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Alak(128) Wangtchén est un Khampa que les péripéties d’une vie errante et mouvementée ont amené à s’établir, loin de son pays natal, parmi les pasteurs du Koukou-nor. Depuis une dizaine d’années il exerce chez eux, un ministère composite de ngagspa – magicien et médecin – et, par une combinaison judicieuse de ses doubles talents, il a acquis une certaine aisance. Le prestige de sa personne a peut-être contribué dans une bonne mesure à sa réussite. Wangtchén est un beau géant à la physionomie altière, les femmes tremblent lorsqu’il arrête sur elles le regard volontaire et dur de ses grands yeux noirs et les hommes se sentent mal à l’aise devant lui. Le ngagspa est marié et n’a point d’enfants, ainsi qu’il convient aux adeptes des doctrines qu’il professe. Sa femme participe à la célébration des rites qu’il pratique ; ses occupations de ménagère se bornent à surveiller le travail de deux couples de serviteurs qui soignent le bétail. Les dons renouvelés des clients de Wangtchén et les naissances dans le troupeau, au cours de dix années, ont donné à ce dernier une certaine importance. Il se compose d’un millier de têtes, tant moutons que yaks et chevaux, et les revenus que les époux en tirent sont appréciables. Les tentes de Wangtchén se dressent loin de tous campements, en pleine solitude ; elles sont trois, de dimensions différentes et faites d’étoffe noire comme celles des dokpas. Dans la plus grande vivent les époux, une autre abrite leurs domestiques et dans la troisième, plus petite, le ngagspa célèbre des rites magiques et se retire pour communiquer avec ses dieux tutélaires ou se livrer à la méditation.
Suivant la coutume, lorsqu’ils furent arrivés à proximité du camp, le guide de Mipam le devança pour annoncer son arrivée. Il ne manqua point de dépeindre sous les plus brillantes couleurs le visiteur qu’il précédait et de mettre en relief la principale de ses qualités : celle d’être riche.
Le ngagspa se sentit flatté de ce qu’un citadin, marchand opulent, s’en vînt requérir son ministère et, sans toutefois se départir de son air majestueux, il fit bon accueil au voyageur :
— Je ne veux pas entendre, ce soir, les questions que vous désirez me poser, déclara-t-il à Mipam, dès que celui-ci lui eut offert une écharpe lestée de lingots d’argents noués dans l’une des extrémités et que les politesses d’usage eurent été échangées. Réfléchissez bien pendant la nuit. Rappelez-vous les détails qui peuvent modifier la direction de ces questions ou en motiver d’autres, puis, demain matin, vous viendrez me revoir et les formulerez très nettement…»
Ce début impressionna le jeune homme. « Voici un homme sérieux et entendu », pensa-t-il.
Le repas du soir fut servi, la conversation porta sur divers sujets sans intérêt direct pour Mipam et ce dernier se retira dans la tente qu’il avait apportée.
Il considéra de nouveau les questions qu’il avait préparées, elles ne semblaient pas donner lieu à des modifications. Il n’avait qu’à les répéter au ngagspa comme il les avait conçues.
Le lendemain, il se retrouvait devant son hôte.
— Veuillez, lui dit-il, répondre aux questions suivantes :
« Les circonstances sont-elles favorables pour entreprendre le voyage que je projette ?
« Ce voyage aura-t-il le résultat que je souhaite ?
« La personne qui m’a donné ce reliquaire, une jeune fille née dans l’année Oiseau de Terre(129), est-elle mariée ?
« Il y a quatre jours, au moment où je venais de me décider à entreprendre mon voyage, un vol d’oies sauvages est passé au-dessus de ma tête, se dirigeant vers le nord. Quel est le sens de ce présage ?
— Est-ce tout ? demanda le ngagspa.
— Oui.
— Très bien. Vous m’avez dit, hier, que le résultat de ce voyage était de la plus haute importance pour vous.
— C’est ainsi.
— Je ne me contenterai donc pas d’exercer ma seule clairvoyance. Je ferai appel à celle de mes puissantes déités tutélaires. Quant à la question concernant le mariage de cette fille, je puis aussi vérifier ma clairvoyance en envoyant un des génies qui me servent s’assurer, sur place, que je n’ai point commis d’erreur. Ce sont de simples précautions dont j’userai pour vous donner la certitude qui vous est nécessaire, mais, en réalité, elles sont inutiles. Je ne me trompe jamais.
« Allez maintenant, lorsque je serai renseigné, je vous ferai appeler.
Mipam se trouvait donc immobilisé pour un temps indéterminé. Il informa le dokpa qui lui avait servi de guide qu’il ne pouvait savoir quand il s’en retournerait au camp, et ce dernier, qui y avait de la besogne, prit congé de lui.
Le ngagspa se retira, alors, dans sa petite tente, et Mipam flâna aux alentours pour tromper son impatience. Trois jours s’écoulèrent, Wangtchén ne reparaissait pas. Sa femme lui portait ses repas dans sa tente ; il y couchait, aussi, ou peut-être veillait, car, pendant la nuit, l’on entendait le bruit sourd du martèlement rythmé de son tambour. Sans aucun doute le ngagspa se livrait à une besogne sérieuse, elle inspirait confiance à Mipam, mais il trouvait qu’elle durait bien longtemps. Kalzang allait bientôt arriver au camp des dokpas avec de l’argent, des bêtes et des provisions, le temps pressait.
Obéissant machinalement aux coutumes de son pays, Mipam avait tenu à consulter le sort avant de se mettre en route, mais il était bien décidé à partir, quelles que fussent les réponses du nieunchés.
