Une petite ville
Titre original : SMALL TOWN
Amazing, mai 1954.
L’air abattu, Verne Haskel monta les marches du perron, son pardessus traînant par terre derrière lui. Il était épuisé. Épuisé et découragé. Et ses pieds lui faisaient mal.
« Tiens ! s’exclama Madge comme il refermait la porte et enlevait manteau et chapeau. Tu rentres déjà ? »
Haskel laissa tomber son porte-documents et entreprit de défaire ses lacets. Il avait les épaules voûtées, la tête basse, les traits tirés et le teint grisâtre.
« Eh bien, dis quelque chose !
— Le dîner est prêt ?
— Non, le dîner n’est pas prêt. Qu’est-ce qui ne va pas cette fois ? Une nouvelle algarade avec Larson ? »
Haskel alla d’un pas lourd à la cuisine se confectionner un mélange de bicarbonate de soude et d’eau tiède. « Partons d’ici, dit-il enfin.
— Tu veux dire, déménager ?
— Oui, quittons Woodland. Allons à San Francisco, n’importe où. » Haskel avala son médicament ; ainsi affalé, sans force, contre l’évier tout propre, il paraissait bien plus que ses quarante ans. « Je ne me sens pas bien du tout. Je ferais peut-être mieux d’aller revoir le Dr. Bames. Ah, comme j’aimerais qu’on soit vendredi, pour être un peu tranquille demain !
— Que veux-tu manger ce soir ?
— Rien. Je ne sais pas. » Haskel secoua la tête avec lassitude. « Ça m’est égal. » Il se laissa tomber sur une chaise à la table de la cuisine. « Tout ce que je veux, c’est me reposer. Tu n’as qu’à ouvrir une boîte de ragoût. Ou de porc aux flageolets. Qu’importe.
— Je te propose d’aller chez Don’s. Le lundi, ils ont de l’aloyau.
— Non, j’ai assez vu de visages humains pour aujourd’hui.
— Je suppose que tu es trop fatigué pour me conduire chez Helen Grant ?
— La voiture est au garage. En panne, une fois de plus.
— Si tu en prenais mieux soin…
— Que veux-tu que je fasse ? Que je la mette sous cellophane ?
— Je te défends de me parler sur ce ton, Verne Haskel ! » Madge était rouge de colère. « Tu veux être obligé de préparer toi-même ton repas ? »
Haskel se leva péniblement et se traîna vers la porte de la cave. « À plus tard.
— Où vas-tu ?
— Je descends.
— Bon sang ! s’écria sauvagement Madge.
Encore ces trains ! Ces jouets ! Comment un homme de ton âge peut-il… »
Mais Haskel ne répondit rien. Il était déjà dans l’escalier à tâtonner dans l’obscurité pour trouver le commutateur.
Le sous-sol était frais et humide. Haskel décrocha sa casquette de mécanicien et la coiffa. Un enthousiasme nouveau accompagné d’un regain d’énergie s’empara de lui malgré sa fatigue. Il s’approcha impatiemment d’une grande table en contreplaqué.
Il y avait des voies de chemin de fer partout dans la pièce. Par terre, sous la benne à charbon, entre les tuyaux de la chaudière. Les voies convergeaient vers la table, où elles accédaient par l’intermédiaire de montées au degré d’élévation soigneusement calculé. La table proprement dite était jonchée de transformateurs, de signaux, d’aiguillages, tout un ensemble de dispositifs reliés par une forêt de fils. Et puis…
Et puis il y avait la ville.
Un modèle réduit de Woodland, scrupuleusement reproduite jusqu’au dernier arbre, la dernière maison, en passant par les boutiques, les immeubles, la moindre bouche d’incendie. Une ville miniature parfaitement exacte et ordonnée qui représentait des années de travail soigné puisque, aussi loin qu’il se souvînt, il s’y était toujours consacré. Déjà quand il était enfant, aussitôt rentré de l’école, il maniait les outils et la colle.
Haskel mit en marche le transformateur principal. Tout le long de la voie, des feux s’allumèrent.
Il donna ensuite du courant à la grosse locomotive Lionel, avec ses wagons de marchandises, et l’engin démarra sans heurt en glissant sur les rails ; puis il prit de la vitesse et se mua en un noir projectile de métal. Comme chaque fois, Verne retint son souffle. Il actionna un aiguillage et la locomotive descendit une portion de rails en pente avant de disparaître dans un tunnel et de quitter la table pour filer sous l’établi.
C’étaient ses trains, sa ville. Haskel se pencha sur les maisons et les rues en réduction, le cœur gonflé de fierté. C’était lui qui avait construit tout cela, la ville entière, de ses propres mains, centimètre par centimètre, et toujours en recherchant la perfection absolue. Il effleura le coin de Fred’s, l’épicier. Pas un détail n’y manquait. Les vitrines, les rayons, les affichettes, les comptoirs… tout y était. Et L’Hôtel du Centre ! Il en caressa le toit plat. Par une fenêtre, il voyait les canapés et les fauteuils du hall. Il y avait aussi Green’s, le drugstore, avec ses présentoirs de pansements pour cors et ses tourniquets chargés de magazines. Puis le garage automobile Frazier, pièces et main-d’œuvre, le restaurant Mexico City, et encore Sharpstein, Habillement, ou Chez Bob, Vins et spiritueux, et l’As, la salle de billard…
La totalité de la ville. Il la caressa amoureusement des deux mains. Il l’avait construite. Elle était à lui.
