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Jacques le fataliste et son maître
LE MAÎTRE: Allons, mon ami Jacques, nomme−moi le petit homme. Tu
t'en meurs d'envie, n'est−ce pas ? Satisfais−toi.
JACQUES: C'était une espèce de nain, bossu, crochu, bègue, borgne,
jaloux, paillard, amoureux et peut être aimé de Suzon.
C'était le
vicaire du village."
Jacques ressemblait à l'enfant de la lingère comme deux gouttes
d'eau, avec cette différence que, depuis son mal de gorge, on
avait de la peine à lui faire dire A, mais une fois en train, il
allait de lui−même jusqu'à la fin de l'alphabet.
"J'étais dans la grange de Suzon, seul avec elle.
LE MAÎTRE: Et tu n'y étais pas pour rien ?
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Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: Non. Lorsque le vicaire arrive, il prend de l'humeur, il
gronde, il demande impérieusement à Suzon ce qu'elle faisait en
tête à tête avec le plus débauché des garçons du village, dans
l'endroit le plus reculé de la chaumière.
LE MAÎTRE: Tu avais déjà de la réputation, à ce que je vois.
JACQUES: Et assez bien méritée. Il était vraiment fâché; à ce
propos il en ajouta d'autres encore moins obligeants. Je me fâche
de mon côté. D'injure en injure nous en venons aux mains. Je
saisis une fourche, je la lui passe entre les jambes, fourchon
d'ici, fourchon de là, et le lance sur le fenil, ni plus ni moins,
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Jacques le fataliste et son maître
comme une botte de paille.
LE MAÎTRE: Et ce fenil était haut ?
JACQUES: De dix pieds au moins, et le petit homme n'en serait pas
descendu sans se rompre le cou.
LE MAÎTRE: Après ?
JACQUES: Après, j'écarte le fichu de Suzon, je lui prends la
gorge, je la caresse, elle se défend comme cela. Il y avait là un
bât d'âne dont la commodité nous était connue; je la pousse sur ce
bât.
LE MAÎTRE: Tu relèves ses jupons ?
JACQUES: Je relève ses jupons.
LE MAÎTRE: Et le vicaire voyait cela ?
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Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: Comme je vous vois.
LE MAÎTRE: Et il se taisait ?
JACQUES: Non pas, s'il vous plaît. Ne se contenant plus de rage,
il se mit à crier: "Au meu... meu... meurtre ! au feu...
feu...
feu!... au vo.. au vo... au voleur!..." Et voilà le mari que nous
croyions loin qui accourt.
LE MAÎTRE: J'en suis fâché: je n'aime pas les prêtres.
JACQUES: Et vous auriez été enchanté que sous les yeux de
celui−ci...
LE MAÎTRE: J'en conviens.
JACQUES: Suzon avait eu le temps de se relever; je me rajuste, me
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Jacques le fataliste et son maître
sauve, et c'est Suzon qui m'a raconté ce qui suit. Le mari qui
voit le vicaire perché sur le fenil, se met à rire. Le vicaire lui
disait: «Ris... ris... ris bien... so... so... sot que tu es...»
Le mari de lui obéir, de rire de plus belle, et de lui demander
qui est−ce qui l'a niché là: Le vicaire: "Met... met...
mets−moi à
te... te.... terre." Le mari de rire encore, et de lui demander
comment il faut qu'il s'y prenne: Le vicaire: "Co... co...
comme
j'y... j'y... j'y suis mon... mon... monté, a... a... avec la fou... fou... fourche... − Par sanguienne, vous avez raison; voyez
ce que c'est que d'avoir étudié ?..." Le mari prend la fourche, la
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Jacques le fataliste et son maître
présente au vicaire; celui−ci s'enfourche comme je l'avais
enfourché; le mari lui fait faire un ou deux tours de grange au
bout de l'instrument de basse cour, accompagnant cette promenade
d'une espèce de chant en faux bourdon; et le vicaire criait:
"Dé... dé... descends−moi, ma... ma... maraud, me... me dé...
dé... descendras... dras−tu ?...« Et le mari lui disait:
»A quoi
tient−il, monsieur le vicaire, que je ne vous montre ainsi dans
toutes les rues du village ? On n'y aurait jamais vu une aussi
belle procession..." Cependant le vicaire en fut quitte pour la
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Jacques le fataliste et son maître
peur, et le mari le mit à terre. Je ne sais ce qu'il dit alors au
mari, car Suzon s'était évadée; mais j'entendis: "Ma...
ma...
malheureux ! tu... tu... fra... fra... frappes un... un...
prê...
prê... prêtre; je... je... t'e... t'ex... co... co... communie; tu... tu... se... seras da... da... damné..." C'était le petit homme qui parlait: et c'était le mari qui le pourchassait à coups
de fourche. J'arrive avec beaucoup d'autres; d'aussi loin que le
m a r i m ' a p e r ç u t , m e t t a n t s a f o u r c h e e n a r r ê t .
«Approche, approche»,
me dit−il.
LE MAÎTRE: Et Suzon ?
JACQUES: Elle s'en tira.
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Jacques le fataliste et son maître
LE MAÎTRE: Mal ?
JACQUES: Non; les femmes s'en tirent toujours bien quand on ne les
a pas surprises en flagrant délit... De quoi riez−vous ?
LE MAÎTRE: De ce qui me fera rire, comme toi, toutes les fois que
je me rappellerai le petit prêtre au bout de la fourche du mari.
JACQUES: Ce fut peu de temps après cette aventure, qui vint aux
oreilles de mon père et qui en rit aussi, que je m'engageai, comme
je vous ai dit..."
Après quelques moments de silence ou de toux de la part de
Jacques, disent les uns, ou après avoir encore ri, disent les
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Jacques le fataliste et son maître
autres, le maître s'adressant à Jacques, lui dit: "Et l'histoire
de tes amours ?" − Jacques hocha de la tête et ne répondit pas.
Comment un homme de sens, qui a des moeurs, qui se pique de
philosophie, peut−il s'amuser à débiter des contes de cette
obscénité ? − Premièrement, lecteur, ce ne sont pas des contes,
c'est une histoire, et je ne me sens pas plus coupable, et peut
être moins, quand j'écris les sottises de Jacques, que Suétone
quand il nous transmet les débauches de Tibère.
Cependant vous
lisez Suétone, et vous ne lui faites aucun reproche.
Pourquoi ne
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Jacques le fataliste et son maître
froncez−vous pas le sourcil à Catulle, à Martial, à Horace, à
Juvénal, à Pétrone, à La Fontaine et à tant d'autres ?
Pourquoi ne
dites−vous pas au stoïcien Sénèque: Quel besoin avons−nous de la
crapule de votre esclave aux miroirs concaves ?"
Pourquoi
n'avez−vous de l'indulgence que pour les morts ? Si vous
fléchissiez un peu à cette partialité, vous verriez qu'elle naît
de quelque principe vicieux. Si vous êtes innocent, vous ne me
lirez pas; si vous êtes corrompu, vous me lirez sans conséquence.
Et puis, si ce que je vous dis là ne vous satisfait pas, ouvrez la
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Jacques le fataliste et son maître
préface de Jean Baptiste Rousseau, et vous y trouverez mon
apologie. Quel est celui d'entre vous qui osât blâmer Voltaire
d'avoir composé la Pucelle ? Aucun. Vous avez donc deux balances
pour les actions des hommes ? "Mais, dites−vous, la Pucelle de
Voltaire est un chef−d'oeuvre ! −Tant pis, puisqu'on ne l'en lira
que davantage: Et votre Jacques n'est qu'une insipide rhapsodie de
faits les uns réels, les autres imaginés, écrits sans grâce et
distribués sans ordre: Tant mieux, mon Jacques en sera moins lu.
De quelque côté que vous vous tourniez, vous avez tort. Si mon
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Jacques le fataliste et son maître
ouvrage est bon, il vous fera plaisir; s'il est mauvais, il ne
fera point de mal. Point de livre plus innocent qu'un mauvais
livre. Je m'amuse à écrire sous des noms empruntés les sottises
que vous faites; vos sottises me font rire; mon écrit vous donne
de l'humeur. Lecteur, à vous parler franchement, je trouve que le
plus méchant de nous deux, ce n'est pas moi. Que je serais
satisfait s'il m'était aussi facile de me garantir de vos noirceurs, qu'à vous de l'ennui ou du danger de mon ouvrage !
Vilains hypocrites, laissez−moi en repos. F...tez comme des ânes
débâtés; mais permettez−moi que je dise f...tre; je vous passe
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Jacques le fataliste et son maître
l'action, passez−moi le mot. Vous prononcez hardiment tuer, voler,
trahir, et l'autre vous ne l'oseriez qu'entre les dents !
Est−ce
que moins vous exhalez de ces prétendues impuretés en paroles,
plus il vous en reste dans la pensée ? Et que vous a fait l'action
génitale, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour en exclure
le signe de vos entretiens, et pour imaginer que votre bouche, vos
yeux et vos oreilles en seraient souillés ? Il est bon que les
expressions les moins usitées, les moins écrites, les mieux tues
soient les mieux sues et les plus généralement connues; aussi cela
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Jacques le fataliste et son maître
est; aussi le mot futuo n'est−il pas moins familier que le mot
pain; nul âge ne l'ignore, nul idiome n'en est privé ! Il a mille
synonymes dans toutes les langues, il s'imprime en chacune sans
être exprimé, sans voix, sans figure, et le sexe qui le fait le
plus a usage de le taire le plus. Je vous entends encore, vous
vous écriez: «Fi, le cynique ! Fi, l'impudent ! Fi, le sophiste!...»
Courage, insultez bien un auteur estimable que vous avez sans
cesse entre les mains, et dont je ne suis ici que le traducteur.
La licence de son style m'est presque un garant de la pureté de
664
Jacques le fataliste et son maître
ses moeurs; c'est Montaigne. Lasciva est nobis pagina, vita proba.
Jacques et son maître passèrent le reste de la journée sans
desserrer les dents. Jacques toussait, et son maître disait:
«Voilà une cruelle toux!» regardait à sa montre l'heure qu'il
était sans le savoir, ouvrait sa tabatière sans s'en douter, et
prenait sa prise de tabac sans le sentir; ce qui me le prouve,
c'est qu'il faisait ces choses trois ou quatre fois de suite et
dans le même ordre. Un moment après, Jacques toussait encore, et
son maître disait: "Quelle diable de toux ! Aussi tu t'en es donné
665
Jacques le fataliste et son maître
du vin de l'hôtesse jusqu'au noeud de la gorge. Hier au soir, avec
le secrétaire, tu ne t'es pas ménagé davantage; quand tu remontas
tu chancelais, tu ne savais pas ce que tu disais; et aujourd'hui
tu as fait dix haltes, et je gage qu'il ne reste pas une goutte de
vin dans ta gourde ?..." Puis il grommelait entre ses dents,
regardait à sa montre, et régalait ses narines. J'ai oublié de
vous dire, lecteur, que Jacques n'allait jamais sans une gourde
remplie du meilleur; elle était suspendue à l'arçon de sa selle. A
chaque fois que son maître interrompait son récit par quelque
666
Jacques le fataliste et son maître
question un peu longue, il détachait sa gourde, en buvait un coup
à la régalade, et ne la remettait à sa place que quand son maître
avait cessé de parler. J'avais encore oublié de vous dire que,
dans les cas qui demandaient de la réflexion, son premier
mouvement était d'interroger sa gourde. Fallait−il résoudre une
question de morale, discuter un fait, préférer un chemin à un
autre, entamer, suivre ou abandonner une affaire, peser les
avantages ou les désavantages d'une opération de politique, d'une
spéculation de commerce ou de finance, la sagesse ou la folie
667
Jacques le fataliste et son maître
d'une loi, le sort d'une guerre, le choix d'une auberge, dans une
a u b e r g e l e c h o i x d ' u n a p p a r t e m e n t , d a n s u n appartement le choix
d'un lit, son premier mot était: «Interrogeons la gourde.» Son
dernier était: «C'est l'avis de la gourde et le mien.»
Lorsque le
destin était muet dans sa tête, il s'expliquait par sa gourde,
c'était une espèce de Pythie portative, silencieuse aussitôt
qu'elle était vide. A Delphes, la Pythie, ses cotillons retroussés, assise à cul nu sur le trépied, recevait son inspiration de bas en haut; Jacques, sur son cheval, la tête
tournée vers le ciel, sa gourde débouchée et le goulot incliné
668
Jacques le fataliste et son maître
vers sa bouche, recevait son inspiration de haut en bas.
Lorsque
la Pythie et Jacques prononçaient leurs oracles, ils étaient ivres
tous les deux. Il prétendait que l'Esprit−Saint était descendu sur
les apôtres dans une gourde; il appelait la Pentecôte la fête des
gourdes. Il a laissé un petit traité de toutes sortes de divinations, traité profond dans lequel il donne la préférence à
la divination de Bacbuc ou par la gourde. Il s'inscrit en faux,
malgré toute la vénération qu'il lui portait, contre le curé de
Meudon qui interrogeait la dive Bacbuc par le choc de la panse.
"J'aime Rabelais, dit−il, mais j'aime mieux la vérité que 669
Jacques le fataliste et son maître
Rabelais." Il 1'appelle hérétique Engastrimyte; et il prouve par
cent raisons, meilleures les unes que les autres, que les vrais
oracles de Bacbuc ou de la gourde ne se faisaient entendre que par
le goulot. Il compte au rang des sectateurs distingués de Bacbuc,
des vrais inspirés de la gourde dans ces derniers siècles,
Rabelais, la Fare, Chapelle, Chaulieu, La Fontaine, Molière,
P a n a r d , G a l l e t , V a d é . P l a t o n e t J e a n − J a c q u e s Rousseau, qui
prônèrent le bon vin sans en boire, sont à son avis de faux frères
de la gourde. La gourde eut autrefois quelques sanctuaires
670
Jacques le fataliste et son maître
c é l è b r e s ; l a P o m m e − d e − p i n , l e T e m p l e d e l a Guinguette, sanctuaires
dont il écrit l'histoire séparément. Il fait la peinture la plus
magnifique de l'enthousiasme, de la chaleur, du feu dont les
Bacbutiens ou Périgourdins étaient et furent encore saisis de nos
jours, lorsque sur la fin du repas, les coudes appuyés sur la
t a b l e , l a d i v e B a c b u c o u l a g o u r d e s a c r é e l e u r apparaissait, était
déposée au milieu d'eux, sifflait, jetait sa coiffe loin d'elle,
et couvrait ses adorateurs de son écume prophétique.
Son manuscrit
est décoré de deux portraits, au bas desquels on lit: Anacréon et
671
Jacques le fataliste et son maître
Rabelais, l'un parmi tes anciens, l'autre parmi les modernes,
souverains pontifes de la gourde.
Et Jacques s'est servi du terme engastrimyte ?...
Pourquoi pas,
lecteur ? Le capitaine de Jacques était Bacbutien; il a pu
connaître cette expression, et Jacques, qui recueillait tout ce
qu'il disait, se la rappeler; mais la vérité, c'est que l'Engastrimyte est de moi, et qu'on lit sur le texte original:
Ventriloque.
Tout cela est fort beau, ajoutez−vous; mais les amours de Jacques ?
− Les amours de Jacques, il y a que Jacques qui les sache; et le
672
Jacques le fataliste et son maître
voilà tourmenté d'un mal de gorge qui réduit son maître à sa
montre et à sa tabatière; indigence qui l'afflige autant que vous:
Qu'allons−nous donc devenir ? − Ma foi, je n'en sais rien. Ce
serait bien ici le cas d'interroger la dive Bacbuc ou la gourde
sacrée; mais son culte tombe, ses temples sont déserts.
Ainsi qu'à
la naissance de notre divin Sauveur, les oracles du paganisme
cessèrent; à la mort de Gallet, les oracles de Bacbuc furent
muets; aussi plus de grands poèmes, plus de ces morceaux une
éloquence sublime; plus de ces productions marquées au coin de
673
Jacques le fataliste et son maître
l'ivresse et du génie; tout est raisonné, compassé, académique et
plat. O dive Bacbuc ! ô gourde sacrée ! ô divinité de Jacques !
Revenez au milieu de nous!... Il me prend envie, lecteur, de vous
entretenir de la naissance de la dive Bacbuc, des prodiges qui
l'accompagnèrent et qui la suivirent, des merveilles de son règne
et des désastres de sa retraite; et si le mal de gorge de notre
ami Jacques dure, et que son maître s'opiniâtre à garder le
silence, il faudra bien que vous vous contentiez de cet épisode,
que je tâcherai de pousser jusqu'à ce que Jacques guérisse et
reprenne l'histoire de ses amours...
674
Jacques le fataliste et son maître
Il y a ici une lacune vraiment déplorable dans la conversation de
Jacques et de son maître. Quelque jour un descendant de Nodot, du
président de Brosses, de Freinshémius, ou du père Brottier, la
remplira peut−être: et les descendants de Jacques ou de son
maître, propriétaires du manuscrit, en riront beaucoup.
Il parait que Jacques, réduit au silence par son mal de gorge,
suspendit l'histoire de ses amours; et que son maître commença
l'histoire des siennes. Ce n'est ici qu'une conjecture que je
donne pour ce qu'elle vaut. Après quelques lignes ponctuées qui
annoncent la lacune, on lit: "Rien n'est plus triste dans ce monde
675
Jacques le fataliste et son maître
que d'être un sot..." Est−ce Jacques qui profère cet apophtegme ?
Est−ce son maître ? Ce serait le sujet d'une longue et épineuse
dissertation. Si Jacques était assez insolent pour adresser ces
mots à son maître, celui−ci était assez franc pour se les adresser
à lui−même. Quoi qu'il en soit, il est évident, il est très évident que c'est le maître qui continue.
LE MAÎTRE: C'était la veille de sa fête, et je n'avais point
d'argent. Le chevalier de Saint−Ouin, mon intime ami, n'était
jamais embarrassé de rien. "Tu n'as point d'argent ?
me dit−il.
− Non.
− Eh bien ! il n'y a qu'à en faire.
676
Jacques le fataliste et son maître
− Et tu sais comme on en fait ?
