Pamela
Je grimpais sur les toits comme une chatte, un lynx : silencieux, rapide, feutré.
Depuis toujours, depuis que, enfant, je fuyais là-haut pour pas qu’on me trouve.
Ce n’étaient pas les toits du Quartier, c’étaient les toits de la vieille ville, et ils ne sont pas comme les toits d’une autre ville. Peut-être ils ressemblent un peu – mais un peu seule-ment – aux toits du Nicaragua. Mais ceux-là, ils sont… temporaires, improvisés, mis là sans soin, sans… passion, comme… comme s’ils avaient été mis là… à la sanfasò, la sans-façon.
Dans le centre historique de Naples, non, c’est pas comme ça, c’est différent.
Il faisait nuit, j’avais éteint les trois portables. Je montai jusqu’à la terrasse de l’immeuble mais ça ne suffisait encore pas : je grimpai sur une gouttière que je connaissais et dont je savais qu’elle supportait le poids d’un homme et j’arrivai… sur le toit d’un étage supplémentaire : le point le plus haut où je pouvais arriver sur l’immeuble ancien que j’avais escaladé, quatre étages que chacun avait dédoublés à l’intérieur et où chaque pièce avait été divisée en trois. Ils avaient appelé l’architecte que don Rafele avait installé à la Commune voilà longtemps et ils lui avaient dit de créer le plus d’appartements possible, de toute façon c’était des étudiants qui devaient les louer. Et ils payaient bien, passqu’on trouve pas de logement, surtout llà, près de l’université.
Après qu’il s’était pris pratiquement tout le Quartier, don Rafele se prit aussi cette partie de la ville : il en avait chassé les vieilles, les femmes seules, les ffamilles qui lui plaisaient pas, il s’était raflé quasi gratis les appartements vides de la zone et gérait tout le marché immobilier. Ceux qui ne voulaient pas vendre se faisaient choper la nuit et tabasser ; s’ils continuaient ou aggravaient même les choses en allant porter plainte, alors on leur enlevait un enfant, on ouvrait le gaz chez eux pendant qu’ils étaient sortis, on tuait le chien, on leur passait quinze coups de fil par nuit, on les volait sans arrêt et ainsi de suite. De toute façon, don Rafele n’avait rien à perdre, il avait les hommes qui faisaient ce métier, quoi qu’il arrive il devait les payer, autant les mettre au boulot. Et leur métier c’était de faire chier, de rendre la vie impossible, de terroriser. Passque ce quartier, ça signifiait des sord’, des sous, un gros tas de sous. Quelques individus avaient tenu le coup pendant quelques années puis, épuisés ou vaincus par le fait que la fille ne rentrait pas ou qu’elle avait été violée, ils s’en étaient allés et avaient même laissé les clés de la maison avec un mot de bienvenue.
Don Rafele alors avait tout arrangé : d’en haut jusqu’au premier étage les Italiens et les étrangers, s’il y en avait, les Napolitains dans les bassi, les gens de l’organisation dans les caves, ’e nir’, les Nègres, sept par chambre, et plus bas encore, pratiquement juste au-dessus de la ville grecque, ’e cinis’, les Chinois, à dix par pièce, puisque ceux-là sont plus petits. C’est pas comme avec les Noirs : il y en a qui font deux mètres et d’autres qui ont un torse d’un mètre quatre-vingts, où tu les fous, putain ? Les Chinois, non, tu en mets un par tomette, même debout, passque ceux-là, ils dorment debout si tu leur dis de dormir debout.
À côté de la ville grecque, les cellules pour les interrogatoires et les cachettes pour tout ce qu’il y avait à cacher.
’A ville grecque, qui est-ce qui ne la connaissait pas ? Tout le monde savait qu’à dix mètres sous nos pieds, il y avait une cité grecque, mais tout le monde faisait semblant de rien. Personne ne pouvait y toucher. Et don Rafele n’arrivait pas à se décider : d’un côté, de temps en temps, il prenait un verre, une jarre, une pièce de monnaie, qu’est-ce que j’en sais merde, un truc antique, et le vendait à prix d’or. Mais d’un autre côté, son idée, une fois je vis le projet sur une table, c’était de tout démolir, de découvrir tout le quartier et de faire sortir à la lumière du jour la ville grecque : une nouvelle Pompéi. Un centre qui pouvait attirer des millions de touristes de la planète entière. Un truc propre et sans risque, mieux, un événement culturel. Sinon que, peut-être qu’ils ne pouvaient pas la laisser gérer par don Rafele, c’était un truc trop… de l’État pour que ce soit lui qui le gouverne comme si même la Grèce antique était à lui. Lui, il pouvait avoir sans doute une société qui gérait quelque chose, le reste il devait l’abandonner, c’était o Stato, l’État qui devait le faire.