Le train ressortit comme une flèche de sous l’établi. Ses roues passèrent sur un aiguillage automatique et un pont à bascule s’abaissa docilement. Le train le traversa rapidement, suivi de ses wagons.
Haskel augmenta la puissance et le train prit encore de la vitesse. Un coup de sifflet strident et il amorça un virage serré à la sortie duquel il coupa en grinçant une voie transversale. Toujours plus vite ! Brusques, les mains de Haskel poussèrent à fond le levier de commande. Le train bondit en avant. Il négocia un nouveau virage en tanguant et tressautant. Le transformateur était maintenant à sa puissance maximale. Le train franchissait ponts et aiguillages à une allure telle qu’on ne distinguait plus ses éléments les uns des autres. Il s’engagea bientôt sous les gros tuyaux de la chaudière et disparut dans la benne à charbon avant de ressortir presque aussitôt de l’autre côté en se balançant follement.
Haskel le ralentit. Il haletait, la poitrine lui faisait mal. Il alla s’asseoir sur le tabouret de l’établi et alluma une cigarette d’une main tremblante.
Ce train et cette ville miniature lui procuraient une sensation étrange. C’était difficile à définir. Il avait toujours aimé les trains, les petites locomotives, les signaux lumineux, les gares, les tunnels. Depuis qu’à l’âge de six ou sept ans, il avait reçu son premier train. C’était son père qui le lui avait offert. Ce n’était qu’une locomotive unique qu’il fallait remonter manuellement, avec quelques rails. À neuf ans, il avait eu son premier vrai train électrique. À deux aiguillages.
Il l’avait progressivement agrandi au fil des ans, en ajoutant des rails, des locomotives, des aiguillages, des wagons, des signaux. Ainsi que des transformateurs plus puissants. Puis une ville avait commencé à se former autour.
Il l’avait construite avec beaucoup de soin, petit à petit. Tout d’abord était apparu, alors qu’il était encore au collège, un modèle réduit du dépôt de la Southern Pacific. Puis la station de taxi d’à côté, le café où les chauffeurs déjeunaient, la grand-rue… Et ainsi de suite. De plus en plus de maisons, d’immeubles, de magasins. C’était une ville complète qui poussait sous ses mains. Tous les après-midi après l’école, il se remettait à coller, découper, peindre et scier.
Aujourd’hui, elle était pratiquement terminée. Il ne manquait plus grand-chose. À quarante-trois ans, il était sur le point d’apporter la touche finale à sa ville.
Haskel fit le tour de la grande table en contre-plaqué, en tendant respectueusement les paumes au-dessus de son œuvre, effleurant un minuscule magasin par-ci, un fleuriste par-là… Le théâtre municipal. L’agence des télécommunications. Larson’s, Pompes et valves en tout genre.
Oui, même son propre lieu de travail. L’entreprise qui l’employait. Miniaturisée dans les moindres détails.
Haskel fronça les sourcils. Jim Larson… Vingt ans qu’il trimait chez lui, et pour quel résultat ? Pour voir les autres lui passer devant. Des jeunes. Les chouchous du patron. Des types serviles toujours d’accord avec Larson qui arboraient des cravates aux couleurs vives, des pantalons à pli bien marqué et de grands sourires idiots.
La haine et la détresse s’enflèrent en lui. Toute sa vie la ville de Woodland n’avait fait que l’exploiter. Il n’y avait jamais été heureux. Elle avait toujours été contre lui. Déjà Miss Murphy, au lycée… Sans parler des amicales d’étudiants, plus tard, à l’université. Puis les employés dans les grands magasins où on se donnait de grands airs, les voisins, les agents de police, les facteurs, les conducteurs d’autobus, les livreurs. Même sa femme. Oui, même Madge.
Il ne s’était jamais vraiment intégré ici, dans cette petite banlieue de San Francisco aisée, coûteuse, au fond de la péninsule, passée la ceinture de brume. Woodland sentait trop sa bourgeoisie cossue. Elle comptait trop de grosses villas avec pelouses impeccables, voitures pleines de chromes et chaises longues dans les jardins. Trop policée, trop bien tenue. Il en avait toujours été ainsi. Aussi loin que remonte sa mémoire. Oui, déjà à l’école. Puis au travail…
Larson. Vingt années de labeur dans les Pompes et valves en tout genre.
Les doigts de Haskel se refermèrent sur la toute petite bâtisse, modèle réduit de l’entreprise. Dans un accès de rage, il l’arracha au support et la jeta par terre avant de l’écraser à coups de talons jusqu’à réduire en bouillie le délicat assemblage de verre, de métal et de carton qui la composait.
