Les quelques jours précédant l’enterrement, Hector avait beaucoup tourné en rond, attitude qui commençait à le caractériser. Il se tassait dans son âge et considérait, pour la première fois, qu’il n’avait pas d’enfants. Quand il mourrait, qui viendrait errer autour de sa tombe ? Qui viendrait jeter des fleurs ?
Personne ; sans progéniture, les tombes restent des tombes, et ne connaissent jamais le douillet des pétales. Il semblait à Hector qu’il avait toujours cherché une bonne raison de faire un enfant, et qu’il venait de la trouver là, dans l’évidence de sa future solitude. Il devenait mesquin, accroché à ses bénéfices vitaux, on ne l’aimait pas trop dans ces moments-là. Suite à la lecture d’un article consacré aux meilleures positions en vue d’une procréation (le côté travailleur d’Hector, un goût pour les choses efficaces), il attrapa Brigitte tel un animal en rut. Elle pensa qu’il avait besoin de se rassurer du décès de son père en copulant à tout va. Sur ce point, elle n’avait pas tout à fait tort. Mais tomber enceinte n’était pas dans ses projets. Alors, quand elle comprit les velléités d’expansion de son mari, elle avoua ne pas être prête. Elle proposa un chien, histoire de s’habituer en douceur.
Il pleuvait ce jour-là, c’était d’un cliché ! La mort est toujours un cliché. On ne va pas innover et fanfaronner le jour de sa mort. De toute façon, on est toujours allongé pareil. Les femmes s’étaient habillées en noir ; et les talons aiguilles rappelaient au défunt le tic-tac de l’horloge qu’il n’entendrait plus. Les larmes de la mère coulaient doucement. Sur son visage, on pouvait lire la vie vécue, et la vie courte qui lui restait à vivre. On déposa une petite plaque devant la tombe :
Il avait tant aimé ses moustaches
Hector s’arrêta sur ce mot, moustaches. Son père était dans ce mot, la mort de son père était dans ce mot. Il ressentit subitement les moustaches comme un poids qui s’enlevait, dans le ciel les poils s’élevaient. Il avait toujours vécu dans l’angoisse et le manque, toujours resserré dans la petitesse d’un salon avec une grosse horloge. La mort de son père, il y pensait à cette expression : et toutes ses inquiétudes disparaissaient, toutes les collections, tous les besoins de toujours se protéger ; d’un père mort, on ne peut plus rien attendre. On devient responsable de sa carapace. Il levait les yeux au ciel, toujours les moustaches, et, au-devant du ciel, une grande vitre s’incrusta. Une grande vitre que Brigitte lava aussitôt.
V I
Comme une femme qu’on ne déshabille que partiellement, Hector avait attendu plusieurs jours avant de regarder la cassette. Il l’avait rangée dans un coin calme du salon et maintenant qu’il entrait dans une phase de l’après-midi où il n’était ni vu ni connu, il pouvait envisager de recueillir le troisième volet de sa collection. Bien assis, le téléphone décroché, Hector allait se délecter de ce moment délicieux. Immédiatement, il ressentit quelque chose d’étrange : comment dire, c’était la première fois qu’il regardait Brigitte alors qu’elle se pensait seule. Le changement n’était pas grossier pour un non-connaisseur de Brigitte mais chaque écart de conduite, si minime fût-il, sautait aux yeux d’Hector. Il trouvait qu’elle se tenait moins droite. C’était une question de millimètre, un léger rien futile, mais en vidéo cachée on voyait toutes les modifications de la femme aimée. Pour tout dire, on s’ennuyait en la regardant.
Elle ne crevait pas l’écran. Au mieux, on aurait pu lui accorder une figuration dans un téléfilm italien du dimanche soir. Hector se reprit. En attente du moment fatidique, il critiquait inconsciemment tout ce qui n’était pas ce moment. Brigitte devait être lavage de vitre, ou ne devait pas être.
Hector appuya sur pause, et contempla chaque millimètre du mollet brigittien. Il venait d’avoir une idée, une improvisation dans le bonheur : il fallait mettre de la musique sur les images ! Il pensa à Barry White, à Mozart forcément, aux Beatles, à la musique du film Car Wash, et finalement, il opta pour une chanson allemande très connue dont les paroles ressemblent à peu près à ça : nanenaille, iche-nanenaille, nanenaille, iche-nanenaille (traduc-tion phonétique). Quand on filme sa femme en train de laver une vitre, on ne s’économise pas sur les détails. Tout devait être parfait. Le plaisir sensuel est une science physique dont chacun possède son propre Einstein. Lui, cette musique allemande l’excitait. Brigitte était merveilleuse ; pour la troisième fois, il la voyait dans toute la pureté de son déploiement féminin. À plusieurs reprises, il arrêta la cassette. Ses yeux, grands ouverts comme une bouche avant l’éternuement, grappillaient chaque particule du film. Hector devenait complètement dépendant aux lavages de Brigitte, si bien qu’il ressentait presque un non-plaisir à la satisfaction (difficile parfois de faire l’amour à une femme tant aimée). Il était bien sûr encore capable de saisir le carpe diem d’une vitre propre, mais comme tout judéo-chrétien qui habite Paris, il fut rattrapé par une culpabilité rive gauche. Le plaisir satisfait avait toujours cette couleur venimeuse des ères collaborationnistes. Il se sentait sale, son père venait de mourir et il s’excitait bassement. Toute sa vie n’avait été qu’une mascarade, il était médiocre et la honte marchait sur sa figure. La honte boitait sur sa figure.
C’est alors.
Oui, c’est alors que l’enregistrement s’arrêta puisque Brigitte descendit de l’escabeau et sortit du cadre. L’image suivante fut le retour de Brigitte, mais cette fois-ci, elle était accompagnée d’un homme. Oui, un homme ! Hector manqua de s’étouffer, et pourtant aucun bretzel n’agonisait à l’horizon de son larynx. Il n’eut pas le temps de mettre sur pause ; et c’est souvent ainsi que débutent les grands drames de nos vies. L’homme et la femme (oui, Brigitte était devenue « la femme », l’impression subite de moins la connaître) discutent quelques secondes, et leurs bouches sont proches, bien trop proches, les sales bouches. À cause de nanenaille, iche-nanenaille, nanenaille, iche-nanenaille, on ne peut clairement entendre ce qu’ils se disent. On distingue presque une ambiance nouvelle vague dans cette ambiance de trahison corporelle. Mais, sûrement peu cinéphile, l’homme se transforme en bête, baisse son pantalon, et écarte les cuisses de Brigitte ; le tout est exécuté, il y a du record là-dessous, en moins de douze secondes.
Stop (Hector arrête la cassette).
Dans un premier temps, on ne réfléchit pas, on pense à se jeter par la fenêtre, on pense au corps de l’autre homme, on pense au moment où il gigote sur Brigitte. Le salaud ne lui a même pas laissé le temps de laver les vitres ; à tous les coups, c’est un pervers. Et dire qu’il était avec un ami pour assister à un match de ping-pong ; il avait toujours détesté ce sport de merde, un sport inventé pour rendre les hommes cocus. La chair de Brigitte souillée un samedi après-midi, ça sentait la pauvreté du fait divers de province, si ça se trouve, elle devait avoir un lien familial avec cette chose masculine, un truc consanguin qui ferait de cette affaire dégoutante une affaire humiliant l’humanité. Il devait respirer pour reprendre les choses en main, et reprendre les choses en main c’était chercher ce maniaque pour lui tordre le cou. Seulement, il n’y connaissait rien en violence ; il s’était quelquefois battu pour des objets, mais jamais on n’avait franchi le cap fatidique de l’agression physique. Une sueur froide s’empara de lui au souvenir du dos velu de l’inconnu, dos large comme une mâchoire de requin, elle le trompait avec un Neandertal du samedi. La lâcheté possible de sa future action grignotait du terrain dans son cerveau de timoré. Il existait probablement d’autres solutions, il pensa engager un tueur, un truc propre et professionnel, une balle dans la nuque, et là, il ferait moins le malin avec sa chose ad vitam ramollie, son immonde chose qui avait exploré le mythique intérieur de Brigitte. Mais franchement, où trouver un bon tueur un vendredi en plein milieu de l’après-midi ? Il avait peur qu’on lui refourgue un stagiaire qui aurait oublié de brûler le nom du commanditaire avant d’appuyer sur une gâchette, si ça se trouve, même pas huilée.
Hector n’avait pas lu Aragon, et finalement on n’a pas besoin de lire Aragon pour savoir que le plaisir sensuel est une dictature. La tyrannie par excellence qu’on ne renverse qu’en se renversant soi-même.
Alors, les idées de trouver un tueur, les idées de faire son homme sont de joyeuses ridicules quand on a frôlé, un seul et sévère instant, l’idée du bonheur. Quitter Brigitte voudrait irrémédiablement dire qu’ils ne se verraient plus ; et ne plus se voir voudrait irrémédiablement dire qu’il n’assisterait plus aux lavages de vitres. Son intelligence stimulée par le choc redoutable qu’il venait de vivre nous entraînait dans de belles vérités évidentes. Et de ces évidences découlait une vérité unique : l’impossibilité de parler de ce qui s’était passé à Brigitte.
Il fallait préserver coûte que coûte la collection « lavage de vitre » ; ne rien mettre en péril, quitte à passer pour un lâche. Être lâche, oui, mais pour le plaisir. On pouvait y voir un vice, bien que chaque sensualité soit toujours le vice d’un autre : les sados-masos doivent juger bien vicieux les amateurs de missionnaire. Hector était piégé par son plaisir sensuel. Il n’avait donc pas le choix, et quand Brigitte rentrerait le soir, il la regarderait droit dans les yeux, et il ferait son plus beau sourire, celui testé le jour du mariage.
On l’aimait bien, ce sourire.
Troisième partie
U N E S O RT E D E D É C A D E N C E
I
Ce n’est pas plus idiot de rester avec une femme qui vous trompe pour la voir faire les vitres que de faire le tour du globe juste pour voir un instant la beauté du lobe de cette femme aimée, que de se suicider comme Roméo et Juliette (à tous les coups, cette Juliette devait être une championne du lavage de vitres), que d’aller cueillir des edelweiss pour sa belle du seigneur, que de partir à Genève juste une journée pour chercher le Ritz qui n’existe pas, que d’avoir besoin de vivre des bulles sensuelles, que de t’aimer avec cette façon de ressembler à une moustache stalinienne, tout ça c’est pareil, alors Hector n’avait pas à se sentir coupable de sa petite dérive sensuelle. Chacun a son malheur d’aimer. Toutefois, faire croire à une femme qu’on ne sait pas qu’elle nous trompe facilite la paix du ménage. Après l’après-midi qu’il venait de passer, Hector n’était pas contre un peu de repos dans le mensonge. Il ne pouvait plus la regarder tout à fait comme avant ; pour tout dire, c’était même bien pire, puisqu’il avait une vision constante de l’amant. Quand il regardait sa femme, il voyait une femme dans laquelle s’était encastré un rustre à la tête d’apparatchik tchèque.
Comme il y avait un bon film à la télévision ce soir-là, ça passait. On serait dans le canapé, c’est agréable un canapé, on dirait un enfant fraîchement adopté, et on partagerait un beau moment de gentille américanisation. Brigitte trouvait étrange l’attitude d’Hector. Elle essayait de savoir ce qu’il avait, et forcément, dans la plus grande tradition des paniques soudaines, il enchaîna plusieurs « rien rien » qui sonnèrent, il faut dire, assez piteusement. Désespéré, il jeta un rapide coup d’œil à la vitre, et en considéra la décevante propreté ; il aurait encore plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines, à attendre sous la sueur d’un autre homme. Il mentit en disant qu’il avait mal à la tête (c’était la troisième fois qu’il utilisait la même excuse ce soir-là) et, à nouveau, Brigitte fit effervescer deux aspirines dans un verre d’eau.
