Cher Will,
Votre lettre m’a véritablement enchanté et réconforté. Oui, nous avons vraiment passé des bons moments ensemble, même s’ils n’ont pas duré. De tous ces derniers mois à Marin County, votre visite est ce dont je me souviens avec le plus de plaisir. Merci infiniment, cher ami. Dieu vous bénisse.
Je vis maintenant au Canada, où je suis venu en avion le 16 février pour donner une conférence à l’Université de Colombie-Britannique et comme invité d’honneur à la deuxième convention de science-fiction à Vancouver. J’y suis resté, en partie parce que je n’avais aucune raison de revenir en Californie – j’ai déjà perdu ma maison – mais aussi parce que cette région est si belle, avec ses montagnes, sa neige, sa baie et ses grands immeubles. Et puis les gens y sont chaleureux, adorables et d’une franchise incroyable : ils vous disent en face ce qu’ils pensent, sans rien garder pour eux, ni le positif ni le négatif. On dirait des enfants, ou plutôt des adultes qui n’ont jamais eu besoin d’être enfants : candides, honnêtes, naïfs. Ils boivent, flirtent, se mettent en colère, manquent totalement de tact et détestent les Américains. Tous me trouvent barjo. Les femmes me trouvent à la fois barjo – ça, j’y suis habitué – et sexy – ça, pas du tout. Mes amis me manquent, surtout Rosie. Vous vous souvenez de Rosie ? Quand je l’ai appelée pour lui dire que je ne rentrais pas, elle a éclaté en sanglots et m’a souhaité du bonheur, puis elle a noté mon adresse au crayon de couleur. J’ai bien peur de ne plus jamais la revoir, ce qui me fait pleurer moi aussi. Elle est si jolie et elle avait tant d’espoirs pour nous deux. Elle ne voulait pas venir ici, cela l’effrayait trop. Pauvre petit bout de femme qui n’est jamais sortie de la baie de San Francisco. C’était trop difficile pour elle de prendre l’avion pour Vancouver. Tous mes amis me manquent. Ils sont éparpillés dans le monde : Norman Spinrad à Los Angeles, Carol Carr à Berkeley, Mrs. Le Guin à Portland. Et vous là-bas à Fullerton. Et si cette putain de solitude en vient à peser trop lourd pour que je reste ici, je perdrais Susie et Michael Walsh, qui m’hébergent le temps que je trouve un appartement, ainsi qu’une petite hippie aux cheveux noirs, Jamis, qui ne mange que des sandwiches au beurre de cacahouète et veut quitter son corps afin de s’envoler pour Mars. Mais la personne qui me manque le plus, c’est cette fille, Kathy, qui devait m’accompagner. Elle a finalement flippé, déchiré son billet d’avion et elle est allée se cacher jusqu’à mon départ. Elle m’a envoyé une lettre assez triste, l’autre jour. « Désolée d’avoir merde pour ce voyage au Canada, disait-elle. Je suis contente que tu ne m’en veuilles pas. » Elle finissait par « Bon, bon je te laisse, y a mon craillon (sic) qu’est émoussé. Bises. » Comme Rosie, elle a eu trop peur pour faire le voyage. Personnellement, ça ne m’avait pas posé de problèmes ; c’est rester ici que je trouve difficile. Je me sens comme dans ce roman de Heinlein, en terre étrangère, ce qui correspond effectivement à ma situation.