Bon sang, il en tremblait de tous ses membres ! Le cœur battant, il contempla les conséquences de son geste. De curieuses émotions, d’étranges sentiments lui venaient. Des pensées qu’il n’avait encore jamais eues. Longtemps il observa le petit tas écrasé, près de son tuyau d’arrosage. Les ruines de ce qui avait été le modèle réduit de Larson’s.
Subitement il s’écarta et, comme en transe, regagna son établi devant lequel il se rassit avec raideur. Puis il attira à lui ses outils et ses matériaux et mit en marche la perceuse.
En quelques minutes, ses doigts agiles, experts, avaient formé un nouveau modèle réduit qu’il peignit et colla en assemblant soigneusement les différents petits éléments. Pour finir, il libella une minuscule enseigne et figura une pelouse au moyen d’une tache de peinture verte.
Cela fait, il transporta avec précaution la miniature sur la table et la fixa à son emplacement exact. L’endroit où s’était trouvé jusqu’alors l’entreprise Larson’s. Le bâtiment neuf dont la peinture était encore toute fraîche brillait sous l’ampoule du plafonnier.
FUNÉRARIUM
Haskel se frotta les mains, béat de satisfaction. Plus de Larson’s. Détruit. Oblitéré. Rayé de la carte. Sous ses yeux s’étendait un Woodland sans Pompes et valves en tout genre. À sa place, un funérarium.
Ses yeux brillaient. Ses lèvres tressaillaient sous l’effet du défoulement. Il s’en était débarrassé ! Un simple et bref mouvement de colère avait suffi : en une seconde tout était réglé, et avec quelle facilité !
Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ?
Un grand verre de bière fraîche à la main, Madge Haskel déclara : « Verne ne va pas bien. Ça m’a particulièrement sauté aux yeux hier soir, quand il est rentré du travail. »
Le Dr. Paul Tyler eut un grognement distrait. « Fortes tendances névrotiques. Complexe d’infériorité, attitude de retrait psychique, introversion.
— Mais cela va de mal en pis. Lui et ses maudits petits trains ! Bon sang, Paul ! Tu te rends compte qu’il y a une ville entière chez nous, en bas, dans la cave ? »
Cela éveilla la curiosité de Tyler. « Ah ? Je ne savais pas.
— Depuis que je le connais, il passe son temps au sous-sol. Cela dure depuis son enfance. Un adulte qui joue au train, tu t’imagines un peu ! C’est… écœurant. Tous les soirs c’est la même chose.
— Intéressant. » Tyler se frotta le menton. « Il y joue tous les soirs, selon un rituel immuable ?
— Tous les soirs. Hier, il n’a même pas dîné. Il est descendu directement dès son retour. »
Sur les traits habituellement lisses de Paul Tyler apparut un froncement de sourcils. Face à lui, Madge buvait sa bière, tout alanguie. Il était deux heures de l’après-midi. La journée était chaude et ensoleillée, le salon agréable, avec son atmosphère nonchalante et paisible.
Soudain, Tyler bondit sur ses pieds. « Allons jeter un coup d’œil à ce train. Je ne savais pas que cela allait aussi loin.
— Tu y tiens vraiment ? » Madge releva la manche de son pyjama d’intérieur en soie verte pour consulter sa montre. « Il ne sera pas là avant cinq heures. » Elle reposa son verre et se mit debout à son tour. « D’accord, on a le temps.
— Bien. Descendons. »
Tyler prit Madge par le bras et ils descendirent rapidement à la cave, subitement tout excités. Elle alluma la lumière et ils s’approchèrent de la table en gloussant nerveusement, tels des enfants désobéissants.
« Tu vois ? fit Madge en serrant le bras de Tyler. Regarde ça. C’est le travail de toute une vie ! »
Tyler acquiesça lentement. « C’est sûr, répondit-il d’un ton impressionné. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Que de détails ! C’est qu’il a du talent !
— Oui, Verne sait se servir de ses mains. » Madge indiqua l’établi. « Il achète constamment de nouveaux outils. »
Tyler fit lentement le tour de la grande table en se penchant de temps à autre pour mieux voir. « Stupéfiant. Il ne manque pas un immeuble. La ville entière est là. Regarde ! Voici où j’habite. » Il montra une luxueuse résidence, à quelques rues de chez les Haskel.
« Je suis sûre qu’il ne manque rien, ajouta Madge. Quand je pense qu’à son âge, il joue encore au train électrique !
— La sensation de puissance. » Tyler poussa une locomotive sur une voie. « C’est cela qui plaît aux garçons dans le train électrique. Les trains sont des engins puissants et bruyants. Des symboles phalliques. Quand l’enfant voit de vrais trains foncer sur de vraies voies, leur taille et leur violence impersonnelle l’effraient. Alors il demande un train électrique. Un modèle réduit, comme celui-ci, auquel il puisse commander. Qu’il puisse faire démarrer, stopper, ralentir, accélérer. Pour avoir la maîtrise totale d’un objet qui réponde à sa volonté. »
Madge frissonna. « Remontons ; là-haut il fait plus chaud. Je commence à geler ici.
