CHAPITRE VII

Ce qui passionne le plus les Turinois, ce n'est ni l'assassinat de Giuseppe Farolini, ni celui des Grado's, ni celui du Duc de Guise; ce n'est pas non plus le vol du prestigieux tableau, bien qu'il se soit effectué en des circonstances mystérieuses. Non, ce qui fait couler le plus d'encre et de salive, c'est la fugue des quinze tigres. Un mort, ça ne mord pas, si je puis me permettre cette astuce phonétique, et un tableau volé moins encore, quand bien même ledit tableau représenterait le portrait de Fernandel ; mais quinze tigres du Bengale, ça ne se nourrit pas de Banania. _ Aussi, dans la vaillante cité piémontaise, chacun songe-t-il à ses miches et à celles de ses enfants en se disant qu'elles constitueraient un en-cas valable pour un pauvre tigre en rupture de cage.

Les pompiers, le génie, les chars, les bersagliers, les policiers, les gendarmes et les hélicoptères sont entrés en campagne et draguent à fond dans la région. Lorsque le soir est venu, quatorze fauves ont regagné leur base, mais le quinzième est-toujours absent. M.

Barnaby qui espérait pouvoir au moins donner une soirée doit déchanter. Tant qu'un seul tigre restera en cavale, les représentations ne seront pas autorisées. Mieux : la Préfecture lui interdit de quitter la ville. Le pauvre bonhomme ne sait plus à quel sein se vouer. Enfermé dans sa roulotte-palace, il siffle des bouteilles de whisky en battant sa femme comme au bon vieux temps de leurs débuts.

Il est en pantalon de cheval et maillot de corps lorsque je toque à la porte de sa gentilhommière.

- Qu'est-ce que c'est ? rugit Barnaby.

J'entre. Il me vaporise son regard sombre comme un séminaire congolais en voyage. Sa baleine blonde se fait les tarots pour tromper l'attente. Elle m'offre son sourire en gold véritable, plus un trente-troisième tabouret mais en bois celui-là.

- Cher patron, attaqué-je, je voudrais vous parler.

- J'ai pas le cœur à parler ! avertit le boss.

- On dit ça quand on est morose, mais on s'aperçoit très vite que parler soulage, assuréje.

Voulez-vous que nous causions des Grado's ?

- Y a plus rien à en dire puisqu'ils sont morts, objecte avec pertinence M. Barnaby.

L'argument est de poids, comme la femme du bonhomme; mais il ne me décourage cependant point.

- Deux assassinats dans l'enceinte du cirque, c'est beaucoup, vous ne trouvez pas ?

Il répond que ce qui l'intéresse c'est son quinzième tigre et que, sorti de là, ses contem-porains morts ou vivants lui importent peu; le tout dans un langage beaucoup moins châtié que le mien, cela va de soie, comme me le faisait remarquer un ver qui filait du mauvais cocon.

- Je voudrais vous confier un petit secret, monsieur Barnaby, dis-je.

Il allume un cigare long de soixante-dix centimètres, expulse une goulée de fumée que ne désapprouverait pas une locomotive électrique et grogne

- Vous me prenez pour un curé

- Pas précisément. Mais vous êtes mon patron et je dois à ce titre tout vous dire pour être sûr de ne rien vous cacher, exact ?

- Bon, causez ! invite Barnaby.

- Figurez-vous que j'ai surpris une conversation entre le commissaire Fernaybranca et l'un de ses sbires.

Ça l'intéresse. Il relève un œil à la hauteur de la racine des cheveux et murmure autour de son cigare

- Ah bon?

- Le commissaire disait à son zigoto que les Gradô's étaient impliqués dans une sale affaire de trafic de drogue et que d'ici peu, ça allait barder pour le circus. Ils préparent une perquise en règle de votre établissement. Les poulets italiens, je ne sais pas si vous le savez, sont les meilleurs du monde question de perquisition. Diaboliques, ils sont! Ils décortiqueront même votre cigare pour voir s'il y a du louche à l'intérieur, vous pouvez me croire.

Je me tais, je croise mes mains sur mon genou et j'attends, bien sagement.

Ma déclaration vient de faire ce qu'en jargon de théâtre on appelle un « bide ». Barnaby continue de téter sa canne de hoquet tandis que sa gerce étale ses brêmes sur un mignon tapis vert. On dirait que le digne couple ne m'a pas entendu.

Un temps assez longuet s'écoule, puis Barnaby cramponne un glass sur une desserte et le plaque on the table avec un bruit sec. Il me sert une rasade conséquente, s'octroie la même vue de dos et lève son verre.

- Santé, fils ! dit-il.

Je bois à mon tour sans le quitter des yeux.

Les cartes glacées de Mme Barnaby font un petit bruit chuchoteur. Elle retourne un roi de carreau débonnaire et lui sourit courtoisement, comme si elle recevait un hôte de marque.

- C'est tout ce que tu as à me dire ? demande à brûle-pourpoint le big boss.

J'enregistre le tutoiement. Il me semble que je viens de gravir quelques échelons dans l'estime du boss.

- Non, c'est pas tout, patron.

- Vas-y, je t'écoute.

- Je voudrais pas que vous preniez en mauvaise part ce que je vais vous dire.

- Déballe toujours, on triera.

- Eh bien voilà. Je me suis dit que si vous étiez ennuyé à l'idée de cette perquisition, j'avais trouvé le moyen d'évacuer des trucs compromettants.

- Qu'est-ce que tu racontes! grommelle Barnaby, vexé..

Un bref instant, je me demande s'il ne va pas me coller sa panoplie de catcheur dans la boîte à dominos. Car enfin, ce que je lui propose là est extrêmement injurieux. Mais non. Il n'est que choqué. Faut dire qu'au cours de sa vie itinérante il en a vu de dures. Dans son job, on ne fréquente pas spécialement les enfants de chœur.

Je me lève pour prendre congé.

- Merci, petit gars, murmure-t-il en m'offrant son battoir à cinq branches.

Je file, Gros-Jean comme derrière. Une mesure pour rien, ça je ne me fais pas d'illusion. Dans notre damné turbin, on en fait des paquets de mesures à l'œil. Il ne faut pleurer ni ses semelles, ni ses peines, ni sa salive. On écarte les humiliations ou bien l'on s'assoit dessus.

Brèfle, il faut avoir la main souple et le dos blindé.

La journée s'achève mornement. Je regarde la grue, tout là-haut, qui se découpe sur le ciel fatigué. Je ne puis réprimer un petit frisson en songeant à la locataire de la cabine. Demain matin, quand les ouvriers vont reprendre possession du chantier, ça va faire une drôle de tabagie. Ah! les journalistes de Turin ont du bol avec des gars comme nous. C'est pas demain qu'ils seront obligés de passer la photo du plus beau bébé piémontais à la Une pour dire de l'illustrer. Je décide de faire une virée grand-ducale en compagnie du Gros. Il mène une vie trop sédentaire, mon Vaillant. il devient l'Ermite de la bouffe, le Trappiste de la piste; faut le distraire un peu.

Je le trouve vautré dans un fauteuil, une revue hautement éducative entre les mains.

L'imprimé a pour titre: « Zigoto ». En bandes dessinées riches en couleur, il narre les aventures d'un petit explorateur de 12 ans perdu dans la forêt équatoriale avec, pour tout matériel, un sifflet et une lime à ongles.

- Tu as du nouveau? me demande Sa Majesté.

Il est tout joyce et ça fait plaisir à voir.

- Couci-couça. Va te raser, Gros, on va se payer une petite sortie en ville, manière de se changer les idées.

il a un bon sourire ému, puis il hoche la tête.

- Tu crois que j'ai besoin de me raser ?

- Tu as un piège à macaroni qui t'interdit les entrées sélectes.

- Mais demain, pour faire mon numéro?

- Tu le feras sans barbouze, ça renforcera ton prestige auprès des dames.

En rechignant il passe dans notre cabinet de toilette. Pendant qu'il s'ablutionne, je change de chemise et de cravate. Dix secondes ne se sont point écoulées que je perçois un remue-ménage infernal dans la salle d'eau. On dirait une bataille navale. Béru pousse des cris d'orfèvre (on dirait même trois orfèvres). Puis la porte s'ouvre et il ressort, furax, en suçant son pouce.

- La came! grogne-t-il, j'ai bien cru que mon doigt se faisait la valise!

- Qu'est-ce qui se passe

il met son doigt sanglant devant ses lèvres pour me prescrire le silence.

- Viens voir Médor !

Je le suis au cabinet de toilette. Un super be tigre, le plus mastar de la ménagerie Barnaby, git sur le plancher, les pattes en croix.

- Mais c'est le quinzième pensionnaire! m'exclamé-je, celui qu'on n'a pas retrouvé.

- Tais-toi, dit Béru. Je l'ai planqué ici pour qu'on ait la paix, justement.

- Comment cela, la paix ?

- Tant qu'on l'aura pas retrouvé y aura pas de représentations, tu piges ? Alors je le planque.

Mais quand c'est que je suis z'entré pour me racler la couenne, Monsieur m'a cherché des noix! J'ai dit : pas de ça Lisette! Un bestiau que j'y ai collé à déjeuner un bisteack d'une livre frit avec des échalotes! Moi j'ai horreur de l'ingratitude...

Il se baisse sur le fauve et le secoue un peu.

- Tu vois, Médor, quand on cherche des patins à Bérurier, ce dont à quoi on se surexpose ?

T'as voulu me becqueter la pogne, et conclusion t'as eu droit à une mandale format Villette.

Le tigre ronfle, mais de peur. Dominé par l'autorité et la force de Monsieur Gradouble, il se fait minet.

Le Gros le refoule d'un coup de tatane sous le lavabo.

- Allez, moustachu, planque ta descente de lit, faut que je me fasse beau.

Je quitte ces amis, confondu. Comme disait l'autre (pas celui qui a une montre, son frère) : ce Béru n'a pas fini de nous étonner.

Une ombre se profile derrière la porte vitrée. L'ombre entre sans frapper et cesse d'être une ombre pour se transformer en commissaire Fernaybranca. Il a l'air pas courtois, pas content, pas heureux de vivre. Il mâchouille un morceau de réglisse de bois dont il crachote des brindilles en parlant.

- Alors, collègue ? j'interroge, les nouvelles sont fraîches ?

- J'aimerais savoir ce que le marquis vous a dit! déclare-t-il en retroussant méchamment son joli nez de flic italien.

- Il ne m'a rien dit!

- Ta ta ta!

- C'est l'expression qui me paraît convenir en effet. Ce noble garçon fait partie du toutpédé.

- Il paraît que les Grado's avaient achevé la soirée chez lui, l'autre nuit ?

- Je l'avais appris également et c'est pourquoi j'ai voulu interroger le marquis. Mais il m'a paru blanc... comme neige!

Fernaybranca ne sourcille pas.

- Vous me cachez des choses, grince-t-il.

Je Lui claque le dossard.

- Faites pas cette tronche, ami, nous travaillons pour la même maison après tout. On a du nouveau au sujet du tableau volé ?

Il secoue la téte.

- Ce n'est pas moi qui m'occupe de cette histoire et j'ai assez à faire comme ça.

Je médite un instant, puis je cède à une petite sollicitation intérieure.

- Vous voulez un tuyau, Fernay, un beau tuyau ?

- Pourquoi pas ?

- Fouillez le cirque de fond en comble.

Il m'enveloppe chaudement d'un regard tellement intense que je dois me mettre à bronzer.

- Qu'est-ce que vous racontez!

- Passez tout au peigne fin : les roulottes les ménageries, les cages, les bottes de foin, Peut-

être aurez-vous de bonnes surprises.

- Mais il me faut un mandat de perquisition ! C'est dimanche et le juge d'instruction...

- Je suis certain que si vous allez demander la permission à Barnaby en lui expliquant qu'il évitera des complications en acceptant, il vous laissera opérer.

Fernaybranca me considère encore. Son regard s'humanise. Il finit par renifler un petit coup et il murmure

- Très bien. J'espère que votre tuyau est bon.

Il sort.

Pourquoi agis-je ainsi ? Dieu seul le sait. Toujours ce vieil instinct qui me pousse à entreprendre les choses avant de réfléchir.

Dans le cabinet de toilette, Béru chante à tue-tronche « Les Matelassiers ». C'est sa Marseillaise au Gros. Ses « Allobroges ». Son « Chant du départ ». Brave Béru, il a la force du taureau et l'haleine du pingouin.

Un coeur d'or dans une peau de vache! Une âme d'archange dans un corps de ramoneur.

Merci, Béru ! Ça, c'est l'Ignoble.

Il réapparait, beau comme un rabbit de marié (dirait un Anglais) avec une chemise jaune souci (on a tous les siens) à rayures violettes et un complet vert bouteille (pour lui c'était tout indiqué).

- Je me suis fait un velours, assure-t-il en promenant sa main valeureuse sur sa joue talquée, les gonzesses n'auront qu'à bien se tenir. D'autant plus mieux que ça fait une paye que j'ai pas sacrifié à Uranus, comme on dit dans les livres. Je m'ai laissé dire que les petites ritales avait un chalumeau à la place du truc. A ton avis, San-A ?

Mon avis, je n'ai pas le temps de le lui fournir car M. Barnaby fait une entrée en trombe dans la casbah. Il est pâle comme une aubergine et ses grosses lèvres tremblent d'émotion.

- Qu'est-ce qui ne carbure pas, patron ? je questionne, il y a du mou dans les transmissions ?

- Tu avais raison, fait-il, ces salauds de poulets veulent perquisitionner.

Il se tait car un miaulement tigrin parvient du cabinet de toilette.

- Qu'est-ce que j'entends ? fait le boss;

- C'est moi que j'ai bâillé, déclare Béru en reproduisant fidèlement le miaulement ; il est doué pour les langues étranges, le Mastar. Le barrissement de l'éléphant, le rugissement du lion, le chant du cygne n'ont pas de secrets pour lui.

- Ah! je vais me pomponner un peu ! décide-t-il en se rabattant vite fait sur le cabinet de toilette.

Il disparaît et je perçois un nouveau brouhaha. Mon cher camarade est en train de calmer son curieux pensionnaire.

Mais laissons là le tigre pour revenir à nos moutons, comme disait Jeanne d'Arc (en anglais johan of Arc). Il paraît bougrement emmouscaillé, le montreur d'acrobates.

- La cachette que tu me causais, qu'est que c'est.? demande-t-il négligemment.

- Ça dépend, coupé-je, ce qu'on a à évacuer est gros ?

- Assez, oui.

- Gros comment ?

Il élève la main à un mètre trente-deux du plancher.

- Y en a haut comme ça, évalue-t-il sans se mouiller. Et comment se mouillerait-il d'ailleurs, puisqu'il porte un blouson ?

J'en ai les muqueuses qui se déshydratent. Un tas gros comme ça, ça ne peut pas être de la coco! En ce cas qu'est-ce?

Décidément, il s'en passe des choses au cirque Barnaby. Drôle de pension!

- C'est dur ou c'est mou ? continué-je.

