Du fond de la nuit, un son monta, le premier depuis que la Pause s'était installée. Un bruit qui n'émanait pas d'eux. Un rire. Le rire rauque du vagabond qui avait flambé comme un immense candélabre dans l'appartement de Harry et qui était réapparu plus tard pour les harceler dans l'appartement d'Ordegard.
Et, une fois encore, par habitude, ils portèrent la main à leurs holsters. Pour se rappeler aussitôt l'inutilité absolue de leurs armes.
Au sud, tout en haut du bloc d'immeubles, de l'autre côté de la rue, Tic-tac franchit l'angle avec son aspect de vagabond qui leur était trop familier. Le golem. Plus grand encore. Deux mètres et demi, les cheveux et la barbe encore plus hirsutes. Une tête léonine sur un cou massif comme un tronc d'arbre. Des épaules colossales.
Un torse immense et des mains grandes comme des raquettes de tennis. Son imperméable noir était déployé
comme une tente.
- Mais pourquoi j'étais si impatiente de le voir ? souffla Connie, exprimant exactement la pensée de Harry.
Avec son rire de troll étouffé, Tic-tac s'éloigna du tournant et s'avança en diagonale dans la rue, droit sur eux.
- Et c'est quoi le plan ? demanda Connie.
- quel plan?
- Mais merde, on a toujours un plan.
Et Harry fut réellement surpris de s'apercevoir qu'ils attendaient l'arrivée du golem sans même songer à un plan d'action. Ils étaient flics depuis tant d'années et ils faisaient équipe depuis pas mal de temps: ils devaient savoir comment réagir au mieux dans n'importe quelle situation, comment répondre à n'importe quelle menace.
D'ordinaire, ils n'avaient même pas besoin de cogiter sur telle ou telle stratégie, ils agissaient d'instinct, en totale confiance dans les réactions de l'autre. Dans les rares occasions o˘ ils avaient d˚ définir une action, quelques mots avaient suffi, dans le langage de deux partenaires parfaitement synchrones. Mais là, confrontés à un adversaire quasi invulnérable, fait de pierres, de boue, de vers de terre et de Dieu sait quoi, par un destructeur sauvage et acharné qui appartenait à une inépuisable armée que leur véritable ennemi pouvait susciter, ils semblaient avoir perdu leur instinct, leurs facultés de réflexion. Ils attendaient qu'il approche, paralysés.
Courir, ilfaut courir, se dit Harry, et il était sur le point de suivre ce conseil lorsque le golem géant s'arrêta au milieu de la rue, à vingt mètres d'eux.
Harry ne lui avait encore jamais vu de tels yeux. Ils n'étaient pas lumineux mais embrasés. Et bleus. Bleus comme les flammes du gaz. Ils dansaient dans ses orbites et projetaient des formes lumineuses sur ses pommettes, changeant les boucles de sa barbe en filaments de néon.
Tic-tac déploya les bras et leva ses mains énormes au-dessus de la tête à la façon d'un prophète de l'Ancien Testament dressé sur une montagne, prêt à transmettre à
ses adeptes les messages d'ailleurs. En vérité, il devait y avoir sous son imperméable des tables de pierre capables de contenir une centaine de commandements.
- Dans une heure de temps réel, le monde recommencera. Je vais compter jusqu'à cinquante. Si vous survivez pendant une heure, je vous laisserai vivre, et je ne reviendrai plus vous tourmenter.
- Doux Seigneur Jésus ! chuchota Connie. C'est vraiment un enfant méchant qui joue.
Ce qui le rendait au moins aussi dangereux que n'importe quel sociopathe. Plus encore: certains jeunes enfants, dans leur ignorance de toute empathie, pouvaient se montrer cruels à l'extrême.
- Je vais vous donner la chasse en jouant franc jeu, dans les règles. Je ne me servirai d'aucun de mes tours, seulement de mes yeux. (Il pointa un doigt sur ses orbites bleues.) De mes oreilles aussi, et de mes sens. (Il se tapota le cr‚ne. Pas de mauvais tours. Pas de Pouvoirs Spéciaux. «a sera plus drôle comme ça. Un... deux... vous feriez bien de vous mettre à courir, vous ne pensez pas ?
Trois... quatre... cinq...
- Mais ça ne peut pas être vrai, dit Connie, tout en se retournant pour se mettre à courir.
Harry la suivit. Ils descendirent la ruelle, tournèrent devant le Green House, ét faillirent percuter le clochard décharné qui s'appelait Sammy et qui était à présent gelé
en plein bond, sur un pied. Le bruit de leur course éveilla des échos bizarres quand ils plongèrent dans l'ombre. Ils ne semblaient pas appartenir aux bruits du monde réel, ils étaient trop brefs, moins réverbérants.
Tout en courant, grimaçant sous les multiples douleurs que chaque foulée faisait monter en lui, Harry essaya d'imaginer une stratégie qui p˚t leur permettre de survivre dans l'heure que leur accordait Tic-tac. Mais, tout comme Alice, ils avaient traversé le miroir pour pénétrer dans le royaume de la Reine Rouge, et aucun plan aucune logique ne seraient efficaces au pays du Chapelier Fou et du Chat du Cheshire, o˘ l'on méprisait la raison pour épouser le chaos.
Onze... douze... Si je vous trouve, vous êtes morts...
treize...
Bryan s'amusait bien.
Il était vautré dans ses draps de soie noire, il créait activement, et Devenait glorieusement, sous les regards d'adoration des yeux votifs dans leurs reliquaires de verre.
Cependant, une partie de lui-même était dans le golem, ce qui était tout aussi enthousiasmant. Cette fois, il avait conçu la créature plus grande, comme une machine à tuer terrible et imparable, ce qu'il y avait de mieux pour terroriser le super-héros et sa pute. Ses épaules énormes étaient les siennes, à lui, également, de même que ses bras puissants dont il maîtrisait chaque muscle. En les faisant jouer, en éprouvant les contractions et les extensions de ces muscles inhumains, il pouvait tout juste contenir son excitation maintenant que la traque allait commencer.
... Seize... dix-sept... dix-huit...
Il avait construit ce géant à partir d'argile et de sable, il lui avait donné l'apparence de la chair, il l'avait animé
- tout comme le premier dieu avait créé Adam à partir de boue inerte. Bien que sa destinée f˚t de devenir une divinité plus impitoyable encore que celles qui l'avaient précédé, il pouvait créer aussi bien que détruire. Et personne ne pouvait prétendre qu'il était un dieu inférieur à ceux qui avaient régné. Personne.
Il se dressait au milieu de l'autoroute du Pacifique, il s'y érigeait, contemplait le monde immobile et silencieux et se satisfaisait de ce qu'il avait modelé. C'était cela son Très Grand et Très Secret Pouvoir: la capacité d'immo-biliser toute chose comme un horloger qui ouvre une montre et pointe l'outil adéquat dans le mécanisme.
... Vingt-quatre... vingt-cinq...
Le pouvoir avait grandi en lui pendant sa période de croissance, quand il avait atteint l'‚ge de seize ans, mais il avait d˚ attendre d'avoir dix-huit ans pour s'en servir. Ce qui était normal. Jésus, lui aussi, avait eu besoin de temps pour apprendre à changer l'eau en vin, à multiplier les pains et les poissons.
La volonté. Le pouvoir de la volonté. C'était l'outil qui permettait de refaire la réalité. Avant le commencement du temps et la naissance de cet univers, il y avait une volonté qui avait tout éveillé, une conscience que les gens appelaient Dieu, bien que Dieu ait été sans aucun doute différent et de bien des façons, de l'image que s'en faisait l'humanité - Il n'avait peut-être été qu'un enfant qui, dans ses jeux, avait créé les galaxies qu'il avait semées comme autant de grains de sable. Si l'univers était une machine en perpétuel mouvement créée par la seule volonté, elle pouvait être aussi modifiée de même reconstruite ou défaite. Pour manipuler et reproduire la création du dieu premier, il suffisait du pouvoir et de la compréhension. Ce qui était échu à Bryan. La puissance de l'atome n'était qu'une timide lumière quand on la comparait à la lueur aveuglante du pouvoir de l'esprit.
En imposant sa volonté, en se focalisant sur ses pensées et ses désirs, il avait découvert qu'il pouvait susciter des changements fondamentaux dans les fondements de l'existence.
... Trente et un... trente-deux... trente-trois...
Parce qu'il se vouait à Devenir et qu'il n'était pas encore le nouveau dieu, Bryan n'était capable de soutenir ces changements que durant de courtes périodes d'une heure tout au plus dans le temps réel. Il lui arrivait d'être irrité par ses limitations, mais il était persuadé
qu'un jour viendrait o˘ il pourrait altérer la réalité de façon permanente s'il le désirait. Entre-temps, tout en continuant à Devenir, il se contentait d'altérations amusantes qui changeaient les lois de la physique, au moins momentanément, et façonnait la réalité selon son caprice.
Lyon et Gulliver pouvaient avoir l'impression que le temps s'était arrêté, mais la vérité était plus complexe que cela. En mettant en application son extraordinaire volonté, comme s'il faisait un voeu avant de souffler les bougies d'un g‚teau d'anniversaire, il avait reconçu la nature du temps. Si le temps avait été un fleuve qui coulait en permanence et dont le cours exerçait ses effets, il l'avait transformé en une série de ruisseaux, de lacs tranquilles, et de geysers dont les effets étaient très variés. Le monde se trouvait à présent dans un des lacs o˘ le temps s'écoulait si lentement qu'il semblait s'être arrêté - pourtant, et selon sa seule volonté, lui et les deux flics étaient entrés en interaction avec cette nouvelle réalité tout comme avec l'ancienne. Ils n'avaient rencontré que des changements mineurs dans les lois qui régissaient la matière, l'énergie, le mouvement et la force.
... quarante... quarante et un...
Un souhait d'anniversaire, le passage d'une étoile filante, un voeu prononcé à une marraine. Des voeux, des voeux, encore des voeux.... c'est ainsi qu'il avait créé son terrain de jeux favori pour les parties de cache-cache.
D'accord, il avait tordu l'univers pour s'en faire un jouet, et alors?...
Il avait conscience d'être deux personnes de natures absolument différentes. D'un côté, il était un dieu en train de Devenir, exalté, avec des responsabilités et une autorité infinies. De l'autre, il n'était qu'un enfant irré-fléchi et égoÔste, cruel et vaniteux.
Et, de ce côté, il se disait qu'il ressemblait à l'humanité
- en pire peut-être.
... quarante-cinq...
En fait, il croyait qu'il avait été désigné justement parce qu'il avait été l'enfant qu'il avait été. L'égoÔsme et l'orgueil n'étaient que de simples reflets de l'ego, et sans un ego puissant, nul homme ne pouvait avoir assez confiance en lui pour créer. Un certain degré de témérité
était nécessaire si l'on souhaitait explorer les limites de sa puissance créatrice. Il fallait prendre des risques sans se soucier des conséquences. Ce qui pouvait être une vertu libératrice. Et comme il était destiné à être le dieu qui allait punir l'humanité pour avoir pollué la terre, la cruauté accompagnait nécessairement son Devenir. Sa capacité à rester un enfant, à éviter de gaspiller son énergie créative en nourrissant de manière insensée le troupeau, faisait de lui le candidat parfait à la divinité.
quarante-neuf... cinquante !
Pendant un certain temps, il tiendrait sa promesse, il les pourchasserait en utilisant ses seuls sens humains. Ce serait amusant. Un vrai défi. Et ce serait bien de pouvoir faire l'expérience des limitations sévères de leur existence, non pour développer de la compassion à leur égard - ils ne la méritaient pas - mais pour profiter plus pleinement, par comparaison, de ses extraordinaires pouvoirs.
Et dans le corps du vagabond géant, Bryan quitta la rue pour s'avancer dans ce parc d'amusement fabuleux qu'était la ville immobile, morte, silencieuse.
- Prêt ou pas prêt, j'arrive ! cria-t-il.
Une pomme de pin avait été arrêtée dans sa chute par la Pause. Elle ressemblait à une décoration de NoÎl suspendue à l'arbre dont elle était tombée. Un chat orange et blanc avait été paralysé en plein bond, entre une branche et le haut d'un mur en stuc, les pattes avant déployées, les pattes arrière encore dans la détente. Plus loin, un filigrane de fumée s'était arrêté au-dessus d'une cheminée, rigide comme une sculpture.
Connie, en courant au côté de Harry dans le coeur étrange et gelé de la ville, se dit qu'ils n'en réchappe-raient pas vivants. Pourtant, elle échafaudait et évacuait fébrilement des stratégies variées pour déjouer Tic-tac.
Sous sa coquille de cynisme, dans laquelle elle s'était depuis si longtemps amoureusement abritée, comme toute ‚me en ce monde, elle gardait l'espoir d'être différente et éternelle.
Elle aurait d˚ être choquée de découvrir au fond d'elle une foi aussi stupide et animale mais, bien au contraire, elle en fut heureuse et y adhéra pleinement. L'espoir pouvait être une forme de confiance trompeuse, mais elle ne voyait pas comment l'épreuve qu'ils enduraient pouvait être aggravée par une pensée positive.
En l'espace d'une nuit, elle avait appris tant de choses sur elle-même. Ce serait vraiment malheureux de ne pas vivre assez longtemps pour construire une vie nouvelle à
partir de ces découvertes.
Seules des stratégies pathétiques émergeaient du flot de ses pensées. Sans ralentir, le souffle de plus en plus rauque, elle suggérait tel ou tel changement de rue, de direction, avec le faible espoir qu'un parcours sinueux serait plus difficile à suivre qu'une trajectoire en ligne droite. Et elle les entraînait tous deux vers le bas de la colline parce qu'ils pourraient parcourir plus de distance en moins de temps s'il n'avait pas à affronter des côtes.
Tout autour d'eux, les citoyens de Laguna Beach, inertes, n'avaient pas la moindre conscience de leur course désespérée. Et s'ils étaient pris, Harry et elle, leurs cris n'arracheraient pas tous ces dormeurs à
l'enchantement.
Elle savait maintenant pourquoi les voisins de Ricky Estefan n'avaient pas entendu le golem fracasser le plancher du hall et battre Ricky à mort. Tic-tac avait arrêté le temps partout, sauf à l'intérieur du bungalow. Ricky avait été torturé et assassiné dans un espace de loisir sadique. De la même manière, quand Tic-tac les avait agressés dans la maison d'Ordegard et qu'il avait lancé
Connie à travers la vitre de la porte du balcon, les voisins n'avaient pas réagi au fracas ni aux coups de feu, puisque l'affrontement avait eu lieu dans un non-temps, une dimension à l'écart de la réalité.
Sans ralentir sa course, elle essayait de garder le rythme lent qui avait été celui de Tic-tac quand il avait commencé à compter. Elle atteignit très vite cinquante, et elle douta qu'ils aient mis suffisamment de distance entre eux et lui pour être en sécurité.
Si elle avait continué à compter, elle en aurait certainement été à cent quand ils durent s'arrêter, à bout de souffle. Ils s'appuyèrent contre un mur de brique pour récupérer.
Connie avait l'impression que sa poitrine s'était rétré-cie et que son coeur n'allait plus tarder à éclater. A chaque inspiration, du feu pénétrait dans ses poumons, comme si elle inhalait de l'essence en flammes. Sa gorge était à vif. Tous les muscles de ses jambes étaient douloureux, et sous l'effet de la circulation sanguine, tous les bleus et les égratignures de la nuit reprenaient vie.
Harry avait l'air en plus mauvais état qu'elle. Bien s˚r, il avait reçu plus de coups de Tic-tac parce qu'il l'avait affronté plus souvent.
quand elle retrouva la parole, elle lui demanda:
- Et maintenant?
Il cracha les mots comme autant d'explosions.
- qu'est-ce! que vous! diriez! si on! utilisait! des grenades !...
- Des grenades?
- Comme Ordegard.
- Oui, oui, je me rappelle.
- Les balles n'ont pas d'effet sur un golem.
- J'ai cru le remarquer.
- Mais si on fait éclater cette saleté...
- O˘ est-ce qu'on va trouver des grenades? Hein?
Vous connaissez une petite boutique d'explosifs sympa dans le coin ?
- Il y a peut-être un arsenal de la Garde nationale, non? quelque chose de ce genre.
- Harry, soyez réaliste.
- Le reste du monde ne me le semble guère.
- Si on fait péter cette ordure en miettes, il va récupérer de la boue et fabriquer un autre machin.
- Mais ça va le ralentir.
- Deux minutes, tout au plus.
- Chaque minute compte. Il faut qu'on tienne une heure.
Elle le fixa d'un regard incrédule.
- Harry, vous êtes en train de me dire que vous croyez qu'il va tenir sa promesse?
Du revers de sa manche, il s'essuya le front.
- Eh bien... ça se pourrait.
- Tu parles !
- Mais si, insista-t-il.
Elle aurait tellement voulu le croire qu'elle en avait honte.
Elle guetta les bruits de la nuit. Il n'y en avait aucun.
Ce qui ne signifiait nullement que Tic-tac n'était pas à
proximité.
- Il faut y aller? dit Connie.
- O˘?
En se redressant, Connie regarda autour d'eux et s'aperçut qu'ils se trouvaient dans un parking, à côté
d'une banque. A cinq mètres de là, une voiture était garée près d'un distributeur de billets. Deux hommes se tenaient près de la machine, dans la lueur de la lampe de sécurité.
Il y avait quelque chose d'anormal dans leur attitude.
Ils n'étaient pas seulement des statues vivantes, mais autre chose.
Connie s'avança vers l'étrange duo.
- Vous allez o˘? demanda Harry.
- Vérifier quelque chose.
Son instinct ne l'avait pas trahie. La Pause était tombée à l'instant précis d'un vol.
Le premier homme avait introduit sa carte bancaire pour retirer trois cents dollars. Il avait la cinquantaine avancée, les cheveux blancs, moustachu. Son visage doux était marqué par la peur. La liasse de billets neufs venait de sortir de la fente pour lui tomber dans la main quand tout s'était arrêté.
L'agresseur devait avoir dix-huit ou vingt ans. Il était blond, plutôt beau gosse. Jean, Nike, sweat-shirt: le type parfait du beach-boy que l'on trouvait durant tout l'été
dans les rues de Laguna, en sandales et short déchiré, le ventre plat, le bronzage acajou, les cheveux décolorés par le soleil. En le regardant tel qu'il était figé en cet instant, ou tel qu'il serait quand viendrait l'été, on pouvait penser qu'il manquait d'ambition et qu'il avait un certain talent pour la paresse, mais on avait du mal à imaginer qu'un garçon aussi beau pouvait nourrir des intentions criminelles. Même pris sur le fait, il gardait une expression de chérubin, un sourire c‚lin. Dans sa main droite, il avait un pistolet de calibre .32 dont le canon était pointé
sur l'échine de l'homme plus ‚gé.
Connie tourna autour du couple en les étudiant d'un air pensif.
- Mais qu'est-ce que vous faites? fit Harry.
- Il faut qu'on s'occupe de ça.
- On n'en a pas le temps.
- Mais on est des flics, non ?
- Des flics pourchassés, Bon Dieu !
- Mais qui d'autre empêchera le monde de plonger dans l'enfer, sinon nous?
- Une minute, juste une minute, protesta Harry. Je pensais que vous faisiez ce métier parce qu'il était excitant, pour vous prouver quelque chose à vous-même. «a n'est pas ce que vous m'avez dit ?
- Et vous, vous n'êtes pas là pour faire régner l'ordre et protéger les innocents?
Harry retint son souffle, comme s'il allait poursuivre la discussion, mais il se contenta d'un soupir exaspéré. Ce n'était pas la première fois qu'un de leurs accrochages se terminait de cette façon.
Elle se dit qu'il était plutôt séduisant quand il était poussé à bout. C'était un changement agréable par rapport à son habituelle sérénité qui devenait fatigante à la longue. En fait, elle découvrait qu'elle l'aimait tel qu'il était cette nuit, épuisé, pas rasé. Elle ne l'avait jamais vu ainsi, et n'avait même jamais espéré le voir sous cet aspect. Il paraissait plus brutal que minable, plus dangereux qu'à aucun autre moment.
- O.K., O.K., dit-il en s'avançant enfin pour inspecter de plus près la scene pétrifiée.
- Vous comptez faire quoi ?
- Procéder à quelques rectifications.
- «a pourrait être dangereux.
- A cause de cette question de vélocité ? Mais le papillon ne s'est pas désintégré.
Prudemment, elle effleura d'un doigt le visage du jeune agresseur. Sa peau, au toucher, était comme du cuir, et la chair plus ferme qu'elle n'aurait d˚ l'être. En retirant son doigt, elle laissa un creux qui, à l'évidence ne disparaîtrait qu'à la fin de la Pause.
Elle le regarda dans les yeux et dit:
- Ordure.
Il ne réagit pas: pour lui, elle était invisible. quand le temps reprendrait son cours normal, il ne saurait pas qu'elle s'était trouvée là.
Elle fit pression sur son arme. Et rencontra une nette résistance.
Elle agissait avec précaution car elle se disait que le temps pouvait recommencer brusquement à s'écouler alors qu'elle ne s'y attendait pas, que sa seule présence alerterait le jeune type et qu'il pourrait appuyer sur la détente. Il pourrait tuer l'autre homme, alors que son intention n'avait été que de lui voler ses dollars.
Lorsque l'extrémité du canon du .32 ne fut plus dans le dos de la victime, Connie le repoussa vers la gauche jusqu'à ce qu'il soit braqué sur la nuit.
Harry vint à son aide et écarta lentement les doigts du beach-boy.
- C'est comme si on était des gosses en train de jouer avec des modèles grandeur nature.
Le .32 resta suspendu en l'air. Connie s'aperçut qu'elle pouvait le déplacer plus facilement que le bras du braqueur. Elle s'en saisit, le plaça dans la main droite de l'homme figé devant le distributeur et lui referma les doigts. quand la Pause cesserait, il découvrirait qu'il avait tout à coup une arme au poing, surgie de nulle part.
Connie prit la liasse de billets de vingt et la lui fourra dans la main gauche.
- Maintenant, je sais comment ce billet de dix dollars que j'avais donné au clochard est revenu dans ma main par magie, dit-elle.
Harry, tourné vers la nuit, ajouta:
- Et moi, je comprends comment j'ai retrouvé ces quatre balles dans la poche de ma chemise.
- Et moi, la tête de cette statuette religieuse de Ricky Estefan... «a vous fiche une sale trouille de penser qu'on était comme ces gens, gelés dans le temps, pendant que ce pourri s'amusait avec nous.
- Vous avez fini, là?
- Pas encore. Tenez: aidez-moi à écarter ce type du distributeur.
Ensemble, ils réussirent à faire pivoter la statue humaine de cent quatre-vingts degrés. Et, quand ils eurent fini, c'était la victime qui braquait le .32 sur le jeune agresseur.
Connie et Harry, tels des manipulateurs habiles dans un musée de cire, avaient recomposé la mise en scène et donné un sens nouveau au drame.
- O.K., fit Harry. Maintenant, on dégage.
Il partit au pas de course à travers le parking.
Connie hésita en admirant leur oeuvre.
Harry, voyant qu'elle ne l'avait pas suivi, se retourna.
- Et alors?
Elle secoua la tête.
- C'est trop dangereux.
- Mais c'est le bon type qui tient le flingue, maintenant.
- Oui, d'accord, mais il va être surpris. Il peut le l‚cher. L'autre crapule le récupérera, et tout recommencera comme quand on les a trouvés.
Harry revint sur ses pas, l'air furibond.
- Est-ce que vous auriez oublié ce monsieur dégueu-lasse et dément en imperméable noir, avec sa gueule pleine de cicatrices?
- Je ne l'ai pas encore entendu.
- Connie, pour l'amour de Dieu, il peut arrêter le temps rien que pour nous, il peut nous rattraper quand il le voudra, attendre de se trouver juste devant nous, là, pour nous remettre dans le jeu. Et vous ne l'entendrez pas jusqu'à la seconde o˘ il vous arrachera le nez et vous demandera si vous n'auriez pas besoin d'un mouchoir par hasard !
- S'il triche comme ça...
- Tricher? Mais qui parle de tricher? demanda-t-il d'un ton excédé. (En dépit du fait que, deux minutes auparavant, il avait prétendu qu'il existait une chance pour que Tic-tac joue franc jeu.) On ne joue pas avec Mère Teresa !
- Alors peu importe qu'on finisse notre boulot ou qu'on fiche le camp. De toute façon, il va nous coincer.
Les clés de la voiture de l'homme aux cheveux blancs étaient sur le tableau de bord. Connie alla ouvrir le coffre, mais elle dut le soulever à la force du poignet.
- Rétention anale, commenta Harry.
- Vraiment? Alors, normalement, c'est vous qui auriez d˚ vous en charger, hein?
Il la dévisagea, muet.
Puis, il prit le beach-boy par les aisselles, tandis que Connie lui soulevait les pieds. Ils le déposèrent avec ménagement dans le coffre. Le garçon semblait nettement plus lourd qu'il aurait d˚ l'être dans le temps réel.