— Mais à mesure qu’il grandit, l’enfant devient plus fort, plus puissant ; il peut alors oublier le modèle réduit-symbole pour maîtriser l’objet réel, le vrai train. Se doter d’une réelle emprise, d’une maîtrise valide sur son environnement. » Tyler secoua la tête. « Il ne se contente plus de ce genre de substitut. Il est inhabituel, pour un adulte, d’aller aussi loin dans le fantasme. » Tout à coup, il fronça les sourcils. « Je n’avais jamais remarqué de funérarium dans State Street.
— Un funérarium ?
— Et cette boutique, là : Steuben, Animalerie. À côté du réparateur de radios. Il n’y a pas d’animalerie à cet endroit-là. » Tyler se creusa la tête. « Voyons, qu’y a-t-il à la place ? Après le magasin de radios ?
— Les Fourrures de Paris. » Madge replia les bras autour d’elle. « Brrr. Allez viens, Paul. Remontons avant que je sois transformée en bloc de glace.
— D’accord, petite nature », fit Paul en riant. Il se dirigea vers l’escalier, le front toujours barré d’un pli soucieux. « Je me demande pourquoi ces modifications. Steuben… Jamais entendu parler. Il doit connaître la ville par cœur, pourtant. Y mettre un magasin qui n’existe pas… » Il éteignit la lumière. « Et ce funérarium… Qu’est-ce qu’il y a normalement à la place ? Est-ce que ce ne serait pas… ?
— Laisse tomber, lança Madge depuis le haut de l’escalier. Tu es presque aussi atteint que lui. Les hommes sont tous des enfants. »
Tyler ne répondit pas. Il était plongé dans ses pensées. Sa belle assurance un peu suave avait disparu ; il semblait inquiet, ébranlé.
Madge baissa les stores vénitiens et le salon se retrouva plongé dans une pénombre ambrée. Elle se laissa tomber sur le divan et attira Tyler auprès d’elle. « Arrête de faire cette tête, ordonna-t-elle. Je ne t’ai jamais vu comme ça. » Ses bras fins se nouèrent autour du cou de Paul et elle approcha ses lèvres de son oreille. « Je ne t’aurais pas laissé entrer si j’avais su que tu passerais ton temps à t’en faire pour lui. »
Tyler grogna, visiblement préoccupé. « Pourquoi m’as-tu fait entrer, alors ? »
Madge le serra plus fort. Son pyjama en soie émit un froufrou tandis qu’elle se blottissait contre lui. « Que tu es bête », murmura-t-elle.
Le grand rouquin qu’était Jim Larson en resta bouche bée. « Que voulez-vous dire ? Quelle mouche vous pique ?
— Je démissionne ! » Haskel enfourna le contenu de ses tiroirs dans sa mallette. « Envoyez-moi mon chèque chez moi.
— Mais…
— Ôtez-vous de mon chemin ! »
Verne Haskel écarta son patron et sortit dans le couloir. Larson était pétrifié d’étonnement. Quant à Haskel, il arborait un visage sans expression. Des yeux vitreux. Une allure générale rigide que Larson ne lui avait encore jamais vue.
« Vous… vous êtes sûr que ça va ? s’enquit ce dernier.
— Mais oui, ça va. » Haskel franchit l’entrée principale. La porte se referma en claquant. « Ça va même très bien », murmura-t-il tout seul.
On était en fin d’après-midi. Il se fraya un chemin à travers la foule des gens qui faisaient leurs courses, les lèvres agitées de tics nerveux. « Ça oui, on peut le dire, continuait-il à marmotter.
— Attention où vous allez », lança un ouvrier au regard menaçant que Haskel avait bousculé au passage.
« Pardon. » Haskel poursuivit sa route en serrant bien fort la poignée de sa mallette. Au sommet de la rue en pente, il s’arrêta un moment pour reprendre haleine. Derrière lui, il pouvait encore voir Larson’s, Pompes et valves en tout genre. Il laissa échapper un rire strident. Vingt ans effacés en une seconde. Terminé. Plus de Larson. Plus de travail monotone grignotant ses jours sans aucune perspective d’avenir, de promotion. Rien que la routine et l’ennui, mois après mois. Oui, tout cela était bien fini. Une nouvelle vie commençait ! Il allait prendre un nouveau départ.
Il pressa le pas. Le soleil se couchait. Les voitures défilaient sans interruption – des hommes d’affaires rentrant chez eux après le travail. Le lendemain ils y retourneraient… mais pas lui. Plus jamais.
Il s’engagea dans sa rue. Il passa d’abord devant chez Ed Tildon – une maison de dimensions imposantes, tout en béton et en verre – et le chien se rua sur la clôture en aboyant. Haskel se hâta de passer son chemin. Le chien de Tildon ! Il se mit à rire méchamment. « Tu n’as pas intérêt à m’approcher ! » lui cria-t-il.