- C'est dur.

On dirait le jeu des devinettes. Je pourrais encore lui demander si ça colle, si c'est peint en vert, si ça a des poils, si ça dit maman, si c'est chaud, si ça pique, si ça chante, si ça se mange, si ça se conjugue, si ça se nettoie à l'eau de Javel, si ça a des oreilles d'âne, si ça grimpe aux murs, si c'est lourd, si ça parle anglais, si on peut le couper avec des ciseaux, si ça sent l'œillet, si le Général de Gaulle en a un, s'il en a deux, s'il en a trois, s'il en a par-dessus la tête, si ça se voit dans le noir, si ça salit les doigts, si ça porte la barbe, si ça vole, si ça convole, si ça rampe, si ça a la forme d'un huit, si les huîtres ont le même, si on en trouve dans les jardins, si ça possède un bracelet-montre, si ça ressemble au Président Kennedy ou si ça a l'air intelligent, si Picasso pourrait le peindre, si les Veuves s'en servent, si ça se conserve sous cellophane, si ça a droit à une place assise dans le métro, si ça coûte cher, si on en fabrique en France, si bien lavé ça peut resservir, si ça craint l'humidité, si quand on en a deux on peut manger l'autre, si ça se suce et si c'est en vente libre dans toutes, les bonnes pharmacies. Oui, je pourrais lui demander tout cela et bien autre chose, mais je crois bon de m'abstenir.

- Je me fais fort de le sortir du cirque, dis-je, mettez-le dans le coffre de votre voiture, donnez-moi la clé et les papiers de celle-ci et dites-moi où je dois le livrer.

Mais, comme disait Van Gogh : il ne l'entend pas de cette oreille (Beethoven aussi se plaisait à le répéter, et il le répétait parce qu'il ne s'entendait pas le dire).

- Tu plaisantes! Et si on t'intercepte?

- On ne m'interceptera pas.

- Pourquoi, s'il te plaît ?

- Parce que le commissaire Fernaybranca a été l'amant de ma sœur et que je suis tabou à ses yeux. Il lui a fait six enfants en bas âge et il sait que je pourrais compromettre sa carrière par le scandale, voilà pourquoi je peux me permettre de faire le malin.

Barnaby sourit.

- Oh! je vois. Bon, eh bien, puisque c'est ainsi, nous allons faire comme tu dis. Une fois le chargement opéré vous filerez, mais moi je vous attendrai à deux rues d'ici et je procéderai en personne à la livraison,

- banco ?

- Banco.

Il m'en serre cinq avec énergie.

- Rendez-vous dans trois minutes devant ma caravane. Il faut faire fissa.

Il s'en va. Je vais chercher le Valeureux.

- Béru, lui dis-je, y a école et ça urge. Tu vas foncer jusqu'à la prochaine station de taxis. Tu en fréteras un et tu iras te poser avec ton bahut à deux rues d'ici pour y attendre la Cadillac crème du patron. C'est moi qui la piloterai. Le père Barnaboche rappliquera alors et me remplacera au volant de sa brouette. C'est à partir de cet instant que tu devras fonctionner.

Suis-le discrètement et repère l'endroit où il se rend. Ensuite de quoi : retour ici d'urgence pour une conférence au sommet. Vu ?

- Qu'est-ce c'est encore que ces manigances ? fulmine l'Enorme. Et ma soirée délicate, elle va passer à pertes et profit ?

- Je t'expliquerai tout après. Quant à ta tournée des grands duconnots, tu l'auras, espère un peu. C'est juré!

- Tu feras gaffe à mon minet quand je serai pas là, sollicite Sa Grosseur.

- Sois sans crainte. Et du doigté, hein, Gros? Il ne faut pas que le Barnabinche te voie !

- Je ferai comme pour- moi, tranche le Mastar.

Je file vers la roulotte du patron. Il est en train de refermer la malle sur une mystérieuse cargaison.

Déjà des cars de matuches se mettent à piluler (comme disent les pharmaciens). Il est nerveux, le roi de la chaude piste! Tiens c'est vrai : nous sommes à deux maitres de la piste, lui et moi.

- Tu crois que tu pourras passer, fils ? s'inquiète-t-il.

- Puisque je vous le dis, boss!

- Si tu y parviens t'auras un gentil bouquet, c'est Barnaby qui te le dit.

- Allez m'attendre et ne vous occupez pas du reste, fais-je.

Il a son air matois de marchand de vieilles bagnoles, de ceux en tout cas qui mettent de la sciure dans le pont pour l'empêcher de chanter.

- Si tu vois pas d'inconvénient, la patronne ira avec toi, fils!

Gueule du fils ! Voilà qui chamboule un chouïa mes projets et risque de tout compromettre.

Mais le moyen de refuser ?

- Comment donc!

Madame Barnaby fait une descente de roulotte très remarquable. Je voudrai que vous vissiez cette merveille! Que vous la vissiez sur une planche et que vous l'exposiez au prochain, Salon de l'auto! Elle ressemble à un nouveau, moyen de locomotion. Elle porte une robe en lamé argent, style Jeanne-d'Arc-en-tenue-detravail. Ça fait comme des écailles. Mais elle c'est la morue grand standing: Elle a des escarpins argentés itou, une cape de vison frileux, gris-Missouri, et des diams de bas en haut, de gauche à droite et dans le sens giratoire.

Lorsqu'elle marche on dirait qu'on décroche le grand lustre de la Galerie des Glaces. Elle a son maquillage du soir et c'est un fort bel ouvrage de maçonnerie. Le parfum dont elle s'est inondé vous donne envie de partir en vacances à bord d'un camion de l'U.M.D.P. et elle a même mis son dentier de cérémonie

en platine ciselé, celui qu'elle réserve au caviar, au foie gras et aux baisers mondains.

- Alors c'est une sorte d'espèce d'enlèvement, minaude l'horrible chose en s'affalant sur les cuirs de la Cadillac.

- Comme qui dirait positivement pour ainsi dire, approuvé-je.

Et j'ajoute vite fait en lui décochant mon œillade en pas de vis

- Hélas! ce n'est qu'un rêve, belle madame. J'ai droit à un soupir dont on peut évaluer la pression à. 2 kilos 5. Croyez-moi, cette mignonne truie endimanchée se laisserait effacer la cellulite par la main compréhensive du San-A.

Mine de rien, j'abaisse les glaces électriques de la Cad pour ne pas risquer l’asphyxie. Je ne sais pas où Mme Barnaby achètes ses parfums, mais ça ne doit pas être rue du Faubourg-Saint-Honoré, ou alors elle ramasse les fonds de citerne.

- Avec tous ces avatars, roucoule cette colombe, mon mari ne peut plus fermer l'œil Et comme c'est un petit égoïste, il m'empêche de dormir aussi. Je-dois avoir les traits tirés, non Elle les a. Ils sont tirés par cinquante kilos de graisse excédentaire. Je lui assure qu'elle a un teint de pêche (Melba), une peau de satin et un visage de Madone, ce qui la met en émoi.

Je drive le contre-torpilleur jusqu'à la sortie du cirque. Il règne dans le campement une étrange atmosphère. Les prémices d'une émeute, la fin d'une grève, un projet de mobilisation générale créent de semblables climats

Je suis stoppé par deux poulardins en grande tenue.

- On ne passe pas! verdunisent-ils.

- Because ? leur demandé-je dans la longue de Buitoni.

- Auparavant, on doit fouiller la voiture. La mère Barnaby a une crispation du grand zygomatique qui fait vibrer la banquette.

- Appelez le commissaire Fernaybranca ! intimé-je.

- Nous n'avons pas d'ordres à recevoir de vous! objecte un grand ténébreux à moustache obscène.

- De moi, non, mais de lui, si. Appelez-le et il va vous en donner.

Les sbires parlementent. Puis l'un d'eux hèle

- Signor commissaire!

Radinage de Fernaybranca.

Ses bonshommes lui expliquent le pourquoi du comment du bidule. Il écoute et murmure en me remouchant d'un air sarcastique.

- Aucune exception! Tout doit être fouillé!

Calmement je quitte la charrette. La vioque fait maintenant autant de bruit avec ses ratiches qu'avec ses cailloux. Je prends Fernaybranca par le bras.

- Pas de blague, collègue, fais-je. Je joue trop gros en ce moment. Vous risquez de tout fiche par terre.

- Qu'est-ce que vous trimbalez dans cette voiture ?

- Le plus fort c'est que j'en sais rien. Mais je vous jure que si vous suspendez votre ordre, d'ici la fin de la noye je le saurai et vous aussi.

- Va bene, dit mon confrère. Mais c'est la dernière fois que je vous fais confiance. Si vous continuez de faire cavalier seul, vous vous en repentirez.

Il lance un ordre aux gougnafiers de service qui, à regret, abandonnent leur projet d'exploration. Je fonce au volant de la tire et je me hâte de mettre de la distance entre nous.

- Que lui avez-vous dit ? s'inquiète la daronne.

- Ce qu'il fallait, comme vous avez pu le voir. Non, mais, ces flics se croient tout permis. Ça viole votre sœur presque sous votre nez et ça voudrait faire le mariole avec vous!

Je nourris quelque inquiétude quant à la crédulité de la dame, mais cette bonne tarte sucerait des clés à molette en croyant que ce sont des pattes de langouste si on le lui demandait poliment et si on les lui servait avec une sauce américaine, Je pilote la modeste voiturette jusqu'à l'endroit convenu, Le seigneur Barnaby fait le pied de grue, les mains aux poches, son cigare churchilien enfoncé dans sa grosse tronche comme un mât de cocagne sur la place d'un village. Il bondit sur moi, anxieux.

- Et alors ?

- C'est O.K., boss, lui dis-je, car il comprend parfaitement l'anglais.

~'

Sa

gravasse

endiamée- renchérit

- Il a été formidable! Ces VOYOUS Voulaient fouiller la voiture, mais il s'est débrouillé, Lors, le patron du cirque Barnaby se met à rayonner comme un projecteur de D.C.A. au cours d'Une alerte aérienne,

- C'est bien, fils. Ça se revaudra. Il ajoute

- Tu peux descendre maintenant, laisse-moi les rênes.

Un peu méfiant, hein ? Et ce n'est pas fini.

- Tiens, la patronne va commencer par t'offrir une petite coupe, pas vrai Lolita ?

La douce Lolita s'empresse de descendre, ravie de l'aubaine. Quant au Circus'man, il démarre sans autre forme de congé. Il est pressé d'aller livrer son chargement et il vient de trouver un truc idéal pour que je ne le suive pas : il m'a collé sa bonne femme sur les bras.

Nous nous retrouvons comme deux crêpes sur le bord du trottoir, elle et moi. Je file un regard inquiet sur les alentours, Au loin, la chignole crème du patron disparaît, elle ~ est suivie d'un autre véhicule. Béru est sur le sentier de la guerre. Il a manœuvré de première, Bouffe-Tout, car je n'ai rien remarqué d'insolite pendant ma brève conversation avec Barnaby.

- Où allons-nous ? demande-t-elle languissamment.

Elle a ses atours des Soirées et elle entend les exhiber. Sa cotte de mailles cri argent massif, ses cabochons en carbone pur, ses fourrures de prix, elle ne se les est pas carrés sur les endosses pour aller éplucher des pattes dans sa cuisine. Ce qu'il lui faut; c'est là taule de luxe, avec loufiats en queue de pie, éclairage aux bougies et tziganes pâmés.

- Je vous paie un verre dans un cabaret, décide-t-elle.

Elle me prend- pour un barbiquet débutant, la pauvre mignonne. Comme si une dadame pouvait payer » des verres à San-A.

- Mais, et votre mari ? objecté-je. Il va loin ?

- Pas très, seulement il risque d'en avoir pour assez longtemps. Venez!

Elle me chope une aile et m'entraîne d'autor. Elle a une force de docker, Lolita. Quand Barnaby l'a épousée, elle devait jouer la femme-canon à la foire du Trône.

Quelques minutes de marche et nous descendons l'escalier d'une boîte style SaintGermain-des-Prés néo-italien : le Stromboli.

qui mérite bien son nom : ça pète le feu dans cette taule. Rien que des jeunesses en délire qui dansent lé twist et la Bosse à Nova. Notre arrivée amuse la Société. Je me sens aussi à l'aise, flanqué de cette cavalière, qu'un scaphandrier à cheval sur un pur-sang. On se cloque dans un coin reculé, on commande du champ' et illico presto, comme nous disons en France, Mme Barnaby se met à me chambrer.

Elle m'assure que j'ai les plus beaux yeux du monde, ce dont je ne doute pas vu que les Frères Lissac m'en ont proposé une fortune pour assurer leur publicité. Puis l'ogresse me prend la main et me dit que j'ai les mains chaudes, ce dont je ne doute pas davantage puisque aucune glace à la vanille ne résisterait plus de deux heures dans le creux de ladite main. Troisio' enfin, Lolita m'affirme que des lèvres comme les miennes sont les plus sen-suelles qu'elle ait jamais rencontrées, et comment douterais-je de la chose étant donné que, jusqu'à : ce jour, seize mille huit cent quatre-vingt-quatre femmes et trente-trois hommes me l'ont déjà dit?

J'ai son monstrueux genou contre le mien, ses doigts sur les miens, ses bajoues contre ma joue, son baril contre ma hanche, son souffle dans mes narines et son fabuleux parfum un peu partout.

- O chéri! gazouille-t-elle en fermant ses stores, comme c'est bon de vivre cet instant d'abandon contre vous.

Elle a lu ça dans « Violée _et Contente », page 122, :sixième ligne. Elle l'a appris par cœur et l'occasion s'est enfin présentée de le resservir à un pin-up boy. autour de nous, c'est la grosse marrade. Les jeunes gens font cercle et nous lancent des lazzi. J'en attrape trois douzaines parce que ça peut toujours servir, et puis je m'aperçois que j'en ai ma claque et comme je ne suis pas exclusif, je me hâte d'en administrer une au plus forcené de la bande.

Il éternue une dent en assez bon état et tout le monde se tait pour Considérer cette prémolaire qui vient de chuter dans le gin-fizz d'un consommateur. Comme par enchantement on nous administre la paix. Lolita se blottit plus farouchement contre moi.

- T'es fort, tu sais! me susurre la donzelle (mon dragon).

Le petit San-A se dit alors que dans la vie un bien doit toujours sortir d'un mal (ou d'un mâle, ou d'une malle). Si je profitais de la pâmoison de Lolita pour lui tirer les vers of the pose (comme on dit dans le Yorkshire où la plupart des gens parlent couramment l'anglais) ? C'est une bonne idée, ça ? Non ?

- Vous êtes certain que M. Barnaby en a pour longtemps,,) je questionne en caressant ma Partenaire du bout des lèvres. la moustache blonde de .

- Mais oui.

- Il va chez des amis ?

- oui.

J'attends un minuscule instant. A travers la robe de lainé je me permets une privauté je pince la jarretelle extrêmement tendue de la dame. J'obtiens un « la bémol galvanisé » en parfait état. Et vite je questionne, d'un ton plaisant

- Qu'est-ce donc que votre mari évacuait avec tant de précipitation ?