Ce fut son sixième de la soirée, et pour le coup, il commença à ressentir un début de mal de tête.
Systématiquement, les nuits du vendredi soir débouchent sur des samedis matin (aucune capacité à nous surprendre). Et, il y a une semaine, le samedi précédent, Brigitte trompait Hector dans les conditions atroces qu’on connaît. Comme par hasard, ce matin, le réveil à peine révélé, elle demanda le programme de son mari (son adultère avait tout l’air d’être réglé comme une horloge suisse). Est-ce qu’il avait franchement une tête à avoir un programme ?
Hector n’avait jamais rien de prévu, et surtout pas les jours où sa femme cherchait à se renseigner en vue de copuler pendant qu’il aurait le dos tourné dans son programme.
« Je n’ai rien de prévu... et toi ? »
Il fallait en avoir des poils, pour rétorquer ainsi.
Mais madame ne vacilla pas d’un cil, rien, pas une sueur (alors que lui, dans une telle situation, en serait déjà à lever le bras gauche pour faire fuir un infarctus), les femmes sont fascinantes. Dans le mensonge et dans la vérité, les femmes sont fascinantes. Brigitte avait donc des courses à faire et puis, en fin d’après-midi, de cinq heures à sept heures, elle verrait son frère. Gérard avait bon dos, qu’est-ce qu’elle pouvait faire avec lui un samedi en fin d’après-midi ?
Non, ce n’était pas possible, personne ne voyait son frère ce jour-là. Les frères, ça se voit surtout le mardi midi. Alors le sang d’Hector fit plusieurs tours (au passage, il battait déjà un dicton). Il entrait de plein fouet dans le sursaut de dignité que tout cocu connaît bien. Monsieur voulait ne rien faire, et attendre gentiment le prochain lavage de vitres ; mais quand monsieur entendit sa femme lui déployer son emploi du temps de menteuse sous le nez, alors il voulut la débusquer. Les hommes sont aussi petits que leurs résolutions : il n’avait pas tenu une demi-journée. À peine Brigitte eut-elle quitté leur si bel appartement (jadis, ils avaient été heureux) qu’Hector décrocha le téléphone pour appeler le frère alibi. L’associé confirma, forcément. Comment avait-il pu croire un instant qu’il la lâcherait ? Les familles cachent toujours des adultères dans les caves, ce sont les Juifs de l’amour. Apparemment, son alibi était plausible, ils devaient acheter un cadeau pour l’anniversaire de mariage de ses parents. Les salauds, ils étaient aussi de mèche. Toute la famille devait bien se marrer derrière son dos, ses oreilles sifflaient comme les trains à la frontière suisse. Il aurait dû se méfier, quel idiot ! Heureusement qu’il avait été frappé de passion pour le lavage de vitre de sa femme ; sans cette chance, il n’aurait jamais rien su du complot familial qui se tramait autour de lui. À présent, il devait faire très attention et, pourquoi pas, envisager de placer d’autres caméras.
Si Hector venait d’appeler Gérard, il avait été dans l’obligation de trouver un prétexte à cet appel.
Gérard n’était pas le genre d’homme qu’on appelle comme ça, il fallait du concret. Grossièrement, et dans la panique, Hector n’avait rien trouvé d’autre que de lui proposer un tour de vélo en fin d’après-midi. En le prenant par les sentiments, il aurait peut- être craqué. Comme nous le savons, il avait confirmé avec un surprenant aplomb, malgré la tentation cyclistique, l’alibi de sa sœur. En revanche, il n’avait pas été précisé le dommage collatéral d’une telle attaque. Gérard, d’une incroyable bonne humeur, proposa de le faire tout de suite, ce tour de vélo; c’est vrai, pourquoi reculer demain quand on peut sauter maintenant ? C’était vraiment un abruti ce Gérard (maintenant que le mariage partait à vau-l’eau, Hector n’allait plus s’extasier sur les vélos de son beau-frère, et sur cette course de sous-fifres maghrébins que le premier cycliste dopé européen aurait gagnée), mais comme c’était un abruti dont la masse musculaire était inversement proportionnelle à la masse neuronale, il ne fallait pas, comme qui dirait, le contrarier. Hector dut enfiler un short, et ça lui donnait l’apparence d’un candidat de droite aux municipales. Il se regarda dans la glace pour se trouver amaigri, on n’avait pas besoin de s’approcher pour repérer les saillies de certains de ses os.
Gérard lui fit la bise, on est de la famille. Je viens de faire cent pompes du bras gauche, ajouta-t-il en guise de bienvenue. On descendit illico à la cave prendre le vélo d’ami qu’utiliserait Hector, un vélo qui se révélerait légèrement sous-gonflé pour éviter que l’ami ne se transformât en potentiel rival. Dans les escaliers, on croisa un voisin souriant ; et si habituellement Gérard était toujours incroyablement convivial, ce croisement-ci se déroula dans une froideur déconcertante (une expresse poignée de main).
On pouvait aimer faire du vélo avec son beau-frère mais de là à snober un voisin, ce n’était pas très correct. Hector eut le temps de percevoir de l’incompréhension dans l’œil du voisin, mais laissa échapper dans l’instant cette sensation. C’est un peu plus tard, alors que le Bois de Vincennes ressemblait à un manège tant il tournait autour, qu’il fut rattrapé par une double impression :
1) Ce voisin est incontestablement un ami de Gérard qu’il a fait semblant de ne pas connaître.
2) Si la seconde impression est encore plus diffuse, elle semble en voie de s’éclaircir. Hector avait le sentiment d’avoir déjà vu cet homme, et pourtant il n’était jamais venu chez son beau-frère avant cette histoire de vérification d’alibi. Était-ce une célébrité ? Non, on ne snobe pas les gens célèbres dans les escaliers. Son regard azur, ce regard, il le connaissait, il le connaissait pour l’avoir vu plusieurs fois...
Ouarzazate-Casablanca ! C’était l’un des cyclistes du podium !
On roula encore, Hector regarda sa montre : cela faisait presque douze minutes qu’ils pédalaient.
Pourquoi le temps paraissait-il si lent à vélo ? C’est le sport parfait pour tous ceux qui pensent que la vie passe trop vite. Les mollets et les cuisses en action aéraient l’esprit, on se demandait pourquoi Gérard était demeuré si con. C’est alors que, d’une manière très intelligente (notre héros), Hector feignit un malaise et s’arrêta sur le bas-côté de la route. En grand professionnel de la médecine sportive, Gérard enchaîna quelques claques bien toniques pour rétablir le mourant.
« Si tu veux continuer, vas-y, moi je m’arrête », agonisa Hector.
Il mit ce malaise sur le dos de son manque d’entraînement. Après tout, il n’avait pas commis d’acte sportif depuis 1981, la marche pour fêter comme tout le monde la victoire de François Mitterrand ; depuis, François Mitterrand était mort des suites d’une longue maladie longuement cachée aux Français, et lui n’avait toujours pas eu d’occasion concrète de refaire du sport. Le vélo battait subitement le ping-pong dans la liste de ses sports méprisés. Gérard paraissait très embêté car, pour lui, l’idée de la famille était aussi sacrée qu’un roi ; on n’avait pas le droit d’abandonner un membre familial sur le bas-côté des routes, c’était proscrit dans les lois de sa religion. Mais comme son Dieu principal était le vélo, il repartit pour quelques tours en solitaire. Hector alla s’asseoir sur un banc pour récupérer, et c’est sur ce banc que lui vint cette pensée machiavélique : dénoncer Gérard. C’était chacun pour soi, et si toute la famille de Brigitte s’unissait contre lui, il devait utiliser les armes qu’il possédait, y compris la plus basse d’entre toutes, la délation. Il défendait ses intérêts comme le premier animal venu en temps de guerre. Il n’allait quand même pas se faire égratigner salement et mourir à petit feu sans jamais revoir un lavage de vitres.
Au bout de trois quarts d’heure d’efforts, Gérard revint à peine essoufflé. Il avait monté, et surtout descendu comme jamais ; les accoudés du bistrot de la porte de Vincennes, Chez Kowalski, pouvaient même témoigner de cette capacité à descendre. Il fallait un minimum d’intelligence pour mentir et l’intelligence de Gérard, tant convoitée par toutes ses attitudes humaines, ne laissait que des miettes un peu partout. Il n’avait donc pas pensé à s’acheter un chewing-gum. Hector recula de quelques centimètres son horizon nasal pour pouvoir suivre les exploits de son beau-frère. Il le coupa net :
« Je sais que tu n’as pas gagné Ouarzazate-Casablanca.
— ...
— Et si tu ne me dis pas qui voit ma sœur ce soir à cinq heures, je révèle tout à ta famille... Et à tous tes amis alcooliques !
— ... »
Si Gérard était un tantinet mythomane, tout le monde s’accordait à le trouver gentil. Il n’avait pas l’habitude qu’on l’agresse (il y avait déjà eu polémique sur cette course, mais l’affaire était réglée depuis longtemps, et dans son esprit, enterrée ; bien sûr, les mensonges sont des Lazare toujours prêts à se dresser dans le miracle d’une nouvelle lumière...), et c’est pourquoi sa capacité à répondre s’enraya un instant. Il y a une expression qui parle du calme avant la tempête, hum, à peine remis de ce qu’il venait d’entendre, il se déchaîna violemment sur Hector. Il lui cassa deux dents puis s’arrêta :
« Le mieux est de régler ça chez moi ! »
Hector chercha par tous les moyens possibles à se rétracter, mais il avait cassé le nerf sensible de Gérard. C’était toute sa vie, Ouarzazate-Casablanca ; le socle sur lequel il avait coulé ses jours. Aucune négociation n’était possible ; en deux temps trois mouvements, les deux échantillons de cette même famille se retrouvèrent dans la cave de Gérard. Un peu plus tôt dans la journée, quand ils étaient venus chercher dans cette même cave le vélo d’ami, Hector n’avait pas remarqué l’immense affiche du film Le Silence des agneaux. Soudain, lui revint en mémoire un flash d’une seconde, vague réminiscence d’une discussion pseudo cinéphile où Gérard avait pratiquement les larmes aux yeux en évoquant les scènes de séquestration de son film préféré.
I I
Dans cet espace près de l’agonie, Hector repensait à ces moments où la chair l’avait enfin délivré de l’infini identique de sa vie. Les détails pourtant inoubliables des premiers moments de son amour pour Brigitte étaient embrumés dans la vapeur d’un plaisir souverain, subtilement tyrannique. Alors qu’il ne ressentait presque plus les coups que lui assénait Gérard (il existe un stade étrange où la douleur rejoint la sensualité), le sang dans sa bouche se transformait en produit nettoyant pour vitres. Il ne suppliait pas, il ne disait rien. Ligoté comme un jambon de contrebande, il attendait la mort gentiment sur un quai, avec l’espoir qu’il n’y aurait pas de retard comme la précédente fois. Bien sûr, il ne mourrait pas ; si Gérard avait peu d’expérience en matière de brutalité excessive, il savait, et ceci grâce à ses connaissances cinéphiliques, qu’il fallait simplement faire très peur à l’infâme traître qui menaçait de parler. Il comptait donc arrêter ses coups de poing dès qu’il entendrait la promesse éternelle du silence éternel de sa victime. Mais en lieu et place de ce silence, il était face à un sourire. Hector, plongé dans une extase jugée perverse par le bourreau, découvrait un plaisir quasi masochiste. Gérard ne comprenait pas : dans Le Silence des agneaux, la victime ne souriait pas ; bon, d’accord, elle se faisait dépecer, mais avec ce qu’il avait balancé (ses poings lui faisaient mal), ce beau-frère souriant à pleines dents moins deux lui paraissait une vision hallucinante. Gérard se mit subitement à trembler devant celui qu’il torturait.