Le quatrième jour après son arrivée, au coucher du soleil, Wangtchén le fit appeler et lui communiqua ce qu’il avait découvert :
— Premièrement : le voyage que vous projetez n’a aucune raison d’être. Ceci répond à vos deux premières questions.
« Secondement : La fille n’est pas mariée.
« Troisièmement : Les oies vous montraient le chemin.
Mipam demeurait abasourdi.
— Cela n’a pas de sens ! s’exclama-t-il. Mon voyage a un motif très clair. Je n’ai pas demandé d’avis à ce sujet. Il a d’autant plus de raison d’être que la fille n’est pas mariée. Ces deux réponses sont tout à fait contradictoires. Et quel chemin me montraient ces oies ? Elles se dirigeaient vers le nord et l’endroit où mes affaires m’appellent, est au sud. Tout cela est parfaitement absurde !
— Mes réponses ne sont jamais absurdes ! vociféra Wangtchén devenu soudainement rouge de colère. Vous êtes le premier qui ose me contredire ainsi. Tant pis pour vous si vous n’êtes pas capable de discerner la vérité qui vous est présentée. Quelque démon doit causer votre aveuglement.
Mipam n’était pas habitué à s’entendre parler sur ce ton. Il se fâcha.
— Dites ce que vous voudrez, moi je connais le but de mes demandes et les faits auxquels elles se rapportent, je sais que vos réponses n’ont aucun lien avec eux.
— Bien ! Allez donc questionner de plus savants que moi, s’il vous est possible d’en trouver… Tenez, allez donc à Ngarong gompa, ce n’est pas loin d’ici ; vous pourrez y passer la nuit au pied du trône de Yéchés Nga Dén, devant les tombeaux des tulkous de sa lignée spirituelle. On dit que ces lamas envoient des rêves ou des visions à ceux qui sollicitent leur avis. Mais oui, allez-y donc. Les défunts tulkous vous inspireront sans doute plus de confiance que moi ; mais ce que je puis vous assurer, c’est que si leurs réponses diffèrent des miennes, elles seront fausses. Je ne me trompe jamais… Tenez, allez-vous-en ! Il est heureux pour vous que je sois animé de sentiments charitables. Si cela n’était, j’aurais déjà appelé les démons à qui je commande et leur aurais ordonné de me venger de votre insultante incrédulité.
— Je n’ai pas eu l’intention de vous offenser, Kouchog, répliqua Mipam qui, sans être le moins du monde poltron, préférait, cependant, éviter de s’attirer l’inimitié d’un ngagspa. Je pense seulement que vos réponses ne s’appliquent pas à ce que j’ai demandé et…
— C’en est assez ! interrompit le nieunchés dont la colère croissait. Je ne veux pas en entendre davantage. Puissiez-vous ne pas supporter les effets de votre stupidité !
Il n’était point possible d’insister. Mipam salua et se retira. « J’ai perdu mon temps et mon argent, se disait-il tandis qu’il se dirigeait vers sa tente ; je n’ai obtenu aucun éclaircissement, sauf celui-ci : Dolma n’est point mariée. C’est, en somme, le point qui m’intéresse le plus. Je m’en veux d’avoir irrité ce nieunchés. C’est fâcheux. Quoi qu’il en ait dit, il pourrait bien lui venir à l’idée de s’en venger, sur moi ou sur Dolma. Ah ! non, pas cela !…» La pensée que son amie pourrait courir un danger bouleversait le jeune homme. Il voulait coûte que coûte apaiser l’irascible ngagspa : lui offrir un cadeau était le meilleur moyen d’y parvenir.
Mipam changea de direction et s’en alla au-devant d’un des domestiques qui ramenait les moutons au camp.
— Il faudra que tu amènes, ce soir, mon cheval près de ma tente ; je partirai demain avant le jour, lui dit Mipam. Va aussi prier youm Kouchog(130) de venir me voir pendant un instant ; j’ai à lui parler. Je te donnerai ta gratification ce soir et tu diras à ton camarade de venir avec toi pour recevoir la sienne.
— Lags so, Kouchog, dit l’homme. Je vais faire ce que vous me dites dès que j’aurai enfermé les moutons dans le parc.
— Où donc est Ngarong gompa ? Le sais-tu ?
— Oui, Kouchog.
— Est-ce loin ?
— En partant d’ici à l’aube, ne s’arrêtant pas longtemps pour le repas de midi et faisant de même le lendemain, on peut aller à Ngarong en deux jours.
— Comment trouver le chemin ?
— Je vous accompagnerais volontiers, mais il faudrait la permission d’alak.
— Ne la lui demande pas, dit vivement Mipam. Je n’ai pas l’intention d’aller à Ngarong, pour le moment. On m’attend au camp d’où je suis venu.
— Ah ! bien. Vous pourriez trouver le chemin tout seul. Il n’y a qu’à tourner derrière la colline que vous voyez là, à droite, et remonter la vallée jusqu’à un col. De ce col on aperçoit une rivière qui coule à l’extrémité d’un très grand thang (plateau), il faut le traverser et gagner le bord de la rivière, il y a des dokpas de ce côté, on peut leur demander le chemin.
— Bon, bon, dit Mipam. Il n’avait guère prêté attention aux explications du bonhomme, son esprit était occupé d’autre chose. Ne ferait-il pas mieux de partir immédiatement ? Il pouvait encore, avant la nuit, fournir une petite étape qui raccourcirait d’autant le trajet qu’il avait à parcourir. Plus tôt il serait de retour au camp, mieux cela vaudrait. Ses gens allaient y arriver le surlendemain ou le jour suivant, il partirait immédiatement pour Lhassa.