– Mais ici, song’ ’o Stato, l’État c’est moi. Moi seulement, s’était-il énervé cette fois où le chef des ministres était venu seul, vraiment seul, sans escorte, sans personne, dans le Quartier.
Le chef des ministres, il ne dit rien : c’était vrai. Et puis, s’il avait été élu, c’était aussi grâce à don Rafele qui avait rassemblé la cupola italienne, c’est-à-dire l’état-major de toutes les mafias, et ils s’étaient réparti les tâches. Et ce type le savait, donc il baissa la tête et ne dit rien.
Ils pouvaient tout lui donner à don Rafele, mais la cité grecque devait être propriété de l’État. Après, il pouvait se gérer tout ce qu’il voulait, on pouvait tout faire, mais la pro-priété, la propriété seulement, il ne pouvait pas l’avoir, il ne pouvait pas la garder.
– Ça, c’est impossible, don Rafele… il faut que vous compreniez. C’est comme si on vendait le Colisée à une per-sonne privée… c’est… impossible…
– Impossible, hein ? Alors, je me la garde comme ça… sous terre, mais… à moi. Ou bien j’abats tout et je fais dix, cent, mille gratte-ciels, comme ça la cité grecque ne sera plus qu’un souvenir. Au revoir, monsieur le premier ministre.
Lui, mortifié et, d’après moi, se chiant un peu dessus, s’en alla sans rien dire : Paolino l’accompagna dans le souterrain qui partait directement de dedans la maison de don Rafele et qui continuait sur deux kilomètres. Une partie à travers tout un système de passages secrets arrivait dans un palais où il y avait un important bureau national, de sorte que le président du conseil pouvait avoir disparu passqu’il s’était enfermé dans une pièce privée après une réunion.
En tout cas, moi, cité grecque ou pas, j’en avais rien à foutre, je voulais seulement regarder les toits, ’a capa, la tête de la ville. Mais du dehors, depuis le cœur même de la ville.
De la terre, on ne voit rien : entre les motos, les magasins, les filous auxquels il faut faire attention, les minots qui te crachent dessus, les contrebandiers et les putains, tu ne peux pas regarder en haut, tu dois rester concentré et regarder autour de toi. Mais si tu lèves le regard, alors… alors c’est autre chose. C’est un autre quartier, une autre ville, une autre, différente.
Passque les toits, llà, ils se sont… accumulés, les uns par-dessus les autres, toujours différents, jusqu’à occuper tout l’espace disponible, jusqu’au ciel.
Parce que, après le dernier étage, là où habite Vicenzino “tire-tire”, par exemple, il y a une terrasse et sur la terrasse, Mme Flora a construit un autre étage en maçonnerie et alumi-nium blanc, avec les volets et la parabole pour prendre les télévisions qui diffusent des chansons napulitane. Mme Flora est llà passque sa fille, qui habite au deuxième étage, l’a chassée de la maison et elle, qui avait un peu de sous de côté, s’est fait construire le penthouse, comme elle l’appelle. Mais don Fer-nandino, du troisième étage, ça faisait des années qu’il voulait s’agrandir passque avec sept enfants il n’avait jamais pu avoir d’atelier pour faire ses sculptures, passque lui, il dit qu’il a toujours bouloté à la Commune pour manger mais que sa passion et son talent, c’est de faire le sculpteur. Et alors, il a mis quatre poteaux verticaux, un toit d’eternit vert ondulé que quand il pleut on dort pas dans l’immeuble vu qu’on dirait qu’on joue de la batterie, et il s’est fait son atelier, qui est plein de ce qu’il appelle des sculptures et qui à moi me paraissent des ordures.