Et Connie, pour refermer le coffre, dut peser de toutes ses forces.
quand la Pause cesserait, la jeune crapule se retrouverait au fond d'un coffre de voiture sans le moindre souvenir. En un clin d'oeil, l'agresseur serait transformé en prisonnier.
- Je comprends comment je me suis retrouvé trois fois dans la cuisine d'Ordegard avec mon flingue dans la bouche, dit Harry.
- Il n'arrête pas de vous sortir du temps réel pour vous poser o˘ il veut.
- Oui. Un gamin un peu farceur, quoi...
Connie se demanda si cela expliquait les tarentules et les serpents de la cuisine de Ricky Estefan. Est-ce que profitant d'une précédente Pause, Tic-tac n'avait pas pu les prendre dans des labos, des magasins, ou même dans leurs nids, quelque part dans le désert pour les déposer dans le bungalow ? Pour relancer ensuite le temps - du moins pour Ricky, et le tourmenter avec cette infecte invasion ?...
Elle s'éloigna de la voiture et s'arrêta pour épier les bruits de cette nuit surnaturelle.
Tout semblait mort dans le monde. Le vent, les êtres.
La terre était un vaste cimetière o˘ l'herbe, les arbres, les fleurs et les gens en pleurs étaient faits du même granit que les pierres tombales.
Parfois, durant les dernières années, elle avait songé à
laisser tomber son boulot de flic pour s'installer dans n'importe quelle cabane au bord du désert de Mojave, le plus loin possible des autres. Elle menait une existence tellement spartiate qu'elle avait des économies. En vivant comme un rat du désert, elle pourrait les faire durer longtemps. Les étendues désolées de rocs, de sable et d'herbes rachitiques étaient tellement attirantes comparées à la civilisation moderne.
Mais la Pause était bien différente du désert paisible sous le soleil, o˘ la vie faisait encore partie de l'ordre naturel et o˘ la civilisation, aussi malade f˚t-elle, existait encore, quelque part derrière l'horizon. Et, après dix non-minutes de silence et d'immobilité aussi denses que la mort, Connie appelait de toute son ‚me la folie flamboyante du grand cirque de l'humanité. Les hommes aimaient trop le mensonge, la duplicité, l'ignorance, l'apitoiement sur eux-mêmes, la droiture et les visions utopiques qui conduisaient aux massacres - mais, jusqu'à
ce qu'ils se détruisent, c'était encore en eux qu'on trouvait le potentiel d'une générosité plus grande, la responsabilité de leurs actes, le pouvoir de vivre et de laisser vivre, et de régir la terre.
L'espoir. Pour la première fois de son existence, Connie commençait à croire que l'espoir, en lui-même, était une raison de vivre et de tolérer la civilisation telle qu'elle était.
Mais Tic-tac, aussi longtemps qu'il vivrait, était la fin de tout espoir.
- Je hais ce fils de pute comme jamais je n'ai hai personne, dit-elle. Je veux qu'on l'ait. J'ai tellement envie de l'effacer que c'en est insupportable.
- Pour l'avoir, il faut d'abord rester en vie, lui rappela Harry.
- Allons-y.
A priori, courir dans ce monde immobile semblait le comportement le plus raisonnable. Si Tic-tac respectait sa promesse de ne se servir que de ses yeux et de ses oreilles et de son esprit pour les traquer, plus ils met-traient de distance entre eux et lui, plus ils seraient en sécurité.
Tout en courant avec Connie dans les rues désertes Harry se dit qu'il y avait plus de cinquante pour cent de chances que le fou tienne parole et qu'il les traque en n'utilisant que des moyens ordinaires, qu'il les aban-donnerait sans doute indemnes à la fin de la Pause s'il n'était pas parvenu à les capturer dans l'heure qu'il avait accordée. Ce salopard, après tout, était à l'évidence immature en dépit de son incroyable pouvoir. C'était un enfant qui jouait, et les enfants, souvent, prennent les jeux bien plus au sérieux que la vie réelle.
Bien s˚r, quand il les libérerait, quand les pendules se réveilleraient, il serait toujours une heure vingt-neuf du matin. Et il leur resterait encore cinq heures avant l'aube. Même si Tic-tac suivait strictement les règles de ce jeu dans le jeu qu'il leur avait imposé, il avait toujours l'intention de les tuer avec le jour. S'ils survivaient à la Pause, il ne leur resterait qu'une mince chance de le retrouver et de le détruire quand le temps se serait remis à couler.
Et même s'il ne tenait pas sa promesse, s'il se servait de quelque sixième sens pour les débusquer, mieux valait continuer à courir. Il leur avait peut-être collé des tags psychiques, ainsi que Harry s'en était inquiété déjà. Dans ce cas, s'il trichait vraiment, il serait capable de les retrouver n'importe o˘. En bougeant sans cesse, ils étaient en sécurité aussi longtemps qu'il ne pouvait pré-voir leur prochain but.
Ils passaient d'une rue à une ruelle, franchissaient des cours et des terrains vagues entre les maisons silencieuses, escaladaient des murs et des clôtures, traversaient des préaux d'écoles dans les échos quasi métalliques de leur course, passaient entre des ombres denses comme des blocs de fer, des néons qui jetaient des arcs-en-ciel éternels sur l'asphalte. Ils croisèrent un homme en manteau de tweed qui promenait son terrier écossais.
Ils dévalèrent un ruisseau o˘ l'eau de l'orage de la journée s'était figée sans pourtant se changer en glace. Les tourbillons étaient plus transparents, marqués de noir profond par la nuit et d'éclats d'argent étincelants. La surface n'était pas plate, mais ridée, creusée de tourbillons, de mousse immobile sur les rochers. Des éclabous-sures immobiles brillaient comme des éclats de verre, comme des perles.
Il était nécessaire qu'ils continuent à fuir, mais courir sans cesse était impossible. Ils avaient été déjà fatigués, les muscles roidis par la douleur, en se lançant dans le jeu de Tic-tac, et chaque nouvel effort les épuisait dans une terrible progression géométrique.
S'ils se déplaçaient apparemment aussi aisément dans ce monde pétrifié que dans la réalité, Harry remarqua cependant qu'ils ne provoquaient aucun déplacement d'air dans leur course. L'air s'ouvrait devant eux comme le beurre sous un couteau, mais il ne laissait pas de turbulences, ce qui indiquait que l'atmosphère était réellement plus dense qu'elle ne le paraissait subjectivement.
Et leur vitesse devait en être considérablement diminuée, ce qui signifiait que chacun de leurs mouvements exigeait plus d'efforts.
Et puis, le café, le cognac et le hamburger avaient gravement attaqué l'estomac de Harry. Et d'aigres bouffées d'indigestion montaient en lui.
Plus grave encore: tandis qu'ils traversaient la ville-mausolée, une inversion inexplicable de leurs réactions biologiques augmentait leurs tourments. Ils auraient d˚
être baignés de sueur mais, au contraire, ils avaient de plus en plus froid. Harry n'avait pas une goutte de transpiration sur le corps, même glacee. Ses orteils et ses doigts lui donnaient l'impression de s'être péniblement traîné sur un glacier en Alaska, et non pas d'avoir couru dans une station balnéaire de Californie du Sud.
La nuit ne semblait pas plus froide qu'avant la Pause.
Et même peut-être moins, puisque la brise du Pacifique s'était arrêtée comme tout le reste. La cause de cet étrange froid intérieur n'était sans doute pas dans l'air ambiant. Elle était plus profonde et mystérieuse - plus effrayante.
C'était comme si le monde qui les entourait, et dont l'énorme énergie avait été prise au piège de cette stase, était devenu une espèce de trou noir qui absorbait en permanence leur énergie, la buvait, jusqu'à ce qu'ils deviennent aussi inanimés que toute chose, degré par degré. Harry commençait à soupçonner qu'il était impé-ratif qu'ils gardent les quelques ressources qui leur restaient.
quand il fut indéniable qu'ils devaient s'arrêter et se trouver un refuge, ils venaient de quitter un quartier résidentiel pour pénétrer dans l'extrémité sud d'un canyon aux berges couvertes de broussailles. La route de service à trois voies, éclairée par des lampes à vapeur de sodium qui transformaient la nuit en une trame noir et jaune, était bordée de constructions semi-industrielles. Du genre que les villes soucieuses de leur image comme Laguna Beach cachaient soigneusement loin des itinéraires touristiques.
Ils marchaient, à présent, en frissonnant. Connie lui serrait le bras. Il releva son col et resserra son manteau de sport.
- Il s'est écoulé combien de temps ? demanda Connie.
- «a, j'aimerais le savoir. J'ai complètement perdu conscience de l'heure.
- Une demi-heure?
- Peut-être.
- Plus?
- Peut-être.
- Moins?
- Peut-être.
- Merde !
- Peut-être.
Sur leur droite, au-delà d'une clôture de chaînes cou-ronnées par du ruban d'acier, des camping-cars étaient alignés dans l'ombre d'un parking comme des éléphants endormis.
- C'est quoi, tout ça? demanda Connie.
Le parking occupait les deux côtés de la rue, réduisant les trois voies à deux, les camping-cars bloquant une partie de l'accotement et une moitié de la chaussée. quand la Pause s'était abattue, tout était déjà fermé, et, en fait tous les véhicules étaient obscurs et bouclés comme ils l'avaient été depuis sept ou huit heures.
A droite, un immeuble de béton abritait une société de maintenance de décoration paysagiste. Derrière, une pépinière montait jusqu'à mi-flanc du canyon.
Sous un des réverbères, ils rencontrèrent une voiture dans laquelle un jeune couple était arrêté dans l'amour.
Elle avait sa blouse ouverte, il y avait glissé la main. Ses doigts de marbre étaient rivés à son mamelon de marbre.
Sous la lueur du sodium, en dépit de leur expression de passion, Harry les trouva aussi érotiques que deux cadavres enchevêtrés sur un lit.
Ils passèrent devant deux garages, de part et d'autre de la route, spécialisés dans des marques étrangères. L'un et l'autre étaient flanqués de décharges de véhicules accidentés.
Plus loin, des voitures étaient agglutinées sur les bascôtés, bloquant l'accès aux zones commerciales. Un jeune type de dix-huit ou dix-neuf ans, torse nu, en jean et Rockports, pétrifié par la Pause, était étendu sur le capot d'une Camaro 86 noire, les bras en croix, les yeux fixés sur le ciel avec une expression de plaisir stupide.
- «a, c'est bizarre, dit Connie.
- Oui, bizarre, dit Harry en ployant ses doigts raidis par le froid.
- Vous savez pourquoi ?
- Parce que c'est familier.
- Oui.
Maintenant, la rue était uniquement bordée de hangars. Certains étaient en béton, couverts de stuc crasseux, marqués par la rouille de la tôle ondulée. D'autres étaient de simples abris de métal.
Ici, les voitures devenaient encore plus nombreuses tout près du fond du canyon. Par endroits, elles étaient en double file.
Tout au bout, ils atteignirent un grand hangar ano-nyme, crépi en stuc avec l'habituelle toiture de tôle d'acier. Sur la façade, un immense calicot annonçait A LOUER, avec un numéro de téléphone.
L'éclairage de sécurité se reflétait sur les portes à
volets roulants assez larges pour laisser entrer des semi-remorques. A l'angle sud-ouest du b‚timent, près d'une porte d'entrée, deux jeunes types à l'air dur, qui devaient avoir une vingtaine d'années, avec des muscles nourris aux stéroides et certainement pas à coups de régimes, étaient immobilisés.
- Deux videurs, dit Connie.
Et soudain, toute cette scene prit un sens pour Harry.
- C'est une rave.
- Pendant le week-end?
- C'est peut-être une fête, un anniversaire, n'importe quoi...
Le phénomène de la " rave ", importé d'Angleterre quelques années plus tôt, était devenu très populaire chez les adolescents et les jeunes qui voulaient s'éclater jusqu'à l'aube, à l'écart des forces de la loi.
- Vous croyez que c'est un bon endroit pour se planquer? demanda Connie.
- «a en vaut bien d'autres, je pense, même sans doute mieux.
Les organisateurs de raves louaient des hangars et des locaux industriels pour une ou deux nuits, changeant sans cesse de site pour éviter d'être repérés par la police.
Les annonces des raves étaient publiées dans la presse underground ou dans les tracts des magasins de disques, des night-clubs, des collèges, toutes rédigées dans le code contre-culture, du style: Mickey Mouse X-press, American X-press, Double-Hit Mickey, Get Y-rayed, Tout sur la Dentisterie, ou De Beaux Ballons pour les Petits. Mickey Mouse et X étaient les surnoms courants d'une drogue plus couramment appelée Ecstasy. Les références à la dentisterie et aux ballons signifiaient simplement que le peroxyde d'azote - anesthésique et gaz hilarant - serait vendu sur place.
Il était essentiel d'éviter la police. Le thème central de toute rave illégale - par opposition aux versions plus soft des night-clubs - était le sexe, la drogue et l'anarchie.
Harry et Connie passèrent devant les deux videurs pour pénétrer au coeur du chaos, mais un chaos o˘ la Pause avait apporté un ordre ténu et artificiel.
La salle était une énorme caverne éclairée par des dizaines de lasers verts et rouges, des spots jaunes, et des stroboscopes. Tout cela avait été étincelant, aveuglant, frénétique, avant que la Pause n'immobilise tout. Les lances de lumière, à présent, étaient fixées sur certains, laissant les autres dans l'ombre.
Il devait y avoir là quatre ou cinq cents jeunes, entre dix-huit et vingt-cinq ans, mais certains ne dépassaient pas quinze ans, tous figés dans la danse, au milieu d'un geste. Les discjockeys des raves passaient invariablement de la dance music techno avec des basses qui secouaient les murs, et la Pause avait cueilli la plupart des participants dans des attitudes bizarres, les bras levés, le corps abandonné à la rotation, ou bien contor-sionnés, échevelés. Les garçons étaient pour la plupart en jeans ou en pantalons bouffants, avec des chemises de flanelle et des casquettes à l'envers, des vestes de sport sur des T-shirts. Certains étaient vêtus tout en noir. Pour les filles et les jeunes femmes, c'était plus varié, mais toujours provocant: moulant, court, ouvert, translucide, révélateur. Les raves, après tout, étaient des célébrations charnelles. Un silence de tombe avait remplacé la musique et les cris. La trame sinistre des projecteurs immobiles conférait un aspect cadavérique aux seins, aux cuisses, aux mollets paralysés. Plus rien d'érotique dans tout cela.
Tandis qu'ils s'avançaient dans la salle, Harry remarqua que toutes les expressions des danseurs semblaient grotesques: elles devaient avoir été excitées et joyeuses quand le temps s'était arrêté. A présent, on aurait dit autant de masques de rage, de haine, de souffrance.
Dans l'embrasement des spots et des lasers et la clarté
des images psychédéliques des projecteurs sur les parois immenses, il devenait facile d'imaginer qu'ils n'étaient pas dans une rave, mais dans un diorama de l'enfer, o˘
les damnés se tordaient en hurlant dans des tourments atroces.
La Pause était tombée comme un filet sur le tumulte et le délire, et elle semblait avoir capturé la vérité. Le vilain secret, qui se cachait sous les éclairs et le vacarme, était peut-être que tous ces jeunes déchaînés dans leur quête obsessionnelle de sensations fortes, n'Îprouvaient pas fondamentalement du plaisir mais cherchaient seulement à évacuer leurs souffrances privées, à trouver un soulagement.
Harry précéda Connie au large des danseurs vers les spectateurs groupés sur le périmètre de la salle. La Pause en avait surpris quelques-uns en petits groupes lancés dans des conversations animées. Les visages étaient déformés par des rires exagérés, et les tendons des cous indiquaient qu'ils s'étaient balancés au rythme de la musique.
Mais la plupart étaient isolés. Avec une expression vide, le regard perdu dans la foule. D'autres semblaient tendus, fiévreux. C'était sans doute à cause de l'éclairage style Halloween et des ombres denses, mais les uns comme les autres étaient comme les zombies d'un film d'horreur paralysés à l'instant o˘ ils allaient commettre leurs crimes.
- Un vrai spectacle d'épouvante, commenta Connie mal à l'aise, sensible elle aussi à cette menace qui émanait de l'ensemble et qui n'avait pas d˚ être aussi évidente avant la Pause.
- Bienvenue dans les années quatre-vingt-dix...
De nombreux zombies, autour de la piste de danse, tenaient des ballons multicolores. Mais ils n'étaient pas attachés à des cordelettes ou des b‚tons. Un rouquin couvert de taches de rousseur, qui devait avoir dix-sept ou dix-huit ans, avait tordu l'embouchure d'un ballon jaune canari autour de son index pour l'empêcher de se dégonfler. Plus loin, un autre, avec une moustache à la Pancho Villa, pinçait fermement un ballon vert, de même qu'une fille blonde aux grands yeux bleus et vides, tout près de lui. Ceux qui ne se servaient pas de leurs doigts avaient des pinces à dessin comme on en trouvait dans toutes les papeteries. D'autres avaient l'embouchure de leur ballon entre les lèvres. Ils avaient été arrêtés à l'instant o˘ ils aspiraient quelques bouffées d'oxyde d'azote. Ils avaient tous acheté ces ballons à un vendeur installé dans un van à l'extérieur du hangar. Tous ces ballons et ces regards perdus ou intenses donnaient l'impression qu'une partie des morts-vivants s'était égarée dans la soirée d'anniversaire d'un gamin.
La Pause rendait cette scene infiniment fascinante et bizarre mais, pour Harry, elle lui ramenait des souvenirs familiers et effrayants. Après tout, il était inspecteur de la criminelle, et il y avait souvent des morts soudaines dans les raves.
Parfois, elles étaient dues à des overdoses. Aucun dentiste n'aurait anesthésié un patient avec de l'oxyde d'azote concentré à plus de 80 pour cent, mais le gaz qu'on trouvait dans les raves était souvent pur, sans oxygène. Si l'on prenait trop de bouffées dans un laps de temps trop court, ou une trop longue bouffée, on pouvait passer du rire dingue à la crise cardiaque. Plus grave: on pouvait s'en sortir avec des lésions cerébrales irréversibles et se retrouver comme un poisson agoni-sant sur le plancher, ou dans un état absolument catatonique.
Harry repéra une galerie qui dominait la salle sur toute sa largeur, à l'autre extrémité du hangar, à plus de cinq mètres du sol. Deux escaliers y accédaient.
- Par là, dit-il à Connie en tendant le doigt.
De là-haut, ils pourraient surveiller toute la salle et repérer Tic-tac dès qu'il entrerait, quelle que soit la porte qu'il emprunterait. Et les deux escaliers leur permet-taient d'avoir une issue pour fuir.
Ils passèrent devant deux filles à la poitrine opulente.
Just say NO , proclamaient leurs T-shirts. Une vanne de raver sur la campagne antidrogue de Nancy Reagan. Ce qui voulait dire que ces deux-là, au moins, disaient oui au NO.
Connie et Harry durent contourner deux filles qui s'étaient écroulées contre le mur, le visage rouge, leurs ballons à demi dégonflés. Une troisième avait la bouche ouverte, elle était apparemment inconsciente, son ballon dégonflé sur la poitrine.
Près du fond de la salle, à proximité de l'escalier de droite, un immense X avait été peint. Deux types avec des sweat-shirts de Mickey - l'un d'eux avait même les oreilles sur la tête - avaient été figés en plein commerce, échangeant des billets de 20 dollars contre des capsules ou des biscuits à l'ecstasy.
Une gamine qui ne devait pas avoir quinze ans, avec le visage et le regard innocent d'une jeune nonne, portait un T-shirt noir avec un fusil à pompe et la légende MOI AUSSI. La Pause était tombée sur elle à la seconde o˘ elle allait avaler un biscuit d'ecstasy.
Connie le lui subtilisa et le jeta sur le sol. Mais elle n'y avait pas mis suffisamment de force et le biscuit s'arrêta à
quelques centimètres du béton. Elle dut l'écraser du pied tout en commentant:
- Stupide gamine.
- «a ne vous ressemble pas, dit Harry.
- quoi donc?
- Le genre adulte borné.
- Il faut bien que quelqu'un se dévoue.
L'ecstasy, méthylène-dioxy méthamphétamine, une amphétamine aux effets hallucinogènes, pouvait provoquer l'euphorie tout en stimulant l'énergie. Elle pouvait aussi engendrer un sentiment profond d'intimité avec n'importe quelle personne étrangère dès qu'on en absorbait.
Dans les raves, on trouvait aussi quelques autres drogues, mais l'ecstasy et le NO dominaient de loin.
L'oxyde d'azote, après tout, n'était qu'un gaz hilarant, non ? Et l'ecstasy pouvait vous mettre en harmonie avec vos frères et sceurs humains et notre mère nature. O.K. ?
C'était ce qui la faisait vendre. C'était la drogue préférée des avocats de la paix, des défenseurs de l'écologie, quand ils se réunissaient pour sauver la planète.
1. NO est le symbole chimique de l'oxyde d'azote. (N.d T.) D'accord, elle n'était pas recommandée aux gens qui souffraient de troubles cardiaques, mais, sur l'ensemble du territoire des Etats-Unis, aucun déces n'avait été officiellement enregistré. Les scientifiques, bien s˚r, avaient découvert récemment que l'ecstasy laissait de petits trous d'épingle dans le cerveau, des centaines, ou des milliers si l'usage était continu, mais on n'avait pas pu prouver que ces trous diminuaient la capacité mentale.
Ils n'étaient pas plus graves, probablement, que les rayons cosmiques, et dans un environnement meilleur plus protégé. Non?...
L'escalier de la galerie était à claire-voie et, tout en montant, Harry repéra dans l'ombre des couples figés en pleine démonstration amoureuse.
Tous les cours d'éducation sexuelle du monde tous les pamphlets et les slogans sur l'utilisation du prÎservatif pouvaient être balayés par une seule petite tablette d'ecstasy s'il y avait une réaction érotique du partenaire, ce qui était souvent le cas. Comment se préoccuper encore de la maladie quand on venait de rencontrer un étranger qui vibrait sur votre longueur d'onde, qui était le yin de votre yang, rayonnant et pur sous le regard de votre troisième oeil, tellement en phase avec tous vos désirs ?
Sur la galerie, la lumière était plus atténuée, mais Harry découvrit des couples couchés sur le sol ou adossés à la paroi. Ils étaient plus avancés dans leurs démonstrations que ceux du bas. Bouches contre bouches, chemisiers déboutonnés, jeans dézippés et mains plon-geantes.
Deux ou trois couples, emportés par l'ecstasy, avaient sans doute perdu tout contact avec l'endroit et devaient être vraiment en train de faire l'amour dans toutes les positions quand la Pause était tombée sur eux.
Harry n'avait nulle envie de le vérifier. Tout comme le cirque lugubre de la piste de danse, la scène qu'il avait sous les yeux était déprimante.
En tout cas, elle n'avait rien d'érotique, même pour un voyeur peu exigeant. Elle évoquait plutôt les peintures de Jérôme Bosch: l'enfer et ses créatures.
Tandis qu'ils progressaient entre les couples en direction de la balustrade d'o˘ ils pourraient surveiller la salle, Harry dit:
- Faites attention o˘ vous mettez les pieds.
- Vous êtes dégo˚tant.
- J'essaie seulement de me conduire en gentleman.
- «a, vous devez être le seul dans cet endroit.
Ils se penchèrent sur la balustrade et découvrirent la foule pétrifiée dans une rave éternelle.
- Bon Dieu, qu'est-ce que j'ai froid, dit Connie.
- Moi aussi.
Côte à côte, ils se passèrent les bras autour de la taille en essayant de se réchauffer un peu.
Jamais, à aucun moment de sa vie, Harry ne s'était senti aussi proche de quelqu'un. Non pas au sens amou-reux. Les couples défoncés, agglomérés dans toute la salle étaient bien assez antiromantiques pour interdire tout sentiment de ce genre. L'atmosphère n'incitait pas à
la rêverie. Ce qu'éprouvait Harry, en fait, était le rapprochement platonique d'ami à ami, de deux partenaires qui avaient été poussés au-delà de leurs limites, et plus loin encore. qui seraient probablement morts sans que -
et c'était le plus important - ni l'un ni l'autre n'ait encore décidé de ce qu'il attendait de la vie et du sens qu'elle pouvait avoir.
- Dites-moi une chose, dit Connie. Tous les gamins ne vont pas dans des trucs comme ça pour se bourrer la cervelle de produits chimiques ?
- Non, pas tous. Même pas la majorité. Dans l'ensemble, ils sont plutôt raisonnables.
- Parce que j'aime mieux ne pas penser que ceux-là
sont les représentants typiques de " notre prochaine génération de leaders ", comme on dit.
- Pas du tout.
- Sinon, le bal du bimillénaire risque d'être plus dur encore que tout ce que nous vivons depuis quelques années.
- L'ecstasy laisse des trous d'épingle dans le cerveau.
- Je sais. Imaginez que les membres du Congrès soient accros à l'X-press.
- qu'est-ce qui vous fait croire que ça n'est pas déjà
fait? demanda Harry.