− Sans doute." Il s'habille, nous sortons, et il me conduit à
travers plusieurs rues détournées dans une petite maison obscure,
où nous montons par un petit escalier sale, à un troisième, où
j ' e n t r e d a n s u n a p p a r t e m e n t a s s e z s p a c i e u x e t singulièrement
meublé. Il y avait entre autres choses trois commodes de front,
toutes trois de formes différentes; par−derrière celle du milieu
un grand miroir à chapiteau trop haut pour le plafond, en sorte
qu'un bon demi−pied de ce miroir était caché par la commode; sur
ces commodes des marchandises de toute espèce; deux trictracs;
677
Jacques le fataliste et son maître
autour de l'appartement, des chaises assez belles, mais pas une
qui eût sa pareille; au pied d'un lit sans rideaux une superbe
duchesse; contre une des fenêtres une volière sans oiseaux, mais
toute neuve; à l'autre fenêtre un lustre suspendu par un manche à
balai, et le manche à balai portant des deux bouts sur les
dossiers de deux mauvaises chaises de paille; et puis de droite et
de gauche des tableaux, les uns attachés aux murs, les autres en
pile.
JACQUES: Cela sent le faiseur d'affaires d'une lieue à la ronde.
LE MAÎTRE: Tu l'as deviné. Et voilà le chevalier et M.
Le Brun
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Jacques le fataliste et son maître
(c'est le nom de notre brocanteur et courtier d'usure) qui se
précipitent dans les bras l'un de l'autre... "Eh ! c'est vous,
monsieur le chevalier ?
− Eh oui, c'est moi, mon cher Le Brun.
− Mais que devenez−vous donc ? Il y a une éternité qu'on ne vous a
vu. Les temps sont bien tristes; n'est−il pas vrai ?
−Très tristes, mon cher Le Brun. Mais il ne s'agit pas de cela;
écoutez−moi, j'aurais un mot à vous dire."
Je m'assieds. Le chevalier et Le Brun se retirent dans un coin, et
se parlent. Je ne puis te rendre de leur conversation que quelques
mots que je surpris à la volée...
679
Jacques le fataliste et son maître
"Il est bon ?
− Excellent.
− Majeur ?
− Très majeur.
− C'est le fils ?
− Le fils.
− Savez−vous que nos deux dernières affaires ?...
− Parlez plus bas.
− Le père ?
− Riche.
− Vieux ?
− Et caduc."
Le Brun à haute−voix: "Tenez, monsieur le chevalier, je ne veux
680
Jacques le fataliste et son maître
plus me mêler de rien, cela a toujours des suites fâcheuses. C'est
votre ami, à la bonne heure ! Monsieur a tout à fait l'air d'un
galant homme; mais...
− Mon cher Le Brun !
− Je n'ai point d'argent.
− Mais vous avez des connaissances !
− Ce sont tous des gueux, de fieffés fripons. Monsieur le
chevalier, n'êtes−vous point las de passer par ces mains−là ?
− Nécessité n'a point de loi.
− La nécessité qui vous presse est une plaisante nécessité, une
bouillotte, une partie de la belle, quelque fille.
− Cher ami!...
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Jacques le fataliste et son maître
− C'est toujours moi, je suis faible comme un enfant; et puis
vous, je ne sais pas à qui vous ne feriez pas fausser un serment.
Allons, sonnez donc afin que je sache si Fourgeot est chez lui...
Non, ne sonnez pas, Fourgeot vous mènera chez Merval.
− Pourquoi pas vous ?
− Moi ! j'ai juré que cet abominable Merval ne travaillerait jamais
ni pour moi ni pour mes amis. Il faudra que vous répondiez pour
monsieur, qui peut−être, qui est sans doute un honnête homme; que
je réponde pour vous à Fourgeot, et que Fourgeot réponde pour moi
à Merval..."
682
Jacques le fataliste et son maître
Cependant la servante était entrée en disant: "C'est chez M.
Fourgeot ?"
Le Brun à sa servante: "Non, ce n'est chez personne...
Monsieur le
chevalier, je ne saurais absolument je ne saurais..."
Le chevalier l'embrasse, le caresse: "Mon cher Le Brun ! mon cher
ami!..." Je m'approche, je joins mes instances à celles du
c h e v a l i e r : « M o n s i e u r L e B r u n ! m o n c h e r monsieur!...»
Le Brun se laisse persuader.
La servante qui souriait de cette momerie part, et dans un clin
d'oeil reparaît avec un petit homme boiteux, vêtu de noir, canne à
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Jacques le fataliste et son maître
la main, bègue, le visage sec et ridé, l'oeil vif. Le chevalier se
tourne de son côté et lui dit: "Allons, monsieur Mathieu de
Fourgeot, nous n'avons plus un moment à perdre, conduisez−nous
vite..."
Fourgeot, sans avoir l'air de l'écouter, déliait une petite bourse
de chamois.
Le chevalier à Fourgeot: «Vous vous moquez, cela nous regarde...»
Je m'approche, je tire un petit écu que je glisse au chevalier qui
le donne à la servante en lui passant la main sous le menton.
Cependant Le Brun disait à Fourgeot: "Je vous le défends; ne
684
Jacques le fataliste et son maître
conduisez point là ces messieurs.
FOURGEOT: Monsieur Le Brun, pourquoi donc ?
LE BRUN: C'est un fripon, c'est un gueux.
FOURGEOT: Je sais bien que M. de Merval... mais à tout péché
miséricorde; et puis, je ne connais que lui qui ait de l'argent
pour le moment.
LE BRUN: Monsieur Fourgeot, faites comme il vous plaira;
messieurs, je m'en lave les mains.
FOURGEOT, à Le Brun: Monsieur Le Brun, est−ce que vous ne venez
pas avec nous ?
LE BRUN: Moi ! Dieu m'en préserve. C'est un infâme que je ne
reverrai de ma vie.
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Jacques le fataliste et son maître
FOURGEOT: Mais, sans vous, nous ne finirons rien.
LE CHEVAEIER: Il est vrai. Allons, mon cher Le Brun, il s'agit de
me servir, il s'agit d'obliger un galant homme qui est dans la
presse; vous ne me refuserez pas; vous viendrez.
LE BRUN: Aller chez un Merval ! moi ! moi !
LE CHEVALIER: Oui, vous, vous viendrez pour moi..."
A force de sollicitations Le Brun se laisse entraîner, et nous
voilà, lui Le Brun, le chevalier, Mathieu de Fourgeot, en chemin,
le chevalier frappant amicalement dans la main de Le Brun et me
disant: "C'est le meilleur homme l'homme du monde le plus
officieux, la meilleure connaissance...
686
Jacques le fataliste et son maître
LE BRUN: Je crois que M. le chevalier me ferait faire de la fausse
monnaie."
Nous voilà chez Merval.
JACQUES: Mathieu de Fourgeot...
LE MAÎTRE: Eh bien ! qu'en veux−tu dire ?
JACQUES: Mathieu de Fourgeot... Je veux dire que M. le chevalier
de Saint−Ouin connaît ces gens−là par nom et surnom: et que c'est
un gueux, d'intelligence avec toute cette canaille−là.
LE MAÎTRE: Tu pourrais bien avoir raison... Il est impossible de
connaître un homme plus doux, plus civil, plus honnête, plus poli,
plus humain, plus compatissant, plus désintéressé que M. de
687
Jacques le fataliste et son maître
Merval. Mon âge de majorité et ma solvabilité bien constatée, M.
de Merval prit un air tout à fait affectueux et triste et nous dit
avec le ton de la componction qu'il était au désespoir; qu'il
avait été dans cette même matinée obligé de secourir un de ses
amis pressé des besoins les plus urgents et qu'il était tout à
fait à sec. Puis s'adressant à moi, il ajouta: "Monsieur, n'ayez
point de regret de ne pas être venu plus tôt; j'aurais été affligé
de vous refuser, mais je l'aurais fait: l'amitié passe avant
tout..."
Nous voilà bien ébahis; voilà le chevalier, Le Brun même et
688
Jacques le fataliste et son maître
Fourgeot aux genoux de Merval, et M. de Merval qui leur disait:
"Messieurs, vous me connaissez tous; j'aime à obliger et tâche de
ne pas gâter les services que je rends en les faisant solliciter:
mais, foi d'homme d'honneur, il n'y a pas quatre louis dans la
maison..."
Moi, je ressemblais, au milieu de ces gens−là, à un patient qui a
entendu sa sentence. Je disais au chevalier: "Chevalier, allons−nous−en, puisque ces messieurs ne peuvent rien..." Et le
chevalier me tirant à l'écart: "Tu n'y penses pas, c'est la veille
de sa fête. Je l'ai prévenue, je t'en avertis; et elle s'attend à
689
Jacques le fataliste et son maître
une galanterie de ta part. Tu la connais: ce n'est pas qu'elle
soit intéressée; mais elle est comme les autres, qui n'aiment pas
à être trompées dans leur attente. Elle s'en sera déjà vantée à
son père, à sa mère, à ses tantes, à ses amies; et, après cela,
n'avoir rien à leur montrer cela est mortifiant..." Et puis le
voilà revenu à Merval, et le pressant plus vivement encore.
Merval, après s'être bien fait tirailler, dit: "J'ai la plus sotte
âme du monde; je ne saurais voir les gens en peine. Je rêve; et il
me vient une idée.
LE CHEVALIER: Et quelle idée ?
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Jacques le fataliste et son maître
MERVAL: Pourquoi ne prendriez−vous pas des marchandises ?
LE CHEVALIER: En avez−vous ?
MERVAL: Non; mais je connais une femme qui vous en fournira; une
brave femme, une honnête femme.
LE BRUN: Oui, mais qui nous fournira des guenilles qu'elle nous
vendra au poids de l'or, et dont nous ne retirerons rien.
MERVAL: Point du tout, ce seront de très belles étoffes, des
bijoux en or et en argent, des soieries de toute espèce, des
perles, quelques pierreries; il y aura très peu de chose à perdre
sur ces effets. C'est une bonne créature à se contenter de peu,
pourvu qu'elle ait ses sûretés; ce sont des marchandises 691
Jacques le fataliste et son maître
d'affaires qui lui reviennent à très bon prix. Au reste, voyez−les, la vue ne vous en coûtera rien..."
Je représentai à Merval et au chevalier, que mon état n'était pas
de vendre; et que, quand cet arrangement ne me répugnerait pas, ma
position ne me laisserait pas le temps d'en tirer parti.
Les
officieux Le Brun et Mathieu de Fourgeot dirent tous à la fois:
"Qu'à cela ne tienne, nous vendrons pour vous: c'est l'embarras
d'une demi−journée..." Et la séance fut remise à l'après−midi chez
M. de Merval, qui, me frappant doucement sur l'épaule, me disait
d'un ton onctueux et pénétré: "Monsieur, je suis charmé de vous
692
Jacques le fataliste et son maître
obliger; mais croyez−moi, faites rarement de pareils emprunts; ils
finissent toujours par ruiner. Ce serait un miracle, dans ce
pays−ci, que vous eussiez encore à traiter une fois avec d'aussi
honnêtes gens que MM. Le Brun et Mathieu de Fourgeot...
Le Brun et Fourgeot de Mathieu, ou Mathieu de Fourgeot, le
remercièrent en s'inclinant, et lui disant qu'il avait bien de la
bonté, qu'ils avaient tâché jusqu'à présent de faire leur petit
commerce en conscience, et qu'il n'y avait pas de quoi les louer.
MERVAL: Vous vous trompez, messieurs, car qui est−ce qui a de la
693
Jacques le fataliste et son maître
conscience à présent ? Demandez à M. le chevalier de Saint−Ouin,
qui doit en savoir quelque chose..."
Nous voilà sortis de chez Merval, qui nous demande, du haut de son
escalier, s'il peut compter sur nous et faire avertir sa marchande. Nous lui répondons que oui; et nous allons tous quatre
dîner dans une auberge voisine, en attendant l'heure du rendez−vous.
Ce fut Mathieu de Fourgeot qui commanda le dîner, et qui le
c o m m a n d a b o n . A u d e s s e r t , d e u x m a r m o t t e s s'approchèrent de notre
table avec leurs vielles; Le Brun les fit asseoir. On les fit
boire, on les fit jaser, on les fit jouer. Tandis que mes trois
694
Jacques le fataliste et son maître
c o n v i v e s s ' a m u s a i e n t à e n c h i f f o n n e r u n e , s a compagne, qui était à
côté de moi, me dit tout bas: "Monsieur, vous êtes là en bien
mauvaise compagnie: il n' y a pas un de ces gens−là qui n'ait son
nom sur le livre rouge."
Nous quittâmes l'auberge à l'heure indiquée, et nous nous rendîmes
chez Merval. J'oubliais de te dire que ce diner épuisa la bourse
du chevalier et la mienne, et qu'en chemin Le Brun dit au
chevalier, qui me le redit, que Mathieu de Fourgeot exigeait dix
louis pour sa commission, que c'était le moins qu'on pût lui
donner; que s'il était satisfait de nous, nous aurions les 695
Jacques le fataliste et son maître
marchandises à meilleur prix, et que nous retrouverions aisément
cette somme sur la vente.
Nous voilà chez Merval, où sa marchande nous avait précédés avec
ses marchandises. Mlle Bridoie (c'est son nom) nous accabla de
politesses et de révérences, et nous étala des étoffes, des
toiles, des dentelles, des bagues, des diamants, des boîtes d'or.
Nous prîmes de tout. Ce furent Le Brun, Mathieu de Fourgeot et le
chevalier qui mirent le prix aux choses; et c'est Merval qui
tenait la plume. Le total se monta à dix−neuf mille sept cent
soixante et quinze livres, dont j'allais faire mon billet, lorsque
696
Jacques le fataliste et son maître
Mlle Bridoie me dit, en faisant une révérence (car elle ne
s'adressait jamais à personne sans le révérencier):
"Monsieur,
v o t r e d e s s e i n e s t d e p a y e r v o s b i l l e t s à l e u r s échéances ?
− Assurément, lui répondis−je.
− En ce cas, me répliqua−t−elle, il vous est indifférent de me
faire des billets ou des lettres de change."
Le mot de lettre de change me fit pâlir. Le chevalier s'en aperçut
e t d i t à M l l e B r i d o i e : " D e s l e t t r e s d e c h a n g e , mademoiselle ! mais
ces lettres de change courront, et l'on ne sait en quelles mains
elles pourraient aller.
697
Jacques le fataliste et son maître
− Vous vous moquez, monsieur le chevalier; on sait un peu les
égards dûs aux personnes de votre rang..." Et puis une r é v é r e n c e . . . " O n t i e n t c e s p a p i e r s − l à d a n s s o n portefeuille; on ne
les produit qu'à temps. Tenez, voyez..." Et puis une révérence...
Elle tire son portefeuille de sa poche; elle lit une multitude de
noms de tout état et de toutes conditions. Le chevalier s'était
approché de moi, et me disait: "Des lettres de change !
cela est
diablement sérieux ! Vois ce que tu veux faire. Cette femme me
paraît honnête, et puis, avant l'échéance, tu seras en fonds ou
j'y serai."
698
Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: Et vous signâtes les lettres de change ?
LE MAÎTRE: Il est vrai.
JACQUES: C'est l'usage des pères, lorsque leurs enfants partent
pour la capitale, de leur faire un petit sermon. Ne fréquentez
point mauvaise compagnie; rendez−vous agréable à vos supérieurs,
par de l'exactitude à remplir vos devoirs; conservez votre
religion; fuyez les filles de mauvaise vie, les chevaliers d'industrie, et surtout ne signez jamais de lettres de change.
LE MAÎTRE: Que veux−tu, je fis comme les autres; la première chose
que j'oubliai, ce fut la leçon de mon père. Me voilà pourvu de
699
Jacques le fataliste et son maître
marchandises à vendre mais c'est de l'argent qu'il nous fallait.
Il y avait quelques paires de manchettes à dentelle, très belles:
le chevalier s'en saisit au prix coûtant, en me disant:
"Voilà
déjà une partie de tes emplettes, sur laquelle tu ne perdras
rien." Mathieu de Fourgeot prit une montre et deux boîtes d'or,
dont il allait sur−le−champ m'apporter la valeur; Le Brun prit en
dépôt le reste chez lui. Je mis dans ma poche une superbe
garniture avec les manchettes; c'était une des fleurs du bouquet
que j'avais à donner. Mathieu de Fourgeot revint en un clin d'oeil
700
Jacques le fataliste et son maître
avec soixante louis: de ces soixante louis, il en retint dix pour
lui, et je reçus les cinquante autres. Il me dit qu'il n'avait
vendu ni la montre ni les deux boîtes, mais qu'il les avait mises
en gage.
JACQUES: En gage ?
LE MAÎTRE: Oui.
JACQUES: Je sais où.
LE MAÎTRE: Où ?
JACQUES: Chez la demoiselle aux révérences, la Bridoie.
LE MAÎTRE: Il est vrai. Avec la paire de manchettes et sa
garniture, je pris encore une jolie bague, avec une boîte à
701
Jacques le fataliste et son maître
mouches, doublée d'or. J'avais cinquante louis dans ma bourse; et
nous étions, le chevalier et moi, de la plus belle gaieté.
JACQUES: Voilà qui est fort bien. Il n'y a dans tout ceci qu'une
chose qui m'intrigue: c'est le désintéressement du sieur Le Bron;
est−ce que celui−là n'eut aucune part à la dépouille ?
LE MAÎTRE: Allons donc, Jacques, vous vous moquez; vous ne
connaissez pas M. Le Brun. Je lui proposai de reconnaître ses bons
offices: il se fâcha, il me répondit que je le prenais apparemment
pour un Mathieu de Fourgeot; qu'il n'avait jamais tendu la main.
"Voilà mon cher Le Brun, s'écria le chevalier, c'est toujours
702
Jacques le fataliste et son maître
lui−même; mais nous rougirions qu'il fût plus honnête que nous..."
Et à l'instant il prit parmi nos marchandises deux douzaines de
mouchoirs, une pièce de mousseline, qu'il lui fit accepter pour sa
femme et pour sa fille. Le Brun se mit à considérer les mouchoirs,
qui lui parurent si beaux, la mousseline qu'il trouva si fine,
cela lui était offert de si bonne grâce, il avait une si prochaine
occasion de prendre sa revanche avec nous par la vente des effets
qui restaient entre ses mains, qu'il se laissa vaincre; et nous
voilà partis, et nous acheminant à toutes jambes de fiacre vers la
demeure de celle que j'aimais, et à qui la garniture, les 703
Jacques le fataliste et son maître
manchettes et la bague étaient destinées. Le présent réussit à
merveille. On fut charmante. On essaya sur−le−champ la garniture
et les manchettes; la bague semblait avoir été faite pour le
doigt. On soupa, et gaiement comme tu penses bien.
JACQUES: Et vous couchâtes là.
LE MAÎTRE: Non.
JACQUES: Ce fut donc le chevalier ?
LE MAÎTRE: Je le crois.
JACQUES: Du train dont on vous menait, vos cinquante louis ne
durèrent pas longtemps.
