que le mettre en colère. Son visage sombre se fit encore plus sombre et il aboya : « Mon fils Ugo a été tué l’an dernier à Surrapam en luttant contre les déviants pour permettre à nos prêtres d’introduire le Chemin du Dragon dans le nord. Son sang purifie le sol où il gît. Quand la campagne sera finie, là-bas, tous les déviants qui n’auront pas été crucifiés se convertiront au Chemin. Et bientôt, il en sera de même dans tous les pays. Aussi ces pèlerins feraient-ils bien d’apprendre nos coutumes puisque leur voyage leur offre cette magnifique opportunité. »

Un homme dont les mains tachées d’argile révélaient qu’il était potier s’approcha alors, imité par une femme d’âge moyen et par une autre beaucoup plus jeune portant un bébé dans ses bras : la mère, la fille et la petite fille, me dis-je. J’avais une envie folle de sauter sur le dos d’Altaru et de fuir au galop cette ville piège, mais il était trop tard.

« Toutes les familles, m’apprit Goro, doivent avoir au moins un exemplaire du Livre Noir. Si vous êtes des pèlerins unis par des liens de sang ou par serment, vous êtes considérés comme une famille.

— Alors il faut les traiter comme une famille, lui dit Vasul. Où est passée notre bonté envers les étrangers ? Où est passée notre hospitalité ?

— La plus grande bonté que nous puissions leur offrir, c’est de corriger leurs erreurs.

— Dans ce cas, aidons-les, continua Vasul. Attendez ici avec eux, voulez-vous ? »

Là-dessus, il disparut dans sa boutique et ressortit quelques instants plus tard avec un grand livre épais. La tranche des pages était dorée à la feuille d’or et un grand dragon – d’un rouge si foncé qu’il paraissait presque noir – était gravé sur la couverture en cuir. Je vis qu’on avait également utilisé la feuille d’or pour donner un éclat doré aux yeux du dragon.

« L’un de mes scribes a fini de le copier la semaine dernière seulement, nous dit-il. Comme vous pouvez le voir, il est merveilleusement enluminé. »

Il ouvrit le livre pour nous montrer les caractères dorés que la lumière du soleil traversait comme s’il s’agissait de fenêtres illuminées. Il tomba sur une page où était représentée la silhouette rayonnante de l’ange Asangal déposant la Pierre de Lumière dans les mains tendues de Morjin. Une autre page décrivait la crucifixion de Kalkamesh. La scène était si vivante qu’elle me donna envie de pleurer : un être merveilleux qu’on clouait à un rocher sur le flanc d’une montagne noire tandis qu’au-dessus de lui un dragon battait l’air de ses ailes parcheminées et arrachait le foie de Kalkamesh avec ses griffes.

« Là, me montra Vasul en ouvrant une page à peu près au milieu du livre. Ce passage est tiré des Guérisons, dans le chapitre des Miracles. Lisez-le-nous, voulez-vous ? »

Il me donna le livre et tapota le haut de la page d’un doigt orné d’un anneau en or. Les lettres finement ouvragées inscrites sur le papier me brûlèrent les yeux comme du feu. Je n’arrivais pas à me résoudre à prononcer ces mots ; c’était comme avoir un pur poison dans la bouche ;

« Lisez ! ordonna Goro. Il est presque midi et j’ai un tonneau à finir. »

À présent, d’autres gens s’étaient rassemblés autour de nous. Je commençai à marmonner les paroles du passage.

« Plus fort ! aboya Goro. Je ne vous entends pas ! »

Je respirai à fond et d’une voix forte, sinon enthousiaste, je récitai :

« Si un homme perd un membre ou un œil, qu’il ne se désespère pas et ne boive pas les potions des jeteurs de sorts et des sorciers. Qu’il tourne le regard de son âme vers la lumière de l’Unique et vers celui qui l’apporte sur terre, car la seule véritable régénération repose entre les mains du Maîtreya. »

Je finis de lire et Goro me hurla soudain : « La seule véritable régénération repose entre les mains du Maîtreya ! Souvenez-vous-en, pèlerin ! Ce Puits de la Régénération que vous cherchez est une invention. Et votre désir de le trouver doit être corrigé. » J’assurai à Goro que j’étais certain de me rappeler le passage. Mais cela ne lui suffit pas. « Relisez-le ! m’ordonna-t-il.

— Quoi ?

— Relisez-le encore neuf fois, et plus fort. » Il se tourna pour regarder maître Juwain. « Et les autres le réciteront dix fois chacun !

— De quel droit exigez-vous cela de nous ? », lui demandai-je. Goro était si gonflé d’orgueil, à présent, il bouillait d’une si légitime indignation qu’on avait l’impression que sa tête allait éclater. Et ce fut Vasul qui répondit pour lui : « Chacun a le devoir de corriger les erreurs des autres et particulièrement ses propres erreurs. C’est cela le Chemin du Dragon. »

Vasul et les autres personnes qui se pressaient autour de nous attendaient de voir ce que j’allais faire. Mais Goro perdit patience et s’écria : « Lisez le passage ! »

Et je m’exécutai. Je relus neuf fois les paroles fourbes de Morjin. Puis je donnai le livre à maître Juwain et, à contrecœur, il les récita pour Goro, pour Vasul, et pour la foule. Maram, Liljana et Daj en firent autant, et Atara aussi, d’une voix tremblante qui me brisa le cœur. Comme elle omettait de passer le livre à Estrella, Goro s’emporta.

« Vous devez tous réciter le verset », ordonna-t-il. Si Atara n’avait pas perdu ses yeux, elle s’en serait servie pour lui décocher des flèches de haine. Elle répondit sèchement à Goro : « Mais cette enfant est muette ! »

Devant son ton brusque, Goro serra le poing comme s’il mourait d’envie de la frapper pour la corriger de son mépris. Mais il se contenta de lui demander : « Est-ce qu’elle sait lire, au moins ?

— Non, elle n’a jamais appris.

— Est-ce qu’elle entend, au moins ? » Atara regarda Estrella et hocha la tête.

« Bien, dit Goro. Dans ce cas, elle a entendu le passage assez de fois pour pouvoir le réciter dans son cœur. Dix fois. »

Il tourna son regard vers Estrella qui le dévisageait, debout sur les pavés lisses. Dans le silence qui tomba sur la place, tout le monde attendait en observant Estrella. Elle demeura pratiquement immobile tandis que les feuilles des amandiers à proximité s’agitaient dans la brise. Personne, pas même le vent, ne pouvait savoir si elle récitait les paroles de Morjin dans sa tête ou pas.

Finalement, Goro saisit le livre et le tendit à Kane. « Lisez ! » lui dit-il.

Kane ne broncha pas. Passant au-dessus du gros livre noir, ses yeux se posèrent sur ceux de Goro. J’eus l’impression qu’il était prêt à les lui arracher.

« Lisez immédiatement, pèlerin ! On n’a pas toute la journée ! »

Je sentais que les doigts de Kane brûlaient de saisir la poignée de son épée. Je savais qu’il était capable de la tirer de son fourreau et de trancher la tête de Goro avant que ce dernier n’ait le temps de modifier l’expression belliqueuse sur son visage.