Dans ces dispositions il regagna sa tente et y attendit l’épouse du nieunchés. Celle-ci tarda beaucoup. Mipam lui exprima les regrets qu’il éprouvait de ce qu’Alak Wangtchén se fût mépris sur ses sentiments qui n’avaient rien d’offensants pour lui. Il ajouta qu’il ne mettait nullement en doute son grand savoir de devin et appuya ses excuses du poids d’une écharpe à l’une des extrémités de laquelle quelques lingots d’argent étaient noués. La dame se montra, alors, extrêmement gracieuse ; elle insista longuement pour que Mipam ne parte pas sans revoir son mari et l’invita à venir souper avec lui. Mipam résista poliment à ses instances et la compagne du ngagspa finit par le laisser, mais beaucoup de temps s’était écoulé en attente et en conversation. Il était trop tard pour partir. Mipam se résigna à remettre son départ au lendemain.
Il dormit peu, retournant dans son esprit les réponses incohérentes qu’il avait reçues du nieunchés et s’efforçant vainement de les accorder. Se pouvait-il que le voyage qu’il était sur le point d’entreprendre et les moyens qu’il songeait à employer pour emmener Dolma en Chine ne fussent pas la bonne voie à suivre pour arriver à ses fins ? Fallait-il agir autrement que comme il se le proposait ? Obtiendrait-il des éclaircissements à ce sujet s’il les demandait à Ngarong ? Voilà deux fois qu’on lui parlait de ce monastère. Le chef de la banag gompa avait mentionné son nom, il s’en souvenait, mais ce qu’il lui avait dit à ce propos, il ne se le rappelait pas. Devait-il voir un signe dans cette insistance, et l’avis qu’il cherchait lui viendrait-il de Ngarong s’il allait l’y demander, ou bien, une aberration analogue à celle qui l’avait saisi le soir où il avait quitté Lhassa était-elle de nouveau à l’œuvre, l’attirant de-ci, de-là, retardant son départ. Tandis qu’il s’attardait, Dolma qui « n’était pas encore mariée » pouvait épouser Dogyal. Il semblait même, d’après ce que Ténzing lui avait dit, que ce mariage aurait déjà dû avoir lieu. Non, il ne consentirait plus à de nouveaux délais.
La nuit touchait à sa fin, Mipam replia sa petite tente, alla chercher son cheval attaché à un piquet par une longue corde qui lui permettait de circuler et de paître, le sella, le chargea de ses légers bagages, l’enfourcha, et partit dans la direction d’où il était venu. Il avançait au petit trot, l’obscurité qui régnait encore ne lui permettait pas de distinguer clairement la piste qui traversait des terrains herbeux et, parfois, n’était même plus marquée.
Les pensées qu’il avait agitées pendant la nuit lui revenaient ; son indécision croissait, il essayait de peser le pour et le contre de cette alternative : s’entourer de plus de lumière avant de partir pour Lhassa, ou bien partir sans s’attarder davantage, comme il l’avait décidé. La perplexité à laquelle il était en proie affolait Mipam, il ne doutait plus que quelque démon n’essayât d’égarer son esprit pour se jouer de lui.
— Non ! cria-t-il soudainement. Je n’écoute rien, je n’ai pas besoin de mos. Peu importe les obstacles que l’on cherche à me susciter, mon amour les vaincra. Je partirai immédiatement pour Lhassa.
Et, sortant de sa rêverie, il donna un coup de talon(131) dans le ventre de son cheval qui partit au galop. La secousse que ce brusque changement d’allure imprima au cavalier lui rendit la pleine conscience de son entourage qui lui avait échappé tandis qu’il s’abstrayait dans ses pensées.
Il faisait grand jour, le soleil se levait. Il se trouvait dans une vallée étroite qu’il ne se souvenait pas d’avoir parcourue en venant chez le ngagspa. On arrivait à son camp, il se le rappelait bien, par une vaste plaine. Il aurait dû, aussi, voir le soleil se lever à sa gauche, tandis que les rayons qui l’annonçaient émergeaient des cimes se trouvant à sa droite. Par manque d’attention il avait laissé son cheval prendre une fausse direction. Devait-il rebrousser chemin ? Derrière lui, trois vallées convergeaient vers celle qu’il suivait maintenant. Par laquelle de celles-ci était-il venu ? Il n’en avait pas la moindre idée.
Qu’allait-il faire ? Un cavalier ne se perd pas irrémédiablement dans les tchang thangs, surtout en été alors que les dokpas campent en terrain découvert. Tôt ou tard, il apercevrait des tentes où il pourrait aller demander son chemin. Tôt ou tard, mais l’idée de ce « tard » déplaisait fortement à Mipam. Il était venu par l’une des trois vallées qui s’ouvraient, au-dessous de l’endroit où il se trouvait, cela était un fait certain. Il pouvait donc redescendre l’une d’elles, au hasard, et si elle ne le ramenait pas en vue du camp d’Alak Wangtchén, il n’aurait qu’à revenir sur ses pas et à tenter la chance par une autre des trois vallées, quitte, s’il se trompait encore, à revenir de nouveau pour prendre la troisième de celles-ci qui, alors, infailliblement, le conduirait au lieu d’où il s’était écarté de sa route. Toutefois, la perspective de ces allées et venues n’était guère plaisante, elles lui prendraient peut-être toute une journée.
Quelle malchance le poursuivait donc ?
Le sentier à peine marqué sur lequel il s’était engagé montait en pente douce vers une arête de montagne. Qui sait si, de ce sommet, il ne pourrait pas distinguer la direction suivie par les vallées divergentes et la plaine d’où il venait. La distance qui l’en séparait ne semblait pas très considérable, il pouvait y avoir avantage à la parcourir plutôt que de tenter l’épreuve des vallées. Tout ennuyé qu’il fût de s’écarter encore davantage de son chemin, Mipam continua en avant.