Elle eut un sourire amer.
- Oui, ça expliquerait pas mal de choses.
L'air n'était ni chaud ni doux, mais ils frissonnaient de plus en plus.
Et l'immobilité de la mort régnait toujours sur le hangar.
- Je suis désolée pour votre appart, dit Connie.
- quoi?
- Il a br˚lé, vous vous en souvenez?...
- Oui.
Il haussa les épaules.
- Je sais à quel point vous l'aimiez.
- Il y a l'assurance.
- Mais, quand même, il était joli, confortable, et tout était si bien rangé.
- Ah ? La première fois que vous y êtes venue, vous avez dit que c'était " la parfaite prison autoconstruite "
et " un exemple pour tous les maniaques doux-dingues qui faisaient de la rétention anale de Boston à San Diego ".
- Non, je n'ai jamais dit ça.
- Mais si.
- Vraiment?
- Disons que vous étiez en colère contre moi.
- S˚rement. A quel sujet?
- «a s'est passé le jour o˘ on a arrêté Norton Lewis. Il nous avait fait pas mal galoper et je vous avais interdit de l'abattre.
- Exact. Je voulais vraiment le flinguer.
- «a n'était pas nécessaire.
Elle soupira.
- Je l'aurais vraiment fait.
- On l'a serré de toute façon.
- «a aurait pu mal tourner, en tout cas. Vous avez eu du bol. Mais je persiste à dire que ce fils de pute méritait de se faire trouer.
- Là, je ne suis pas contre.
- Mais... ce que j'ai dit à propos de votre appart: je ne le pensais pas.
- Mais si.
- D'accord, je le pensais. Mais à présent, j'ai une nouvelle approche. C'est un monde de tordus, et il faut bien qu'on ait un moyen de faire avec. Le vôtre est bien meilleur que d'autres. En fait, meilleur que le mien.
- Vous voulez que je vous dise ce qui se passe entre nous ? Je crois bien que c'est ce que les psychologues appellent le bonding. On est en train de nouer des liens.
- Mon Dieu, j'espère que non.
- Mais si, je le crois.
Elle sourit.
- quelque chose me dit que ça a démarré il y a des semaines ou même des mois, mais on commence seulement à l'admettre.
Ils gardèrent un temps un silence amical.
Harry se demanda combien de temps avait passé
depuis qu'ils avaient commencé à courir loin du golem, sur l'autoroute du Pacifique. Il avait la sensation physique de courir depuis une heure au moins, mais il était difficile de mesurer le temps réel quand on n'y vivait pas.
Plus la Pause se prolongeait, plus Harry était enclin à
croire que leur épreuve ne durerait qu'une heure, ainsi que le leur avait promis leur ennemi. Il avait le sentiment vague, ou bien était-ce l'instinct du flic, que Tic-tac n'était peut-être pas aussi omnipotent qu'il le semblait, qu'il existait des limites à ses pouvoirs phénoménaux et que le seul fait de générer la Pause était si épuisant pour lui qu'il ne pourrait tenir plus longtemps.
Le froid intérieur qui les perturbait, lui et Connie, pouvait être le signe que Tic-tac avait de plus en plus de difficulté à les tenir à l'écart du sortilège qui paralysait le monde. En dépit de l'effort que faisait leur tourmenteur pour maîtriser la réalité modifiée qu'il avait créée, Harry et Connie quittaient peut-être graduellement leur rôle de pions mobiles pour se changer en décors fixes sur l'échiquier.
Harry se rappela le choc qu'il avait eu en entendant la voix graveleuse de Tic-tac à la radio de sa voiture dans la soirée, alors qu'il fuyait les cendres de son appartement d'Irvine pour rejoindre Connie à Costa Mesa. Mais, jusqu'alors, il n'avait pas pris conscience de l'importance des mots du golem: te reposer, maintenant, mon héros... Il le faut... Tu es... très fatigué... rien qu'un petit somme... Et il avait continué sur le même ton, menace après menace, jusqu'à ce que sa voix r‚peuse se perde dans l'électricité statique, puis dans le silence. Néanmoins, Harry comprenait soudain que la chose la plus importante à propos de cet incident n'était pas le fait que Tic-tac pouvait contrôler les ondes et lui parler par radio mais la révélation que cet être dont les pouvoirs étaient presque ceux de Dieu avait ses limites et devait se reposer périodiquement comme un mortel ordinaire.
En y réfléchissant, Harry réalisa que les manifestations les plus spectaculaires de Tic-tac étaient toujours suivies d'une période d'une heure ou plus durant laquelle il ne se manifestait plus pour les tourmenter.
Faudrait te reposer maintenant, mon héros... Il le faut...
Tu es... très fatigué... rien qu'un peti somme...
Il se rappelait avoir déclaré à Connie, quand il était arrivé chez elle, que même un sociopathe avec des pouvoirs paranormaux aussi immenses devait avoir des points faibles, vulnérables. Et puis, dans la soirée, alors que les tours de Tic-tac se succédaient, tous plus stupéfiants les uns que les autres, il était devenu plus pessi-miste quant à leurs chances. Et voilà que maintenant, l'optimisme était de retour.
Faudrait te reposer maintenant, mon héros... Il le faut...
Tu es... très fatigué... rien qu'un peti somme...
Il était sur le point de faire partager ses espoirs à
Connie quand elle se raidit soudain. Il avait encore le bras autour de sa taille, et il perçut la seconde précise o˘
elle cessa de frissonner. Un instant, il craignit qu'elle ne soit totalement gelée, qu'elle ait rejoint l'entropie pour faire partie de la Pause.
Puis, il vit qu'elle venait d'incliner la tête, comme si elle avait capté un son qui lui avait échappé alors qu'il était perdu dans ses rêveries.
Le bruit se répéta. Un déclic.
Puis un raclement sourd.
Et un claquement plus fort.
Tous ces sons étaient aussi plats et détachés que ceux qu'ils avaient produits pendant leur longue course depuis le littoral.
Connie, inquiète, se détacha de Harry, et il la laissa aller.
Là, en bas, sur le sol du hangar immense, le vagabond-golem se déplaçait entre les ombres de fer et les faisceaux de lumière gelée, les spectateurs zombies et les danseurs suspendus dans le temps.
Tic-tac était entré par la même porte qu'eux. Il avait suivi leur piste.
L'instinct de Connie lui commanda de s'éloigner de la balustrade, afin que le golem ne puisse la surprendre en levant la tête, mais elle réprima ce premier réflexe et demeura immobile. Dans le silence insondable de la Pause, le plus léger frottement de chaussure sur le sol, le moindre craquement de latte attirerait immanquablement l'attention de la créature. Harry, lui aussi, verrouilla son instinct et resta aussi immobile que les jeunes pris dans la Pause. Dieu merci.
Si la chose levait la tête, elle ne les verrait sans doute pas. Les projecteurs et les lasers éclairaient avant tout la salle, et la galerie restait plongée dans l'ombre.
Connie prit conscience qu'elle s'accrochait à l'idée stupide que Tic-tac ne les traquait qu'avec ses seuls sens humains, fidèle à sa promesse. Comme si n'importe quel tueur en série sociopathe, doué ou non de pouvoirs para-
normaux, était capable de tenir une promesse. C'était stupide, ça n'était pas digne d'elle, mais, pourtant, elle restait rivée à cette possibilité. Si le monde pouvait basculer dans un sortilège aussi profond que dans les contes de fées, qui saurait dire si ses espérances et ses souhaits n'avaient pas quelque effet?
N'était-ce pas une idée bizarre venant de quelqu'un qui n'avait pas connu l'espoir dans son enfance, qui ne se souvenait pas d'avoir jamais souhaité aucun cadeau, qui n'avait connu aucun répit ni apaisement?
Tout le monde peut changer, disaient les autres. Elle n'y avait jamais cru. Durant toutes ces années, elle n'avait pas changé, elle n'avait rien attendu de ce monde qu'elle n'e˚t déjà. Elle en avait tiré une consolation perverse du seul fait de ne jamais dépasser ses espérances.
" Parfois, la vie peut être aussi amère que des larmes de dragon. Mais que les larmes de dragon soient douces ou amères, cela ne dépend que de la façon dont chaque homme en perçoit le go˚t.
Dont chaque homme ou chaque femme en perçoit le go˚t.
Elle ressentait un changement important au fond d'elle-même, et elle voulait vivre pour savoir sur quoi il allait déboucher.
Mais, tout en bas, le vagabond-golem rôdait. Chassait.
Connie respirait par la bouche, lentement, doucement.
Tout en se déplaçant entre les danseurs fossilisés, la créature massive tournait la tête à droite et à gauche, épiant la foule. Elle changeait de couleur dans le jeu des faisceaux de lasers et de projecteurs, tantôt verte ou rouge, jaune ou blanche, grise ou noire quand elle fran-chissait une plage d'ombre. Mais ses yeux restaient en permanence bleus, luminescents, inhumains.
Le golem se retrouva coincé dans un étroit espace entre les danseurs et souleva du sol un jeune type en jean et veste de velours bleu qui bascula en arrière, mais sans réellement tomber, soutenu par la Pause. Il s'immobilisa à quarante-cinq degrés, suspendu de façon précaire dans les airs, les membres immuablement figés dans une figure de danse, le visage excité, rayonnant. Il tomberait au sol dans la première fraction de seconde quand le temps redémarrerait. S'il devait jamais redémarrer.
Le golem continua sa marche vers le fond de la salle, repoussant d'autres danseurs qui basculaient et tournoyaient dans des trajectoires de collision avec le sol.
S'échapper du chaos serait une réelle épreuve quand la Pause prendrait fin: les danseurs en délire, n'ayant pas vu passer la chose, s'en prendraient à tous les autres et des dizaines de bagarres risquaient d'éclater en quelques secondes. Ce serait le pandémonium, puis la panique générale. Dans le jeu des projecteurs et le rythme de la techno music, ils s'entasseraient tous aux portes, et ce serait un miracle s'ils n'étaient pas piétinés par dizaines dans la mêlee.
Connie n'éprouvait aucune sympathie particulière pour la foule de cette rave. Tous ces danseurs en délire défiaient la loi et la police, et c'était l'une de leurs motivations essentielles pour se regrouper dans ce genre d'endroit. Mais ils étaient des êtres humains, même rebelles, destructeurs, socialement perturbés, et elle ne pouvait supporter la violence de Tic-tac qui les basculait comme des quilles sans penser à ce qu'il adviendrait d'eux quand le monde se remettrait à tourner.
Elle jeta un regard à Harry et lut sur son visage et dans ses yeux la même colère. Il avait les dents serrées et les m‚choires contractées.
Mais ils ne pouvaient rien contre ce qui se passait en bas. Les balles de leurs revolvers n'auraient aucun effet contre Tic-tac, et le monstre ne réagirait pas à leurs sentiments.
Et ils ne pouvaient prendre le risque de lui révéler ainsi leur présence. Le golem, pour l'instant, n'avait pas encore levé les yeux vers la galerie, et ils ne pouvaient savoir s'il se servait de ses simples sens pour suivre leur trace ou s'il savait déjà exactement o˘ ils étaient.
C'est alors que Tic-tac se livra à un acte affreux qui révélait qu'il avait vraiment l'intention de laisser un chaos sanglant dans son sillage. Il s'était arrêté devant une fille de vingt ans, figée dans une de ces expressions d'extase et de joie que le rythme de la musique pouvait donner à n'importe quelle danseuse, même sans l'apport de drogue. Il resta érigé au-dessus d'elle un moment. Il la scrutait, comme séduit par sa beauté, ses cheveux en auréole autour de son visage, ses bras minces levés au-dessus d'elle. Et il s'empara alors d'un de ses bras, il le saisit entre ses mains monstrueuses, le tordit avec une violence inouie, et l'arracha de son torse. Il le lança derrière lui avec un rire grave et gargouillant. Le bras resta suspendu dans les airs, entre deux danseurs.
Il n'y eut pas de sang: c'était comme s'il venait de démembrer un mannequin. Mais, bien s˚r, le sang se mettrait à couler avec le flot du temps. Et ce crime de dément et ses conséquences ne seraient alors que trop évidents.
Connie ferma les yeux, incapable de regarder ce qui pouvait suivre. En tant que flic de la criminelle, elle avait été témoin d'actes de barbarie insensés - ou de leurs conséquences - et elle avait une collection d'articles sur des crimes d'une violence absolue. Elle avait pu constater ce que ce dément avait fait subir au malheureux Ricky Estefan, mais le geste sauvage qu'il venait d'avoir dans la salle de danse la mit hors d'elle.
La jeune fille avait été absolument vulnérable, et cette différence suffit à glacer Connie. Toutes les victimes étaient vulnérables à un degré ou à un autre, et c'est bien pour cela qu'elles étaient la cible des barbares. Mais ce qu'avait subi cette jeune fille dépassait tout en horreur: elle n'avait pas vu venir son agresseur, elle ne connaîtrait jamais son identité, ne le verrait jamais s'éloigner: elle avait été cueillie comme une petite souris des champs par les serres d'un faucon qui s'était abattu sur elle du haut du ciel. Elle avait perdu un bras, et elle ne se souvien-drait jamais de l'attaque. Elle s'éveillerait dans l'abomi-nation, avec ce même sourire collé sur le visage, probablement condamnée à mort ou à vivre en infirme.
Et Connie savait que, face à cet agresseur monstrueux elle était aussi atrocement vulnérable que la jeune fille.
Sans moyen. Même en courant aussi vite qu'elle le pouvait, en utilisant toutes les stratégies qui lui viendraient à
l'esprit, aucune défense ne serait efficace. Et elle n'aurait aucun refuge.
Elle n'avait jamais été portée sur la religion, mais elle comprenait brusquement pourquoi un fondamentaliste chrétien pouvait trembler à la seule pensée que Satan soit libéré de l'enfer et déchaîne Armageddon sur la terre. De son pouvoir effroyable. De l'implacabilité de sa violence. De sa brutalité sans merci, jubilante.
Elle sentit alors une nausée épaisse monter au creux de son ventre et elle eut peur de vomir.
Tout contre elle, elle entendit Harry pousser un léger soupir de crainte, et elle rouvrit les yeux. Elle était déterminée à affronter la mort en face avec toutes les forces qui lui restaient, même si toute résistance était inutile.
En bas, le golem avait atteint l'escalier qu'elle et Harry avaient emprunté. Il hésitait, comme s'il songeait à les chercher ailleurs, quelque part dans la salle.
Elle gardait toujours l'espoir qu'avec le silence absolu qu'ils maintenaient, et en dépit de toutes ses provocations, Tic-tac penserait qu'ils ne pouvaient s'être cachés qu'au sein de la cohue.
C'est alors qu'il lança de sa voix rugueuse de démon:
- Na, na, na, na, nère ! Je vous ai vus ! (Il escalada la première marche.) Mmm, je hume le sang de mes super-héros de flics.
Son rire monta, froid et inhumain, comme celui d'un crocodile - mais il portait la trace indéniable et ignoble d'un ravissement enfantin.
Développement interrompu.
Un enfant psychotique.
Connie se souvint que Harry lui avait dit que le golem en flammes, à l'instant d'embraser son appartement, avait crié: " Vous autres, les gens, ça fait tellemenplaisir de jouer avec vous. " C'était son jeu à lui, qu'il jouait selon ses règles, et même sans aucune règle s'il le voulait, et elle et Harry n'étaient plus que des jouets. Ses jouets.
Elle avait été stupide de croire une seconde qu'il tiendrait sa promesse.
Le craquement de chacun de ses pas pesants se réper-cutait dans les poutres, dans toute la galerie. Et même le sol du hangar vibrait. Il montait de plus en plus vite: BOUM, BOUM, BOUM, BOUM !
Harry lui empoigna le bras.
- Vite ! L'autre escalier !
Ils s'écartèrent de la balustrade pour courir vers l'autre extrémité de la galerie.
En haut de l'escalier, un second golem se dressait devant eux, absolument identique au premier. …norme.
Les cheveux hirsutes. La barbe échevelée. Avec un imperméable qui était comme une cape noire. Un sourire large. Et les mêmes flammèches bleues qui dansaient dans ses orbites profondes.
Maintenant, ils savaient autre chose à propos du pouvoir de Tic-tac: il pouvait créer et contrôler au moins deux corps artificiels en même temps.
Sur leur droite, le premier golem était arrivé en haut des marches. Il s'avançait sur eux, repoussant du pied avec violence les corps des amants paralysés.
A gauche, le second golem s'approchait lui aussi, avec la même cruauté. quand le monde recommencerait, des centaines de cris de souffrance monteraient dans le hangar.
Sans l‚cher le bras de Connie, Harry l'entraîna vers la balustrade et souffla:
- On saute!
Les pas des deux golems étaient comme deux énormes tambours dans l'ombre de la galerie, auxquels répondait le coeur de Connie, assourdissant.
Elle imita Harry et, lançant les deux mains derrière elle, elle se jucha sur la balustrade.
Les golems se rapprochaient, shootant plus violemment encore dans les couples qui leur faisaient obstacle.
Elle leva les jambes et se tourna vers le hangar. Le sol était à plus de cinq mètres. De quoi se casser une jambe ou se fracturer le cr‚ne?... Probablement.
Mais les golems n'étaient plus qu'à quelques mètres.
Ils arrivaient comme deux locomotives énormes, et leurs yeux d'un bleu ardent étaient comme des phares de gaz incandescent, des trous sur l'enfer. Leurs mains géantes étaient levées sur eux.
Harry sauta.
Dans un cri résigné, Connie poussa des pieds et des mains et se jeta à son tour dans le vide... pour se retrouver à deux mètres en contrebas, suspendue dans les airs non loin de Harry. …lle avait la tête tournée vers le bas bras et jambes déployés comme dans un saut en chute libre. En bas, les danseurs étaient toujours emmêlés et figés, inconscients de tout depuis le sortilège de la Pause.
Depuis que leur course à travers Laguna Beach avait commencé, depuis que le froid les avait gagnés peu à peu et qu'ils avaient commencé à perdre leur énergie au même rythme, elle avait compris qu'il n'était pas aussi facile de se mouvoir dans le monde de la Pause que dans la réalité normale. Le fait qu'ils ne provoquaient pas de déplacement d'air en courant, ce que Harry avait remarqué lui aussi, semblait confirmer que leurs mouvements rencontraient une opposition, même s'ils n'en avaient pas conscience. Et leur chute arrêtée en était la preuve.
Aussi longtemps qu'ils exerçaient une pression physique ils pouvaient se déplacer, mais il leur était impossible de se fier à la force d'inertie ou même à la gravité.
En regardant par-dessus son épaule, Connie mesura la distance qui la séparait de la balustrade: moins de deux mètres en fait. Pourtant, elle s'était élancée de toutes ses forces. Malgré tout, ils étaient hors de portée des golems si on ajoutait les deux mètres qu'ils avaient gagnés en direction du sol.
Les golems avaient atteint la balustrade et tendaient leurs énormes mains vers eux, brassant l'air en vain.
- Vous pouvez bouger si vous le voulez ! lança Harry.
Elle vit alors qu'il se servait de ses bras et de ses jambes comme un nageur. Il s'était lancé dans une brasse vers le bas et avançait centimètre par centimètre, comme si l'air était une sorte d'eau curieusement dense.
Elle réalisa très vite qu'elle n'était malheureusement pas en apesanteur comme un astronaute en orbite dans une navette, et qu'elle n'avait droit à aucun des plaisirs de la chute libre. En quelques mouvements, elle comprit qu'elle ne pouvait se propulser comme dans l'espace et changer de direction au gré de ses caprices.
Mais en imitant Harry, elle constata qu'elle parvenait elle aussi à percer l'air gluant. Du moins si elle maîtrisait méthodiquement ses gestes sans rel‚cher d'un cran sa volonté. Un instant, cela lui parut presque plus agréable que le saut libre, parce que, entre la période de temps o˘
l'on flottait dans le ciel comme un oiseau à haute altitude et l'instant o˘ le sol se rapprochait rapidement, l'illusion n'était jamais pleinement convaincante. Là, par contre, elle survolait toute une foule à l'intérieur d'un b‚timent ce qui provoquait un sentiment vivifiant de puissance et de légèreté. Comme dans ces délicieux rêves d'envol qu'elle n'avait malheureusement que trop rarement faits.
Elle aurait pu prendre plaisir à cette expérience bizarre si Tic-tac ne s'était pas manifesté sous la forme d'un golem double et si elle n'avait pas lutté pour essayer de sauver sa vie. Elle entendait toujours les pas des colosses sur la galerie et, en levant la tête, elle vit que les deux monstres retournaient vers les escaliers.
Elle était encore à trois mètres du sol et " nageait "
aussi furieusement que lentement vers la trame glacée et multicolore des spots et des lasers, le souffle court. Et le froid la gagnait de plus en plus rapidement.
Pourtant, elle avait l'impression de se propulser plus vite, comme si elle avait maintenant un appui, une paroi, un pilier... Mais il n'y avait rien derrière elle. Elle ne poussait que sur l'air, comme si elle se soulevait ellemême par la ceinture.
Sur sa gauche, Harry avait une cinquantaine de centimètres d'avance sur elle, mais il n'allait guère plus vite. Il avait simplement plongé le premier.
BOUM-BOUM-BOUM-BOUM ! Les pas des golems réson-naient dans tout le hangar.
Elle était maintenant à un peu plus de deux mètres du sol et se dirigeait vers un espace libre entre les danseurs.
Méthodiquement, elle nageait. Et le froid la gagnait de plus en plus.
Elle regarda une fois encore derrière eux, même si ce simple geste allait la ralentir.
Un des golems avait atteint le haut d'un escalier et descendait les marches deux par deux. Sous son imperméable noir, les épaules vo˚tées, sa tête de colosse inclinée, bondissant un peu à la façon d'un gorille, il rappela à
Connie une illustration d'un livre de son enfance. Elle l'avait oubliée depuis longtemps et lui revenait soudain: un troll de légende.
Elle luttait frénétiquement. Elle était maintenant à un peu plus de deux mètres du sol et il lui semblait que son coeur allait exploser. Mais elle arrivait la tête en avant et elle se dit qu'il lui faudrait se retourner avant de toucher la surface de béton et de reprendre son équilibre.
BOUM-BOUM-BOUM-BOUM !
Le golem venait d'atteindre le bas des marches.
Connie était épuisée. Glacée.
Elle entendit Harry jurer tout près d'elle.
Le rêve d'envol si séduisant était devenu le cauchemar classique, celui o˘ l'on ne peut s'échapper que très lentement, les pieds englués, pendant qu'un monstre agile vous poursuit à une vitesse terrifiante.
A moins de deux mètres du sol, maintenant, elle discerna un mouvement sur la gauche et entendit le cri de Harry. Le golem venait de s'abattre sur lui.
Une ombre fondit alors sur la salle, à sa droite.
Suspendue dans l'air, comme un ange menacé par un démon, la tête encore vers le bas, elle était soudain face à
face avec l'autre golem. Mais, malheureusement, à la différence d'un ange, elle n'avait aucune épée flamboyante au poing, pas le moindre éclair, pas la plus petite amu-lette bénie de Dieu qui p˚t repousser les démons vers le bouillonnement du Puits.
Et, avec un sourire, Tic-tac serra les doigts sur sa gorge. La main du golem était tellement énorme que ses doigts lui encerclaient complètement le cou. Mais il ne serrait pas encore.
Elle se souvint comment la tête de Ricky Estefan avait été tordue à l'envers, comment le bras de la jeune fille avait été arraché de son torse.
Un éclair de rage perça sa terreur et elle cracha sur le visage immense et affreux.
- Laisse-moi, tas de merde !
Son haleine immonde la recouvrit et elle grimaça tandis que le golem disait:
- Félicitations, pute. On est au bout du compte.
Le bleu de ses yeux parut plus intense un bref instant puis ils s'éteignirent, ne laissant que des orbites noires dans lesquelles Connie pouvait scruter l'éternité. La face hideuse du vagabond se transforma brutalement en une sculpture monochrome et finement ciselée qui semblait faite d'argile ou de boue. Des fissures se formèrent de part et d'autre de l'arête de son nez, se transformant très vite en une spirale qui envahit tout le visage. En un clin d'oeil, ses traits se défirent.
Tout le corps du vagabond géant suivit et se frag-menta.
Et, dans une détonation fracassante de techno music le monde recommença.
Connie tomba droit vers le sol, la tête en avant, et percuta l'amas de terre, de sable, d'herbe, de feuilles mortes et d'insectes qui avait été le corps du golem. La masse inerte lui avait évité de se fracasser le cr‚ne, mais elle resta un instant à cracher de dégo˚t, haletante.
Et, autour d'elle, dominant la pulsation de la musique, elle entendit les cris de terreur, d'horreur et de souffrance.
- La partie est finie - pour l'instant.
Sur cette annonce, le golem se dissipa.
Et Harry tomba des airs. Il s'affala sur le ventre dans les restes de la créature, qui ne sentaient que la terre humide.