Elle va pour, répondre, mais ne le peut. Quelqu'un vient de cramponner notre seau de champagne et de nous balancer son contenu dans la physionomie. Je m'ébroue, je suffoque, tandis que de son côté, la Lolita ramone ses éponges. J'aperçois miss Muguet debout devant notre table, courroucée.

- Espèce de dégoûtant personnage! m'apostrophe-t-elle. Avec une vieille peau comme ça ! Si c'est pas honteux!

La mère Barnaby s'essuie là vitrine avec la serviette du maître d'hôtel. Ses rouges, seg ocres, ses verts, ses bleus, ses noirs ses blancs se diluent. La voilà déguisée en arc-en-ciel. Un arc-en-ciel qui n'arriverait pas a retrouver sa respiration. Un arc-en-ciel qui perdrait son râtelier.

Comme elle gesticule trop fort, sa robe de lamé déclare forfait.

Explosion au niveau du monte-charge. Un bruit sourd de benne basculante en train de basculer avec un chargement de gravier, C'est son sein gauche qui vient de dégringoler sur la table. Les serveurs s'empressent. Le Plus costaud joue les Jean Valjean et passe sous le sein pour le remonter à la force des épaules. Les autres font « Oooh Hisse » pour guider la manœuvre. La dame du vestiaire arrive avec la cape de vista-vison et la jette pudiquement sur le fugitif.

Miss Muguet continue de trépigner pendant ce bazar. Elle me balance au visage tout ce"

qu'elle peut attraper : des verres, des soucoupes (volantes), des cendriers, des bouteilles.

Elle manque m'aveugler en me jetant dans les yeux une poignée de boutons de braguette raflés sur le personnel masculin. Les consommateurs sont debout sur les tables et trépignent d'aise. L'orchestre joue l'hymne italien pour tenter de calmer les esprits. En vin ! Le patron rapplique de ses appartements particuliers où son masseur était occupé à lui traiter la prostate. La moitié de son académie seule est vêtue, le reste est entièrement nu. Il porte un très joli pull-over. Il se met à jurer : en italien, en tripolitain, en érytréen, en abyssin et en albanais (il a participé aux conquêtes italiennes). Il chope un siphon dont il se met à nous asperger. Mme Barnaby (Lolita pour les intimes) morfle le jet dans le décolleté. Il y a déjà douze glaçons et deux flûtes de- champagne accumulés dans la même région. Elle décide de s'évanouir pour simplifier le problème et elle y parvient au Moment précis où les loufiats parviennent à juguler son sein gauche, à le garrotter, à l'entraver et à lui faire réintégrer l'écurie. Pour une bataille en règle, c'est une bataille en règle. Je dirais que c'est une bataille rangée, mais elle n'est pas rangée. Toujours mon souci de la vérité, même dans les pires moments!

Un Anglais gagné par l'émulation (pour lui c'est l'émulation Scott) se met à casser la figure du patron sous prétexte que la tenue de ce dernier n'est pas décente. A propos de descente, naturellement la police ne tarde pas d'en faire une. Six carabiniers à cheval, trois motorisés, un escadron de troupe aéroportée interviennent et finissent par trouver la porte de la cave dans laquelle ils s'engouffrent.

On nous évacue sur le trottoir, Mme Barnaby, Muguet et moi-même. La nuit est belle; les étoiles sont branchées sur des accumulateurs tout neufs et la lune, oubliant qu'elle a une escarbille soviétique dans l’œil, se marre.

Assise sur une poubelle, Mme Barnaby nous lance à travers son barbouillage

- C'est du joli!

- Taisez-vous, vieille... la coupe Muguet. Vous n'avez pas honte ?

La Lolita renaude vilain, maintenant.

- Vous pouvez prendre vos éléphants sous le bras et aller chercher de l'ouvrage ailleurs !

décrète-telle.

- Ah oui! fait Muguet. Et moi, si je parlais à votre cocu, vous pourriez peut-être aller chercher un mari ailleurs. J'ai idée qu'il n'aimerait pas cette plaisanterie, votre Barnaby !

Et ça continue sur ce thon (comme disait un poisson-pilote) pendant sept minutes dix secondes deux dixièmes. A la fin je finis par calmer ces dames, La voix du bon sens, même si elle parle du nez et bégaie, finit toujours par se faire entendre. Clopin-clopant, nous regagnons le campement.

- Comment se fait-il que vous soyez venue dans cette boîte ? je demande à Muguet.

- Je vous ai suivis ! dit-elle.

- Suivis !

- Oui. Vous avez quitté la Cadillac du patron pour rester avec cette espèce de grosse ... Alors je me suis demandé où vous alliez tous les deux. Je n'aurais jamais cru ça de vous. De la part d'un beau garçon !

- Mais il n'y a rien eu entre elle et moi! protesté-je.

- Y allait avoir! s'obstine Muguet.

- Y aurait rien eu! garantis-je. Je respecte trop Mme Barnaby pour laisser libre cours à la passion dévorante qui me consume l'âme. Ce disant je refile un clin d'yeux à Muguet. Elle se calme et nous regagnons le campement sans encombre, n'en ayant pas rencontré en chemin. Et ceci s'explique du fait que l'encombre s'adapte mal au climat italien.

CHAPITRE VIII

Barnaby, the king of ther circus, n'est point encore rentré at home (comme on dit en Savoie), ce qui épargne à sa digne épouse des explications difficiles à propos de sa mise chiffonnée.

Je laisse la dame de mes pensées moroses dans sa thébaïde à roues et j'entraîne Muguet, jusqu'à la mienne afin de me faire pardonner. Au moment de gravir mon perron, miss Chochotte fait des manières, comme quoi après un coup d'arnaque pareil ce ne serait pas moral, qu'elle n'a pas le cœur à ça, etc. Je' lui réponds qu'il importe peu qu'elle ait ou non le cœur à ça pourvu qu'elle ait le reste. Et comme elle a le- reste, elle entre sans le demander.

Je referme la lourde et je m'apprête à actionner les torchères, mais ma conquête m'en empêche.

- Non, darling, me gazouille-t-elle en français, abandonnons-nous dans une obscurité propice afin que cette offrande que nous nous faisons de nos corps frémissants s'accomplisse sans restriction.

Elle a raison. J'aime les filles qui parlent net. Je la guide jusqu'au divan, je l'y étends et je l'y aime. Vicelards comme je vous connais, vous vous attendez à une description très détaillée de nos ébats. Eh bien, vous pouvez gober des ronds de serviette pour vous l'arrondir, cette fois il n'en sera rien. Si je ne me retenais pas, vous finiriez par vous complaire dans des écrits salaces. Je ne vous montrerai donc pas ma pornographie en couleurs. Et puis, à quoi bon vous faire rêver ? Lorsqu'on a, comme vous autres, de la pâte à beignet dans le renflement du kangourou, il y a des choses qu'on ne peut pas piger, même avec le concours de planches détaillées, logique?

Tenez, si je vous dis que je lui fais le Tourbillon Bulgare vous ne saurez pas de quoi il s'agit, d'ac ? Et pourtant je le lui fais le Tourbillon Bulgare; et le Cigare à Fidel aussi, et puis la Toupie Turque, et puis l'Abri Anti Atomique,, sans oublier le Missile Téléguidé, la Banane à fermeture éclair, le Courant alternatif, le Nettoyage par le Vide, le Hareng saur qui sort, le Hareng saur qui rentre, le Ticket d'admission; la Marche triomphale non plus que le coup du

« Pose-le-là-je-revienstout-de-suite » et celui du « Il-fait-trop-chaudje-sors-prendre-l'air ».

Elle est contente. Elle me le dit, elle me le crie, elle me le hurle, me le trépigne, me le glapit, me le vocifère, me l'affirme, ne me le dément pas, me le prouve, me le confirme, me l'indique, me le jure, me le bredouille, me le répète en morse, en anglais, en allemand, en suédois, en gesticulant, en bégayant, en hindoustan, en insistant, en un instant, en deux temps, en plus de trois mouvements. Elle est en transes, en transit, en transpiration, transportée, transie, transbordée, transférée, transfigurée, transfusée, transgressée, transparente.

Une chouette partenaire, en un mot! Le domptage d'éléphants, ça vous forge une femme 1

Ne vous y trompez pas. Quand j'abandonne Mademoiselle, elle a les jambes en forme de 8, les yeux en forme de 4 et le pélogène de torsion en forme de signe.

En expirant, elle réclame 'de la lumière et elle l'obtient. En titubant elle va se repasser du rouge à z'yeux et du noir à lèvres dans la salle de baths. Je remarque alors un objet plutôt bizarre sur le plancher. Il s'agit d'un pantalon. Je le déclare bizarre car il n'appartient ni à Béru ni à moi et qu'il est en lambeaux. Je me demande qui peut bien être le monsieur qui l'habite d'ordinaire lorsque celui-ci sort de sous le divan où Muguet et moi batifolâmes.

L'homme que je vous cause c'est mon éminent confrère Fernaybranca. Un Fernaybranca qui abdique toute élégance et une bonne partie de sa dignité. Il est dargif nu, en lambeaux et couverts de griffures. Il a sa cravate dans le dos, les cheveux en bataille, le nez coupé, les lèvres et le slip fendus, une oreille décollée, une moitié de veste et les mains en sang.

Je le regarde, médusé.

- Qu'est-ce que vous fichiez là, vous attendez l'autobus ? je lui demande.

Il bavoche.

- Où est-il?

- Qui ça, il?

- Le tigre ? Je perquisitionnais chez vous, et puis un gros tigre m'a sauté dessus... Je.,. Il s'évanouit à l'évocation du combat homérique qu'il a livré céans. Je le ranime en lui introduisant dans le corps quelques centilitres de whisky. Ensuite de quoi je sors et j'interpelle un garçon d'écurie

- Appelle une ambulance, d'urgence ! fais-je.

Le gars pose la balle de foin qu'il coltinait vers les écuries et s'éloigne.

Fernaybranca claque des dents.

- Il a failli me dévorer, sanglote mon collègue, heureusement j'ai pu me glisser sous le divan.

Où est-elle, cette sale bête!

- On la retrouvera, collègue. Et on lui fera payer cher ses plaisanteries. Déculotter un officier de police dans l'exercice de ses fonctions ! C'est honteux !

Je lui virgule un clin d'œil.

- En tout cas vous voilà tranquille, vous allez être à l'assurance pendant que d'autres se farciront cette enquête compliquée.

Mes paroles lui mettent un peu de baume sur les griffures.

- C'est pourtant vrai, renifle-t-il.

- Quelle idée de venir perquisitionner chez moi! Vous n'avez donc pas confiance en votre bon San-Antonio ?

- Vous m'avez fait tellement de cachotteries !

- Et dans les autres roulottes, vous avez trouvé quelque chose ?

- Niente!

L'ambulance se pointe et je dis au revoir à F'ernaybranca. Maintenant j'ai le champ complètement libre pour opérer. Par contre, je ne peux plus espérer la collaboration de la police italienne.

Une fois mon éminent confrère embarqué, je vais voir dans la salle de bains si j'y suis. J'y découvre un spectacle assez étonnant pour paraître surprenant. Imaginez miss Muguet accoudée au lavabo, le visage enfoui dans son bras. Un tigre (le tigre du Gros) est debout derrière elle avec les pattes sur ses épaules et lui pourlèche la nuque avec application.

Et miss Muguet roucoule de sa voix pâmée qui cloquerait le tricotin à une statue de marbre.

- Non, chéri' Non, plus, c'est trop Mais tu es donc insatiable!

- Ma parole, mais je vais finir par être jaloux! dis-je.

Elle se redresse, sursaute, voit le tigre, comprend, pousse un cri, porte la main à son front, titube, tourne de l'œil, s'évanouit.

Comme quoi une femme est une femme, les gars. Ça a beau dompter des pachydermes, ça part dans les vapes comme tout un chacun devant un malheureux, tigre - (en anglais tiger).

Je dis à Médor de rester tranquille, vu que cette dame est peut-être une vraie panthère dans certains cas, mais qu'elle ne saurait remplir les devoirs d'une tigresse. Ensuite de quoi je bassine le visage de la donzelle avec un peu d'acide sulfurique, ce qui la ranime promptement. Elle repart, revigorée, tandis que Bérurier, lui, fait son entrée. vous remarquerez à quel point les allées et venues sont parfaitement réglées dans mes bouquins.

On se croirait dans une pièce de Labiche.

Le Gros est tout guilleret. Il tient un petit paquet de gâteaux à la main.

- C'est pour Médor, m'explique-t-il, après tout on est dimanche Il va gâter son chérubin et revient au rapport.

- Mission z'accomplie, commissaire, fait-il. J'ai pu suivre Barnaby jusque z'à son terminus. Il est allé dans une petite rue à promiscuité de la gare. Cette rue, j'ai noté son blase,., elle s'appelle via Duc. Le patron s'est arrêté devant le numéro 12. Il a sonné à une porte et deux gars qui devaient l'attendre sont sortis: A z'eux trois ils ont débarrassé le cofio de sa marchandise. Et puis ils sont tous rentrés et ça a duré une paire d'heures. En suite Barnaby z'a réapparu seul, l'air content et il a repris sa Cadillac pour rentrer. T'es Joyce, on peut aller faire notre virouzette maintenant ?

- Un instant, Pépère. Elle ressemblait à quoi la marchandise en question ?

Il remonte ses mécaniques et fait avec la bouche un bruit qu'il devrait faire autrement.

- J'ai pas pu voir. Il a trouvé une bathastuce, le boss : il l'avait mise dans des z'housses d'instruments de musique. On aurait dit qu'on déchargeait un orchestre, tu comprends? Ça ressemblait à des pistons, à des saxes-aphones, été sera, été serai Je prends note mentalement, ce qui est assez difficile. Il est trop tôt pour faire des visites nocturnes chez des gens qu'on ne connaît pas, faudra aviser plus tard. Comme nous nous apprêtons à sortir, Barnaby radine, les lèvres agrémentées d'un sourire.

- ~ Merci, fils, me dit-il. Tiens : voilà pour faire le garçon Et il me farcit la main d'un billet de la Banque d'Italie. Je mate ce dernier à la dérobée il s'agit d'un bifton de cinq cent lires. Un peu radinuehe aux entournures, le boss, on risque son honneur et sa dignité pour lui et il vous refile un pourliche qu'un portier d'hôtel refuserait! C'est un manque d'éducation total.

- Je ne sais comment vous remercier, patron, pleurniché-je. C'est trop ! C'est beaucoup trop!

Comment vous exprimer ma gratitude ? Je reste sans voix! Votre générosité me noue la gorge. Je ne vivrai jamais assez pour vous revaloir cela.

Il me tapote l'épaule.

- Allons, allons, ça n'est rien, fils. Tu l'as bien mérité.