Il atteignit enfin sa propre demeure, gravit quatre à quatre les marches du perron et ouvrit la porte à la volée. Le salon était obscur et silencieux, mais il y eut bientôt un branle-bas de combat, et deux silhouettes se dépêtrèrent avant de se lever promptement du divan.
« Verne ! s’étrangla Madge. Comment se fait-il que tu rentres si tôt ? »
Haskel jeta sa mallette par terre et posa veste et chapeau sur une chaise. Sous le coup de l’émotion, son visage prématurément ridé se convulsait comme si de violentes forces le déformaient de l’intérieur.
« Mon Dieu, mais qu’y a-t-il ? » s’écria Madge. Elle le rejoignit précipitamment tout en lissant son pyjama d’intérieur. « Il est arrivé quelque chose ? Je ne t’attendais pas si… » Elle s’interrompit et rougit. « Je veux dire… »
Paul Tyler s’avança sans hâte. « Salut, Verne, fit-il tout bas, légèrement embarrassé. J’étais passé dire bonjour et rendre un livre à votre femme. » Haskel eut un hochement de tête un peu sec. « B’soir. » Il se détourna et gagna la porte de la cave sans plus leur prêter attention. « Je vais en bas.
— Mais Verne ! protesta Madge. Qu’est-il arrivé ? »
Il s’arrêta un instant devant la porte. « J’ai démissionné.
— Quoi ?
— Oui. Et je me suis débarrassé de Larson. On n’en entendra plus parler. » La porte claqua.
« Mon Dieu ! hurla Madge en s’agrippant à Tyler avec une énergie hystérique. Il a perdu la tête ! »
Arrivé à la cave, Verne Haskel alluma la lumière d’un geste impatient, mit sa casquette de mécanicien et attira son tabouret vers le grand rectangle en contreplaqué.
À qui le tour ?
Les Meubles Morris. Ce grand magasin de luxe dont les employés le regardaient de haut.
Il se frotta joyeusement les mains. Fini, ces snobinards qui haussaient un sourcil méprisant en le voyant entrer, avec leurs coiffures stylées, leurs nœuds papillons et leurs pochettes. Il enleva le modèle réduit des Meubles Morris et le démembra fiévreusement, en toute hâte. Maintenant qu’il avait entamé le processus, il ne perdait plus de temps. Un moment plus tard, il collait deux petits bâtiments à la place : Ritz, Cireur et Pete, Bowling.
Haskel gloussa de plaisir. De bien dignes successeurs pour ce magasin si snob, si coûteux. Un petit cireur et un bowling. Exactement ce que méritaient ces gens !
Ah, et la Banque d’État de Californie… Il l’avait toujours détestée. On lui avait refusé un prêt, un jour. Il arracha la banque.
Et la fastueuse demeure d’Ed Tildon ! Avec le sale cabot qui l’avait mordu à la cheville, un après-midi. Il en arracha le modèle réduit. La tête lui tournait. Il était tout-puissant.
Harrison, Appareils électriques. Ils lui avaient vendu une radio de mauvaise qualité. Adieu donc, Harrison !
Et Joe’s, le marchand de tabac où on lui avait refilé une fausse pièce de monnaie en mai 1949. Plus de Joe’s !
La fabrique d’encre. Il abominait l’odeur de l’encre. Pourquoi pas une boulangerie industrielle à la place ? Il adorait l’arôme du pain en train de cuire. Et hop, plus de fabrique !
Elm Street était mal éclairée le soir. Deux fois, il avait failli s’y casser la figure. Quelques lampadaires supplémentaires seraient les bienvenus !
Pas assez de bars dans la grand-rue. Trop de boutiques de mode, de chapeliers et de fourreurs hors de prix. Il en arracha toute une poignée et les posa sur l’établi.
La porte s’ouvrit lentement en haut de l’escalier. Madge jeta un regard, pâle et effrayée. « Verne ? »
Il la regarda avec un froncement de sourcils impatient. « Qu’est-ce que tu veux ? »
Elle descendit les marches en hésitant. Le Dr Tyler suivait, onctueux et plein de distinction dans son costume gris. « Verne… tout va bien ?
— Mais oui.
— Avez-vous… vraiment démissionné ? »
Haskel acquiesça et entreprit de démonter la fabrique d’encre sans se préoccuper d’eux.
« Mais pourquoi ? »
Haskel grogna impatiemment : « Pas le temps. »
Tyler semblait de plus en plus inquiet. « Dois-je comprendre que vous êtes trop occupé pour aller travailler ?
— Tout juste. »
Tyler éleva la voix. « Mais trop occupé à quoi ? » Il tremblait de nervosité. « À travailler ici, sur votre ville ? À altérer la réalité ?
— Allez-vous-en », murmura Haskel.