Mais ensuite Franchetiello le poseur d’antennes qui a une boutique à côté de l’immeuble, apprenant qu’avait surgi un autre étage, avait demandé à pouvoir mettre une cabane au-dessus de Mme Flora, comme ça il pouvait faire ses expériences, passque Franchetiello est un génie qui sait tout cloner. Mais, le mieux, c’est de savoir cloner les cartes pour toutes les télé-visions. Lui, il les clone et puis il les donne à don Rafele qui les commercialise dans toute l’Italie et même à l’étranger. Alors, à Franchetiello, personne ne pouvait dire non, tout le monde a accepté. Mais, en échange, ils lui ont demandé de poser une antenne centralisée pour que les copropriétaires puissent tout voir. Et lui, qu’est-ce qu’il a fait ? Il a accepté : il a mis l’antenne et s’est vraiment fait sa cabane. Au début. Mais ensuite cette cabane est devenue un petit appartement. Mois après mois, cet appartement a grandi, jusqu’à ce qu’il ait dix pièces. Tellement il s’est agrandi, Franchetiello.
Ça n’allait pas. Alors, les copropriétaires ont protesté, quelqu’un a parlé avec don Rafele, et don Rafele a fait une pro-position intelligente : l’appartement de dix pièces sera divisé en deux, une partie sera louée, pour pas cher, à la nièce du chef de la police judiciaire qui doit faire l’université à Naples alors que son oncle ne la veut pas chez lui, et l’autre moitié sera louée, pour un peu plus cher, au fils de l’adjoint à l’Urbanisme de la commune qui doit se marier.
– Et Franchetiello, l’installateur d’antennes, don Rafe’ ? Lui, après, il se reprend l’antenne.
– Et Franchetiello se construit une autre cabane plus haut.
Et il en fut ainsi : la nièce du chef de la police judiciaire se fit son appartement bleu céleste passque ça lui rappelait la mer, comme elle disait, et elle laissa les cinq fenêtres. Alors que le fils de l’adjoint à l’Urbanisme de la commune ouvrit une énorme baie et construisit aussi deux balcons et fit tout d’un beau rouge éclatant, beaucoup plus violent que la couleur du palais, qui était d’un rouge clair et décoloré passqu’on l’avait pas repeint depuis deux cents ans. ’A muglier, la femme, ou plutôt la future femme, lui dit : “Ou on fait comme ça, ou je t’épouse pas. Moi, j’aime le feu. Je veux du rouge. Le rouge de la passion !”
Le garçon, le fils de l’adjoint, au lieu de la jeter vraiment au feu, lui fit plaisir et se la maria. Et au bout de trois mois, celle-là, elle lui avait déjà mis les cornes avec trois types différents, mais ça c’est une autre histoire.
La cabane, elle, était verte passque don Ferdinando lui avait mis l’eternit ondulé et s’était fait lui aussi un toit en maçonnerie, mais en jaune.
– Comme ça, ça me rappelle Mondrian, dit-il.
Mais personne le connaissait, ce Mondrian, de toute façon… En jaune, il peignit aussi le chauffe-eau extérieur passs-qu’il avait besoin d’eau chaude. Comme étaient jaunes les fleurs que la femme de Franchetiello mit tout autour de la cabane (cent mètres carrés) et donc…
Et cette nuit-là je m’étais mis sur le toit de la cabane et je voyais toute la ville, vu que maintenant l’immeuble était devenu un gratte-ciel. D’en bas, ça semblait encore un bâtiment de quatre étages mais quand tu montais, tu te rendais compte qu’il y avait dix étages en plus au-dessus.
On voyait même la mer, on aurait dit une bouche ouverte, peut-être qu’elle allait tous nous engloutir, elle attendait qu’on tombe, comme si toute la ville était en équilibre genre tour de Pise. Au premier tremblement de terre, au premier vent fort, à la première poussée, on finirait tous dans le noir. C’était ce qu’on disait mais on le disait depuis toujours et la ville ne tombait jamais. Mais ça ne veut pas dire que la situation s’arrangeait, c’était seulement qu’on s’arrangeait toujours, et toujours plus.