- Je vais m'acheter des sucettes, dis-je. Au miel. Je suis comme les mouches, j'aime le miel ou la m..., c'est pourquoi vous allez me permettre de vous embrasser!

Avant qu'il ait le temps de se cabrer (comme disent les chevriers), je lui place deux gros Gilbert sûr les bajoues. Il bat en retraite précipitamment. A ce moment-là, le Médor du Gros pousse un miaulement qui fait trembler la roulotte. Alerté, Barnaby, risquant le trou par le trou, se rhasarde chez moi.

- Qu'est-ce que j'ai entendu? Demande-t-il. Ça ressemblait à un cri de tigre?

- Non, tranche Béru : c'est moi que j'ai fait ça avec mon bide. Ça m'arrive des fois quand mon théophrase se coince et que mon Christophe Colomb appuie un peu trop sur ma glande tyrolienne.

Satisfait par cette explication médico-illégale, Barnaby se rabat chez sa grosse et nous partons.

CHAPITRE IX

- Où t'est-ce qu'on va ? s'inquiète le Béru, (soucieux de passer une soirée délicate.

Cette journée de diète (comme on dit à Augsbourg, à Francfort, à Worms et à Spire) l'a mis en verve, et cette filature en forme:

- Je connais une boite assez sympa, lui dis-je, songeant au Torticoli.

- On y trouve des sœurs ?

Je néglige de lui dire qu'on y rencontre surtout des frères.

- Pardine !

- Moi, je m'en lèverais bien n'une cette noye, pour rien te cacher. Je la voie d'ici belle, bien découpée, avec le balcon en capot de jeep, le popotin monté sur amortisseurs et juste ce qu'y faut de moustache pour qu'on se rende compte de la couleur de la dame.

- Ça doit se trouver, promets-je.

- D'autant plus que j'ai du pognon plein mes vagues. Tu te rends compte qu'avec ce que je gagne je pourrais me payer une reine si elle me dirait.

Le Torticoli ne bat pas encore son plein lorsque nous y débarquons, pour la bonne raison qu'il n'est pas plein mais je suis bien persuadé que s'il était plein il le battrait.

Les deux loufiats dont l'un me tuyauta me reconnaissent et s'empressent.

- Par ici, signor, c'est notre meilleure table!

Ils louchent sur Béru et la rousse me chuchote

- Soit dit sans vous vexer, signor, votre petite amie n'est pas très jolie. On peut vous trouver mieux.

- Vous inquiétez pas, ma Gosse,' nous sommes ensemble depuis plusieurs lustres, elle et moi. En amour, l'habitude est une forme de vice.

On se commande une bouteille de champ' et le Gros en torche la moitié histoire de se mettre en forme.

- Y a surtout des bonshommes, observe-t-il, on voit qu'on est près de l'Afrique, les dadames restent à la casbah.

Il est tout contrit et, pour noyer sa déception, il écluse du champ' comme un chameau qui n'aime pas le pétrole boit de la flotte avant de traverser le Sahara.

L'orchestre de chambre (naturellement) joue « L’Escarpolette Milanaise » chanson ';Panée avec accompagnement de spaghetti. L'éclairage est tamisé (re-naturellement ). Je me détronche pour mater les spectateurs. Ce qu'il peut y avoir comme messieurs-dames ce soir c'est rien de le dire ! Le blondinet décoloré fait fureur. Et faut être Béru pour ne s'apercevoir de rien.

Soudain je tique en voyant entrer le marquis Humberto di T'charpinni.

Il n'est point seul. Dérogation à ses coupables habitudes, il est escorté d'une ravissante jeune femme brune aux yeux de lavande. Elle est moulée dans une robe qui ressemble à une peau d'anguille dorée (les plus rares) et qui accuse formellement ses formes harmonieuses.

Quand elle marche on dirait que son adorable postérieur est en train de faire- une addition compliquée, style : « Je pose 6 et je retiens 8. » Le marquis considère l'assistance, adresse des ronds de mains, fait des ronds de jambes de table en table et se retrouve devant la nôtre. Il se pétrifie, pâlit, rosit, sourit et murmure

- Quelle bonne surprise !

- Morbleu, Monseigneur, vous m'en faites une autre! renchéris-je, en lui tendant la main.

Dans son trouble il me fait un baisemain.

- Voici le signor Bérurier, dis-je.

Le marquis ne veut pas être en reste. Il désigne sa compagne après nous avoir présenté à elle

- Barbara!

La môme a des cils longs, noirs et recourbés. Elle les agite un peu et laisse couler par en dessous un regard plus langoureux qu'un solo de mandoline.

- Ravie, dit-elle.

- Vous êtes attendu ? je demande au marquis.

- Non.

- Alors faites-nous la grâce d'accepter une coupe en notre modeste compagnie, marquis!

- Volontiers.

Tout le monde refait sisite. Béru est estomaqué (et de sa part c'est méritoire) par la beauté de la souris. Il l'examine d'une façon éhontée comme il regarderait un Martien, en train de faire ses ablutions dans son bol de café au lait.

- Comment marche votre enquête ? demande le marquis. '

- A cloche-pied, réponds-je.- C'est mou. C'est vague. Nous nous enlisons (si j'ose dire, ajouté-

je pudiquement) dans de l'incertain:

- Sitôt après votre départ..., commence Toto.

- Je sais, coupé-je, vous eûtes la visite d'un quidam de la polizia italienne.

Je me penche sur lui.

- Je vais profiter de cet agréable hasard qui nous met en présence, marquis, pour solliciter de votre haute bienveillance un menu service qui, je l'espère, vous coûtera peu.

Je bois un coup de Perrier de luxe.

- A votre entrée ici vous fûtes salué par une grosse partie de l'assistance, n'est-ce point vrai ?

Puisque vous avez le privilège de connaître beaucoup de gens céans, pourriez-vous me' dire si vous voyez dans la salle des personnes qui connaîtraient les malheureux Grado's ?

Il fait' une petite moue.

- Signor commissaire, je ne suis pas un indicateur de- police!

- Est-ce être indicateur que d'aider la police à arrêter le meurtrier de deux amis ?

Il est frappé par l'argumentation (en italien argumentazzione).

- C'est vrai.

- Alors ? .

- Je vais jusqu'au bar afin de faire une inspection discrète.

- Je vous en prie.

Il se lève, nous laissant Barbara en otage. Quelle déesse! Elle a une voix qui nous prend là, et puis un regard qui vous chope ici. On ne se lasse pas de la contempler. Il doit être à voile et à vapeur, le 'marquis. Une belle frangine comme la signorina Barbara l'écarte du droit chemin.

C'est fatal.

Je constate alors un fait inouï. Je vous en ferais bien part, mais je suis certain que vous ne me croiriez pas. Je vous le dis quand même : la môme n'a d'yeux que pour Bérurier. Je veux bien que le Mastar met le paquet en ce moment pour la séduire, mais que sa séance de charme rende, voilà qui me dépasse;

Il me lance un clin d'œil triomphant.

- J'ai un jeton maison, murmurent-il en masquant sa bouche avec sa coupe.

On m'a toujours dit que les femmes appartenaient à ceux qui les désiraient, mais tout de même !

Le Béru ne se sent plus. Il promène une main à tête chercheuse sous la table et je devine 'a la discrétion frénétique de ses mouvements que si la môme a un épanchement de synovie il est en train de lui appliquer un traitement de choc.

- Modère-toi, Gros, dis-je, c'est télévisé !

- Quel dommage que je cause pas italoche, lamente mon compagnon (en anglais my friend) ou elle français. Enfin, y aura toujours manière de se faire comprendre tant qu'on aura des pognes et le moyen de s'en servir; pas vrai, fillette? fait-il à la môme Barbara en caressant son décolleté.

Elle se trémousse. Elle doit aimer les soudards, les Gargantua, les spadassins, les mufles, les forts, les ignobles. Elle le prouve en appuyant câlinement sa jolie tête sur l'épaule du Gravos: Lui il part dirécto aü septième ciel sans escale. Le regard vitrifié, la bouche tordue par l'extase, l'âme tricolore et la main veloutée il vit un instant d'indicible félicité: Je me dis que lorsque le marquis va refaire surface et qu'il constatera la voie d'eau il piquera une crise.

Deux crises à grand spectacle dans la même hotte c'est un peu beaucoup et je suis fermement décidé à juguler la bataille navale dès les premiers engagements. Mais mes craintes sont vaines. Lorsque di Tcharpinni radine. il sourit en voyant le couple, qui joue à jouer.

- Je crois que votre ami plaît beaucoup à Barbara, dit-il.

J'aurais dû me gaffer qu'il ne serait pas jalmince d'une nana. Il sort Barbara pour la façade.

Elle lui tient lieu de paravent.

- Et en ce qui concerne nos petites affaires, où en sommes-nous, je demande.

- Eh bien, je crois être en mesure de vous fournir une indication, assure le marquis.

- En vérité, Monseigneur ?

- A la table à gauche de l'orchestre, il y a un couple, vous le voyez ?

- A merveille.

- L’autre nuit, lorsque nous sommes partis d'ici, les Grado's et moi, ce couple nous a suivis dehors.

- Intéressant, et ensuite

- Donato s'est retourné à plusieurs reprises tandis que nous gagnions ma voiture. Il a dit :

«Dépêchons-nous. » Il paraissait très troublé, inquiet.

- Pourquoi ne m'avez-vous pas parlé de cet incident lors de ma visite chez vous ?

- Il m'était sorti de l'esprit, c'est maintenant seulement, en revoyant l'homme, là-bas, que je...

- Et que s'est-il passé ?

- Rien. Mais pendant tout le trajet d'ici à mon domicile, Donato n'a pas cessé de regarder par la lunette arrière. En arrivant, il m’a demandé la permission de téléphoner et c'est alors qu'il a appelé la signora Québellaburna.

Comme il termine son récit, le couple en question se lève.

- Marquis, dis-je au marquis (il serait comte je l'appellerais comte avec d'autant plus de plaisir que les bons comtes font les bons amis), Marquis, pouvez-vous me prêter votre voiture ?

Il se rembrunit comme un meunier nègre qui vient de faire sa toilette.

- C'est que j'ai ma Ferrari et vous savez ce qu'on dit ? Auto prêtée, auto cassée.

- Chez nous, grincé-je, on dit que les bagnoles c'est comme les femmes : ça ne se prête pas!

Mais je vois- que pour vous la comparaison ne joue pas car vous n'êtes pas jaloux.

Effectivement, le Béru vorace tient Barbara dans ses bras puissants et lui fait sa muqueuse de velours persillée.

Di Tcharpinni sourit complaisamment.

- Barbara n'est pas ma femme, rectifie-t-il. Il ajoute

Mais si vous voulez me permettre de vous piloter, ce sera avec joie.

- Volontiers.

Nous laissons les tourtereaux à leurs ébats. Béru retire son mufle des lèvres de Barbara. Il a la bouche comme un c... de singe because le rouge à lèvres de la dame a changé de terrain.

- Vous vous taillez ? demande-t-il.

- On va au boulot, rétorqué-je en lorgnant le couple arrêté au vestiaire.

- Quand tu rentreras au cirque annoncetoi discrètement, demande Béru, j'ai l'intention d'emmener Mademoiselle visiter la ménagerie et y se pourrait que j'y offre ensuite une petite tournée de matelas à ressorts.

- Sois tranquille, je sais être discret! Je sors sur les talons du couple aux côtés du marquis.

Nous montons dans sa Ferrari rouge et nous attendons que les autres déboîtent de la file.

Ils ont pris place à bord d’une Lancia noire et foncent à 185. le marquis se débrouille bien au volant de son bolide.

- Ne les suivez pas de trop près, dis-je. Il ne faut pas qu’ils nous remarquent.

La Lancia s’engage sur une nationale, toujours à vive allure. Nous la suivons.

Nous bombons (glaçons, caramel, corneskis) à très vive allure. Di Tcharpinni, bien qu'étant d'origine milanaise, n'a rien d'un sanglier Puisque pas un moment il ne lève le pied. Nous traversons tour à tour et successivement dans l'ordre chronologique : Santa Moutardamora, Patémarconi, Pariccilasorti, Bandavelpo et Chiantirosso. Enfin la Lancia noire quitte la nationale B 14 pour virer dans le chemin vicinal 00 01. Encore un kilomètre trois cent vingt-quatre et l'auto du couple stoppe devant la grille d'une propriété hermétiquement close.

L'homme sort une clef de sa poche et ouvre. Il entre avec sa tire.

Le marquis attend quatre secondes et demie et fonce à son tour.

- Vous auriez dû laisser votre voiture à l'extérieur, déploré-je.

Mais il paraît téméraire, ce gentil seigneur.

- Bast, fait-il, nous verrons bien.

Il roule lentement, tous feux éteints, Au bout d'une large allée bordée de lauriers, la demeure s'élève : livide et sévère dans la clarté lunaire. Le couple y pénètre. Le marquis stoppe son moulin et nous marchons le long des buissons afin que nos ombres s'y confondent. Des lumières jaillissent dans la façade de la maison. De la musique s'élève : une musique d'orgue (que j'écoute avec amour et délice).

- Et maintenant? demande Humberto qui paraît prendre goût à l'équipée.

Il a de la branche, ce Toto, même si des messieurs s'agrippent après, ça vous a une certaine allure.

- Etes-vous armé ? je questionne.

Il ouvre tous grands ses yeux de biche.

- Armé, moi! s'indigne-t-il. Et vous ?

Je sors mon stylo à cartouches.

- Plus ou moins, chuchoté-je. Dans ma profession on se sert plus souvent d'une contrebasse à cordes.

L'un précédant l'autre nous atteignons le pet rond. Nous montons les degrés qui permettent de le gravir (et dans les cas d'extrême urgence, de le descendre) et j'actionne doucement le loquet. Par veine, la porte n'est point verrouillée.

J'entre, toujours suivi du gars Toto, dans un hall de petites dimensions, de si petites dimensions, même, qu'il ressemble presque à un vestibule du genre-couloir-servant-d'en-trée.

Un rai de lumière filtre sous une porte. C'est de là que s'échappe la musique. Je me baisse pour jouer les larbins stylés en regardant par le trou de la serrure. C'est alors que la porte s'ouvre violemment et que je me trouve naze à naze avec le quidam à la Lancia. Il s'attendait à ma visite, c'est certain.

D'un coup de genou dans la boîte à dominos, il me fait basculer en arrière. Je lève alors ma main qui tient le feu pour l'assaisonner à la sauce Grand Veneur, mais mon brave petit marquis me place un shot à la Kopa dans le poignet. C'est pas du luxe, ni de la luxure, mais de la luxation

Mon vaillant camarade « Tu Tues » voltige à travers la pièce. La gonzesse du quidam à la Lancia le ramasse. Son camarade a sa propre artillerie de camping qu'il me cloque entre les deux yeux.

- Si tu bronches j'allume! dit-il.

- Pas la peine, riposté-je, j'ai mon allume-gaz personnel!

Mais il n'aime pas la plaisanterie. C'est le genre pisse-froid blême et brun, avec un nez busqué, des yeux embusqués et des manières brusques.