LE MAÎTRE: Non. Au bout de huit jours nous nous rendîmes chez Le
704
Jacques le fataliste et son maître
Brun pour voir ce que le reste de nos effets avait produit.
JACQUES: Rien, ou peu de chose. Le Bran fut triste, il se déchaîna
contre le Merval et la demoiselle aux révérences, les appela
gueux, infâmes, fripons, jura derechef de n'avoir jamais rien à
démêler avec eux, et vous remit sept à huit cents francs.
LE MAÎTRE: A peu près; huit cent soixante et dix livres.
JACQUES: Ainsi, si je sais un peu calculer, huit cent soixante et
dix livres de Le Bron, cinquante louis de Merval ou de Fourgeot,
la garniture, les manchettes et la bague, allons, encore cinquante
705
Jacques le fataliste et son maître
louis, et voilà ce qui vous est rentré de vos dix−neuf mille sept
cent soixante et treize livres, en marchandises.
Diable ! Cela est
honnête. Merval avait raison, on n'a pas tous les jours à traiter
avec d'aussi dignes gens.
LE MAÎTRE: Tu oublies les manchettes prises au prix coûtant par le
chevalier.
JACQUES: C'est que le chevalier ne vous en a jamais parlé.
LE MAÎTRE: J'en conviens. Et les deux boîtes d'or et la montre
mises en gage par Mathieu, tu n'en dis rien.
JACQUES: C'est que je ne sais qu'en dire.
LE MAÎTRE: Cependant l'échéance des lettres de change arriva.
706
Jacques le fataliste et son maître
J A C Q U E S : E t v o s f o n d s n i c e u x d u c h e v a l i e r n'arrivèrent point.
LE MAÎTRE: Je fus obligé de me cacher. On instruisit mes parents;
un de mes oncles vint à Paris. Il présenta un mémoire à la police
contre tous ces fripons. Ce mémoire fut renvoyé à un des commis;
ce commis était un protecteur gagé de Merval. On répondit que,
l'affaire étant en justice réglée, la police n'y pouvait rien. Le
prêteur sur gages à qui Mathieu avait confié les deux boîtes fit
assigner Mathieu. J'intervins dans ce procès. Les frais de justice
furent si énormes, qu'après la vente de la montre et des boîtes,
707
Jacques le fataliste et son maître
il s'en manquait encore cinq ou six cents francs qu'il n'y eût de
quoi tout payer.
Vous ne croirez pas cela, lecteur. Et si je vous disais qu'un
limonadier, décédé il y a quelque temps dans mon voisinage, laissa
deux pauvres orphelins en bas âge. Le commissaire se transporte
chez le défunt; on appose un scellé. On lève ce scellé, on fait un
inventaire, une vente; la vente produit huit à neuf cents francs.
De ces neuf cents francs, les frais de justice prélevés, il reste
deux sous pour chaque orphelin; on leur met à chacun ces deux sous
dans la main, et on les conduit à l'hôpital.
708
Jacques le fataliste et son maître
LE MAÎTRE: Cela fait horreur.
JACQUES: Et cela dure.
LE MAÎTRE: Mon père mourut dans ces entrefaites.
J'acquittai les
lettres de change, et je sortis de ma retraite, où, pour l'honneur
du chevalier et de mon amie, j'avouerai qu'ils me tinrent assez
fidèle compagnie.
JACQUES: Et vous voilà tout aussi féru qu'auparavant du chevalier
et de votre belle; votre belle vous tenant la dragée plus haute
que jamais.
LE MAÎTRE: Et pourquoi cela, Jacques ?
JACQUES: Pourquoi ? C'est que maître de votre personne et
709
Jacques le fataliste et son maître
possesseur d'une fortune honnête, il fallait faire de vous un sot
complet, un mari.
LE MAÎTRE: Ma foi, je crois que c'était leur projet; mais il ne
leur réussit pas.
JACQUES: Vous êtes bien heureux, ou ils ont été bien maladroits.
LE MAÎTRE: Mais il me semble que ta voix est moins rauque, et que
tu parles plus librement.
JACQUES: Cela vous semble, mais cela n'est pas.
LE MAÎTRE: Tu ne pourrais donc pas reprendre l'histoire de tes
amours ?
JACQUES: Non.
710
Jacques le fataliste et son maître
LE MAÎTRE: Et ton avis est que je continue l'histoire des miennes ?
JACQUES: C'est mon avis de faire une pause, et de hausser la
gourde.
LE MAÎTRE: Comment ! avec ton mal de gorge tu as fait remplir ta
gourde ?
JACQUES: Oui, mais, de par tous les diables, c'est de tisane;
aussi je n'ai point d'idées, je suis bête; et tant qu'il n'y aura
dans la gourde que de la tisane, je serai bête.
LE MAÎTRE: Que fais−tu ?
JACQUES: Je verse la tisane à terre; je crains qu'elle ne nous
porte malheur.
711
Jacques le fataliste et son maître
LE MAÎTRE: Tu es fou.
JACQUES: Sage ou fou, il n'en restera pas la valeur d'une larme
dans la gourde.
Tandis que Jacques vide à terre sa gourde, son maître regarde à sa
montre, ouvre sa tabatière, et se dispose à continuer l'histoire
de ses amours. Et moi, lecteur, je suis tenté de lui fermer la
bouche en lui montrant de loin ou un vieux militaire sur son
cheval, le dos voûté, et s'acheminant à grands pas; ou une jeune
paysanne en petit chapeau de paille, en cotillons rouges, faisant
son chemin à pied ou sur un âne. Et pourquoi le vieux militaire ne
712
Jacques le fataliste et son maître
serait−il pas ou le capitaine de Jacques ou le camarade de son
capitaine ? − Mais il est mort. − Vous le croyez... ?
Pourquoi la
jeune paysanne ne serait−elle pas ou la dame Suzon, ou la dame
Marguerite, ou l'hôtesse du Grand−Cerf, ou la mère Jeanne, ou même
Denise, sa fille ? Un faiseur de romans n'y manquerait pas; mais je
n'aime pas les romans, à moins que ce ne soit ceux de Richardson.
J e f a i s l ' h i s t o i r e , c e t t e h i s t o i r e i n t é r e s s e r a o u n'intéressera
pas: c'est le moindre de mes soucis. Mon projet est d'être vrai,
je l'ai rempli. Ainsi, je ne ferai point revenir frère Jean de
713
Jacques le fataliste et son maître
Lisbonne; ce gros prieur qui vient à nous dans un cabriolet, à
côté d'une jeune et jolie femme, ce ne sera point l'abbé Hudson:
Mais l'abbé Hudson est mort ? − Vous le croyez ?
Avez−vous assisté à
ses obsèques ? − Non: Vous ne l'avez point vu mettre en terre ? −
Non: Il est donc mort ou vivant, comme il me plaira. Il ne
tiendrait qu'à moi d'arrêter ce cabriolet, et d'en faire sortir
avec le prieur et sa compagne de voyage une suite d'événements en
conséquence desquels vous ne sauriez ni les amours de Jacques, ni
celles de son maître; mais je dédaigne toutes ces ressources−là,
714
Jacques le fataliste et son maître
je vois seulement qu'avec un peu d'imagination et de style, rien
n'est plus aisé que de filer un roman. Demeurons dans le vrai, et
en attendant que le mal de gorge de Jacques se passe, laissons
parler son maître.
LE MAÎTRE: Un matin, le chevalier m'apparut fort triste; c'était
le lendemain d'un jour que nous avions passé à la campagne, le
chevalier, son amie ou la mienne, ou peut−être de tous les deux,
le père la mère, les tantes, les cousines et moi. Il me demanda si
je n'avais commis aucune indiscrétion qui eut éclairé les parents
sur ma passion. Il m'apprit que le père et la mère, alarmés de mes
715
Jacques le fataliste et son maître
assiduités, avaient fait des questions à leur fille; que si j'avais des vues honnêtes, rien n'était plus simple que de les
avouer; qu'on se ferait honneur de me recevoir à ces conditions;
mais que si je ne m'expliquais pas nettement sous quinzaine, on me
prierait de cesser des visites qui se remarquaient, sur lesquelles
on tenait des propos, et qui faisaient tort à leur fille en écartant d'elle des partis avantageux qui pouvaient se présenter
sans la crainte d'un refus.
JACQUES: Eh bien ! mon maître, Jacques a−t−il du nez ?
L E M A Î T R E : L e c h e v a l i e r a j o u t a : " D a n s u n e quinzaine ! le terme est
716
Jacques le fataliste et son maître
assez court. Vous aimez, on vous aime; dans quinze jours que
ferez−vous ?" Je répondis net au chevalier que je me retirerais.
"Vous vous retirerez ! Vous n'aimez donc pas ?
− J'aime, et beaucoup; mais j'ai des parents, un nom, un état, des
prétentions, et je ne me résoudrai jamais à enfouir tous ces
avantages dans le magasin d'une petite bourgeoise.
− Et leur déclarerai−je cela ?
− Si vous le voulez. Mais, chevalier, la subite et scrupuleuse
délicatesse de ces gens−là m'étonne. Ils ont permis à leur fille
d'accepter mes cadeaux; ils m'ont laissé vingt fois en tête à tête
717
Jacques le fataliste et son maître
avec elle; elle court les bals, les assemblées, les spectacles,
les promenades aux champs et à la ville, avec le premier qui a un
bon équipage à lui offrir; ils dorment profondément tandis qu'on
fait de la musique ou de la conversation chez elle; tu fréquentes
dans la maison tant qu'il te plaît; et, entre nous, chevalier,
quand tu es admis dans une maison, on peut y en admettre un autre.
Leur fille est notée. Je ne croirai pas, je ne nierai pas tout ce
qu'on en dit; mais tu conviendras que ces parents−là auraient pu
s'aviser plus tôt d'être jaloux de l'honneur de leur enfant.
718
Jacques le fataliste et son maître
Veux−tu que je te parle vrai ? On m'a pris pour une espèce de benêt
qu'on se promettait de mener par le nez aux pieds du curé de la
paroisse. Ils se sont trompés. Je trouve Mlle Agathe charmante;
j'en ai la tête tournée: et il y paraît, je crois, aux effroyables
dépenses que j'ai faites pour elle. Je ne refuse pas de continuer,
mais encore faut−il que ce soit avec la certitude de la trouver un
peu moins sévère à l'avenir.
"Mon projet n'est pas de perdre éternellement à ses genoux un
temps, une fortune et des soupirs que je pourrais employer plus
utilement ailleurs. Tu diras ces derniers mots à Mlle Agathe, et
719
Jacques le fataliste et son maître
tout ce qui les a précédés à ses parents... Il faut que notre
liaison cesse, ou que je sois admis sur un nouveau pied, et que
Mlle Agathe fasse de moi quelque chose de mieux que ce qu'elle en
a fait jusqu'à présent. Lorsque vous m'introduisîtes chez elle,
convenez, chevalier, que vous me fîtes espérer des facilités que
je n'ai point trouvées. Chevalier, vous m'en avez un peu imposé."
LE CHEVALIER: Ma foi, je m'en suis un peu imposé le premier à
moi−même. Qui diable aurait jamais imaginé qu'avec l'air leste, le
ton libre et gai de cette jeune folle, ce serait un petit dragon
de vertu ?
720
Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: Comment, diable ! Monsieur, cela est bien fort. Vous avez
donc été brave une fois dans votre vie ?
LE MAÎTRE: Il y a des jours comme cela. J'avais sur le coeur
l ' a v e n t u r e d e s u s u r i e r s , m a r e t r a i t e à Saint−Jean−de−Latran,
devant la demoiselle Bridoie, et plus que tout, les rigueurs de
Mlle Agathe. J'étais un peu las d'être lanterné.
JACQUES: Et, d'après ce courageux discours, adressé à votre cher
ami le chevalier de Saint−Ouin, que fites−vous ?
LE MAÎTRE: Je tins parole, je cessai mes visites.
JACQUES: Bravo ! Bravo ! mio caro moestro !
LE MAÎTRE: Il se passa une quinzaine sans que j'entendisse parler
721
Jacques le fataliste et son maître
de rien, si ce n'était par le chevalier qui m'instruisait fidèlement des effets de mon absence dans la famille, et qui
m'encourageait à tenir ferme. Il me disait: "On commence à
s'étonner, on se regarde, on parle; on se questionne sur les
sujets de mécontentement qu'on a pu te donner. La petite fille
joue la dignité; elle dit avec une indifférence affectée à travers
laquelle on voit aisément qu'elle est piquée: "On ne voit plus ce
monsieur; c'est qu'apparemment il ne veut plus qu'on le voie; à la
bonne heure, c'est son affaire..." Et puis elle fait une pirouette, elle se met à chantonner, elle va à la fenêtre, elle
722
Jacques le fataliste et son maître
revient, mais les yeux rouges; tout le monde s'aperçoit qu'elle a
pleuré.
− Qu'elle a pleuré !
− Ensuite elle s'assied; elle prend son ouvrage; elle veut
travailler, mais elle ne travaille pas. On cause, elle se tait; on
cherche à l'égayer elle prend de l'humeur; on lui propose un jeu,
une promenade, un spectacle: elle accepte; et lorsque tout est
prêt, c'est une autre chose qui lui plaît et qui lui déplaît le
moment d'après... Oh ! ne voilà−t−il pas que tu te troubles ! Je ne
te dirai plus rien.
723
Jacques le fataliste et son maître
− Mais, chevalier, vous croyez donc que, si je reparaissais...
− Je crois que tu serais un sot. Il faut tenir bon il faut avoir
du courage. Si tu reviens sans être rappelé, tu es perdu.
Il faut
apprendre à vivre à ce petit monde−là.
− Mais si l'on ne me rappelle pas ?
− On te rappellera.
− Si l'on tarde beaucoup à me rappeler ?
− On te rappellera bientôt. Peste ! un homme comme toi ne se
remplace pas aisément. Si tu reviens de toi−même, on te boudera,
on te fera payer chèrement ton incartade, on t'imposera la loi
qu'on voudra t'imposer; il faudra t'y soumettre; il faudra fléchir
724
Jacques le fataliste et son maître
le genou. Veux−tu être le maître ou l'esclave, et l'esclave Ie
plus malmené ? Choisis. A te parler vrai, ton procédé a été un peu
leste; on n'en peut pas conclure un homme bien épris; mais ce qui
est fait est fait; et s'il est possible d'en tirer bon parti, il n'y faut pas manquer.
− Elle a pleuré !
− Eh bien ! elle a pleuré. Il vaut encore mieux qu'elle pleure que
toi.
− Mais si l'on ne me rappelle pas ?
− On te rappellera, te dis−je. Lorsque j'arrive, je ne parle pas
plus de toi que si tu n'existais pas. On me tourne, je me laisse
725
Jacques le fataliste et son maître
tourner; enfin on me demande si je t'ai vu; je réponds indifféremment, tantôt oui, tantôt non; puis on parle d'autre
chose; mais on ne tarde pas de revenir à ton éclipse. Le premier
mot vient, ou du père, ou de la mère, ou de la tante, ou d'Agathe,
et l'on dit: "Après tous les égards que nous avons eus pour lui !
l'intérêt que nous avons tous pris à sa dernière affaire !
les
amitiés que ma nièce lui a faites ! les politesses dont je l'ai
comblé ! tant de protestations d'attachement que nous en avons
reçues ! et puis fiez−vous aux hommes!... Après cela, ouvrez votre
maison à ceux qui se présentent!... Croyez aux amis!"
726
Jacques le fataliste et son maître
− Et Agathe ?
− La consternation y est, c'est moi qui t'en assure.
− Et Agathe ?
− A g a t h e m e t i r e à l ' é c a r t , e t d i t : " C h e v a l i e r , concevez−vous
quelque chose à votre ami ? Vous m'avez assurée tant de fois que
j'en étais aimée; vous le croyiez, sans doute, et pourquoi ne
l'auriez−vous pas cru ? Je le croyais bien, moi..." Et puis elle
s'interrompt, sa voix s'altère, ses yeux se mouillent...
Eh bien !
ne voilà−t−il pas que tu en fais autant ! Je ne te dirai plus rien,
cela est décidé. Je vois ce que tu désires, mais il n'en sera
727
Jacques le fataliste et son maître
rien, absolument rien. Puisque tu as fait la sottise de te retirer
sans rime ni raison, je ne veux pas que tu la doubles en allant te
jeter à leur tête. Il faut tirer parti de cet incident pour avancer tes affaires avec Mlle Agathe; il faut qu'elle voie
qu'elle ne te tient pas si bien qu'elle ne puisse te perdre, à
moins qu'elle ne s'y prenne mieux pour te garder. Après ce que tu
as fait, en être encore à lui baiser la main ! Mais là, chevalier,
la main sur la conscience, nous sommes amis; et tu peux, sans
indiscrétion, t'expliquer avec moi; vrai, tu n'en as jamais rien
obtenu ?
728
Jacques le fataliste et son maître
− Non.
− Tu mens, tu fais le délicat.
− Je le ferais peut−être, si j'en avais raison; mais je te jure
que je n'ai pas le bonheur de mentir.
− Cela est inconcevable car enfin tu n'es pas, maladroit.
Quoi ! on
n'a pas eu le moindre petit moment de faiblesse ?
− Non.
− C'est qu'il sera venu, que tu ne l'auras pas aperçu, et que tu
l'auras manqué. J'ai peur que tu n'aies été un peu benêt; les gens
honnêtes, délicats et tendres comme toi, y sont sujets.
− Mais vous, chevalier, lui dis−je, que faites−vous là ?
− Rien.
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Jacques le fataliste et son maître
− Vous n'avez point eu de prétentions ?
− Pardonnez−moi, s'il vous plaît, elles ont même duré assez
longtemps; mais tu es venu, tu as vu et tu as vaincu. Je me suis
aperçu qu'on te regardait beaucoup, et qu'on ne me regardait plus
guère; je me le suis tenu pour dit. Nous sommes restés bons amis;
on me confie ses petites pensées, on suit quelquefois mes
conseils; et faute de mieux, j'ai accepté le rôle de subalterne
auquel tu m'as réduit."
JACQUES: Monsieur, deux choses: l'une c'est que je n'ai jamais pu
suivre mon histoire sans qu'un diable ou un autre m'interrompît,
730
Jacques le fataliste et son maître
et que la vôtre va tout de suite. Voilà le train de la vie; l'un
court à travers les ronces sans se piquer; l'autre a beau regarder
où il met le pied, il trouve des ronces dans le plus beau chemin,
et arrive au gîte écorché tout vif.
LB MAÎTRE: Est−ce que tu as oublié ton refrain; et le grand
rouleau, et l'écriture d'en haut ?