Finalement, d’un geste furieux, Kane s’empara du livre. Par malchance, apparemment, il s’ouvrit sur l’illustration de la crucifixion de Kalkamesh. Kane observa un bon moment les griffes du dragon déchirant le flanc du guerrier. Je savais qu’il tremblait de cueillir la vie de Goro des années avant son heure, et celle de Vasul également – ainsi que la vie d’un boulanger et d’un barbier qui se tenaient à proximité, et celle de tous les habitants de la ville réunis sur la place. Les éclairs dans ses yeux indiquaient que Kane avait retrouvé sa nature sauvage, et je m’en voulus de le préférer ainsi.

« Bon, grogna-t-il. Bon. »

Ses doigts brusques manquèrent de passer à travers les pages du livre. Quand il atteignit le passage que nous avions tous lu, il récita d’une voix rageuse :

« Si un homme perd un membre ou un œil, qu’il ne se désespère pas et ne boive pas les potions des jeteurs de sorts et des sorciers.  Qu’il tourne le regard de son âme vers la lumière de l’Unique et vers celui qui l’apporte sur terre, car la véritable régénération repose entre les mains du Maîtreya. »

« Voilà ! cria-t-il à Goro.

— Bien ! lui répondit ce dernier en lui lançant un sourire sombre. Maintenant, complétez le passage pour nous.

— Quoi ?

— Ce passage est incomplet. Pour trouver les paroles qui viennent ensuite, il faut les chercher dans votre cœur. »

Si Kane cherchait quelque chose dans son cœur à cet instant, pensai-je, il y trouverait une bête vorace prête à tailler en pièces et Goro et lui-même.

« Je ne sais pas de quoi vous parlez ! s’exclama-t-il.

— Dans ce cas, je vais vous aider. » Apparemment très content de lui, Goro sourit et aspira un peu d’air. Puis il récita le même passage en finissant par :

« car la seule véritable régénération repose entre les mains du Maîtreya… et son nom est Morjin !

— Mais ce n’est pas écrit ! » s’écria Kane en frappant le livre avec ses doigts repliés.

Tirant sur les boucles de ses cheveux huilés, Vasul lui répondit : « C’est forcément écrit. Le Darakul Élu est un texte vivant qui réside dans le cœur de l’Unique et par conséquent dans le cœur de tous les hommes. Il ne cesse de grandir, tout comme un enfant grandit pour devenir un homme, puis un ange. Et lord Morjin est forcément l’Être de Lumière. »

Près de là, une femme aux cheveux gris s’écria d’une voix empreinte de respect et de crainte : « Les hérauts ont apporté la nouvelle le mois dernier, le treize de marud : lord Morjin a revendiqué la Pierre de Lumière et est apparu comme le Maîtreya. Son empire s’étend donc non seulement sur tout Ea, mais également sur l’esprit et le cœur de tous les hommes.

— Et sur notre destinée ! hurla une autre femme.

— Il est l’avènement du soleil après la nuit, cita quelqu’un d’autre. Il est celui qui apporte un âge nouveau.

— Il va venir, en personne ! s’exclama le potier. On dit que lord Morjin visitera bientôt l’Hespéru et rendra hommage au roi Arsu pour avoir conquis Surrapam. Il apportera sa bénédiction à tous ceux qui ont combattu les déviants. »

Cette nouvelle, si c’en était réellement une, provoqua parmi la foule rassemblée sur la place des cris de joie pleins d’impatience. Mais tout le monde ne semblait pas crier avec le même enthousiasme. J’étais sûr que le cordonnier debout à côté du potier ne louait Morjin à voix haute que pour être entendu en train de le louer. Et il en allait de même pour la femme tenant le bébé dans ses bras, pour le barbier et pour d’autres. Quelques-uns s’abstinrent carrément de se joindre au chœur. L’un d’eux, un homme grand portant un bâton au bout ferré, frotta la marque du dragon imprimée au fer sur sa joue. Comme à Sakai, il y avait là beaucoup trop de gens présentant des signes de torture : des marques au fer rouge, des amputations, des langues coupées et des yeux arrachés. J’espérais qu’aucune de ces mutilations ne correspondait à la correction d’Erreurs Mineures.

Goro attendait toujours que Kane récite le passage – et l’odieux amendement qu’il y avait rajouté. Je pensais que mon ami préférerait mourir plutôt que de répéter ces mots, mais il me surprit en les recrachant neuf fois de plus à la satisfaction de Goro et de Vasul. Puis il se tourna pour monter sur son cheval.

« Où allez-vous, pèlerin ? lui dit Goro. Nous n’en avons pas encore fini.

— Ah bon ? Pas encore ? »

La main de Kane se rapprocha de la poignée de son épée. J’étais sûr qu’il était sur le point de commettre une Erreur Mortelle.

« Qu’attendez-vous de nous ? demandai-je à Goro en serrant le bras de Kane.

— Il ne s’agit pas de ce que j’attends, moi », répondit-il. Il jeta un coup d’œil à Vasul. « Je crois que leurs erreurs méritent au minimum le paiement d’une amende au Dragon.

— Je suis d’accord, approuva Vasul en me souriant. Je dirais une dragamende d’au moins vingt onces. Des onces d’or, bien sûr.

— Vingt pièces d’or ! s’exclama Maram. C’est du vol !

— Non, répliqua Vasul, c’est seulement une correction. Comme il est dit dans le Livre Noir, l’or lave la souillure de l’erreur. »

Aux murmures et aux protestations dans la foule, je compris que c’était aussi le cas pour la douleur et le sang.

« En quoi le fait de remplir vos poches avec notre or lavera-t-il quoi que ce soit ? lui demanda Maram. »

Si sa question mit Goro en colère, elle ne fit que blesser Vasul. Levant les mains comme pour demander pourquoi le destin avait voulu qu’il soit obligé de traiter avec des déviants impossibles à raisonner, il expliqua alors : « Le livre que je vous ai donné vaut à lui tout seul cinq onces d’or et est, de toute façon, inestimable. La dragamende que nous vous demandons sera reversée à l’école des Kallimuns sur la Colline du Corbeau afin que l’on puisse enseigner aux enfants de Nubur comment éviter toutes les formes d’erreur. En fin de compte, de toute façon, tout appartient au Dragon.

— Bon, dit Kane à Vasul, puisque vous demandez cette dragamende, nous sommes libres de ne pas la payer, n’est-ce pas ? »

Goro regarda Kane comme s’il se demandait s’il serait assez fort pour le réduire en bouillie. Mais soulever des tonneaux toute la journée était une chose, lutter avec Karte en était une autre.

« Vous êtes libres de commettre toutes les erreurs que vous voulez, lui répondit sèchement Goro. Si nous suggérons ces corrections, c’est seulement pour vous aider. Si vous n’êtes pas d’accord avec notre évaluation, on peut toujours monter au château des Kallimuns. On dit que Ra Parvu est l’un des Prêtres Rouges les plus sages. Il est beaucoup plus compétent que nous pour distinguer les Erreurs Mineures des Erreurs Majeures. »

Quelque part dans la foule, sur ma gauche, je remarquai un homme au ventre rond en qui je reconnus un menuisier. Je l’entendis se vanter à quelqu’un d’avoir fait en sorte que les Prêtres Rouges ne manquent jamais de croix pour corriger les Erreurs Mortelles.