Je me désintéresse momentanément de lui pour consacrer au marquis ma chaleureuse attention.

- Dites, le particulé, fais-je, je veux bien qu'à cause de vos mœurs vous ayez l'habitude des coups bas, mais celui-ci est particulière ment vache. Je comprends pourquoi vous m'avez si obligeamment servi de chauffeur.

- Mon cher, rétorque Toto, vous êtes un policier français, vous n’avez rien à faire sur le sol italien. Et même, vous eûtes appartenu à mon pays, nous aurions usé de moyens autrement plus désagréables.

- Ne me faites pas un cours du soir de patriotisme, Toto, supplié-je, ça risquerait de me faire éclater de rire, et du fait, il y aurait plein de vilaines taches sur le tapis.

Il secoue la tête.

- Comme vous prenez les choses à la légère, commissaire !

- Suffit tranche l'homme à la Lancia. Je vais te poser quelques questions. Tu y réponds ou tu n'y réponds pas, c'est ton affaire. Si tu y réponds ça va, si tu n'y réponds pas, ça ne va pas. Si ça va je te boucle dans la cave

pour y attendre des jours meilleurs, Si ça ne va pas je te mets des balles dans la tête et on rentre se coucher.

Merveilleux discours, convenez-en. Ce sujet est carré en affaires. Il joue cartes on the table.

A prendre ou à lécher (comme disent les Auvergnats). Et à sa voix, à son regard, à la crispation de sa mâchoire on pige qu'il ne bluffe pas.

- Que désirez-vous savoir, seigneurs

- De quoi tu es au courant, pour commencer.

- Facile. Tenez, je sais par exemple que les petits enfants ne naissent pas dans les choux, ainsi qu'on me l'avait raconté, je sais en outre...

Alors là je ne sais plus où j'en suis car le salingue vient de m'administrer un coup de savate vernie dans le temporal et j'ai la voie lactée au complet qui vient pique-niquer sous ma coiffe. J'aperçois quatre types au nez busqué, quatre marquis et quatre gonzesses. Parfaitement; ils sont douze qui me cernent avec des expressions sévères. Ils deviennent tour à tour six, puis trois et je reprends la jouissance de mes moyens. Ce sont des Moyens classiques mais auxquels je tiens car j'ai eu le temps de m'y accoutumer.

- Tu as tort de faire le mariole, poulet! assure l'artilleur. J'ai la détente très sensible et tu vas disparaître de la circulation avant d'avoir le temps de piger ce qui t'arrive.

Le marquis toussote en mettant sa main en cornet de frites devant la bouche, comme pour recueillir les produits d'une possible expectoration.

- Frantz, dit-il, je suis contre ces tergiversations. Que notre ami sache tout ou qu'il ne sache rien importe relativement peu. Ce qu'il faut c'est qu'il disparaisse, hélas! J'aurai beaucoup de peine à le quitter, mais la chose est devenue nécessaire.

- D'accord, fait Frantz qui est la complaisance en personne, Et aussi bêtement que je vous l'écris, il me' défouraille en plein portrait. Du moins il cherche à, car mon ange gardien qui fait partie du cortège vient de câbler en urgence au bon Dieu. Et vous savez ce qu'il fait pour moi, le bon Dieu ? Il enraye le revolver de Frantz. Je vous devine déjà plein de sarcasmes jusqu'à la gorge! Vous vous dites que je bouscule un peu grand-père dans les bégonias, hein, avouez ? Pourtant, vous savez, ça s'enraye, un revolver. Je vais même vous faire une confidence de flic : ça ne marche pas tellement souvent. Sauf si on prend des pétards suédois, naturlich. Mais l'automatique c'est traître. Avec le fluide glacial, le poil à gratter, la cuillère fondante vous savez òù vous allez. Avec l'express Paris-Rouen aussi, vous savez où vous allez. Mais avec un revolver, que non point! Il vous joue des tours, des contours et des tours de comte. Il n'a pas l'air malin, Frantz, avec son appareil à refroidir la viande qui fait « clic » au lieu de faire « boum ». Moi, vous me connaissez ? Je ne suis pas homme à laisser s'échapper une occase pareille:

Quand la chance vient secouer sa belle chevelure sous votre nez, il ne faut pas hésiter à l'empoigner par les tifs. C'est ce que je fais. En moins de temps qu'il n'en faut à un cannibale pour manger les bas morceaux' d'un eunuque, je me suis remis d'aplomb et j'y vais bille en tête. Il prend man occiput blindé dans le placard et fait un saut de trois mètres en arrière.

Ledit saut amène fâcheusement sa nuque contre le marbre de la cheminée. La violence de la trajectoire fait que l'un des deux doit céder. A titre exceptionnel, ça n'est pas le marbre qui se fend, mais la bonbonnière du gars Frantz. Sa souris hurle en constatant le désastre. Folle de rage, elle pointe mon revolver dans ma direction et appuie sur le distributeur de dragées.

Mon feu à moi, c'est de l'outil professionnel. Quand il lui arrive de s'enrayer c'est parce qu'un plaisantin a fait un nœud au canon. Toute la sauce part dans la nature. La nana est plus douée pour le point de croix que pour la chasse à courre.

Enervement de sa part ? Emotion ? Maladresse? Ces trois points ne seront jamais élucidés, surtout pas par Numberto di Tcharpinni qui se trouvait derrière moi et qui prend une bonne partie de la soudure dans le porteécusson. Il a eu juste le temps de crier « aïe » en italien, et il s'écroule, touché à mort.

Ses aïeux s'étaient peut-être fait dessouder dans les Croisades; lui, en tout cas, connait une mort moins glorieuse. Il avait pourtant l'habitude des trous de balles, non ? Enfin, pet à son âme (1)...

La situation s'est drôlement éclaircie depuis pas longtemps, vous ne trouvez pas ?

Je m'avance vers la petite traqueuse.

- N'approchez pas ou je tire ! me crie-t-elle en pointant mon arme vide vers ma large poitrine à l'intérieur de laquelle bat un cœur d’or !

- Te fatigue pas, meurtrière, souris-je. Il y avait huit pralines dans la soute à bagages de cet objet et tu les as toutes tirées, je les ai comptées.

Lui prendre le revolver des mains est un jeu d'enfant.

- Voilà ce qui arrive quand on joue les Jeanne Hachette au lieu de tricoter des chaussettes dans un ouvroir! sermonné-je.

Tu t'es mise dans des draps tellement sales, ma fille, que ni Omo ni Persil ne te rendront ta blancheur initiale.

Ses sanglots redoublent.

Je n'y vais pas avec le dos de la tuyère (comme on dit à Cap Carnaval).

- Une beauté comme la tienne, se flétrir bêtement dans unes geôles humides, c'est triste !

Maintenant tu ressembles à une rose, dans dix ans tu ressembleras à une Morille! Et à une morille déshydratée, ce qui est encore plus grave. Que dis-je : dix ans! Meurtre et tentative de meurtre, trafic de drogue, ça va chercher dans les vingt piges, et à condition de savoir faire jouer tes charmes pour impressionner les jurés !

Tout en bavardant je Mets des suppositoires à tête chercheuse dans ma pétoire. C'est une opération qui intéresse et impressionne la môme.

- Tu vois, lui dis-je, lorsque j'ai achevé. Nous sommes tous les deux. Il y a deux défunts dans cette pièce. Une supposition que je t'allonge aussi, ça ferait trois.

- Vous n'allez pas faire ça!,

- Légitime défense, ma gosse! Toi, tu n'as pas hésité. Pourquoi voudrais-tu que j'hésite, moi ?

- Non! Non! supplie-t-elle, j'avais perdu-la tête!

Je redresse le canon de l'arme. La môme se plaque contre le mur en regrettant qu'il ne soit pas en papier.

- Parle-moi un peu de cette organisation, ça me changera les idées...

- Oui, oui, tout ce que vous voudrez. C'est inouï ce que ça peut intimider, une rapière. Les âmes les plus endurcies perdent les pédales en voyant l'œil noir d'un feu qui les fixe.

- Qui est cet homme? demandé-je en montrant Frantz.

- L'inspecteur chef Frantz Tiffosi de la brigade des stupéfiants.

C'est ce que chez Wonder on appellerait un trait de lumière. J'ai pigé : un flic marron. Il becquetait du pain de drogue et s'est mouillé salement.

- Raconte, gosse d'amour!

Elle se met à table, sans hésiter. Tiffosi trafiquait avec des gangs. Il rackettait ces messieurs avec la collaboration de cette petite frappe de marquis. Leur association était savante et délicate. Humberto exploitait le côté mondain de la question et le poulet, lui, le côté demi-mondain.

Ils faisaient coup double en faisant chanter les drogués de la ville. Affaire extrêmement prospère, convenez-en ? Gagnants sur tous les tableaux, qu'ils étaient. Les fournisseurs les arrosaient et les clients idem. Le marquis pouvait rouler carrosse et le gars Frantz s'offrir des nanas à grand spectacle. Jusqu'alors ils n'avaient pas pressuré les Grâdo's, c'est grâce à une indiscrétion du chauffeur des Québellapina (pardon : Québellaburna) que les deux loustics eurent vent de ces trafiquants-de-la-balle. La femme de l'industriel se bourrait le pif et c’était son chauffeur et néanmoins amant qui lui procurait la matière première.

Je marque un temps d'arrêt pour voir si vous me filez bien le train. J'en vois qui roulent des coquards gros comme des courges. Vous affolez pas, mes petits constipés-de-lacoiffe, si vous ne pigez pas je recommencerai la démonstration. Je le sais bien qu'avec votre cervelle de fourmi vous ne pouvez pas faire des miracles! Je comprends la vie. C'est pas parce que vos cellules grises Sont au vestiaire que je me désintéresse de votre cas, ne croyez pas. Vous savez ce qu'a dit le poète ? Les cas désespérés sont les cas les plus beaux. Evidemment, faut essayer d'y mettre du vôtre. Relaxe, les gars. Oubliez pour un instant : vos échéances, vos adultères, vos maladies, vos ennuis mécaniques, vos humiliations, vos ambitions et le pénible spectacle qui vous saute aux yeux chaque fois que vous vous approchez d'un miroir !

Laissez-vous aller: Parés ?

O.K., je précise. Mme Québellaburna se farcissait son chauffeur. C'était son droit puisqu'il était à son service précisément. Elle lui donnait des gages d'affection en même temps que ses gages tout court, c'est tout a son honneur si ce n'était pas à celui de Québellaburna.

Comme elle était névrosée et se bourrait les fosses nasales à la coco, le gars Giuseppe lui trouvait de la neige. En Italie c'est une denrée plutôt rare. Ses démarches attirèrent l'attention du marquis et de son acolyte policier (entre parenthèses, je comprends pourquoi ma visite de la veille n'a pas ému Tcharpinni outre mesure : il se sentait couvert). Ces derniers entrèrent en contact avec le cupide larbin qui les brancha sur les Grado'S. Est-ce que vous suivez toujours, tas d’endoffés ? Non : j'en vois qui regardent ailleurs pendant que je cause ! Ceux-là me copieront cent vingt mille fois le verbe : « Ne pas suivre les explications détaillées de San-Antonio quand il Veut bien condescendre à vous en donner », vu ? Et que ça soit lisible, mes frères, sinon je vous fais recommencer.

Brèfle, je poursuis.

Ayant alerté l'aimable duo (s'ils avaient été un de plus ils auraient constitué un trio) le chauffeur a voulu se goinfrer. C'est dans la nature des choses, comme disait le général Paille-de-fer. Il s'est rancardé sur Frantz Tiffosi, a appris qu'il était de la poule, l'a menacé de le balancer, l'a fait chanter, a espéré lui soutirer beaucoup de pognozi (signifie pognon en argot italien), lui a fixé rancard près du cirque, est venu à ce rancard, n'en est pas reparti biscote Frantz qui était radical (sinon socialiste) dans ses principes, l'a déguisé en mort au moment du conciliabule. Ça suit, les aminches ? Votre parachute s'ouvre bien ? O.K., on continue à l'allure de Croisière normale; que les plus toquards se mettent aux tables de devant. Pas de bousculade! Vous y êtes ? Merci!

- Dis-moi, radieuse émanation des voluptés terrestres, fais-je à la gosse avec beaucoup de simplicité, pourquoi ce rendez-vous avait-il été fixé près du cirque ?

Elle l'ignore, mais moi, San-Antonio, l'homme qui remplace the butter, j'ai ma petite idée là-

dessus. Vous la voulez tout de suite ou bien je vous la réserve pour la bonne bouche ? Oh! et puis vous avez raison : il vaut mieux tenir que courir... Eh bien! je suis à peu près certain que le père Barnaby a fricoté dans ce bigntz. Qui sait qu'il n'était pas en cheville avec Frantz Tiffosi ?

- Bon, continué-je, ton camarade a buté le chauffeur pour avoir la paix, after ?

- Le maître d'hôtel de la signora Québellaburna avait partie liée avec le chauffeur. Le lendemain de l'assassinat de ce dernier, la signora a reçu la visite d'un homme étrange,, qui avait une barbe et des lunettes...

L'homme étrange toussote pour masquer sa gêne. J'ai un petit frisson dans la moelle épinière; ce frisson gagne le gros côlon, traverse le pancréas, dit bonjour à la rate, remonte dans la trachée-artère et s'entortille autour de mes soufflets. Je frémis car je subodore la suite. La gosse continue d'une voix monocorde

- Cet homme a dit à la signora que les Grado's savaient des choses à propos du meurtre et qu'ils lui donnaient rendez-vous le soir même près du cirque!

- Et alors ? croassé-je.

- Alors le maître d'hôtel a prévenu Frantz.

C'est tout. J'ai pigé. Frantz, croyant sa sécurité compromise (les Québellaburna sont des gens puissants) a mis le paquet en bousillant tout le monde. Je me sens anéanti. Mon intervention a causé la mort de trois personnes. Comme c'est moche! Comme c'est stupide! Comme c'est affreux...

Je promène sur mon visage couvert de sueur une main tremblante.

Dans notre job il faut toujours qu'il y ait de la casse. J'ai déchainé ce tueur avec ma ruse à la Arsène Lupin! Il s'est scrafé les Grado's d'abord, puis ensuite la pauvre chère Madame !

De quoi s'acheter trente douzaines de mouchoirs, y faire broder ses initiales en noir et les mouiller de ses larmes les plus salées!

- Parle-moi maintenant de Barnaby, soupiré-je.

- De qui? s'étonne-t-elle.

- Barnaby, le patron of the cirque?

- Connais pas;, jamais entendu causer de lui!

Elle parait sincère et je n'insiste pas.

- Tu sais des trucs à propos du vol au musée ?

Re-étonnement de la mousmé.

- Pourquoi je saurais quelque chose ?

Bon, me voici à nouveau au seuil de la fabrique de points d'interrogation. Y a pas Moyen d'avancer très loin. On bute dans un mystère, faut lever les flûtes pour ne pas mettre le pied dedans !