JACQUES: L'autre chose, c'est que je persiste dans l'idée que
votre chevalier de Saint−Ouin est un grand fripon; et qu'après
avoir partagé votre argent avec les usuriers Le Brun, Merval,
Mathieu de Fourgeot ou Fourgeot de Mathieu, la Bridoie, il cherche
731
Jacques le fataliste et son maître
à vous embâter de sa maîtresse, en tout bien et tout honneur
s'entend, par−devant notaire et curé, afin de partager encore avec
vous votre femme... Ahi ! la gorge!...
LE MAÎTRE: Sais−tu ce que tu fais là ? une chose très commune et
très impertinente.
JACQUES: J'en suis bien capable.
LE MAÎTRE: Tu te plains d'avoir été interrompu, et tu interromps.
JACQUES: C'est 1'effet du mauvais exemple que vous m'avez donné.
Une mère veut être galante, et veut que sa fille soit sage; un
père veut être dissipateur, et veut que son fils soit économe; un
maître veut...
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Jacques le fataliste et son maître
LE MAÎTRE: Interrompre son valet, l'interrompre tant qu'il lui
plaît, et n'en pas être interrompu.
Lecteur, est−ce que vous ne craignez pas de voir se renouveler ici
la scène de l'auberge où l'un criait: «Tu descendras»; l'autre:
«Je ne descendrai pas» ? A quoi tient−il que je ne vous fasse
entendre: «J'interromprai, tu n'interrompras pas» ? Il est certain
que, pour peu que j'agace Jacques ou son maître, voilà la querelle
engagée; et si je l'engage une fois, qui sait comment elle finira ?
Mais la vérité est que Jacques répondit modestement à son maître:
"Monsieur, je ne vous interromps pas; mais je cause avec vous,
733
Jacques le fataliste et son maître
comme vous m'en avez donné la permission.
LE MAÎTRE: Passe; mais ce n'est pas tout.
JACQUES: Quelle autre incongruité puis−je avoir commise ?
LE MAÎTRE: Tu vas anticipant sur le raconteur, et tu lui ôtes le
plaisir qu'il s'est promis de ta surprise; en sorte qu'ayant, par
une ostentation de sagacité très déplacée, deviné ce qu'il avait à
te dire, il ne lui reste plus qu'à se taire, et je me tais.
JACQUES: Ah ! mon maître !
LE MAÎTRE: Que maudits soient les gens d'esprit !
JACQUES: D'accord; mais vous n'aurez pas la cruauté...
LE MAÎTRE: Conviens du moins que tu le mériterais.
734
Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: D'accord; mais avec tout cela vous regarderez à votre
montre l'heure qu'il est, vous prendrez votre prise de tabac,
votre humeur cessera, et vous continuerez votre histoire.
LE MAÎTRE: Ce drôle−là fait de moi tout ce qu'il veut..."
Quelques jours après cet entretien avec le chevalier, il reparut
chez moi; il avait l'air triomphant. "Eh bien ! l'ami, me dit−il,
une autre fois croirez−vous à mes almanachs ? Je vous l'avais bien
dit, nous sommes les plus forts, et voici une lettre de la petite;
oui, une lettre, une lettre d'elle..."
Cette lettre était fort douce; des reproches, des plaintes et
735
Jacques le fataliste et son maître
cætera; et me voilà réinstallé dans la maison.
Lecteur, vous suspendez ici votre lecture; qu'est−ce qu'il y a ?
Ah ! je crois vous comprendre, vous voudriez voir cette lettre. Mme
Riccoboni n'aurait pas manqué de vous la montrer. Et celle que Mme
de La Pommeraye dicta aux deux dévotes, je suis sûr que vous
l'avez regrettée. Quoiqu'elle fût autrement difficile à faire que
celle d'Agathe, et que je ne présume pas infiniment de mon talent,
je crois que je m'en serais tiré, mais elle n'aurait pas été originale; ç'aurait été comme ces sublimes harangues de Tite−Live
dans son Histoire de Rome, ou du cardinal Bentivoglio dans ses
736
Jacques le fataliste et son maître
Guerres de Flandre. On les lit avec plaisir, mais elles détruisent
l'illusion. Un historien, qui suppose à ses personnages des
discours qu'ils n'ont pas tenus, peut aussi leur supposer des
actions qu'ils n'ont pas faites. Je vous supplie donc de vouloir
bien vous passer de ces deux lettres, et de continuer votre
lecture.
LE MAÎTRE: On me demanda raison de mon éclipse, je dis ce que je
voulus; on se contenta de ce que je dis, et tout reprit son train
accoutumé.
JACQUES: C'est−à−dire que vous continuâtes vos dépenses, et que
737
Jacques le fataliste et son maître
vos affaires amoureuses n'en avançaient pas davantage.
LE MAÎTRE: Le chevalier m'en demandait des nouvelles, et avait
l'air de s'en impatienter.
J A C Q U E S : E t i l s ' e n i m p a t i e n t a i t p e u t − ê t r e réellement.
LE MAÎTRE: Et pourquoi cela ?
JACQUES: Pourquoi ? Parce qu'il...
LE MAÎTRE: Achève donc.
JACQUES: Je m'en garderai bien; il faut laisser au conteur.
LE MAÎTRE: Mes leçons te profitent, je m'en réjouis...
Un jour le
chevalier me proposa une promenade en tête à tête.
Nous allâmes
passer la journée à la campagne. Nous partîmes de bonne heure.
738
Jacques le fataliste et son maître
Nous dînâmes à l'auberge; nous y soupâmes; le vin était excellent,
nous en bûmes beaucoup, causant de gouvernement, de religion et de
galanterie. Jamais le chevalier ne m'avait marqué tant de
confiance, tant d'amitié; il m'avait raconté toutes les aventures
de sa vie, avec la plus incroyable franchise, ne me celant ni le
bien ni le mal. Il buvait, il m'embrassait, il pleurait de tendresse; je buvais, je l'embrassais, je pleurais à mon tour. Il
n'y avait dans toute sa conduite passée qu'une seule action qu'il
se reprochât; il en porterait le remords jusqu'au tombeau.
"Chevalier, confessez−vous−en à votre ami, cela vous soulagera. Eh
739
Jacques le fataliste et son maître
bien ! de quoi s'agit−il ? de quelque peccadille dont votre
délicatesse vous exagère la valeur ?
− Non, non, s'écriait le chevalier en penchant sa tête sur ses
deux mains, et se couvrant le visage de honte; c'est une noirceur,
une noirceur impardonnable. Le croirez−vous ? Moi, le chevalier de
Saint−Ouint a une fois trompé, oui, trompé son ami !
− Et comment cela s'est−il fait ?
− Hélas ! nous fréquentions l'un et l'autre dans la même maison,
comme vous et moi. Il y avait une jeune fille comme Mlle Agathe;
il en était amoureux, et moi j'en étais aimé; il se ruinait en
740
Jacques le fataliste et son maître
dépenses pour elle, et c'est moi qui jouissais de ses faveurs. Je
n'ai jamais eu le courage de lui en faire l'aveu; mais si nous
nous retrouvons ensemble, Je lui dirai tout. Cet effroyable secret
que je porte au fond de mon coeur l'accable, c'est un fardeau dont
il faut absolument que je me délivre.
− Chevalier, vous ferez bien.
− Vous me le conseillez ?
− Assurément, je vous le conseille.
− Et comment croyez−vous que mon ami prenne la chose ?
− S'il est votre ami, s'il est juste, il trouvera votre excuse en
lui−même; il sera touché de votre franchise et de votre repentir;
741
Jacques le fataliste et son maître
il jettera ses bras autour de votre cou; il fera ce que je ferais
à sa place.
− Vous le croyez ?
− Je le crois.
− Et c'est ainsi que vous en useriez ?
− Je n'en doute pas..."
A l'instant le chevalier se lève, s'avance vers moi, les larmes
aux yeux, les deux bras ouverts, et me dit: "Mon ami, embrassez−moi donc.
− Quoi ! chevalier, lui dis−je, c'est vous ? c'est moi ?
c'est cette
coquine d'Agathe ?
− Oui, mon ami; je vous rends encore votre parole, vous êtes le
742
Jacques le fataliste et son maître
maître d'en agir avec moi comme il vous plaira. Si vous pensez,
comme moi, que mon offense soit sans excuse, ne m'excusez point;
levez−vous, quittez−moi, ne me revoyez jamais qu'avec mépris, et
abandonnez−moi à ma douleur et à ma honte. Ah !
mon ami, si vous
saviez tout l'empire que la petite scélérate avait pris sur mon
coeur ! Je suis né honnête; jugez combien j'ai dû souffrir du rôle
indigne auquel je me suis abaissé. Combien de fois j'ai détourné
mes yeux de dessus elle, pour les attacher sur vous, en gémissant
de sa trahison et de la mienne. Il est inouï que vous ne vous en
soyez jamais aperçu..."
743
Jacques le fataliste et son maître
Cependant j'étais immobile comme un Terme pétrifié; à peine
entendais−je le discours du chevalier. Je m'écriai:
"Ah !
l'indigne ! Ah ! chevalier ! vous, vous, mon ami !
− Oui, je l'étais, et je le suis encore, puisque je dispose, pour
vous tirer des liens de cette créature, d'un secret qui est plus
le sien que le mien. Ce qui me désespère, c'est que vous n'en ayez
rien obtenu qui vous dédommage de tout ce que vous avez fait pour
elle." (Ici Jacques se met à rire et à siffler.) Mais c'est la Vérité dans le vin, de Collé... Lecteur, vous ne
savez ce que vous dites; à force de vouloir montrer de l'esprit,
744
Jacques le fataliste et son maître
vous n'êtes qu'une bête. C'est si peu la vérité dans le vin, que
tout au contraire, c'est la fausseté dans le vin. Je vous ai dit
une grossièreté, j'en suis fâché, et je vous en demande pardon.
LE MAÎTRE: Ma colère tomba peu à peu. J'embrassai le chevalier; il
se remit sur sa chaise, les coudes appuyés sur la table, les
poings fermés sur les yeux; il n'osait me regarder.
JACQUES: Il était si affligé ! et vous eûtes la bonté de le
consoler ?... (Et Jacques de siffler encore.) LE MAÎTRE: Le parti qui me parut le meilleur, ce fut de tourner la
chose en plaisanterie. A chaque propos gai, le chevalier confondu
745
Jacques le fataliste et son maître
me disait: "Il n'y a point d'homme comme vous; vous êtes unique;
vous valez cent fois mieux que moi. Je doute que j'eusse eu la
générosité ou la force de vous pardonner une pareille injure, et
vous en plaisantez; cela est sans exemple. Mon ami, que ferai−je
jamais qui puisse réparer ?... Ah ! non, non, cela ne se répare pas;
Jamais, jamais je n'oublierai ni mon crime ni votre indulgence; ce
sont deux traits profondément gravés là. Je me rappellerai l'un
pour me détester, l'autre pour vous admirer, pour redoubler
d'attachement pour vous.
− Allons, chevalier, vous n'y pensez pas, vous vous surfaites
746
Jacques le fataliste et son maître
votre action et la mienne. Buvons à votre santé.
Chevalier, à la
mienne donc, puisque vous ne voulez pas que ce soit à la vôtre..."
Le chevalier peu à peu reprit courage. Il me raconta tous les
détails de sa trahison, s'accablant lui−même des épithètes les
plus dures; il mit en pièces, et la fille, et la mère, et le père,
et les tantes, et toute la famille qu'il me montra comme un ramas
de canailles indignes de moi, mais bien dignes de lui; ce sont ses
propres mots.
JACQUES: Et voilà pourquoi je conseille aux femmes de ne jamais
coucher avec des gens qui s'enivrent. Je ne méprise guère moins
747
Jacques le fataliste et son maître
votre chevalier pour son indiscrétion en amour que pour sa
perfidie en amitié. Que diable ! il n'avait qu'à... être un honnête
homme, et vous parler d'abord... Mais tenez, monsieur, je
persiste, c'est un gueux, c'est un fieffé gueux. Je ne sais plus
comment cela finira; j'ai peur qu'il ne vous trompe encore en vous
d é t r o m p a n t . T i r e z − m o i , t i r e z − v o u s b i e n v i t e vous−même de cette
auberge et de la compagnie de cet homme−là...
Ici Jacques reprit sa gourde, oubliant qu'il n'y avait ni tisane
ni vin. Son maître se mit à rire. Jacques toussa un demi−quart
d'heure de suite. Son maître tira sa montre et sa tabatière, et
748
Jacques le fataliste et son maître
continua son histoire que j'interromprai, si cela vous convient;
ne fût−ce que pour faire enrager Jacques, en lui prouvant qu'il
n'était pas écrit là−haut, comme il le croyait, qu'il serait toujours interrompu et que son maître ne le serait jamais.
LE MAÎTRE, au chevalier: Après ce que vous m'en dites là, j'espère
que vous ne les reverrez plus.
− Moi, les revoir!... Mais ce qui me désespère c'est de s'en aller
sans se venger. On aura trahi, joué, bafoué, dépouillé un galant
homme; on aura abusé de la passion et de la faiblesse d'un autre
galant homme, car j'ose encore me regarder comme tel, pour
749
Jacques le fataliste et son maître
l'engager dans une suite d'horreurs; on aura exposé deux amis à se
haïr et peut−être à s'entr'égorger, car enfin, mon cher, convenez
que, si vous eussiez découvert mon indigne menée, vous êtes brave,
vous en eussiez peut−être conçu un tel ressentiment...
− Non, cela n'aurait pas été jusque−là. Et pourquoi donc ? Et pour
qui ? pour une faute que personne ne saurait se répondre de ne pas
commettre ? Est−ce ma femme ? Et quand elle le serait ? Est−ce ma
fille ? Non, c'est une petite gueuse; et vous croyez que pour une
petite gueuse... Allons, mon ami, laissons cela et buvons. Agathe
est jeune, vive, blanche, grasse, potelée; ce sont les chairs les
750
Jacques le fataliste et son maître
plus fermes, n'est−ce pas ? et la peau la plus douce ?
La jouissance
en doit être délicieuse, et j'imagine que vous étiez assez heureux
entre ses bras pour ne guère penser à vos amis.
− Il est certain que si les charmes de la personne et le plaisir
pouvaient atténuer la faute, personne sous le ciel ne serait moins
coupable que moi.
− Ah çà, chevalier, je reviens sur mes pas; je retire mon indulgence, et je veux mettre une condition à l'oubli de votre
trahison.
− Parlez, mon ami, ordonnez, dites, faut−il me jeter par la
fenêtre, me pendre, me noyer, m'enfoncer ce couteau dans la
751
Jacques le fataliste et son maître
poitrine ?...
Et à l'instant le chevalier saisit un couteau qui était sur la
table, détache son col, écarte sa chemise, et, les yeux égarés, se
place la pointe du couteau de la main droite à la fossette de la
clavicule gauche, et semble n'attendre que mon ordre pour
s'expédier à l'antique.
"Il ne s'agit pas de cela, chevalier, laissez là ce mauvais couteau.
− Je ne le quitte pas, c'est ce que je mérite; faites signe.
− Laissez là ce mauvais couteau, vous dis−je, je ne mets pas votre
expiation à si haut prix..." Cependant la pointe du couteau était
752
Jacques le fataliste et son maître
toujours: suspendue sur la fossette de la clavicule gauche; je lui
saisis la main, je lui arrachai son couteau que je jetai loin de
moi, puis approchant la bouteille de son verre, et versant plein,
je lui dis: "Buvons d'abord; et vous saurez ensuite à quelle
terrible condition j'attache votre pardon. Agathe est donc bien
succulente, bien voluptueuse ?
− Ah ! mon ami, que ne le savez−vous comme moi !
− Mais attends, il faut qu'on nous apporte une bouteille de
champagne, et puis tu me feras l'histoire d'une de tes nuits.
Traître charmant, ton absolution est à la fin de cette histoire.
753
Jacques le fataliste et son maître
Allons, commence: est−ce que tu ne m'entends pas ?
− Je vous entends.
− Ma sentence te paraît−elle trop dure ?
− Non.
− Tu rêves ?
− Je rêve !
− Que t'ai−je demandé ?
− Le récit d'une de mes nuits avec Agathe.
− C'est cela."
Cependant le chevalier me mesurait de la tête aux pieds, et se
disait à lui−même: "C'est la même taille, à peu près le même âge;
et quand il y aurait quelque différence, point de lumière,
754
Jacques le fataliste et son maître
l ' i m a g i n a t i o n p r é v e n u e q u e c ' e s t m o i , e l l e n e soupçonnera rien...
− Mais, chevalier, à quoi penses−tu donc ? ton verre reste plein,
et tu ne commences pas !
− Je pense, mon ami, j'y ai pensé, tout est dit: embrassez−moi,
nous serons vengés, oui, nous le serons. C'est une scélératesse de
ma part; si elle est indigne de moi, elle ne l'est pas de la petite coquine. Vous me demandez l'histoire d'une de mes nuits ?
− Oui: est−ce trop exiger ?
− Non; mais si, au lieu de l'histoire, je vous procurais la nuit ?
− Cela vaudrait un peu mieux." (Jacques se met à siffler.)
755
Jacques le fataliste et son maître
Aussitôt le chevalier tire deux clefs de sa poche, l'une petite et
l ' a u t r e g r a n d e . " L a p e t i t e , m e d i t − i l , e s t l e passe−partout de la
rue, la grande est celle de l'antichambre d'Agathe, les voilà,
elles sont toutes deux à votre service. Voici ma marche de tous
les jours, depuis environ six mois; vous y conformerez la vôtre.
Ses fenêtres sont sur le devant, comme vous le savez.
Je me
promène dans la rue tant que je les vois éclairées. Un pot de
basilic mis en dehors est le signal convenu; alors je m'approche
de la porte d'entrée; je l'ouvre, j'entre, je la referme, je monte
756
Jacques le fataliste et son maître
le plus doucement que je peux, je tourne par le petit corridor qui
est à droite; la première porte à gauche dans ce corridor est la
sienne, comme vous savez. J'ouvre cette porte avec cette grande
clef, je passe dans la petite garde−robe qui est à droite, là je
trouve une petite bougie de nuit, à la lueur de laquelle je me
déshabille à mon aise. Agathe laisse la porte de sa chambre
entrouverte; je passe, et je vais la trouver dans son lit.
Comprenez−vous cela ?
− Fort bien !
− Comme nous sommes entourés, nous nous taisons.
− Et puis je crois que vous avez mieux à faire que de jaser.
757
Jacques le fataliste et son maître
− En cas d'accident, je puis sauter de son lit et me renfermer
dans la garde−robe, cela n'est pourtant jamais arrivé.