Il s’était passablement trompé dans l’évaluation de la longueur du sentier menant au sommet. De l’endroit d’où il l’avait regardé, celui-ci paraissait s’élever graduellement sur un même versant. Un repli de la montagne produisait cette illusion. En réalité, après avoir atteint le haut d’une première pente, le sentier descendait dans une vallée, d’où il remontait en zigzaguant sur un second versant que Mipam avait cru être la continuation ininterrompue de celui qu’il voyait devant lui. Il mit deux heures à gagner la crête de la montagne. Le chemin y passait par un col. De là, Mipam vit, loin au-dessous de lui, un immense plateau. À l’extrémité de celui-ci, vers le nord, une rivière coulait au pied d’une autre chaîne de montagnes. La description faite par le serviteur du nieunchés lui revint soudainement à la mémoire : « Un large thang, une rivière coulant à son extrémité…» Il était sur le chemin de Ngarong.
En pareille circonstance, pas un Tibétain n’eût douté que la conduite de son cheval, changeant de direction, et son propre manque d’attention qui ne lui avait pas permis de s’en apercevoir, n’eussent été provoqués par une puissance occulte. Mipam, pétrifié par la surprise, voyait, dans cet incident, l’œuvre du même pouvoir qui semblait régir sa vie et contrecarrer tous ses projets. Sa fuite de Lhassa et les retards qu’il faisait lui-même subir au voyage qui devait l’y ramener, étaient dus à une volonté différente de la sienne et dont il était le jouet. Voulait-elle son bien ou son malheur ? Un être, déité ou démon, était là, sans doute, invisible pour lui, le guettant, épiant les sentiments que lui causait la surprise de se trouver à cet endroit, ricanant méchamment, peut-être, parce qu’il avait éloigné, encore davantage, le moment où il retrouverait Dolma.
Qu’allait-il faire ? Irait-il à Ngarong comme on l’y poussait ou lutterait-il encore en revenant sur ses pas et tentant de revenir au camp d’Alak Wangtchén par l’une ou l’autre des trois vallées. Mipam se sentait faible, environné d’un mystère inquiétant.
— Dolma ! murmura-t-il, ma petite, chère Dolma !…
Ses yeux s’emplissaient de larmes.
« Allons à Ngarong, décida-t-il avec lassitude. Peut-être y aurai-je l’explication des réponses obscures du nieunchés. Les plans que j’ai formés peuvent n’être point ceux qui doivent m’assurer le succès. »
Il avait déjà mille fois examiné, ou cru examiner ces mêmes pensées ; en vérité, il les subissait. Elles se déroulaient automatiquement, passant et repassant dans son esprit, le harassant, le brisant.
Au bord de la rivière, il trouva les camps dont lui avait parlé le domestique d’Alak Wangtchén et s’y informa du chemin conduisant à Ngarong.
— Je puis y arriver demain, n’est-ce pas ? demanda-t-il aux dokpas.
— Demain ! s’exclamèrent ceux-ci. Non certes, Kouchog. Après-demain soir, peut-être, ou le jour suivant.
Mipam ne fit point de remarque. Il lui semblait bien que le berger du nieunchés avait dit que le trajet ne prenait que deux jours, mais il pouvait avoir mal compris, ou bien l’homme s’était trompé. Mipam s’attendait au pire.
Sur l’autre rive de la rivière, le sentier montant, descendant et remontant continuellement, s’enfonçait au cœur de la montagne. Mipam passa la nuit près d’un tout petit lac serti au fond d’un cirque minuscule. La journée suivante s’écoula sans que rien n’annonçât la proximité d’un monastère et, à la tombée du soir, Mipam s’arrêta en face d’une grande caverne à quelque distance de laquelle coulait un ruisseau. L’herbe était abondante, son cheval aurait de quoi paître, et, lui-même, trouverait un abri sous le toit de rocher.
Mipam dessella sa bête, la laissa libre tandis qu’il soupait puis, ayant transporté ses bagages dans la caverne, il attacha l’animal à un fort piquet, lui laissant une liberté suffisante au bout d’une longue corde pour qu’il puisse continuer à brouter l’herbe pendant la nuit. Ayant vaqué à ces soins Mipam se coucha et s’endormit presque aussitôt.