- C'est tifosi qui a fait voler l'auto de la dame ?

- Oui. Ses collègues de la criminelle n'avaient pas entendu parler du cadavre de Mme Québellaburna. Frantz se demandait ce que ça signifiait. Alors il a eu l'idée de téléphoner à un voleur de voitures professionnel qu'il connaissait et dont il connaissait le quartier général.

Je soupire profondément en songeant au cadavre de la jeune femme perchée dans la cabine de la grue. Plus que quelques plombes et on le découvrira. Si la vérité est connue et mon rôle précisé, je vais passer pour un beau lavedu. C'est pas Hercule Poirot, mais Hercule Navet qu'on va me surnommer.

Je considère les deux cadavres qui jonchent le sol.

- Chez qui sommes-nous, ici, ma bellissima?

- Cette maison appartient au marquis.

Un drôle de pistolet, c’coinsse ! Il m'a bien eu avec ses petites manières de pédale. Je le prenais pour un petit vicelard désœuvré, en fait c'était surtout un dangereux chef de bande.

Comme quoi la noblesse n'est plus ce qu'elle était. Les blasons à écailles, les gars. Faudrait les repasser à la dorure ! si Godefroy de Bouillon revenait, il sauterait par la croisée ! et le Grand frisé idem, et toute la noble compagnie de l'histoire. les Duguesclin, les Charles Quint et consort.,.

Je sursaute soudain.

- Qui était la môme qui l'accompagnait au Torticoli, tout à l'heure

- Connais pas, assure la sœur.

Je bondis. Maintenant je comprends pourquoi le Gros avait tant de succès auprès d'elle. Elle a voulu lui tendre un piège comme le marquis m'en a tendu un. Ils nous ont séparés pour mieux s'assurer de nos personnes,. Diviser pour régner. Je connais !

- Arrive, fais-je, on se barre.

- Qu'allez-vous faire de moi ?

- T'occupe pas, je vais te dénicher une gentille pension avec vue sur la mer. Je te promets pas qu'il y aura un tennis et une piscine, mais tu seras nourrie.

Elle renifle misérablement.

Mais je suis comme les steaks des cantines populaires je ne me laisse pas attendrir facilement. En tôle, elle aura tout le temps de chialer, cette pétasse.

La route est aussi dégagée qu'un député présidant une distribution des prix. Je bombe à deux cents au volant de la Ferrari de di Tcharpinni. C'est bon la vitesse pour celui qui la crée.

Les poteaux télégraphiques constituent une palissade très serrée. On trace, on trace! A mes côtés, la môme ne dit rien. C'est la réaction qui se fait. Elle est prostrée. Tout à coup, comme je ralentis pour aborder un virage, elle ouvre sa portière et se jette hors de l'auto. Vous savez, lorsqu'on est dans un bolide pareil, on perd conscience de la vitesse. Dès qu'on décélère un peu on a l'impression de faire du sur-place. `' Elle a dû croire que j'étais descendu à trente à l'heure, la téméraire, alors que l'aiguille du compteur frictionnait le 140.

Je freine sec et je stoppe. Les coudes au corps sur la route ruisselante de lune (c'est joli, ça; ça fait Pierrot Gourmand) je me lance à sa recherche.

Je la trouve.

Elle est étendue sur l'asphalte, les bras retournés. Elle n'a plus qu'une moitié de tête, et soit dit entre nous et le passage du Havre, c'est plutôt dommage vu que l'ensemble était assez réussi.

Je ne peux rien pour elle. Aussi l'abandonné je. En se fichant en l'air, la môme m'a sorti une rude épine du pied. Peut-être que mes prouesses frégoliennes demeureront ignorées ?

Je n'aurais rien fait pour, vous me connaissez ? Mais puisque mon vieux pote le Destin en a décidé ainsi, à quoi bon être plus royaliste que le... marquis ?

CHAPITRE X

Il n'est pas généreux d'abandonner un cadavre de jolie dame sur une route italienne. Mais je dois songer aux vivants.

Et en l'occurrence à Bérurier. Que s'est-il donc passé du côté de Sa Majesté Boulimique ? Je nourris (à défaut du Gros) de vives inquiétudes.

S'il lui est arrivé un turbin, cela fera quatre victimes à mon palmarès. Un peu beaucoup pour un très honnête commissaire, admettez ?

La Ferrari stoppe devant notre roulotte. Je ressens un réchauffement de mon hémisphère boréal en apercevant du feu dans notre masure à roulettes. C'est donc que La Gonfle est at home !

O joie! O bonheur ineffable! Si la caravane passe, Bérurier, lui, demeure. Il faut dire qu'il a tout du demeuré.

Je m'apprête à gravir les degrés (il y en a 5 au-dessus de zéro) lorsque mon attention est sollicitée par un gémissement qui ressemble plutôt à un vagissement. Ça vient de la droite.

Je fais quelques pas, je ne me rappelle plus combien exactement, mais ça doit être entre trois et trois et demi, Et j'aperçois un type en haillons allongé sur la terre. Il est jeune, autant que j'en puisse juger malgré sa tronche en compote, Il a les deux yeux au beurre noir, ses lèvres fendues sont épaisses comme des tranches de melon, ses pommettes pétées saignent et de temps à autre il crachote une ou deux dents, comme on recrache des pépins de raisin.

Il gémit; il a du mal à respirer because il doit avoir quatre ou cinq cerceaux de fêlés, Bref, il est dans un piteux état, Je me penche sur lui. Il me semble avoir vu déjà ce zèbre-là quelque part,

- Qui êtes-vous, noble étranger ? demandé-je avec mansuétude.

Il gargouille quelque chose. Ça ressemble au bruit d'un évier.

Je décide d'aller quérir' le gravos afin qu'il me prête aide et assistance.

Je pénètre en trompe (comme dirait Muguet) dans notre caravane et je trouve Béru vautré sur le divan, son tigre du Bengale dans les bras,

- Tu peux pas savoir ce que ce bestiau est gentil, dit-il. Avec moi c'est un vrai minet. Je m'y attache d'heure en heure.

- Dis, Boufetout, coupé-je,, tu n'aurais pas eu vent d'une bagarre dans le' secteur ? Y a un type dehors qui ressemble plus à du pâté de foie qu'à Sugar Robinson.

Mon Béru ricane.

- Laisse, c'est moi que je lui ai fait une grosse tête.

- On a voulu t'agresser? J'en étais sûr!

- C'est ma vertu qu'on a voulu agresser. Tu sais, la fille que j'ai rambinée dans la boîte avec ton marquis ?

- Barbara ?

- Oui. Figure-toi que j'ai continué ma séance de rentre-dedans. Ça marchait z'à merveille. Elle me faisait des mamours que je,..; savais quasiment plus comment m'asseoir, et que quand on est sorti je marchais censément z'au pas de l'oie.

- Et elle avait un petit camarade qui vous guettait et qui a cherché à...

- Attends! Moi je lui propose de voir mon tigre du Bengale facile; quand on n'a pas d'estampes japonaises faut se débrouiller avec les moyens du bord, t'es d'ac ?

- Ben voyons!

- Elle accepte. Je l'amène ici et j'y montre Médor... Elle se met à avoir peur, à pousser '' des cris d'orfèvre et à se cramponner à mon cou. Voyant ce dont, je laisse Médor dans les toilettes et j'allonge ma nana sur le divan sur

lequel dont je suis actuellement. Je calme cette pauvre biquette. J'y galoche un peu la men-teuse, je lui fais un petit massage de balcon et tout, quoi! Elle était partante que tu peux pas savoir z'à quel point. Mon Bérurier, tu le connais ? La bagatelle c'est son vice préféré. Y se dit qu'il va, passer une soirée délicate avec retraite aux flambeaux et chorale des petits chanteurs à ` la chose de bois.

« Y précise ses avantages, et c'est pas les avantages qui lui manquent, soit dit sans vouloir vanter la marchandise. Ma pétroleuse continue à voter oui. Ça carburait du tonnerre.

« Moi j'y déballais les sornettes classiques, parce que pour ce qui est du baratin aux sœurs, j'ai mon diplôme avec mention.

« J'y disais qu'elle avait des chasses plus mieux verts que ceux de la Méditerranée, que quand je caressais sa peau, ça me faisait comme de toucher un canard plumé, que sa bouche était tendre comme du filet de première qualité, que son souffle était caressant comme la fumée d'un soufflé au Grand Marnier, tu mords le style de l'homme ? Alexandre Musset, Victor Lamartine, le Chateaubriand aux pommes n'ont jamais rien écrit de pareil, sans vouloir me vanter, c'est pas mon genre. Barbara était dans le cirage jusque-là. Elle me demandait de faire fissa, y avait urgence, je l'avais portée au cataclysme, reconnaissons.

C'était l'incendie des Landes à elle toute seule avec coupure de la voie ferrée. Bref, fallait l'éteindre. Je me dis « Béru, c'est pour la France ». Y'en a, le patriotisme ils se le mettent quéque part, eh ben moi c'est ailleurs ! Je me prépare pour mon opération prestige et qu'est-ce que je découvre !

- La dame, rigolé-je.

Mais le Béru ne tient aucun compte de mon intervention.

- Ta Barbara, c'était un bonhomme!' T'entends, San-A! Un Julot travesti en gonzesse, mille tonnerres! Ah! tu peux pas savoir! Si que j'aurais trouvé un boa constructeur dans mon assiette ou la statue de Napoléon dans mon plumard j'eusse eu été moins surpris, J'ai resté au moins dix minutes avant de piger. Je me disais que cette souris était allée dans un magasin de farces et attrapes avant de venir. Mais des clous ! Elle était sincère ! Alors, j'ai vu rouge. La grande danse! Au début, si je te causais qu'elle trouvait ça bon, les torgnoles. «

Encore, chéri » qu’elle me suppliait ! Encore ! Elle en a t'en. Les dominos du gringalet dégringolaient comme des noix gaulées. Je voudrais pas parader, san-a, mais la plus belle rouste de ma vie, je suis sûr que c'est à ce ouistiti que je l'ai flanquée. Y me traitait de méchante, moi, Béru ! Tu te rends compte ! Au lieu de me calmer ça faisait que me redonner du jus de nerfs. Et bing, et pan ! Et vlan, et pouf!

Tout en narrant, le Gros boxe l'air de ses mécaniques qu'un vertueux courroux agite encore.

Le tigre miaule une protestation car les trépidations du divan dérangent son sommeil. D'une torgnole, le Gravos le calme.

- C'est pas le tout, fais-je, il faut la réparer maintenant, ta petite femme

- Ah! 'plaisante-moi pas sur ce sujet! hurle Béru, Je tolérerais pas.

- Eh! La Gonfle, dis-je, faudrait modérer un peu tes élans...

On tambourine à notre lourde

Je vais ouvrir tandis que Bérurier, avec une présence d'esprit remarquable, jette le couvre-lit sur son gros minou.

M. Nivunikônu se tient dans l'encadrement de la porte, toujours digne, toujours comme il faut; l'air d'un ambassadeur en retraite.

- Pardonnez-moi de Solliciter votre concours à une heure aussi tardive, déclame le mage, mais je crois qu’une personne a besoin d'assistance à l'extérieur.

Le Gravos et moi chiquons aux gars surpris.

- Il a dû glisser sur une épluchure de banane, dit mon vaillant compagnon.

- Va téléphoner à l'hôpital, fais-je.

Troisième service! C'est fou le nombre de gens qu'on expédie soit à la morgue soit à l'hosto dans cette affaire. Gaffez-vous de ne pas y aller aussi. Votre soupière pourrait bien faire explosion à force de me lire. L'aspirine ,ne vous suffira pas toujours, les gars. L'organisme s'accoutume. Le jour viendra où vous tomberez en syncope après le mot fin d'un SanAntonio. Notez que ça me fera de la publicité mais comme je suis bonne âme, je verserai une larme, surtout si je m'assure la collaboration d'un oignon. Bref, Béru part dans la nuit froide de l'oubli. Nivunikônu me dit qu'il va chercher des médicaments dans son manoir-sur-pneus.

J'en profite pour interviewer la jeune fille tuméfiée qui gît à mes chausses :

- Dites donc, gamine, fais-je. Il y a longtemps que vous fréquentez le marquis di Tcharpinni ?

Elle glougloute entre les deux dernières perles qui lui restent

- Depuis hier.

- Où l'as-tu connu ?

- Au Torticoli. Je suis une nouvelle, je viens d'arriver de Sodhome où je travaillais comme entraîneuse au Yellow Ground. Mais je ne le connais pas outre mesure...

C'est tout ce que je voulais savoir. Nivunikônu revient chargé de mes dix caments. Il passe du glotmuche de barbouzi sur les plaies du malheureux, après les avoir désinfectées au prognathe fissuré; ensuite de quoi il y colle dessus des bandes de Troufignard-entoilé. Bref, lorsque les ambulanciers arrivent, ils n'ont plus qu'à enlever la jeune femme. Béru est maussade. Sa soirée ratée lui pèse sur l'estomac.

- Voudriez-vous me faire le plaisir de prendre un petit punch créole ? propose obligeamment Nivunikônu.

Je vais pour refuser car je commence à avoir un gras sommeil dans mes yeux pétillants d'intelligence, mais Béru a déjà, répondu : « Tout ce qu'il y a de volontiers », si bien que nous nous retrouvons chez le magicien avant d'avoir eu-le temps de lire les œuvres complètes de M. Jules Romains.

C'est baroque chez Nivunikônu. Miss Lola, sa partenaire, la demoiselle qui disparaît de la malle (au fond c'est -sûrement de là que vient l'expression « se faire la malle ») nous reçoit gentiment malgré l'heure si tardive qu'elle en devient matinale.

Nivunikônu prépare son punch comme un alchhimiste fait fondre du plomb en guettant la problématique transfigurative. Il a l’oeil crochu, le regard fixe et fiévreux, les mâchoires aussi saillantes qu'une faute d'orthographe dans l'enseigne d'un imprimeur.

Un drôle de gars !

- C'est un circus où qui se passe des choses, hein ? fait Béru à miss Lola.

Lola, c'est pas exactement la pin-up que se disputerait Hollywood à coups de dollars. Elle est un peu palote, un peu mièvre et résignée. A force de vivre dans une malle et de s'évaporer, elle finit par ressembler à de la fumée. Immédiatement il l'éteint, le magicien. Lui, il se prend pour le Napoléon de l'illusion. The first illusionniste in the world, qu'il prétend sur ses affiches. Des affiches qu'il exécute soi-même, je crois vous l'avoir dit. En ce moment, il en a une nouvelle en chantier. Il se représente à cheval sur un nuage rose, sa main tendue balançant des éclairs à tout va sur la planète Terre terrifiée. Sa bouille découpée dans une photo a quelque chose d'anachronique au mitan de ce barbouillis,

- Joli travail, flatté-je, vous avez des dong.'