Et, une minute plus tard, il se jeta à ses genoux :
« Oui, c’est vrai... Je n’ai jamais gagné Ouarzazate-Casablanca ! Pardon, pardon ! »
Hector revint de son voyage sensuel. La douleur des coups s’imposa subitement de toutes parts. Il promit de ne rien dire à personne ; de toute façon, il n’était même plus certain de posséder encore une langue capable de former des mots. Il essaya de se relever, et Gérard l’aida. Une grande incompréhension de ce qu’ils avaient vécu les gênait. La lutte avait opposé deux gentils, tous deux agressés dans leur sensible : la gloire potentielle pour l’un, le potentiel érotique pour l’autre. Deux gentils pris au piège de l’ambition de sauvegarder, coûte que coûte, la peau de chagrin de leur vie.
Sur ce point commun, on s’embrassa.
Hector rentra chez lui en marchant, trouvant vaguement des repères géographiques à sa dérive.
Les gens le regardaient dans la rue, ce qui ne lui était pas arrivé depuis le jour de son suicide ; il pouvait donc classer définitivement cette journée dans l’anti-palmarès de ses gloires . Il entra dans une pharmacie pour acheter de quoi se désinfecter, et coller quelques pansements sur son visage. Les nombreuses plaies l’obligèrent à se recouvrir presque complètement. Sur son passage, il entendit une voix le comparer à l’homme invisible. C’était idiot, on ne pouvait pas ressembler à l’homme invisible, car personne ne l’avait jamais vu, l’homme invisible.
En bas de son immeuble, Hector alluma une cigarette au grand étonnement de ses poumons. Il fuma comme un adulte, en avalant des volutes mort-nées.
Après la cigarette, si aucune femme ne tombait du ciel, on pouvait essayer de continuer à vivre normalement. Ses idées reprenaient une forme cohérente dans leur enchaînement. Il regrettait d’avoir voulu faire chanter le cycliste. Tout serait plus simple si les femmes qu’on aime ne lavaient pas les vitres. Débordant d’amour, il se serait résigné à cet écart sexuel et aurait pardonné. Peut-être seraient-ils allés voir un psychologue pour couples bancals ? On aurait raconté pourquoi on avait tant besoin d’autres corps pour avancer, pourquoi on était des carnivores se nourrissant de chair étrangère. On se serait assis sur un canapé, le docteur aurait voulu nous voir séparément aussi. Pour comparer, pour cerner le problème, pour comprendre pourquoi la femme d’Hector, femme si érotique dans son rien, éprouvait le besoin de se faire prendre debout dans le salon familial. Il y avait bien une raison à cela.
Hector reprit conscience de sa douleur. Il n’en revenait pas d’être ainsi revenu aux temps glorieux de ses périodes minables. Comment avait-il pu accepter une telle humiliation ? Le lavage de vitres était sublime, mais avait-il le droit de s’abaisser à ce point ? Comme au plus grand moment de la collectionnite, il écrasait sa dignité pour un objet. C’était bien là son problème, il ne s’estimait pas plus qu’un objet. Il n’était rien, et au moment où il pensa cette pensée il passa devant une glace pour bien se rappeler son invisibilité. Je suis un objet, pensa-t-il.
Pour guérir, il devrait peut-être essayer de se collectionner lui-même ! Il voulut sourire mais son sourire était enfermé dans les bandelettes désinfectantes. Il ne voulait pas rentrer chez lui ; il regarda s’il y avait de la lumière. Non, personne. Sa femme avait peut-être un orgasme en ce moment.
Hector n’avait plus de larmes.
Loin de l’hypothétique orgasme de sa femme, Hector glissa sur une masse molle et odorante. Il y avait beaucoup de chiens dans ce quartier presque chinois. Quatre adorables badauds s’arrêtèrent devant l’amateur de patinage non artistique, non pour l’aider à se relever, mais pour regretter en communauté d’avoir manqué une telle chute. Il se releva, avec plus de peur que de mal, comme on dit ; mais souvent, on oublie que la peur est un tout petit os situé près de la hanche. Plus tard, quand il serait chez le médecin, mardi prochain en fin d’après-midi, le docteur Seymour essaiera de vous prendre entre deux rendez-vous avait dit Dolorès l’assistante intérimaire, puisqu’il avait insisté pour voir ce radiologue, on lui confirmerait une fêlure de la peur.
Cela faisait une semaine qu’il était officiellement cocu. On avait le droit de compter ce qu’on voulait.
Il avait même le droit de fêter ce titre de gloire. Bien des hommes rêveraient d’être cocus, juste pour pouvoir tromper à leur tour, enfin sans culpabilité.
À l’évidence, il adaptait ses subites théories à son état de futur érémitique. Il n’y avait aucun doute sur une telle échéance car on disait les femmes bien plus entières que les hommes. Elle le quitterait, donc.
Et il ne serait alors plus rien qu’un homme quitté.
L’idée du lit vide qui se dessinait dans sa tête le faisait suffoquer. Son amour allait partir et laisser froids les draps. Le café aussi serait éternellement froid (mais comment faire le café ?). Il passerait ses journées devant la télévision, et son pyjama porterait des taches indélébiles. Il oublierait que, lui aussi, avait été un homme capable de se raser le matin. Et puis non, ce n’était pas possible ! Il refusait ce destin de timoré dépressif ; il devait considérer sa vie avec plus d’ambition. Il allait changer, il devait changer ! Par amour, il se sentait prêt à se passer des lavages. Il pardonnerait le corps velu de cet autre homme, le corps heureux de cet autre cerveau absurde. Il pardonnerait les errances de la chair, les nécessités de s’encastrer à tout va pour exister ! Chacun connaissait le sens de ses dérives. Alors, il fallait accepter sans trop chercher à comprendre.
La prendre par surprise, il ne voyait aucune autre stratégie pour reconquérir sa femme. Lui ouvrir les yeux par l’étonnement. Il pensa l’accueillir par un dîner somptueux, elle qui reviendrait pleine d’une sueur étrangère. On pouvait aussi soigner l’adultère par de l’amour. Elle avait aimé le rôti de Laurence, l’autre fois. Malheureusement, sa résolution s’arrêtait dans son intention, car il n’était pas en état de préparer quoi que ce soit ce soir. Il l’emmènerait alors au restaurant, et pour fêter cette sortie incroyablement surprenante, elle entourerait son corps d’une robe de princesse. Ce serait le bonheur, le restaurant.
Il y aurait des chandelles qui plongeraient dans une semi-obscurité les failles évidentes du couple. Cette idée du soir où tout recommencerait remonta le moral qu’on avait cru mort d’Hector. Il entra dans son immeuble, oubliant à quel point il n’était pas au summum de son apparence physique. L’odeur de défécation canine persistait tellement qu’on était en droit de se demander ce qu’avait bien pu manger ce chien.
Par chance, il ne croisa personne dans les escaliers.
Par malchance, en entrant chez lui avec sa tête de nulle part, il surprit tous ceux qui cherchaient à le surprendre depuis une bonne heure déjà et qui, avec ce superbe art du qui-vive, se mirent à crier : « Bon anniversaire ! » Il reconnut Marcel, Brigitte, Ernest et les autres. Il fallait vraiment être con pour être né ce jour-là.
I I I
Hector était exactement le type d’homme qui ne supporte pas qu’on lui organise des anniversaires ; dans sa tête, il n’y voyait que conspiration. On avait parlé derrière son dos, on avait arrangé la surprise comme d’autres fomentent des traîtrises. Sans compter qu’il ne les avait pas aidés avec sa surprenante initiative : aller faire du vélo avec Gérard, quelle idée !
Les salauds avaient un peu paniqué ; mais ils étaient retombés sur leurs pattes d’organisateurs de surprise (de vrais professionnels). Il ne savait même pas quel était son âge. Tous ces gens d’incroyable humeur avaient forcément préparé un gâteau qui ne manquerait pas de le lui rappeler. Voilà pourquoi ils étaient tous là, pour fêter le compte à rebours, pour tasser sa fausse jeunesse dans la chantilly. Avec sa tête, l’ambiance sombra. On se demanda ce qui lui était arrivé.
Hector constata que le jour où il se retrouvait face à tous les gens qu’il connaissait, son apparence était un creux de la vague. Il y avait là le signe incontestable d’une vie sociale ratée. Pourtant, cette chute de moral collectif fut éphémère. Quand on organise un anniversaire surprise, on est obligé de surjouer la bonne humeur (il faut être invité pour avoir le droit de tirer la gueule). Ils se sentaient tous responsables d’infliger une telle humiliation à Hector. Alors, ils se laissaient aller à des sourires mielleux. Ne se démontant pas, la famille et les amis poussèrent la chanson classique. Là, il n’y a jamais de surprise, on chante toujours « joyeux anniversaire... ».
Comme souvent (c’est une mauvaise habitude), Hector voulut mourir sur-le-champ. La honte que tous lui infligeaient était incommensurable. Lui qui avait décidé de changer, lui qui avait décidé d’assumer la nymphomanie naissante de sa dulcinée, on l’écrasait injustement dans sa tentative de devenir un homme responsable. Ils jouaient tous avec lui, depuis toujours et pour toujours. À commencer par ses parents qui avaient décidé de le mettre au monde juste pour se venger du départ de son frère. On ne fait pas deux enfants à vingt ans d’écart, on n’a pas le droit... Il ne bougeait pas, figé dans le malaise d’être lui. À cet instant, il aurait tout donné pour avoir partout des objets protecteurs, des collections immenses de timbres ou de piques apéritif qui le cacheraient aux yeux de tous. Au milieu d’eux, il y avait sa femme, sa Brigitte. Elle n’était donc pas avec son amant ; elle l’aimait encore un peu. C’était vague comme sensation, infime nuance, et pourtant, il ressentait le doux écho de l’espoir : elle l’aimait encore... Elle préférait son anniversaire à l’activité corporelle avec un autre. Finalement, ce n’était pas si inutile de naître un jour, et de fêter ce jour. Elle l’aimait... Sur ce petit bout d’amour qui restait, il voulait vivre son futur comme un naufragé sur une île déserte.
Mireille, sa mère, s’approcha de lui pour savoir ce que son chéri avait. Il fallait vraiment du monde pour qu’elle l’appelât chéri. Ce retour brutal à la réalité n’eut d’autre conséquence que de le faire fuir. Il descendit les marches, mais pas toutes. Autrement dit, il manqua une marche. Et se retrouva après une roulade assez spectaculaire sur le palier d’un voisin.
Dans l’incapacité de se relever, il se sentait comme un sanglier blessé par un chasseur aviné. Brigitte qui avait couru à sa suite le serra dans ses bras pour le rassurer. Hector tremblait. Il ne s’était rien cassé mais la roulade, ajoutée aux quelques déconvenues de cette journée, l’avait effrayé. Cette journée qui commençait à lui paraître un peu longue. « Ne t’inquiète pas mon amour, je suis là... » Et lisant avec précision dans la douleur de son mari, elle ajouta :
« Oui, je vais leur dire de partir. »
Alors les invités quittèrent l’anniversaire avorté.
Remontant dans leur appartement, elle l’allongea sur le lit. Il avait mal de la trouver si belle, et ses autres douleurs râlèrent de ce surplus inutile. Elle le déshabilla et passa une éponge tiède sur les rougeurs de son corps. Ne sachant pas très bien par où commencer, elle n’osait pas trop lui demander ce qui lui était arrivé. Elle ne comprenait pas non plus pourquoi il essayait de lui sourire. Il était si heureux qu’elle s’occupât de lui. Elle l’aimait forcément pour être si douce. Elle l’embrassait même sur une plaie avec l’étrange espoir que sa salive acide aurait pour effet une cautérisation immédiate. Ses lèvres aspiraient aussi le venin de l’incompréhension, fallait-il vraiment chercher à savoir ? De toute façon, Hector ne pouvait pas parler. Brigitte, elle, devait parler.