Ses mains habiles assemblaient amoureusement une jolie petite boulangerie industrielle, Langendorf, qu’il peignit en blanc avant de lui dessiner en gris une allée gravillonnée et une haie de buissons sur le devant. Puis il passa au jardin public, qui serait de belle taille et tout verdoyant. Woodland avait toujours manqué d’un jardin public. Il prendrait la place du State Street Hôtel.
Tyler attira Madge à l’écart de la table. « Bon Dieu ! » Il alluma une cigarette en tremblant. Elle lui échappa et alla rouler dans un coin de la cave. Il la laissa où elle était et en chercha une autre dans son paquet. « Tu vois ? Tu comprends ce qu’il est en train de faire ? »
Madge secoua la tête, puis répondit ; « Non, quoi ? Je ne…
— Depuis combien de temps travaille-t-il à cette maquette ? Depuis toujours ? »
Madge acquiesça, livide. « Oui, c’est ça. »
Les traits de Tyler se convulsèrent. « Mon Dieu, Madge. Il y a de quoi devenir cinglé. J’ai peine à y croire. Il faut faire quelque chose.
— Que se passe-t-il ? gémit Madge. Que veux-tu…
— Il se perd de plus en plus dans son fantasme. » Le visage de Tyler exprimait toute son incrédulité.
« Il est toujours venu ici. » La voix de Madge se brisa. « Ce n’est pas nouveau. Il a toujours désiré se tenir à l’écart du monde.
— À l’écart… » Tyler frissonna, serra les poings et reprit ses esprits. Puis il retourna auprès de Verne Haskel.
« Qu’est-ce que vous voulez encore ? » murmura celui-ci lorsqu’il remarqua sa présence.
Tyler s’humecta les lèvres. « Vous ajoutez des choses, n’est-ce pas ? De nouveaux bâtiments, par exemple ? »
Haskel hocha la tête.
Tyler toucha la petite boulangerie du bout d’un doigt tremblant. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Où ça va ? » Il se déplaça autour de la table. « Je ne me rappelle pas avoir jamais vu de boulangerie industrielle à Woodland. » Il virevolta. « Vous n’essaieriez pas d’améliorer la ville, par hasard ? De la retoucher ici et là ?
— Fichez-moi le camp, répondit Haskel d’une voix menaçante à force d’être calme. Tous les deux !
— Verne ! piaula Madge.
— J’ai beaucoup à faire. Tu n’auras qu’à me descendre des sandwiches vers onze heures. J’espère finir cette nuit.
— Finir quoi ? demanda Tyler.
— Finir, répondit simplement Tyler en se remettant à son œuvre.
— Viens, Madge. » Tyler la saisit par le bras et l’entraîna vers l’escalier. « Sortons d’ici. » Il passa devant elle en ne se retournant que pour lui dire de se presser. Dès qu’ils furent tous les deux dans le vestibule, il referma soigneusement la porte derrière eux.
Madge se tamponna les yeux et s’écria : « Il est devenu fou, Paul ! Qu’allons-nous faire ? »
Il médita un instant. « Calme-toi. Il faut que je réfléchisse. » Il se mit à faire les cent pas, l’air concentré. « À l’allure où il va, il n’y en a plus pour longtemps. C’est certainement pour cette nuit.
— Mais de quoi parles-tu ?
— Il se réfugie de plus en plus dans le fantasme. Dans ce monde de substitution où il a les pleins pouvoirs.
— Que faire pour le sauver ?
— Le sauver ? » Tyler eut un petit sourire. « Y tenons-nous vraiment ? »
Madge s’étrangla. « Mais enfin, on ne peut tout de même pas…
— Cela résoudrait peut-être notre problème. Et si c’était l’occasion que nous attendions ? » Tyler lança un regard songeur à Mrs. Haskel. « Après tout, pourquoi pas ?… »
Ce fut bien après minuit, vers deux heures du matin, qu’il entreprit d’apporter la touche finale. Il était las mais son esprit restait vif. Tout se passait très vite. Le travail était presque terminé.
Pratiquement parfait.
Il s’interrompit un moment pour examiner son œuvre. La ville avait radicalement changé. Vers dix heures, il avait entrepris les transformations structurelles de base dans la disposition des rues, puis supprimé la majeure partie des édifices publics, le palais de justice et le quartier des affaires qui s’étendait tout autour, de plus en plus loin. À leur place s’élevaient maintenant une nouvelle mairie, un commissariat de police et un immense jardin avec des fontaines et des projecteurs dissimulés dans les arbres. Les bas quartiers avaient été rasés, ainsi que les maisons et boutiques délabrées, les rues mal entretenues. Partout on voyait à présent de belles avenues correctement éclairées, bordées de maisonnettes bien propres. Les magasins y étaient modernes et plaisants quoique sans ostentation.
Tous les panneaux publicitaires avaient disparu ainsi que la plupart des pompes à essence, sans parler de la grande zone industrielle, remplacée par une succession de riantes collines, de forêts et de prairies.