Liljana s’approcha de Goro et lui dit : « Nous n’avons pas vingt pièces d’or. Nous ne sommes que de pauvres pèlerins essayant de se rendre à Iskull.

— Iskull ? s’étonna Goro. Mais vous avez dit que vous vouliez trouver le Puits de la Régénération.

— Nous, répondit-elle en regardant Kane puis moi, avons finalement compris qu’il ne peut pas exister. Et nous vous remercions de nous avoir fait reconnaître notre erreur. »

Les yeux ronds de Goro sondaient Liljana pour voir si elle se moquait de lui. Celle-ci avait beau ne plus avoir la faculté de sourire pour le rassurer, son visage aimable et rond était empreint de sincérité et d’une grande sérénité. Elle paraissait réellement reconnaissante à Goro et à Vasul. Tous ses talents de Matérix des Maitriche Télu, pensai-je, étaient mobilisés pour le convaincre. J’étais émerveillé de constater que le ton de sa voix était parfaitement calculé pour flatter la vanité de Goro tout en calmant son agressivité et sa soif de cruauté. Je sentis qu’elle attendait mon aide. Il suffisait que je sourie à Goro et que je hoche la tête en signe d’assentiment et, surtout, que j’influence légèrement son cœur d’un petit coup de valarda. Mais je ne pus m’y résoudre. Et c’est ainsi que pendant un moment notre sort ne tint qu’à un fil.

« Si vous décidez que nous devons remettre tout notre argent au Dragon, poursuivit Liljana, nous ne pourrons plus aller à Iskull. Et nous ne pourrons pas aller accueillir Morjin sur la route de Senta comme nous aimerions le faire. Quelle chance aurions-nous alors de voir notre pauvre amie recouvrer la vue ? »

Là-dessus, elle se tourna vers Atara. Ses paroles plurent à la foule et attendrirent et Vasul et Goro. Finalement, Liljana réussit à faire baisser notre dragamende à dix pièces d’or : un véritable miracle si l’on considère que nous n’étions pas en position de négocier.

« Dix onces d’or, donc, finit par dire Goro à Liljana. Des archers aloniens, c’est bien ça ? »

Goro et Vasul n’appréciaient peut-être pas que des étrangers importent de dangereux sentiments dans leur royaume, mais ils n’avaient rien contre le bon or alonien. Comme nous l’apprendrions plus tard, la monnaie Hespéruk avait perdu pratiquement toute sa valeur pour financer la guerre à Surrapam.

« Bien ! s’écria Goro quand Liljana compta les pièces dans sa main. Je vous souhaite bonne chance pour votre pèlerinage. Puisse le Dragon vous accorder sa clémence ! »

Vasul et d’autres gens dans la foule reprirent cette bénédiction, puis nous dirent au revoir. Aussi vite que possible mais sans paraître trop pressés, nous enfourchâmes nos chevaux et quittâmes la place. Nous traversâmes les rues de Nubur jusqu’à la limite de la ville sans un mot. Même dans les champs de blé et les terres cultivées qui s’étendaient sur cinq milles en direction du sud, nous demeurâmes bouche close, les yeux sur la route. Sous les sabots de nos chevaux, les fers martelaient encore et encore la pierre usée. Et puis, finalement, au moment où nous pénétrions dans une forêt où résonnaient des chants d’oiseaux bleus et jaunes, Maram soupira : « On l’a échappé belle.

— La grâce du Dragon, vraiment ! » ricana Kane en regardant Atara qui avançait en silence. Se tournant sur sa selle, il contempla Nubur derrière lui. « J’aimerais bien y retourner en douce cette nuit et tirer ces deux voleurs de leur lit avec un peu de ma clémence. Combien d’autres voyageurs croyez-vous qu’ils aient rançonnés avec leur petit jeu, hein ?

— Leur petit jeu aurait pu nous faire tuer sans l’habileté de Liljana, et sa duplicité », fit remarquer Maram.

Liljana fut à la fois ravie et blessée par ces paroles. Dévisageant Maram, elle répliqua avec mauvaise humeur : « Je n’ai rien dit à ce cordonnier avide qui ne soit pas vrai.

— Ah, parce que c’est vrai ? Vous voulez vraiment aller accueillir Morjin sur cette route ? »

Les rides dures qui sillonnaient le visage de Liljana laissaient entendre qu’elle mourait effectivement d’envie d’accueillir Morjin et de libérer toute la rage qui l’habitait à travers la lentille de sa gelstei bleue. Tout comme Atara aimerait l’accueillir avec des flèches et moi lui offrir la bénédiction de mon épée.

« Une chose paraît claire, dit Liljana, on ne peut pas se promener dans ce pays en disant à tout le monde qu’on cherche le Puits de la Régénération. Ça, c’est vraiment une erreur.

— J’ai bien peur qu’on ne puisse pas non plus dire à qui que ce soit que nous cherchons le Dragon Rouge, ajouta maître Juwain. Je ne voudrais pas que les Kallimuns apprennent que huit pèlerins ont posé des questions sur lui.

— Peut-être, fit remarquer Maram en se grattant la barbe, qu’il est trop dangereux d’essayer de passer pour des pèlerins. Je crois qu’il nous faut une nouvelle couverture.

— Et laquelle ? »

Tandis que nous trottions sur la route à travers un mur d’air humide et chaud, Maram leva les yeux vers une alouette qui chantait sa douce mélodie perchée sur une branche de teck. Il sourit et dit : « J’ai une idée. »

Plus tard dans la journée, nous atteignîmes une ville appelée Sumru et nous y passâmes la nuit en campant dans un bois des environs. Avant l’aube, alors qu’il faisait encore presque noir et que l’air était plein de moustiques vrombissants, nous nous levâmes et nous dirigeâmes vers l’ouest sur une route étroite qui s’éloignait de Sumru en passant par la forêt. Nous espérions que les grands tecks et les épais sous-bois nous dissimuleraient aux yeux de nos ennemis, si toutefois certains avaient été chargés de nous surveiller. Après avoir chevauché quelques heures rapidement, nous débouchâmes sur une région plus peuplée et nous obliquâmes vers le nord-ouest sur une petite route de terre qui nous amena à une ville appelée Ramlan. Là, avec l’argent qu’il nous restait, nous allâmes d’une boutique à l’autre pour faire quelques achats : des rouleaux de tissu brillant et des échantillons de cuir coloré ; des herbes, du papier et de l’encre ; de la peinture de plusieurs couleurs et des pinceaux grands et petits ; une grosse charrette qui nécessiterait deux chevaux pour la tirer et un chargement de planches en bois sec pour la remplir. Et d’autres choses encore. Kane se rendit chez un fabricant d’épées et commanda des couteaux qui devaient correspondre à des spécifications bien particulières. À l’un des forgerons de Ramlan, Hartu le Marteau, comme on l’appelait, il commanda également des chaînes et un baril de clous. Nous dûmes attendre le reste de la journée et la moitié du lendemain qu’Hartu finisse de forger les clous dans de longues bandes de fer chauffé au rouge. Quand il eut achevé cette tâche, échauffé et en sueur, il donna le baril à Kane et essaya de dissiper son malaise vis-à-vis de lui, et de nous, en disant : « Je n’ai pas forgé autant de clous depuis que lord Mansarian est passé par ici il y a cinq ans afin de punir les déviants entre ici et Yor. Vous n’avez pas dit ce que vous vouliez faire de tout ce fer ; j’imagine que les clous sont trop petits pour crucifier qui que ce soit, même des enfants – ha, ha ! »

Je n’aimais pas son rire nerveux, ni la façon dont il regardait Daj et Estrella. Je n’aimais pas non plus la façon dont les gens de Ramlan nous regardaient avec l’air de se demander pourquoi des pèlerins avaient quitté la route de Senta pour errer dans la campagne. Je fus bien content d’aider à attacher deux des chevaux de bât à la charrette et de quitter Ramlan pour m’enfoncer davantage dans le Haraland.