Le bruit de pas mous tournant autour de lui et un souffle chaud passant sur sa figure le réveillèrent. La nuit était claire, il vit près de lui un ours qui, la tête penchée vers lui, l’examinait. C’était un ours au pelage couleur isabelle, de l’espèce dénommée démo. Les ours sont nombreux dans les tchang thangs. Lors d’une rencontre analogue, l’hiver précédent, Mipam avait cru que la bête s’était rendu compte de la sympathie qu’il éprouvait pour elle et y avait répondu en regagnant, non loin de son camp, la tanière dont la peur l’avait fait fuir. Toutefois, en cette occasion, il ne se trouvait pas dans l’antre même de l’animal, une distance très appréciable l’en séparait et quatre hommes armés l’accompagnaient. Le tsongpön n’était plus le petit garçon candidement prêt à jouer avec un léopard ; il avait, plus d’une fois, entendu raconter que des voyageurs solitaires s’étant abrités dans le repaire d’un ours, en l’absence de ce dernier, avaient été mis à mal par lui à son retour dans son logis. Il savait que ces histoires étaient vraies, mais il n’était pas de ceux qui attaquent par crainte d’être attaqués ; l’ours ne semblait pas menaçant, l’immobilité de l’intrus qu’il trouvait chez lui pouvait le rassurer et l’engager à s’éloigner. Après l’avoir flairé pendant quelque temps, l’animal alla se coucher contre le roc, de l’autre côté de la caverne. Mipam demeurait toujours immobile, incapable de se rendormir si près de cet inquiétant compagnon. Et, comme il ne dormait pas, la similitude de la situation réveilla dans sa mémoire son tête-à-tête dans la forêt avec le léopard et son geste instinctif pour lui sauver la vie quand la flèche empoisonnée de son frère menaçait de le tuer. Il se rappelait, dans ses moindres détails, cette aventure singulière de son enfance, il se rappelait aussi les sentiments qui l’animaient alors, son rêve d’universelle amitié. Il avait aimé l’ami à la robe tachetée qui était venu se coucher auprès de lui. L’aimait-il aussi, ce gros ours qui dormait ou, peut-être, songeait à quelques pas de lui ? Serait-il prêt à renouveler le geste d’autrefois, si le même danger menaçait le pesant animal qui l’avait si attentivement examiné. Il s’interrogea, scrutant les plus secrètes profondeurs de son être et, répondant à cette investigation, la flamme mystique ancienne, qui sommeillait en lui, jaillit, l’envahit, le brûla divinement. Oui, il aimait cet ours poilu et lourd comme il avait aimé le svelte léopard, au péril de sa vie, et comme il avait aimé ses yaks, bravant, pour eux, la misère, leur épargnant la mort au prix de tout ce qu’il possédait. Il aimait tous les êtres : les faibles et ceux qui paraissent forts et sont souvent les plus faibles de tous. Bonheur à tous ! Que n’était-il un dieu puissant, capable d’inonder le monde d’un flot de bonheur !
Près de lui, l’ours sommeillait ; le bruit égal de sa respiration et le babillage continu du ruisseau voisin berçaient la rêverie de Mipam.
— Ils m’ont pris Dolma, murmura-t-il, parlant à lui-même, et je l’aime, Dolma ; mais qu’elle soit heureuse, heureuse loin de moi, si son bonheur doit y être plus grand que celui que je pourrais lui donner. Je ne te veux pas captive, Dolma ; j’ouvre les bras qui voulaient se serrer sur toi, te saisir, t’emporter, te garder. Dolma, ce n’est pas moi que j’aime en t’aimant, c’est toi, toi seule, petite fée de mon enfance…
Confusément, le jeune homme discerna une procession de figures lumineuses entrant dans la caverne, un chœur de voix lointaines chantait des paroles qu’il ne pouvait saisir… Il s’abîma dans l’extase.
Quand il reprit conscience de ce qui l’entourait, le jour commençait à poindre. L’ours dormait toujours. Mipam le regarda amicalement et quitta doucement la caverne. Près du ruisseau, il mangea un peu de tsampa, but de l’eau, sella son cheval et se remit en route.
Vers la fin de la matinée, tandis qu’il descendait, à pied, une pente très raide, quelques gazelles bondirent devant lui et, au lieu de fuir, le suivirent jusque dans la vallée. Voyant un petit cours d’eau serpenter au fond de celle-ci, Mipam décida d’y prendre son repas du milieu du jour. Il s’assit donc près du ruisseau et déballa ses vivres, tandis que les gazelles continuaient à le regarder.
Cette région doit être peu fréquentée et les chasseurs n’y viennent certainement pas, pensa Mipam. Nulle part je n’ai vu les animaux sauvages se montrer aussi familiers. Ayant fini de manger, il humecta de la tsampa avec de l’eau, en forma un certain nombre de boulettes et déposa celles-ci sur des pierres.
— Je vous invite à ce petit repas, dit-il en souriant, s’adressant aux gentils animaux. Puis il s’éloigna, gravissant les pentes qui bordaient la vallée. Il avait à peine fait quelques pas que toutes les gazelles accoururent et mangèrent l’offrande qu’il leur avait laissée ; puis elles se mirent à paître et à folâtrer dans les prairies. Le sentier suivi par Mipam devenait de plus en plus mal marqué, le jeune homme commençait à craindre de s’égarer, lorsque, peu avant le coucher du soleil, un défilé qu’il suivait s’élargit, fit un brusque coude et Ngarong gompa lui apparut soudainement.
Le site était singulier. Le monastère lui-même se dressait sur une crête formée par des rocs blancs, affectant l’aspect de bâtiments faits de main d’homme. De l’endroit où il se trouvait, Mipam distinguait des colonnades, des portiques, des pyramides et des murailles crénelées. Les constructeurs de la gompa avaient utilisé ces édifices naturels, se bornant à les compléter. Devant le monastère, au pied de la falaise sur laquelle il était perché, s’étendait un vaste thang où aboutissaient cinq vallées. De-ci, de-là, blottis au fond de celles-ci, ou perchés haut, sur les pentes qui les bordaient, de nombreux ermitages s’apercevaient, beaucoup d’entre eux ayant utilisé, comme le monastère, lui-même, des cavernes ou des rocs formant des chambres naturelles. Des ruisseaux descendaient le long des flancs des montagnes, et se jetaient dans une rivière coulant paisiblement parmi les alpages. L’ensemble du paysage respirait un calme heureux et dégageait une impression d’extrême solitude.
Ainsi, il était arrivé à Ngarong ; il ne lui restait qu’à monter vers la gompa. Celle-ci n’était pas abordable par la falaise, mais un sentier s’engageant dans la vallée qu’elle dominait paraissait y conduire en la contournant. Mipam traversa le thang, rétréci dans la partie où il avait abouti, passa la rivière peu profonde et gravit le sentier qu’il avait aperçu de loin. Comme il l’abordait, un gong résonna dans le monastère, puis le silence retomba.