Notre usage
ordinaire est de nous séparer sur les quatre heures du matin.
Lorsque le plaisir ou le repos nous mène plus loin, nous sortons
du lit ensemble; elle descend, moi je reste dans la garde−robe, je
m'habille, je lis, je me repose, j'attends qu'il soit heure de
paraître. Je descends, je salue, j'embrasse comme si je ne faisais
que d'arriver.
− Cette nuit−ci, vous attend−on ?
− On m'attend toutes les nuits.
− Et vous me céderiez votre place ?
758
Jacques le fataliste et son maître
− De tout mon coeur. Que vous préfériez la nuit au récit, je n'en
suis pas en peine; mais ce que je désirerais, c'est que...
− Achevez; il y a peu de chose que je ne me sente le courage
d'entreprendre pour vous obliger.
− C'est que vous restassiez entre ses bras jusqu'au jour; j'arriverais, je vous surprendrais.
− Oh ! non, chevalier, cela serait trop méchant.
− Trop méchant ? Je ne le suis pas tant que vous pensez. Auparavant
je me déshabillerais dans la garde−robe.
− Allons, chevalier, vous avez le diable au corps. Et puis cela ne
se peut: si vous me donnez les clefs, vous ne les aurez plus.
− Ah ! mon ami, que tu es bête !
759
Jacques le fataliste et son maître
− Mais, pas trop, ce me semble.
− Et pourquoi n'entrerions−nous pas tous les deux ensemble ? Vous
i r i e z t r o u v e r A g a t h e ; m o i j e r e s t e r a i s d a n s l a garde−robe jusqu'à
ce que vous fissiez un signal dont nous conviendrions.
− Ma foi, cela est si plaisant, si fou, que peu s'en faut que je
n'y consente. Mais, chevalier, tout bien considéré, j'aimerais
mieux réserver cette facétie pour quelqu'une des nuits suivantes.
− Ah ! j'entends, votre projet est de nous venger plus d'une fois.
− Si vous l'agréez ?
− Tout à fait."
JACQUES: Votre chevalier bouleverse toutes mes idées.
760
Jacques le fataliste et son maître
J'imaginais...
LE MAÎTRE: Tu imaginais ?
JACQUES: Non, monsieur, vous pouvez continuer.
LE MAÎTRE: Nous bûmes, nous dîmes cent folies, et sur la nuit qui
s'approchait, et sur les suivantes, et sur celle où Agathe se
trouverait entre le chevalier et moi. Le chevalier était redevenu
d ' u n e g a i e t é c h a r m a n t e , e t l e t e x t e d e n o t r e conversation n'était
pas triste. Il me prescrivait des préceptes de conduite nocturne
qui n'étaient pas tous également faciles à suivre; mais après une
longue suite de nuits bien employées, je pouvais soutenir
761
Jacques le fataliste et son maître
l'honneur du chevalier à ma première, quelque merveilleux qu'il se
prétendit, et ce furent des détails qui ne finissaient point sur
les talents, perfections, commodités d'Agathe. Le chevalier
ajoutait avec un art incroyable l'ivresse de la passion à celle du
vin. Le moment de l'aventure ou de la vengeance nous paraissait
arriver lentement; cependant nous sortîmes de table. Le chevalier
paya; c'est la première fois que cela lui arrivait. Nous montâmes
dans notre voiture; nous étions ivres; notre cocher et nos valets
l'étaient encore plus que nous...
Lecteur, qui m'empêcherait de jeter ici le cocher, les chevaux, la
762
Jacques le fataliste et son maître
voiture, les maîtres et les valets dans une fondrière ?
Si la
fondrière vous fait peur, qui m'empêcherait de les amener sains et
saufs dans la ville où j'accrocherais leur voiture à une autre,
dans laquelle je renfermerais d'autres jeunes gens ivres ? Il y
aurait des mots offensants de dits, une querelle, des épées
t i r é e s , u n e b a g a r r e d a n s t o u t e s l e s r è g l e s . Q u i m'empêcherait, si
vous n'aimez pas les bagarres, de substituer à ces jeunes gens
Mlle Agathe, avec une de ses tantes ? Mais il n'y eut rien de tout
cela. Le chevalier et le maître de Jacques arrivèrent à Paris.
763
Jacques le fataliste et son maître
Celui−ci prit les vêtements du chevalier. Il est minuit, ils sont
sous les fenêtres d'Agathe; la lumière s'éteint; le pot de basilic
est à sa place. Ils font encore un tour d'un bout à l'autre de la
rue, le chevalier recordant à son ami sa leçon. Ils approchent de
la porte, le chevalier l'ouvre, introduit le maître de Jacques,
garde le passe−partout de la rue, lui donne la clef du corridor,
referme la porte d'entrée, s'éloigne, et après ce petit détail
fait avec laconisme le maître de Jacques reprit la parole et dit:
"Le local m'était connu. Je monte sur la pointe des pieds, j'ouvre
764
Jacques le fataliste et son maître
la porte du corridor, je la referme, j'entre dans la garde−robe,
où je trouvai la petite lampe de nuit; je me déshabille; la porte
de la chambre était entrouverte, je passe; je vais à l'alcôve, où
Agathe ne dormait pas. J'ouvre les rideaux; et à l'instant je sens
deux bras nus se jeter autour de moi et m'attirer; je me laisse
aller, je me couche, je suis accablé de caresses, je les rends. Me
voilà le mortel le plus heureux qu'il y ait au monde; je le suis
encore lorsque..."
Lorsque le maître de Jacques s'aperçut que Jacques dormait ou
faisait semblant de dormir: "Tu dors, lui dit−il, tu dors, 765
Jacques le fataliste et son maître
maroufle, au moment le plus intéressant de mon histoire!..." et
c'est à ce moment même que Jacques attendait son maître. "Te
réveilleras−tu ?
− Je ne le crois pas.
− Et pourquoi ?
− C'est que si je me réveille, mon mal de gorge pourra bien se
réveiller aussi, et que je pense qu'il vaut mieux que nous
reposions tous deux..."
Et voilà Jacques qui laisse tomber sa tête en devant.
"Tu vas te rompre le cou.
− Sûrement, si cela est écrit là−haut. N'êtes−vous pas entre les
bras de Mlle Agathe ?
766
Jacques le fataliste et son maître
− Oui.
− Ne vous y trouvez−vous pas bien ?
− Fort bien.
− Restez−y.
− Que j'y reste, cela te plaît à dire.
− Du moins jusqu'à ce que je sache l'histoire de l'emplâtre de
Desglands.
LE MAÎTRE. Tu te venges, traître.
JACQUES: Et quand cela serait, mon maître après avoir coupé
l'histoire de mes amours par mille questions, par autant de
fantaisies, sans le moindre murmure de ma part, ne pourrais−je pas
vous supplier d'interrompre la vôtre, pour m'apprendre l'histoire
767
Jacques le fataliste et son maître
de l'emplâtre de ce bon Desglands, à qui j'ai tant d'obligations,
qui m'a tiré de chez le chirurgien au moment où, manquant
d'argent, je ne savais plus que devenir, et chez qui j'ai fait
connaissance avec Denise, Denise sans laquelle je ne vous aurais
pas dit un mot de tout ce voyage ? Mon maître, mon cher maître,
l'histoire de l'emplâtre de Desglands; vous serez si court qu'il
vous plaira, et cependant l'assoupissement qui me tient, et dont
je ne suis pas maître, se dissipera et vous pourrez compter sur
toute mon attention.
LE MAÎTRE, dit en haussant les épaules: Il y avait dans le
768
Jacques le fataliste et son maître
voisinage de Desglands une veuve charmante, qui avait plusieurs
qualités communes avec une célèbre courtisane du siècle passé.
Sage par raison, libertine par tempérament, se désolant le
lendemain de la sottise de la veille, elle a passé toute sa vie en
allant du plaisir au remords et du remords au plaisir sans que
l'habitude du plaisir ait étouffé le remords, sans que l'habitude
du remords ait étouffé le goût du plaisir. Je l'ai connue dans ses
derniers instants; elle disait qu'enfin elle échappait à deux
grands ennemis. Son mari indulgent pour le seul défaut qu'il eût à
769
Jacques le fataliste et son maître
lui reprocher, la plaignit pendant qu'elle vécut, et la regretta
longtemps après sa mort. Il prétendait qu'il eût été aussi ridicule à lui d'empêcher sa femme d'aimer, que de l'empêcher de
boire. Il lui pardonnait la multitude de ses conquêtes en faveur
du choix délicat qu'elle y mettait. Elle n'accepta jamais l'hommage d'un sot ou d'un méchant: ses faveurs furent toujours la
récompense du talent ou de la probité. Dire d'un homme qu'il était
ou qu'il avait été son amant, c'était assurer qu'il était homme de
mérite. Comme elle connaissait sa légèreté, elle ne s'engageait
point à être fidèle. "Je n'ai fait, disait−elle, qu'un faux 770
Jacques le fataliste et son maître
serment en ma vie, c'est le premier." Soit qu'on perdît le
sentiment qu'on avait pris pour elle, soit qu'elle perdît celui
qu'on lui avait inspiré, on restait son ami. Jamais il n'y eut
d'exemple plus frappant de la différence de la probité et des
moeurs. On ne pouvait pas dire qu'elle eût des moeurs; et l'on
avouait qu'il était difficile de trouver une plus honnête créature. Son curé la voyait rarement au pied des autels; mais en
tout temps il trouvait sa bourse ouverte pour les pauvres. Elle
disait plaisamment de la religion et des lois, que c'était une
paire de béquilles qu'il ne fallait pas ôter à ceux qui avaient
771
Jacques le fataliste et son maître
les jambes faibles. Les femmes qui redoutaient son commerce pour
leurs maris le désiraient pour leurs enfants.
JACQUES, après avoir dit entre ses dents: "Tu me le paieras ce
maudit portrait", ajouta: Vous avez été fou de cette femme−là ?
LE MAÎTRE: Je le serai certainement devenu si Desglands ne m'eût
gagné de vitesse. Desglands en devint amoureux...
JACQUES: Monsieur, est−ce que l'histoire de son emplâtre et celle
de ses amours sont tellement liées l'une à l'autre qu'on ne
saurait les séparer ?
LE MAÎTRE: On peut les séparer; l'emplâtre est un incident,
772
Jacques le fataliste et son maître
l'histoire est le récit de tout ce qui s'est passé pendant qu'ils
s'aimaient.
JACQUES: Et s'est−il passé beaucoup de choses ?
LE MAÎTRE: Beaucoup.
JACQUES: En ce cas, si vous donnez à chacune la même étendue qu'au
portrait de l'héroïne, nous n'en sortirons pas d'ici à la Pentecôte, et c'est fait de vos amours et des miennes.
LE MAÎTRE: Aussi, Jacques, pourquoi m'avez−vous dérouté ?...
N'as−tu pas vu chez Desglands un petit enfant ?
JACQUES: Méchant, têtu, insolent et valétudinaire ?
Oui, je l'ai
vu.
LE MAÎTRE: C'est un fils naturel de Desglands et de la belle
773
Jacques le fataliste et son maître
veuve.
JACQUES: Cet enfant−là lui donnera bien du chagrin.
C'est un
enfant unique, bonne raison pour n'être qu'un vaurien; il sait
qu'il sera riche, autre bonne raison pour n'être qu'un vaurien.
LE MAÎTRE: Et comme il est valétudinaire, on ne lui apprend rien;
on ne le gêne, on ne le contredit sur rien, troisième bonne raison
pour n'être qu'un vaurien.
JACQUES: Une nuit le petit fou se mit à pousser des cris
inhumains. Voilà toute la maison en alarmes; on accourt. Il veut
que son papa se lève.
"Votre papa dort.
774
Jacques le fataliste et son maître
− N'importe, je veux qu'il se lève, je le veux, je le veux...
− Il est malade.
− N'importe, il faut qu'il se lève, je le veux, je le veux..."
On réveille Desglands; il jette sa robe de chambre sur ses
épaules, il arrive.
"Eh bien ! mon petit, me voilà, que veux−tu ?
− Je veux qu'on les fasse venir.
− Qui ?
− Tous ceux qui sont dans le château."
O n l e s f a i t v e n i r : m a î t r e s , v a l e t s , é t r a n g e r s , commensaux; Jeanne,
Denise, moi avec mon genou malade, tous, excepté une vieille
775
Jacques le fataliste et son maître
concierge impotente, à laquelle on avait accordé une retraite dans
une chaumière à près d'un quart de lieue du château. Il veut qu'on
l'aille chercher.
"Mais, mon enfant, il est minuit.
− Je le veux, je le veux.
− Vous savez qu'elle demeure bien loin.
− Je le veux, je le veux.
− Qu'elle est âgée et qu'elle ne saurait marcher.
− Je le veux, je le veux."
Il faut que la pauvre concierge vienne; on l'apporte, car pour
venir elle aurait plutôt mangé le chemin. Quand nous sommes tous
rassemblés, il veut qu'on le lève et qu'on l'habille. Le voilà
776
Jacques le fataliste et son maître
levé et habillé. Il veut que nous passions tous dans le grand
salon et qu'on le place au milieu dans le grand fauteuil de son
papa. Voilà qui est fait. Il veut que nous nous prenions tous par
la main. Il veut que nous dansions tous en rond, et nous nous
mettons tous à danser en rond. Mais c'est le reste qui est
incroyable...
LE MAÎTRE: J'espère que tu me feras grâce du reste ?
JACQUES: Non, non, monsieur, vous entendrez le reste... Il croit
qu'il m'aura fait impunément un portrait de la mère, long de
quatre aunes...
LE MAÎTRE: Jacques, je vous gâte.
777
Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: Tant pis pour vous.
LE MAÎTRE: Vous avez sur le coeur le long et ennuyeux portrait de
la veuve; mais vous m'avez, je crois, bien rendu cet ennui par la
longue et ennuyeuse histoire de la fantaisie de son enfant.
JACQUES: Si c'est votre avis, reprenez l'histoire du père; mais
plus de portraits, mon maître; je hais les portraits à la mort.
LE MAÎTRE: Et pourquoi haïssez−vous les portraits ?
JACQUES: C'est qu'ils ressemblent si peu, que, si par hasard on
vient à rencontrer les originaux, on ne les reconnaît pas.
Racontez−moi les faits, rendez−moi fidèlement les propos, et je
778
Jacques le fataliste et son maître
saurai bientôt à quel homme j'ai affaire. Un mot, un geste m'en
ont quelquefois plus appris que le bavardage de toute une ville.
LE MAÎTRE: Un jour Desglands...
J A C Q U E S : Q u a n d v o u s ê t e s a b s e n t , j ' e n t r e quelquefois dans votre
bibliothèque, je prends un livre, et c'est ordinairement un livre
d'histoire.
LE MAÎTRE: Un jour Desglands...
JACQUES: Je lis du pouce tous les portraits.
LE MAÎTRE: Un jour Desglands...
JACQUES: Pardon, mon maître, la machine était montée, et il
fallait qu'elle allât jusqu'à la fin.
LE MAÎTRE: Y est−elle ?
779
Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: Elle y est.
LE MAÎTRE: Un jour Desglands invita à dîner la belle veuve avec
quelques gentilshommes d'alentour. Le règne de Desglands était sur
son déclin; et parmi ses convives il y en avait un vers lequel son
inconstance commençait à la pencher. Ils étaient à table,
Desglands et son rival placés à côté l'un de l'autre et en face de
la belle veuve. Desglands employait tout ce qu'il avait d'esprit
pour animer la conversation; il adressait à la veuve les propos
les plus galants; mais elle, distraite, n'entendait rien, et tenait les yeux attachés sur son rival. Desglands avait un oeuf
780
Jacques le fataliste et son maître
frais à la main; un mouvement convulsif, occasionné par la
jalousie, le saisit, il serre les poings, et voilà l'oeuf chassé
de sa coque et répandu sur le visage de son voisin.
Celui−ci fit
un geste de la main. Desglands lui prend le poignet, l'arrête, et
lui dit à l'oreille: «Monsieur, je le tiens pour reçu...» Il se
fait un profond silence; la belle veuve se trouve mal.
Le repas
fut triste et court. Au sortir de table, elle fit appeler Desglands et son rival dans un appartement séparé; tout ce qu'une
femme peut faire décemment pour les réconcilier, elle le fit; elle
supplia, elle pleura, elle s'évanouit, mais tout de bon; elle
781
Jacques le fataliste et son maître
serrait les mains à Desglands, elle tournait ses yeux inondés de
larmes sur l'autre. Elle disait à celui−ci: «Et vous m'aimez!...»
à celui−là: «Et vous m'avez aimée...» à tous les deux:
"Et vous
voulez me perdre, et vous voulez me rendre la fable, l'objet de la
haine et du mépris de toute la province ! Quel que soit celui des
deux qui ôte la vie à son ennemi, je ne le reverrai jamais; il ne
peut être ni mon ami ni mon amant; je lui voue une haine qui ne
finira qu'avec ma vie..." Puis elle retombait en défaillance, et
en défaillant elle disait: "Cruels, tirez vos épées et enfoncez−les dans mon sein; si en expirant je vous vois embrassés,
782
Jacques le fataliste et son maître
j'expirerai sans regret!..." Desglands et son rival restaient
immobiles ou la secoueraient, et quelques pIeurs s'échappaient de
leurs yeux. Cependant il fallut se séparer. On remit la belle
veuve chez elle plus morte que vive.
JACQUES: Eh bien ! monsieur, qu'avais−je besoin du portrait que
vous m'avez fait de cette femme ? Ne saurais−je pas à présent tout
ce que vous en avez dit ?
LE MAÎTRE: Le lendemain Desglands rendit visite à sa charmante
infidèle; il y trouva son rival. Qui fut bien étonné ? Ce fut l'un
et l'autre de voir à Desglands la joue droite couverte d'un grand
783
Jacques le fataliste et son maître
rond de taffetas noir. "Qu'est−ce que cela ? lui dit la veuve.
DESGLANDS: Ce n'est rien.
SON RIVAL: Un peu de fluxion ?
DESGLANDS: Cela se passera."
Après un moment de conversation, Desglands sortit, et, en sortant,
il fit à son rival un signe qui fut très bien entendu.
Celui−ci
descendit, ils passèrent, l'un par un des côtés de la rue, l'autre
par le côté opposé; ils se rencontrèrent derrière les jardins de
la belle veuve, se battirent; et le rival de Desglands demeura
étendu sur la place, grièvement, mais non mortellement blessé.