Nous passâmes le reste de la journée à circuler sur des routes en terre en nous dirigeant tantôt à gauche, tantôt à droite, tantôt vers le nord, tantôt vers le sud, afin de dépister quiconque remarquerait notre passage et voudrait nous dénoncer. À la tombée de la nuit, nous pénétrâmes dans un grand bois et découvrîmes une sorte de vieille piste menant au cœur de la forêt. Elle semblait correspondre parfaitement à nos besoins. Tandis que Kane surveillait nos arrières, je partis devant à la recherche de traces de pas ou d’autres signes d’habitation mais, apparemment, personne n’avait utilisé ce chemin depuis longtemps. Finalement, nous débouchâmes sur une clairière. Le tas de pierres au centre ressemblait à une petite maison effondrée depuis des siècles. Kane voulait se mettre immédiatement au travail, mais nous occupâmes les dernières lueurs du jour à installer le camp.

Le lendemain, cependant, Kane se leva à l’aube et commença à enfoncer des clous dans des planches en bois à grand bruit ce qui réveilla tout le monde. Avec Daj et Maram, je l’aidai à ériger une sorte de petite cabane sur le plateau de la charrette. Pendant que nous transpirions dans l’air humide du matin, Liljana sortit des ciseaux, une aiguille et du fil pour tailler et coudre les rouleaux de tissu ensemble. Atara l’aida, ce qui me surprit parce que je ne lui connaissais pas ces talents. « J’ai été princesse autrefois, expliqua-t-elle, et mon père a exigé que j’apprenne les ouvrages de dames pour pouvoir faire un bon mariage et lui donner des petits-enfants. »

Estrella, qui avait peu de talent pour la couture, joua de la flûte pour accompagner notre travail en musique. Alphanderry fit son apparition et interpréta avec elle une chanson paillarde dont le rythme paraissait calculé pour souligner les coups de marteau de Kane. Plus tard dans la journée, quand vint l’heure de décorer notre charrette transformée en roulotte, tandis qu’Alphanderry continuait à nous distraire, Estrella prit un petit pinceau. Elle se révéla extrêmement douée pour peindre à l’aide de couleurs vives des oiseaux, des fleurs et d’autres éléments de décoration, mais elle fut incapable de nous dire d’où elle tenait ce talent. Alphanderry, bien sûr, ne pouvait tenir ni pinceau ni rien d’autre dans sa main. Mais jour après jour, il paraissait de plus en plus concret comme si, d’une manière ou d’une autre, il se réhabituait au monde. Il donna des idées de dessins à Estrella ainsi qu’à Kane et à Maram qui aidaient également à peindre. Le plaisir que prenait Estrella à donner vie à un astor doré, à un soleil levant et à un grand panneau bleu foncé plein d’étoiles me réjouissait. Cependant, je dus l’empêcher de dessiner un grand cygne d’argent. Quand elle découvrit que son enthousiasme l’avait entraînée à commettre une erreur qui aurait pu nous trahir, sans perdre de temps à faire son autocritique, elle prit son pinceau et transforma rapidement le cygne en un cheval ailé. Il rejoignit d’autres figures animales dont certaines étaient fantastiques et d’autres pas : des dauphins en train de plonger et une chimère, un aigle en plein vol, un serpent à deux têtes et un gros ours bleu. Liljana suggéra de peindre un dragon sur l’un des panneaux rouges, mais nous pensâmes que les Hespéruks pourraient s’offusquer d’un dragon doré ou vert. Personne parmi nous ne voulait voir un dragon rouge profaner notre maisonnette à la décoration extravagante et magnifique. Kane, cependant, fit remarquer d’un air narquois qu’on pourrait toujours en peindre un rouge sur fond rouge. Ainsi, on pourrait dire aux curieux que le grand Dragon Rouge était toujours présent dans notre maison, invisible, comme dans le cœur des hommes.

Il nous fallut quatre jours pour achever nos préparatifs. Quand nous fûmes prêts à repartir, je contemplai la charrette et admirai les minutieux détails avec lesquels Estrella avait représenté un luth, un jeu de tarots et la silhouette d’un homme costumé jonglant avec sept balles de couleurs vives. Je souris en voyant à quel point cet homme ressemblait à Kane. La ressemblance fut encore plus frappante quand Liljana apporta l’un des costumes qu’elle avait cousus et pria Kane de l’enfiler, ce qu’il fit avec moult grognements et jurons. Ensuite, elle lui donna sept balles en cuir qu’elle avait remplies de riz et recousues. Leurs couleurs allaient du rouge sang au violet éclatant, comme un arc-en-ciel.

Alors que nous étions tous autour de lui à regarder, Kane lança les balles en l’air l’une après l’autre et avec des mouvements de main vifs comme l’éclair leur fit décrire un demi-cercle qui ressemblait à un arc-en-ciel. À ce moment-là, je compris que l’idée de Maram pourrait peut-être marcher : Kane serait certainement notre jongleur (et au besoin notre hercule, notre magicien et notre joueur de luth.) Atara, qui avait sorti une boule transparente et brillante que nous avions achetée à un souffleur de verre de Ramlan, dirait la bonne aventure. Maître Juwain interpréterait les horoscopes et les tarots et Liljana se ferait passer pour une spécialiste en potions avec Daj pour assistant. Je me mis à m’entrainer sur une longue flûte également achetée à Ramlan avec l’intention de jouer avec Estrella qui adorait celle que je lui avais donnée à Ishka plus d’un an auparavant. Nous accompagnerions tous les deux Alphanderry, notre ménestrel. Comme Estrella avait des yeux, des mains et des gestes extrêmement expressifs, elle pourrait aussi jouer le rôle de mime. Quant à Maram, bien sûr, ce serait notre bouffon.

« Nous n’avons pas besoin de nous produire vraiment, nous dit-il quand Liljana l’eut aidé à enfiler son costume de pitre. En fait, je suis persuadé qu’il vaudrait mieux que nous ne le fassions pas. Mais au moins, on devrait pouvoir se déplacer librement, les gens ne sont-ils pas toujours heureux d’accueillir une troupe ambulante ? »

Bien sûr, les troupes de comédiens de ce genre allaient d’un pays à l’autre depuis des milliers d’années. Ils ne se sentaient d’aucun royaume, aucun royaume ne leur demandait de choisir leur camp, et on osait rarement les taxer.