Sous les yeux, il avait une main. Entièrement faite de terre, comme celle qu'il avait vue dans le bungalow de Ricky, mais plus large. Deux doigts bougèrent sous l'effet d'un dernier flux d'énergie surnaturelle et se pointèrent vers son nez. D'un coup de poing, il pulvérisa cette abomination.
Des danseurs s'écroulèrent sur lui dans un concert de hurlements. Il réussit à se dégager des corps enchevêtrés et à se relever.
Un garçon en T-shirt Batman se précipita sur lui et leva le poing. Harry se baissa, le frappa au ventre, ajouta un uppercut au menton, l'enjamba dans la seconde, et chercha Connie du regard.
Elle était tout près, occupée à évacuer une fille à l'air redoutable d'un coup de karaté. Puis elle pivota pour expédier son coude dans le plexus d'une jeune brute musclée qui afficha un air surpris en tombant. A l'évidence, il s'était dit qu'il allait en faire un chiffon pour cirer ses chaussures avant de la jeter.
Si elle était dans le même état délabré que lui, songea Harry, elle ne pourrait sans doute pas tenir le coup longtemps. Il avait les phalanges douloureuses et glacees, il était épuisé, comme s'il avait porté une charge énorme sur plusieurs kilomètres.
Il la rejoignit et lui cria par-dessus le vacarme:
- Venez ! On est trop vieux pour ces conneries ! Fou-tons le camp !
De part et d'autre, la danse s'était transformée en bagarres qui ne s'expliquaient que par les tours cruels de Tic-tac. On se secouait, on se cognait un peu partout mais tous les garçons et les filles n'avaient pas compris car certains riaient comme s'ils avaient été simplement pris dans une danse un peu agitée.
Harry et Connie étaient trop loin du devant du hangar pour pouvoir gagner la sortie avant que la foule ne comprenne la situation. Bien s˚r, aucun incendie ne les menaçait, mais ils allaient réagir comme si quelqu'un avait réellement vu des flammes. Et certains le croiraient.
Dans cette ambiance chaotique, il était facile de comprendre que les jeunes défoncés de la rave pouvaient croire que la violence n'était qu'un truc pour animer la soirée, même s'ils n'avaient pas été défoncés. Les spots balayaient la vo˚te métallique du plafond, les faisceaux des lasers lacéraient la salle et la transformaient en un filet multicolore, les stroboscopes lançaient leurs éclairs et des ombres fantasmagoriques sautaient, tournaient et se tordaient dans la foule électrisée, révélant des visages jeunes, étranges et mystérieux derrière les masques de lumière et d'images psychédéliques. Le disc-jockey monta le son de la musique déchaînée et le vacarme de la foule devint étourdissant. Les sens étaient saturés et n'importe quel affrontement violent pouvait être pris pour une crise de rire.
Loin derrière Harry, un cri s'éleva, qui ne ressemblait à aucun autre, si perçant et hystérique qu'il domina la cacophonie du hangar. Il ne s'était pas écoulé plus d'une minute depuis la fin de la Pause. Harry se dit que c'était sans doute la fille brune qui, sortie de sa transe, venait de découvrir qu'elle n'avait plus qu'un moignon sanglant à
la place de son épaule - ou bien quelqu'un qui venait de trouver le bras arraché sur le sol.
Même si le hurlement déchirant n'avait pas arrêté net la foule, elle était tout à coup décontenancee, et la réalité
retrouvait sa place. Lorsqu'elle se serait réinstallée chez la majorité des jeunes défoncés, il y aurait une ruée brusque vers les issues, une cohue mortellement dangereuse, même s'il n'y avait pas d'incendie.
Son sens du devoir et sa conscience de policier inci-taient Harry à rebrousser chemin pour retrouver la fille démembrée afin de lui porter secours. Mais il savait en même temps qu'il n'aurait pas la moindre chance de la repérer dans le maelstrom humain qui se formait avec la force d'un ouragan.
En serrant la main de Connie, il se mit à écarter les danseurs et les jeunes hurlant avec leurs bouteilles de bière et leurs ballons d'oxyde d'azote, se frayant un chemin vers le fond du hangar, qui se trouvait sous la galerie.
Loin des projecteurs. Dans le lieu le plus obscur.
Il fouilla les ombres du regard, et ne trouva aucune porte.
Ce qui n'était pas surprenant, si l'on considérait qu'une rave était essentiellement une réunion illégale de drogués qui se tenait dans un hangar supposé désert, et que cela n'avait rien d'un bal des débutantes. Mais, Bon Dieu, ce serait totalement stupide et absurde d'avoir survécu à la Pause et aux golems pour être piétiné par des centaines de gamins bourrés à mort qui allaient tous tenter de fuir en même temps.
Harry opta pour la droite, sans raison particulière. Des gamins reprenaient conscience sur le sol, après de trop longues bouffées de gaz hilarant. Harry essayait de les éviter dans sa course, mais, dans l'ombre, il trébucha plusieurs fois sur des dormeurs en tenue sombre.
Une porte. Il avait failli passer devant sans s'arrêter.
Dans le hangar, le tempo assourdissant de la musique n'avait pas varié mais le brouhaha de la foule était mainte-
nant ponctué de cris de panique, et l'hymne au plaisir ron-ronnant était marqué d'une note plus sombre.
Connie serrait si fort les doigts de Harry qu'elle en avait mal.
Harry pesa contre la porte. Puis la cogna des épaules.
Elle ne bougea pas. Elle devait s'ouvrir de l'extérieur. Il tira. Sans plus de succès.
La foule éclata et se dispersa vers l'extérieur dans un déferlement de cris, et Harry sentit la fièvre et la terreur de cette vague humaine. Personne ne se souvenait de l'emplacement des sorties de secours.
Il chercha fébrilement la poignée de la porte, la barre d'ouverture, n'importe quoi, en priant pour qu'elle ne soit pas verrouillée. Il trouva enfin une poignée verticale à
loquet, appuya, et perçut quelque part un déclic.
Le premier rang de la horde paniquée les bouscula par l'arrière. Connie poussa un cri. Harry se précipita pour tenter de les maintenir en luttant pour ouvrir la porte -
Seigneur, faites qu'on ne tombe pas dans un placard ou dans des toilettes !-, le pouce écrasé sur le loquet. La porte céda, s'ouvrit vers l'intérieur, et il voulut crier à la foule d'attendre, Bon Dieu ! D'attendre encore une seconde.
Et puis, la porte fut arrachée, claqua contre le mur, et, dans le même instant que Connie, il fut emporté dans la nuit froide par la première vague.
Une bonne dizaine de jeunes étaient rassemblés à
l'extérieur, à l'arrière d'un van Ford blanc décoré de guirlandes d'ampoules d'arbre de NoÎl vertes et rouges branchées sur la batterie qui éclairaient vaguement la nuit entre l'arrière du hangar et les broussailles du canyon. Un type aux cheveux longs gonflait des ballons sur un réservoir d'oxyde d'azote installé sur une remorque, tandis que son comparse chauve collectait les billets de cinq dollars.
Ils avaient tous la tête tournée, effarés devant les hordes hurlantes qui se déversaient à l'arrière du hangar.
Harry et Connie se séparèrent pour contourner le van.
Connie se porta du côté passager tandis que Harry s'avan-
çait vers la porte du conducteur.
Il l'ouvrit avec violence et s'installa au volant.
Le type au cr‚ne rasé surgit et lui agrippa le bras.
- Hé, toi ! O˘ tu crois aller comme ça ?
Dans la seconde o˘ il était tiré en arrière, Harry plongea la main sous sa veste et saisit son revolver. Il se retourna et pressa le canon sur les lèvres de son adversaire.
- Tu tiens à ce que je t'envoie les dents à travers la nuque ?
Le type au cr‚ne rasé écarquilla les yeux et recula en levant les mains.
- Hé, non, mec ! Du calme. Prends le van. Il est à toi amuse-toi bien, profites-en.
Harry n'aimait guère les méthodes de Connie, mais il dut admettre qu'il y avait un gain de temps certain à
résoudre les problèmes dans son style.
Il revint au volant, claqua la portière et rengaina son arme.
Connie était déjà installée sur le siège du passager.
Les clés étaient sur le contact, et le moteur tournait pour alimenter les batteries sur lesquelles étaient branchées les guirlandes de NoÎl. Dieu du Ciel ! Des guirlandes de NoÎl. Des vrais marrants, ces dealers de NO.
Il desserra le frein à main, alluma les phares, et démarra en écrasant l'accélérateur. Les pneus couinèrent comme des cochons qu'on égorgeait sur le macadam, crachèrent de la fumée, et la foule se dispersa. Puis, ils mordirent dans la chaussée et Harry appuya sur le klaxon tout en fonçant vers le coin arrière du hangar.
- D'ici deux minutes, la route va être drôlement encombrée, fit Connie en se cramponnant au tableau de bord.
- Oui, ils essaient tous de ficher le camp avant que les flics ne rappliquent.
- De vrais rabatjoie.
- Des abrutis, oui.
- Ils ne savent pas se marrer.
- Jamais. Complètement coincés ces pauvres flics.
Ils décollèrent littéralement sur la route qui longeait le hangar. Sur ce côté, il n'y avait aucune issue de secours et ils n'avaient pas à s'inquiéter des éventuels fuyards. Le van répondait bien, à plein régime, avec une suspension parfaite. Harry diagnostiqua qu'il avait d˚ être un peu transformé pour des replis rapides en cas d'intervention de la police.
En se retrouvant devant le hangar, ils durent utiliser les freins et le klaxon pour se frayer un passage. Apparemment, la foule avait réussi à s'échapper du b‚timent plus vite qu'ils ne l'avaient imaginé.
- Les organisateurs ont eu la bonne idée d'ouvrir un des accès réservés aux camions, commenta Connie en détournant la tête.
- Je suis surpris que le volet ait fonctionné, dit Harry.
Dieu sait depuis combien de temps c'est abandonné.
La pression avait été assez vite rel‚chée, se dit-il, et le chiffre des morts en serait réduit d'autant.
Harry restait sur la gauche, et il accrocha sans ralentir le pare-chocs d'une voiture garée, appuyant sans cesse sur le klaxon pour disperser les premiers fuyards qui dévalaient la rue comme les figurants terrifiés des films de Godzilla.
- Vous avez menacé ce type chauve avec votre flingue, dit Connie.
- Oui.
- Je vous ai entendu lui dire que vous alliez lui faire sauter la tête ?
- quelque chose comme ça.
- Vous ne lui avez pas montré votre plaque ?
- Je me suis dit qu'il aurait du respect pour un flingue, mais pas vraiment pour une plaque.
- Je crois que je vais finir par bien vous aimer, Harry Lyon.
- «a, ça n'a guère d'avenir - à moins qu'on tienne jusqu'après l'aube.
En quelques secondes, ils laissèrent derrière eux les derniers fuyards, et Harry put accélérer à fond. Ils dépassèrent les dernières voitures garées sur le bas-côté.
Harry ne pensait qu'à une chose: être aussi loin que possible quand la police de Laguna Beach déboulerait. Ce qui ne tarderait guère. S'ils se trouvaient pris dans la déb‚cle, ils risquaient de perdre leur unique chance de prendre Tic-tac au dépourvu.
- Vous allez o˘ comme ça ? demanda Connie.
- Au Green House.
- Oui. Peut-être que Sammy est encore dans le coin.
- Sammy?
- Le clodo. C'est comme ça qu'il s'appelle.
- Oh ! oui. Et il y a aussi le chien qui parle.
- Le chien qui parle ? répéta Connie.
- D'accord, peut-être qu'il ne parle pas, mais il voulait nous dire quelque chose qu'on avait besoin de savoir, ça j'en suis certain, et même s'il ne parle pas, Bon Dieu, qu'est-ce que ça fait ? On est dans un monde de dingues, on vit une nuit dingue. Il y a des animaux qui parlent dans les contes de fées. Pourquoi pas un chien qui parle à
Laguna Beach ?
Il se rendit compte qu'il débloquait, mais il conduisait si vite qu'il ne pouvait pas détourner les yeux de la route pour voir si Connie affichait un air sceptique.
Mais elle ne semblait nullement inquiète de sa santé
mentale quand elle lui demanda:
- Et c'est quoi le plan ?
- Je crois que nous disposons d'une toute petite chance.
- Parce qu'il doit se reposer de temps en temps. C'est ce qu'il vous a dit à la radio.
- Oui. Surtout après ce qui vient de se passer.
Jusque-là, il s'est toujours écoulé une heure plus ou moins entre ses... apparitions.
- Ses manifestations.
- Comme vous voudrez.
quelques virages plus loin, ils se retrouvèrent dans le secteur résidentiel, traversant Laguna en direction de l'autoroute du Pacifique.
A une intersection, ils croisèrent une voiture de police et une ambulance.
- Délai d'intervention correct, dit Connie.
- Probablement quelqu'un qui a appelé le 911 sur son téléphone de voiture.
Les secours arriveraient peut-être à temps pour sauver la fille qui avait perdu son bras. On pourrait peut-être même retrouver son bras et le lui recoudre. Mais oui... Et tout ce qu'avait raconté Ma Mère l'Oye était vrai.
Harry était surexcité depuis un moment, parce qu'ils avaient échappé à la Pause et à la rave. Mais, en se souvenant de la sauvagerie avec laquelle le golem avait amputé
le bras frêle de la jeune fille, il sentit s'évaporer son taux d'adrénaline.
Et le désespoir s'infiltra à nouveau à l'orée de ses pensées.
- Si nous avons la plus infime chance pendant qu'il dort ou se repose, dit Connie, comment le trouver assez vite ?
- Certainement pas avec les portraits-robots de Nancy quan, c'est s˚r. On n'a plus assez de temps.
- Je pense que la prochaine fois qu'il se manifestera, il nous tuera, il ne jouera plus.
- C'est ce que je pense aussi.
- Du moins, il me tuera d'abord. Et vous ensuite.
- A l'aube. C'est une promesse que notre gentil petit garçon va tenir.
Ils restèrent plongés un instant dans le même silence lugubre.
- Et ça nous laisse o˘ ? demanda enfin Connie.
- Il y a peut-être ce clochard du Green House...
- Sammy.
- ... Il pourrait savoir quelque chose qui nous serait utile. Sinon... Merde, je ne sais pas. «a me paraît désespéré non ?...
- Nhon, rien n'est désespéré. Tant qu'il y a de la vie... Et à propos d'espoir, il faut toujours essayer autre chose, continuer...
Il engagea le van dans une autre rue, à pleine vitesse, tout en lui jetant un regard étonné.
- Rien n'est désespéré? Mais qu'est-ce qui vous est arrivé ?
Elle secoua la tête.
- Je ne sais pas. Mais ça continue de m'arriver.
Ils avaient passé au moins une demi-heure à fuir pendant la Pause avant d'atteindre le hangar au bout du canyon, mais il leur fallut moins de temps pour regagner leur point de départ. En consultant sa montre, Connie estima qu'il s'était écoulé moins de cinq minutes depuis qu'ils avaient piqué le van des dealers d'oxyde d'azote sans doute parce qu'ils avaient suivi un itinéraire direct et aussi parce que Harry conduisait assez vite pour qu'elle ait eu peur.
quand ils s'arrêtèrent devant le Green House, dans un carillonnement discret de guirlandes de NoÎl, il était exactement 1 h 37 du matin. Donc, un peu plus de huit minutes s'étaient écoulées depuis le début de la Pause, ce qui signifiait qu'il leur avait fallu en tout trois minutes pour sortir du hangar, s'emparer du van et traverser Laguna. Cela leur avait paru bien plus long.
La dépanneuse et la Volvo qui avaient été immobilisées sur la voie sud de l'autoroute n'étaient plus là.
quand le temps s'était remis en route, les conducteurs avaient d˚ redémarrer, eux aussi, sans même réaliser qu'il s'était passé quelque chose d'inhabituel. Et la cir-
culation avait repris dans les deux sens.
Connie fut soulagée en découvrant Sammy devant le Green House. Il gesticulait avec véhémence, aux prises avec le garçon d'accueil compassé en costume Armani et cravate de soie peinte à la main. L'un des serveurs montait la garde sur le seuil, vraisemblablement pour le cas o˘ l'affrontement deviendrait physique.
Lorsque Harry et Connie descendirent du van, le gar-
çon se détourna et les interpella:
- Vous! Mon Dieu, c'est vous!
Il s'avança, presque hostile, comme s'ils étaient partis sans régler leur addition.
Les clients et les employés étaient toujours derrière les baies et Connie reconnut certains de ceux qui les avaient épiés et qui étaient restés figés sur place quand la Pause était tombée. Ils avaient certes perdu leur rigidité mais rien de leur fascination pour ce spectacle impromptu.
- Mais qu'est-ce qui se passe ici? ajouta le garçon avec une note d'hystérie dans la voix. Comment tout ça est arrivé? O˘ étiez-vous passés? Et... qu'est-ce que c'est... qu'est-ce que c'est que ce van?...
Connie dut réfléchir un instant: oui, il les avait vus disparaître en une fraction de seconde. Le chien avait jappé
avant de plonger dans les buissons, ce qui les avait alertés. De même que Sammy, qui s'était élancé dans la ruelle. Mais elle et Harry étaient restés sur le trottoir bien en vue des clients entassés derrière les baies du restaurant, quand la Pause avait frappé. Ensuite, ils avaient d˚ courir pour sauver leur vie. Et la Pause avait pris fin alors qu'ils n'étaient plus là. Pour les témoins, ils s'étaient évanouis dans les airs. Pour réapparaître huit minutes après dans un van décoré de guirlandes lumineuses de NoÎl.
La curiosité et l'exaspération du garçon d'accueil étaient excusables.
Si le délai pour retrouver Tic-tac n'avait pas été aussi mince, si chaque seconde qui passait ne les avait pas poussés inexorablement vers la mort, ils se seraient amusés du tohu-bohu qui régnait dans le restaurant. Après tout, c'était vraiment marrant, tout ça, mais ils n'avaient pas le temps de rire avec les autres. Plus tard, peut-être.
S'ils survivaient.
- Mais c'est quoi tout ça? insistait le garçon.
qu'est-ce qui s'est passé ? Je ne comprends pas un mot de ce que votre dingo me raconte !
Le dingo désignait Sammy, bien s˚r.
- Mais ça n'est pas notre dingo, protesta Harry.
- Mais si, rectifia Connie, et vous feriez bien de lui dire deux mots. Moi, je m'occupe de tout ça.
Elle avait un peu peur que Harry, conscient du temps qui passait, ne finisse par sortir son revolver pour menacer le garçon à la cravate de soie de lui faire sortir les dents par la nuque s'il ne fermait pas sa gueule. Certes, elle approuvait cette nouvelle propension de Harry à se montrer plus agressif pour résoudre les problèmes, mais il y avait certaines circonstances o˘ cela ne s'imposait vraiment pas.
Harry s'approcha de Sammy et engagea la conversation avec le clochard.
Tandis que Connie, passant un bras sur les épaules du garçon, le raccompagnait vers l'entrée du restaurant en lui expliquant d'un ton courtois mais ferme qu'elle et le lieutenant Lyon étaient sur une enquête importante et pressante, l'assurant qu'elle reviendrait plus tard tout lui expliquer en détail. Y compris tout ce qui lui semblait encore inexplicable.
- Dès que nous aurons résolu la situation actuelle...
Si l'on tenait compte du fait que c'était le boulot de Harry, d'habitude, d'apaiser les gens et que c'était à elle de les bousculer, elle eut un franc succès avec le garçon d'accueil. Elle n'avait nullement l'intention de revenir sur les lieux pour lui expliquer quoi que ce soit, et elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'il penserait de ses explications sur la disparition soudaine des gens. Mais il se calma peu à peu, et elle réussit à le convaincre de rentrer dans le restaurant avec le serveur qui montait la garde.
Elle se pencha ensuite entre les buissons et constata ce qu'elle avait pressenti: le chien n'était plus là.
Elle rejoignit Harry et Sammy sur le trottoir à l'instant o˘ le clochard déclarait:
- Comment je pourrais savoir o˘ il vit? C'est un extraterrestre, il est loin de sa planète. Il doit avoir un astronef caché quelque part.
D'un ton patient qui éveilla la surprise admirative de Connie, Harry déclara:
- Laisse tomber tout ça. «a n'est pas un extraterrestre. Il...
Un aboiement soudain les fit sursauter.
Connie se retourna et découvrit le corniaud aux oreilles tombantes. Il venait de surgir en haut de la ruelle, suivi d'une femme et d'un garçonnet qui pouvait avoir cinq ans.
Dès qu'il vit qu'il avait attiré leur attention, il mordit dans le revers du jean du garçonnet pour l'entraîner.
Après quelques pas, il le libéra, courut vers Connie, s'arrêta à mi-chemin, aboya dans sa direction, avant de se retourner vers la femme et le gamin et d'aboyer une deuxième fois. Pour recommencer avec Connie. Puis, il s'assit et les regarda tour à tour, comme pour dire: Alors, est-ce que j'en ai assez fait?
La femme et le garçonnet semblaient curieux mais nullement effrayés. La mère avait un certain charme, et l'enfant était mignon, proprement habillé. Mais, sur leur visage, il y avait cette expression de méfiance de ceux qui connaissent trop bien les rues.
Connie s'approcha d'eux en souriant. quand elle passa devant le chien, il leva son derrière et trottina à son côté en haletant.
Cet instant, se dit Connie, était marqué par le mystère et l'indicible, et Connie sut que quel que soit le lien qu'ils nouaient entre eux, il s'agissait d'une question de vie ou de mort pour elle et Harry, peut-être pour tous.
Elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle devait leur dire jusqu'à la seconde o˘ elle fut assez proche.
- Est-ce que... est-ce que vous aussi... vous avez vécu une expérience étrange récemment?
La femme la regarda en cillant de surprise.
- Une expérience étrange ? Oh ! oui. Oh ! oui, bien s˚r que oui.
TROISIEME PARTIE
LE PETIT COTTAGE OU LA PEUR
AU FOND DES BOIS
Là-bas, loin, en Chine
les gens disent parfois
que souvent la vie est amère,
et rarement douce comme la soie.
Amère comme des larmes de dragon
qui pleuvent en cascade sur la terre
et emportent vers l'oubli des rivières
nos années de bonheur et de passion.
Là-bas, loin, en Chine,
les gens disent aussi,
que si parfois la vie est joyeuse,
elle a trop souvent des jours gris.
Et même en certaines saisons,
quand coulent les larmes de dragon,
il faut croire que c'est l'amère épice
de nos années, de nos caprices.
Les bons moments sont notre riz,
et le chagrin est un parfum,
sur le rago˚t de nos vies,
la saveur avant la fin.
Le Livre des chagrins comptés Maintenant ils savent.
C'est un bon chien, un bon chien, bon, bon.
Ils sont tous ensemble. La femme et le garçon, l'homme qui pue, l'homme qui ne pue pas trop, et la femme sans garçon. Sur tous, il y a la trace de la chose-qui-va-vous-tuer, et c'est pour ça qu'il a su qu'ils devaient se retrouver tous.
Eux aussi le savent. Ils savent pourquoi ils sont tous ensemble maintenant. Ils sont devant l'endroit o˘ il y a de la nourriture pour les gens, ils se parlent, très vite, ils sont excités, ils parlent en même temps quelquefois, pendant que les deux femmes, le garçon et l'homme qui ne pue pas trop essaient de ne pas être sous le vent de l'homme qui pue.
Ils n'arrêtent pas de se pencher pour le caresser, pour le gratter derrière les oreilles et lui dire qu'il est un bon chien, un gentil chien, ça, et d'autres gentillesses qu'il ne comprend pas vraiment. «a, c'est ce qu'il y a de meilleur.
C'est bon d'être caressé et gratté par des gens qui, il en est s˚r, ne finiront pas par vous mettre le feu au poil, par des gens qui n'ont pas de chat, pas de chat du tout.
Une fois, longtemps après la petite fille qui l'appelait Prince, d'autres gens l'avaient pris avec eux, ils l'avaient emmené chez eux, ils lui avaient donné à manger et ils étaient gentils. Ils l'appelaient Max, mais ils avaient un chat. Un gros chat. Méchant. Il s'appelait Fluffy. Max était gentil avec Fluffy. Max n'avait jamais donné la chasse à Fluffy. A cette époque, Max ne pourchassait jamais les chats. Enfin, presque jamais. Des chats, il y en avait qu'il aimait bien. Mais Fluffy n'aimait pas Max et ne voulait pas que Max vienne dans les endroits des gens alors quelquefois, Fluffy volait la nourriture de Max, et a d'autres moments, Fluffy pissait dans le bol de Max. Les jours o˘ les gens allaient dans un autre endroit, Max et Fluffy se retrouvaient seuls, et Fluffy se mettait à cracher et à griffer, il était fou, et il pourchassait Max qui avait peur dans toute la maison. Ou alors il sautait d'en haut sur Max. C'était un gros chat. Il griffait. Il crachait. Il était fou. Et Max avait fini par comprendre que c'était son endroit à lui, à Fluffy, pas à Max et Fluffy, et alors il était parti loin des gens gentils et il était redevenu Copain.