En cours de route, Mipam passa au-dessous d’un ermitage. Celui-ci était hermétiquement clos et nul bruit ne s’entendait décelant les mouvements d’un habitant. Le chemin finissait sur un plateau dont le monastère occupait l’extrémité, coupée à pic. Personne n’était visible aux alentours. Mipam s’approcha d’une porte rustique, très massive, encastrée dans une muraille rocheuse et, la trouvant fermée, y frappa. Un temps assez long s’écoula, puis les verrous de bois furent tirés et un vieux trapa apparut. Il ne proféra pas une parole pour questionner le voyageur, mais l’interrogea du regard, sans le laisser entrer.
— Je suis un marchand de Dangar, mon nom est Mipam. Je désire poser une question devant les tombes de vos lamas, les tulkous de Yéchés Nga Dén, afin d’en obtenir la réponse par un signe ou par un rêve. L’avis dont j’ai besoin concerne une chose qui m’est plus chère que la vie. Pourrais-je, aussi, être admis en présence de votre lama lui-même ?
Le trapa regarda curieusement le solliciteur. Sans répondre, il se recula et ouvrit plus largement la porte pour donner passage au cheval. Mipam comprit qu’il lui était permis d’entrer.
Il fut guidé à travers des rues tortueuses singulièrement bordées de rocs transformés en habitations. Leurs formes bizarres qui n’avaient point été altérées par les constructeurs du monastère donnaient à ce dernier une apparence fantastique. Mipam fut introduit dans une chambre irrégulièrement voûtée, éclairée par une large ouverture dans le roc. À travers celle-ci, on apercevait le vaste thang s’étendant au-dessous de la falaise, son prolongement dans le lointain, du côté opposé à celui par où Mipam était arrivé et, juste en face, le débouché de la gorge qu’il avait suivie.
— Déposez vos bagages, dit laconiquement le trapa, je vais vous montrer l’écurie.
Mipam obéit puis suivit de nouveau son taciturne guide. Trois chevaux se trouvaient dans l’écurie, mais celle-ci ne devait pas être unique parce que, à quelque distance d’elle, on entendait d’autres chevaux frapper du pied et une odeur sui generis de fumier venait du même côté. Les trois chevaux étaient libres et lorsque Mipam voulut attacher le sien, le trapa lui fit signe de s’en abstenir. Il lui montra ensuite, dans une chambre voisine, des sacs de grain, de pois et de fèves, puis touchant à celle-ci, une longue voûte sous laquelle de la paille et du foin étaient amoncelés.
— Nourrissez votre bête, dit le moine. En continuant le chemin qui passe ici, vous arriverez à un ruisseau où elle pourra boire.
« Vous retrouverez facilement votre chambre, je pense.
Sans laisser à Mipam le temps de répondre, ou de demander des explications, s’il avait des doutes sur la direction à prendre dans ce dédale, le moine s’en alla et disparut derrière un chörten.
Le jeune homme n’avait jamais vu de gompa de ce genre.
Lorsqu’il entra dans sa chambre il vit qu’on y avait apporté un brasero plein de cendre rouge sur lequel reposait une grande théière pleine de thé beurré. Un sac de tsampa, une motte de beurre et un pot en bois contenant de la cho étaient déposés sur une projection du rocher façonnée pour servir de table.
Lorsque la nuit fut venue, le même gong qu’il avait déjà entendu en montant vers la gompa sonna par trois fois, puis ce fut de nouveau le silence, un silence plus silencieux que tous ceux qu’il avait connus au cours de ses voyages à travers les solitudes, un silence qui s’imposait avec une force irrésistible et éteignait jusqu’au bruit, non perçu par les humains ordinaires, que produit la pensée.
Le lendemain matin, Mipam alla faire boire son cheval et lui donna à manger. Par l’effet d’une sollicitude semblable à celle qui s’était manifestée la veille, quand il revint à sa chambre, le brasero refroidi avait été remplacé par un autre sur lequel fumait une théière pleine de thé frais. Cependant personne ne se montrait. Le gardien de la porte ne l’avait-il pas compris ? – Devait-il sortir pour essayer de rencontrer un autre trapa et lui exposer le but de sa visite ? – Mipam hésitait à entreprendre des investigations dans cette étrange gompa, son lama s’en offenserait peut-être.
Dans le courant de la matinée, un moine enveloppé de la toge jaune des ermites entra dans sa chambre.
— Soyez le bienvenu à Ngarong, dit-il avec une amicale courtoisie. L’on m’a dit ce qui vous y amène. Peu de pèlerins sont admis à demander des avis ou à poser des questions devant les tombeaux de nos lamas. Pour y être autorisés, il faut que le but qu’ils poursuivent ait, vraiment, une importance majeure. Un trapa des nôtres s’est livré à quelques calculs astrologiques à votre sujet ; ils ont donné des résultats étonnants. Je n’ai pas à vous les communiquer. Sachez seulement qu’il vous est permis de tenter l’épreuve que vous désirez ; mais auparavant, il vous faudra tranquilliser votre esprit, scruter vos intentions et les purifier au cours d’une retraite de dix jours. Telle est la règle.
« Vous êtes prêt à vous y soumettre, n’est-ce pas ? Dans le cas contraire, nous vous fournirions des provisions et vous prierions de quitter notre monastère demain matin.