Le quartier riche avait lui aussi subi de profondes altérations. Il ne restait plus que quelques belles villas… celles qui appartenaient aux gens que Haskel voyait d’un bon œil. Les autres avaient été ramenées à de plus justes proportions et transformées en trois-pièces identiques, sans étage, avec chacune son garage à une place.
La mairie avait troqué ses façades rococo tarabiscotées contre une structure basse et simple imitée du Parthénon, un de ses monuments préférés.
Quant à la dizaine de personnes qui lui avaient sérieusement nui dans la vie, il avait considérablement modifié leur domicile pour en faire des HLM miteux datant de la guerre, avec six appartements par bâtiment, situés tout au bout de la ville, là où le vent venu de la Baie charriait des relents de marécages.
La maison de Jim Larson, elle, avait entièrement disparu. Il avait complètement supprimé Larson. Il n’existait plus dans ce nouveau Woodland – désormais presque terminé.
Presque. Haskel étudia attentivement la maquette. Tous les changements devaient être apportés maintenant. Sans délai. Au moment de la création. Ensuite, quand ce serait fini, il ne pourrait plus rien changer. Il ne devait pas en oublier un seul, sinon, il serait trop tard.
Le nouveau Woodland avait fière allure. Propre, net, simple. Les quartiers riches y étaient moins ostentatoires, les pauvres mieux lotis. Les publicités tonitruantes, les panneaux et les étalages criards en avaient été éradiqués. La communauté affairiste était plus modeste, des espaces verts remplaçaient les usines. La mairie était très jolie. Il ajouta deux terrains de jeux pour jeunes enfants, et un petit cinéma à la place du grand complexe, avec son néon clignotant. Après réflexion, il enleva presque tous les bars qu’il avait ajoutés plus tôt. Le nouveau Woodland serait le royaume de la morale. Une morale très stricte. Peu de débits de boissons, pas de salles de billard, encore moins de quartiers chauds. Mais une prison ultramoderne pour les indésirables.
La tâche la plus délicate avait été l’inscription microscopique sur la porte du bureau principal de la mairie. Il l’avait gardée pour la fin, traçant alors chaque lettre avec un soin infini.
VERNON R. HASKEL, MAIRE
Quelques changements de dernière minute. Il attribua aux Edward une Plymouth 1939 à la place de leur nouvelle Cadillac, ajouta des arbres au centre-ville, créa une caserne de pompiers supplémentaire, supprima une boutique de vêtements… Quant aux taxis, il ne les avait jamais aimés : pris d’une soudaine impulsion, il remplaça la station de taxis par un fleuriste.
Haskel se frotta les mains. Quoi d’autre ? La ville était-elle complète, maintenant ? Oui, c’était parfait. Il en examina attentivement le moindre détail. Qu’avait-il pu oublier ?
Le lycée ! Il l’enleva et, à sa place, en mit deux plus petits, un à chaque extrémité de la ville. Puis vint le tour d’un nouvel hôpital, ce qui prit encore une demi-heure. Il commençait à se fatiguer. Ses mains perdaient de leur agilité. Il s’épongea le front d’une main mal assurée. Que restait-il ? Il s’affala sur son tabouret, épuisé, pour se reposer et réfléchir.
Ça y était. Il n’y avait plus rien à ajouter. Son cœur s’enfla de joie. Un cri de bonheur lui échappa. Il était enfin arrivé au bout de sa tâche !
« Terminé ! » hurla Verne Haskel.
Il se leva en chancelant, ferma les yeux, ouvrit tout grands les bras et gagna la table en tendant des mains avides, le visage tout illuminé.
Au rez-de-chaussée, Tyler et Madge entendirent son exclamation, qui résonna comme une lointaine détonation et, telle une lame de fond, déferla dans toute la maison.
Madge en sursauta de peur. « Qu’est-ce que c’était ? »
Tyler prêta l’oreille et entendit Haskel bouger sous leurs pieds, dans la cave. Il écrasa aussitôt sa cigarette. « Je crois que ça y est. C’est arrivé plus tôt que je n’aurais cru.
— De quoi parles-tu ? Tu veux dire que… ? »
Tyler se leva. « Il est parti, Madge. Parti dans son autre monde, son monde à lui. Nous sommes enfin libres. »
Madge lui prit le bras. « Peut-être sommes-nous en train de commettre une erreur. C’est terrible ! On devrait peut-être tenter quelque chose, non ? Essayer de le… ramener ? »
Tyler eut un rire nerveux. « Et comment ? Je ne crois pas que ce soit encore possible. Même si nous le désirions, il est trop tard maintenant. » Il se dirigea prestement vers la porte du sous-sol. « Viens !
— C’est horrible. » Madge frémit et le suivit à contrecœur. « Si seulement on l’en avait empêché à temps ! »
Tyler fit un instant halte devant la porte. « Mais non, voyons ; il est plus heureux là où il est. Et toi aussi. Avant, tout le monde souffrait de la situation. Non, vraiment, tout est pour le mieux. »
Il ouvrit la porte, Madge sur ses talons, et tous deux descendirent l’escalier avec précaution pour s’enfoncer dans le silence et l’obscurité de la cave, renoue tout humide par les brumes du soir.