Moi, en partie… je me sentais comme si une partie de moi n’existait plus, comme si un bras à moi, une jambe à moi, une partie du foie s’en était allée avec Myriàm. Myriàm qui avait été déjà avalée, engloutie d’une seule bouchée.
L’autre partie, toute cette autre partie bien grosse, je l’avais perdue quand Pamela et les minots s’en étaient allés. Ils me manquaient à mourir, mais qu’est-ce que j’y pouvais ?
Une chose, je pouvais la faire, et ce fut ce que je fis, d’ailleurs c’était pour ça que j’étais monté llà : l’attendre.

 

Je l’avais appelée :
– Pame’ ?
– ...
– Pame’, réponds, c’est Gennarino…
– Qu’est-ce tu veux ?
– Je voulais t’entendre…
– Voilà, tu m’as entendue ! Je peux m’en aller ?
– Attends, Pame’, merde ! Ça fait un million de jours qu’on s’est pas parlés…
– Tu les as comptés ?
– Pame’, t’es où ?
– Pourquoi ?
– Pamela, merde, tu veux arrêter ça ? Écoute-moi cinq minutes…
– …
– Tu m’entends ?
– Oui.
– Pame’, faut que je te parle… faut que je te parle, de près… t’es à Napul’ ?
– Mais pourquoi tu me poses cette question ? Oui, je suis à Napul’, et alors ?
– Je pensais que… il faut que je te voie, Pame’…
– …
– J’ai… un problème, Pame’…
– Gennari’ que… t’as combiné quelque chose… ? Qu’est-ce t’as fait, Gennari’ ?
– Rien, Pame’… rien.
– Gennari’, moi j’ai les minots à protéger… Je veux être tranquille, t’as compris, Gennari’ ? Je veux rien avoir à faire avec tes problèmes, t’as qu’à te les résoudre, moi je peux rien faire…
– Mais… Pame’… Qu’est-ce que t’as compris ? J’ai rien fait, j’ai besoin de rien… en ce sens… c’est moi qui… je vais mal, Pame’.
– …
– Pame’ ? Qu’est-ce qu’y a ? Tu me crois pas ? C’est ’a vérité, je te dis pas de mensonges.
– Gennari’, moi je veux rien avoir à faire avec ces gens… je veux pas en entendre parler…
– Pame’, je te jure, je te jure que ça n’a rien à voir. C’est un truc à moi.
– …
– Même, écoute, faisons comme ça, voyons-nous… demain soir, tu peux demain ssoir ? Où on se voyait quand on était fiancés…
– Quand…
– T’as compris ? Sur cet immeuble… comme ça, personne nous voit…
– Gennari’ ?
– Oui, Pame’ ?
– T’es sûr ?
– Je te jure, Pame’.
– Alors… à neuf heures ?
– Très bien… neuf heures demain. Ciao, Pame’.
– …

 

C’est pourquoi j’attendais. Je m’appuyai au poteau de l’antenne et regardai la ville.
On ne voyait pas bien les étoiles, c’est-à-dire qu’on en voyait le peu qu’il y avait. On aurait dit qu’elles pleuraient, elles pleuraient des éclairs, qui tombaient d’en haut, tombaient de la nuit et lentement lentement finissaient sur la ville et restaient allumés. Une petite pluie de lumières qui se détachait d’en haut et tombait tout doucement jusqu’à se poser à terre.
De sur ce toit, on n’entendait pas la rue, c’était trop haut, on percevait à peine quelques motos qui avaient le pot d’échap-pement percé. Mais on entendait les bruits qui vous échap-paient dans la rue, les bruits depuis le troisième, le quatrième étage et la suite. Une femme qui se passait le sèche-cheveux, une télévision qui montrait un comique débile, une maman qui engueulait ses minots et… un piano.
Mais qui est-ce qui jouait du piano ? Ah… Filomena, Filomena Pirozzi. Elle jouait depuis vingt ans, mais personne ne l’entendait jamais, passqu’elle jouait doucement, toujours enfermée chez elle, au dernier étage, le sixième, de l’immeuble d’en face.
Elle jouait bbuon’, bien. Une musique classique… belle.
Comme ça la musique accompagnait les lumières qui se déta-chaient. Et qui étaient… les soupirs de Myriàm qui dimi-nuaient, les cris de Myriàm qui faiblissaient, mes pensées autour de Myriàm qui disparaissaient.