« Est-ce que ton état a un rapport avec la vidéo ?...
Enfin, ce n’est pas ça... J’ai du mal à comprendre pourquoi tu ne m’as rien dit... J’ai attendu toute la semaine que tu m’en parles... C’était faux ! Un truquage ! Tu ne vois l’homme que de dos, et nous faisons semblant. Le jour où tu es parti, j’ai repéré les caméras... Et je ne savais pas quoi faire. J’ai voulu t’appeler pour que tu m’expliques. Je me suis demandé si tu étais fou. Et puis, j’ai préféré me venger en mettant en scène un adultère... Et toi, tu n’as rien dit ! Pendant une semaine, tu n’as rien dit... Tu as cru que je te trompais, et tu es resté muet... Je ne peux plus croire que tu m’aimes... »
Brigitte n’avait donc pas commis un acte sexuel dans leur salon ; il s’agissait d’une machination. Elle avait exprimé une semaine de retenue. Le sourire d’Hector s’étira en grand écart. La lenteur de son esprit ne lui avait pas encore permis de comprendre que, maintenant, ce serait à lui de rendre des comptes. D’expliquer pourquoi il avait filmé la femme de sa vie.
« Pourquoi est-ce que tu m’as filmée ? »
Elle enchaîna cette question, et des larmes irrépressibles noyèrent cette question. On nageait dans l’incompréhension. Hector chercha à la rassurer du regard, lui dire à quel point il l’aimait. Il aurait voulu la rendre éternelle par son amour. Et c’est au cœur de ces sphères déréalisées qu’il pensa à sa réponse.
Avait-il le choix ? Pouvait-il faire autrement que de lui dire toute la vérité ? Si elle aimait, elle saurait le comprendre, non ? Est-ce qu’on quitte un homme qui vous avoue adorer plus que tout votre façon de laver les vitres ? C’est une déclaration comme une autre, un ravage particulier de la sensualité. Les femmes aiment les hommes originaux, les marginaux, non ?
Enfin, pour savoir ce qu’aiment les femmes, il faut au moins en connaître deux, pensa Hector. Il se leva, et prit la main de Brigitte, cette main qu’il avait vue avant de voir son visage, on rencontre souvent les femmes de sa vie devant les livres. Tous les deux, ils marchaient vers le salon. Et l’homme montra du doigt la vitre, et la femme face à la vitre demeura dans la plus grande incompréhension. Jusqu’au moment où il s’expliqua :
« Je voulais te filmer en train de laver les vitres. »
Quatrième partie
U N E S O RT E D E S E N S UA L I T É
I
Persuadé que plus personne ne voudrait jamais le revoir, Hector s’apprêtait à vivre le destin solitaire d’une pluie d’été. On n’avait pas le droit de ne pas assister aux surprises que les autres nous organisent.
Brigitte le rassura comme elle savait si bien le faire.
Elle avait appelé la famille et les amis pour leur expliquer les raisons de la fuite subite. Elle avait inventé une chute dans la rue (un alibi béton). Il fallait comprendre, n’est-ce pas ? Qui n’aurait pas fait pareil ? Seul Gérard avait paru dubitatif, forcément, mais comme il ne comprenait pas souvent ce qu’on lui racontait, sa sœur ne repéra pas ce dubitatif.
Pour l’instant, il fallait sauver la face, faire croire aux autres qu’il n’y avait rien de grave, que les chutes étaient fréquentes dans nos sociétés glissantes. Elle se forcerait même à rire. Les femmes arrivent toujours à maintenir le cap dans la dérive chronique des hommes. À présent qu’elle avait écarté les interrogations des autres, elle se retrouvait face à la sienne. Immense, majeure interrogation, interrogation sans le moindre écho dans l’histoire des interrogations. Comment réagir face à un homme qui vous filme secrètement, qui vous filme en train de laver les vitres ? A priori, après l’énervement initial, elle ne pouvait le considérer autrement que malade. Et on ne quitte pas les malades, surtout ceux qu’on aime d’un amour maladif. Car elle l’aimait, il n’y avait aucun doute. Pendant plusieurs jours, ils étaient restés enfermés dans l’appartement. Elle avait été infirmière. Il aurait voulu que cette maladie dure encore, juste pour éterniser cette sensation d’être assis dans la main de son amour. La maladie faisait de lui un objet. Il se sentait occupé comme un pays vaincu, plus le moindre responsable de son corps.
Leur couple se soudait dans ces jours en silence ; sûrement, cette phase était nécessaire avant de s’expliquer, de réfléchir au futur. Le silence pansait l’évidence de leur amour. Sans les mots, les gestes étaient d’une tendresse accentuée. Les mains se parlaient à la façon des ombres chinoises, on mimait de douces déclarations. Dans ces moments, on frôlait l’euphorie. Une sorte d’extase des bêtes primitives.
Les derniers jours, Hector grimaçait pour faire croire à des douleurs ici et là. Il se laissait aller au rêve fou d’une vie dans l’absence des mots, des hommes et des choses. Une vie dans la contemplation de sa femme.
I I
On n’allait tout de même pas vivre éternellement cette vie d’ermite. Brigitte voulait et devait savoir.
Pourquoi il l’avait filmée, et surtout, pourquoi il n’avait rien dit. Deux pourquoi dont les réponses dessineraient leur futur. Hector était très mauvais en explication. Parler de lui l’angoissait. Il avait peur qu’elle ne le comprît pas et qu’elle prît un avion pour quitter le pays, et des trains et des bateaux pour s’éloigner irrémédiablement de lui. Le premier mot qui se forma dans sa bouche fut le mot « rechute ».
Lentement, il réussit à évoquer son passé de collectionneur, la défaite avec Nixon, le mensonge du voyage aux États-Unis... Bref, il bégayait sa vie comme un roman. Et il avoua enfin qu’il voulait collectionner les moments où elle lavait les vitres.
C’était sa nouvelle collection, la plus absurde, la plus folle, la collection qui gâchait sa vie stable, et pourtant, en l’évoquant, son cœur palpitait. Jamais il n’avait été aussi heureux dans une collection que dans cette collection dont sa femme était l’héroïne.
Lucide sur le drame qui se jouait, il n’en rejetait pas moins la puissance sensuelle d’un tel moment.
Brigitte hésita un instant à être flattée, avant d’admettre le ridicule d’une telle pensée. Son mari était malade. Enfin, tout de même, peu de femmes étaient capables de rendre fous leurs maris juste en lavant les vitres... Et plus elle trouvait incroyable ce qu’elle écoutait, plus elle savait qu’elle ne le quitterait pas.
Hector sanglotait. Sa vie n’était qu’une longue maladie. Coupable d’avoir rechuté de façon si atroce, c’était à lui de prendre ses responsabilités (cette expression lui donnait la nausée) et de partir. Il n’avait pas le droit de pourrir leur amour. Jusqu’à cette terrible collection, il n’avait jamais impliqué personne dans sa maladie. Brigitte lui était nécessaire ; sans elle, la collection n’existait pas. L’équation était d’une rare perversion. Dramatiquement, il chercha sa valise. « Je dois partir ! » cria-t-il en levant le poing. On aurait dit un acteur à l’essai pour un rôle de doublure. Ceux qui partent d’une manière si ostentatoire ne partent jamais. Sa femme se mit à rire de ses facéties et de la bizarrerie de leur couple. Elle avait rêvé, dans les heures de la jeunesse où les clichés règnent, d’une vie avec un homme fort et protecteur ; ensemble, ils auraient eu des enfants : un garçon amateur de football, et une fille jouant mal du piano.
Jamais elle n’avait rêvé d’un mari qui saliverait devant sa façon de laver les vitres. Elle aimait pourtant cette idée plus que tout : chaque seconde de sa vie ne ressemblait vraiment pas à une idée déjà mâchée.
« Pose ta valise ! »
Hector obtempéra dès le mot « pose ». Elle mit un doigt sur la bouche de son mari, signe bien connu qui incitait au silence. Elle le prit par la main, et lui proposa de marcher vers le salon. Lentement, ils passèrent leur couloir. Et dans la pièce où avait eu lieu le choc du lavage, elle énonça d’une voix si Lolita :
« Ainsi, tu aimes que je lave les vitres ? »
Il bougea la tête de haut en bas. Elle reprit :
« Tu sais, mon amour... Tous les couples ont leurs fantasmes et leurs lubies... Et pour tout te dire, je préfère encore ça que si tu m’emmenais dans une boîte à partouze... En plus, c’est assez pratique puisque ça me permet de nettoyer les vitres... Non, je ne vois rien de dérangeant, je trouve même que nous sommes un couple relativement normal... Et moi, ta femme que tu aimes, c’est mon devoir d’assouvir ton fantasme... »
Sur ce, elle monta sur le petit escabeau magistralement prévu à cet effet. Hector, qui n’était pas d’accord avec le mot « fantasme » (il s’agissait de pulsions irrépressibles et pathologiques, alors que les fantasmes, on pouvait s’en passer), n’eut pas vraiment la possibilité de produire des sons puisque, à peine le mouvement du lavage entamé, sa gorge devint sèche. Il y avait dans cet opus une particularité sublime qui propulsait ce moment dans les sommets de sa collection : cette particularité était l’annonce proprement dite du moment. Sa femme l’avait regardé droit dans les yeux pour lui dire : « Je vais laver les vitres pour toi »... Incontestablement, ce lavage comptait parmi les chefs-d’œuvre ; pour ne pas dire le chef-d’œuvre de sa collection. Oui, c’était l’apothéose. Et il comprit l’ingrédient majeur qui, en plus de l’annonce, l’achevait de plaisir : le manque de culpabilité. Pour la première fois, il se délectait de sa fascination sensuelle en pleine lumière. Il n’était plus terré dans l’obscurité de ses étrangetés.
Une fois la dernière saleté nettoyée, Brigitte redescendit vers son mari. Hector ne savait comment la remercier. Brigitte le coupa :
« Ne me dis pas merci... Encore une fois, c’est normal dans un couple... Et si nous voulons que notre couple fonctionne, il faudra aussi que tu assouvisses mes fantasmes... »
L’esprit d’Hector s’arrêta un instant sur cette dernière expression. Il n’avait jamais pensé que sa femme en eût, des fantasmes. Brigitte était bien trop pure pour ça... Ou alors, son fantasme, c’était peut- être d’allumer la lumière, une fois, comme ça, en faisant l’amour. D’allumer la lumière juste pour faire les fous. Ça devait être ça, son fantasme. Brigitte si douce, Brigitte aux mollets divins, Brigitte qui s’approchait de son oreille pour lui révéler son fantasme.
Hector réussit à tomber alors qu’il était assis.
I I I
Hector apprécia une qualité jusqu’ici sous-estimée chez sa femme : l’intelligence de la situation.
Elle les plaçait tous deux sur un pied d’égalité. Elle se transformait en animatrice sensuelle pour sauver leur couple. En équilibrant la relation, elle polissait leur différence, rendait poreuse leur frontière. Brigitte avait des ressources infinies en compassion ; si subitement la compassion devenait vitale pour faire rouler les voitures, les États-Unis l’attaqueraient sur-le-champ. Elle embrassait Hector dans la pénombre, leurs étreintes étaient de moins en moins sexuelles ; ils s’aimaient dans leur solitude. Ils restaient enlacés, le plus longuement possible. À sa demande, elle laverait les vitres.