« Ces Hespéruks sont des gens sinistres, mais au moins, ils n’ont pas encore déclaré les divertissements hors la loi. »

Cependant, Daj qui était né dans le Haraland, s’éleva contre cette affirmation : « Mon peuple n’est pas sinistre. Dans la maison de mon père, il y avait toujours du vin et des chansons. Personne n’avait peur de rire. Une fois, quand j’étais très petit, mon père nous a emmenés voir une troupe qui venait du sud. Il y avait un funambule et un cracheur de feu. Je ne me rappelle pas leurs noms. »

Maram leva la main pour faire tinter l’un des grelots qui pendaient à son bonnet jaune et bleu. « Eh bien, dit-il, j’espère que les gens oublieront aussi facilement nos noms à nous. Mais nous, nous ne devons pas les oublier, alors répétons-les encore une fois. »

Je ne serais plus Mirustral et certainement pas Valashu Elahad. Maram hocha la tête dans ma direction et m’appela Arajun et Atara Kalinda. Liljana avait choisi comme nouveau nom mère Magda tandis que maître Juwain serait Tédorik et Daj Jaiyu. Kane s’était transformé en Taras et Estrella en Mira. Alphanderry chanterait sous le nom de Thierraval. Et Maram était devenu Garath le Bouffon.

Nous quittâmes les bois comme nous y étions entrés et nous engageâmes sur l’une des petites routes de campagne du Haraland. Bien que n’ayant aucune destination particulière, nous ressentions la nécessité d’achever notre quête le plus rapidement possible. Cependant, limités par la vitesse de la lourde roulotte, nous avancions lentement. Ses énormes roues ferrées laissaient de profonds sillons dans les routes meubles et de temps à autre s’enlisaient dans la boue. Finalement, je décidai d’atteler Altaru à la charrette. Il détesta ce travail nouveau et épuisant et me regarda comme si je l’avais trahi. Mais il était plus fort que n’importe quel cheval de trait et il leur ressemblait un peu, ce qui, pensais-je, pourrait s’avérer utile si quelqu’un s’avisait de nous interroger de trop près.

Pendant les cinq jours suivants, nous errâmes de ville en ville en demandant aux gens s’ils avaient déjà entendu parler d’un endroit appelé Jhamrul. Mais personne ne connaissait. Nous guettions également les histoires de guérisseurs et de guérisons étranges. Nous allâmes jusqu’au cœur du Haraland, vers l’est et le sud. À l’approche de la rivière Iona qui descendait des montagnes pour se jeter dans le grand fleuve Ayo, le sol se fît parfaitement plat. Les Haralanders y cultivaient peu de blé, mais beaucoup de millet, de maïs, de haricots et une racine orange douceâtre appelée igname. Les différents villages et villes – Urun, Skah, Malku et Nirrun - sentaient la cannelle et le chocolat que les Haralanders broyaient avec d’autres épices pour faire une sorte de sauce destinée au poulet, à l’agneau et au porc, et à d’étranges viandes telles que le squaj et le kresh tirées des lézards géants qui infestaient les cours d’eau d’Hespéru. Au début, nous eûmes pour seuls ennuis des routes inondées par des pluies torrentielles et des gens qui nous demandaient avec insistance de monter notre camp et de donner un spectacle. Et soudain, à cinq milles de Nirrun, nous tombâmes nez à nez avec une compagnie de soldats qui remontaient la route en provenance du sud.

Ils étaient au nombre de quatorze, vêtus d’une lourde armure d’écaillés et montés sur des chevaux épuisés. Leur capitaine, un homme au visage long appelé Riquis, attendit avec impatience pendant que nous manœuvrions la charrette pour la mettre dans un champ de haricots sur le bas-côté de la route. Le sol était mou en raison des pluies récentes et les grandes roues s’embourbèrent immédiatement. Bien sûr, il aurait été plus facile aux soldats de nous contourner, mais cela ne se passait pas comme ça en Hespéru.

Le sergent de Riquis, un homme robuste portant une barbe noire épaisse qui dépassait du col de son armure, nous observait avec un intérêt croissant. Ses yeux pleins de convoitise s’accrochaient comme des hameçons à Altaru et à Flamme. Il dit à Riquis : « Monseigneur, regardez ces chevaux ! Je n’en ai jamais vu de plus beaux !

— C’est vrai qu’ils sont beaux, renchérit Riquis en posant un regard calculateur sur Altaru. Comment une bande de comédiens a-t-elle pu se procurer de telles bêtes ? »

Debout dans la boue à côté d’Altaru, je lui caressai le cou de la main. « Un cadeau, monseigneur, répondis-je à Riquis, offert par le seigneur d’un lointain pays. »

Je ne lui dis pas que ce seigneur était le duc Gorador de Daksh.

« Il a dû drôlement apprécier votre spectacle pour vous faire un tel présent », fit remarquer Riquis.

Essayant de ne pas le regarder dans les yeux, je lui dis : « Nous ne sommes que de pauvres comédiens et nous faisons ce que nous pouvons. »

Riquis hocha la tête devant ce qu’il prit pour de la modestie. C’est alors que son sergent lui suggéra : « Pourquoi ne pas constater par nous-mêmes ce qu’ils peuvent effectivement faire ? Ça fait six mois que je n’ai pas vu de spectacle.

— Ça me plairait bien, répondit Riquis. Malheureusement, nous n’avons pas le temps. »

Il ne révéla pas ce qu’il avait à faire, mais je compris que sa compagnie avait été priée de se rendre à Avrian, à quelque quarante milles au nord de la rivière Iona. Comme nous l’avions appris à Senta, après deux mois d’un siège épouvantable, le roi Arsu avait fini par s’emparer de la ville.

« On dit qu’ils ont crucifié mille hommes, nous raconta Riquis. Le roi Angand est venu de Sunguru rejoindre le roi Arsu pour assister à la destruction d’Avrian. Si vous souhaitez vraiment un public connaisseur, vous devriez jouer pour le roi. C’est un amateur d’art et de divertissements, à ce qu’on dit.

— Peut-être aurons-nous un jour cette chance », répondis-je.

Revenant à l’affaire qui avait retenu son attention au départ, le sergent déclara : « Si nous n’avons pas le temps d’assister à un spectacle, réquisitionnons ces chevaux et finissons-en, monseigneur. »

Ma main se figea sur le cou chaud et couvert de sueur d’Altaru. J’évaluai la distance, en pouces, qui me séparait du chariot où j’avais caché mon épée. J’évaluai l’épaisseur de l’armure des soldats ainsi que la longueur de leurs lances et le peu de maîtrise qu’ils semblaient avoir de ces armes. Je me dis que Kane, Maram et moi pourrions certainement tuer la plupart d’entre eux avant que les survivants ne perdent courage et s’enfuient.

« Seigneur Riquis, dis-je au sombre capitaine, ce cheval est un cadeau et ce serait malpoli de nous en séparer.

— Ce cheval, ajouta maître Juwain en montrant Altaru de la tête, est notre plus robuste. Nous aurions du mal à en trouver un autre capable de tirer un chariot aussi lourd.

— Et où vous a-t-on donné cette bête, devin ? » demanda Riquis.

Maître Juwain, qui détestait mentir encore plus que moi, répondit : « Ce cheval vient d’Anjo.