784
Jacques le fataliste et son maître
Tandis qu'on l'emporte chez lui, Desglands revient chez sa veuve,
il s'assied, ils s'entretiennent encore de l'accident de la veille. Elle lui demande ce que signifie cette énorme et ridicule
mouche qui lui couvre la joue. Il se lève, il se regarde au
miroir. «En effet, lui dit−il, je la trouve un peu trop grande...»
Il prend les ciseaux de la dame, il détache son rond de taffetas,
le rétrécit tout autour d'une ligne ou deux, le replace et dit à
la veuve: "Comment me trouvez−vous à présent ?
− M a i s d ' u n e l i g n e o u d e u x m o i n s r i d i c u l e qu'auparavant.
− C'est toujours quelque chose."
785
Jacques le fataliste et son maître
Le rival de Desglands guérit. Second duel où la victoire resta à
Desglands: ainsi cinq ou six fois de suite; et Desglands à chaque
combat rétrécissant son rond de taffetas d'une petite lisière, et
remettant le reste sur sa joue.
JACQUES: Quelle fut la fin de cette aventure ?
Quand on me porta au
château de Desglands, il me semble qu'il n'avait plus son rond
noir.
LE MAÎTRE: Non. La fin de cette aventure fut celle de la belle
veuve. Le long chagrin qu'elle en éprouva acheva de ruiner sa
santé faible et chancelante.
JACQUES: Et Desglands ?
786
Jacques le fataliste et son maître
LE MAÎTRE: Un jour que nous nous promenions ensemble, il reçoit un
billet, il l'ouvre, il dit: "C'était un très brave homme, mais je
ne saurais m'affliger de sa mort..." Et à l'instant il arrache de
sa joue le reste de son rond noir, presque réduit par ses fréquentes rognures à la grandeur d'une mouche ordinaire. Voilà
l'histoire de Desglands. Jacques est−il satisfait; et puis−je
espérer qu'il écoutera l'histoire de mes amours, ou qu'il reprendra l'histoire des siennes ?
JACQUES: Ni l'un, ni l'autre.
LE MAÎTRE: Et la raison ?
JACQUES: C'est qu'il fait chaud, que je suis las, que cet endroit
787
Jacques le fataliste et son maître
est charmant, que nous serons à l'ombre sous ces arbres, et qu'en
prenant le frais au bord de ce ruisseau nous nous reposerons.
LE MAÎTRE: J'y consens; mais ton rhume ?
JACQUES: Il est de chaleur; et les médecins disent que les
contraires se guérissent par les contraires.
LE MAÎTRE: Ce qui est vrai au moral comme au physique. J'ai
remarqué une chose assez singulière; c'est qu'il n'y a guère de
maximes de morale dont on ne fît un aphorisme de médecine, et
réciproquement peu d'aphorismes de médecine dont on ne fît une
maxime de morale.
JACQUES: Cela doit être.
788
Jacques le fataliste et son maître
Ils descendent de cheval, ils s'étendent sur l'herbe.
Jacques dit
à son maître: "Veillez−vous ? dormez−vous ? Si vous veillez, je
dors; si vous dormez, je veille."
Son maître lui dit: "Dors, dors.
− Je puis donc compter que vous veillerez ? C'est que cette fois−ci
nous y pourrions perdre deux chevaux."
Le maître tira sa montre et sa tabatière; Jacques se mit en devoir
de dormir; mais à chaque instant il se réveillait en sursaut, et
frappait en l'air ses deux mains l'une contre l'autre. Son maître
lui dit: "A qui diable en as−tu ?
JACQUES: J'en ai aux mouches et aux cousins. Je voudrais bien
789
Jacques le fataliste et son maître
q u ' o n m e d î t à q u o i s e r v e n t c e s i n c o m m o d e s bêtes−là ?
LE MAÎTRE: Et parce que tu l'ignores, tu crois qu'elles ne servent
à rien ? La nature n'a rien fait d'inutile et de superflu.
JACQUES: Je le crois; car puisqu'une chose est, il faut qu'elle
soit.
LE MAÎTRE: Quand tu as ou trop de sang ou du mauvais sang, que
fais−tu ? Tu appelles un chirurgien, qui t'en ôte deux ou trois
palettes. Eh bien ! ces cousins, dont tu te plains, sont une nuée
de petits chirurgiens ailés qui viennent avec leurs petites
lancettes te piquer et te tirer du sang goutte à goutte.
790
Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: Oui, mais à tort et à travers, sans savoir si j'en ai
trop ou trop peu. Faites venir ici un étique, et vous verrez si
les petits chirurgiens ailés ne le piqueront pas. Ils songent à
eux; et tout dans la nature songe à soi et ne songe qu'à soi. Que
cela fasse du mal aux autres, qu'importe, pourvu qu'on s'en trouve
bien ?..."
Ensuite, il refrappait en l'air de ses deux mains, et il disait:
"Au diable les petits chirurgiens ailés !
LE MAÎTRE: Connais−tu la fable de Garo ?
JACQUES: Oui.
LE MAÎTRE: Comment la trouves−tu ?
791
Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: Mauvaise.
LE MAÎTRE: C'est bientôt dit.
JACQUES: Et bientôt prouvé. Si au lieu de glands, le chêne avait
porté des citrouilles, est−ce que cette bête de Garo se serait
endormi sous un chêne ? Et s'il ne s'était pas endormi sous un
chêne, qu'importait au salut de son nez qu'il en tombât des
citrouilles ou des glands ? Faites lire cela à vos enfants.
LE MAÎTRE: Un philosophe de ton nom ne le veut pas.
JACQUES: C'est que chacun a son avis, et que Jean−Jacques n'est
pas Jacques
LE MAÎTRE: Et tant pis pour Jacques.
792
Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: Qui sait cela avant que d'être arrivé au dernier mot de
la dernière ligne de la page qu'on remplit dans le grand rouleau ?
LE MAÎTRE: A quoi penses−tu ?
JACQUES: Je pense que, tandis que vous me parliez et que je vous
répondais, vous me parliez sans le vouloir, et que je vous
répondais sans le vouloir.
LE MAÎTRE: Après ?
JACQUES: Après ? Et que nous étions deux vraies machines vivantes
et pensantes.
LE MAÎTRE: Mais à présent que veux−tu ?
JACQUES: Ma foi, c'est encore tout de même. Il n'y a dans les deux
793
Jacques le fataliste et son maître
machines qu'un ressort de plus en jeu.
LE MAÎTRE: Et ce ressort là... ?
JACQUES: Je veux que le diable m'emporte si je conçois qu'il
puisse jouer sans cause. Mon capitaine disait: "Posez une cause,
un effet s'ensuit; d'une cause faible, un faible effet; d'une
cause momentanée, un effet d'un moment; d'une cause intermittente,
un effet intermittent; d'une cause contrariée, un effet ralenti;
d'une cause cessante, un effet nul."
LE MAÎTRE: Mais il me semble que je sens au dedans de moi−même que
je suis libre, comme je sens que je pense.
JACQUES: Mon capitaine disait: "Oui, à présent que vous ne voulez
794
Jacques le fataliste et son maître
rien, mais veuillez−vous précipiter de votre cheval ?"
LE MAÎTRE: Eh bien ! je me précipiterai.
JACQUES: Gaiement, sans répugnance, sans effort, comme lorsqu'il
vous plaît d'en descendre à la porte d'une auberge ?
LE MAÎTRE: Pas tout à fait; mais qu'importe, pourvu que je me
précipite, et que je prouve que je suis libre ?
JACQUES: Mon capitaine disait: "Quoi ! vous ne voyez pas que sans
ma contradiction il ne vous serait jamais venu en fantaisie de
vous rompre le cou ? C'est donc moi qui vous prends par le pied, et
qui vous jette hors de selle. Si votre chute prouve quelque chose,
ce n'est donc pas que vous soyez libre, mais que vous êtes fou."
795
Jacques le fataliste et son maître
Mon capitaine disait encore que la jouissance d'une liberté qui
pourrait s'exercer sans motif serait le vrai caractère d'un maniaque.
LE MAÎTRE: Cela est trop fort pour moi; mais, en dépit de ton
capitaine et de toi, je croirai que je veux quand je veux.
JACQUES: Mais si vous êtes et si vous avez toujours été le maître
de vouloir, que ne voulez−vous à présent aimer une guenon; et que
n'avez−vous cessé d'aimer Agathe toutes les fois que vous l'avez
voulu ? Mon maître, on passe les trois quarts de sa vie à vouloir,
sans faire.
LE MAÎTRE: Il est vrai.
796
Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: Et à faire sans vouloir.
LE MAÎTRE: Tu me démontreras celui−ci ?
JACQUES: Si vous y consentez.
LE MAÎTRE: J'y consens.
JACQUES: Cela se fera, et parlons d'autre chose..."
Après ces balivernes et quelques autres propos de la même
importance, ils se turent; et Jacques, relevant son énorme
chapeau, parapluie dans les mauvais temps, parasol dans les temps
chauds, couvre−chef en tout temps, le ténébreux sanctuaire sous
lequel une des meilleures cervelles qui aient encore existé
consultait le destin dans les grandes occasions...; les ailes de
797
Jacques le fataliste et son maître
ce chapeau relevées lui plaçaient le visage à peu près au milieu
du corps; rabattues, à peine voyait−il à dix pas devant lui: ce
qui lui avait donné l'habitude de porter le nez au vent; et c'est
alors qu'on pouvait dire de son chapeau: Os illi sublime dedit, coelumque tueri Jussit, et erectos ad sidera tollere vultus.
Jacques, donc, relevant son énorme chapeau et promenant ses
regards au loin, aperçut un laboureur qui rouait inutilement de
coups un des deux chevaux qu'il avait attelés à sa charrue. Ce
cheval, jeune et vigoureux, s'était couché sur le sillon, et le
laboureur avait beau le secouer par la bride, le prier, le 798
Jacques le fataliste et son maître
caresser, le menacer, jurer, frapper, l'animal restait immobile et
refusait opiniâtrement de se relever.
Jacques, après avoir rêvé quelque temps à cette scène, dit à son
m a î t r e , d o n t e l l e a v a i t a u s s i f i x é l ' a t t e n t i o n :
"Savez−vous,
monsieur, ce qui se passe là ?
LE MAÎTRE: Et que veux tu qui se passe autre chose que ce que je
vois ?
JACQUES: Vous ne devinez rien ?
LE MAÎTRE: Non. Et toi, que devines−tu ?
JACQUES: Je devine que ce sot, orgueilleux, fainéant animal est un
habitant de la ville, qui, fier de son premier état de cheval de
799
Jacques le fataliste et son maître
selle, méprise la charrue; et pour vous dire tout, en un mot, que
c'est votre cheval, le symbole de Jacques que voilà, et de tant
d'autres lâches coquins comme lui, qui ont quitté les campagnes
pour venir porter la livrée dans la capitale, et qui aimeraient
mieux mendier leur pain dans les rues, ou mourir de faim, que de
retourner à l'agriculture, le plus utile et le plus honorable des
métiers."
Le maître se mit à rire ; et Jacques, s'adressant au laboureur qui
ne l'entendait pas, disait: "Pauvre diable, touche, touche tant
que tu voudras: il a pris son pli, et tu useras plus d'une mèche à
800
Jacques le fataliste et son maître
ton fouet, avant que d'inspirer à ce maraud−là un peu de véritable
dignité et quelque goût pour le travail..." Le maître continuait
de rire. Jacques, moitié d'impatience, moitié de pitié, se lève,
s'avance vers le laboureur, et n'a pas fait deux cents pas que, se
retournant vers son maître, il se met à crier: "Monsieur, arrivez,
arrivez; c'est votre cheval, c'est votre cheval."
Ce l'était en effet. A peine l'animal eut−il reconnu Jacques et
son maître, qu'il se releva de lui−même, secoua sa crinière,
hennit; se cabra, et approcha tendrement son museau du mufle de
son camarade. Cependant Jacques, indigné, disait entre ses dents:
801
Jacques le fataliste et son maître
"Gredin, vaurien, paresseux, à quoi tient−il que je ne te donne
vingt coups de botte ?..." Son maître, au contraire, le baisait,
lui passait une main sur le flanc, lui frappait doucement la
croupe de l'autre et, pleurant presque de joie, s'écriait:
"Mon
cheval, mon pauvre cheval je te retrouve donc!"
Le laboureur n'entendait rien à cela. "Je vois messieurs, leur
dit−il, que ce cheval vous a appartenu; mais je ne l'en possède
pas moins légitimement; je l'ai acheté à la dernière foire. Si
vous vouliez le reprendre pour les deux tiers de ce qu'il m'a
coûté, vous me rendriez un grand service, car je n'en puis rien
802
Jacques le fataliste et son maître
faire. Lorsqu'il faut le sortir de l'écurie, c'est le diable; lorsqu'il faut l'atteler, c'est pis encore; lorsqu'il est arrivé
sur le champ, il se couche, et il se laisserait plutôt assommer
que de donner un coup de collier ou que de souffrir un sac sur son
d o s . M e s s i e u r s , a u r i e z − v o u s l a c h a r i t é d e m e débarrasser de ce
maudit animal−là ? Il est beau, mais il n'est bon à rien qu'à
piaffer sous un cavalier, et ce n'est pas là mon affaire..." On
lui proposa un échange avec celui des deux autres qui lui
conviendrait le mieux; il y consentit, et nos deux voyageurs
revinrent au petit pas à l'endroit où ils s'étaient reposés, et
803
Jacques le fataliste et son maître
d'où ils virent, avec satisfaction, le cheval qu'ils avaient cédé
au laboureur se prêter sans répugnance à son nouvel état.
JACQUES: Eh bien ! monsieur ?
LE MAÎTRE: Eh bien ! rien n'est plus sûr que tu es inspiré; est−ce
de Dieu, est ce du diable ? Je l'ignore. Jacques, mon cher ami, je
crains que vous n'ayez le diable au corps.
JACQUES: Et pourquoi le diable ?
LE MAÎTRE: C'est que vous faites des prodiges, et que votre
doctrine est fort suspecte.
JACQUES: Et qu'est ce qu'il y a de commun entre la doctrine que
l'on professe et les prodiges qu'on opère ?
804
Jacques le fataliste et son maître
LE MAÎTRE: Je vois que vous n'avez pas lu dom la Taste.
JACQVES: Et ce dom la Taste que je n'ai pas lu, que dit−il ?
L E M A Î T R E : I l d i t q u e D i e u e t l e d i a b l e f o n t également des
miracles.
JACQUES: Et comment distingue−t−il les miracles de Dieu des
miracles du diable ?
LE MAÎTRE: Par la doctrine. Si la doctrine est bonne, les miracles
sont de Dieu; si elle est mauvaise, les miracles sont du diable.
JACQUES: Ici Jacques se mit à siffler, puis il ajouta: Et qui est
ce qui m'apprendra à moi, pauvre ignorant, si la doctrine du
805
Jacques le fataliste et son maître
faiseur de miracles est bonne ou mauvaise ? Allons, monsieur,
remontons sur nos bêtes. Que vous importe que ce soit de par Dieu
ou de par Belzébuth que votre cheval se soit retrouvé ?
En ira−t−il
moins bien ?
LE MAÎTRE: Non. Cependant, Jacques, si vous étiez possédé...
JACQUES: Quel remède y aurait−il à cela ?
LE MAÎTRE: Le remède ! ce serait, en attendant l'exorcisme... ce
serait de vous mettre à l'eau bénite pour toute boisson.
JACQUES: Moi, monsieur, à l'eau ! Jacques à l'eau bénite !
J'aimerais mieux que mille légions de diables me restassent dans
806
Jacques le fataliste et son maître
le corps, que d'en boire une goutte, bénite ou non bénite. Est−ce
q u e v o u s n e v o u s ê t e s p a s a p e r ç u q u e j ' é t a i s hydrophobe ?..."
A h ! « h y d r o p h o b e » ? J a c q u e s a d i t
«hydrophobe» ?... Non, lecteur,
non; je confesse que le mot n'est pas de lui. Mais avec cette
sévérité de critique−là, je vous défie de lire une scène de
comédie ou de tragédie, un seul dialogue, quelque bien qu'il soit
fait, sans surprendre le mot de l'auteur dans la bouche de son
personnage. Jacques a dit: "Monsieur, est−ce que vous ne vous êtes
pas encore aperçu qu'à la vue de l'eau, la rage me prend ?..." Eh
807
Jacques le fataliste et son maître
bien ? en disant autrement que lui, j'ai été moins vrai, mais plus
court.
Ils remontèrent sur leurs chevaux; et Jacques dit à son maître:
"Vous en étiez de vos amours au moment où, après avoir été heureux
deux fois, vous vous disposiez peut−être à l'être une troisième.
LE MAÎTRE: Lorsque tout à coup la porte de corridor s'ouvre. Voilà
la chambre pleine d'une foule de gens qui marchent tumultueusement; j'aperçois des lumières, j'entends des voix
d'hommes et de femmes qui parlaient tous à la fois. Les rideaux
sont violemment tirés; et j'aperçois le père, la mère, les tantes,
808
Jacques le fataliste et son maître
les cousins, les cousines et un commissaire qui leur disait
gravement: "Messieurs, mesdames, point de bruit; le délit est
flagrant; monsieur est un galant homme: il n'y a qu'un moyen de
réparer le mal; et monsieur aimera mieux s'y prêter de lui−même
que de s'y faire contraindre par les lois..."
A chaque mot il était interrompu par le père et par la mère qui
m'accablaient de reproches; par les tantes et par les cousines qui
adressaient les épithètes les moins ménagées à Agathe, qui s'était
enveloppé la tête dans les couvertures. J'étais stupéfait, et je
ne savais que dire. Le commissaire, s'adressant à moi, me dit
809
Jacques le fataliste et son maître
ironiquement: "Monsieur, vous êtes fort bien; il faut cependant
que vous ayez pour agréable de vous lever et de vous vêtir..." Ce
que je fis, mais avec mes habits qu'on avait substitués à ceux du
chevalier. On approcha une table; le commissaire se mit à
verbaliser. Cependant la mère se faisait tenir à quatre pour ne
pas assommer sa fille, et le père lui disait: "Doucement, ma
femme, doucement; quand vous aurez assommé votre fille, il n'en
sera ni plus ni moins. Tout s'arrangera pour le mieux..."
Les
autres personnages étaient dispersés sur des chaises, dans les
810
Jacques le fataliste et son maître
différentes attitudes de la douleur, de l'indignation et de la
colère. Le père, gourmandant sa femme par intervalles, lui disait:
"Voilà ce que c'est que de ne pas veiller à la conduite de sa
fille...« La mère lui répondait: »Avec cet air si bon et si honnête, qui l'aurait cru de monsieur ?..." Les autres gardaient le
silence. Le procès verbal dressé, on m'en fit lecture; et comme il
ne contenait que la vérité, je le signai et je descendis avec le
commissaire, qui me pria très obligeamment de monter dans une
voiture qui était à la porte, d'où l'on me conduisit avec un assez
nombreux cortège droit au For−l'Evêque.
