CHAPITRE X
— Tu t’es fait trois ennemies, Thorn.
Ogarth parlait pour masquer son angoisse. Il n’était décidément pas à son aise au sein de la caverne qui montait vers Mag-Mor.
— Quand tout sera fini, reprit le Scande, la meilleure chose sera de trancher la tête de ces garces. Celui qui laisse vivre ses ennemis est un faible ou un imbécile !
Thorn ne répondit pas. Pour l’heure, il ne se préoccupait guère du sort futur d’Aube, de Zénith et de Crépuscule. Devant eux pointait la lumière du jour.
— Nous y sommes enfin, soupira Ogarth. Tu crois qu’il fera aussi froid que l’autre jour ?
Les deux jeunes gens hâtèrent le pas, pressés d’arriver à l’air libre. Ils débouchèrent enfin au flanc de la montagne... et poussèrent le même cri d’étonnement.
Une immense steppe s’étendait à perte de vue, sauvage et dénudée, balayée par un vent humide.
— Je ne comprends pas, balbutia Ogarth. Nous sommes arrivés en traversant un pays de montagnes... Et voici une plaine ! Où sont les monts, le défilé ? La corniche ?
Thorn secoua la tête, stupéfait lui aussi.
— Je n’en sais rien. Pourtant, c’est là que nous devons arriver. Regarde qui nous attend !
Il dévisagea Trek et le cheval de Girfelt, qui accouraient en hennissant joyeusement. Il tendit la main ; le grand étalon noir la renifla avant de lui mordiller les doigts.
Les deux chevaux étaient sellés et harnachés, Ogarth flatta la croupe de sa monture avec un sifflement d’admiration.
— Les selles sont magnifiques ! Repoussées d’or et d’argent ! Et les rênes ! On dirait des nattes ! Quel honneur !
— Et vois ceci, dit Thorn.
Il montrait deux armures posées sur des rochers.
— Je n’en ai jamais vues de pareilles ! s’exclama Ogarth en saisissant l’une des tuniques de cuir cousues de mailles métalliques. Quelle splendeur ! Un roi payerait une fortune pour de telles armures !
— Qu’est-ce que ça cache ? marmonna Thorn.
Ogarth enfila son armure. Il riait comme un enfant.
— Le seul moyen de le savoir c’est de sauter en selle et de continuer notre route !
Thorn acquiesça. Il s’équipa lui aussi, et ne put s’empêcher de ressentir une secrète fierté en serrant autour de sa taille la ceinture ornée de tores d’argent qui soutenait son poignard. Si seulement Laëlle et Onik le voyaient aussi fièrement vêtu ! Il coiffa son casque et sauta en selle.
Immédiatement, Trek se mit au trot, sans hésiter sur la direction à prendre, comme lorsqu’il avait guidé Thorn vers le pays des Efghunds. Comme alors, Thorn se dit que son destin était entre les mains des dieux...
Ils chevauchèrent cinq jours durant sans que rien ne vienne rompre la monotonie de la steppe. On n’apercevait âme qui vive, ni humains ni animaux sauvages. Il n’y avait que l’herbe, la pierraille et, çà et là, des bouquets d’arbres rabougris, courbés par le vent qui soufflait violemment.
Chaque soir, le même phénomène se reproduisait. Une hutte apparaissait, vers laquelle les chevaux se dirigeaient. Thorn et Ogarth y trouvaient table mise et bonne couche. Le premier étonnement, passé, ils s’y étaient habitués. Les mets étaient chauds, la litière confortable. Ils profitaient de cette hospitalité sans se poser de questions, et goûtaient un repos bien mérité après les heures passées à courir la lande.
Aussi, en cette soirée du sixième jour, ce fut sans la moindre surprise qu’ils virent se profiler à l’horizon leur habituel abri.
— Et voilà notre auberge ! s’exclama Ogarth en riant. D’autant meilleure qu’il n’y a rien à payer pour le gîte et le couvert !
Les deux guerriers mirent pied à terre, désharnachèrent leurs chevaux pour les laisser brouter à l’aise, et entrèrent dans la cabane.
Ils eurent le même mouvement de recul.
Un homme était attablé, qui les dévisageait sans paraître étonné ni effrayé. Il était de petite taille, fort laid, avec un nez énorme, et son ventre rebondi tendait les vêtements élégants dont il était vêtu.
— Ça alors ! s’écria Ogarth en posant sa main sur le manche de sa hache. Ce n’est donc pas le désert, ce pays !
L’homme posa le pâté dans lequel il était en train de mordre et considéra les armes du Scande.
— Pitié, seigneur ! s’exclama-t-il en affectant des mines qui contrastaient avec son allure paisible. Ne me tuez pas ! La vie est dure, mais elle est belle ! Je suis trop piètre gibier pour satisfaire un guerrier tel que vous ! Ce serait souiller votre acier que de l’abreuver de mon sang ! Mais si vous avez néanmoins le désir de m’occire, attendez que j’aie la panse pleine. Le voyage sera plus doux jusque dans le royaume des Ombres !
Thorn éclata de rire, amusé par la comédie de cet inconnu. Six jours de voyage lui avaient donné le désir de voir quelqu’un, de parler. Voilà qui valait bien qu’Ogarth et lui partagent leur repas avec un vagabond !
Ce dut être également la pensée d’Ogarth, qui lança d’un ton enjoué en posant ses armes :
— Rassure-toi, gros homme ! Je n’ai aucune envie de te tuer... pour le moment !
Il s’approcha de l’inconnu et tapota sa bedaine.