Le reste était tout pour Pamela. Mais Myriàm était morte ; Pamela, heureusement, toujours vivante.
J’aimais l’astronomie, j’aimais les planètes, les étoiles et aussi la musique que jouait Filomena Pirozzi, la vieille fille. Mais il me semblait que toute cette géographie là-haut commen-çait à ressembler à un pays qui perd ses couleurs, ses sons, ses larmes, et dont il ne reste plus que le noir de la mort.
J’espérais qu’une lumière qui tombait d’en haut vienne me prendre, m’illumine, m’enflamme même… Mais de toutes ces lumières, pas une ne tomba sur moi, ne me heurta : elles tom-bèrent autour de mmoi, près de mmoi, dans la ville, au-dessus du Quartier, mais moi, elles me laissèrent dans le noir. La même couleur que celle du ciel, la couleur de la mort qui était aux cieux.
Je me touchai les yeux, ils étaient ’nfus’, trempés. Je pleurais.
J’étais en train de pleurer ! Hormis la fois où ça m’était arrivé en Finlande, la dernière fois que j’avais pleuré, c’était quand j’étais petiot, comment me rappeler exactement… je ne pleurais jamais, je n’avais jamais pleuré…
Je me mis en colère ! Ça suffit, je pouvais pas me présenter à Pamela comme ça, elle allait arriver, je pouvais pas pleurer. Suffit, je devais réagir, je devais faire quelque chose.
De nouveau, je me sentis comme un tigre enfermé dans une cage.
Pourquoi ? Pourquoi l’avais-je appelée ? Qu’est-ce qu’elle pouvait me dire, Pamela ? Qu’est-ce qu’elle pouvait faire ? Elle pouvait seulement me cracher au visage et me dire que j’étais un con et n’omm ’e mmerda, un homme de merde. C’est sûr qu’elle ferait ça, quoi d’autre ? Après tout ce qui s’était passé… je pouvais pas toujours me considérer comme innocent…
Je me levai d’un bond, furieux, et commençai à des-cendre, à quoi ça servait de rester là-haut ? Peut-être que Pamela ne viendrait plus, il était neuf heures et demie et, si elle venait, j’étais pas loin de me sentir honteux, de quoi j’aurais l’air ?
Je voulais plus rester seul là-haut, c’était de la connerie ce que j’étais en train de faire. En quoi Pamela pouvait-elle m’aider ? J’étais adevenu irrécupérable, et puis, peut-être qu’elle s’était trouvé un autre homme, peut-être qu’elle vivait déjà avec un autre… Je me sentais seulement encore plus mal, alors autant…
Comme j’arrivai dans la rue, je me trouvai pratiquement nez à nez avec elle, elle avait la tête baissée et regardait à terre l’air pensif… Je l’appelai spontanément, sans même réfléchir si c’était bien ou pas.
– Pame’ ?
Elle leva la tête. Me regarda sans rien dire. Elle avait un visage triste, vraiment triste.
– Pame’, alors ? je demandai en m’essuyant bien les yeux que j’avais encore un peu humides.
Je sentais mon cœur se dilater.
– Gennari’…
– Pame’, mais qu’est-ce qu’y a ? Qu’est-ce que t’as ?
– Rien… mais on devait pas se voir en haut ?
– Oui, mais… Pamela, tu vas bien ? Je te vois, je sais pas… bizarre.
– Laisse-moi tranquille, Gennari’… qu’est-ce tu veux, pourquoi t’as voulu me voir ?
– Attends, Pame’, raisonnons un peu… maintenant… mais qu’est-ce t’as à être si pressée ? Viens…
– Où tu veux m’emmener, Gennari’ ?
– Tu te souviens ? Tu te souviens quand on était encore gamins et qu’on montait là-haut pour être un peu seuls ? Monte avec mmoi, viens.
Et je remontai une nouvelle fois, suivi par Pamela. Quand nous arrivâmes au sommet, nous nous mîmes à contempler le panorama. Nous restâmes ainsi longtemps. Puis, soudain, je compris que j’étais vraiment en train de me laisser gagner par l’émotion et alors, avant que d’autres larmes me viennent, je demandai :
– Écoute, Pame’, t’as pas l’impression que la mer va se manger toute la ville ?