Un nouveau retard ! Dix jours ! Le temps d’avoir rejoint ses hommes et d’être déjà loin sur la route de Lhassa ! Pourquoi était-il venu à Ngarong ? – Dans quel piège venait-il encore de tomber ?… S’en aller le lendemain paraissait à Mipam le parti le plus sage, mais il était incapable de le prendre. La gompa fantastique s’emparait de lui. De tous les gyaltséns taillés dans le roc qui hérissaient ses toits, de tous les recoins de ses rues tortueuses, de toutes les baies déchiquetées de ses édifices étranges, des liens, pareils à des tentacules, s’élançaient et l’enserraient. L’évasion n’était pas possible, une fusion mystérieuse s’opérait. Mipam sentait Ngarong pénétrer en lui, devenir partie intégrante de son être, tandis que lui-même, se dilatant, s’incorporait à chaque pierre du monastère.
— Je ferai la retraite, répondit-il à voix basse.
— Bien. Vous demeurerez dans votre chambre. Ne prenez plus la peine de soigner votre cheval ; on s’occupera de lui.
Et sans rien ajouter, le moine le quitta.
Ce jour même, Kalzang, muni d’argent et de provisions pour un long voyage, arriva au camp des dokpas. Le trapa de Dangar, Thartchin, qui avait déjà accompagné Mipam à Lhassa, était avec lui. En plus de leurs montures, ils amenaient deux chevaux et trois mules.
D’après ce que lui avait dit le messager envoyé par Mipam, Kalzang croyait trouver ce dernier au camp, mais les jours passèrent sans que le jeune homme revînt. Kalzang et Thartchin commençaient à s’inquiéter et parlaient d’aller à sa recherche. Les dokpas à qui le tsongpön était sympathique et qui escomptaient, pour l’avenir, de profitables transactions avec lui, auraient volontiers coopéré aux recherches, mais le fait que Mipam s’était rendu chez Alak Wangtchén les rendait hésitants. Le ngagspa pouvait avoir des raisons spéciales pour retenir Mipam. Il célébrait peut-être un doubthab à son intention et, dans ce cas, des interventions inopportunes, mêmes indirectes, provoqueraient sa colère. Or, les dokpas ne se souciaient pas de s’attirer l’animosité redoutable d’un magicien. Mieux valait, leur semblait-il, demander des directives à un mo, avant de rien entreprendre. Plusieurs mos faits, séparément, par différents trapas de la banag gompa s’accordèrent pour déconseiller de rechercher Mipam et, en présence de cette unanimité, personne n’osa passer outre.
Les chefs de la tribu avaient accaparé Kalzang. Tout en le régalant de bière et de viande bouillie, ils lui vantaient l’excellence toute particulière de la laine et de la chair de leurs moutons, la qualité remarquable du beurre que donnait le lait de leurs dis(132), et la solidité hors pair des étoffes en poil de yak, propre à confectionner des sacs, que tissaient les femmes de leur tribu. Ils espéraient que par les rapports favorables de son employé, Mipam pourrait être amené à se fournir chez eux.
Quant à Thartchin, il passait son temps en compagnie de ses frères-moines de la banag gompa. La conversation revenait souvent sur la singulière absence de Mipam et chaque trapa y apportait sa part de conjectures.
— Le tsongpön doit être allé à Ngarong, dit un jour le chef de la gompa. Alak Wangtchén ne le retiendrait pas aussi longtemps.
— Et pourquoi s’attarderait-il davantage à Ngarong ? demanda Thartchin.
— Pourquoi ?… Je ne le sais pas, mais Ngarong est un endroit bizarre et ses trapas ne sont pas des trapas comme nous tous.
— Qu’est-ce que Ngarong a de particulier ?
— C’est un monastère d’ermites qui portent des zen (toges) jaunes. Ce n’est pas cela qui est curieux, il y a d’autres gompas d’anachorètes, mais Ngarong est un mystère, un miracle.
— Comment cela ?
— D’abord le monastère n’a pas été bâti par des hommes, il est rangdjeune(133).
— Oh !
— Et puis, toutes sortes de prodiges surviennent autour de Ngarong et ses lamas tulkous sont toujours des gens extraordinaires.
« On dit que l’avant-dernier de ceux-ci : Yéchés Nga Dén, le dix-septième tulkou de la lignée, était un véritable bouddha. Son savoir et sa bonté dépassaient toute mesure. Il suffisait aux malades, hommes ou bêtes, de le regarder pour être guéris et les plus méchants des êtres devenaient bienveillants et charitables s’ils passaient seulement quelques jours auprès de lui. Nombre de démons qui, autrefois, se complaisaient à faire le mal, habitent maintenant dans les montagnes proches de la gompa et y vivent en anachorètes, pratiquant la méditation de la compassion infinie et protégeant les habitants des régions voisines. Dans un large rayon de territoire, autour du monastère, les animaux sauvages sont devenus familiers. Ils ne craignent pas l’homme, ne se font pas la guerre entre eux et il est impossible à un chasseur de les tuer. Par bravade, certains l’ont essayé, mais sans succès. Leurs chiens se mettaient à jouer amicalement avec les gazelles, les kyangs et les loups ; leurs fusils ne partaient pas, ou bien leur tombaient des mains et quelques efforts qu’ils fissent pour persévérer dans leur endurcissement, ils finissaient par s’asseoir près des bêtes qu’ils étaient venus pour tuer et les caressaient.
— C’est merveilleux ! s’écria Thartchin. Et, interrogeant son interlocuteur :
« Avez-vous vu ces animaux sauvages s’approcher de vous ?…
— Je n’ai jamais été à Ngarong.
— Pourquoi ? N’avez-vous jamais été tenté de contempler la gompa surgie miraculeusement, ou de voir toutes ces bêtes familières ?