Quelques semaines avant de quitter la Californie, j’ai annoncé à Kathy : « Tu sais, un jour tu viendras me voir et je serai parti. Et tu ne sauras pas où avant que je t’écrive. » « T’es déjà allé un peu partout dans le pays, non ? » Je lui ai parlé du Colorado et de l’Utah. « Je crois que je pige ce que tu veux dire, a repris Kathy. Tu te balades toute la journée : je te vois passer près de chez moi dans ta Pontiac. Pour l’instant, tu n’es là avec moi, avec nous, que le temps de rassembler du matériel pour un livre. Après, t’iras voir ailleurs comment ça se passe, comme tu le fais ici. » « Non, lui ai-je répondu. Je ne suis pas en train de rassembler du matériel pour un livre. Je t’aime. » « Mais tu partiras. C’est ce que tu as dit : un jour tu ne seras plus là. » Et me voilà parti, ainsi que Kathy et moi l’avions prédit. Mais je ne m’en sors pas. Je veux rentrer, même si, vraiment, ça m’est impossible. Je n’ai plus ma maison, et, Dieu m’en préserve, on a enlevé toutes mes affaires pour les stocker ailleurs, sans m’en avertir ni me demander la permission. Je ne possède rien d’autre que ce que j’ai emporté ici à Vancouver dans une petite valise ; c’est-à-dire quelques vêtements. Mes livres, mes manuscrits, ma machine à écrire… tout ça a été jeté par l’agent immobilier, ou bien entreposé je ne sais où. Ma vieille mère sénile lui a donné l’autorisation pendant mon absence. Eh bien, comme dit Kurt Vonnegut, ainsi va la vie. Je suis surtout désolé pour vous, j’allais vous faire parvenir tout un tas de choses. Il faudra que je retourne récupérer tout ça et m’en occuper. Je n’ai pas le choix, de toute façon, le recueil que je préparais pour Ballantine se trouve quelque part là-dedans, enfin, j’espère. Donc vous finirez par le recevoir. Je suis vraiment désolé, mais j’avais à peine eu le temps d’informer ma mère que je restais au Canada qu’on faisait ça dans mon dos. On devrait remorquer les mères loin des côtes et les couler. Elles sont aussi dangereuses pour la santé que le plomb dans l’atmosphère.
Je me fais du souci pour les filles, là-bas à Marin County : Kathy, Shelley, Steph et Rosie. Dès qu’on aura imprimé mon discours, je vous en enverrai un exemplaire : tout ce que j’aime, tout ce qui m’inquiète, me préoccupe, m’intéresse, est exprimé là-dedans. Ça s’appelle « L’homme et l’androïde : contraste entre l’humain authentique et la machine réflexe ». Il y en a eu trois importants comptes rendus dans les journaux de Vancouver, plus une couverture radio. C’est un bon discours. Ces derniers mois, je me suis demandé si j’irais vraiment à Vancouver le prononcer. Il paraît qu’ici aussi ils se sont posé la question. Mais j’ai terminé l’écriture du discours et je l’ai prononcé. Les dealers d’héro ne m’ont pas eu, les flics non plus. J’ai lu l’autre jour que peu de temps après mon passage de la frontière canadienne, Chip Delany s’y est fait refouler alors qu’il se rendait à l’université McGill donner une conférence. « Il ressemblait trop à un hippie », disait l’article. C’aurait pu être moi. Ça a failli. « Aucun homme n’est une île », a dit John Donne, et aucun écrivain de SF ne peut se permettre de l’être. L’article disait aussi que les autorités canadiennes avaient refusé de contacter l’université McGill pour vérifier le but de la visite au Canada de Mr. Delany. Elles sont restées sourdes à leurs suppliques. Qu’est-ce que les auteurs de SF peuvent bien avoir qui déplaît tant à l’ordre établi et aux petits criminels ? Tout le monde se méfie de nous. Kathy m’a dit un jour : « C’est parce qu’ils ne savent pas sur quel pied danser avec toi, tu es quelqu’un de très inhabituel. » Je lui ai demandé ce que personnellement elle pensait de moi. « T’es un type super, m’a-t-elle répondu. Et t’es sympa. Hé, tu me prêtes deux dollars pour acheter une bouteille de vodka ? Je l’emporterai au drive-in et on prendra une cuite en regardant La Planète des singes. » Kathy et moi prenons toujours soin l’un de l’autre. J’espère