Depuis, il s'inquiétait toujours quand il rencontrait des gens gentils qui voulaient l'emmener dans leur endroit et le nourrir tous les jours. S'ils avaient l'odeur du chat sur eux, quand il entrerait dans leur endroit, il y aurait un Fluffy. Gros. Méchant. Fou.
C'est donc bien qu'aucun de ces gens n'ait une odeur de chat, parce que si quelqu'un veut être sa famille, il sera en sécurité, il n'aura pas à s'inquiéter de trouver de la pisse dans son bol à nourriture.
Au bout d'un moment, ils sont tellement excités qu'ils ne le caressent plus, qu'ils ne lui disent plus qu'il est gen-
til, et il s'ennuie. Il b‚ille. Il se couche. Il aimerait dormir.
Il est fatigué. C'était une journée active pour un bon chien.
Mais il voit alors les gens dans l'endroit o˘ il y a de la nourriture pour les gens. Ils regardent au-dehors. Intéressant. Ils sont devant les vitres et ils le regardent.
Ils le trouvent peut-être mignon.
Ils veulent peut-être lui donner de la nourriture.
Après tout, pourquoi est-ce qu'ils ne voudraient pas lui donner de la nourriture ?
Alors, il se relève et trotte vers l'endroit o˘ il y a de la nourriture. La tête dressée. Il fait le fringant. Remue la queue. Les gens adorent ça.
A la porte, il attend. Personne ne lui ouvre. Il pose la patte sur la porte. Il attend encore. Personne. Il gratte.
Toujours personne.
Il retourne devant la vitre pour que les gens le voient.
Il remue la queue. Il penche la tête, baisse une oreille. Ils le voient. Il sait qu'ils le voient.
Il retourne à la porte. Il attend. Attend encore.
Il gratte. Toujours personne.
Peut-être qu'ils ne savent pas qu'il veut de la nourriture. Ou ils ont peur de lui, ils pensent qu'il est un méchant chien. Il n'a pas l'air d'un méchant chien. Comment pourraient-ils avoir peur? Ils ne savent donc pas quand il faut avoir peur ou pas ? Jamais il ne grimperait dans des endroits hauts pour sauter sur eux, jamais il ne pisserait dans leurs bols d'eau. Ces gens sont stupides.
Stupides.
Finalement, il décide qu'il n'aura pas de nourriture, et il retourne vers les gens gentils qu'il a réunis. En s'éloignant, il redresse la tête, il se dandine et remue la queue, rien que pour montrer aux gens derrière les vitres ce qu'ils ont manqué.
Mais quand il s'approche des femmes, du garçon, de l'homme qui pue et de celui qui ne pue pas trop, il sent que quelque chose ne va pas. Il le sent et le renifle.
Ils ont peur. Ceci n'est pas nouveau. Depuis qu'il les a flairés, les uns et les autres, ils ont tous eu peur. Mais cette fois, leur peur est différente. Bien pire.
Et ils portent sur eux une petite trace de cette odeur d'étendez-vous-et-mourez. Les animaux ont aussi cette odeur sur eux, parfois, quand ils deviennent vieux, quand ils sont très fatigués et malades. Mais pas souvent les gens. quoiqu'il connaisse un endroit o˘ les gens ont cette odeur sur eux. Il y était plus tôt dans la nuit, avec la femme et le garçon.
Intéressant.
Intéressant et mauvais.
Il est ennuyé que ces gens si gentils aient cette trace de l'odeur d'étendez-vous-et-mourez sur eux. que se passe-t-il ? Ils ne sont pas malades. L'homme qui pue l'est peut-
être un peu, mais pas les autres. Et ils ne sont pas vieux non plus.
Leurs voix sont différentes, aussi. Un peu trop excitées, pas vraiment comme avant. Un peu lasses. Un peu tristes. Mais il y a autre chose... quoi ? quelque chose.
Mais quoi? Mais quoi?
Il renifle leurs pieds, un par un. Sniff, sniff, sniff...
Même les pieds de l'homme qui pue, et soudain, il sait ce qui ne va pas. Et il ne peut pas le croire, non, il ne le peut pas.
Il est stupéfait. Stupéfait. Il recule et les regarde. Stupéfait.
Sur chacun d'eux, il a senti cette odeur spéciale qui dit: Est-ce-que-je-le-pourchasse-ou-est-ce-qu'il-me-pourchasse ? Est-ce-que je-cours-ou-est-ce-que je-me-bats? Est-ce-que-j'ai-assez-faim-pour-déterrer-quel-que-chose-de-ce-trou-ou-est-ce-que je-vais-attendre-que-les-gens-me-donnent-quelque-chose-de-bon-à-manger ?
C'est l'odeur du je ne sais pas quoi faire, qui est différente de l'odeur de la peur. Comme maintenant. Ils ont peur de la chose-qui-va-vous-tuer, mais aussi ils ont peur parce qu'ils ne savent pas quoi faire ensuite.
Il est stupéfait parce que lui sait ce qu'il faut faire maintenant, et il ne fait même pas partie des gens. Mais les gens, parfois, sont un peu lents à penser.
D'accord. Il va leur montrer ce qu'il faut faire.
Il aboie, et bien s˚r, ils le regardent tous parce qu'il est un chien qui n'aboie pas beaucoup.
Il aboie encore, puis il court, il les précède, il descend la pente. Il court, il s'arrête, il les regarde, il aboie, et il court encore et encore.
Ils parlent. Ils le regardent et ils parlent entre eux.
Comme s'ils avaient compris.
Alors, il court encore plus loin et plus vite, il se retourne, il aboie encore.
Ils sont excités. Ils ont compris. Stupéfiant.
Ils ne savaient pas jusqu'o˘ le chien allait les entraîner, et ils étaient tous d'accord: à cinq dans les rues, à deux heures du matin, ils risquaient de se faire remarquer. Ils décidèrent donc de voir si Wouf montrerait la route à
suivre s'ils étaient en van.
Janet aida le lieutenant Gulliver et le lieutenant Lyon à débarrasser le véhicule de ses guirlandes de NoÎl qui étaient fixées avec des pinces et du ruban autocollant.
Ils doutaient que le chien les conduise directement sur les traces de cette personne qu'ils appelaient Tic-tac.
Mais, quand même, il était plus prudent de ne pas trop attirer l'attention avec des ampoules rouges et vertes.
Sammy Shamrce les suivit près du Ford en leur racontant, et ce n'était pas la première fois, qu'il avait été
stupide, qu'il avait tout perdu, mais qu'après ça il tourne-rait la page pour reprendre une nouvelle vie. Pour lui, ça paraissait très important qu'ils croient qu'il était sincère et prêt à entamer une nouvelle existence - comme s'il avait besoin de convaincre les autres avant de se convaincre lui-même.
- Je n'ai jamais vraiment cru que j'avais quelque chose dont le monde pouvait avoir besoin. Je me disais que j'étais plutôt inutile, rien qu'un artiste à la mode, qui savait bien parler mais qui n'avait rien à l'intérieur, mais voilà que je suis en train de sauver le monde d'un extraterrestre. O.K., ça n'est pas vraiment un extraterrestre, et je ne suis pas tout seul à me battre, mais au moins j'aide à sauver le monde, ça c'est s˚r.
Janet restait stupéfaite de ce que Wouf avait fait. Nul ne saurait jamais vraiment comment il avait pu sentir qu'ils étaient tous les cinq sous la même étrange menace et qu'il serait utile qu'ils se regroupent. Tout le monde savait que les sens des animaux étaient par bien des côtés plus faibles que ceux des humains, mais aussi plus affinés parfois, et qu'au-delà des cinq sens usuels, il pouvait en exister d'autres qu'on avait du mal à comprendre. Mais, après ça, jamais plus elle n'aurait le même regard sur un chien - ou n'importe quel autre animal.
En laissant le chien vivre avec eux alors qu'elle avait du mal à les nourrir, Danny et elle, elle avait peut-être fait ce qu'il y avait de mieux dans son existence.
Avec les deux policiers, elle finit d'enlever les guirlandes de NoÎl du van, les enroula, et les rangea à
l'arrière.
- J'ai arrêté de boire, déclara Sammy en les accompa-gnant. Est-ce que vous arrivez à le croire? Mais c'est vrai. Plus une goutte. Nada.
Wouf était assis sur le trottoir à côté de Danny, sous la clarté d'un réverbère. Il les observait patiemment.
Dans un premier temps, quand elle avait appris que Miss Gulliver et Mr. Lyon étaient de la police, Janet avait failli fuir avec Danny sous son bras. Après tout, elle avait laissé le cadavre de son mari assassiné quelque part dans les sables de l'Arizona, et elle n'était pas certaine que cet homme abominable était encore là-bas. Si on avait découvert le cadavre de Vince, on allait lui poser des questions. Un mandat avait peut-être été lancé
contre elle.
Et, si elle réfléchissait bien, les représentants de l'autorité n'avaient jamais été ses amis, si l'on exceptait Mr. Ishigura, à la clinique de Pacific View. Pour elle, ils étaient d'une espèce différente, des gens avec lesquels elle n'avait rien en commun.
Mais Miss Gulliver et Mr. Lyon semblaient sérieux gentils et bien intentionnés. Elle ne pensait pas qu'ils étaient du genre à permettre qu'on lui enlève Danny, bien qu'elle n'ait pas l'intention de leur dire qu'elle avait tué Vince. Et elle avait certainement des choses en commun avec eux: avant tout le désir de vivre et de trouver Tic-tac avant qu'il ne les retrouve, lui.
Elle avait donc décidé de faire pleine confiance aux policiers surtout parce qu'elle n'avait pas le choix. Ils étaient tous ensemble dans cette affaire. Mais aussi parce que le chien leur faisait confiance.
- Il est deux heures moins deux, déclara le lieutenant Lyon en regardant sa montre. Il faut y aller, Bon Dieu !
Janet appela Danny et grimpa à l'arrière du van avec lui et Sammy Shamrce.
Le lieutenant Lyon s'installa au volant et lança le moteur.
Janet, Danny et Sammy se tassèrent à l'avant pour mieux voir à travers le pare-brise.
Des serpentins de brume venus de l'océan se déployaient sur l'autoroute. Dans la lumière des phares d'une voiture qui venait dans l'autre sens, un arc-en-ciel se forma sur la courbe. Puis la voiture s'éloigna et se perdit dans la nuit.
Miss Gulliver et Wouf le chien attendaient toujours sur le trottoir.
Le lieutenant Lyon desserra le frein à main et, haus-sant à peine la voix, il dit:
- O.K., on est prêts.
Miss Gulliver se redressa, dit quelques mots au chien tout en lui faisant signe de filer et Wouf la regarda d'un air perplexe.
Avant de comprendre qu'ils lui demandaient de les conduire précisément là o˘ il avait voulu les conduire quelques minutes auparavant. Alors, il partit vers le bas de la colline, vers le nord. Il parcourut ainsi le tiers d'un bloc d'immeubles avant de se retourner pour vérifier que le lieutenant Gulliver le suivait bien. Heureux, il remua la queue.
Le lieutenant Lyon laissa le van descendre la pente, à
quelques pas derrière Gulliver, en se disant que le chien serait rassuré de voir qu'ils suivaient aussi.
Ils n'allaient pas très vite, mais Janet dut se cramponner au siège du lieutenant Lyon pour rétablir son équilibre, tandis que Sammy agrippait l'appuie-tête du siège du passager. D'une main, Danny s'accrocha à la ceinture de Janet tout en se dressant sur la pointe des pieds pour essayer de mieux voir ce qui se passait au-dehors.
A l'instant o˘ le lieutenant Gulliver le rejoignait, Wouf repartit en courant jusqu'à une intersection. Là, il se retourna de nouveau. Il observa la femme qui s'approchait, puis le van qui la suivait, revint à la femme, puis au van. C'était un chien intelligent. Il les emmènerait là o˘ il devait les emmener.
- J'aurais préféré qu'il nous raconte ce qu'on a besoin de savoir, commenta le lieutenant Lyon.
- qui? fit Sammy.
- Le chien.
quand Miss Gulliver eut laissé le chien franchir l'intersection et parcourir un demi-bloc, elle s'arrêta et laissa le van la rattraper. Elle attendit que Wouf se retourne et la regarde avant de monter et de s'installer sur le siège du passager.
Le chien s'était assis et les observait.
Le lieutenant Lyon laissa le van descendre sur quelques mètres.
Le chien dressa les oreilles.
Le van descendait toujours la pente, à petite vitesse.
Wouf se releva et se remit à trotter vers le nord. Il s'arrêta, puis se retourna pour s'assurer que le van suivait, et repartit.
- Bon chien, dit le lieutenant Gulliver.
- Très bon chien, ajouta le lieutenant Lyon.
- C'est le meilleur, dit Danny d'un air très fier.
- Je suis d'accord, appuya Sammy Shamrce en passant la main dans les cheveux du gamin.
Danny se tourna vers Janet:
- M'man, il sent très mauvais.
Gênée, elle lui dit:
- Danny!
- Non, y a pas de mal ! dit Sammy. (Il avait envie de se lancer dans un nouveau couplet de repentir.) C'est vrai.
Je pue. Je suis une vraie ruine. «a fait longtemps que je suis une ruine, mais c'est fini maintenant. Et vous savez pourquoi j'étais une ruine? Parce que je pensais tout connaître, que je croyais savoir le sens de la vie, ce qu'elle signifiait, qu'il n'y avait rien de mystérieux là-dedans, seulement de la biologie. Mais après, et surtout après cette nuit, je vois les choses différemment. Je ne connais pas tout, finalement. C'est vrai. Merde, je sais vraiment rien du tout ! Il y a des tas de mystères dans la vie, qui dépassent même la biologie. Et s'il y en a plus, pourquoi on aurait besoin de vin, de cocaÔne ou je ne sais quoi? Non. Rien. Pas une goutte. Nada.
Un bloc plus loin, le chien tourna à droite et se dirigea vers l'est dans une rue en pente abrupte.
En abordant le virage, le lieutenant Lyon jeta un regard à sa montre:
- Deux heures. Bon sang, le temps passe trop vite !
Wouf venait de tourner la tête pour vérifier qu'ils le suivaient bien. Il était confiant. Ils resteraient avec lui.
Le trottoir sur lequel il courait était parsemé de fleurs rouges tombées des arbres-bouteilles qui bordaient les rues. Wouf les renifla tout en progressant vers l'est et renifla plusieurs fois.
Et soudain, Janet devina o˘ le chien les emmenait.
- Mr. Ishigura, dit-elle.
Le lieutenant Gulliver se tourna pour la dévisager.
- Vous savez o˘ il va ?
- On était là pour le dîner. Dans la cuisine. Mon Dieu !... La pauvre femme aveugle qui n'a plus d'yeux !
La maison de soins de Pacific View se trouvait dans le bloc d'immeubles suivant. Wouf escalada les marches en courant et s'assit devant la porte.
Après les heures de visite, il n'y avait plus personne à
la réception. A travers la baie vitrée, en haut de la porte Harry découvrit le hall désert, vaguement éclairé.
quand il sonna, une voix de femme lui répondit à
l'interphone. Il déclara qu'il était officier de police chargé d'une enquête urgente et, au ton de sa voix, elle parut inquiète et prête à coopérer.
Il regarda trois fois sa montre avant qu'elle n'ouvre.
Elle n'avait pas mis très longtemps, mais il se souvenait de Ricky Estefan et de la fille qui avait laissé un bras dans la rave, et chaque seconde qui clignotait en rouge à
son poignet les rapprochait de leur propre exécution.
L'infirmière qui dirigeait l'équipe de nuit était une petite Philippine qui n'avait rien de fragile sur le plan tempérament. Dès qu'elle vit Harry elle se montra bien moins confiante qu'à l'interphone et refusa de lui ouvrir la porte.
D'abord, elle ne voulait pas croire qu'il était officier de police. Il ne pouvait lui en vouloir de se montrer suspi-cieuse: avec ce qu'il avait vécu depuis douze ou quatorze heures, il avait l'air de sortir d'une caisse d'emballage.
D'ailleurs, Sammy Shamrce, lui, sortait vraiment d'une caisse d'emballage, et Harry, s'il ne semblait pas aussi mal en point, pouvait faire penser à un pensionnaire à vie de l'Armée du Salut.
Elle consentit à entrouvrir la porte sur la longueur de la chaîne de sécurité du genre industriel solide, qu'on devait employer sur les silos de missiles nucléaires. A sa demande, Harry lui fit passer sa carte d'officier de police.
La photo n'avait rien de flatteur et pouvait ressembler à
l'image qu'il donnait dans l'instant, plutôt détérioré et sale. Mais ça ne suffit pas à convaincre l'infirmière qu'il était un représentant de la loi.
En plissant son joli petit nez, elle lui demanda:
- Et vous avez quoi d'autre comme papiers?
Il résista à la tentation de sortir son revolver et de le glisser à travers la lucarne en la menaçant de lui faire péter la tête. Mais elle devait avoir une trentaine d'années, et il était probable qu'elle avait grandi sous le régime de Marcos avant d'immigrer aux Etats-Unis, ce qui avait d˚ la durcir passablement. Et elle lui rirait probablement à la figure, elle mettrait un doigt dans le canon, et elle lui dirait d'aller se faire foutre.
Alors, il lui brandit Connie Gulliver, qui était pour une fois un officier de police tellement plus présentable que lui. Elle sourit à la mini Florence Nightingale façon Ges-tapo, lui parla gentiment, et lui présenta ses papiers quand elle les lui demanda. On aurait pu penser qu'ils tentaient de pénétrer dans le coffre central de Fort Knox et non pas dans une clinique privée.
Il jeta un coup d'oeil à sa montre: deux heures trois.
S'il se fondait sur l'expérience limitée qu'ils avaient vécue avec leur Robert Houdin psychotique, celui-ci avait besoin d'au moins une heure à une heure et demie de repos entre deux numéros. Il rechargeait ses batteries surnaturelles tout comme un magicien de cirque a besoin de temps pour ranger les foulards de soie, les colombes et les lapins dans ses manches et se préparer pour la dernière séance. Si tel était le cas, ils n'avaient rien à redouter jusqu'à deux heures trente, et peut-être même trois heures.
Un peu moins d'une heure.
Harry était tellement fasciné par les deux points rouges clignotant de sa montre qu'il avait perdu le cours de l'échange entre Connie et l'infirmière. Ou bien elle avait réussi à la charmer ou elle avait proféré une menace efficace, car la chaîne de sécurité n'était plus en place, la porte était ouverte, et ils récupérèrent leurs pièces d'identité avec un sourire avant d'être admis dans Pacific View.
En découvrant Janet et Danny, qui étaient cachés dans la pénombre, sur le trottoir, l'infirmière de nuit réagit pourtant. Et plus encore quand elle vit le chien, même s'il remuait la queue en tirant la langue, essayant à l'évidence de se montrer gentil. Mais en voyant - et surtout en sentant - Sammy, elle fut sur le point de redevenir intraitable.
Pour les flics, comme pour les vendeurs de porte-à-porte, la difficulté suprême était toujours de franchir le seuil. Une fois à l'intérieur, Harry et Connie étaient aussi difficiles à virer que le vendeur d'aspirateur moyen qui déploie tout son matériel sur le tapis pour nettoyer jusqu'à la dernière trace de poussière.
quand la redoutable Philippine comprit qu'en résis-tant aux envahisseurs, elle dérangerait beaucoup plus les patients qu'en coopérant, elle lança quelques mots en tagalog. Harry supposa qu'elle maudissait leurs ancêtres et tous leurs descendants. Mais elle les préceda vers la chambre o˘ se trouvait la patiente qu'ils voulaient voir.
C'était l'unique femme aveugle aux paupières cousues de la maison de soins. Elle se nommait Jennifer Drackman.
En chemin, l'infirmière leur confia à mi-voix que le fils de Jennifer Drackman - qui habitait loin - payait les meilleures infirmières privées pour trois tours de garde, sept jours sur sept, afin de veiller sur sa mère qui souffrait de " désordre mental ". Elle était l'unique patiente de Pacific View à bénéficier de soins aussi " suffocants "
qui s'ajoutaient aux services déjà " extravagants " que Pacific View proposait pour la pension minimale. L'infirmière ajouta encore quelques autres mots de son choix pour bien leur faire comprendre, très poliment, qu'elle n'appréciait guère le fils de Mrs. Drackman, que les infirmières privées étaient inutiles et constituaient une insulte à l'équipe de l'établissement, et qu'elle considérait que leur patiente faisait peur à tout le monde.
L'infirmière privée de l'équipe de nuit était une fille noire à la beauté exotique qui s'appelait Tanya Delaney.
Elle n'avait pas l'air convaincue qu'il f˚t très sage de les laisser déranger sa patiente à une heure aussi tardive, même s'ils représentaient la police, et elle parut quelques secondes plus inflexible que l'infirmière de nuit.
La femme émaciée, osseuse, au teint terreux qui était dans le lit avait un aspect épouvantable. Pourtant, Harry ne parvenait pas à détourner le regard. Parce que, sous l'horreur de son état actuel, subsistait encore la trace tragiquement faible mais indéniable du fantôme de sa beauté passée. Le spectre qui hantait son visage ravagé
et son corps, en refusant de s'emparer totalement d'elle laissait deviner la différence glaçante entre ce qu'elle avait d˚ être dans sa jeunesse et ce qu'elle était devenue.
- Elle dormait, chuchota Tanya Delaney. (Elle se tenait entre eux et le lit, pour bien leur montrer qu'elle prenait son tour de garde très au sérieux.) C'est si rare qu'elle dorme paisiblement, et je n'aimerais pas qu'on la réveille.
Non loin des oreillers, sur une table de chevet, près d'un plateau à fond de liège sur lequel était posée une carafe chromée, il y avait un cadre noir, laqué, avec la photo d'un jeune homme plutôt beau qui pouvait avoir vingt ans. Le nez aquilin. Les cheveux bruns et drus. Des yeux p‚les, sans doute gris comme de l'argent terni. Le garçon en bluejean et T-shirt Tecate qui s'était léché les lèvres devant la vitrine du restaurant o˘ ils avaient abattu James Ordegard. qui savourait le spectacle des victimes ensanglantées. Et Harry se souvint de son regard de colère quand il l'avait repoussé et humilié
devant la foule.
- C'est lui, dit-il doucement, l'air songeur.
Tanya Delaney avait suivi son regard.
- Bryan. Le fils de Mrs. Drackman.
Harry se tourna vers Connie et répéta:
- C'est lui.
- Il ne ressemble pas à l'homme-rat, commenta Sammy.
Il se tenait dans le coin le plus éloigné de la chambre. Il se rappelait probablement que les aveugles compen-saient leur cécité par un sens de l'ouÔe et de l'odorat surdéveloppés.
quant au chien, il geignit une fois, brièvement, calmement.
Janet Marco serrait contre elle son petit garçon ensommeillé tout en observant la photo.
- Il ressemble un peu à Vince... les cheveux... les yeux.
Pas étonnant que j'aie cru que c'était Vince qui revenait.
Harry se demanda qui pouvait être Vince, décida que ça n'était guère urgent, et dit à Connie:
- Si c'est vraiment son fils qui paie toutes les factures...
- Mais oui, c'est lui, dit l'infirmière Delaney. Il prend tellement soin de sa mère.
-... alors, le bureau d'admission doit avoir son adresse, acheva Connie.
Harry secoua la tête.
- L'infirmière de garde ne nous laissera s˚rement pas mettre le nez dans les dossiers. Elle va se coucher dessus jusqu'à ce qu'on revienne avec un mandat.
- Je pense que vous devriez repartir avant de la réveiller, dit l'infirmière Delaney.
- Je ne dors pas, dit l'épouvantail blanc dans le lit.
Ses paupières cousues n'avaient pas bougé, comme si tous ses muscles étaient atrophiés depuis des années.
" Et je ne veux pas que cette photo reste là. C'est lui qui me force à la garder.
- Mrs. Drackman..., commença Harry.
- Miss. Ils m'appellent Mrs. Drackman, mais je n'ai jamais été mariée. Jamais. (Sa voix était ténue mais ferme. Brisée. Froide.) qu'est-ce que vous lui voulez?
- Miss Drackman, nous sommes officiers de police.
Nous désirons vous poser quelques questions au sujet de votre fils.
C'était leur première chance d'en savoir plus sur Tic-tac et Harry se dit qu'ils devaient absolument la saisir. La mère pouvait leur révéler un détail qui mettrait au jour une faille chez son extraordinaire rejeton, même si elle n'était pas consciente de sa vraie nature.
Elle demeura un moment silencieuse, en mordant sa lèvre décolorée. Tout son sang semblait s'être retiré de ses veines.
Harry jeta un regard à sa montre.
Deux heures huit.
La vieille femme ravagée leva un bras et referma les doigts sur la barre de sécurité de son lit, comme des serres.
- Tanya, est-ce que vous voulez bien nous laisser seuls ?
L'infirmière émit une timide protestation, mais la femme répéta son ordre d'un ton plus net.
Dès que Delaney se fut retirée en refermant la porte, Jennifer Drackman demanda:
- Combien êtes-vous ici ?