Ainsi serait leur vie.
Il était trop tôt pour revoir la famille et les amis (ils avaient feint un voyage aux États-Unis pour ne pas avoir à expliquer leur enfermement social)... Ils décidèrent de repeindre tout l’appartement en blanc et laissèrent, plus ou moins volontairement, la peinture déborder. Ils devinrent blancs pendant quelques jours. Des amants blancs sur fond blanc.
Leur amour était un art moderne.
Bien sûr, tout n’était pas si rose. Vivre à deux avec pour seule occupation un lavage de vitres de temps à autre était monotone. Faire un enfant aurait pu les combler, mais c’était trop long à venir, ils voulaient s’occuper tout de suite. À vrai dire, ils étaient dans une étape de reconstruction, et on ne pouvait rien prévoir dans ces moments de pansements.
Toutes les autres collections de sa vie avaient toujours pris fin un jour ou l’autre, mais cette dernière semblait revêtir une aisance mythique. Il n’en finissait plus de vouloir voir Brigitte laver les vitres.
C’était toujours le même mouvement, et pourtant si différent chaque fois. Le déplacé du poignet, le petit soupir entre ses lèvres, selon le jour et la saison, on ne lavait pas les vitres de la même façon. Sa collection s’enrichissait visuellement comme aucune autre. La pluie pimentait parfois le tout, l’orage faisait du lavage un art si délicat. Mais une fois l’excitation passée, on retombait dans toute l’étendue du malaise. On n’avait plus qu’à attendre la prochaine fois, la prochaine envie. Hector retrouvait l’état qu’il avait connu toute sa vie, cette perpétuelle angoisse du collectionneur, drogué aux prises d’un pouvoir dictatorial.
Brigitte devait quitter le domicile pour faire des courses, il fallait manger. Dans les allées des supermarchés, elle était une femme sans âge. Un garçon la draguait au rayon fruits et légumes, c’était une femme désirable, tant de mains auraient rêvé un instant de pénétrer son décolleté, de prendre son sein pour y oublier ses doigts. Ce dragueur de supermarché proposait de lui offrir un verre, donc de la sauter dans un motel minable. Elle s’imaginait les cuisses écartées, sûrement elle aurait pris un peu de plaisir, comme ça, par hasard. Certains visent avec chance.
Et puis après, plus rien, ils ne parleraient pas de littérature ; et quand il ouvrirait les rideaux, il ne broncherait pas devant les vitres forcément sales de tout motel. Ça l’ennuyait par avance. Elle voulait laver des vitres.
Hector aussi sortait. Il adorait prendre la sixième ligne du métro. Il y avait beaucoup de moments aériens dans cette ligne. Il trouvait que les vitres des wagons étaient sales. En imaginant sa femme lavant ces vitres, il se remémora à quel point il était gênant d’avoir une érection dans un lieu public. Il y avait là de quoi se réjouir (une certaine idée d’un retour à la vie). Toutefois, dans les tunnels, il ressentait des bouffées de chaleur. Il avait l’impression de devenir lui-même ce métro qui se faisait avaler par les trous noirs. Hector descendit à la station suivante.
Le hasard fit que cette station s’appelait « Montparnasse-Bienvenüe ». Sans ce petit mot de bienvenue, il aurait sûrement mis fin à ses jours. C’était une station nominalement humaine, un des rares endroits sous-terrains où, face au vide, on n’avait pas la peur physique de se faire pousser dans le dos.
I V
Lentement, leur vie reprenait vie. Ils essayaient de rire de la tournure de leur histoire. On se faisait un petit lavage, et on se couchait. Hector retrouvait une allure digne d’homme semi-moderne. Ils avaient officiellement annoncé leur retour de voyage, tout allait recommencer dans une belle clarté. Enfin, ils pourraient assouvir l’étrange fantasme de Brigitte.
Ils n’avaient pu le faire précédemment puisque ce fantasme nécessitait d’être invité chez des amis. Ils avaient choisi Marcel et Laurence (mais avaient-ils vraiment d’autres amis ?).
Marcel ouvrit le plus largement possible les bras, dans la mesure où les murs le permettaient.
Laurence, toute pétillante, accueillit le couple en coup de vent car elle était encore très occupée en cuisine (un rôti). Hector, déjà gêné, appréhendait la soirée. Mais sa femme lui offrait tellement de lavages qu’il n’avait pas vraiment le choix. Brigitte semblait subitement perverse, sur son visage on pouvait même repérer quelques sourires de femme facile. On eût dit qu’elle avait toujours mené ce genre de cérémonie et, suffisamment sûre d’elle, elle prit le temps de détendre son partenaire. Pour cela, elle n’eut d’autre alternative que de faire ce qui suit : alors que les deux couples sirotaient un punch marcellien, un zeste de citron et trois zestes de surprise, elle s’extasia sur un si bel appartement. Laurence, même si elle était une sportive de haut niveau, ne restait jamais insensible aux compliments concernant sa façon de tenir une maison. Elle se sentit fière qu’une femme la respectât. Mais très vite ce sentiment se fracassa sur une autre constatation de Brigitte :
« En revanche, si je peux me permettre... Je trouve que vos vitres ne sont pas tout à fait propres. »
Hector cracha son punch. Marcel se mit à rire jusqu’au moment où il croisa le regard noir de Laurence. Après avoir presque joui des compliments concernant son intérieur, elle se prenait de pleine face une remarque à propos de ses vitres. Elle balbutia qu’effectivement le temps lui avait manqué...
Enfin, oui, elle avait négligé... Bref, elle demandait pardon. Brigitte lui dit que ce n’était pas grave du tout, et s’excusa de sa franchise, mais c’était le propre de l’amitié, la franchise, non? Brigitte, lancée sur son audace, se leva vers la vitre.
« Si ça ne vous dérange pas, je vais juste passer un petit coup de pschitt pour que ce salon soit parfait...
— Mais tu es folle ! s’insurgea Laurence. C’est à moi de le faire ! Nous sommes chez moi! »
Dans une pulsion qu’il ne put réprimer, Hector cria: « Non, laisse Brigitte laver les vitres!» Puis, comprenant l’étrangeté de son propos, et aussi la façon subite avec laquelle il s’était enflammé, il reprit moins fier: « Oui... Heu... Elle aime ça... laver les vitres... Voilà, c’est juste que ça ne la dérange pas... Enfin, vous voyez... »
Ce qu’ils voyaient, Laurence et Marcel, c’était qu’ils avaient invité à dîner d’étranges maniaques.
Brigitte avait pleinement réussi son coup. Hector était subitement excité, et prêt à assouvir le fantasme de sa femme. Mais en se retournant, elle fut face à trois visages immobiles. Marcel et Laurence la fixaient d’une manière intense. Il était étrange que son attitude, certes osée, provoquât autant d’effet sur ses hôtes. D’accord, ça ne se faisait pas trop de critiquer la propreté d’un lieu où l’on est invité ; encore moins de vouloir y remédier. Mais voilà, c’était presque un jeu, il n’y avait pas de quoi se figer. Personne ne parlait, alors elle se sentit obligée de se justifier: « Non, mais, c’était juste pour rire ! » Subitement, Marcel et Laurence se déridèrent, et revinrent à la réalité sans trop savoir ce qui leur était arrivé. Ils se mirent à rire, en comprenant l’humour de Brigitte.
On passa à table.
Hector n’avait plus très faim. Sa femme l’avait trop excité, et après plus rien. On devait dîner, alors qu’il était resté sur ce lavage inachevé, ou tout du moins trop expéditif. Heureusement, socialement s’entend, le sujet du dîner portait pour l’instant sur les États-Unis. Sujet qu’ils déroulaient machinalement, comme au bon vieux temps de leur mythomanie. Et puis le rôti était presque prêt, alors, fidèle au rituel, Laurence appela Hector en cuisine. Il se leva en soufflant, résigné à se faire tâter les testicules.
Comme d’habitude. De plus en plus excité, il prit cette fois-ci les devants, et posa sa main sur les seins de Laurence. Choquée, outrée, elle le gifla sur-le-champ : « Non mais, ça ne va pas ! Gros porc !... » Il resta sans voix et embarqua le rôti. Encore tout ébaubi sur le chemin le menant à la table, il n’en revenait pas de ce qu’il venait de découvrir : la nymphomanie est un sens unique.
Brigitte avait lavé les vitres, Hector chaud bouillant s’était pris une surprenante gifle, ce dîner paraissait bien prometteur. Et le fantasme n’était toujours pas en marche. Le fantasme somnolait tout près du dessert. Avant, il fallait digérer ce rôti un tantinet sec. Mais avec ce qui avait été dit à l’apéritif, il était hors de question de critiquer quoi que ce soit. Tout était exquis, mais pourrait-on, pour la douzième fois ce soir, avoir encore un peu d’eau ?
« Vous trouvez ça sec ? s’inquiéta Laurence. — Bien sûr que non », répondirent en chœur des gorges sèches. Ce rôti, on l’aurait bien noyé dans un océan de sauce avant de le manger. Enfin, le dessert acheva ce dîner piteux par une île flottante en forme d’apothéose médiocre. L’île proprement dite luttait pour ne pas couler et Marcel, en amateur de bons mots, rebaptisa la chose en Titanic flottant.
Brigitte hésitait ; elle n’était plus vraiment certaine de vouloir assouvir son fantasme. Surtout, elle ne pouvait assurer que cette envie sensuelle n’était pas uniquement une réponse au lavage. Une façon vitale, selon elle, d’équilibrer leur couple. À vrai dire, en se remémorant tous ces moments érotiques dans la pénombre de sa chambre d’adolescente pucelle, ces moments où elle se touchait de manière encore imprécise, il lui arrivait d’avoir d’étranges images en tête. Elle imaginait un homme qu’elle aimerait, un homme qui par amour pour elle serait capable de... Non, ce n’était pas possible qu’une telle chose ait pu lui passer par la tête... Chacun avait son fantasme, se répétait-elle en buvant encore un peu de ce punch heureusement traître. Le vertige progressant, elle prenait de l’assurance, et son désir crescendo, pour une fois, n’agoniserait pas dans la frustration...
Elle fit un signe à Hector.
Alors.
Alors, il se leva subitement, et commença à se déshabiller.
En prévision de ce qui était prévu, il s’était vêtu d’une simple chemise et d’un pantalon sans ceinture.
Ainsi, il fut nu en quelques secondes. Terriblement gêné, il lança un regard amical à Marcel. Ce dernier qui avait recueilli les confidences du lavage ne fut pas vraiment surpris. En revanche, Laurence surjoua la prude (décidément) en se cachant les yeux. Le sexe d’Hector était un sexe assez court, peu encombrant. Brigitte était de plus en plus excitée à l’idée que son homme fût la cible des regards (Laurence avait quand même retiré ses mains pour analyser l’anatomie hectorienne).
« On peut te demander ce qui t’arrive ? demanda Marcel.
— Rien... C’est juste que je voulais avoir votre avis sur mon sexe. Il n’y a qu’à des amis que je peux me permettre de demander ça. C’est très gênant pour moi, mais j’aimerais que vous soyez francs...
— Écoute, tu nous prends de court...
— Ah, je m’en doutais... vous le trouvez petit ?
— Mais non, ce n’est pas ça, rassura Marcel.
C’est juste qu’on n’a pas beaucoup de points de comparaison. Moi, je n’en ai pas vu beaucoup à part la mienne... Et Laurence, je crois pas qu’elle en ait vu plus de deux avant moi... »
Laurence manqua de s’étouffer. Puis s’énerva :
« Bon, je trouve ces manières très déplacées !