— Et où cela se trouve-t-il ?

— Ça se trouve dans les Montagnes du Levant.

— Et où sont ces montagnes ?

— Très loin, au nord-est, au-delà des Montagnes Blanches et des plaines du Wendrush.

— Oh, cracha Riquis, les Terres des Ténèbres. Où l’on dit que vivent les Valari. »

Ces mots parurent rester suspendus dans l’air le tintement d’une cloche. Serrant la crinière d’Altaru entre mes doigts, je m’efforçais de ne pas le regarder.

« Et vous avez joué pour les Valari, alors ? demanda Riquis. Cheval ou pas, vous voilà bien loin de ces démons.

Puis il cita un passage du Livre Noir :

« Tous ceux qui suivent le Chemin du Dragon, et le suivent sincèrement, appartiennent au monde de la lumière et emprunteront le chemin des anges. Tous ceux qui ne le font pas appartiennent au monde des Ténèbres et seront détruits. »

Liljana, qui avait la langue aussi acérée que l’acier de Godhran et savait s’en servir pour tailler en pièces les arguments des autres, dit à Riquis : « Mais le Chemin du Dragon est certainement ouvert à tout le monde, même aux Valari.

— Certainement, répondit Riquis. Mais il y a longtemps, à l’origine des temps, les Valari se sont détournés de la Lumière. Volontairement. Leur esprit a été corrompu et ils se sont transformés en démons.

— Ils ne nous ont pas tous paru aussi mauvais quand nous avons traversé leur royaume.

— Mais n’est-ce pas le cas des démons les plus malins ? Ce qui est odieux paraît souvent justifié et les Ténèbres les plus sombres passent pour de la Lumière. »

Liljana entoura de son bras Daj qui se trouvait à côté d’elle et dit : « Mais quel enfant naît dans l’obscurité ? Et n’est-ce pas notre devoir à tous d’apporter aux déviants la…

— Ne pleurez pas pour les créatures des démons, répliqua Riquis, elles sont nées dans les ténèbres et elles retourneront aux ténèbres. Elle arrive, mère… la Grande Croisade arrive. La Kariade, quand des forêts entières seront abattues pour fabriquer des croix pour le peuple valari. Bientôt, le roi Arsu guidera nos armées vers les Terres des Ténèbres, Eanna et le grand nord. D’un jour à l’autre, dit-on, le roi sera de retour à Khévaju avec le roi Angand et, à ce moment-là, nous aurons besoin de tous les hommes et de toutes les montures de qualité que nous pourrons trouver. »

Cette nouvelle nous donnait une bonne raison de reconsidérer notre itinéraire car, petit à petit, nous nous étions rapprochés de la rivière Iona qu’il nous fallait désormais éviter coûte que coûte.

Riquis respira profondément l’air humide et chaud et regarda fixement Liljana. Puis à ma grande surprise, il déclara : « Mais nous aurons aussi besoin de comédiens de qualité pour soutenir le moral de nos soldats. Alors gardez vos chevaux, mère. Peut-être qu’un jour vous retournerez dans les Terres des Ténèbres pour jouer devant notre compagnie, quand nous aurons dressé haut l’étendard du Dragon sur les tombes des Valari. »

Maram n’avait-il pas dit que les gens étaient toujours heureux d’accueillir une troupe ambulante ?

Liljana remercia Riquis de sa bonté et lui offrit ainsi qu’à son sergent un philtre d’amour susceptible, prétendit-elle, de les aider à ouvrir leur cœur et à brandir haut leurs lances quand ils arriveraient à Avrian. Après cela, Riquis et ses hommes s’en allèrent rapidement, et nous aussi. Nous prîmes vers l’est et le sud dans le paysage fumant, loin d’Avrian et de la route que l’armée du roi Arsu emprunterait bientôt le long de la rivière Iona. Dans les villages et les petites fermes, nous continuions à poser des questions sur Jhamrul. Pensant que nous éveillerions trop de soupçons en demandant directement si quelqu’un avait entendu parler de guérisons miraculeuses, nous parlions de notre désir qu’Atara recouvre la vue dans l’espoir que quelqu’un fournirait spontanément des informations susceptibles de nous aider. Mais quand nous abordions ce sujet, nombreux étaient les Haralanders qui nous dévisageaient dans un silence glacial. Et une femme, une grand-mère aux cheveux argentés, avoua qu’elle connaissait un merveilleux guérisseur près de Sagarun, un jeune homme qui avait été emmené par les Kallimuns et qu’on n’avait jamais revu. Mais, ajouta-t-elle, personne n’avait jamais dit de lui qu’il guérissait les aveugles.

Plus nous passions de jours et d’heures dans ce royaume horrible, plus la probabilité de trouver Jhamrul diminuait et plus la probabilité d’être découverts, arrêtés et torturés augmentait. La torture semblait être le destin de tous ceux qui vivaient là, car non seulement le Chemin du Dragon faisait un usage cruel des corps et des biens, mais il corrompait les esprits et les marquait au fer rouge.

Alors que nous conduisions notre roulotte peinte sur les routes boueuses et dans de pauvres villes aux maisons en pisé, nous croisâmes des hommes et des femmes portant des pancartes proclamant leurs erreurs. Nous apprîmes à « lire » les divers symboles marqués au fer rouge sur leurs joues et leurs fronts : généralement, une étoile représentait un petit acte de rébellion envers quelque seigneur ou maître tandis qu’un œil à l’intérieur d’un triangle traduisait l’orgueil démesuré d’un déviant ayant brigué un poste auquel il n’avait pas droit. Le vol, bien sûr, était habituellement puni par l’amputation, mais les chapardages sans gravité et la convoitise ne méritaient rien de plus qu’un dessin de main refermée marqué au fer rouge dans la chair. De la même manière, d’autres symboles correspondaient à d’autres crimes.

On aurait pu penser que les Haralanders, honteux, essaieraient de cacher ces mutilations. Mais ils avaient l’esprit si déformé que nombreux étaient ceux qui arboraient leurs cicatrices ouvertement et même fièrement : dans le village de Dakai, je vis un balayeur de rues qui se promenait nu, à l’exception d’un pagne, et exhibait avec orgueil une étoile, un triangle, une cloche, une main, un cercle, un papillon et d’autres signes tatoués sur toute la surface de son torse brun et luisant, de ses bras et de ses jambes. C’était comme s’il se servait de ses cicatrices pour crier à tout le monde : « Vous voyez tout ce que j’ai souffert en m’efforçant d’emprunter le Chemin du Dragon ? Vous voyez tout ce que j’ai sacrifié dans la douleur afin que d’autres tirent la leçon de mes erreurs ? » Je fus effaré d’apprendre qu’on attendait des déviants condamnés à être marqués qu’ils s’infligent eux-mêmes cette atrocité, et que beaucoup le faisaient réellement. Ils semblaient graver au cœur même de leurs fibres nerveuses l’obligation de n’exister que pour accomplir la volonté du Dragon Rouge.