Ils n’y trouvèrent personne.
Tyler se détendit, submergé par une vague de soulagement ébahi. « Il est parti. Tout va bien. Tout a marché suivant mes prévisions. »
« Mais je ne comprends pas », répétait Madge d’un ton désespéré tandis que, dans le noir, la Buick de Tyler enfilait en ronronnant les rues désertes. « Où est-il allé ?
— Tu le sais très bien. Dans son univers de substitution, bien sûr. » Il prit un virage à la corde en faisant hurler les pneus. « La suite devrait être assez simple. Quelques formulaires de routine à remplir. Il ne reste plus grand-chose à faire à présent. »
La nuit était lugubre et glaciale. Pas une lumière ne brillait, hormis un réverbère de loin en loin. Au loin, un train émit sa plainte funèbre aux échos angoissants. Les maisons silencieuses défilaient à toute vitesse de part et d’autre des rues.
« Où allons-nous ? » demanda Madge qui, blottie contre la portière, ébranlée et livide de terreur, frissonnait malgré son manteau.
« Au commissariat de police.
— Pourquoi ?
— Pour signaler sa disparition, naturellement. Qu’on sache qu’il n’est plus là. Nous allons être obligés de patienter. Il faudra des années avant qu’il soit déclaré légalement mort. » Tyler lâcha brièvement le volant pour lui passer un bras réconfortant autour des épaules. « En attendant on se débrouillera, tu verras.
— Et si… on le retrouve ? »
Tyler secoua la tête avec colère. « Tu ne comprends donc pas ? On ne le retrouvera jamais, pour la bonne raison qu’il n’existe pas ! Du moins pas dans notre monde à nous. Désormais, c’est dans le sien qu’il habite. Tu l’as bien vu ! Dans cette maquette, ce monde-substitut qu’il a amélioré par rapport au monde réel.
— C’est là qu’il est ?
— Il a travaillé toute sa vie à ce projet. Il a construit sa ville idéale de toutes pièces. Il l’a peu à peu fait accéder à la réalité. Et maintenant il y a pris ses quartiers. C’est ce qu’il a toujours désiré. Il ne s’est pas contenté de rêver d’un monde imaginaire. Il l’a construit morceau par morceau. Et maintenant, il a tellement déformé son psychisme qu’il a plongé dans son monde comme dans une autre dimension. En sortant par là même de nos vies. »
Madge commençait enfin à comprendre. « Tu veux dire qu’il s’est littéralement perdu dans ce monde de substitution ? Tu es sérieux quand tu prétends qu’il s’y est enfui ?
— J’ai moi-même mis un moment à comprendre. La réalité est une construction de l’esprit, vois-tu. C’est lui qui lui fournit sa définition, son existence même. Nous évoluons dans une réalité “consensuelle”, c’est-à-dire qui nous est commune à tous, comme si nous partagions le même rêve. Mais Verne lui a tourné le dos pour s’en créer une autre. Et il avait pour cela un talent extraordinaire, unique, qu’il a mis toute sa vie au service de son entreprise. C’est là qu’il se trouve à présent. »
Tout à coup, Tyler marqua une hésitation et se renfrogna en serrant plus fort le volant. Il accéléra. La Buick filait sans bruit dans les rues obscures de la ville déserte et morne. « Il y a juste un point qui me chiffonne, reprit-il bientôt. Une chose que je ne comprends pas.
— Quoi ?
— La maquette. Elle a disparu aussi. J’aurais cru qu’il… rétrécirait jusqu’à fusionner avec elle. Seulement, la petite ville elle-même n’est plus là… » Tyler haussa les épaules. « Ça n’a pas d’importance. » Il scruta les ténèbres devant lui. « Nous y sommes presque. Voici Elm Street. »
C’est alors que Madge poussa un cri : « Regarde ! »
À droite s’élevait un petit immeuble propret doté d’une enseigne bien visible malgré l’obscurité :
FUNÉRARIUM
Madge sanglotait d’horreur. La voiture fit un bond en avant ; machinalement guidée par les mains engourdies de Tyler. Comme ils obliquaient vers le trottoir juste avant la mairie, ils dépassèrent une autre enseigne :
STEUBEN, ANIMALERIE
La mairie était éclairée par des projecteurs indirects. C’était maintenant un bâtiment bas d’un blanc lumineux, évoquant un temple grec tout en marbre.
Tyler arrêta la voiture. Puis il poussa un cri de terreur et redémarra brusquement. Mais il n’avait pas réagi assez vite.
Deux voitures de police d’un noir luisant vinrent sans bruit encadrer la Buick. Quatre agents à l’allure sévère avaient déjà la main sur les poignées de leurs portières. Ils descendirent de voiture et s’avancèrent lentement vers lui, leurs visages fermés n’exprimant que l’efficacité.