Tu viens dîner chez nous, on n’est pas dans un club échangiste ! Mais si tu veux tout savoir, ton sexe est dans la moyenne, ni plus ni moins... Il est sans intérêt, n’a aucune qualité particulière... Il me paraît un peu flétri sur sa zone pré-testiculaire... (s’emballant subitement :) Le gland est quant à lui légèrement dichotomique... Tu m’as tout l’air d’être un éjaculateur précoce... Enfin, je ne peux en être tout à fait sûre... (en criant :) En tout cas, t’es un sprinter !
Pas de doute là-dessus ! C’est une bite de sprinter!»
Elle s’arrêta subitement en considérant les visages hallucinés de ses convives. Mais, très vite, l’étrangeté de ce moment fut engloutie dans l’étrangeté de cette soirée. On n’avait plus l’énergie de s’arrêter sur des détails (enfin...).
Hector guettait du regard un signe de sa femme ; elle lui permit de se rhabiller. Sur ce, ils se levèrent et partirent en remerciant chaleureusement pour cette délicieuse soirée. À vrai dire, ils n’allaient pas s’éterniser après leur acte terroriste. Et puis, comme souvent, une fois les sexes dévoilés, on n’avait plus grand-chose à se dire. Marcel et Laurence mirent la subite extravagance de leurs amis sur le dos de leur récent voyage aux États-Unis. Les Américains ont dix ans d’avance sur nous, affirma Marcel. Je ne serais pas étonné que bientôt les hommes montrent leur chose à la fin de tous les repas.
L’été prochain, ils partiraient sûrement à Chicago.
Ainsi le fantasme de Brigitte était qu’Hector montrât son sexe. Plus précisément, son fantasme était que la bite de son mari soit un sujet de discussion, que tout le monde l’analyse comme un insecte sous une loupe. Elle avait aimé son petit visage tout gêné de petit homme chéri. Il avait été si brave qu’elle laverait les vitres toute la nuit s’il le voulait. Chacun avait assouvi son fantasme. Ils étaient enfin un couple comme les autres (allaient-ils envisager l’achat d’un pavillon en banlieue ?). Ils décidèrent de rentrer à pied. Sous la lune, ils marchaient main dans la main, en croisant tous ces autres couples amoureux qui marchaient main dans la main. Paris est une grande ville pour tous ceux qui s’aiment d’un amour si commun. Minuit. La tour Eiffel scintillait avec précision, derrière la magie il y avait toujours des fonctionnaires. Et c’est au bord de la Seine qu’Hector eut l’intuition suivante :
« Est-ce que c’était vraiment ton fantasme ? »
Brigitte se mit à rire.
« Bien sûr que non, ce n’était pas un fantasme !
Mes fantasmes sont bien plus simples que ceux-là... Mes fantasmes sont de faire l’amour dans un cinéma ou un ascenseur... J’ai juste voulu savoir ce que tu étais capable de faire pour moi, par amour...
Après tout, je vais laver les vitres toute ma vie pour t’exciter... petit pervers ! Alors, je voulais vérifier si tu le méritais... Allez viens, j’ai l’impression que les vitres sont sales chez nous... »
V
Tout était comme au temps des meilleurs jours.
Hector voulait emmener Brigitte à la Bibliothèque, respirer le fœtus de leur amour. Devant l’ Atlas des USA, leurs mains se retrouveraient naturellement.
Les mains n’avaient pas de cerveau mais une mémoire de l’amour. À l’entrée, ils se séparèrent pour pouvoir créer un hasard devant leur livre. Brigitte pensa à ce livre de Cortázar où les amants marchent dans la rue jusqu’au moment où ils se rencontrent — enfin. Elle l’avait lu le jour de ses dix-huit ans, alors qu’elle était en vacances chez un oncle un peu gros. En passant devant tous ces étudiants, elle effleura sa jeunesse en souvenir. Sa vie lui paraissait surréelle, et pourtant en contemplant toutes ces nuques statiques, elle comprit à quel point elle aimait cette vie qui sortait de l’ordinaire.
Le surréel était une langue qui la chatouillait dans le cœur. Elle se mit à marcher plus vite, c’était ce moment où, dans les films, on cadre sur l’héroïne.
Plus rien alors n’existe que le mouvement des jambes. La musique gâche toujours ces scènes. On devrait interdire la musique sur les femmes, le silence est leur mélodie.
Ils se redécouvrirent devant le livre, et s’embrassèrent devant les reliures rouges.
Souvent, il suffit d’être un peu heureux pour ne plus s’apercevoir du malheur des autres. Dans le cas présent, il s’agissait plutôt du contraire. Depuis qu’il avait compris la douleur de son frère, Ernest s’était rapproché de lui. Le jour de l’anniversaire, il n’avait pas cru à l’alibi de la chute (tant de fois, il avait été témoin des dérives de son petit frère). Hector lui avait tout raconté. En le persuadant qu’ils étaient un couple comme les autres, Brigitte lui avait ôté toute culpabilité. Il était maintenant capable d’évoquer sa fascination pour le lavage de vitres.
Drôle de fantasme, pensa Ernest. Hector précisa alors qu’il s’agissait encore et toujours de la collectionnite. Régulièrement, sa femme assouvissait ses désirs pour lui permettre de survivre.
« Tu es le plus heureux des hommes ! » s’extasia Ernest.
Hector parut surpris, et demanda si Justine ne le satisfaisait pas sexuellement. Pour la première fois, ils avaient une discussion sur leur rapport avec les femmes. Ernest, en voulant parler de lui, se mit à bégayer. L’apparence de sa vie réussie se transforma en une masse incertaine, presque floue. Il ne s’était jamais autorisé à être un sujet de discussion. À vrai dire, il n’avait jamais trouvé un être humain capable de jouer le rôle de meilleur ami. Alors son frère nouvellement épanoui le poussa à se confesser.
Justine n’était pas le problème. Justine avait un corps qui eût fait fantasmer n’importe quel adolescent, et n’importe quel homme se prenant éternellement pour un adolescent. Elle avait une façon assez rare d’être dans un lit. Mais le temps, dans sa tragédie la plus cliché, avait anéanti leurs jeux érotiques. Ernest se mentait ; il savait qu’il s’agissait moins de l’usure du temps que de son amour inaltérable des femmes. Il l’avait trompée avec Clarisse, et les traces des ongles avaient failli mettre un terme à leur mariage. Peut-être les choses auraient-elles dû se passer ainsi? Par faiblesse (le mariage rend faible), par peur d’une certaine solitude propice à toutes les dérives, ils s’étaient retrouvés. Elle lui avait pardonné, ce qui voulait dire qu’elle n’avait pas réussi à imaginer sa vie sans lui. Cet écart sexuel fut la seule fois où elle avait su que son mari la trompait.
Elle restait persuadée que cette femme avait été sa seule maîtresse. Elle se trompait ; Ernest n’avait cessé de se créer toutes sortes d’histoires pour vivre.
Obsédé par les femmes, leur mouvement et leur grâce, il ne se souvenait pas d’un seul instant dans sa vie où une femme, inconnue ou presque connue, ne l’avait pas hanté. Pendant ses pauses-déjeuner, il lui arrivait de marcher dans la rue juste pour voir les femmes marcher. Cette tyrannie à l’air libre faisait de lui un esclave assis dans la dictature sensuelle.
Pourquoi lui racontait-il tout ça ? Hector trouvait cette histoire assez commune. Il pensait qu’il n’y avait rien de pathologique à une telle passion, que beaucoup d’hommes aimaient les femmes d’une manière excessive, hystérique. Il ne comprenait pas qu’Ernest l’enviât dans sa passion fixe. Sa passion pour le lavage était incroyablement monogame. Non seulement, il n’aimait que sa femme, mais en plus, il aimait en elle une action précise ! Pour tous les hommes épuisés par le mouvement incessant des talons aiguilles, Hector pouvait apparaître comme un mythe de repos. Ce qu’il considérait comme une tyrannie pathologique était un paradis aseptisé.
Ernest rêvait d’aimer Justine à la folie quand elle laverait les vitres. Il voulait, lui aussi, tâter de la fascination sensuelle sédentaire.
Se retrouvant seul, Hector eut un sentiment de dégoût. Les gens qu’on admire n’ont pas le droit de nous proposer leur faiblesse. Ce frère qui avait été un référent venait de s’envoler comme l’air d’un ballon crevé. Sa femme l’avait déculpabilisé, son frère venait de le mythifier, lui qui avait été la dernière roue du carrosse social devenait subitement un homme stable. À ce rythme-là, on ne tarderait pas à le considérer comme charismatique. Un homme stable, l’expression le fascinait. Bientôt, on lui demanderait des conseils, et il saurait y répondre. Il lirait les pages saumon du Figaro, et voterait enfin à droite. Alors qu’il divaguait gentiment (il faut croire qu’ils s’étaient passé le mot), Gérard débarqua à l’improviste.
« Ma sœur n’est pas là ?
— Non, Brigitte n’est pas là.
— Ça tombe bien, c’est toi que je venais voir. »
Avant, personne ne venait jamais le voir à l’improviste.
Hector et son beau-frère ne s’étaient pas vus depuis la fameuse affaire du chantage ayant eu pour conséquence une torture. Cet épisode, il va de soi, n’avait jamais été connu de personne d’autre ; les ennemis dans la violence s’unissent souvent dans le silence. Ils conservaient tous deux un merveilleux souvenir de leur après-midi sportive, et extra-sportive. Ils se serrèrent dans les bras, un instant assez long dans ce samedi. Gérard scruta le visage d’Hector et, en fin connaisseur, admira sa grande capacité à cicatriser. Il n’existait pratiquement plus aucun souvenir du passage à tabac. Y compris pour les dents puisque deux nouvelles dents avaient propulsé dans l’oubli, par le charisme de leur calcium, celles qui avaient été cassées.
Hector proposa un café, ou n’importe quelle sorte de boisson qui prouverait son élan convivial. Gérard, depuis plusieurs semaines, avait beaucoup réfléchi.
Son cerveau n’ayant pas l’habitude d’un tel emploi frôla une surchauffe presque dangereuse. Le motif de ses réflexions : le mensonge de sa vie. Ce n’était plus possible de continuer ainsi ! On n’avait pas le droit de se faire aimer et admirer pour de fausses raisons.
Avant la menace de son beau-frère, il avait pourtant oublié qu’il s’agissait du pur produit de sa mythomanie. À force de rabâcher ses faux exploits, il s’était persuadé qu’il avait gagné Ouarzazate-Casablanca. Si tout le monde le croyait, ça devait forcément être vrai. Et puis, il y avait les amis du photomontage (les voisins) : eux aussi, ils utilisaient la photo pour prouver leur présence sur le podium de la fameuse course. Alors, tous les trois, il leur arrivait de se remémorer la course, inventant à chaque fois des détails de plus en plus rocambolesques. Comment ne pas y croire dans ces conditions ? Jusqu’au jour où Hector était venu ébranler le mythe de sa vie. Après l’agression, il ne pouvait plus se regarder dans un miroir ; de l’autre côté, on ne trichait pas. C’était un problème de confiance en soi. Il demeurait persuadé que sa vie, sans cet événement, ne valait rien aux yeux des autres.
Aux yeux des autres.
Hector reprit mentalement cette expression. Tout lui paraissait d’une grande simplicité. Toute sa vie, lui aussi, en accumulant les objets les plus absurdes, avait voulu paraître important en se construisant une identité matérielle. Élevé par une moustache et une soupe, ses repères avaient produit du vent. Ouarzazate-Casablanca était une collection comme une autre. Chacun trouvait sa nourriture fantasmatique.
L’Hector déculpabilisé expliqua à Gérard à quel point il ne devait rien dire. Il fallait assumer, et conserver les sources de ses bonheurs.