Cependant, cela faisait de nombreux jours que nous parcourions le Haraland quand nous tombâmes sur notre première crucifixion. Sur la grand-place de la ville de Yosun, un homme mince avait été accroché sur une croix en bois afin que tout le monde puisse le voir. Ce jour-là, je conduisais la roulotte. M’arrêtant sur le sol en terre battue taché de sang, je descendis et me joignis à la foule rassemblée autour de la croix. Quatre soldats revêtus d’une armure d’écaillés et armés de lances empêchaient les habitants d’approcher le crucifié de trop près. Je vis que ses mains et ses pieds étaient traversés par de grosses pointes en fer et que ses jambes tremblantes ne paraissaient plus capables de repousser la plate-forme sur laquelle il était cloué. Il suffoquait. Après deux jours passés sous le soleil ardent de l’Haraland, son corps nu était presque noir. Ses yeux sombres regardaient dans le vide et je compris que la mort était proche.

Même si c’était difficile à dire à cause de son visage tordu par la déshydratation et la douleur, je pense qu’il devait avoir mon âge. À une femme qui se tenait près de moi, je demandai : « Quelle erreur a-t-il commis ?

— Il a tué son frère, me dit-elle.

— Tué son frère ! » m’écriai-je. Peu de crimes à mes yeux étaient pires que celui-là.

Mais l’histoire n’était pas aussi simple que cela. Un charron qui connaissait le jeune homme dont le nom était Tristan me raconta que le frère de ce dernier, Alok, s’était emporté et avait frappé Ra Sadun, le Prêtre Rouge local. Apparemment, ce dernier avait appris qu’un troisième frère, âgé de six ans seulement, se comportait de manière provocante, et il était venu chercher l’enfant chez Tristan et Alok pour le faire éduquer à l’école des Kallimuns. Comme disent les prêtres : « Donnez-nous l’enfant, nous vous donnerons l’homme. »

Mais Alok avait refusé de laisser partir son plus jeune frère. Peut-être craignait-il que les Prêtres Rouges ne le castrent comme ils le faisaient souvent avec les jeunes garçons afin qu’ils puissent chanter plus admirablement les louanges d’Angra Mainyu et de Morjin. Peut-être redoutait-il des choses bien pires encore. De toute évidence, il n’avait pas cru Ra Sadun quand celui-ci lui avait expliqué que l’enlèvement de son petit frère était une chance, que c’était la seule façon de sauver l’enfant. Alors il avait asséné un coup de poing sur le nez de Ra Sadun et l’avait fait saigner. Quand le Prêtre était parti chercher les soldats, Tristan avait pris un couteau à découper et avait tué Alok en prétendant que le déshonneur que son frère avait infligé à leur famille lui était trop insupportable. Le sang d’Alok, dit-il à tout le monde, laverait cette honte. Mais de nombreux habitants de Yosun pensaient que Tristan avait poignardé Alok pour lui épargner le terrible châtiment de la crucifixion. C’est probablement ce que Ra Sadun dut penser lui aussi car il ordonna aux soldats de s’emparer de Tristan et de le crucifier à la place de son frère.

« Il ne faut pas tromper le Dragon », me dit le charron. C’était un vieil homme à barbe blanche dont les mains semblaient aussi dures que les rayons en bois qu’il fabriquait. Il en agita un en direction de Tristan accroché sur la croix dominant la place. « Mais si vous voulez mon avis, Tristan a bien tué Alok pour l’honneur. Il aimait son frère, c’est vrai, mais je pense qu’il aimait encore plus l’honneur de sa famille. Et qui supporterait que quelqu’un qui a frappé un prêtre reste en vie ? »

Bien sûr, les crimes d’honneur étaient une vieille tradition du Haraland. Des nobles se battaient en duel pour des insultes réelles ou imaginaires ; des hommes assassinaient ceux qui avaient osé regarder leur femme d’un air lascif ; des frères tuaient leurs propres sœurs coupables d’adultère ou d’autres comportements sensuels ridiculisant le mariage et apportant la honte sur la famille.

Le charron regarda le mourant d’un œil d’où s’écoulait un liquide blanchâtre. « Il fut un temps, ajouta-t-il, où les Prêtres Rouges l’auraient félicité pour ce qu’il a fait. Aujourd’hui, ils le mettent sur une croix. »

D’après ce que je comprenais, tout l’esprit du Chemin du Dragon reposait sur l’idée que les gens étaient censés deviner la volonté de Morjin, se l’approprier et la mettre en œuvre dans leur cœur et dans leurs actes. Cependant, cette volonté pouvait se révéler difficile à appréhender parce qu’elle changeait tout le temps.

« Je crois que c’est Arch Uttam », m’expliqua le charron. Ce n’était pas la première fois que j’entendais le nom du Grand Prêtre d’Hespéru. « On dit que les Kallimuns ne toléreront plus aucun crime d’honneur. Moi je dis que c’est très bien, tout l’honneur revient à Morjin. Et qui a le droit de défendre son propre honneur contre l’intérêt supérieur du royaume ? Mais quelquefois c’est difficile de savoir vraiment quel est cet intérêt. Je ne comprends pas pourquoi les prêtres ne rendent pas les choses plus claires. Je ne comprends pas pourquoi le roi Arsu ne les oblige pas à rendre les choses plus claires. C’est à devenir fou. Je ne me plains pas, bien sûr, mais j’aimerais bien pouvoir passer une journée sans m’inquiéter de commettre une erreur sans même savoir que c’est une erreur. Je suppose qu’Arch Uttam souhaite simplement rétablir l’ordre dans le Haraland, comme tout le monde. On dit que lord Morjin viendra bientôt en visite ici, et il ne serait pas convenable qu’il y voie des hommes en train d’assassiner leurs propres frères. »

J’étais étonné que le charron ne porte aucune marque de fer sur les parties visibles de son corps car il me semblait que sa liberté de parole aurait dû depuis longtemps l’amener à commettre une Erreur Majeure. Profitant de sa volubilité, je lui demandai s’il connaissait un endroit appelé Jhamrul, mais il n’en avait jamais entendu parler. Quand j’abordai le sujet des guérisons miraculeuses, avec autant d’habileté que possible, il parut se rappeler qu’il était en train de parler à un comédien inconnu assistant à une crucifixion sur une place publique et non en train de bavarder chez lui autour d’une chope de bière. Et il me donna une réponse dont je commençais à me lasser : « On dit que la seule véritable régénération repose entre les mains du Maîtreya. Mais, bien sûr, je ne sais pas si lord Morjin lui-même pourrait guérir le pauvre Tristan maintenant. »

En réalité, rien ni personne ne pouvait plus le guérir, car sa tête s’affaissa brusquement sur sa poitrine, ses forces l’abandonnèrent et il mourut. À ce moment-là, je sentis s’ouvrir en moi une sorte de trou dans lequel s’engouffra un vent violent et glacial. Une pensée horrible me traversa l’esprit : et si Tristan était celui que nous cherchions et que nous soyons arrivés trop tard ? Mais, me demandai-je, comment cela serait-il possible ? Tristan était un meurtrier, comme moi.

Après cela, ils descendirent le corps pour l’enterrement et nous nous préparâmes à partir. Mais le charron qui connaissait la mère de Tristan me supplia de donner un spectacle pour tenter de réconforter la pauvre femme. Je ne pensais pas qu’à cet instant il y eût quoi que ce soit au monde susceptible de l’aider, car elle sanglotait sans pouvoir s’arrêter, penchée sur le corps de son enfant qu’elle enveloppait dans un drap blanc. Elle me rappelait ma propre mère, non pas physiquement, car elle était petite et robuste, mais par la profondeur de l’amour qui émanait d’elle.