Il a un petit tic antique : il retrousse un coin de Sa bouche, démasquant ainsi deux jolies dents en or d'une valeur commerciale d'environ 100 fr; outre les deux ratiches en or, il laisse voir un faible sourire fumant d'orgueil. Jamais vu un mec aussi imbu de sa personne. Il doit mettre une glace au plafond pour se regarder dormir. Je l'envie. Ce que ça doit être bon d'être l'univers à soi tout seul! Il est son temple, son Panthéon, son code civil, sa règle de conduite. Un petit„ dieu, pas mauvais diable. En plus il a un pouvoir... Un pouvoir que les autres n'ont pas. Il peut vous cravater votre montre-bracelet sans que vous vous en doutiez et la repêcher dans le slip d'une reine ou d'une grande-duchesse. C'est fort, non ?

- Comment se fait-il que vous soyez encore debout à pareille heure, m'étonné-je doucement en soufflant sur mon punch pour le réchauffer.

Il a un ricanement sardonique pareil à l'exclamation d'un corbeau qu'un chasseur daltonien confondrait avec un faisan.

- Demandez à miss Lola.

Miss Lola lui jette un regard extasié.

- Le professeur ne dort jamais, murmure-telle.

- Comment cela jamais ?

- Je fais comme les chevaux, mon cher, explique Nivunikonu, je dors debout, quand il me plait. -

- Ça doit être pratique, admet Bérurier. Ça a dû vous rendre de grands services quand vous avez fait votre service militaire et que c'était vot' tour de garde.

Moi, j'ai hâte de me barrer. Je déteste l'atmosphère de cette caravane. Les cinglés, ça me fout le bourdon. Et puis la vue de la pauvre gosse étiolée me navre. Les doigts de pied en bouquet de violettes, elle ignore ça. Des passes magnétiques, c'est bien les seules qu'il puisse lui faire avec sa tronche de condor blasé. Ses amours, à Nivunikônu, ça intéresserait des psychiatres. Il a tout de magique sauf le calbar. Et puis, ce type-là est tellement son genre que les intermédiaires doivent s'abstenir.

Tout ce qu'il lui demande à miss Lola, c'est de crier bravo et de faire la claque. Cette môme, voyez-vous, j'aurais un peu, de temps devant moi, je m'intéresserais à son sort. Oh! pas que je veuille l'adopter, je suis pas apte. Mais j'aimerais lui faire une passe de ma façon quoi!

Rien dans les mains, rien dans les poches; tout dans le promenoir à morbachs. Ça y est! Voilà que je vous ai encore choqués! Ce que vous pouvez être pudibonds, vous alors! Si vous continuez à faire vos bouches en distributeurs d'œufs du jour, moi je vous fous un prochain bouquin dans le style Mauriac ; retenez bien ce que je vous dis ; c'est Pas une menace en l'air!

Parce que, entre nous et la collection de la Pléiade, la différence qu'il y a entre le Damai Rollmops et moi (la beauté mise à -part) s'est qu'il sera jamais capable d'écrire un SanAntonio. Et même qu'il en écrirait un, un soir d'ivresse, il pourrait toujours courir pour avoir comme moi l'Imprimatur de : Jean Cocteau, Carmen Tessier, André-Louis Dubois, Roger-Pierre et Jean-Marc Thibault, Roger Nicolas, Francis Lopez, Robert Beauvais, Jean Richard, Pierre Grimblat, Albert Préjean,

Marcel Grancher,

Nikita Khrouchtchev, John Fitzgerald Kennedy et le Nihil Obstat du père Dupanloup.

Je vide mon glass, en ce qui concerne Béru, cette opération est terminée depuis longtemps.

Nous prenons congé de ces messieurs dames.

- Je ne vous souhaite pas bonne nuit, fais-je au mage, puisque vous ne dormez pas, mais bonjour.

Je l'appelle le mage, ça n'est en fait qu'un magicien C'est-à-dire un faux mage. Et comme il est d'Amsterdam on peut l'appeler sans arrière-pensée le faux mage de Hollande.

Béru baille comme si on lui jouait du Debussy.

- Vivement les toiles, dit-il. Je suis content de retrouver Médor. Il me tient chaud tu peux pas savoir, ça vaut une couvrante en haute laine.

- Pourquoi l'appelles-tu Médor, c'est un nom de chien! Si encore c'était un nom de chat!

La remarque le blesse. Il se renfrogne.

- C'est marrant que tu soyes réformiste dans ton genre, murmure-t-il.

Puis, se rendant brusquement à mes raisons

- Dans le fond t'as peut-être raison, mec. Comment t'est-ce que je pourrais le baptiser ?

- Les Trois Lanciers ? proposé-je.

- Biscotte ?

- Parce qu'il est du Bengale.

- C'est trop long. Faut un nom brèfle, qu'on puisse le crier de loin.

- Tu as l'intention de refaire ta vie avec ce mammifère, Gros?

- Parfaitement, je l'adopte. Je vais l'acheter à Barnaby et je l'emmènerai à Pantruche avec nous quand c'est que nous rentrerons.

- Mais je croyais que tu devais envoyer ta démission au Vieux ?

- J'ai dit ça manière de causer, mais mon début d'indigestion de l'autre jour m'a poussé z'à réfléchir. Si je continuerais ce boulot, je finirais par choper une conclusion, intestinale. Nous voici au seuil de nos appartements. Je cramponne brusquement les muscles d'acier du Gros.

- Tu as vraiment très sommeil, Béru ?

- Un peu mon neveu. J'ai les paupières qui retombent comme des vitres de 2 CV.

- En ce cas je vais y aller tout seul, fais-je.

- Z'où ?

- A l'endroit où Barnaby a délesté ses mystérieuses marchandises.

- Pour quoi faire ?

Je le regarde avec commisération.

- Dis, Enflure, te souvient-il que nous sommes des poulardins chargés d'enquêter ?

- On doit z'enquêter sur des vols de tableaux pas sur autre chose.

- Et qui te dit qu'il n'y a pas les tableaux dans ces boîtes ?

C'est à son tour de marquer une certaine stupeur teintée de pitié.

- Tu vois un tableau dans un étui à flûte, toi ?

- Les tableaux, ça se décadre, Béotien, et ça se roule comme une crêpe bretonne.

Frappé,' il hoche la tête.

- J'avais pas envisagé ce rase-pet du problème.

Puis, dans un élan de chaude amitié

- Bon, je t'accompagne. On fera la grasse matinée demain. Je te demande seulement dix secondes pour aller donner un sucre à Minet.

CHAPITRE XI

Chemin faisant je le mets au courant de l'affaire Grado's. Sa Majesté n'en revient pas.

- Tu vois la vie comment que c'est, soupire-t-il. On cherche un voleur de tableaux et on trouve un gang de droguistes; c'est comme Henri IV à la gare d'Austerlitz, quoi : t'attends Khrouchtchev et c'est Beuscher qui radine.

Torino est presque vide. C'est l'instant de la nuit où ceux qui rentrent en retard croisent dans la rue ceux qui sortent en avance. Les uns et les autres tombent de sommeil.

L'obscurité est épaisse comme du vin espagnol. Quelques parcimonieuses gouttes de pluie tombent sur l'asphalte, sans bruit.

- Tu vois, reprend Béru, dont c'est l'heure de méditation, quand on a un vice on le paie. Ce marquis cette madame Québellacouetta, son chauffeur, les Grado's, l'autre mec que tu causes et sa souris, ils seraient été nor maux, au moment où qu'on cause ils vivraient encore.

- Bast, pour combien de temps encore ? soupiré-je. La durée humaine est si précaire, Gros !

- Je vais te faire voir mon c... s'il est précaire! s'indigne le Boulimique.

Nos pas résonnent dans les rues désertes, nos esprits aussi raisonnent.

- Tu ne sens donc pas à quel point le présent est fugace, Bérurier Alexandre-Benoît ? Tu n'es pas épouvanté à l'idée que chaque seconde s'engloutit avant même que tu en aies eu conscience ?

- Toi t'es en train de faire une décalcification du cerveau, prophétise l'Enorme. Le présent, c'est pas des secondes qui se barrent, San-A; là, tu te gourres vilain. Le présent c'est qu'on est vivant et bien à son aise dans sa peau et qu'on em... la moitié du monde, plus l'autre moitié.

Saisissant, hein ? Cette conversation de deux flics français dans les rues de Torino, en fin de nuictée. Dans son genre, le Béru, c'est un bambou pensant

- C'est ici que les Athéniens s'atteignirent, dit-il en me désignant la façade chétive d'une maison basse. La porte que tu vois!

Je mate les fenêtres. Elles sont obscures comme les projets d'un sadique. Pas d'hésitation, faut y aller. Je biche mon sésame j'ai un entretien déterminant avec la serrure. Nous pénétrons dans un endroit frais qui sent le lard, le vin, les nouilles et le parmesan. J'actionne ma lampe de poche. Son faisceau me dévoile un entrepôt d'épicier. Des tonneaux, des fiasques de chianti, des caisses de pâtes, des roues de fromage, des barils d'huile d'olive garnissent la pièce ; basse de plafond.

Je poursuis mon inspection en ouvrant une seconde porte. Cette fois encore c'est un entrepôt de denrées alimentaires qui s'offre à nous. D'énormes jambons de' Parme, des saucissons, des mortadelles sont accrochés au plaftard. Des tonneaux d'olives et de harengs terribles salés sont amoncelés céans.

- C'est la caverne de Lustucru ! plaisanté je, car j'ai beaucoup d'esprit, pour peu que j'aie pris la précaution de sucer quelques allumettes. Un tiers de ce second entrepôt est occupé par des pommes de terre; il y en a un tas terrifie qui grimpe jusqu'aux poutres. Sa Majesté met le pied sur l'une d'elles qui avait choisi la liberté. Il culbute et s'abat, patate de plus sur les patates! Un monceau, de tubercules alimentaires riches en amidon, de la famille des solasiacées et dont l'usage se répandit en France sous l'impulsion de Parmentier, s'écroule alors sous le poids considérable du Mastok. Cette avalanche révèle une chose noire enfouie au milieu des patates. La chose qu'on vous parle est l'extrémité d'une boîte au couvercle arrondie : un étui à clarinette vermifugée.

- T'avoueras que j'ai un drôle de pot! triomphe le Gravos. Ce que je dégauchis pas avec le nez je le trouve avec mes fesses; c'est un cygne du déclin, non ?

- Nous allons enfin savoir ce que contiennent ces damnées boîtes, my dear, lui rétorqué-je en américain.

Je fais jouer les fermoirs de l'étui, Ils jouent admirablement sans la moindre fausse note ce qui est la moindre des choses pour des fermoirs d'étui à clarinette.

Je soulève the couvercle, prêt à tout, y compris au pire. Et qu'aperçois-je, délicatement posé sur un capitonnage de velours bleu-des-mers-du-sud ? Devinez. Vous ne voyez pas ? Le contraire aurait détonné. Faites un effort, que diantre, ou sinon je vous colle trois calembours à la file dans le prochain paragraphe. Non ? Eh bien, dans l'étui à clarinette, il y a... une' clarinette! Je la prends, je la regarde, je souffle dedans. C'est une clarinette. Un détail cependant : elle pèse lourd. Beaucoup plus lourd qu'un instrument normal. Je suis frappé d'une idée (mais sans trop de mal). Je gratte l'instrument avec la pointe d'un canif. C'est du platine! Une clarinette en platine, les gars, je ne sais pas si vous vous rendez compte de la valeur de l'objet. On devient frénétiques, Sa Grosse Tronche et moi. On se met à culbuter les patates à tout va et on extrait successivement : une flûte et un piston en platine; un corps d'harmonie en or, et un hélicon-basse en argent massif.

Le trésor d'Ali Baba !

- Dis voir, rigole Béru, il se paie une fanfare de prix, le Barnabuche !

Comme il achève cette boutade, la porte s'ouvre sur l'être le plus extraordinaire qui soit. Le monsieur qu'on vous cause doit avoir une petite centaine d'années. Il lui reste deux dents sur la façade principale. Il porte une moustache de Gaulois, blanche, sous un nez pareil à une fraise décolorée. Il est en chemise et bonnet de nuit et il tient un fusil du genre tromblon à la pogne. Et ça se met à glapir, ça, madame, avec ses vieux soufflets bouffés aux mites, comme un camelot.

Il parle un patois inaudible et couche Béru en joue. Le Gros s'avance en rigolant comme une caravane de chameaux. Alors le petit vioque presse la détente. Son tromblon explose et il se prend un nuage de poudre sur la frime. Du coup ses cris redoublent. Sa moustache a pris feu et on entreprend d'éteindre l'incendie avec de l'eau minérale qui se trouve sous la main. On finit par circoncire le sinistre comme l'affirme Bérurier. Un côté de la moustache a brûlé, mais il reste un bon bout de l'autre.

- Il aura qu'à se faire photographier de profil, - plaisante l'Enorme.

J'essaie de questionner le vieillard, mais il a été commotionné et il bavoche des trucs sans suite. Arrive alors une grosse matrone de douze tonnes, avec elle aussi une moustache à la gauloise, des yeux comme des poings et des jambes plus velues qu'un gorille. La Fille joint ses cris à ceux de son père, car c'est sa fille aînée.

Je biche la clarinette en platine et je dis au Gros de s'amener. Nous fuyons le tumulte. Des cris retentissent dans le quartier et tout à l'heure si nous nous attardons, nous serons houspillés par une marée humaine,, tout à fait inhumaine.

- Où qu'on va ? demande Badinguet en courant au petit trot à mes côtés.

Il fait bon, nous sommes bien en souffle et bien en jambes car la carburation est bonne.

- Barnaby Circus, Gros !

Le jour frileux se lève lentement, Un jour Gris, le lundi matin, gris sale, couleur de fumée d'usine !

- je commence à en avoir plein les pattes de ce patelin ! amorce Béru lorsque nous débouchons sur l'esplanade of the circus. Mais où que tu vas !

Où que je vais ? Dire bonjour à mon cher patron, tout couennement.

Les Barnaby réveillés en sursaut, c'est une attraction qui ferait de l'or (si j'ose dire après ma découverte) sous leur chapiteau. Madame porte une chemise de nuit mousseuse, dans les tons violets, avec de la dentelle noire un peu partouze. Elle a des bigoudis en jus d'hévéa solidifié plein sa chevelure de poupée. Sans maquillage, elle est enfin telle qu'en elle-même, à savoir qu'elle ressemble à un bloc de saindoux, en moins expressif. Le Monsieur n'est pas mal non plus dans son pyjama noir à rayures blanches. On dirait un gros zèbre en négatif. Le couple vaut son pesant d'abrutissement. Ils devraient se reproduire, je connais au moins douze cents zoos qui seraient intéressés par les résultats. Tiens, s'il voulait me faire un petit, un seul, je l'offrirais à Vincennes. Rien que pour avoir droit au petit écriteau d'usage.

« BARNABUS ENFANTIBUS, de la famille des mammifères. Don du commissaire San-Antonio.

» ça en ficherait un jus, non ? Et ça ferait du peuple. On collerait un tourniquet devant la cage. Défense de lancer des cacahuètes à l'animal, Il ne mange que du bœuf en daube, ne lit que Le PARISIEN Libéré.