811
Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: Au For−l'Evêque ! en prison !
LE MAÎTRE: En prison; et puis voilà un procès abominable. Il ne
s'agissait rien moins que d'épouser Mlle Agathe; les parents ne
voulaient entendre à aucun accommodement. Dès le matin, le
chevalier m'apparut dans ma retraite. Il savait tout.
Agathe était
désolée; ses parents étaient engagés; il avait essuyé les plus
cruels reproches sur la perfide connaissance qu'il leur avait
donnée; c'était lui qui était la première cause de leur malheur et
du déshonneur de leur fille; ces pauvres gens faisaient pitié. Il
avait demandé à parler à Agathe en particulier; il ne l'avait pas
812
Jacques le fataliste et son maître
obtenu sans peine. Agathe avait pensé lui arracher les yeux, elle
l'avait appelé des noms les plus odieux. Il s'y attendait; il
avait laissé tomber ses fureurs; après quoi il avait tâché de
l'amener à quelque chose de raisonnable; mais cette fille disait
une chose à laquelle, ajoutait le chevalier, je ne sais point de
réplique: "Mon père et ma mère m'ont surprise avec votre ami;
faut−il leur apprendre que, en couchant avec lui, je croyais
coucher avec vous ?...« Il lui répondait: »Mais en bonne foi,
croyez−vous que mon ami puisse vous épouser ?..: Non, disait−elle,
c'est vous, indigne, c'est vous, infâme, qui devriez être 813
Jacques le fataliste et son maître
condamné."
"Mais, dis−je au chevalier, il ne tiendrait qu'à vous de me tirer
d'affaire.
− Comment cela ?
− Comment ? en déclarant la chose comme elle est.
J'en ai menacé Agathe; mais, certes, je n'en ferai rien. Il est
incertain que ce moyen nous servît utilement; il est très certain
qu'il nous couvrirait d'infamie. Aussi c'est votre faute.
− Ma faute ?
− O u i , v o t r e f a u t e . S i v o u s e u s s i e z a p p r o u v é l'espièglerie que je
vous proposais, Agathe aurait été surprise entre deux hommes, et
814
Jacques le fataliste et son maître
tout ceci aurait fini par une dérision. Mais cela n'est point, et
il s'agit de se tirer de ce mauvais pas.
− Mais, chevalier, pourriez−vous m'expliquer un petit incident ?
C'est mon habit repris et le vôtre remis dans la garde robe; ma
foi, j'ai beau y rêver, c'est un mystère qui me confond.
Cela m'a
rendu Agathe un peu suspecte; il m'est venu dans la tête qu'elle
avait reconnu la supercherie, et qu'il y avait entre elle et ses
parents je ne sais quelle connivence.
− Peut être vous aura−t−on vu monter; ce qu'il y a de certain,
c'est que vous fûtes à peine déshabillé, qu'on me renvoya mon
815
Jacques le fataliste et son maître
habit et qu'on me redemanda le vôtre.
− Cela s'éclaircira avec le temps..."
Comme nous étions en train, le chevalier et moi, de nous affliger,
de nous consoler, de nous accuser, de nous injurier et de nous
demander pardon, le commissaire entra; le chevalier pâlit et
sortit brusquement. Ce commissaire était un homme de bien, comme
il en est quelques−uns, qui, relisant chez lui son procès verbal,
se rappela qu'autrefois il avait fait ses études avec un jeune
homme qui portait mon nom; il lui vint en pensée que je pourrais
bien être le parent ou même le fils de son ancien camarade de
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Jacques le fataliste et son maître
collège: et le fait était vrai. Sa première question fut de me
demander qui était l'homme qui s'était évadé quand il était entré.
"Il ne s'est point évadé, lui dis−je, il est sorti; c'est mon intime ami, le chevalier de Saint−Ouin.
− Votre ami ! Vous avez là un plaisant ami !
Savez−vous, monsieur,
q u e c ' e s t l u i q u i m ' e s t v e n u a v e r t i r ? I l é t a i t accompagné du père
et d'un autre parent.
− Lui !
− Lui−même.
− Etes−vous bien sûr de votre fait ?
− Très sûr; mais comment l'avez−vous nommé ?
− Le chevalier de Saint−Ouin.
817
Jacques le fataliste et son maître
− Oh ! le chevalier de Saint−Ouin, nous y voilà. Et savez−vous ce
que c'est que votre ami, votre intime ami le chevalier de
Saint−Ouin ? Un escroc un homme noté par cent mauvais tours. La
police ne laisse la liberté du pavé à cette espèce d'hommes−là,
qu'à cause des services qu'elle en tire quelquefois. Ils sont
fripons et délateurs des fripons; et on les trouve apparemment
plus utiles par le mal qu'ils préviennent ou qu'ils révèlent que
nuisibles par celui qu'ils font..."
Je racontai au commissaire ma triste aventure, telle qu'elle
s'était passée. Il ne la vit pas d'un oeil beaucoup plus 818
Jacques le fataliste et son maître
favorable; car tout ce qui pouvait m'absoudre ne pouvait ni
s'alléguer ni se démontrer au tribunal, des lois.
Cependant il se
chargea d'appeler le père et la mère, de serrer les pouces à la
fille, d'éclairer le magistrat, et de ne rien négliger de ce qui
servirait à ma justification; me prévenant toutefois que, si ces
gens étaient bien conseillés, l'autorité y pourrait très peu de
chose.
"Quoi ! monsieur le commissaire, je serais forcé d'épouser ?
− E p o u s e r ! c e l a s e r a i t b i e n d u r , a u s s i n e l'appréhendé−je pas;
mais il y aura des dédommagements, et dans ce cas ils sont
819
Jacques le fataliste et son maître
considérables..." Mais, Jacques, je crois que tu as quelque chose
à me dire.
JACQUES: Oui; je voulais vous dire que vous fûtes en effet plus
malheureux que moi, qui payai et qui ne couchai pas.
Au demeurant,
j'aurais, je crois, entendu votre histoire tout courant, si Agathe
avait été grosse.
LE MAÎTRE: Ne te dépars pas encore de ta conjecture; c'est que le
commissaire m'apprit, quelque temps après ma détention, qu'elle
était venue faire chez lui sa déclaration de grossesse.
JACQUES: Et vous voilà père d'un enfant...
LE MAÎTRE: Auquel je n ai pas nui.
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Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: Mais que vous n'avez pas fait.
LE MAÎTRE: Ni la protection du magistrat, ni toutes les démarches
du commissaire ne purent empêcher cette affaire de suivre le cours
de la justice; mais comme la fille et ses parents étaient mal
famés, je n'épousai pas entre les deux guichets. On me condamna à
une amende considérable, aux frais de gésine, et à pourvoir à la
subsistance et à l'éducation d'un enfant provenu des faits et
gestes de mon ami le chevalier de Saint−Ouin, dont il était le
portrait en miniature. Ce fut un gros garçon, dont Mlle Agathe
accoucha très heureusement entre le septième et le huitième mois,
821
Jacques le fataliste et son maître
et auquel on donna une bonne nourrice, dont j'ai payé les mois
jusqu'à ce jour.
JACQUES: Quel âge peut avoir monsieur votre fils ?
LE MAÎTRE: Il aura bientôt dix ans. Je 1'ai laissé tout ce temps à
la campagne, où le maître d'école lui a appris à lire, à écrire et
à compter. Ce n'est pas loin de l'endroit où nous allons; et je
profite de la circonstance pour payer à ces gens ce qui leur est
dû, le retirer, et le mettre en métier.
Jacques et son maître couchèrent encore une fois en route. Ils
étaient trop voisins du terme de leur voyage, pour que Jacques
822
Jacques le fataliste et son maître
reprît l'histoire de ses amours; d'ailleurs il s'en manquait
b e a u c o u p q u e s o n m a l d e g o r g e f û t p a s s é . L e lendemain ils
arrivèrent..: Où ? − D'honneur je n'en sais rien. − Et qu'avaient−ils à faire où ils allaient ? − Tout ce qu'il vous
plaira. Est ce que le maître de Jacques disait ses affaires à tout
le monde ? Quoi qu'il en soit, elles n'exigeaient pas au−delà d'une
quinzaine de séjour. Se terminèrent−elles bien, se terminèrent−elles mal ? C'est ce que j'ignore encore.
Le mal de
gorge de Jacques se dissipa, par deux remèdes qui lui étaient
antipathiques, la diète et le repos.
823
Jacques le fataliste et son maître
Un matin, maître dit à son valet: "Jacques, bride et selle les
chevaux et remplis ta gourde; il faut aller où tu sais."
Ce qui
fut aussitôt fait que dit. Les voilà s'acheminant vers l'endroit
où l'on nourrissait depuis dix ans, aux dépens du maître de
Jacques, l'enfant du chevalier de Saint−Ouin. A quelque distance
du gîte qu'ils venaient de quitter, Le maître s'adressa à Jacques
dans les mots suivants: "Jacques, que dis−tu de mes amours ?
JACQUES: Qu'il y a d'étranges choses écrites là−haut.
Voilà un
enfant de fait, Dieu sait comment ! Qui sait le rôle que ce petit
824
Jacques le fataliste et son maître
bâtard jouera dans le monde ? Qui sait s'il n'est pas né pour le
bonheur ou le bouleversement d'un empire ?
LE MAÎTRE: Je te réponds que non. J'en ferai un bon tourneur ou un
bon horloger. Il se mariera; il aura des enfants qui tourneront à
perpétuité des bâtons de chaise dans ce monde.
JACQUES: Oui, si cela est écrit là−haut. Mais pourquoi ne
sortirait−il pas un Cromwell de la boutique d'un tourneur ? Celui
qui fit couper la tête à son roi, n'était−il pas sorti de la b o u t i q u e d ' u n b r a s s e u r , e t n e d i t − o n p a s aujourd'hui ?...
LE MAÎTRE: Laissons cela. Tu te portes bien, tu sais mes amours;
825
Jacques le fataliste et son maître
en conscience tu ne peux te dispenser de reprendre l'histoire des
tiennes.
JACQUES: Tout s'y oppose. Premièrement, le peu de chemin qui nous
reste à faire; secondement, l'oubli de l'endroit où j'en étais;
troisièmement, un diable de pressentiment que j'ai là...
que cette
histoire ne doit pas finir; que ce récit nous portera malheur, et
que je ne l'aurais pas sitôt repris qu'il sera interrompu par une
catastrophe heureuse ou malheureuse.
LE MAÎTRE: Si elle est heureuse, tant mieux !
JACQUES: D'accord; mais j'ai là... qu'elle sera malheureuse.
826
Jacques le fataliste et son maître
LE MAÎTRE: Malheureuse ! soit; mais que tu parles ou que tu te
taises, arrivera−t−elle moins ?
JACQUES: Qui sait cela ?
LE MAÎTRE: Tu es né trop tard de deux ou trois siècles.
JACQUES: Non, monsieur, je suis né à temps comme tout le monde.
LE MAÎTRE: Tu aurais été un grand augure.
JACQUES: Je ne sais pas bien précisément ce que c'est qu'un
augure, ni ne me soucie de le savoir.
LE MAÎTRE: C'est un des chapitres importants de ton traité de la
divination.
JACQUES: Il est vrai; mais il y a si longtemps qu'il est écrit,
827
Jacques le fataliste et son maître
que je ne m'en rappelle pas un mot. Monsieur, tenez voilà qui en
sait plus que tous les augures, oies fatidiques et poulets sacrés
de la république; c'est la gourde. Interrogeons la gourde..."
Jacques prit sa gourde, et la consulta longuement. Son maître tira
sa montre et sa tabatière, vit l'heure qu'il était, prit sa prise
de tabac, et Jacques dit: "Il me semble à présent que je vois le
destin moins noir. Dites−moi où j'en étais.
LE MAÎTRE: Au château de Desglands, ton genou un peu remis, et
Denise chargée par sa mère de te soigner.
JACQUES: Denise fut obéissante. La blessure de mon genou était
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Jacques le fataliste et son maître
presque refermée; j'avais même pu danser en rond la nuit de
l'enfant; cependant j'y souffrais par intervalles des douleurs
inouïes. Il vint en tête au chirurgien du château qui en savait un
peu plus long que son confrère, que ces souffrances, dont le
retour était si opiniâtre, ne pouvaient avoir pour cause que le
séjour d'un corps étranger qui était resté dans les chairs, après
l'extraction de la balle. En conséquence il arriva dans ma chambre
de grand matin; il fit approcher une table de mon lit; et lorsque
mes rideaux furent ouverts, je vis cette table couverte d'instruments tranchants; Denise assise à mon chevet, et pleurant
829
Jacques le fataliste et son maître
à chaudes larmes; sa mère debout, les bras croisés, et assez
triste; le chirurgien dépouillé de sa casaque, les manches de sa
veste retroussées, et sa main droite armée d'un bistouri.
LE MAÎTRE: Tu m effraies.
J A C Q U E S : J e l e f u s a u s s i . " L ' a m i , m e d i t l e chirurgien, êtes vous
las de souffrir ?
− Fort las.
− Voulez vous que cela finisse et conserver votre jambe ?
− Certainement.
− Mettez la donc hors du lit, et que j'y travaille à mon aise."
J'offre ma jambe. Le chirurgien met le manche de son bistouri
830
Jacques le fataliste et son maître
entre ses dents, passe ma jambe sous son bras gauche, l'y fixe
fortement, reprend son bistouri, en introduit la pointe dans
l'ouverture de ma blessure, et me fait une incision large et
profonde. Je ne sourcillai pas, mais Jeanne détourna la tête, et
Denise poussa un cri aigu, et se trouva mal."
Ici, Jacques fit halte à son récit, et donne une nouvelle atteinte
à sa gourde. Les atteintes étaient d'autant plus fréquentes que
les distances étaient courtes, ou comme disent les géomètres, en
raison inverse des distances. Il était si précis dans ses mesures;
que, pleine en partant, elle était toujours exactement vide en
831
Jacques le fataliste et son maître
arrivant. Messieurs des ponts et chaussées en auraient fait un
e x c e l l e n t o d o m è t r e , e t c h a q u e a t t e i n t e a v a i t communément sa raison
suffisante. Celle−ci était pour faire revenir Denise de son
évanouissement, et se remettre de la douleur de l'incision que le
chirurgien lui avait faite au genou. Denise revenue, et lui
réconforté, il continua.
JACQUES: Cette énorme incision mit à découvert le fond de la
blessure, d'où le chirurgien tira, avec ses pinces, une très
petite pièce de drap de ma culotte qui y était restée, et dont le
séjour causait mes douleurs et empêchait l'entière cicatrisation
832
Jacques le fataliste et son maître
de mon mal. Depuis cette opération, mon état alla de mieux en
mieux, grâce aux soins de Denise; plus de douleurs, plus de
fièvre; de l'appétit, du sommeil, des forces. Denise me pansait
avec exactitude et avec une délicatesse infinie. Il fallait voir
la circonspection et la légèreté de main avec lesquelles elle
levait mon appareil; la crainte qu'elle avait de me faire la
moindre douleur; la manière dont elle baignait ma plaie; j'étais
assis sur le bord de mon lit; elle avait un genou en terre, ma
jambe était posée sur sa cuisse, que je pressais quelquefois un
833
Jacques le fataliste et son maître
peu: j'avais une main sur son épaule; et je la regardais faire
avec un attendrissement que je crois qu'elle partageait.
Lorsque
son pansement était achevé, je lui prenais les deux mains, je la
remerciais, je ne savais que lui dire, je ne savais comment je lui
témoignerais ma reconnaissance; elle était debout, les yeux
baissés, et m'écoutait sans mot dire. Il ne passait pas au château
un seul porteballe, que je ne lui achetasse quelque chose; une
fois c'était un fichu, une autre fois c'était quelques aunes
d'indienne ou de mousseline, une croix d'or, des bas de coton, une
834
Jacques le fataliste et son maître
bague, un collier de grenat. Quand ma petite emplette était faite,
mon embarras était de l'offrir, le sien de l'accepter.
D'abord je
lui montrais la chose; si elle la trouvait bien, je lui disais:
«Denise, c'est pour vous que je l'ai achetée...» Si elle l'acceptait, ma main tremblait en la lui présentant, et la sienne
en la recevant. Un jour, ne sachant plus que lui donner, j'achetai
des jarretières; elles étaient de soie, chamarrées de blanc, de
rouge et de bleu, avec une devise. Le matin, avant qu'elle
arrivât, je les mis sur le dossier de la chaise qui était à côté
de mon lit. Aussitôt que Denise les aperçut, elle dit:
"Oh ! les
835
Jacques le fataliste et son maître
jolies jarretières !
− C'est pour mon amoureuse, lui répondis−je.
− Vous avez donc une amoureuse, monsieur Jacques ?
− Assurément; est−ce que je ne vous l'ai pas encore dit ?
− Non. Elle est bien aimable, sans doute ?
− Très aimable.
− Et vous l'aimez bien ?
− De tout mon coeur.
− Et elle vous aime de même ?
− Je n'en sais rien. Ces jarretières sont pour elle, et elle m'a
promis une faveur qui me rendra fou, je crois, si elle me
l'accorde.
− Et quelle est cette faveur ?
836
Jacques le fataliste et son maître
− C'est que de ces deux jarretières là j'en attacherai une de mes
mains..."
Denise rougit, se méprit à mon discours, crut que les jarretières
étaient pour une autre, devint triste, fit maladresse sur maladresse, cherchait tout ce qu'il fallait pour mon pansement,
l'avait sous les yeux et ne le trouvait pas; renversa le vin
qu'elle avait fait chauffer, s'approcha de mon lit pour me panser,
prit ma jambe d'une main tremblante, délia mes bandes tout de
travers, et quand il fallut étuver ma blessure, elle avait oublié
tout ce qui était nécessaire; elle l'alla chercher, me pansa, et
837
Jacques le fataliste et son maître
en me pansant je vis qu'elle pleurait.
"Denise, je crois que vous pleurez, qu'avez−vous ?
− Je n'ai rien.
− Est ce qu'on vous a fait de la peine ?
− Oui.
− Et qui est le méchant qui vous a fait de la peine ?
− C'est vous.
− Moi ?
− Oui.
− Et comment est ce que cela m'est arrivé ?..."
Au lieu de me répondre, elle tourna les yeux sur les jarretières.