qu’elle va bien. Je sais que moi, sans elle, ça ne va pas. Bizarre qu’une gamine de dix-neuf ans qui ne sait même pas écrire « crayon » ait tant d’importance pour moi, sur le plan émotionnel. Mais comme elle l’a dit, nous prenons toujours soin l’un de l’autre. Nous avions une relation très particulière ; importante pour nous deux, mais qui semble désormais bel et bien terminée. À moins que je ne rentre. J’ai pourtant l’affreuse intuition que c’est bel et bien fini, même si je rentre. Le temps a passé, nos liens se sont distendus et désormais chacun doit surnager ou couler de son côté. Jour après jour, je coule un peu plus. Sans Kathy, la mort, la mort dont elle me protégeait, semble s’approcher de moi. Mais c’est pour Kathy que je me fais du souci. En ce qui me concerne, c’est elle qui compte. Après tout, j’ai déjà vécu une vie indéniablement pleine et heureuse. Elle, non, sa vie vient à peine de commencer, en supposant qu’elle en ait vraiment une. La vie à Marin County est si dure pour les gamines de la rue. Elles sont si courageuses. Jamais, jamais elles ne se plaignent. « Les petites choses qui se battent et échouent… », comme l’a dit James Stephens. Qui tombent à terre et meurent. Des petites créatures, partout. Kathy qui écrit avec son craillon émoussé, Rosie avec son crayon de couleur. Qui va prendre soin d’elles ? Tout le monde s’en tape. Kathy m’a raconté avoir subi cinq agressions et tentatives de viol. Et Dieu sait combien de fois on l’a dévalisée. Le petit garçon de Rosie – il a trois ans – s’est fait brutaliser. Un soir, en sortant de chez moi, Steph a été tabassée et complètement dépouillée par un gang de négresses au coin d’une rue. Rosie a toujours une lame dans sa chambre ; un jour, dans ma voiture, j’ai trouvé un énorme canif dans son manteau. Et quand j’ai demandé à Kathy ce qu’elle souhaitait pour Noël, elle m’a répondu : « Un cran d’arrêt. » J’ai fini par lui offrir un objet qui ressemble à une clé de porte, pour mettre sur son porte-clés, mais quand on le déploie on obtient un couteau. Steph, elle, court se cacher. Elles sont obligées de vivre comme ça. Vita incerta, mors certa. Surtout pour elles.
Ici les gens se demandent pourquoi je passe tant de temps assis dans mon appartement à me morfondre. La ville est magnifique. English Bay, Stanley Park, le gigantesque crabe en acier qui garde le port. Les lumières, les gens… c’est un chouette endroit pour eux, et pour moi aussi. Mais je n’arrête pas de regarder en arrière ; et merde, qu’est-ce que je pourrais ou devrais faire d’autre ? Je suis parti. Mais j’aurais toujours pu m’en aller. Je me souviens qu’en octobre j’ai dit à Kathy que je voulais déménager tout de suite à Vancouver. « Attends février, que je puisse t’accompagner, avait-elle répliqué. Sans toi, j’aurais trop peur de prendre l’avion. » Alors j’ai attendu, et quand le moment est venu elle a flippé et elle n’est pas venue. Mais ce n’est pas sa faute. Comment avoir du courage quand ni vos parents ni personne d’autre ne vous soutiennent ? Elle a même fini par ne plus me faire confiance. Mais ça non plus, ce n’est pas sa faute : l’époque, l’esprit du monde, le moindre courant de sa vie s’opposent à elle. Moi, je peux me permettre de mourir, elle, non. Si je vois la mort arriver, je n’aurai pas peur, elle viendra trop tard pour m’avoir vraiment : regardez ce que j’ai accompli, jusqu’à ce discours que j’ai écrit et prononcé. Kathy a raison d’avoir peur. Elle veut, m’apprend-elle, déménager dans l’Oregon et travailler dans un Safeway[2] (parce qu’ils ont un plan de retraite), dégager la neige à la pelle devant chez elle et peut-être faire la connaissance d’un « type sexy avec les moyens et une voiture de sport » qui deviendrait son mec. Kathy dans la neige, Kathy attendant de rencontrer l’homme idéal. « J’aimerais vachement venir te rendre visite quelques jours, dit-elle dans sa lettre. J’ai des congés début juin. » Mais juin est si loin. Toute la neige aura fondu.