Finalement, j’accédai à la demande du charron tout en doutant fortement que quelqu’un dans la ville ait envie de voir un spectacle ce jour-là. Mais les habitants de Yosun me surprirent. En fin d’après-midi, après l’enterrement, mes amis et moi enfilâmes nos costumes et nous installâmes sur la grand-place. Il y avait plus de spectateurs que pour la crucifixion. C’était comme s’ils désiraient une chanson, une histoire ou un spectacle pour chasser l’image du crucifié de leur esprit. Sa mère, qui s’appelait Uja, se tenait tout près du cercle que nous avions délimité avec une corde peinte. Cela semblait presque sacrilège de jouer sur un sol encore taché du sang de Tristan.

Nous jouâmes cependant. Kane sortit ses balles colorées et les lança très haut dans l’espace. Quand il eut fini de jongler, il ôta sa chemise et se tint à demi-nu devant la foule. Les proportions de ses membres et de son corps étaient si parfaites qu’on ne voyait pas au premier coup d’œil à quel point il était grand. À présent, il faisait étalage de sa force colossale devant tout le monde. Saisissant une chaîne en fer, il invita le charron et plusieurs autres hommes parmi les spectateurs à tester sa résistance et à l’entourer autour de son torse puissant en serrant bien. Puis il prit rapidement une profonde inspiration, sa poitrine se gonfla comme un soufflet et la chaîne se rompit avec un bruit sec et métallique pour le plus grand bonheur de la foule.

Ensuite, ce fut le tour de Maram qui fit le clown en feignant d’essayer de briser la même chaîne avec des mouvements de son ventre. Comme cela ne marchait pas, il abandonna pour lorgner les plus belles femmes de Yosun. Quand les pères et les frères commencèrent à s’inquiéter de ces attentions, Maram parut se souvenir qu’il devait se maîtriser et s’entoura les hanches avec la chaîne pour ne pas l’oublier. Cependant, quelques instants plus tard, il retomba dans la luxure et, une expression concupiscente sur le visage, avança vers la foule en donnant des coups de reins avant de s’arrêter juste à temps en tirant brusquement sur la chaîne. Je trouvais ce jeu trop cru pour les austères Haralanders et je craignais que l’un des hommes ne dégaine une épée pour le décapiter, ou pire. Mais une fois de plus, les habitants de la ville me surprirent en riant de bon cœur aux bouffonneries de Maram. Il y avait quelque chose de curieux, pensai-je, dans la manière dont un clown pouvait exploiter les obsessions et les peurs des gens et tenir impunément des propos que personne d’autre ne pouvait se permettre.

À la fin du spectacle, alors qu’Estrella et moi prenions notre flûte et Kane son luth, Liljana ouvrit la porte décorée de notre roulotte pour permettre à Alphanderry de faire une mystérieuse apparition. Maram annonça que Thierraval était trop timide pour se mêler à la foule, mais qu’il avait accepté de chanter pour tout le monde. L’unique chanson qu’Alphanderry interpréta était triste et cependant vibrante d’espoir, et nombre d’hommes, de femmes et d’enfants versèrent des larmes. Quand Alphanderry eut fini et regagné l’intérieur de la roulotte, alors qu’Atara commençait à dire la bonne aventure et Liljana à vendre ses potions, la mère de Tristan s’approcha pour nous remercier. Elle essaya de nous donner quelques pièces pour nous payer de nos efforts, mais je lui dis de les garder pour faire brûler des cierges pour ses fils. Cependant, d’autres spectateurs firent tomber de nombreuses pièces de cuivre et même quelques pièces d’argent dans le bonnet de bouffon de Maram. Ils nous souhaitèrent bon voyage et demandèrent quand nous reviendrions.

Quand Maram soupesa les pièces qui tintaient dans son bonnet, il me regarda et dit : « Nous n’avons peut-être pas réussi en tant que princes, mais nous avons peut-être un avenir comme comédiens. »

Les jours suivants, quand Yosun fut à des milles derrière nous, nous donnâmes d’autres représentations dans d’autres villes. Liljana affirmait que nous avions besoin de l’argent, sinon pour remplir notre bourse vidée de son or à Nubur et à Ramlan, du moins pour compléter nos réserves en baisse. Mais nous avions aussi des motivations plus profondes. Nous jouions pour donner du courage aux Haralanders pratiquement réduits en esclavage et, plus encore, pour nous encourager nous-mêmes. C’était comme si nous avions besoin de savoir qu’il restait une petite partie du monde que nous pouvions encore contrôler et embellir.

La croix supportant Tristan ne fut que la première des nombreuses que nous rencontrâmes. Jamais nous ne réussîmes à nous habituer à leur vue. Le gaspillage cruel de tant de vies atteignait profondément quelque chose de sacré en chacun de nous, mais c’était Estrella qui était la plus affectée. Elle avait beau avoir supporté les tourments du Désert Rouge et des tas d’autres choses sans se plaindre, j’avais l’impression qu’elle ne pourrait pas continuer longtemps comme ça. Et puis un jour, sur une route pluvieuse, dans une forêt à proximité de Lachun, nous tombâmes sur une croix isolée. Le tout petit corps qu’elle supportait était celui d’un enfant. Impossible de déterminer son sexe, car le soleil avait noirci ses chairs boursouflées et les corbeaux, qui s’acharnaient sur lui depuis un bon moment, avaient pratiquement picoré le cadavre jusqu’à l’os. Nous ne trouvâmes personne dans les environs pour nous dire quelle avait bien pu être l’erreur de cet enfant. Quand nous eûmes détaché et enterré les restes, Estrella resta à sangloter au-dessus de la tombe, à sa manière étrange et silencieuse qui était bien pire que les pleurs des autres gens. Les Hespéruks disaient que la crucifixion était une grâce parce qu’elle donnait au condamné un temps presque infini pour faire son examen de conscience et corriger ses erreurs. La vraie grâce, pensai-je, aurait peut-être été qu’Estrella meure à Argattha, assez jeune pour que lui soit évitée la douleur qui lui transperçait le ventre à cet instant tel le couteau d’un tortionnaire. Je la sentais mobiliser toute sa volonté et tout son souffle pour lutter contre cette souffrance et, plus encore, pour repousser furieusement cette chose noire et cruelle qui lui rongeait le cœur depuis notre passage dans le Skadarak. Je pleurai avec elle car j’avais l’impression qu’en fin de compte, le mal triompherait toujours.

Le matin suivant, cependant, la pluie cessa et des rayons de soleil éclatants se faufilèrent entre les nuages. Estrella insista pour que nous prenions vers l’ouest, en direction de la rivière Iona. Elle était incapable de nous dire si la souffrance de la veille lui avait donné accès à quelque partie secrète de son être ou si elle se fiait simplement à son instinct. Mais elle nous mena directement à une ville pleine de fabricants d’épées et d’armuriers. C’est là qu’au cours d’une conversation apparemment fortuite, un forgeron nous apprit qu’il y avait un village pas très loin de là qui s’appelait Jhamrul.