– Gennari’, cette ville disparaîtra jamais. Personne y est arrivé, et pourtant beaucoup de gens ont essayé.
Je la regardai avec intérêt, avec admiration. Pamela comprit que je la regardais mais elle fixait la mer, llà, au fond, et elle réfléchissait, elle réfléchissait :
– Ils ont tout démoli, Gennari’ ils ont mis du poison par-tout, de tous les côtés, comme si ceux qui habitent là étaient des rats, et pourtant ils ont survécu, tout empoisonnés qu’ils étaient.
Pamela était immobile, comme trop concentrée. Et elle regardait la mer. Moi, je la regardais tout entière, et je la dési-rais, je voulais la couvrir de bbaisers, je voulais la serrer fort contre mmoi. Mais je n’avais pas le courage, si ça se trouvait, elle me balançait en bas, me faisait rouler dans les escaliers. Mais je vis une chose qui m’éclaira beaucoup : elle avait des yeux très tristes.
– Et puis ils nous ont pris l’eau, continuait-elle, et nous avons bu notre sueur. Et alors, ils nous ont retiré l’espace et on s’est mis les uns sur les autres. Puis ils ont essayé avec l’argent, mais là… on s’est toujours arrangés. Quoi d’autre, ils nous ont pris, Gennari’ ? Quoi d’autre nous nous sommes enlevé à nous-mêmes ? Ici, il ne reste plus rien… rien…
Je la regardais avec admiration, peut-être qu’elle n’avait jamais autant parlé dans sa vie, Pamela. Certainement, elle n’avait jamais dit des choses aussi importantes. Elle ne faisait pas du tout attention à moi, on aurait dit qu’elle était dans un monde tout à elle. Et où elle allait, cette femme ? Où est-ce qu’elle allait toute seule ? Et moi ? Moi, qu’est-ce que je faisais, seul ? Que pouvais-je faire, seul ? Je ne me sentais pas capable. À ce moment, au moment où, par pur hasard, je l’avais à côté de moi, comme autrefois, je compris combien j’avais été seul tout le temps où elle n’était pas là.
– Ils peuvent tout nous enlever, Gennari’… attaqua-t-elle de nouveau en me regardant dans les yeux.
Je restai surpris, m’appuyai au mât de l’antenne de la copro-priété. Pamela comprit qu’elle était sur le point de dire quelque chose de compromettant et s’interrompit.
Moi, comme un minot, je suivis aussitôt et saisis l’occasion au vol :
– Mais nous… nous résisterons, je dis.
Pamela ne répondit pas, je vis qu’une larme lui échappait. Elle avait la tête baissée, les yeux à terre… Ma Pamela… ’a mamma d’ ’e ccriature meje, la maman de mes enfants…
Filomena la vieille fille était en train de jouer une musique très triste.
De nouveau, on garda le silence quelques minutes, cette musique semblait entrer dans les veines, elle se mêlait au sang et commençait à courir dans tout le corps. Je me laissais vraiment aller, ma main s’approchait de celle de Pamela, quand elle recommença à parler :
– … à quoi ça sert de toujours résister, Gennari’ ? Qu’est-ce que c’est que cette vie ? Hein ? Tu le sais ? C’est une vie de guerre… c’est toujours une vie de guerre… à quoi ça sert ? À qui ça sert ?
Je la regardais attentivement, Pamiluccia. Elle était bien belle, vraiment bien belle.
Sans que je m’y attende, ce fut elle qui me prit la main. Et elle se la regardait, comme s’il y avait quelque chose d’écrit dedans… Quoi ?
– Y’a rien d’écrit sur la main, Pame’…
Elle sourit, et tandis qu’elle souriait, une autre larme glissa et finit sur sa bouche.
Elle était vraiment bien belle.
– Gennari’ ?
– Eh ?
– … Tu vois l’oncle Antonio, le frère de maman ?
– Celui qui est en Argentine ? À…
– À Rosario.
– Qu’est-ce qu’il a fait ?
– Nuje, nous… nous on s’en va, Gennari’, on part tous, on veut plus rester llà… on veut… on veut vivre vraiment, Gennari’…
– Mais nuje, qui, nous ?