« Est-ce que tu es heureux quand tu parles de cette course ? »
Le visage illuminé de Gérard valait tous les discours. Il n’avait pas le droit, sous le prétexte absurde de la transparence, de s’amputer de sa plus grande jouissance. Car c’était sa façon de jouir, l’admiration qu’il suscitait dans le regard de ceux qu’il aimait.
La recherche de la lumière pouvait paraître saine, mais elle ne rendait pas forcément heureux. Il ne fallait pas chercher à anéantir nos mensonges et nos pulsions. Les admettre pouvait suffire. Il repensait à son frère et à sa souffrance sous la dictature des femmes. Il pourrait trouver les mots, maintenant. Gérard observait le visage d’Hector. Après un silence, il confirma qu’il ne fallait surtout rien avouer. C’était le conseil de celui qui avait voulu le dénoncer ! C’était à ne plus rien y comprendre. Et c’était une sensation que Gérard connaissait bien, ne rien comprendre.
Convaincu par son beau-frère, Gérard respira un bon coup en jugeant bien absurde ces semaines passées dans l’interrogation. Au fond, il savait très bien qu’il n’aurait jamais pu avouer. Comme dans l’affaire Romand, il eût été dans l’obligation de fusiller ses parents en leur avouant la vérité. Sa sœur rentra enfin. Il la trouva belle, mais il ne parvint pas à en déduire qu’elle s’épanouissait complètement.
C’est vrai qu’elle se sentait de mieux en mieux. Brigitte se jeta sur son frère, si heureuse de le revoir.
Elle lui tâta les muscles, et considéra que sa récente disparition résultait d’une grande occupation à peaufiner sa condition d’athlète de haut niveau. Il répondit qu’elle avait complètement raison, non sans avoir jeté discrètement un coup d’œil vers Hector. Ce dernier lui fit un signe complice. Quand on vit sur un mensonge bien huilé, les choses roulent très facilement. Les autres passent leur temps à faire des hypothèses, à poser des questions, si bien qu’il suffit au menteur de dire oui ou de dire non.
Brigitte, en sublime femme d’intérieur, n’était jamais prise au dépourvu quand un invité familial s’invitait. Il y avait toujours deux trois bricoles (expression coquette) qu’on pouvait réchauffer à la va-vite. On l’entendait même rire en cuisine, seule et si heureuse. Ne frôle-t-elle pas un peu l’hystérie?
se demanda son mari. Et puis, il pensa à autre chose, pour ne pas dévier vers une envie de lavage qui eût été gênante devant Gérard.
Le téléphone sonna.
« Je suis en cuisine, peux-tu y aller, mon amour ? »
Hector se leva. C’était Marcel. Il n’était donc pas fâché pour le dîner nudiste, quel soulagement !
Hector n’avait pas osé appeler après ce qui s’était passé, bien trop embarrassé pour expliquer toute l’histoire. La voix de Marcel était incroyablement pétillante. Laurence était toute proche puisqu’on entendait son souffle fort... Elle chuchota : « Alors, qu’est-ce qu’il dit ? » Marcel avait bouché le combiné pour répondre à Laurence : « Mais attends, comment veux-tu que je lui parle, si tu me colles comme ça ! Laisse-moi d’abord détendre l’atmosphère ! » Si Marcel avait toujours été incroyablement sympathique avec Hector, la conversation qui s’annonçait semblait surpasser tous ces moments de sympathie. On pouvait carrément dire que Marcel cirait les pompes de son ami. Il disait que ça faisait un bail qu’ils ne s’étaient pas vus, qu’il lui manquait, qu’il faudrait un jour se faire un voyage à quatre, et bientôt un nouveau dîner (pas une seule allusion à la scène d’exhibition), etc. Enfin, il demanda comment allait Brigitte. Marcel s’arrêta et reprit son souffle.
Oui, comment va-t-elle ? Hector avoua qu’il avait décelé chez sa femme un début d’hystérie, et il rit.
Marcel se jeta aussitôt sur ce rire pour rire aussi.
Enfin, il osa demander : « Voilà, Laurence et moi, on aimerait bien... enfin, ça peut te paraître bizarre...que Brigitte revienne laver les vitres chez nous... »
Hector partit dans un fou rire, c’était incroyable d’avoir des amis aussi drôles. Et en voyant Brigitte sortir de la cuisine, il raccrocha car ils devaient manger.
Une fois à table, Brigitte demanda ce qu’ils voulaient et, surtout, s’ils n’étaient pas fâchés pour l’autre soir.
« Non seulement ils ne sont pas fâchés... Mais, Marcel vient de me faire une blague en me demandant si tu ne voulais pas aller laver les vitres chez eux !
— Ah c’est drôle ! Ils se vengent... »
Gérard ne comprenait rien à cette discussion, alors il reprit les choses en main, et évoqua, à tout hasard, Ouarzazate- Casablanca.
V I
Brigitte rendit visite à ses parents. Elle essayait d’aller les voir une fois par semaine. Quand Hector n’allait pas lui-même voir sa mère, il l’accompagnait toujours avec plaisir. Ses beaux-parents auraient été des parents idéaux. Simples, gentils, attentionnés, on pouvait même discuter avec eux de choses et d’autres. Depuis quelques mois, ils avaient terriblement vieilli. Surtout le père qui ne pouvait pratiquement plus marcher. Toute sa vie, il avait adoré quitter le domicile conjugal pour faire des promenades, plus ou moins longues. Il allait souvent fumer des cigarettes dans les cafés, et jouer aux cartes en racontant des stupidités sur les femmes. Sûrement, son couple avait tenu grâce à ses escapades. Ne pouvant plus marcher, ce qui le gênait le plus était incontestablement de voir sa femme toute la journée.
La vieillesse réduit l’espace vital des couples. On finissait l’un sur l’autre, comme si on se préparait pour la concession. À cet âge où l’on n’a plus grand-chose à se dire, il fallait enchaîner les banalités. Brigitte, lors de ses visites, se transformait en arbitre.
Elle attribuait les bons points, et ne cherchait pas vraiment à les réconcilier. Son père parlait de moins en moins, elle souffrait de ne plus trouver de sujets de discussion qui l’intéressaient. Il ne voulait jamais parler du passé. Ni du présent ni du futur finalement.
Alors, elle le regardait, cet homme vieux qui était son père. Son visage plissé par une peau aussi raccourcie que le temps qui lui restait à vivre. En l’observant, bien loin de déprimer, elle pensait plus que jamais qu’il fallait profiter de la vie. Le visage de son père, dans sa décrépitude, avait sûrement pesé dans son attitude pendant sa crise conjugale.
Brigitte débarquait toujours d’une manière très vivante ; et, avant de replonger dans le rien de son quotidien, son père soupirait : « Ah, c’est ma fille !»
Elle sortait faire des courses avec sa mère, elle apportait toujours des cadeaux pour faire vivre le lieu. Lors de sa dernière visite, la mère de Brigitte avait évoqué leur envie de quitter la France, pour aller dans une maison de retraite à Toulon. Ce serait nettement plus compliqué pour elle et son frère d’aller les voir ; n’était-ce pas une stratégie d’éloignement, comme un ultime palier avant la mort ?
Elle ne voulait pas trop y penser, elle restait sur des choses concrètes. Elle reparlait de Mme Lopez, l’adorable femme de ménage que sa mère avait virée pour un motif relativement flou : « Elle ne sait rien faire comme il faut ! » C’était peut-être une façon de se punir de ne plus être capable de le faire.
Brigitte s’énerva et dit qu’il fallait vraiment trouver quelqu’un d’autre. Ils n’allaient quand même pas s’enfoncer dans la crasse ? Elle demanda à son père ce qu’il en pensait, il s’en foutait royalement. Alors Brigitte n’eut d’autre alternative que de passer un petit coup d’aspirateur, et de faire la poussière sur les meubles. Quand elle constata la saleté des vitres, elle n’osa pas. Elle se mit à sourire, surtout en pensant au dîner chez Marcel et Laurence. Et puis, elle se lança. Le contexte était tellement différent !
En voyant sa fille s’activer, son père s’énerva sur sa mère : « La semaine prochaine, je ne veux rien savoir, mais tu rappelles Mme Lopez ! » C’était exactement ce que Brigitte voulait, remettre de la vie dans ce lieu, que son père s’investisse à nouveau dans le quotidien. Elle lavait tellement bien les vitres que sa mère en fut surprise... Elle pensa à l’expression « on dirait qu’elle fait ça tous les jours » sans savoir à quel point elle avait raison. Son mari lui demanda gentiment à boire ; cela faisait au moins trois décennies qu’il n’avait rien demandé gentiment à sa femme acariâtre. Sa gorge était subitement devenue sèche. Elle aussi avait soif. Pourtant, il lui semblait avoir bu un grand verre d’eau cinq minutes auparavant.
Après deux minutes d’un lavage effectué avec une grande efficacité, Brigitte tourna la tête. La vision lui rappelait celle de Marcel et Laurence. Ses parents, pour la première fois depuis si longtemps, étaient assis côte à côte. Réellement unis dans la contemplation.
« Que tu es belle, ma fille ! » lança la mère.
Le père, lui, se sentait gêné, encombré par une sensation aussi douce que malsaine. Il ne pouvait pas se permettre de l’avouer — c’était sa fille adorée — mais il lui semblait bien avoir ressenti une légère excitation. Elle avait une façon de laver les vitres si douce, si... comment dire... enfin... si...
« On n’est peut-être pas obligés de rappeler Mme Lopez... si ça ne te dérange pas trop, ma chérie... tu pourrais laver les vitres de temps en temps... »
Brigitte avait perçu dans le ton de son père une fragilité émotionnelle. Sa fébrilité était incroyablement touchante. Brigitte accepta de le faire. Elle avait ponctué son accord d’une moue délicieuse, à la manière des chipies toujours pardonnées. Après avoir lavé les vitres, elle embrassa avec tendresse ses parents. Elle sentait qu’il s’était passé quelque chose d’étrange. On aurait pu croire à partir de cet instant qu’ils allaient être enfin heureux. Son père fit un effort, qui lui avait paru jusqu’ici inhumain, en se relevant de son fauteuil pour se dresser aux côtés de sa femme ; sur le perron, et ensemble, ils faisaient des signes pour dire au revoir. Sur le chemin du retour, Brigitte laissa de douces pensées dériver en elle. Il lui semblait — et c’était une lubie sublime — qu’elle possédait subitement le don de retenir ses parents à la vie.
V I I
Il y avait en elle un nous-ne-savons-quoi d’incroyablement érotique. Brigitte lavait les vitres comme personne. Après l’émotion d’avoir vu ses parents dans une telle vapeur heureuse, elle admit l’étrangeté de ce qui s’était passé. Après son mari accro, et ses amis qui voulaient la faire revenir, c’était la troisième fois qu’elle provoquait un plaisir proche de la jouissance en lavant les vitres. Son père avait eu le même regard qu’Hector. Elle avait ressenti une gêne aussitôt chassée : inconsciemment, elle se savait seule responsable de la fascination passagère qu’elle suscitait. Chaque humain devait posséder un potentiel érotique fabuleux, mais rares étaient ceux capables de le trouver. Après son adolescence frustrante, et ses premières années de femme où elle s’était crue incapable de plaire à un homme, elle était devenue une puissance sensuelle. Lentement, l’excitation montait. Tout s’expliquait. Les gens l’observaient dans la rue, elle sautillait, et une seconde après, elle ne bougeait plus. Il était probable qu’on la jugeât folle.
Hector ne voulait pas faire de sieste aujourd’hui.