- Qu'est-ce y a ? demande Barnaby en coulant une main urgente par l'ouverture principale de son pantalon de pyjama afin de mettre un peu d'ordre dans des régions à côté desquelles les forêts amazoniennes ressemblent aux pelouses de Hyde Park.

- Y a que j'ai assez fait joujou, Barnaby, dis-je. Maintenant c'est râpé, il va falloir te mettre à table, mon pote.

Il violacit instantanément.

- De quoi! Qu'est-ce que tu racontes, moustique ?

Je lui tire un double ramponneau à torsion, avec prolongement des cartilages de conjugaison et, participation momentanée des nébuleuses de retrait. Il titube, bascule sur son gros brancard de Lola et tous deux se retrouvent les quatre fers en l'air sur la moquette. La vision, quoique fugitive, vaut un pèlerinage à Fatima. Béru et moi on a le temps de se rendre compte combien c'est beau, combien c'est grand, combien c'est généreux! On applaudit.

Furax, le père Barnaby se relève pour me faire un sort.

- Espèce de petit avorton! invective-t-il. Larve! Empompidé de Frey ! Et t'essaieras, et t'essaieras!

Alors, pour le méduser sans la participation d'une méduse comme le ferait un rat d'eau, je sors de la poche postérieure de mon slip la clarinette de platine.

- Tu veux que je te joue un petit air avec ce joujou de platine?

Il se tait, s'immobilise, s'arrête de respirer, de penser, d'exister.

- Mais c'est ta musique! brame Lolita qui ne s'est encore pas remise de la séance dans la boîte de nuit avec Muguet.

Les glaçons dans le giron ça l'a enrhumée, la pauvre biquette. Maintenant elle parle du nez.

Barnaby a un hochement de casse-tête.

- On dirait, expire-t-il.

- Tu vois, Gros-Lard, reprends-je. Ton trafic est découvert. Non content de patronner le trafic de drogue, tu te livrais aussi à celui des métaux précieux! J'ai idée que tu vas être obligé de vendre la peau de tes ours avant de les avoir tués! Ça va te coûter chérot. Il bleuit.

- Non, je vous donnerai ce que vous voudrez, fait-il, réadoptant le vouvoiement.

- Je suis un flic, dis-je. Et le boulimique aussi. On a été placés dans ton Barnum pour le surveiller.

Barnaby fait un geste douteux en direction du tiroir de sa commode.

- Bouge pas ou je te mange! menace Bérurier.

Terrifié, le bonhomme se fige comme un litre d'huile d'arachide oublié par Paul>Emile Victor sur une banquise.

- Ecoutez, murmure-t-il, je vous jure sur la vie de Lola qu'il y a maldonne. Je ne suis pas un trafiquant. Oh ! pas du tout!

- Et alors, c'est parce que tu es mélomane que tu te fais faire des instruments en platine et en or ?

Le pauvre zébré renifle et arrache un truc dans son pyjama. Il le considère avec tristesse. Je ne sais pas ce que c'est mais c'est roux et ça frise.

- Ecoutez, dit-il, ces instruments, ce sont mes économies de toute ma vie, Je le regarde. Sa voix est d'une sincérité touchante. C'est pourtant vrai qu'il a l'air d'un brave homme, ce père Barnaby. Tout à coup, avec cette spontanéité dans la tendresse qui fait une partie de mon charme (l'autre partie étant ce dont à propos de quoi votre femme m'a téléphoné l'autre jour pendant que vous étiez en voyage), je me mets à regretter cette ecchymose pourpre au coin de sa lèvre.

- Vos économies!

- Oui. Nous autres, gens du cirque, on gagne du pognon, mais on n'a plus confiance dans les banques, vous le savez. On ne peut pourtant pas trimbaler non plus des sommes extravagantes en liquide. Alors j'ai trouvé cette astuce qui me permet de garder avec moi la totalité de ma fortune sans risquer de me la faire secouer, tu comprends, fils ?

Ses bons yeux de saint-Bernard (pareils à ceux de Béru, tiens, c'est vrai), sont pathétiques.

- Quand tu m'as annoncé que les poulets (oh! pardon, se reprend-il) je voulais dire que les flics allaient perquisitionner j'ai eu les jetons qu'ils trouvent ces instruments et s'aperçoivent du truc. Alors je suis allé les planquer chez un beau-frère à moi qu'est épicier dans la ville.

Il soupire

- C'est mon rôle de policier. Vous savez, Barnaby, les banques sont plus humaines que vous ne croyez et elles ont des coffres blindés dans lesquels votre quincaillerie serait plus en sûreté.

Et je jette la clarinette sur le lit.

Barnaby se refringue en vitesse. Puis, tout de go, il lâche son grimpant et me Chope par le revers.

- Vous dites que vous êtes de la poule, faudrait voir à me le prouver.

- Rien n'est plus aisé, dis-je en portant la dextre à ma poche pour y prendre mon porte-cartes.

Malédiction! Je ne l'ai plus! Il a disparu. Je me dis que je l'ai perdu au cours de mes bagarres nocturnes.

- Béru, invité-je, j'ai paumé mon larfouillet, sois gentil, et montre tes fafs au papa Barnaby. -

Sa Seigneurie Gras-du-Bide porte à son tour la main à sa pocket et ne tarde pas à faire la même grimace que moi-même.

- Je l'ai perdu aussi! bée-t-il.

- Y a du louche là-dessous! meugla Lolita, Fais attention, chéri, ils veulent te fabriquer!

- Au lieu d'ameuter la garde, dis-je, vous feriez mieux d'aller récupérer le restant de votre orchestre pour coure-forts et orfèvres. On a mis la panique dans l'épicerie et les voisins pourraient bien se payer un saxophone en or en même temps qu'un jambon!

Le couple se met à cavaler, presque nu, en direction de la Cadillac stationnée devant la roulotte présidentielle.

Puisqu'on est en Italie, je peux bien vous le dire. Cette fuite au clair de lune a quelque chose de dantesque!

CHAPITRE XII

- A ton avis, demande le Gros, il est sincère ou pas ?

- Yes, monsieur. Les êtres sont en métal. C'est au son plus à la couleur que tu reconnais la nature du métal.

- C'est la nature de mes papiers qui m'inquiète, soupire la Gonfle. J'avais dans mon portefeuille, z'outre ma carte professionnelle et une centaine de mille lires, la photo de Berthe et mon permis de pêche avec le timbre piscicole de cette année. Ça la fout mal.

Je branle le chef.

- Tu ne trouves pas bizarre que nous ayons paumé l'un et l'autre nos papiers ?

- Qui, dit-il, ça tient de la magie noire.

Je me solidifie.

- Qu'est-ce qui te prend! s'étonne le Mastar. On dirait un cheval qui n'ose pas sauter l'oracle.

- C'est de la magie, en effet. Mais pas de la magie noire! Nous n'avons pas perdu nos larfouillets, Béru : on nous les a volés. Et volés avec un doigté extraordinaire. Tu piges ?

- Sachristie ! fait mon compagnon (qui fut enfant de chœur avant de devenir un ignoble adulte) c'est Nivunikônu !

- Après nous avoir fait la tronche pendant toute la tournée, le voilà qui nous invite à boire un punch au milieu de la nuit ! C'est bizarre. Il était surpris par nos agissements et voulait savoir qui nous étions. Alors, tandis qu'il nous servait son punch il nous a soulagés de nos porte-cartes.

Je n'en dis pas plus. Nous cavalons à travers le campement qui s'éveille, en direction de la roulotte du prestidigitateur. Des garçons d'écurie mal réveillés déambulent déjà, chargés de bottes de paille ou de foin, ou d'asperges, ou de radis, ou secrètes.

En moins de temps qu'il en faut à un Chinois pour se déguiser en Coréen, nous sommes au seuil de la demeure du mage.

La porte cogne doucement dans le courant d'air et la caravane est vide. Pas de Nivunikônu, pas de miss Lola ! Pas de valises, presque plus de fringues!

- Fonce chercher une bagnole, Gros, y a urgence!

Pendant qu'il se manie le popotin, Je me mets à chercher dans la carriole quelque chose que je ne trouve pas. Est-ce l'extrême tension de mes nerfs? Toujours est-il que je phosphore divinement bien. Tout est clair, simple et logique dans ma boîte à bonnes idées.

Béru revient avec un garçon de piste péquenoslovaque au volant d'une traction d'avant (la guerre).

- Frztfrtlhucnorts ? demande-t-il.

Je le connais : il s'appelle Firmin.

- Oui, lui réponds-je. Mais au bureau central de la police.

Je prends place à l'arrière de la traction avant.

- Où que tu crois qu'ils ont gerbé ? demande Béru.

- Aucune idée. Mais la Suisse n'est pas très éloignée et...

- Dstzoulikhmytngh ? s'inquiète Firmin.

- D'accord, mais à condition de faire vite, lui rétorqué-je.

Il fonce dans la ville de Turin qui se remet à vivre. Des bus, des camions, des cyclistes... Des gens qui s'interpellent en riant.

Nous déhottons au bureau Central de la matucherie piémontaise. Je raconte qui je suis et je demande à parler au chef de la Sûreté. On me répond qu'il n'est pas rentré de sa campagne, car il n'est parti en weekend que le mercredi soir au lieu du mardi matin et il compense. On me propose de voir le vice-sous-secrétaire du chef de secrétariat du sous-chef-adjoint du valet de chambre de ce haut personnage et je me hâte d'accepter.

Je me trouve devant un monsieur aimable, avec une moustache brune effilée et un complet de soie sauvage vert pomme à rayures jaunes.

- Monsieur le vice-sous-secrétaire du chef de secrétariat du sous-chef-adjoint du valet de chambre du chef de la Sûreté, attaqué-je.

Il m'interrompt.

- Appelez-moi Basilio, signor.

- Basilio, mon cher collègue, il faut immédiatement donner l'alerte aux services de surveillance des gares et des aéroports. Que la vigilance aux frontières soit renforcée. Ordre d'arrêter coûte que coûte un artiste de music-hall du nom de Nivunikônu qui voyage avec son assistante. Cet homme a dans ses bagages plusieurs portraits de lui, grossièrement exécutés au pastel. Attention! Ces portraits sont en réalité les tableaux volés en France et à Torino. Les experts n'auront qu'à les laver pour découvrir en dessous l'original...

- Madona ! Avanti, hurle le vice-sous-secrétaire, enfin Basilio.

Il décroche trois téléphones à la fois et se met à hurler dans chacun d'eux des ordres implacables. La machinerie policière se met en branle. Pendant que ça carillonne, vocifère, galope et tonitrue dans tous les coins, Béru, soufflé, me prend à l'écart.

- Sans charres, fait-il, c'était Nivunikônu le voleur?

- C'était lui, mon petit cœur de pâquerette effeuillée. Comment n'y ai-je pas songé plus tôt ?

- Parce que ton bouquin n'était pas fini ? suggère-t-il perfidement.

- Non, me rebiffé-je, parce qu'avec cette histoire de drogue qui s'est greffée là-dessus, les cartes ont été brouillées. Un prestidigitateur, doué comme l'est Nivunikônu, pouvait détoiler un tableau et détaler sans attirer l'attention. Il avait la manière, le doigté et les accessoires.

Ensuite il peignait son portrait par-dessus, au pastel, qui est une matière aisément nettoyable. Et ces tableaux, au lieu de les cacher, il les exposait à la vue de tous en les accrochant aux flancs de sa caravane. Génial, non ?

- Absolument génial! Mais comment t'estce que tu as découvert le poteau rose, San- A ?

Je prends mon air modeste et mystérieux numéro Hun. Celui qui bouleverse les nanas et fout Béru en renaud (quelquefois d'ailleurs il le met en Peugeot).

- Eh ben cause ! gronde l'époux légitimement encorné de Berthe Bérurier, Indifférent à nos apartés, Basilio continue de nous faire son numéro de téléphones valseurs.

A côté de lui, l'organiste de Saint-Eustache n'est qu'un pâle joueur de tambour. Il parle dans cinq appareils à la fois maintenant, et il vient de téléphoner pour qu'on lui en emmène de nouveaux. Barnaby le verrait, il l'engagerait illico, car c'est un numéro unique au monde. Le Radio-City de New York mettrait le paquet pour l'avoir.

- Réponds, si t'es malin, continue le Gros. Qu'est-ce qui t'a mis la puce à l'oreille ?

- Eh bien! la double disparition de nos coffres forts individuels, évidemment...

- Evidemment, comme z'à moi! Mais la chose du truc des tableaux ?

Je cligne de l'œil.

- En fouillant la caravane, pendant que tu allais quérir un véhicule doté d'un moteur à explosion, j'ai trouvé ceci que, dans sa précipitation à fuir, Nivunikônu a oublié, Ça se trouvait bizarrement dans sa boite à peinture.

Je prends dans ma poche un long fume cigarette rétractile. Il est constitué d'éléments qui s'emboîtent les uns dans les autres comme les tubes d'un trépied de caméra. Je le développe. Une fois étiré au maximum il mesure trente bons centimètres. Dans le pavillon est fichée une cigarette.

Le Gros examine ma trouvaille.

- Je pige pas, Gars. C'est pas que je soirs extrêmement plus bête qu'un autre, Mais fran-chement...

- Regarde la cigarette de cet engin.

- Mince, fait-il, elle est fausse!

- Yes, Boy; tout ce qu'il y a de plus fausse. surtout ne touche pas l'extrémité tu te couperais.

La partie qui figure la cendre se termine par une lame de rasoir. C'est avec cet outil que Nivunikônu coupait la toile des tableaux qu'il volait. les mains au dos, dans la plus innocente des attitudes, il découpait la toile autour du cadre avec les dents. Il jouait à l'admirateur passionné, perdu dans sa contemplation. Lorsque le tableau était coupé, un seul geste et la toile disparaissait sous sa veste.

- Formidable.

- A mon avis, dis-je, ce type est dingue. Ces tableaux, il ne les volait pas pour les revendre, mais pour sa satisfaction personnelle. Là-dessus, allons nous coucher, cette nuit blanche m'a complètement lessivé.

Il y a un grand rassemblement sur le chantier bordant le campement. Je distingue une fois de plus le toit blanc frappé d'une croix rouge d'une ambulance. Je demande ce qui se passe à un employé du cirque (celui qui peigne la girafe pendant mes nombreuses absences. Le peigneur de girafe adjoint, en somme).

- Un accident, me dit-il. C'est l'employé de la grue. Il allait prendre son poste tout à l'heure, mais en entrant dans sa cabine il a poussé un cri et il est tombé à la renverse.

Heureusement, il a chuté dans un camion de sable, si bien qu'il a seulement les deux jambes et les deux bras cassés, plus quelques vertèbres déplacées, une plaie au crâne et une déchirure testiculaire. A part ça, rien de très grave.

Béru me regarde.

- Est-ce que la Sécurité Sociale existe, en Italie ? me demande cette âme noble d'une voix où tremble un reproche.