- Cinq, dit Connie, omettant le chien.
- Vous n'êtes pas tous des officiers de police, et vous ne menez pas une enquête officielle, ajouta Jennifer Drackman avec une perspicacité qui compensait ses longues années de cecité.
Il y avait dans sa voix une note curieuse d'espoir qui incita Harry à lui répondre sincèrement:
- Non. Il n'y a pas que des flics ici, et nous n'agissons pas vraiment en tant que tels.
- qu'est-ce qu'il vous a fait?
Il en avait tellement fait, songea Harry, qu'il était difficile pour quiconque de le résumer brièvement.
La femme interpréta son silence et dit:
- Savez-vous ce qu'il est?
C'était une question hors du commun qui révélait que la femme, à un certain degré, avait conscience du caractère différent de son fils.
- Oui, dit Harry. Nous le savons.
- Tout le monde croit que c'est un garçon si gentil, fit la femme d'une voix tremblante. Ils n'écoutent rien.
Pauvres idiots. Ils n'écoutent rien. Jamais ils ne m'ont crue, durant toutes ces années.
- Mais nous sommes là pour vous écouter, dit Harry.
Et nous vous croyons déjà.
Une expression d'espoir joua sur le visage ravagé, si l'on pouvait parler d'espoir. La femme leva la tête, et ce simple mouvement fit apparaître ses tendons, comme des c‚bles sous la peau flasque de son cou.
- Est-ce que vous le haÔssez? demanda-t-elle.
Après un instant de silence, Connie lui répondit:
- Oui. Je le hais.
- Oui, ajouta Janet Marco.
- Moi, dit la femme, je le hais autant que je me hais moi-même.
Maintenant, sa voix était amère comme du fiel. Et, brièvement, le fantôme de sa beauté passée ne fut plus visible sur ses traits usés. Elle était totalement laide. Une harpie grotesque.
- Est-ce que vous allez le tuer?
Harry n'était pas certain de ce qu'il devait répondre.
Mais la mère de Bryan Drackman, elle, n'était pas à
court de mots.
" Si je le pouvais, je le tuerais moi-même... mais je suis tellement faible... si faible... Est-ce que vous allez le tuer ?
- Oui, dit enfin Harry.
- Ce ne sera pas facile.
- Non, ce ne sera pas facile. (Il regarda de nouveau sa montre.) Et il ne nous reste pas beaucoup de temps.
Bryan Drackman dormait.
D'un sommeil profond et satisfaisant. Réparateur.
Il rêvait d'énergie. Il dirigeait les éclairs. Même si dans son rêve il faisait jour, les cieux étaient toujours sombres comme la nuit, bouillonnant des nuages noirs du Jugement dernier. Et de cet orage plus violent que tous les autres, des flots d'électricité surgissaient pour s'écouler en lui. Et, à son gré, quand il tendait les mains, il projetait des lances d'éclairs, des boules de foudre. Il Devenait.
quand le processus serait achevé, il serait l'orage, le grand destructeur, le nettoyeur, balayant tout ce qui avait été avant lui, baignant le monde dans le sang. Et dans les yeux de ceux qu'il autoriserait à survivre, il ne lirait que le respect, l'adoration, l'amour, et encore l'amour.
Dans la nuit aveugle, des mains de brouillard cherchaient. Leurs doigts vaporeux palpaient les fenêtres de la chambre de Jennifer Drackman.
La lumière de la lampe de chevet faisait luire les gouttes de condensation sur la carafe d'eau fraîche qui ruisselaient sur le chrome.
Connie et Harry se tenaient d'un côté du lit. Janet s'était installée dans le fauteuil de l'infirmière avec son petit garçon endormi sur les genoux, le chien à ses pieds.
quant à Sammy, il n'avait pas quitté son recoin, silencieux, solennel dans la pénombre, reconnaissant peut-
être certains éléments de sa propre histoire dans ce qu'il entendait.
La femme desséchée dans le lit semblait se flétrir un peu plus en parlant, comme s'il lui fallait br˚ler sa substance vitale afin de trouver assez d'énergie pour ouvrir ses sombres souvenirs.
Harry avait le sentiment qu'elle s'était accrochée à
l'existence durant toutes ces années pour cet unique instant, pour parler à des gens qui la croiraient, qui ne seraient pas là uniquement pour la consoler et la ser-monner.
De sa voix rouillée, poussiéreuse, elle leur dit:
- Il n'a que vingt ans. Et j'en avait vingt-deux quand je suis tombée enceinte... mais je devrais... je devrais commencer quelques annees avant sa conception...
Un simple calcul lui donnait quarante-deux ou quarante-trois ans. Les autres en prirent conscience et réa-girent nerveusement. Car Jennifer ne semblait pas vieille, mais ancienne. Elle paraissait avoir quarante ans de plus.
Les lambeaux de brouillard se faisaient plus denses dans la nuit, tandis que la mère de Tic-tac leur racontait comment elle avait fugué du foyer familial alors qu'elle n'avait que seize ans écoeurée du collège, comme une enfant excitée, assoiffÎe d'expériences, plus m˚re que les autres enfants depuis ses treize ans mais, ainsi qu'elle devait le découvrir plus tard, sous-développée sur le plan émotionnel, et pas aussi intelligente qu'elle le croyait.
A Los Angeles, et plus tard à San Francisco, au sommet de la société de l'amour libre, à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, une jolie fille pouvait s'envoyer en l'air avec des milliers de partenaires et elle disposait d'un choix quasi infini de substances chimiques psychotropes. Après un certain nombre de petits boulots dans des boutiques psychédéliques o˘ elle avait vendu des posters, des lampes à parfum, et tout le bazar qui accompagnait la drogue, elle avait tenté le gros coup et vendu elle-même de la drogue.
En tant que dealer, et aussi parce qu'elle était jolie et douée, elle avait pu essayer tout un choix de substances exotiques que l'on trouvait rarement dans la rue.
- Mon grand truc, dit-elle, c'était les hallucinogènes.
(On retrouvait les accents de la fille perdue.) Des champignons tibétains séchés, des lichens luminescents des vallées perdues du Pérou, des liqueurs distillées à partir de fleurs de cactus et de racines bizarres, de poudres de lézards africains, d'oeil de salamandre: tout ce que des chimistes doués pouvaient concocter dans leurs laboratoires. Je voulais tout essayer, et j'en avais de plus en plus besoin. Tout ce qu'on pouvait m'envoyer des endroits o˘
je n'étais jamais allée, pour me faire voir des choses que personne ne verrait jamais.
Même si sa vie l'avait conduite au fond du désespoir, il subsistait dans la voix de Jennifer Drackman une trace effrayante de regret, de désir.
Et Harry se dit qu'elle referait sans doute les mêmes choix si elle devait revivre toutes ces années enfuies.
Il n'avait pas réussi à se débarrasser de ce froid qui s'était infiltré en lui durant la Pause de Tic-tac, et à
présent, il se sentait glacé jusqu'aux os.
Il regarda sa montre: deux heures douze.
Comme si elle était consciente de son impatience, Jennifer Drackman poursuivit:
- En 1972, je suis tombée enceinte...
Elle ne savait pas lequel de ses trois derniers amants était le père mais, au début, elle avait été ravie à l'idée d'avoir un bÎbé. Elle n'aurait su définir de façon cohé-rente ce que l'ingestion permanente de tant de subs-
tances chimiques lui avait appris, mais elle sentait qu'elle avait une vaste sagesse à transmettre à sa progéniture.
Un pas de plus en avant dans l'illogisme, et elle avait décidé qu'en continuant - et même en augmentant -
l'absorption d'hallucinogènes durant sa grossesse, elle accoucherait d'un enfant à la conscience augmentée. En ces temps étranges, nombreux étaient ceux qui croyaient que l'on pouvait trouver le sens de la vie dans le peyotl et qu'une tablette de LSD pouvait vous faire accéder à un trône des Cieux pour entrevoir le visage de Dieu.
Pendant les trois premiers mois de sa grossesse, Jennifer avait bercé l'idée de mettre au monde un enfant parfait. qui serait peut-être un autre Dylan, un autre Len-non, un nouveau Lénine, un génie un pacificateur, mais en mieux, puisqu'il aurait déjà appris dans la matrice, gr‚ce à la clairvoyance audacieuse de sa mère.
Et puis, tout avait changé à cause d'un mauvais trip.
Elle n'était pas parvenue à se rappeler quels étaient les ingrédients du cocktail qui avait marqué le commencement de la fin de son existence. Elle savait seulement qu'il y avait du LSD et une poudre confectionnée à partir de la carapace d'un scarabée asiatique très rare. Alors qu'elle se trouvait au plus haut niveau de conscience qu'elle e˚t jamais atteint, elle avait traversé une série d'hallucinations transcendantes, bouleversantes, qui l'avaient soudain terrifiée.
L'effroi était resté en elle, même après la fin de ce mauvais trip: des hallucinations de mort et d'horreurs génétiques. Et cet effroi avait grandi jour après jour.
Tout d'abord, elle n'avait pas retrouvé le souvenir de la source de cette peur mais, graduellement, elle s'était focalisée sur l'enfant qu'elle portait, et elle avait fini par comprendre que, dans son état psychique second, elle avait reçu un avertissement: son bébé ne serait pas Bob Dylan, mais un monstre. Et loin d'éclairer le monde, il ne ferait qu'apporter les ténèbres.
Elle ne saurait jamais si cette certitude était fondée ou simplement suscitée par les drogues, si l'enfant qu'elle portait était déjà un mutant ou un foetus parfaitement normal. Sous l'effet de la peur, elle avait réagi en commettant des actes divers qui avaient très bien pu induire l'ultime facteur mutagène, augmenté par les prises de drogues, et qui avaient fait de Bryan ce qu'il était. Elle avait pensé à l'avortement, mais pas selon les moyens habituels, car elle redoutait les sages-femmes avec leurs aiguilles à tricoter et les toubibs ratés et alcoo-
liques qui acceptaient des opérations pas toujours claires. Elle s'était rabattue sur des méthodes bien moins traditionnelles, et à terme plus risquées.
- C'était en 1972...
Jennifer Drackman, cramponnée à la barre de son lit, s'agita pour prendre une position plus confortable. Ses cheveux blancs étaient raides comme du fil de fer. Sous un angle maintenant différent, Harry devina le réseau des veines bleues autour de ses orbites, sur la peau laiteuse.
Et sa montre lui dit: deux heures seize.
- La Cour suprême n'a légalisé l'avortement qu'en 1973, reprit Jennifer. J'étais alors à un mois d'accoucher, et c'était donc trop tard.
A vrai dire, même si l'avortement avait été légal jamais elle ne serait entrée en clinique, parce qu'elle se méfiait de tous les docteurs, parce qu'eile les craignait.
Elle avait tout d'abord tenté de se débarrasser de cet enfant qu'elle ne désirait pas avec l'aide d'un praticien homéopathe mystique d'origine indienne qui exerçait dans un appartement de Haight Ashbury, le centre de la contre-culture de San Francisco, à l'époque. Il lui avait donné toute une série de potions à base d'herbes supposées affecter les parois de l'utérus et provoquer des accouchements avant terme. quand cela avait échoué, il avait essayé divers lavages vaginaux à haute puissance pour essayer de déloger l'enfant.
Après ce deuxième échec, Jennifer s'était tournée vers un charlatan qui proposait un lavage vaginal rapide au radium, qui était censé ne pas être trop radioactif pour affecter la mère mais suffisamment pour tuer le foetus.
Cette tentative un peu plus radicale encore s'était révélée tout aussi inefficace.
C'est alors qu'il lui était apparu que si cet enfant dont elle ne voulait pas avait conscience de ses efforts pour se débarrasser de lui, s'il s'accrochait à la vie avec une telle ténacité, c'est parce qu'il était plus qu'un mortel ordinaire non encore né: une chose redoutable, haÔssable, invulnérable jusque dans la matrice.
Deux heures dix-huit.
Harry devenait nerveux. Jennifer, jusqu'alors, ne leur avait rien dit qui p˚t les aider à affronter Tic-tac sur le plan pratique.
- O˘ pouvons-nous trouver votre fils ? demanda-t-il enfin.
Jennifer s'était sans doute dit que jamais elle n'aurait pareil public, et qu'elle n'allait pas abréger son récit dans leur seul intérêt, quel qu'il f˚t. En vérité, c'était pour elle une forme d'expiation.
Harry avait de la peine à supporter sa voix et le spectacle de son visage. Laissant Connie seule près du lit, il alla jusqu'à la fenêtre et observa le brouillard, qui semblait tellement froid et propre.
- La vie, disait Jennifer, était comme un mauvais trip pour moi.
" Mauvais trip "... Harry était soudain désorienté
d'entendre cette expression venue du passé dans la bouche de cette vieille femme hagarde.
Jennifer disait que la peur qu'elle avait de cet enfant qui allait naître avait été plus forte que tout ce qu'elle avait connu avec les drogues. Jour après jour, la certitude qu'elle portait en elle un monstre s'était renforcée. Elle avait besoin de dormir, mais elle avait peur du sommeil, car ses rêves étaient habités par une violence inouie, des souffrances humaines d'une variété infinie. Et qu'elle devinait à chaque fois une présence entre les ombres invisible et terrible.
- Un jour, on m'a trouvée dans la rue. Je hurlais avec les mains sur mon ventre. Je maudissais la bête qui était en moi. On m'a internée.
Ensuite, elle avait été conduite jusque dans le comté
d'Orange par les soins de sa mère, qu'elle n'avait plus revue depuis six ans. Les examens avaient révélé des cicatrices intra-utérines, des adhérences et des polypes bizarres. Et les analyses avaient fait apparaître une chimie du sang absolument anormale.
Même si on n'avait décelé aucune anomalie chez le foetus, Jennifer restait convaincue que c'était un monstre, et elle devenait chaque jour plus hystérique.
Les conseils, profanes ou religieux, ne parvenaient pas à
apaiser sa peur.
Elle avait été hospitalisée pour un accouchement sous haute surveillance justifié par toutes les tentatives qu'elle avait faites pour se débarrasser de son enfant, et elle avait alors sombré dans la folie. Perdue dans des flash-backs psychédéliques avec des visions de mons-truosités organiques, elle s'était bloquée sur la conviction irrationnelle que si elle posait seulement le regard sur l'enfant qu'elle allait mettre au monde, elle serait immédiatement vouée à l'enfer. Le travail avait été anormalement long et difficile et, vu sa condition mentale, Jennifer avait été sous contrainte la plupart du temps.
Mais au moment o˘ l'on avait brièvement desserré ses sangles pour son confort, tandis que l'enfant récalcitrant sortait enfin, elle s'était arraché les yeux avec les pouces.
Debout devant la fenêtre face aux visages qui se formaient et se dissolvaient dans le brouillard, Harry frissonna.
- Et il était né, acheva Jennifer Drackman. Il était né.
Même aveugle désormais, elle connaissait la nature obscure de la créature qu'elle avait mise au monde. Mais c'était un joli bébé, à ce qu'on lui disait qui devint un beau jeune homme. Au fil des ans, personne ne prit plus au sérieux les divagations paranoÔdes d'une femme qui s'était énucléée.
Harry regarda l'heure: deux heures vingt et une.
Il leur restait au mieux quarante minutes. Peut-être moins.
- Ensuite, j'ai subi tellement d'opérations: à cause de ma grossesse, de mes yeux, des infections... Ma santé a commencé à chuter régulièrement, j'ai eu quelques attaques, et jamais je ne suis retournée à la maison auprès de ma mère. Ce qui était mieux. Parce qu'il y était, lui. J'ai passé plusieurs années dans un hôpital public. Je voulais mourir, je priais pour ça, mais j'étais devenue trop faible pour me suicider... trop faible pour tout. Et puis, il y a deux ans, après qu'il a assassiné ma mère, il m'a fait transférer ici.
- Comment savez-vous qu'il a tué votre mère?
demanda Connie.
- Il me l'a dit. Et aussi comment. Il m'a décrit son pouvoir, comment il augmentait sans cesse. Il m'a même montré des choses... Et je crois qu'il peut faire tout ce qu'il dit. Vous le croyez, vous?
- Oui, dit Connie.
- O˘ habite-t-il? demanda Harry, sans quitter le brouillard des yeux.
- Dans la maison de ma mère.
- A quelle adresse ?
- Mon esprit n'est pas très clair sur bien des choses...
mais je me souviens de ça.
Et elle leur donna l'adresse.
Harry se dit qu'il connaissait à peu près le secteur. Ce n'était pas loin de Pacific View.
Deux heures vingt-trois lui apprit sa montre.
Il avait h‚te de quitter la chambre, pas seulement parce qu'ils devaient affronter Bryan Drackman sans tarder. Il se détourna enfin de la fenêtre et dit:
- On y va.
Sammy Shamrce s'extirpa de son recoin d'ombre.
Janet se leva avec son petit garçon endormi dans les bras.
Et le chien les imita.
Mais Connie avait encore une question à poser. Une question très personnelle que Harry aurait sans doute posée lui-même et qui aurait agacé Connie. Mais, cette nuit, ils avaient appris l'essentiel.
- Pourquoi Bryan continue-t-il à venir vous voir?
- Pour me torturer, d'une manière ou d'une autre, dit Jennifer.
- C'est tout ?... Alors qu'il a tout un monde à torturer ?
En l‚chant enfin la barre de sécurité de son lit, Jennifer Drackman dit dans un souffle:
- C'est l'amour.
- Il vient vous voir parce qu'il vous aime?
- Non, non. Pas lui. Il est incapable d'aimer, il ne comprend même pas le sens du mot, mais il y croit. Il a besoin de mon amour. (La femme squelettique émit un rire sec et sans humour.) Pouvez-vous le croire ? Il vient me voir, moi, à cause de cela...
Harry se surprit à éprouver une sorte de pitié pour l'enfant psychotique dont cette femme dérangée n'avait jamais voulu.
Cette chambre, aussi confortable qu'elle f˚t, était le dernier endroit de la création o˘ quiconque serait venu chercher de l'amour.
Le brouillard se déversait du Pacifique pour envelopper le littoral, dense, profond et froid dans la nuit. Il coulait sur la ville endormie, pareil au fantôme d'un océan ancien dont le niveau de marée aurait été plus élevé.
Harry roulait vers le sud sur l'autoroute, plus vite qu'il ne l'aurait d˚ avec cette visibilité limitée. Mais il valait mieux risquer une collision que de courir le danger d'arriver trop tard à la maison Drackman.
Il avait la paume des mains moite, comme si le brouillard de l'océan se condensait sur sa peau.
Deux heures vingt-sept.
Plus d'une heure avait passé depuis que Tic-tac était parti se reposer. D'un autre côté, ils avaient accompli pas mal de choses. Mais le temps leur apparaissait non plus comme un fleuve, mais comme une avalanche de minutes.
A l'arrière, Janet et Sammy gardaient le silence. Le garçon dormait. Et le chien veillait, inquiet.
A côté de lui, Connie alluma la petite lampe du lecteur de cartes. Elle fit basculer le barillet de son arme pour vérifier qu'il était bien chargé.
C'était la deuxième fois.
Harry savait ce qu'elle pensait: si Tic-tac s'était réveillé, s'il avait réussi à arrêter le temps depuis qu'elle avait vérifié son arme la dernière fois, il avait pu en ôter toutes les balles, et il aurait un grand sourire quand elle appuierait sur la détente.
Mais toutes les chambres étaient chargées. Les projectiles brillaient sous la lampe.
Connie referma le barillet et éteignit.
Harry se dit qu'elle semblait très épuisée. Les traits tirés, les yeux injectés de sang. Il était inquiet: ils allaient affronter le plus dangereux criminel de leur carrière dans un état total de fatigue. Il savait que lui aussi était loin d'être dans sa forme habituelle. Ses réactions étaient plus lentes, ses perceptions engourdies.
- qui va entrer dans la maison? demanda soudain Sammy.
- Harry et moi, lui répondit Connie. C'est nous les professionnels. C'est tout à fait logique.
- Et nous?... demanda Janet.
- Vous attendrez dans le van.
- Je pensais que je pourrais me rendre utile, insista Sammy.
- Eh bien, ôtez-vous ça de la tête.
- Comment vous allez entrer?
- Ma collègue a sur elle toutes sortes de passes, dit Harry.
Connie tapota son blouson pour s'assurer que ses outils de cambriolage étaient toujours là.
- Et s'il ne dort pas? s'inquiéta Janet.
Harry était occupé à lire les noms des rues.
- Il sera encore endormi.
- Mais s'il ne l'est pas?
- Il lefaut, répliqua Harry, et il mesura à quel point le choix qui leur restait était effroyablement limité.
Deux heures vingt-neuf. Bon sang ! Pour commencer le temps s'était arrêté, et maintenant il allait trop vite.
Le nom de la rue était Phaedra Way. Les caractères des plaques de Laguna Beach étaient bien trop petits, difficiles à déchiffrer. Surtout avec le brouillard. Il se pencha sur le volant, plissant les yeux.
- Mais comment on peut le tuer? s'inquiéta Sammy.
Je ne vois pas comment on peut liquider l'homme-rat.
Non, pas vraiment.
- «a, une chose est s˚re, dit Connie, on ne peut pas prendre le risque de le blesser. Il se soignerait lui-même.
Phaedra Way. Phaedra. Allez, vite. Vite.
- Mais s'il a le pouvoir de se guérir, dit Harry, il le tire de la même source que tous ses autres pouvoirs.
- De son esprit, ajouta Janet.
Phaedra, Phaedra, Phaedra...
Harry ralentit, certain qu'ils approchaient de Phaedra Way, et dit:
- Oui. Le pouvoir de la volonté. Le pouvoir de l'esprit. Tout pouvoir psychique émane de l'esprit. Et l'esprit réside dans le cerveau.
- On vise la tête, conclut Connie.
Il acquiesça:
- Oui. A bout portant.
Connie affichait un air sombre.
- C'est la seule façon. Pas question de tribunal pour ce salaud. Il faut endommager instantanément son cerveau, le tuer aussitôt, ne pas lui laisser une chance de répliquer.
Harry se souvint du golem qui lançait ses boules de feu dans sa chambre, des flammes qui avaient jailli instantanément.
- Oui. Il ne faut pas lui laisser une chance de répliquer. Hé ! On y est. C'est Phaedra Way.
L'adresse que Jennifer Drackman leur avait donnée se situait à moins de cinq kilomètres de Pacific View. Ils la localisèrent à deux heures trente et une, c'est-à-dire un peu plus d'une heure après le début de la Pause.
Ils se trouvaient dans une allée prolongée qui desservait cinq maisons avec vue sur le Pacifique perdu dans la brume. Du printemps à l'automne, toute la région côtière était envahie par les touristes qui cherchaient désespérément à se garer le plus près possible des plages, et un panneau annonçait: VOIE PRIVEE-Mais il n'y avait pas de barrière.
Harry ne franchit pas le tournant. La rue était trop petite et le van risquait, à cette heure de la nuit, de réveiller tout le voisinage. Il alla se garer cinquante mètres plus loin, sur l'accotement de l'autoroute.
Tout est mieux, ils sont tous ensemble, alors il peut dire que c'est une famille, qu'ils veulent un chien pour le nourrir et aller partout avec lui, dans des endroits secs o˘
il fait bon - et puis voilà que tout à coup, rien ne va plus.
Rien.
La mort qui approche. La femme qui n'a pas de gar-
çon. L'homme qui ne pue pas trop. Ils sont devant le van et la mort les entoure.
Il la sent sur eux, mais ça n'est pas encore une odeur. Il la voit sur eux, mais pourtant, ils n'ont pas l'air différents. Il n'y a aucun son, pourtant il entend quand il écoute. S'il leur lèche les mains, le visage, il sait que la mort est sur eux, et pourtant il ne sent aucun go˚t particulier. S'ils le caressent ou le grattent, il sent aussi la mort dans leurs doigts. La mort qui approche.
Il tremble. Il ne peut pas s'en empêcher.
La mort qui approche.
Mauvais. Très mauvais. Pire que tout.
Il doit faire quelque chose. Mais quoi ? quoi quoi quoi quoi ?
Il ne sait pas quand la mort qui approche sera là, ni comment, ni o˘. Il ne sait même pas si elle s'abattra sur l'un, sur l'autre, ou encore les deux. Il la sent sur tous les deux parce qu'ils seront ensemble quand la mort arrivera. Mais il ne parvient pas à sentir cette chose aussi clairement qu'il peut sentir les innombrables odeurs de l'homme qui pue, la peur qui est en eux, parce que ça n'est pas réellement une chose qui peut être être flairée ou go˚tée, mais seulement ressentie: un froid, une obscurité, une profondeur.
La mort qui approche.
Alors...
Il faut faire quelque chose.
Alors...
Faire quelque chose.
quoi quoi quoi?
Dès que Harry eut coupé le moteur et éteint les phares, le silence lui parut presque aussi dense que durant la Pause.
Le chien s'agitait, reniflait et gémissait. S'il se mettait à
aboyer, les parois du van étoufferaient le son. Et puis, Harry se dit qu'ils étaient trop loin de la maison Drackman pour que Tic-tac soit réveillé.
