Plonger dans les kaléidoscopes
On plonge dans cette chambre japonaise de miroirs ; on découvre les cloisons secrètes ; on goûte la lumière emprisonnée dans l’étouffant cylindre de carton. Théâtre d’ombres du mystère, coulisses nues du jeu de la lumière, parois de glace sombre. C’est là que le miracle se prépare, dans l’équivoque cruauté des images multipliées. Aux deux bouts du cylindre, pas grand-chose : d’un côté le petit œilleton niaisement évident du voyeur ; de l’autre, entre deux cercles opaques, les cristaux de couleur, verre peint d’un ton vif, atténué par le brouillard de la distance et l’idée de poussière. En bas le spectacle est tout plat, en haut le regard froid. Mais quelque chose se prépare entre les deux ; dans le caché, le sombre, le fermé, dans ce tube si lisse recouvert d’une mince couche de papier glacé, si anonyme, de mauvais goût souvent, avec des arabesques entrelacées.
On regarde. Dedans, les joyaux bleu canard, mauve ancien, orange lourd, se fractionnent dans une aqueuse fluidité. Palais des glaces de l’Orient, harem des banquises, cristal de neige du sultan. Voyage unique, chaque fois recommencé. Voyage de turquoise au bord des pierreries du Nord, voyage de grenade au large parfumé des golfes chauds. Des pays s’inventent, pays sans nom qu’aucune carte ne saurait retrouver. On tourne à peine le cylindre ; on est ailleurs, plus loin ; derrière soi, le pays chaud et froid se disloque déjà, avec un petit bruit douloureux de brisure.
Qu’importe ce qu’on abandonne. Quelques cristaux de verre peint se recommencent et inventent le pays nouveau. On attend une image, et c’est presque celle qui vient, mais jamais tout à fait. La petite différence fait tout le prix de ce voyage et son vertige, parfois presque son désespoir : on ne possédera jamais le pays des cristaux qui bougent. Cette mosaïque de ciel ne reviendra pas : vert angélique et rouge de velours théâtre, elle a la solennité géométrique des jardins du Louvre, et l’oppressante intimité d’une maison chinoise. Plafond, mur ou plancher, c’est bien une image de la terre, mais flottant dans l’apesanteur d’un espace éclaté. Il faut rester là, s’abîmer longuement – si l’on pose le cylindre, le geste le plus doux suffit à bouleverser le continent ; un souffle devient cyclone, le palais s’envole.
Dans une chambre noire le mystère réfléchit. Tout se perd et tout se confond, tout est léger, tout est fragile. On ne possède rien. Tout juste sans bouger quelques secondes de beauté, une patience ronde, sans désir. Un peu de bonheur sage passe ; on le retient entre le pouce et le majeur de ses deux mains. Il faut toucher à peine.