— Heureux que nous soyons arrivés à temps ! Tu me sembles capable de dévorer tout ce qu’il y a sur cette table sans rien laisser aux pauvres cavaliers que nous sommes !
— Sûr que pour un errant, tu as le ventre bien rond ! renchérit Thorn en s’asseyant à ladite table. Place, compagnon, j’ai faim !
Le gros homme se poussa en souriant. Thorn et Ogarth se mirent à manger et à boire. Au bout de quelques minutes, le Scande rota et dit :
— Je m’appelle Ogarth et je suis le fils du roi Siebert. Je me demande ce que je fais dans ce pays ! Mon compagnon est Thorn Fils de la Forêt. Mais lui, il sait ce qu’il est venu faire ici. Et toi, l’ami, qui es-tu ?
— Je suis Tran. Je vais et je viens dans le pays au-delà des brumes. J’écoute, je regarde et je me souviens. Ensuite, je chante.
— Tu es la chronique de ce pays ? s’étonna Thorn.
— C’est mon rôle.
— Alors tu peux répondre à quelques questions.
Sans mot dire, Tran se mit à grignoter une pomme.
— Sommes-nous encore loin du palais de la Reine de la Nuit ?
Tran secoua la tête.
— Non... S’il est écrit que vous devez le voir un jour.
— Pourquoi « s’il est écrit » ? gronda Ogarth. Bien sûr qu’il est écrit que nous le verrons !
Tran se tortilla de façon comique.
— Sait-on jamais quels obstacles peuvent se dresser sur la route de deux voyageurs, seigneur scande ?
Thorn fronça les sourcils.
— Sais-tu quelque chose de précis ? s’enquit-il.
— Mes armes ont soif de sang, ajouta Ogarth. Je suis prêt à combattre !
Tran sourit.
— Seigneur scande, il est des combats qui ne se gagnent ni par le sabre ni par la hache. N’avez-vous pas peur de mourir ?
— Tran, tu connais peut-être ce pays, mais tu ne connais pas le pays de Scande ! Ni ses habitants ! Nous n’avons pas peur de la mort. Et puis...
Il donna une tape à l’épaule de Thorn.
— Et puis il est agréable aux dieux qu’on perde la vie en aidant un ami !
Thorn dévisagea Ogarth. Son enthousiasme et son amitié lui réchauffaient le cœur. Tran lui-même semblait étonné.
— Deux hommes qui sont frères peuvent vaincre bien des obstacles, énonça-t-il.
Tout en vidant son hanap de vin, Thorn étudiait Tran. Ce gros homme était trop jovial, trop inoffensif. Quel secret cachait-il ?
— Je suis là pour tenter de fléchir la Reine de la Nuit, dit-il. Elle a jeté un sortilège sur les miens.
— Il se chante des aventures, murmura Tran. On raconte que certains passent outre à l’amour des créatures, que d’autres errent de monde en monde à la poursuite de chimères. On raconte...
— Peu importe ce qui se chante et ce qui se raconte, le coupa Thorn. Je suis sûr que tu pourrais nous en dire beaucoup, si tu le voulais. Nous ne comprenons pas tout ce qui se passe ici.
Tran se leva lourdement.
— Il est inutile de trop chercher à savoir, soupira-t-il. Seigneur, vous avez le courage et la noblesse du cœur. Vous ne m’avez pas chassé, moi qui suis un vagabond, et vous avez partagé votre repas avec moi. Vous méritez de réussir dans votre entreprise... Je vais vous faire un cadeau...
Il ôta sa tunique, sous les yeux intrigués de Thorn et d’Ogarth. Dénouant la cordelette qui lui servait de ceinture, il saisit son coutelas et la coupa en deux parties égales. Il tendit une moitié de corde à Thorn, l’autre à Ogarth.
— Conservez précieusement ces morceaux de corde, dit-il. Ils vous seront utiles.
Thorn examina la cordelette, intrigué.
— A quoi cela pourra-t-il bien me servir ? grommela-t-il. On ne peut rien en faire !
Tran eut un petit rire.
— Qui sait, seigneur... Qui sait ?
Il y eut un éclair et Tran disparut !
Thorn et Ogarth repartirent au petit matin, le cœur empli d’impatience et d’appréhension. Ils avaient tous deux noué autour de leur taille le morceau de corde que leur avait donné Tran. Ils n’en étaient pas à négliger une aide, même obscure.
Vers la mi-journée, Trek et le cheval de l’orfèvre ralentirent leur galop et, au moment où le soleil était au plus haut, les deux guerriers débouchèrent sur une gorge au fond de laquelle coulait un torrent. Sans hésiter, Trek longea le ravin ; le cheval d’Ogarth le suivit comme son ombre.
— Quelque chose se prépare, dit Thorn à son compagnon.
— Tant mieux ! Je me rouille, à ne pas me battre, répliqua Ogarth en saisissant sa hache.
Thorn hésita.
— Ogarth... Mon combat n’est pas le tien. Ni ma quête la tienne. Je ne voudrais pas que tu subisses un sort funeste à cause de moi...
Le Scande haussa les épaules.
— Ne crois pas cela, Thorn. Nos sorts sont liés. Je sais que si la fortune t’est contraire, je replongerai dans le sommeil magique d’où tu m’as tiré. L’intérêt autant que l’amitié me commandent de me battre avec toi. Et puis je suis scande ! Tu crois qu’un Scande verrait un beau combat sans vouloir s’en mêler ?
Thorn allait répondre, quand Trek volta brusquement et se dirigea vers un pont de pierre qui enjambait le torrent.