"Eh quoi ! lui dis−je, c'est cela qui vous a fait pleurer ?
− Oui.
838
Jacques le fataliste et son maître
− Eh ! Denise, ne pleurez plus, c'est pour vous que je les ai
achetées.
− Monsieur Jacques, dites−vous bien vrai ?
− Très vrai; si vrai, que les voilà." En même temps je les lui
présentai toutes deux, mais j'en retins une; à l'instant il s'échappa un sourire à travers ses larmes. Je la pris par le bras,
je l'approchai de mon lit, je pris un de ses pieds que je mis sur
le bord; je relevai ses jupons jusqu'à son genou, où elle les
tenait serrés avec ses deux mains; je baisai sa jambe, j'y attachai la jarretière que j'avais retenue; et à peine était−elle
attachée, que Jeanne sa mère entra.
839
Jacques le fataliste et son maître
LE MAÎTRE: Voilà une fâcheuse visite.
JACQUES: Peut−être que oui, peut−être que non.
Au lieu de s'apercevoir de notre trouble, elle ne vit que la
jarretière que sa fille avait entre ses mains. "Voilà une jolie
jarretière, dit−elle: mais où est l'autre ?
− A ma jambe, lui répondit Denise. Il m'a dit qu'il les avait
achetées pour son amoureuse, et j'ai jugé que c'était pour moi.
N'est−il pas vrai, maman, que puisque j'en ai mis une, il faut que
je garde l'autre ?
− Ah ! monsieur Jacques, Denise a raison, une jarretière ne va pas
sans l'autre, et vous ne voudriez pas lui reprendre ce qu'elle a.
840
Jacques le fataliste et son maître
− Pourquoi non ?
C'est que Denise ne le voudrait pas, ni moi non plus.
− Mais arrangeons−nous, je lui attacherai l'autre en votre
présence.
− Non, non, cela ne se peut pas.
− Qu'elle me les rende donc toutes deux.
− Cela ne se peut pas non plus."
Mais Jacques et son maître sont à l'entrée du village où ils
allaient voir l'enfant et les nourriciers de l'enfant du chevalier
de Saint Ouin. Jacques se tut ; son maître lui dit:
"Descendons, et faisons ici une pause.
− Pourquoi ?
841
Jacques le fataliste et son maître
− Parce que, selon toute apparence, tu touches à la conclusion de
tes amours.
− Pas tout à fait.
− Quand on est arrivé au genou, il y a peu de chemin à faire.
− Mon maître, Denise avait la cuisse plus longue qu'une autre.
− Descendons toujours."
Ils descendent de cheval, Jacques le premier, et se présentant
avec célérité à la botte de son maître, qui n'eut pas plus tôt
posé le pied sur l'étrier que les courroies se détachent et que
mon cavalier, renversé en arrière, allait s'étendre rudement par
terre si son valet ne l'eût reçu entre ses bras.
842
Jacques le fataliste et son maître
LE MAÎTRE: Eh bien ! Jacques, voilà comme tu me soignes ! Que s'en
est−il fallu que je me sois enfoncé un côté, cassé le bras, fendu
la tête, peut−être tué ?
JACQUES: Le grand malheur !
LE MAÎTRE: Que dis−tu, maroufle ? Attends, attends, je vais
t'apprendre à parler...
Et le maître, après avoir fait faire au cordon de son fouet deux
tours sur le poignet, de poursuivre Jacques; et Jacques de tourner
autour du cheval, en éclatant de rire; et son maître de jurer, de
sacrer, d'écumer de rage, et de tourner aussi autour du cheval en
843
Jacques le fataliste et son maître
vomissant contre Jacques un torrent d'invectives; et cette course
de durer jusqu'à ce que tous deux, traversés de sueur et épuisés
de fatigue, s'arrêtèrent l'un d'un côté du cheval, l'autre de
l'autre, Jacques haletant et continuant de rire; son maître
haletant et lui lançant des regards de fureur. Ils commençaient à
reprendre haleine, lorsque Jacques dit à son maître:
"Monsieur mon
maître en conviendra−t−il à présent ?
LE MAÎTRE: Et de quoi veux−tu que je convienne, chien, coquin,
infâme, sinon que tu es le plus méchant de tous les valets, et que
je suis le plus malheureux de tous les maîtres ?
844
Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: N'est−il pas évidemment démontré que nous agissons la
plupart du temps sans vouloir ? Là, mettez la main sur la
conscience: de tout ce que vous avez dit ou fait depuis une
demi−heure, en avez−vous rien voulu ? N'avez−vous pas été ma
marionnette, et n'auriez−vous pas continué d'être mon polichinelle
pendant un mois, si je me l'étais proposé ?
LE MAÎTRE: Quoi ! c'était un jeu ?
JACQUES: Un jeu.
LE MAÎTRE: Et tu t'attendais à la rupture des courroies ?
JACQUES: Je l'avais préparée.
L E M A Î T R E : E t t a r é p o n s e i m p e r t i n e n t e é t a i t préméditée ?
845
Jacques le fataliste et son maître
JACQUES: Préméditée.
LE MAÎTRE: Et c'était le fil d'archal que tu attachais au−dessus
de ma tête pour me démener à ta fantaisie ?
JACQUES: A merveille !
LE MAÎTRE: Tu es un dangereux vaurien.
JACQUES: Dites, grâce à mon capitaine qui se fit un jour un pareil
passe temps à mes dépens, que je suis un subtil raisonneur.
LE MAÎTRE: Si pourtant je m'étais blessé ?
J A C Q U E S : I l é t a i t é c r i t l à − h a u t e t d a n s m a prévoyance que cela
n'arriverait pas.
LE MAÎTRE: Allons, asseyons−nous; nous avons besoin de repos."
Ils s'asseyent, Jacques disant: "Peste soit du sot !
846
Jacques le fataliste et son maître
LE MAÎTRE: C'est de toi que tu parles apparemment.
JACQUES: Oui, de moi, qui n'ai pas réservé un coup de plus dans la
gourde.
LE MAÎTRE: Ne regrette rien, je l'aurais bu, car je meurs de soif.
JACQUES: Peste soit encore du sot de n'en avoir pas réservé deux!"
Le maître le suppliant, pour tromper leur lassitude et leur soif,
de continuer son récit, Jacques s'y refusant, son maître boudant,
Jacques se laissant bouder; enfin Jacques, après avoir protesté
contre les malheurs qu'il en arriverait, reprenant l'histoire de
ses amours; dit:
847
Jacques le fataliste et son maître
«Un jour de fête que le seigneur du château était à la chasse...»
Après ces mots il s'arrêta tout court, et dit: "Je ne saurais; il
m'est impossible d'avancer; il me semble que j'aie derechef la
main du destin à la gorge, et que je me la sente serrer; pour
Dieu, monsieur, permettez que je me taise.
− Eh bien ! tais−toi, et va demander à la première chaumière que
voilà, la demeure du nourricier..."
C'était à la porte plus bas; ils y vont, chacun d'eux tenant son
cheval par la bride. A l'instant la porte du nourricier s'ouvre,
un homme se montre; le maître de Jacques pousse un cri et porte la
848
Jacques le fataliste et son maître
main à son épée, l'homme en question en fait autant.
Les deux
chevaux s'effraient du cliquetis des armes, celui de Jacques casse
sa bride et s'échappe, et dans le même instant le cavalier contre
lequel son maître se bat est étendu mort sur la place.
Les paysans
du village accourent. Le maître de Jacques se remet prestement en
selle et s'éloigne à toutes jambes. On s'empare de Jacques, on lui
lie les mains sur le dos, et on le conduit devant le juge du lieu,
qui l'envoie en prison. L'homme tué était le chevalier de
Saint−Ouin, que le hasard avait conduit précisément ce jour−là
849
Jacques le fataliste et son maître
avec Agathe chez la nourrice de leur enfant. Agathe s'arrache les
cheveux sur le cadavre de son amant. Le maître de Jacques est déjà
si loin qu'on l'a perdu de vue. Jacques, en allant de la maison du
juge à la prison, disait: "Il fallait que cela fût, cela était écrit là−haut..."
Et moi, je m'arrête, parce que je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que j'en sais: Et les amours de Jacques ?
Jacques a dit cent fois qu'il était écrit là−haut qu'il n'en finirait pas l'histoire, et je vois que Jacques avait raison. Je
vois, lecteur, que cela vous fâche; eh bien, reprenez son récit où
il l'a laissé, et continuez−le à votre fantaisie, ou bien faites
850
Jacques le fataliste et son maître
une visite à Mlle Agathe, sachez le nom du village où Jacques est
emprisonné; voyez Jacques, questionnez−le: il ne se fera pas tirer
l'oreille pour vous satisfaire; cela le désennuiera.
D'après des
mémoires que j'ai de bonnes raisons de tenir pour suspects, je
pourrais peut−être suppléer ce qui manque ici; mais à quoi bon ? on
ne peut s'intéresser qu'à ce qu'on croit vrai. Cependant comme il
y aurait de la témérité à prononcer sans un mûr examen sur les
entretiens de Jacques le Fataliste et de son maître, ouvrage le
plus important qui ait paru depuis le Pantagruel de maître
851
Jacques le fataliste et son maître
François Rabelais, et la vie et les aventures du Compère Mathieu,
je relirai ces mémoires avec toute la contention d'esprit et toute
l'impartialité dont je suis capable; et sous huitaine je vous en
dirai mon jugement définitif, sauf à me rétracter lorsqu'un plus
intelligent que moi me démontrera que je me suis trompé.
L'éditeur ajoute: La huitaine est passée. J'ai lu les mémoires en
question; des trois paragraphes que j'y trouve de plus que dans le
manuscrit dont je suis le possesseur, le premier et le dernier me
paraissent originaux et celui du milieu évidemment interpolé.
852
Jacques le fataliste et son maître
Voici le premier, qui suppose une seconde lacune dans l'entretien
de Jacques et de son maître.
Un jour de fête que le seigneur du château était à la chasse et
que le reste de ses commensaux étaient allés à la messe de la
paroisse, qui en était éloignée d'un bon quart de lieue, Jacques
était levé, Denise était assise à côté de lui. Ils gardaient le
silence, ils avaient l'air de se bouder, et ils boudaient en effet. Jacques avait tout mis en oeuvre pour résoudre Denise à le
rendre heureux et Denise avait tenu ferme. Après ce long silence
Jacques, pleurant à chaudes larmes, lui dit d'un ton dur et amer:
853
Jacques le fataliste et son maître
«C'est que vous ne m'aimez pas...» Denise, dépitée, se lève, le
prend par le bras, le conduit brusquement vers le bord du lit, s'y
assied, et lui dit: "Eh bien ! monsieur Jacques, je ne vous aime
donc pas ? Eh bien, monsieur Jacques, faites de la malheureuse
Denise tout ce qu'il vous plaira..." Et en disant ces mots, la
voilà fondant en pleurs et suffoquée par ses sanglots.
Dites−moi, lecteur, ce que vous eussiez fait à la place de
Jacques ? Rien. Eh bien ! c'est ce qu'il fit. Il reconduisit Denise
sur sa chaise, se jeta à ses pieds, essuya les pleurs qui coulaient de ses yeux, lui baisa les mains, la consola, la 854
Jacques le fataliste et son maître
rassura, crut qu'il en était tendrement aimé, et s'en remit à sa
t e n d r e s s e s u r l e m o m e n t q u ' i l l u i p l a i r a i t d e récompenser la
sienne. Ce procédé toucha sensiblement Denise.
On objectera peut−être que Jacques, aux pieds de Denise, ne
pouvait guère lui essuyer les yeux... à moins que la chaise ne fût
fort basse. Le manuscrit ne le dit pas; mais cela est à supposer.
Voici le second paragraphe, copié de la vie de Tristram Shandy, à
moins que l'entretien de Jacques le Fataliste et de son maître ne
soit antérieur à cet ouvrage, et que le ministre Sterne ne soit le
plagiaire, ce que je ne crois pas, mais par une estime toute
855
Jacques le fataliste et son maître
particulière de M. Sterne, que je distingue de la plupart des
littérateurs de sa nation, dont l'usage assez fréquent est de nous
voler et de nous dire des injures.
Une autre fois, c'était le matin, Denise était venue panser
Jacques. Tout dormait encore dans le château, Denise s'approcha en
tremblant. Arrivée à la porte de Jacques, elle s'arrêta, incertaine si elle entrerait ou non. Elle entra en tremblant; elle
demeura assez longtemps à côté du lit de Jacques sans oser ouvrir
les rideaux. Elle les entrouvrit doucement; elle dit bonjour à
Jacques en tremblant; elle s'informa de sa nuit et de sa santé en
856
Jacques le fataliste et son maître
tremblant; Jacques lui dit qu'il n'avait pas fermé l'oeil, qu'il
a v a i t s o u f f e r t , e t q u ' i l s o u f f r a i t e n c o r e d ' u n e démangeaison
cruelle à son genou. Denise s'offrit à le soulager; elle prit une
petite pièce de flanelle; Jacques mit sa jambe hors du lit, et
Denise se mit à frotter avec sa flanelle au dessous de la blessure, d'abord avec un doigt, puis avec deux, avec trois, avec
quatre, avec toute la main. Jacques la regardait faire, et s'enivrait d'amour. Puis Denise se mit à frotter avec sa flanelle
sur la blessure même, dont la cicatrice était encore rouge,
d'abord avec un doigt, ensuite avec deux, avec trois, avec quatre,
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Jacques le fataliste et son maître
avec toute la main. Mais ce n'était pas assez d'avoir éteint la
démangeaison au−dessous du genou, sur le genou, il fallait encore
l'éteindre au−dessus, où elle ne se faisait sentir que plus vivement. Denise posa sa flanelle au dessus du genou, et se mit à
frotter là assez fermement d'abord avec un doigt, avec deux, avec
trois, avec quatre, avec toute la main. La passion de Jacques, qui
n'avait cessé de la regarder, s'accrut à un tel point, que, n'y
pouvant plus résister, il se précipita sur la main de Denise... et
la baisa.
Mais ce qui ne laisse aucun doute sur le plagiat c'est ce qui
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Jacques le fataliste et son maître
suit. Le plagiaire ajoute: "Si vous n'êtes pas satisfait de ce que
je vous révèle des amours de Jacques, lecteur; faites mieux, j'y
consens. De quelque manière que vous vous y preniez, je suis sûr
que vous finirez comme moi. − Tu te trompes, insigne calomniateur,
je ne finirai point comme toi. Denise fut sage. − Et qui est ce
qui vous dit le contraire ? Jacques se précipita sur sa main, et la
baisa, sa main. C'est vous qui avez l'esprit corrompu, et qui
entendez ce qu'on ne vous dit pas − Eh bien ! il ne baisa donc que
sa main ? − Certainement: Jacques avait trop de sens pour abuser de
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Jacques le fataliste et son maître
celle dont il voulait faire sa femme, et se préparer une méfiance
qui aurait pu empoisonner le reste de sa vie. − Mais il est dit,
dans le paragraphe qui précède, que Jacques avait mis tout en
oeuvre pour déterminer Denise à le rendre heureux. −
C'est
qu'apparemment il n'en voulait pas encore faire sa femme.
Le troisième paragraphe nous montre Jacques, notre pauvre
Fataliste, les fers aux pieds et aux mains, étendu sur la paille
au fond d'un cachot obscur, se rappelant tout ce qu'il avait
retenu des principes de la philosophie de son capitaine, et
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Jacques le fataliste et son maître
n'étant pas éloigné de croire qu'il regretterait peut−être un jour
cette demeure humide, infecte, ténébreuse, où il était nourri de
pain noir et d'eau, et où il avait ses pieds et ses mains à défendre contre les attaques des souris et des rats. On nous
apprend qu'au milieu de ses méditations les portes de sa prison et
de son cachot son enfoncées; qu'il est mis en liberté avec une
douzaine de brigands, et qu'il se trouve enrôlé dans la troupe de
Mandrin. Cependant la maréchaussée, qui suivait son maître à la
piste, l'avait atteint, saisi et constitué dans une autre prison.
Il en était sorti par les bons offices du commissaire qui l'avait
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Jacques le fataliste et son maître
si bien servi dans sa première aventure, et il vivait retiré
d e p u i s d e u x o u t r o i s m o i s d a n s l e c h â t e a u d e Desglands, lorsque le
hasard lui rendit un serviteur presque aussi essentiel à son
bonheur que sa montre et sa tabatière. Il ne prenait pas une prise
de tabac, il ne regardait pas une fois l'heure qu'il était, qu'il
ne dît en soupirant: «Qu'es−tu devenu, mon pauvre Jacques!...» Une
nuit le château de Desglands est attaqué par les Mandrins; Jacques
reconnaît la demeure de son bienfaiteur et de sa maîtresse; il
intercède et garantit le château du pillage. On lit ensuite le
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détail pathétique de l'entrevue inopinée de Jacques, de son
maître, de Desglands, de Denise et de Jeanne.
"C'est toi, mon ami !
− C'est vous, mon cher maître !
− Comment t'es−tu trouvé parmi ces gens là ?
− Et vous, comment se fait−il que je vous rencontre ici ?
− C'est vous, Denise ?
− C'est vous, monsieur Jacques ? Combien vous m'avez fait
pleurer!..."
Cependant Desglands criait: "Qu'on apporte des verres et du vin;
vite, vite: c'est lui qui nous a sauvé la vie à tous..."
Quelques jours après, le vieux concierge du château décéda;
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Jacques le fataliste et son maître
Jacques obtient sa place et épouse Denise, avec laquelle il
s'occupe à susciter des disciples à Zénon et à Spinoza, aimé de
Desglands, chéri de son maître et adoré de sa femme; car c'est
ainsi qu'il était écrit là−haut.
On a voulu me persuader que son maître et Desglands étaient
devenus amoureux de sa femme. Je ne sais ce qui en est, mais je
suis sûr qu'il se disait le soir à lui−même: "S'il est écrit là−haut que tu seras cocu, Jacques, tu auras beau faire, tu le
seras; s'il est écrit au contraire que tu ne le seras pas, ils auront beau faire, tu ne le seras pas; dors donc mon ami." Et
qu'il s'endormait.
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−−− ATTENTION : CONSERVEZ CET EN−TETE
SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER −−−
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A
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V
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<VERSION 1>
<DROITS 0>
<TITRE Jacques le fataliste et son maître>
<GENRE prose>
<AUTEUR Diderot, Denis>
<COPISTE Carole Netter (cnetter1@swarthmore.edu)>
<NOTESPROD>
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−−−−−−−−−−−−−−−−−−−−−−− FIN DE L'EN−TETE
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