– Toute ma famille. Quand tu m’as appelée, hier, on venait à peine de prendre la décision.
– Mais… décidé quoi ? Pourquoi ? Qu’est-ce que ça veut dire que vous voulez vivre vraiment ? Passque là, vous faites semblant ? Pour faire voir… ? Et les minots ?
Pamela ne répondit pas. Elle continuait à regarder le sol en déplaçant la pointe de sa chaussure.
– Et… quand est-ce que vous voulez partir ?
– Bientôt, on est en train de s’organiser… dès qu’on aura les papiers…
– Les papiers ?
– On s’en va en Argentine, Gennari’, pour toujours…
Un coup sur la tête… je vacillai et dus me retenir.
– Non, attends, Pame’, tu… les minots… je suis là moi aussi, tu peux pas partir comme ça… tu peux pas t’emmener les minots à l’étranger… je… je… je m’y oppose.
Pamela posa sur moi un regard que je connaissais bien, c’était le regard qu’elle faisait rarement, quand elle avait décidé une chose et qu’il n’y avait rien à faire pour qu’elle change d’idée. Elle faisait ce regard et ne parlait plus. Je me sentais un peu pris à contrepied… Maintenant, je regardais la mer, j’étais complètement ahuri… perdu… et seul… si Pamela et les minots s’en allaient, moi qu’est-ce que je faisais ? Qu’est-ce que je restais faire à Napul’ ? À faire des massacres ? ’O camorriste ? À attendre que Paolino sorte de prison comme ça on recom-mençait une autre fois à torturer, à accumuler des baises, des femmes, des hommes… j’en avais plus rien à foutre…
– Ils cherchent une secrétaire… une standardiste…
– … Qui ?
La voix de Pamela m’avait arraché à mes pensées tristes et inconsolables.
– Llà-bas, à Rosario.
– Et alors ?
– Je veux essayer.
– Ah oui… et l’espagnol ?
– Gennari’, j’ai vécu là-bas six ans quand j’étais petiote, je m’arappelle un peu…
– Et puis ?
– Ça fait six mois que j’étudie, dit-elle en me caressant la main.
J’étais surpris, et un peu abasourdi, c’était comme… une peur, une peur de rester seul au monde… qu’est-ce que je faisais ? Qu’est-ce que j’allais faire ?
– Gennari’ ?
– … eh ?
– Gennari’… llà-bas aussi, il y a un Millenarium…
– Où ça ? Toujours en Argentine ?
– … Ils cherchent un gardien… de nuit…
– …
– Un type qui reste toute la nuit.
– …
– Seul… sans rien faire. Tu sais, s’il veut, il peut regarder les étoiles, il peut regarder les planètes… il y a même les télescopes…
– …
– On peut étudier l’astronomie… llà, il y a des livres…
– … en espagnol.
– … L’oncle Antonio dit… qu’il y a aussi quelques livres en italien…
– … mmh ?
– Gennari’ ?
– Eh ?
Filomena Pirozzi arrêta de jouer. On aurait dit que soudain le monde s’arrêtait, ouvrant grand les portes du silence au-dessus de nous. Un silence lourd, doux… total. Le silence de la Finlande…
Une voix le rompit, qui montait lentement, toujours plus claire et plus forte, de la rue. C’était la voix de ce vieux débile qui répétait sa ritournelle, mais sans crier, juste à haute voix, avec calme :
– Venez, venez… ça, c’est le pays du soleil… ça, c’est le pays de Papericchio et Topolicchio, venez… allez, y’a de la place…
Mais qu’est-ce qu’il voulait dire ? Je me l’étais toujours demandé… Papericchio et Topolicchio. C’était pas Paperino, Donald, et Topolino, Mickey, le pays des bd, des fables, non, pire encore, c’était un pays qui était une mauvaise copie des bd, toujours prêt à délirer, à plaisanter, à jouer, sans être, je sais pas, Lassevégasse. Mais avec la prétention de l’être. Un clochard qui voulait jouer les gentlemen.
Je fixais quelque chose au loin, mais je m’étais bien aperçu que Pamela me regardait, elle attendait de moi une réponse.