Sammy demanda:
- Vous pensez qu'on devra compter combien de temps... avant... vous voyez ce que je veux dire ? Si vous ne l'avez pas et que ça soit lui qui vous ait ? Je suis désolé, mais il faut que je vous le demande. Parce qu'il faudrait qu'on sache quand on devra courir?
- Si c'est lui qui nous a, vous n'aurez même pas une chance de courir, dit Connie.
Harry se retourna. Ils le dévisageaient, dans l'ombre du siège arrière.
- Oui. Il va se demander comment diable on a pu le trouver, et quand il nous aura tués, il fera une autre Pause, immédiatement, et il tombera sur vous pour essayer de savoir. Il vérifiera tout pour comprendre. Si c'est lui qui nous coince, vous le saurez tout de suite, parce que en quelques secondes de temps réel, un de ses golems se matérialisera probablement avec vous, ici même, dans le van.
Sammy battit des paupières comme un hibou et passa la langue sur ses lèvres craquelées.
- Alors, pour l'amour de Dieu, essayez de le tuer.
Harry ouvrit doucement la portière, tandis que Connie descendait de son côté. Le chien bondit brusquement entre les deux sièges et les suivit avant même que Harry ait pu réagir.
Il tenta de retenir le brave corniaud, mais il lui fila entre les jambes.
- Wouf, non ! souffla-t-il.
Le chien l'ignora et trotta vers l'arrière du van.
Harry le suivit.
Le chien partit alors en courant, Harry fit quelques pas, mais Wouf se perdait déjà dans l'épais brouillard, se dirigeant vers le nord. Vers la maison Drackman.
Lorsque Connie le rejoignit, elle entendit Harry jurer entre ses dents.
- Mais il ne peut pas aller là-bas..., chuchota-t-elle.
- Pourquoi pas?
- Seigneur ! S'il fait quoi que ce soit qui puisse alerter Tic-tac...
Harry regarda sa montre: deux heures trente-quatre.
Il leur restait peut-être vingt ou vingt-cinq minutes tout au plus. A moins qu'il ne f˚t trop tard.
Il décida de ne pas s'inquiéter du chien.
- Rappelez-vous bien, dit-il. On vise la tête. De près et très vite. C'est la seule façon de l'avoir.
En s'engageant dans Phaedra Way, il se retourna vers le van. Mais le brouillard l'avait avalé.
Il n'a pas peur. Non. Pas peur.
Il est un chien, il a des griffes et des dents acerées. Il est fort et rapide.
Il rampe entre les grands lauriers épais. Et il se retrouve dans l'endroit o˘ il y a des gens et o˘ il est déjà venu.
De grands murs blancs. Des fenêtres sombres. Et tout près du haut, un carré de lumière p‚le.
L'odeur de la chose-qui-va-vous-tuer est lourde dans le brouillard. Mais, comme toutes les odeurs dans le brouillard, elle n'est pas assez nette, pas assez facile à
suivre.
La grille de fer. Ses barreaux serrés. Il se tortille.
passe.
Faire attention au coin. La chose mauvaise était dehors la dernière fois, derrière l'endroit o˘ elle habite avec des sacs. Du chocolat. Des marshmallows. Des chips. Il n'a rien pris. Mais il a bien failli se laisser prendre. Alors, cette fois, il faut seulement flairer. Sniff, sniff, sniff... Puis passer la tête et regarder. Pas le moindre signe de l'hommejeune-chose-mauvaise. Il était là, il n'y est plus. L'endroit est s˚r pour l'instant.
Il va derrière l'endroit o˘ habitent les gens. De l'herbe, de la terre, des pierres plates sur lesquelles les gens marchent. Des bosquets. Des fleurs.
La porte. Et dans la porte, la petite porte pour les chiens.
Attention. Sniff. L'odeur de l'hommejeune-chose-mauvaise est très forte. Il n'a pas peur. Non non non non.
C'est un chien. Un bon chien, très bon.
Attention. La tête en avant, il passe la porte des chiens. Elle grince un peu. L'endroit o˘ il y a de la nourriture pour les gens. Sombre. Sombre.
Il y est.
Le brouillard doucement fluorescent reflétait tous les rais de clarté de Phaedra Way, des lampes-champignons de style Malibu de l'allée à la plaque lumineuse qui éclairait le numéro de la maison voisine. En apparence, cela semblait illuminer la nuit, mais cette lumière trouble et amorphe était trompeuse: elle obscurcissait plus qu'elle ne révélait.
Harry ne parvenait qu'à discerner vaguement les maisons devant lesquelles ils passaient. Elles étaient grandes, c'est tout. Les premières lui parurent modernes, tout en angles, mais les suivantes étaient de style méditerranéen, plus harmonieuses. Elles lui rappelaient plus les jours passés de Laguna Beach que le bimillénaire, abritées derrière leurs ficus et leurs grandes palmes.
Phaedra Way épousait le dessin du littoral sur un petit promontoire qui dominait l'ocean. S'ils devaient se fier à
ce que leur avait dit Jennifer, la maison Drackman était la plus avancee, au bord de la falaise.
L'épreuve à laquelle il avait été soumis, se dit Harry, était avant tout fondée sur les éléments les plus ténébreux des contes de fées, et il n'aurait pas été surpris de découvrir, tout en haut du promontoire, une petite forêt, sombre et surnaturelle, habitée de hiboux aux yeux-lanternes et de loups furtifs, avec la maison Drackman, nichée au milieu, sinistre et hostile, dans la plus obscure tradition des demeures de sorcières, de magiciens et de trolls.
Il l'espérait presque. Car ce serait un symbole réconfortant de l'ordre des choses.
Mais, quand ils atteignirent la maison Drackman, seul un lugubre lambeau de brouillard marquait la tradition.
L'architecture et le décor étaient bien moins menaçants que la petite maison dans les bois qu'il avait si bien connue dans les légendes et les contes de fées.
Sur la cour du devant, il y avait des palmiers, comme dans les autres demeures. Et même sous le manteau de brume, les bougainvillées se détachaient nettement sur les murs de stuc, jusqu'aux tuiles du toit. L'allée était jonchée de leurs fleurs éclatantes. Une veilleuse, à côté de la porte du garage, éclairait faiblement la plaque de la rue en même temps que les buissons alentour.
Tout cela était trop joli. Et Harry en éprouva une soudaine bouffée de colère irrationnelle. Rien ne correspondait à ce qu'il avait attendu, et l'ordre se perdait à nouveau.
Ils inspectèrent rapidement les côtés nord et sud de la maison et virent deux fenêtres éclairées.
L'une se situait sur le côté sud, vers l'arrière. Une fenêtre unique qui pouvait être celle d'une chambre.
Si la pièce était éclairée, cela signifiait que Tic-tac s'était réveillé, ou bien qu'il ne s'était endormi à aucun moment. A moins que... Certains enfants ne dormaient jamais sans une lumière et, sous bien des aspects, Tic-tac restait un enfant. Un enfant de vingt ans, dément, méchant, excessivement dangereux...
La seconde lumière était sur la façade nord, à l'arrière de la maison, au premier étage - à moins que ce ne f˚t l'ouest. Si Tic-tac se trouvait là en haut, éveillé ou endormi, il risquait de surprendre leurs mouvements les plus furtifs.
Connie avait son jeu de passes, et ils ne s'attaquèrent pas aux fenêtres mais directement à la porte principale.
Un solide panneau de chêne avec un heurtoir de cuivre.
La serrure pouvait être une Baldwin, moins facile qu'une Schlage. Mais, dans l'ombre, il était difficile de faire la différence.
De chaque côté, il y avait deux fenêtres latérales, à
vitraux biseautés. Harry posa le front sur le verre pour essayer d'entrevoir le hall. Au-delà, il devina un couloir sombre esquissé par une porte entreb‚illée, quelque part dans le fond, et qui pouvait être celle de la cuisine.
Connie ouvrit son sac de passes. Mais, avant de se mettre au travail, elle fit ce que n'importe quel cambrio-leur aurait fait: elle essaya la porte. Elle n'était pas fermée au verrou et elle réussit à l'ouvrir sur quelques centimètres.
Elle fourra les passes dans une de ses poches sans se préoccuper de refermer le sac, puis sortit son revolver de sa veste en velours.
Harry lui aussi avait dégainé son arme.
Connie hésitait. Il prit conscience qu'elle venait de faire basculer le barillet et s'assurait à l'aveuglette, elle aussi, que les balles étaient encore dans leurs chambres.
Il entendit le léger déclic de l'arme quand elle la referma.
Elle franchit le seuil la première et il la suivit.
Le hall était dallé de marbre. Ils restèrent immobiles vingt secondes, une minute, guettant la nuit. Les doigts crispés sur leurs armes, la ligne de mire juste en dessous de leur regard. Harry couvrit le flanc gauche et Connie le droit.
Le silence leur répondit.
Le Hall du Roi de la Montagne'. quelque part, un troll dormait. Ou pas. Il attendait peut-être.
Il n'y avait guère de clarté dans le hall. Ce reflet provenait d'une porte ouverte plus avant dans le couloir. Des miroirs sur la gauche, qui reflétaient leurs silhouettes obscures. Sur la droite, une porte devait ouvrir sur un placard, ou un cabinet de travail.
Devant eux, à droite, un escalier accédait à un palier perdu dans l'ombre, puis à un autre couloir, au niveau du second étage.
Le couloir s'ouvrait devant eux. Des arcades et des pièces obscures, la porte entreb‚illée de la cuisine, d'o˘
filtrait de la lumière, un peu plus loin.
Harry détestait ce genre de situation. Il s'y était retrouvé trop souvent. Il avait de l'expérience et c'était
˘n flic doué. Mais il détestait toujours ça.
Le silence était toujours dense. Harry était seul avec le bruit de son coeur, rapide mais régulier, pas encore affolé, bien maîtrisé.
Ils ne pouvaient plus reculer, désormais. Et il referma la porte sur eux avec le bruit quasi imperceptible d'un couvercle de cercueil que l'on rabat dans le silence d'un salon funéraire aux rideaux de velours pourpre.
Bryan s'éveilla d'un rêve de destruction dans un monde qui lui avait offert le plaisir de victimes bien réelles, de sang véritable.
Un instant, il resta immobile et nu sur les draps noirs, le regard fixé sur le plafond noir de sa chambre. Il était encore imprégné de son rêve et il pensait qu'il dérivait dans la nuit, sur la mer des ténèbres, sous le ciel sans étoiles. Il flottait, il ne pesait plus rien.
La lévitation était un pouvoir qu'il ne possédait pas, et il n'était guère doué en télékinèse. Mais il avait la convic-
tion qu'il serait capable de voler et de manipuler la matière de toutes les façons imaginables quand il serait complètement Devenu.
Graduellement, il prit conscience des plis de soie inconfortables sous son dos et ses fesses, de la fraîcheur de l'air, du go˚t aigre qu'il avait dans la bouche, et d'une faim pressante qui faisait gronder son estomac. Son imagination se replia, les eaux du Styx se changèrent en draps noirs, le ciel sans étoiles ne fut plus qu'un plafond noir mat, et il dut admettre que la pesanteur exerçait toujours son pouvoir sur lui.
Il s'assit, jeta les jambes par-dessus le bord du lit, et se leva. Il b‚illa, s'étira langoureusement, puis se regarda dans les miroirs de la chambre. Un jour, lorsqu'il aurait éclairci les rangs de la horde des humains, il se trouverait des artistes parmi ceux qu'il aurait épargnés qui voudraient sans doute faire son portrait, avec révérence et adoration. Il serait comme ces figures de la Bible que l'on trouve dans les musées d'Europe, il figurerait dans des scènes de l'Apocalypse, dans des cathédrales o˘ on le montrerait comme un titan faisant tomber son ch‚timent sur les foules qui venaient mourir à ses pieds.
Tandis qu'il contemplait son image, il vit dans les miroirs les étagères laquées de noir sur lesquelles étaient posés les bocaux reliquaires. Il avait laissé une lampe de chevet allumée durant son sommeil, et les yeux avaient pu le contempler, lorsqu'il voguait dans ses rêves de déité. Tous étaient fixés sur lui, avec le même regard d'adoration.
Il se rappela le plaisir qu'il avait éprouvé en faisant rouler les yeux bleus de la femme entre ses paumes et sur son corps, la douceur humide de leur intimité amoureuse.
Son peignoir rouge était froissé sur le sol, juste au bas des étagères, là o˘ il l'avait abandonné. Il le revêtit et noua la ceinture.
Mais il observait toujours les yeux dans leurs bocaux.
Aucun d'eux ne manifestait de mépris ou d'indifférence à son égard.
Il souhaita, et ce n'était pas la première fois, que les yeux de sa mère soient avec les autres. Si seulement il les possédait, il permettrait à sa mère d'entrer en communion avec toutes les convexités, les concavités de son corps parfaitement proportionné, et alors, elle compren-drait à quel point il était beau, ce qu'elle n'avait jamais su, jamais vu. Et elle saurait alors que toutes ses craintes à propos d'une mutation hideuse avaient été stupides et qu'elle avait sacrifié en vain sa vue.
S'il avait eu ses yeux devant lui en cet instant précis, il les aurait doucement posés sur sa langue. Avant de les avaler afin que sa mère voie que la perfection existait aussi à l'intérieur de lui. Et en comprenant enfin, elle pleurerait sur ce geste malheureux qu'elle avait eu le soir o˘ il était né, et ce serait comme si toutes les années de séparation n'avaient jamais existé. La mère du nouveau dieu viendrait à ses côtés de son plein gré, et ainsi il Deviendrait plus facilement et accederait plus rapidement vers l'Ascension au trône et le commencement de l'Apocalypse.
Mais les gens de l'hôpital avaient récupéré les yeux de sa mère depuis longtemps, tout comme ils récupéraient les tissus morts, le sang infecté, les appendices.
Et il eut un soupir de regret.
Harry s'efforçait de ne pas regarder dans la direction de la porte entrouverte, plus loin dans le couloir, afin d'accoutumer son regard à l'obscurité du hall. Il était grand temps qu'ils progressent. Mais ils avaient des choix à faire.
D'ordinaire, avec Connie, ils procedaient aux investigations intérieures pièce par pièce. Mais pas toujours.
De bons partenaires avaient une routine fiable et mutuellement admise pour toute situation de base. Mais elle pouvait être également flexible.
La flexibilité était essentielle, car il existait des situations o˘ elle s'imposait. Comme celle-là.
Il ne pensait pas que ce serait une bonne idée de rester ensemble, parce qu'ils affrontaient un adversaire qui disposait d'armes bien supérieures à des revolvers, des mitraillettes ou à des explosifs. Ordegard avait failli les éliminer avec ses grenades, mais l'autre salaud pouvait très bien leur expédier un éclair du bout des doigts ou leur faire un tour de magie qu'ils ne connaissaient pas encore.
Bienvenue dans les années quatre-vingt-dix.
S'ils se séparaient, si par exemple l'un d'eux explorait le premier étage tandis que l'autre montait vers les chambres du haut, non seulement ils gagneraient du temps, ce qui était essentiel, mais ils doubleraient leurs chances de surprendre le monstre.
Harry s'approcha de Connie, lui toucha l'épaule, colla ses lèvres à son oreille et souffla:
- Moi en haut, vous ici.
Il la sentit se raidir: il savait qu'elle n'aimait pas la division dans le travail. Il savait pourquoi. Ils avaient déjà jeté un coup d'oeil dans la cuisine éclairée et l'avaient trouvée déserte. La seule autre pièce éclairée se trouvait à l'étage, et il était plus que probable que Tic-tac s'y trouvait. Elle ne craignait pas que Harry salope le travail s'il montait seul, mais elle avait une telle haine de Tic-tac qu'elle voulait avoir une chance égale de lui coler une balle dans la tête.
Mais ils n'avaient guère le temps de discuter, et Connie le savait. Ils ne pouvaient échafauder des plans.
Ils devaient se laisser porter par la vague. Et quand il traversa le hall en direction de l'escalier, elle ne fit pas un geste pour le retenir.
Bryan détourna le regard des yeux votifs dans leurs bocaux. Puis traversa la chambre jusqu'à la porte ouverte dans le froissement léger de son peignoir.
Il avait constamment conscience du temps, à la minute près, et il savait qu'il avait encore quelques heures avant l'aube. Il n'avait pas besoin de se presser pour tenir les promesses qu'il avait faites au super-flic, mais il avait envie de le localiser et de voir jusqu'à quel degré de désespoir le héros avait sombré après que le temps s'était arrêté, qu'il avait découvert le monde gelé pour une partie de cache-cache. Cet idiot devait maintenant savoir qu'il se trouvait devant une puissance incommensurable et que tout espoir de fuite était vain. Il se plaisait à l'idée de savourer un instant l'horreur avec laquelle il devait regarder son tourmenteur et la peur qu'il devait ressentir.
Mais tout d'abord, Bryan devait apaiser sa faim. Le sommeil ne restaurait qu'en partie ses forces. Il savait qu'il avait d˚ perdre quelques livres durant cette dernière séance de créativité. L'usage de son Très Grand et Très Secret Pouvoir était toujours éprouvant. Il était affamé: il avait besoin de choses salées et de sucreries.
Il quitta la chambre, enfila le couloir à droite, s'éloignant du devant de la maison en direction de l'escalier qui descendait vers la cuisine.
La lumière qui filtrait de sa chambre lui permettait d'observer son reflet, à droite comme à gauche, celui d'un jeune dieu en train de Devenir, une vision de puissance et de gloire. Il s'avançait d'un pas assuré dans une image multipliée à l'infini de tourbillons rouges.
Connie ne tenait pas à être séparée de Harry. Elle était inquiète.
Elle l'avait observé dans la chambre de la vieille femme, à la clinique: il ressemblait à un cadavre réchauffé. Totalement épuisé, couvert de contusions et d'éraflures. En moins de douze heures, son monde à lui s'était effondré, il avait non seulement perdu tous ses biens mais aussi toutes les idées auxquelles il était attaché, ainsi qu'une bonne part de son image personnelle.
Bien s˚r, si l'on exceptait les biens matériels, on pouvait en dire autant d'elle. Ce qui était une autre raison pour laquelle elle ne voulait pas se retrouver séparée de Harry dans la fouille de la maison. Ni l'un ni l'autre n'étaient en totale possession de leurs moyens mais compte tenu de la nature spéciale de leur adversaire, ils avaient besoin d'un avantage supplémentaire. Et ils devaient se séparer.
Tandis que Harry montait vers l'étage, Connie, avec réticence, se dirigea vers la porte de droite. Elle pesa doucement sur la poignée de la main gauche, serrant son revolver de la main droite, pointé droit devant elle. Le penne joua avec un déclic léger. Le battant s'ouvrit vers la droite, vers l'intérieur.
Elle passa le seuil aussi rapidement que possible: le seuil d'une pièce était toujours le point le plus dangereux. Elle se glissa sur la gauche en entrant, brandissant maintenant son arme des deux mains, les bras droits, bloqués. Elle demeura un instant collée contre la paroi. Elle essayait de distinguer quelque chose dans l'obscurité: elle ne savait pas o˘ se trouvait l'interrupteur et, de toute façon, elle ne pouvait se permettre d'allumer.
Elle découvrit un nombre surprenant de fenêtres orientées vers le nord, l'est et l'ouest - mais il n'y en avait pas autant de l'extérieur. - qui n'apportaient qu'une faible clarté. Le brouillard, au-dehors, était vaguement luminescent, comme un nuage d'orage, et elle eut soudain l'impression bizarre de se trouver sous la mer, à
l'intérieur d'une bathysphère.
La pièce avait quelque chose d'étrange. Et elle y éprouvait un sentiment pénible. Elle n'aurait su dire lequel, mais il y avait autour d'elle quelque chose d'anormal, indéniablement.
Le mur, contre son dos, était trop lisse. Lisse et froid.
Elle détacha la main gauche de son arme et la glissa derrière elle. Du verre. Le mur était en verre, mais ce n'était pas une fenêtre, car il était contigu au hall.
Un instant, elle fut perturbée et se mit à réfléchir fébrilement: en pareilles circonstances, tout ce qui était inexplicable était effrayant. Elle prit conscience alors qu'elle était appuyée à un miroir. Ses doigts rencontrèrent une rainure verticale avant de palper une autre plaque de miroir. Un mur-miroir, du sol au plafond. Tout comme celui du côté sud du hall.
En se retournant, elle discerna de vagues reflets éma-nant des fenêtres orientées au nord et des doigts de brouillard. Pas étonnant que les fenêtres lui aient semblé
anormalement nombreuses dans cette pièce: les parois sud et ouest étaient tapissées de miroirs, et les fenêtres qu'elle voyait étaient autant de reflets.
Elle comprit alors ce qui l'avait troublée. Même si elle s'était portée sur la gauche, changeant d'angle par rapport aux fenêtres, elle n'avait pas surpris la moindre silhouette sur les meubles qui se trouvaient entre elle et les panneaux gris des vitres. Et elle n'avait heurté aucun meuble installé contre la paroi sud.
Refermant à nouveau ses deux mains sur son arme, elle se porta vers le centre de la pièce, se méfiant à
chaque seconde du moindre obstacle. Mais, pas à pas, centimètre par centimètre, elle finit par se convaincre qu'il n'y avait rien devant elle.
La pièce était vide. Tapissée de miroirs et vide.
En approchant du centre, en dépit de l'obscurité, elle surprit une esquisse de reflet d'elle-même sur la gauche.
Un fantôme qui avait plus ou moins ses formes et qui se déplaçait lentement vers la fenêtre est et le brouillard.
Non, Tic-tac n'était pas ici.
Une armée chaotique de Harry Lyon montait les marches. Des clones qui brandissaient un revolver, tous, en complets sales et froissés, tous avec le même visage gris‚tre rongé de barbe, tendu, le front plissé. Ils étaient cent, mille, innombrables, et s'avançaient en formation légèrement incurvée, se perdant à droite et à gauche.
Dans leur symétrie mathématique absolue, leur parfaite chorégraphie, ils auraient pu représenter l'apothéose de l'ordre. Mais, même en évitant de se tourner directement vers tous ces reflets, Harry était désorienté et craignait à
tout instant le vertige.
Tout l'escalier était revêtu de miroirs, du sol au plafond, de même que les portes, ce qui créait une illusion d'infini, une mise en abîme entre des milliers de reflets.
Harry savait qu'il devait explorer chaque pièce, ne laisser aucun territoire derrière lui sans l'avoir visité, ce qui permettrait à Tic-tac de l'attaquer par l'arrière. Mais l'unique pièce éclairée du second étage se trouvait droit devant. La clarté filtrait par l'entreb‚illement, et il y avait toutes les chances pour que le fumier qui avait tué
Ricky Estefan soit là et nulle part ailleurs.
Même s'il était épuisé au point que son instinct de flic l'avait déserté, et en même temps tellement remonté par l'adrénaline qu'il ne pouvait être certain que ses réactions soient calmes et maîtrisées, Harry décida d'aban-donner la procédure, de se laisser porter par la vague, et de laisser les pièces obscures derrière lui. Il s'avança tout droit vers le seuil de la pièce éclairée, à droite du couloir.
La paroi en miroir, juste en face de la porte, lui révélerait en partie le reflet de la pièce avant qu'il franchisse le seuil. Il s'arrêta, le dos au mur, et tourna la tête vers l'image de l'embrasure.
Il ne vit qu'un ensemble confus de plans et d'angles noirs, d'autres textures, noires encore, sous la lumière, des formes noires sur des fonds noirs. Tout ici était cubique et étrange. Il n'y avait pas trace de couleur. Ni de Tic-tac.
Et Harry prit soudain conscience que s'il ne voyait, lui, que le reflet d'une partie de la pièce, quiconque se trouvait à l'intérieur, en regardant par l'entreb‚illement de la porte sous un certain angle, verrait son reflet à lui multiplié à l'infini.
Il franchit le seuil d'un bond, s'accroupit, braquant son arme devant lui. La moquette cessait dans la chambre, qui était dallée de céramique noire sur laquelle ses chaussures claquèrent soudain. Il se figea sur place après trois pas, en espérant, Seigneur! qu'on ne l'avait pas entendu.
Une autre pièce sombre, plus grande que la première.
Peut-être un living, qui ouvrait sur le couloir du bas.
D'autres fenêtres dans la luminescence de perle du brouillard, avec d'autres reflets de fenêtres.
Connie s'était habituée à cette ambiance bizarre, et elle perdit moins de temps dans cette nouvelle pièce que dans la première, qui s'ouvrait sur le hall. Encore une fois, trois des parois étaient tapissées de miroirs, et il n'y avait pas trace de meuble.
Ses reflets l'accompagnaient en fantômes fidèles, chacun dans son univers, à peine discernables.
Il était évident que Tic-tac aimait contempler son image.
Ce qu'elle voulait, c'était l'avoir en face d'elle, en chair et en os.
Silencieusement, elle regagna le couloir et s'avança.