— Si, mais il me paraît plus prudent de ne pas s’approcher des lieux hantés par les dieux et par les démons. À moins d’être un grand naldjorpa, très profondément versé dans les choses de la religion, il vaut mieux se tenir à l’écart des prodiges et de ceux qui en opèrent.
— Est-ce que notre tsongpön connaît Ngarong ?
— Je lui en ai dit quelques mots, mais j’ai vu qu’il ne m’écoutait pas, il avait autre chose en tête.
— Quoi !
— Il voulait trouver un nieunchés très savant pour lui demander de faire un mo à propos de quelque chose qui, nous a-t-il dit, est d’une importance extrême pour lui.
« La fille du tsongpön Ténzing », pensa Thartchin.
— Nous lui avons conseillé d’aller consulter Alak Wangtchén qui est un grand nieunchés. Je voulais aussi lui dire que ceux qui posent leurs questions devant les tombeaux des lamas de Ngarong en reçoivent la réponse par le moyen d’une vision ou d’un rêve ; mais, il suivait ses propres idées et ne prêtait pas attention à mes paroles.
— Cet alak lui a peut-être conseillé d’aller à Ngarong.
— C’est douteux. Il n’aime pas les ermites de Ngarong. Mais votre tsongpön a pu penser à la gompa. Il en avait entendu parler, m’a-t-il dit.
— Mais pourquoi y resterait-il si longtemps ?
Le chef de la banag gompa fit un geste indiquant qu’il n’en avait pas la moindre idée.
Thartchin rapporta cette conversation à Kalzang, dès qu’il se trouva seul avec lui, dans leur tente. Ce dernier ne connaissait même pas de nom le monastère de Ngarong, mais après avoir entendu ce qui se disait au sujet des animaux devenus familiers et des démons ramenés au bien, il déclara :
— Sans aucun doute, Kouchog Mipam est là, de tels prodiges sont précisément ceux dont il rêve. Je vous l’ai dit, à toi et à ton ami, lorsqu’il nous a quittés à Charakouto, en revenant de Lhassa. Il est capable de devenir un saint. À Lhassa, quand nous étions chez le tsongpön Ténzing, ses employés m’ont dit que notre patron est magicien.
— C’est un racontar absurde.
— Peut-être pas. Il a été, plus ou moins, le disciple d’un lama de Kham qui était l’hôte d’un petit gyalpo du pays de Tromo. Notre patron est Tromopa. Ce lama s’est brouillé avec le gyalpo et le gyalpo a voulu le faire tuer par un sorcier, mais on a trouvé le sorcier étranglé dans la hutte murée où il célébrait les rites qui tuent. Puis il y a autre chose. Ce n’est pas très clair : le fils de ce gyalpo et Kouchog Mipam avaient eu une querelle et le jeune prince a été trouvé mort en même temps que le sorcier, à quelques pas de sa hutte.
— Et Kouchog Mipam était là ?
— Non, on dit qu’il était alors à Jigatzé chez le tsongpön Tseundu, l’ami de Kouchog Ténzing.
— Eh bien, s’il n’était pas là…
— Cela prouve qu’il a tué le prince par magie. On a trouvé un de ses gilets dans les fourrés, tout près de l’endroit où le prince gisait, une flèche dans le cœur.
— Un gilet ne peut pas tirer une flèche.
— Ah ! tu crois cela… Tu n’es pas bien savant pour un membre du clergé. Certainement il le peut si son maître a le pouvoir de l’animer en lui communiquant sa volonté.
— Je ne vois pas bien cela, dit Thartchin en hochant la tête.
— Tu as l’esprit peu ouvert.
— Mais ne disais-tu pas que Kouchog Mipam avait certaines tendances à devenir un saint…
— Précisément, un très grand saint, pas un pauvre brave saint vulgaire. Ce jeune prince était méchant – cela se devine facilement –, il allait faire du mal, Kouchog Mipam le prévoit, il le tue par charité. Il lui épargne les conséquences pénibles que ses mauvaises actions auraient entraînées et il sauve ceux que ces mauvaises actions auraient fait souffrir. Est-ce que tu n’es pas capable de comprendre cela ?
— Euh ! fit le trapa sans conviction. Pourquoi n’irions-nous pas jusqu’à Ngarong, voir si Kouchog Mipam s’y trouve et s’il n’a pas besoin de nous ?
— Non, répondit Kalzang. Ce que tu m’as appris au sujet de Ngarong me rend certain que nous ne devons pas y aller chercher notre patron. Kouchog Mipam est très bon, mais il n’aime pas que l’on se mêle de ses affaires. Il y a plusieurs années que je le sers, je sais cela. Il reviendra quand cela lui plaira et s’il a besoin de nous, il nous fera appeler. Il n’est pas bon d’intervenir dans ce qui concerne la religion.
— Rien ne prouve qu’il s’agisse de religion… J’aurais bien voulu voir le monastère que personne n’a bâti…
— Il est plus prudent de s’en tenir à distance. Le saluer d’ici suffira à nous faire acquérir des mérites.
— L’on pourrait faire encore un mo.
— Dans quelques jours, si Kouchog n’est pas encore de retour.
La nuit était venue, les deux hommes étendirent chacun une couverture sur le sol, fermèrent les rideaux de leur tente et se couchèrent. Kalzang s’endormit bientôt. Alors, Thartchin se mit sur son séant, les jambes croisées, et prit son chapelet qu’il avait posé près du sac qui lui servait d’oreiller.
— Au nom du Triple Joyau… murmura-t-il.
Puis il partagea les grains du chapelet, les compta d’une certaine manière pour faire des mos et s’éclairer directement, sur la personnalité inquiétante de son patron, le mystère de l’aventure qu’il poursuivait et les risques que lui, Thartchin, courait en le suivant.