Je ne pouvais plus tromper personne, ni elle ni moi.
C’était la dernière possibilité. Llà, à ce moment, je devais en un instant décider de ma vie.
– … Mais toi, qu’est-ce que t’y connais, au métier de standardiste, de secrétaire ?
– Oh, ça va, Gennari’, j’apprendrai… ça sera pas difficile, j’ai le diplôme…
Je regardais au loin, sur la mer.
– Moi, au contraire… ceux de l’organisation… c’est des salopards… ils me surveillent… je peux rien faire…
– C’était ça, le problème que tu voulais me dire ?
– Non, le problème c’est que… moi… je n’y arrive plus à vivre comme ça, je dois… changer, forcément… sinon, je meurs, là, Pame’… je n’en peux plus…
– Gennari’ ?
– Pame’, mais pourquoi tu m’appelles et après tu dis plus rien ? Qu’est-ce que tu veux me dire ?
– Pourquoi… pourquoi tu viens pas avec nous ?
– Avec vous ? Mais… je viens de te le dire… je peux seulement fuir… mais toi… tu m’aimes bien encore ?
Pamela ne répondit pas.
– Viens… si c’est vrai ce que tu as dit… pourquoi tu res-terais llà ?… seul ?
– Moi… je viendrais volontiers… c’est que… mais…
– Mais ?
– Pame’ ? Mais à Rosario, y’a pas la mer… comment on fait ?
Pameluccia atttendit pour voir si j’avais autre chose à dire puis, quand elle comprit que c’était la seule objection que j’avais, elle sourit très tendrement… avec un peu de scuorno, de honte, comme elle faisait quand elle était saisie d’un bonheur inattendu, et elle tendit la main vers mon visage. Je la lui pris, je regardai ses doigts, je les connaissais bien, longs et droits, elle se mettait toujours du vernis à ongles, elle tenait à rester toujours bien soignée, Pameluccia, la belle-mère aussi était comme ça. Je tendis ma main pour la caresser en ajoutant :
– Il faudra fuir, Pame’, ici, ils savent tout… ils voient tout…
– Et alors ?
– Si on s’en va, ils comprendront où on va…
– Mais non, personne ne connaît ce frère de maman, tout le monde connaît l’oncle, mais celui-là, il est à Buenos Aires, et nous on peut même ne pas l’avertir qu’on est en Argentine, on le lui fera savoir plus tard, longtemps après, on s’organise bien, Gennari’.
– Ça va être compliqué…
Pamela fit signe que nous étions près de la maison de l’installateur d’antennes. Çui-là, s’il nous entendait, il nous balancerait sûrement à don Rafele.
Enfin elle me regarda dans les yeux et sourit vraiment, élargissant cette belle bouche qu’elle avait :
– C’est bon, Gennari’, et elle s’interrompit pour rire : c’est bon, on fera ça aussi. Tu es tellement fort, Gennari’.
Ainsi, une fois que j’eus jeté les trois portables que j’avais, un après-midi je pris la nouvelle voiture que j’avais achetée et m’en allai à Capodimonte, je me garai, regardai autour de moi et me glissai dans une vieille voiture déglinguée que j’avais achetée la veille et qui devait seulement me conduire hors de Naples. Je la laissai à Bénévent où je pris un train régional pour Caserte et de là un train qui me conduisit à Rome, comme ça j’avais évité la gare de Naples. À Rome, avec des lunettes de soleil, une perruque et une fausse barbe que ça me foutait la honte, je pris un train pour Florence et de llà, un autre pour Pistoia où je me rendis à l’aéroport et pris, tard le soir, un de ces avions à quelques euros qui me conduisit dans un petit aéroport de Barcelone. De llà, je suis allé à Madrid où je me suis rendu au rendez-vous avec Pamela et les minots qui étaient partis la veille en disant qu’ils allaient en train en Sicile pour un voyage de trois jours. En fait, comme je leur avais dit de faire, ils étaient tous allés prendre un train pour la Sicile. Mais ils étaient descendus à Reggio de Calabre où ils ont pris eux aussi un avion lovcost jusqu’à Vérone et, de llà, pour Madrid.
Me voilà, ils m’ont vu, Lelluccio et Assuntina courent vers moi… Pamela rit…