Il essayait, en vain, de trouver une occupation originale. Heureusement, Brigitte rentra en criant : « Je suis incroyablement érotique ! C’est de ma faute ! »
En homme de la maison, Hector prit ses responsabilités. Il caressa les cheveux de sa femme. Il fallait tout de suite la rassurer ; n’avait-il pas décelé chez elle un début d’hystérie ? C’est vrai qu’elle n’était pas très claire ; tout s’emmêlait dans son cerveau, elle essayait d’expliquer à son mari qu’il n’avait jamais replongé. Depuis leur rencontre, et comme il l’avait espéré, il n’était plus atteint de la collectionnite. Il essaya de la faire asseoir, et de lui servir un bourbon assez âgé, mais rien à faire, elle le secouait en répétant : « Mais tu ne comprends pas ? » Il bougeait la tête en s’inquiétant. Elle avait enfin tout compris (les femmes) alors il lui fallait encore un peu de temps pour comprendre (les hommes).
*
Hector n’avait donc jamais replongé. En rencontrant Brigitte (le corps de la femme, unique), il s’était guéri de la collectionnite. Mais, étrangeté romanesque, il était tombé sur la seule femme qui possédât un incroyable potentiel érotique en lavant les vitres. En voulant revivre coûte que coûte ce moment, en allant jusqu’à filmer le moment majeur, il s’était cru irrémédiablement atteint alors qu’il n’avait jamais été autant un homme comme les autres.
*
On ne pouvait aimer follement, et désirer accumuler d’autres objets. Hector en avait toujours été persuadé. Il était un homme rassuré qui venait d’apprendre, ce jour où il cherchait à éviter une sieste, la fin de sa maladie. À partir d’aujourd’hui, Brigitte ne laverait plus jamais les vitres ; il fallait se sevrer. Le couple étudia les méthodes possibles, et six mois plus tard, Brigitte ne lavait plus les vitres pour assouvir les désirs de son mari (ils avaient utilisé une technique américaine qui consistait à espacer progressivement les lavages (les Américains avaient l’art de considérer comme américaines les techniques évidentes)). Il arrivait à Brigitte, sans le dire à Hector, de laver les vitres pour son plaisir, comme ça, une sorte de masturbation. Ces jours-là, en rentrant, il sentait que les vitres étaient propres ; ses anciens réflexes. Il essayait de ne pas y penser, ce n’était pas toujours facile. Le couple soudé affrontait de temps à autre des débuts de rechute, et les anéantissait avec grâce.
Tout était du passé, maintenant.
Brigitte et Hector formaient une union stable qui avait résisté à de terribles péripéties. Ils étaient beaux (en tout cas, ils se plaisaient l’un à l’autre), ils étaient relativement riches, ils n’avaient plus de véritables problèmes psychologiques (subsistaient par-ci par-là deux trois phobies mais qui ne mériteraient certainement pas un livre), et ils avaient refait la peinture de leur appartement peu de temps auparavant.
Alors le projet vaguement évoqué à plusieurs reprises et toujours repoussé réapparaissait enfin au bon moment : le projet de faire un enfant. L’expression paraissait lourde, terrifiante. On appelait ça le fruit de l’amour. Pour faire un enfant, il fallait d’abord faire l’amour. Brigitte calcula les bonnes dates en expliquant à Hector qu’on procréait toujours mieux le jeudi. C’était un jour qu’il aimait bien. Il se reposa bien le mercredi, et fit de grandes performances le jour dit.
Hector ne fut jamais aussi fier que ce jour où il apprit avoir visé juste. On fêta dignement l’annonce, et Brigitte allait grossir progressivement. Elle voulait manger des fraises, et avait la nausée. Hector n’aimait pas les fraises, ça lui donnait la nausée. Les futurs parents pensaient au futur de l’enfant, à ses études brillantes, et aux drogues douces qu’on lui permettrait peut-être de fumer. À partir du septième mois, Brigitte devint vraiment très grosse. On lui demanda si elle hébergeait une équipe de football (les gens sont souvent très drôles). Le couple restait tout le temps à la maison. Hector allait faire les courses, et dans les rayons du supermarché, il ne pensait même plus aux collections. Son enfant, il ne pensait qu’à son enfant. Ils avaient décidé de ne pas savoir le sexe. Pour la surprise. Hector avait une peur panique de tout ce qui concernait la biologie ; il n’avait pas accompagné sa femme pendant les échographies.
Et il était peu probable qu’il assistât à l’accouchement.
Mais, le jour venu, elle le supplia de rester à ses côtés dans la chambre de travail. Tout en sueur, et avec des palpitations cardiaques anarchiques, il surmonta bravement son angoisse. Sa femme pouvait être fière de lui ; puis, il pensa que c’était plutôt à lui d’être fier d’elle... Brigitte poussait des cris, les cuisses écartées. C’était donc ça, le miracle de la vie.
La sage-femme annonça que le col était à moitié ouvert, ce qui voulait dire qu’il restait encore une moitié à vaincre.
Le col s’ouvrait donc millimètre par millimètre ; chaque humain, en arrivant sur Terre, faisait sa star.
On était un événement, un heureux événement.
L’enfant profitait de ses derniers instants de grande plénitude, et il avait bien raison car il y avait peu de chances qu’un jour il pût revivre ces mêmes sensations ; à moins de se baigner nu dans une eau glaciale après avoir bu trois litres de whisky irlandais.
Hector sortit. Tout le monde était là : sa mère, les parents de Brigitte, Gérard, Ernest en famille, Marcel et Laurence... La maternité accueillait tous les personnages d’une vie. On soutenait Hector, on lui répétait que les pères sont les aventuriers des temps modernes. Il aimait bien cette formule ; il se demandait quel était le con qui avait pu dire une telle connerie, mais elle lui convenait. Et c’est vrai qu’il avait une tête d’aventurier avec sa barbe de trois semaines (il ne pouvait plus se raser car, par solidarité avec Brigitte, il avait préparé lui aussi sa valise pour aller à l’hôpital le jour de l’accouchement ; dans cette valise, il avait mis sa trousse de toilette). Il remercia tout le monde d’être venu, et il promit de repasser dès qu’on aurait du nouveau. Quel homme il était, on pouvait compter sur lui dans les grandes occasions. Il allait devenir père, et sentait que c’était un rôle à sa mesure.
Brigitte cria, alors on accentua la péridurale. Hector était de nouveau à ses côtés, il semblait serein. Il trouvait que sa femme était belle comme une femme qui va accoucher. Elle poussait de plus en plus fort. La sage-femme coupa une mèche de cheveux à l’enfant dont on apercevait le crâne gluant. Hector contempla cette mèche avec une si grande émotion...
D’une manière ultra-fugitive, il ne put s’empêcher de penser à la collection de Marcel. Il s’agissait d’un réflexe de sa vie antérieure qu’il ne maîtrisait pas complètement ; même s’il ne collectionnait plus rien, il continuait de penser très souvent aux collections. Bref, ce fut l’espace d’une seconde, mais il pensa : si c’est une fille, voilà une mèche qui serait le joyau de la collection de Marcel... Et il se concentra à nouveau sur la progression de son enfant ; ce bébé si intelligent s’était parfaitement placé pour sortir.
La seconde sage-femme appuyait sur le ventre de Brigitte pour aider l’enfant à sortir. Le crâne enfin apparut presque entièrement ; on eût dit un cône.
Hector ne voyait rien encore de son enfant, et déjà il lui parut comme la grâce incarnée.
Accompagné de cris de poussée, l’enfant sortit et cria à son tour. On le posa sur le ventre de la mère... c’était une fille ! Hector versa les plus belles larmes de sa vie. Il sortit une seconde pour crier dans le couloir : « C’est une fille ! »
Il contempla la merveille qui poussait des petits cris dans les bras de sa mère. Ma fille, ma fille, Hector ne pouvait penser à rien d’autre. Il venait de se reproduire. Elle était vivante, sa fille ; vivante et unique. Il avait lu dans les livres spécialisés que l’enfant restait quelques minutes sur sa mère avant d’être emmené pour son premier bain. Étrangement, la scène n’avait pas duré plus d’une trentaine de secondes. La seconde sage-femme avait pris sa fille sans même lui demander de venir. Dans les livres, on racontait que le père, s’il était présent, donnait le premier bain au bébé. Et là, rien. On ne l’avait même pas regardé... Il avait à peine eu le temps d’observer sa fille. Il tenait toujours la main de Brigitte et, subitement, elle le serra très fort en criant. C’était comme si on avait fait marche arrière.
Dans la salle d’attente, toute la famille s’embrassait. Une fille, c’est une fille, on reprenait en chœur.
Hector n’avait pas tort : on faisait marche arrière.
Le cerveau embrumé, il ne pouvait encore préciser mentalement ce qui lui apparaissait comme un étrange concept. Brigitte qui frôlait l’épuisement était soutenue par une nouvelle infirmière, il lui fallait du courage. Elle écrasait la main d’Hector.
Enfin, il put clairement exprimer l’évidence : des jumeaux ! Elle ne lui avait rien dit, mais elle n’était pas enceinte d’un seul mais de deux bébés ! Pour le coup, il manqua de s’évanouir. La sage-femme lui conseilla de s’asseoir. Son émotion gênait tout le monde. Il observa ainsi la naissance de son second enfant. Cette fois-ci, il s’agissait d’un garçon ! Hector embrassa sa femme, et comme pour sa première fille, on posa le bébé sur le ventre de la mère.
« Mais tu ne m’avais rien dit..., balbutia Hector.
— Non, c’était une surprise, mon amour. »
Hector se jeta dans le couloir, et cria : « C’est un garçon ! »
Cette nouvelle annonce plongea tout le monde dans la perplexité, et surtout Gérard qui tournait dans tous les sens cette folle équation : « Mais c’est une fille, ou c’est un garçon... On ne peut pas être une fille, et un garçon... Enfin, si parfois, ça peut arriver...
Mais pas si jeune... Ou alors... » Il demanda une aspirine à une infirmière passant par là.
Ivres de bonheur, le père sur un nuage et la mère dans le cirage, les parents venaient de s’installer dans un autre monde. Hector voulut suivre son fils dans la salle où on le baignait mais, à nouveau, une sage-femme prit l’enfant. Dans un petit souffle, Brigitte avoua à Hector : « Je ne t’ai pas tout dit...
— Quoi ?
— Il s’agit de triplééés ! »
Une contraction cisailla le mot. Et Brigitte se remit à pousser avec les quelques forces qui lui restaient. C’était une femme exceptionnelle, trois enfants d’un coup. Hector la regarda comme si elle était une extraterrestre. Il l’aimait d’un amour supé
rieur. Courageuse, elle mit au monde une seconde fille et, soulagée, fondit en larmes. La petite fille alla rejoindre son grand frère et sa grande sœur pour les examens médicaux et, quelques minutes plus tard, la sage-femme annonça que les trois bébés se portaient à merveille. Elle ajouta qu’elle avait rarement vu un accouchement de triplés se dérouler aussi facilement.
Les trois enfants furent placés côte à côte ; ils semblaient identiques comme les trois pièces d’une collection. Hector n’en revenait pas d’être le géniteur de ces trois êtres humains. Il embrassa sa femme, et dans ce baiser il déposa tout le courage qu’il leur faudrait. Les pères sont les aventuriers des temps modernes, il repensa à cette expression. Avec trois enfants d’un coup, il méritait au moins l’appellation de héros.
F I N
Novembre 2002-Août 2003,
Ouarzazate-Casablanca
D U M Ê M E AU T E U R
Aux Éditions Gallimard
I N V E R S I O N D E L’ I D I OT I E .
E N T R E L E S O R E I L L E S .
L E P OT E N T I E L É ROT I QU E D E M A F E M M E (Folio no 4248).
Aux Éditions Flammarion
E N C A S D E B O N H E U R .
Aux Éditions Emmanuel Proust
P O U R QU O I TA N T D ’ A M O U R , trilogie en collaboration avec Benjamin Reiss.