Will, je me demandais une chose : je songe sérieusement à quitter le Canada, si je trouve un endroit où aller. Mais pas dans la région de San Francisco, je ne veux plus vivre là-bas, du moins pour l’instant. J’y ai déjà passé une trop grande partie de ma vie. Bref, si j’arrive peu à peu à faire mon chemin jusqu’à Fullerton, croyez-vous que c’est le genre d’endroit où je me plairais, ne serait-ce qu’un temps ? Les moments que nous avons passés ensemble m’ont tellement plu que je ne veux plus désormais que ce genre de contact avec les gens, et si ce n’est pas avec vous, alors quelque chose de similaire ailleurs. Je suis très doué pour m’établir temporairement quelque part, et l’état actuel de mes finances me permet de louer un appartement – je ne veux surtout pas avoir l’air de vous demander de me trouver un logement ou de m’héberger. Je voudrais juste savoir si vous pensez qu’il y aurait dans la région des gens, vous voyez, avec qui je pourrais avoir à peu près le même genre de relation qu’avec vous ? Je n’arrive pas à comprendre pourquoi je me sens si malheureux ici. Les gens sont sympas, mais on dirait que nous n’appartenons pas au même monde. La différence culturelle, peut-être. Ils ont tous un côté apprivoisé, ils ont l’air incapables de se révolter. Ils ne s’intéressent qu’à ce qui les concerne personnellement. Quand ils se sont rendu compte que j’étais bouleversé par le refoulement de Chip Delany à la frontière canadienne, ils m’ont simplement demandé : « C’est un de vos amis ? » J’ai répondu que non, que je ne l’avais jamais rencontré. « Pourquoi vous sentez-vous concerné, dans ce cas ? » Et l’un deux m’a fait remarquer : « Personne ne vous a demandé de vous en mêler », comme si, quelque part, je me montrais impoli en m’intéressant à cette affaire, voire, si j’en crois les détails que j’ai lus, en débordant d’indignation. C’est sympa de trouver des gens qui s’impliquent totalement dans leur propre vie, dans le fait de vivre. Ils s’intéressent au bien-être de leurs amis, mais « si vous ne pouvez venir en aide à quelqu’un, oubliez-le », disent-ils, avant de mettre sur l’électrophone un disque branché genre Victory at Sea. Ils laissent tomber trop vite, ici. Ils mettent trop de bonne volonté à admettre leurs limitations. Ce qui éveille mes soupçons. Je crois que nous pouvons accomplir bien plus que ce que nous nous imaginons. Dire « il n’y a rien que je puisse faire » peut être soit de la sagesse, soit une dérobade. Il s’agit pour trop de gens, ici au Canada, d’une dérobade, d’une manière de se voiler la face. D’une solution de facilité. Mais je ne leur jette pas la pierre. Si j’étais né moi aussi dans cette culture, je réagirais sûrement comme eux. Seulement, je ne suis pas né ici. D’une certaine manière, le ruisseau m’attire. Reviens, dit le ruisseau. Ou plutôt, ce sont les voix qui m’appellent. J’admets ne pas pouvoir les aider. Mais je reconnais aussi ne pas pouvoir les oublier. Puisque je suis censé admettre l’un, pourquoi ne puis-je pas accepter l’autre ?
Je suppose que ce que j’essaye de dire, c’est que j’ai constamment l’illusion que je vais mourir un jour ou l’autre. Tant que je suis en vie, je veux me battre pour une Cause. Et ma Cause à moi, c’est une petite fille aux cheveux noirs, là-bas aux Etats-Unis, qui pleure toute seule sans personne pour s’occuper d’elle jusqu’à ce qu’elle soit assez âgée et libérée de ses ennuis pour se débrouiller toute seule. Je ne sais pas exactement comment elle s’appelle. L’une d’elles, de toute façon… et justement, j’ai rencontré ici une autre de ces filles à cheveux longs, tout aussi à côté de la plaque, tout aussi fragile et perdue. Tout autant en équilibre au bord de la non-existence et du silence. Tout aussi prête que n’importe laquelle des nanas de chez nous à être emportée par les vents qui malmènent la vie. Donc, si c’est ça qui me branche, je peux sûrement m’y consacrer ici. Mais je veux rentrer. Il doit y avoir quelque chose d’autre qui me rappelle. Je ne sais pas ce que c’est, mais ça me dit : « Reviens. » À rester assis ici en ayant tout – sauf ça – je commence à avoir une idée de ce dont il s’agit. Ne serait-ce que par déduction. Par élimination. Et ce n’est rien de ce qu’on trouve ici.
Donc, dites-moi, pour Fullerton. Dites-moi si ça me plairait. Et merci beaucoup pour vos commentaires sur Le Maître du Haut-Château. Ça compte beaucoup pour moi. J’espère avoir bientôt de vos nouvelles. Téléphonez-moi, si vous préférez, en PCV, bien sûr. J’aimerais beaucoup avoir de vos nouvelles.