Le vaste placard de la cuisine était plein à craquer de g‚teaux, de bonbons, de chocolats, de caramels, de ber-lingots, de réglisses noire et rouge, de boîtes de biscuits et de cakes exotiques venus de tous les coins du monde, de sachets de pop-corn au fromage, au caramel, de chips, de tortillas, de chips à la tortilla et au fromage, de bretzels, de paquets de noix de cajou, d'amandes de cacahuètes, de mélanges salés. Et des millions de dollars en liasses de billets de vingt et de cent.
Il s'était procuré toute cette somme en liquide après avoir tué sa grand-mère. Il avait arrêté le monde avec son Très Grand et Très Secret Pouvoir et s'était promené
dans tous les endroits o˘ il y avait de l'argent en grande quantité, protégé par des portes d'acier, des barrières verrouillées, des systèmes d'alarme et des gardes armés.
Il avait pris tout ce qu'il voulait, et il avait ri en voyant tous ces crétins avec leurs armes et leurs expressions menaçantes qui n'avaient même pas conscience de sa présence.
Mais très vite, il s'était rendu compte qu'il n'avait guère besoin d'argent. Il pouvait se servir de ses pouvoirs pour prendre n'importe quoi, pas seulement de l'argent: il pouvait intervenir sur les ventes et les marchés bour-siers afin d'augmenter ses avoirs légaux si jamais on venait à le questionner. De plus, même si le cas se présentait, il lui suffirait d'éliminer simplement ces idiots qui osaient le soupçonner pour modifier ensuite tous les dossiers et éviter d'autres enquêtes.
Il n'entassait donc plus de liasses de dollars dans le placard, mais il aimait encore faire crisser les billets sous son pouce, les respirer, et jouer avec eux quelquefois. C'était tellement agréable d'être différent des autres sur ce plan là aussi: il avait dépassé le besoin d'argent, les soucis matériels. C'était si drôle de se dire qu'il pourrait être l'homme le plus riche au monde s'il le désirait, plus riche que les Rockefeller et les Kennedy. Il aurait pu entasser de l'argent, des diamants, des émeraudes, des rubis dans toutes les autres pièces de la maison, n'importe quoi, comme les pirates des temps anciens qui cachaient leurs trésors dans leurs repaires.
Il remit la liasse de billets là o˘ il l'avait prise. Puis, dans sa réserve de nourriture, il prit deux boîtes de beurre de cacahuète Reese et un sac géant de chips hawaiennes, nettement plus grasses que les chips courantes. A cette seule idée, grand-mère Drackman aurait eu une attaque.
Le coeur de Harry battait si fort et si vite qu'il redoutait de ne pas entendre approcher un éventuel assaillant.
Dans la chambre noire, sur des étagères noires, des dizaines de paires d'yeux flottaient dans un liquide transparent, légèrement lumineux dans la clarté d'ambre de la pièce. Certains devaient être des yeux d'animaux, car ils semblaient particulièrement étranges, mais d'autres étaient humains, merde, mon Dieu ! Il n'y avait pas le moindre doute. Des yeux bruns et noirs, bleus, verts, noisette. Sans cils ni paupières, ils avaient tous le même regard de terreur éternelle. Il eut une pensée démente: s'il les examinait de plus près, il y lirait peut-être le reflet de Tic-tac. Tous ces yeux morts étaient ceux de ses victimes. Il était la dernière chose qu'elles aient pu voir en ce monde. Mais il savait que c'était impossible, et il n'avait pas la moindre envie de se pencher sur eux.
Il fallait avancer. Ce dingue de fils de pute était dans le coin. Là, dans cette maison. quelque part. Un Charles Manson doué de pouvoirs psychiques. Seigneur!...
Il n'était pas dans le lit, dont les draps froissés étaient rejetés, mais quelque part.
Jeffrey Dahmer croisé avec Superman, John Wayne Gacy avec les dons et les sortilèges d'un sorcier.
Et s'il n'était pas dans ce lit, c'est qu'il était éveillé, Doux Jésus ! …veillé et encore plus redoutable, invin-cible.
La penderie. Harry l'explora rapidement. Des jeans et des peignoirs rouges. Plus vite, plus vite.
Cette petite crevure était à la fois Ed Gein, Richard Ramirez, Randy Kraft, Richard Speck, Charles Whit-man, Jack l'…ventreur... tous les sociopathes légendaires en un seul maniaque doué de talents paranormaux démesurés.
La salle de bains. Il passa la porte, alluma: des miroirs, rien que des miroirs, sur tous les murs et au plafond !
De retour dans la chambre, tout en se dirigeant vers la porte aussi silencieusement que possible sur les dalles de ceramique, Harry essaya d'éviter de regarder les yeux qui flottaient dans leurs bocaux. Mais il ne put s'en empêcher. Il prit alors conscience que ceux de Ricky Estefan devaient être là, avec tous les autres. Mais il ne pouvait pas les reconnaître, il ne voulait pas les reconnaître, pas maintenant, même s'il se souvenait très bien de leur couleur.
Il franchit le seuil et revint dans le couloir et le monde de reflets. Du coin de l'oeil, il surprit un mouvement sur sa gauche. Un mouvement qu'aucun Harry Lyon n'avait fait dans les miroirs. Cela venait droit sur lui. C'était une silhouette très basse. Il pivota, braqua son arme, le doigt sur la détente, en se disant qu'il devait toucher la tête, la tête absolument, pour être s˚r d'arrêter l'autre ordure.
Mais c'était le chien. Il remuait la queue, la tête penchée.
Il avait bien failli le tuer, et Tic-tac aurait su dans la seconde qu'il y avait un ennemi dans la maison. Harry rel‚cha la détente. Il faillit insulter le chien, mais sa voix se bloqua au fond de sa gorge.
Connie guettait une éventuelle détonation. Elle espérait que Harry allait trouver Tic-tac d'une seconde à
l'autre et lui réduire la cervelle en purée. Mais le silence persistant commençait à la perturber.
Après avoir exploré rapidement une autre chambre à
miroirs de l'autre côté du living-room, elle se retrouva dans ce qui aurait été la salle à manger dans n'importe quelle maison ordinaire. Elle se révéla plus facile à
explorer que les autres, à cause du rai de clarté qui filtrait de la cuisine adjacente.
Il y avait des fenêtres sur un mur, les trois autres étaient couverts de miroirs. Pas le moindre meuble. Elle supposa que Tic-tac ne mangeait jamais ici, et qu'il n'était pas du genre à inviter les gens à dîner.
Elle s'apprêtait à retourner vers le couloir, mais décida de passer directement dans la cuisine. Elle avait eu un aperçu de la cuisine à travers une des fenêtres, et elle savait que Tic-tac ne s'y trouvait certainement pas. Mais elle devait y jeter encore un coup d'oeil, rien que pour en être s˚re, avant de rejoindre Harry en haut.
Bryan, les bras chargés de beurre de cacahuète et de chips, sortit du placard sans éteindre la lumière pour revenir dans la cuisine. Il jeta un regard sur la table, mais il n'avait pas envie de manger ici. Le brouillard s'était formé derrière les fenêtres, et s'il sortait dans le patio, il ne pourrait pas profiter du ressac sur la plage.
Il décida donc de regagner sa chambre: il était plus heureux quand il mangeait devant les yeux qui le regardaient avec adoration. Les dalles blanches et lisses reflétaient le rouge de la soie de son peignoir, et il avait l'impression de s'avancer dans un sillage ténu de sang qui s'évaporait sur son passage. Il se dirigeait vers la cuisine, vers l'escalier du fond.
Après s'être arrêté pour remuer la queue à l'intention de Harry, le chien le dépassa pour courir vers le fond du couloir. Il s'arrêta et pencha la tête vers l'escalier du fond, très excité.
Si Tic-tac se trouvait dans l'une des chambres du haut que Harry n'avait pas explorées, le chien se serait certainement arrêté devant une porte. Mais il avait parcouru tout le couloir en trottinant, et Harry le rejoignit.
L'escalier étroit était en spirale et se perdait dans l'ombre, comme dans un phare. Sur la droite, la paroi concave était dallée de miroirs étroits qui reflétaient les marches. A cause du jeu des reflets, d˚ à l'orientation de chaque miroir, Harry pouvait voir son image dans les premiers panneaux, sur sa droite, avant qu'elle ne diminue de l'un à l'autre et n'apparaisse plus du tout au-delà
de la première spirale.
Il était sur le point de s'y engager lorsque le chien se raidit brusquement et lui mordilla le bas du pantalon. Il connaissait maintenant suffisamment le chien pour comprendre qu'il cherchait à le retenir parce qu'il y avait un danger plus bas.
Mais il cherchait le danger, après tout, et il devait le découvrir avant d'être découvert. La surprise était leur unique chance. Il essaya de repousser le chien sans faire de bruit, sans qu'il aboie, mais Wouf était arrimé à son pantalon.
Bon sang !...
Connie crut avoir entendu quelque chose avant de pénétrer dans la cuisine, aussi elle s'arrêta près de la porte pour écouter plus attentivement. Rien. Rien.
Elle ne pouvait pas attendre éternellement. C'était une porte pivotante. Prudemment, elle la fit tourner vers elle plutôt que de la pousser, ce qui lui aurait bloqué
momentanément la vue.
La cuisine semblait déserte.
Harry tenta une fois encore de se libérer, mais sans résultat: le chien tenait bon.
En jetant un bref regard inquiet sur les miroirs, il eut le sentiment terrifiant que Tic-tac était là en bas, qu'il allait s'enfuir, ou pire encore: rencontrer Connie et la tuer.
Tout ça parce que ce maudit chien ne voulait pas le l‚cher pour qu'il puisse se lancer sur la piste de l'autre salaud. Alors, il tapota doucement la tête du chien avec la crosse de son revolver, même au risque d'un jappement de protestation.
Surpris, Wouf l‚cha prise, mais, Dieu merci, il n'aboya pas, et Harry s'avança jusqu'à la première marche. A la fraction de seconde o˘ il posait le pied, il entrevit un éclair rouge dans le miroir, à la fin de la spirale, puis un autre, puis un flot de tissu rouge.
Avant même qu'il ait pu comprendre ce qu'il voyait, le chien jaillit près de lui, faillit le faire basculer, et plongea dans l'escalier. Harry devina alors une sorte de robe, une manche rouge, un poignet et une main nus - la main d'un homme qui tenait quelque chose. Peut-être celle de Tic-tac. Et le chien qui se jetait sur lui.
Bryan avait entendu quelque chose. Il leva la tête et entrevit une meute de chiens à la gueule ouverte qui se déversaient sur lui, tous pareils, jaillis de l'escalier. Non pas une meute, bien s˚r, mais un chien unique qui se reflétait sous tous les angles, qui venait de bondir pour l'attaquer mais n'était pas encore sur lui. Le temps d'un souffle, et l'animal franchirait la courbe. Il avait sauté si vite qu'il ne retomba pas sur ses pattes mais rebondit sur la paroi concave. Bryan l‚cha ses friandises. Le chien avait repris son élan sur les marches et vint s'écraser sur le torse et la figure de Bryan. Ils basculèrent en arrière et le chien, roulant sur le dos, continua de gronder en cla-quant les crocs.
En entendant un cri, des grondements et le choc d'un corps sur le sol, Connie se détourna du placard o˘ elle venait de découvrir les liasses de billets. Elle se précipita vers l'arcade et l'escalier qui s'incurvait vers le haut.
Le chien et Tic-tac étaient sur le sol de la cuisine. Tic-tac étendu sur le dos, le chien sur lui, et, un instant, le chien faillit bien l'égorger. Mais il poussa un geignement et fut arraché du gamin, non pas par un coup de poing ou un coup de pied, mais littéralement lancé à travers la cui-
sine dans un éclair p‚le de force télécinétique.
Il retombait, Grand Dieu, mais il la gênait. Elle ne s'était pas assez rapprochée de Tic-tac pour lui appuyer le canon de son revolver sur le cr‚ne: elle était encore à
plus de deux mètres de lui. Mais elle ouvrit le feu, pourtant, alors même que le chien était encore en vol plané.
Elle tira une deuxième fois quand il percuta le sol devant le réfrigérateur. Elle avait atteint sa cible, parce que Tic-tac n'avait pas encore pris conscience de sa présence.
Elle avait d˚ l'atteindre à la poitrine et à une jambe, et il roula sur le ventre. Elle tira une troisième fois, mais le projectile ricocha sur les dalles dans une gerbe d'éclats, et Tic-tac, toujours allongé, leva une main, la paume vers le haut, droit sur elle, lança ce même éclair étrange qu'il avait utilisé contre le chien, et elle se sentit décoller du sol. Elle fut projetée sur la porte de la cuisine avec une telle violence que tout le panneau de verre fut fracassé.
Des ondes de douleur terribles jaillirent dans sa colonne vertébrale. Son arme s'envola hors de portée et sa veste de velours se mit à br˚ler.
Dès que le chien avait détalé avant de disparaître hors de vue, Harry l'avait suivi dans l'étroit escalier en spirale, dévalant les marches quatre à quatre. Il tomba avant d'aborder le tournant, fêla un miroir d'un coup de tête mais réussit à se rétablir, une jambe coincée sous lui.
Etourdi, il chercha fébrilement son revolver et découvrit qu'il ne l'avait pas l‚ché. Il se redressa et continua, le regard encore flou, tendant la main pour s'appuyer sur les miroirs de la paroi.
Il entendit alors les glapissements du chien, les coups de feu, et il se laissa tomber vers le bas des marches à la seconde o˘ Connie était projetée en arrière et s'écrasait sur la porte en prenant feu. Il vit Tic-tac étendu sur le ventre, en face des marches, la tête tournée vers la cuisine. Harry, dans un dernier bond, atterrit sur le peignoir de soie rouge du gamin-monstre, appuya le canon de son arme sur sa nuque, et vit soudain le métal qui devenait d'un vert incandescent. Il perçut dans la main ce qui devait être une soudaine et terrible chaleur, mais il pressa la détente. L'explosion fut assourdie, comme s'il avait tiré à travers un oreiller, et l'éclat vert disparut aussitôt. Il tira encore et encore, expédiant le contenu de son barillet dans la cervelle du troll. «a suffisait, ça devait forcément suffire, mais avec la magie, on ne pouvait pas savoir, rien n'était s˚r dans le bal du bimillénaire, dans la jungle des années quatre-vingt-dix, et Harry continua d'appuyer sur la détente. Le cr‚ne de Tic-tac s'ouvrit comme un melon bien m˚r attaqué à coups de marteau, mais Harry tirait toujours. Il n'y avait plus qu'un horrible g‚chis répandu sur le sol, il n'avait plus de projectiles dans son arme, et le chien frappait dans le vide avec un bruit sec: clic-clic-clic-clic.
Connie avait arraché sa veste en flammes et éteint le feu quand Harry prit conscience que son arme était vide.
Il se dégagea du troll mort et vint jusqu'à elle. Elle avait réagi avec une vivacité stupéfiante pour ne pas être changée en torche, surtout avec son poignet gauche brisé.
Elle avait également une br˚lure au bras gauche, mais qui n'avait rien de sérieux.
- Il est mort, dit Harry comme si c'était nécessaire.
Puis il passa les bras autour d'elle et la serra aussi fort qu'il le pouvait sans lui faire mal.
Elle répondit à son étreinte, avec son bras valide, et ils restèrent ainsi un moment, incapables de dire un mot, jusqu'à ce que le chien s'approche en reniflant. Il était éclopé, la patte arrière gauche levée, mais il ne semblait pas avoir souffert par ailleurs.
Harry se dit que Wouf n'était pas la cause du désastre.
En fait, s'il n'avait pas plongé et basculé Tic-tac cul par-dessus tête, préservant ainsi l'avantage de la surprise pour Connie et Harry durant ces quelques secondes capi-tales, ils seraient sans doute morts à présent, et le maître-golem se dresserait au-dessus d'eux, vivant et triom-phant.
Il ressentit un frisson de crainte superstitieuse. Il fallait qu'il laisse Connie et retourne examiner le corps, pour s'assurer encore une fois que Tic-tac était mort.
Dans les années quarante, les maisons étaient construites plus solidement, avec des murs épais, bien isolés, ce qui expliquait sans doute pourquoi aucun VOIsin n'avait réagi à la fusillade et qu'ils n'entendaient aucune sirène dans le brouillard nocturne.
Mais brusquement, Connie se demanda si, à l'ultime instant de son existence, Tic-tac n'avait pas imposé au monde une autre Pause n'isolant que sa seule maison avec l'idée de les neutraliser avant de les tuer selon son bon plaisir. S'il mourait alors que le monde était arrêté, est-ce que le monde se remettrait en marche ? Ou bien elle, Harry et le chien devraient-ils errer seuls au milieu de millions de mannequins?
Elle se rua vers l'extérieur. Elle reçut la brise de la nuit sur son visage, elle était fraîche, elle lui ébouriffait les cheveux. Elle vit les écharpes de brouillard qui glissaient au-dessus du Pacifique. Elles se déroulaient et bougeaient, elles n'étaient pas figées comme des flocules argentés dans un presse-papier. Et elle entendit le fracas du ressac au pied de la falaise. Et tous les autres bruits les merveilleux bruits d'un monde en vie.
S'ils étaient officiers de police dans le sens du devoir et de la justice, ils n'étaient pas idiots au point de suivre la procédure officielle après cette affaire. Pas question d'appeler les autorités locales et d'expliquer les circonstances réelles des faits. Mort, Bryan Drackman n'était qu'un jeune homme de vingt ans, et ils n'avaient rien pour prouver qu'il avait possédé des pouvoirs étonnants. S'ils disaient la vérité, ils étaient bons pour la retraite anticipée.
Pourtant, les bocaux remplis de paires d'yeux qui flottaient dans la chambre de Tic-tac, l'aspect étrange de cette maison tapissée de miroirs pouvaient être la preuve qu'ils avaient eu affaire à un psychopathe homicide, même s'ils ne pouvaient produire les corps des victimes dont il avait arraché les yeux. Ils n'avaient en fait qu'un cadavre pour apporter la preuve d'un meurtre avec circonstances aggravantes: celui de Ricky Estefan, à Dana Point, qu'ils avaient retrouvé énucléé, en compagnie de serpents et de tarentules.
- En tout cas, déclara Connie alors qu'ils examinaient les étagères du placard chargées de liasses de dollars, il faut que nous concoctions une histoire pour tout expliquer, tout ce qui est inexplicable, les trous de cette affaire, et la raison pour laquelle nous avons violé la procedure. On ne peut pas repartir comme ça en fermant la porte parce qu'il y a beaucoup trop de gens à Pacific View qui savent que nous étions là-bas cette nuit, que nous avons parlé à sa mère, que nous lui avons demandé
son adresse.
- Une histoire? fit Harry, indécis. Doux Seigneur, mais quel genre d'histoire?
- Je ne sais pas, moi, fit-elle en sourcillant sous la dou-
leur qui fusait dans son poignet. C'est votre problème.
- Moi? Pourquoi moi?
- Parce que vous avez toujours aimé les contes de fées. Inventez-en un. Il faut qu'il explique l'incendie de votre appartement, la mort de Ricky Estefan, et ça. Au moins. (Il la fixait, encore abasourdi, quand elle lui montra les liasses de billets.) «a, ça ne ferait que compliquer l'histoire. On va simplifier en les emportant.
- Mais je ne veux pas de cet argent.
- Moi non plus. Pas un dollar. Mais on ne sait pas o˘ il a pu les prendre, et ça reviendra au gouvernement ce putain de gouvernement qui nous a jetés dans le bai du bimillénaire, et je ne peux pas tolérer l'idée qu'il en ait encore un peu plus. Et puis, vous et moi, nous connaissons quelques personnes qui pourraient bien en avoir l'usage, non?...
- Grand Dieu, ils sont encore dans le van !
- On va mettre tout ce fric dans un sac et le leur donner. Après, Janet pourra prendre le volant, et elle et le chien ne seront pas mêlés à tout ça. Pendant ce temps, vous allez pondre votre histoire et, dès qu'ils seront partis, on sera prêts à appeler.
- Mais Connie, je ne peux vraiment pas...
- Il vaudrait mieux commencer à réfléchir dès maintenant, coupa-t-elle en prenant un grand sac de plastique sur une étagère.
- Mais c'est plus dingue que...
- On n'a pas beaucoup de temps devant nous.
Elle ouvrit le sac.
- D'accord, d'accord, fit-il d'un ton exaspéré.
- Je n'ai pas le temps de vous écouter, dit-elle en achevant de bourrer le premier sac avant d'en ouvrir un second. Mais je suis certaine que ça sera passionnant.
Une bonne journée. Bonne journée, très bonne. Le soleil brille, la brise souffle dans son poil, il y a des insectes intéressants qui s'activent dans l'herbe, des odeurs intéressantes sur les chaussures des gens qui viennent d'endroits lointains. Et pas de chats.
Ils sont tous là, tous ensemble. Depuis tôt le matin, Janet fait des choses à l'odeur délicieuse dans la pièce à
nourriture, dans l'endroit o˘ il y a des gens et un chien.
Leur endroit. Sammy est dans le jardin, il cueille des tomates, il arrache des carottes - intéressant: on a d˚ les enterrer avant comme des os et il les apporte dans la pièce o˘ mangent les gens, à Janet, qui fait des choses délicieuses. Ensuite, Sammy va laver les pierres que les gens mettent au milieu de l'herbe derrière l'endroit o˘ ils vivent. Il les lave au jet, oui oui oui oui, il l'éclabousse et tout le monde rit. C'est frais et c'est bon. Il se roule dans l'herbe, oui oui oui oui. Et Danny est là aussi, il aide à
mettre la nappe sur la table qu'on a posée sur les pierres, il dispose les chaises, les assiettes et les autres choses.
Janet, Danny, Sammy. Il connaît leurs noms maintenant parce qu'ils sont ensemble depuis assez longtemps pour qu'il les connaisse tous: Janet, Danny et Sammy, tous réunis dans l'endroit de Janet, Danny, Sammy et Wouf.
Il se rappelle qu'il a été Prince, plus ou moins, et Max, à cause du chat qui pissait dans son eau, et il se souvient aussi de Copain, parce que tout le monde l'a appelé
comme ça. Mais aujourd'hui, il s'appelle Wouf, rien que Wouf.
Les autres arrivent aussi, dans leur voiture, et il connaît aussi leurs noms parce qu'ils viennent souvent leur rendre visite. Harry, Connie et Ellie. Ellie est à peu près de la taille de Connie. Ils viennent tous de l'endroit o˘ il y a Harry, Connie, Ellie et Toto.
Toto. Bon chien, bon chien, très bon. Ami.
Il conduit Toto jusque dans le jardin, là o˘ ils n'ont pas le droit de creuser - s'ils creusent ils sont de mauvais chiens, mauvais - pour lui montrer les carottes enterrées comme des os. Sniff sniff sniff sniff. Il y en a encore d'autres. Intéressant. Mais ne pas creuser.
Il joue avec Toto, Danny et Ellie, il court, il pourchasse, il saute et il roule et roule encore dans l'herbe.
Bonne journée. La meilleure. La meilleure.
Et puis la nourriture. La nourriture ! On l'apporte de la pièce à nourriture et on l'empile sur la table installée sur les pierres à l'ombre des arbres. Sniff sniff sniff sniff, jambon, poulet, salade de pommes de terre, moutarde, fromage. Bon fromage, qui colle aux dents mais bon quand même. Et encore de la nourriture, beaucoup beaucoup sur la table.
On ne saute pas. On est un bon chien. Bon chien. Les bons chiens ont toujours plus de restes, et souvent pas seulement des restes, mais de vrais morceaux de choses, OUI OUI OUI OUI OUI.
Des criquets sautent. Criquet ! On court, on court, on va l'avoir, on va l'avoir. Toto court aussi, il saute, ici, là, ici, là. Le criquet aussi...
Mais attention: il y a la nourriture. Il faut revenir à la table. On s'assoit. On se dresse. On penche la tête. On remue la queue. Ils aiment tous ça. On se lèche les babines, pour leur donner une idée de ce qu'on attend.
Et voilà. quoi quoi quoi c'est quoi ? Jambon. Un morceau de jambon pour commencer. Bon, bon, bon, très bon, il n'y en a plus. Bonne entrée, très bonne.
Bonne journée aussi, une journée qui devait venir un jour, il le savait bien, avec d'autres bonnes journées, l'une après l'autre, pendant très longtemps. Parce que tout ça s'est passé, vraiment, parce qu'il a tourné au coin de cette maison, parce qu'il a regardé à l'intérieur de ce nouvel endroit étrange, et qu'il a trouvé la chose merveilleuse, la chose merveilleuse qui l'attendait, il le savait.
Cette chose merveilleuse, cet endroit, ce moment et ces gens. Et voilà une tranche de poulet, épaisse et juteuse !
Note à mes lecteurs
Tous les crimes auxquels Connie et Harry font référence dans leur collection d'atrocités du bal du bimillénaire ont été réellement perpétrés. Bien s˚r, il n'existe en ce monde aucun être avec les pouvoirs de Tic-tac, mais la capacité d'exercer le mal n'est pas limitée à la fiction.