V
La porte de l’appartement a coulissé, ma mère est entrée et a arraché son masque :
« Il est chez iasmitine. »
Elle m’a jeté cette phrase à la figure comme un paquet de neige sale. Je l’ai regardée, surprise : ses traits accusaient un âge qu’elle n’avait même pas. Elle m’a rendu mon regard, jamais encore je n’avais vu tant de haine de si près et surtout pas chez elle, et encore moins envers moi. J’ai appris à cette occasion qu’elle était capable de me dévisager autrement qu’avec son habituelle affection liquoreuse. Il y a un temps pour que les enfants s’exaspèrent de l’amour douceâtre que leur portent leurs parents, et un temps pour qu’ils apprennent qu’aucun amour ne dure toujours.
« Elle le soigne », a craché ma mère, sur le ton qu’elle aurait pris pour dire « elle le suce » ou « elle le saigne ». Puis elle a tourné un instant dans l’appartement en grinçant des dents, le masque ballant sur son épaule, et elle est ressortie sans ajouter un mot. Moi qui m’étais tellement inquiétée de la disparition de cmatic, dès le lendemain de son long récit, je ne me suis sentie qu’à peine rassurée par sa réapparition. Tournant à mon tour en rond dans l’appartement, je me suis répété à voix haute :
« Qu’est-ce que cette marchande de Potages pourrait bien lui apporter, alors que toutes les sciences n’ont rien pu pour lui ? » Une petite voix me répondait avec entêtement : « Tu le sais », mais je n’avais toujours pas le courage de l’écouter.
Deux jours plus tard, cmatic a sonné à notre porte, à son heure habituelle. Je me suis levée.
« Non. »
Je me suis retournée : ma mère me regardait bien en face, très pâle et très sérieuse. Je n’ai plus bougé. Elle a refermé la projection sur laquelle elle travaillait, s’est levée à son tour, avec ce visage froid qu’elle prenait pour éconduire les clients en quête d’affection hors planning. Elle a ouvert. J’ai aperçu cmatic un bref instant : j’aimerais pouvoir dire que j’ai senti mon sang se figer. Les beaux cheveux de cmatic brillaient autour d’un visage blanc aux yeux dépolis, son nez pointait entre deux joues atones, sa bouche était cyanosée, enfin il avait mon visage.
Iasmitine l’avait soigné, oui.
Ma mère a refermé la porte. Je ne crois pas qu’ils avaient échangé un seul mot.
« Qu’est-ce que c’est ? »
Ma mère s’est rassise.
« Qu’est-ce que c’est, ce que j’ai et ce qu’il a ? »
J’étais habituée à ce que ma mère me réponde par des soupirs et des mines morfondues, à ce qu’elle s’excuse du calvaire qu’était ma vie en endurant silencieusement ma hargne. Mais cette fois elle n’a pas soupiré, elle n’a fait aucune grimace, elle a posément redéplié sa projection en disant :
« Va dans ta chambre.
— Non ! »
Elle a redressé la tête et m’a adressé le plus horrible petit sourire que j’aie jamais vu :
« Alors tu n’as plus qu’à aller voir dehors, ma petite. »
J’ai très bien compris le message : qu’aurais-je fait dehors avec mon mètre dix, mes allergies innombrables et mon faciès d’épouvante ? Elle seule pouvait supporter tant de disgrâce et justement, elle me signifiait qu’elle envisageait d’arrêter. Je suis allée dans ma chambre.
La colère a chassé mon inamovible fatigue et j’ai cassé tout ce que j’ai pu. Je ne sais plus sur quoi je me suis ouvert la main ; aucun sang n’a coulé. Vous savez comme moi la différence qui existe entre connaître et savoir. Vous aussi, vous avez connu des situations pénibles dans lesquelles vous êtes resté enferré. Vous avez eu des manies dangereuses en toute connaissance de cause, jusqu’au moment où cette connaissance abstraite s’est incarnée et où vous avez su que vous ne supporteriez pas ça une minute de plus. En regardant la plaie béante, malodorante, sèche et noire en travers de ma main blanche, j’ai su enfin qui j’étais. Plus exactement : ce que j’étais.
Ma mère avait réussi à me persuader que mon torque tenait auprès du contrôleur médical un rôle de concentrateur, qu’ils étaient tous les deux syntonisés et qu’il était normal que l’un ne fonctionne pas sans l’autre.
J’avais réussi à la croire. Mais je savais la vérité. J’ai ôté le torque pour la seconde fois. Ce n’était qu’un simulateur de bonne santé. Pire, un simulateur de vie. Si on osait appeler vie l’état crépusculaire dans lequel me maintenait la potion foutrement imbuvable de iasmitine. J’ai attendu que ma mère aille se coucher, et je suis allée glisser mon bras dans le contrôleur. Les résultats n’avaient pas changé. Mon eeg était plat, et ma tension à 00.00/00.00.
J’ai passé la nuit à regarder ma vérité sous toutes les coutures. J’ai appris que la position de mon corps, du temps où il s’enfonçait dans le coma, ne s’appelait pas « à plat dos » mais « décubitus dorsal », et qu’elle expliquait les lividités cadavériques qui noircissaient mon dos et mes jambes. J’ai aussi appris que la raideur de mes membres était due à une concentration d’ions calcium, que la taie blanchâtre couvrant mes yeux et la sécheresse de ma peau étaient toutes deux dues à la déshydratation, que la tache verte qui marquait mon estomac était une conséquence de la décomposition de l’hémoglobine en verdhémoglobine, enfin j’ai tout compris de la circulation posthume que provoque la putréfaction. J’ai écouté le silence de ma poitrine, maintenant que le torque n’y faisait plus résonner son rassurant deux-temps.
À l’issue de ces recherches, je me suis retrouvée assise sur ma natte pelée, aussi raide que d’habitude, aussi transie de froid que d’habitude, dans l’habituelle pénombre de mon existence où même le noir n’est qu’un gris dégradé et où le blanc fait sale. Comme d’habitude, c’était l’aube et elle était moche. Alors j’ai médité, ou plutôt rêvassé vaguement pendant une partie de la journée. Assise au milieu d’une flaque de jour, je me suis cherché une identité. Celle de gamine convalescente m’allait comme un hochet à une charogne : j’avais quinze ans et j’étais morte. J’en ai choisi une autre. De fait, elle était toute trouvée et elle l’est encore, du moins dans nos superstitions. Je suis un fantôme, un spectre, un gui, une de ces créatures livides qui rôdent sur les lieux des meurtres, près des rivières où on se suicide, sous les ponts d’où on se jette et qui font, d’un regard, le malheur des passants. Je n’avais alors fait le malheur que de ma mère, mais en me rappelant mon assiette en train d’exploser, je me suis sentie emplie des plus doux espoirs. J’avais trouvé ma voie : non seulement je me sentais à l’aise sur le Réseau, je préférais me promener parmi les données brutes que parmi leurs avatars matériels, mais en plus j’avais sur elles un pouvoir d’action qui me changeait agréablement. Vous me direz que mes ambitions étaient mesquines, et que la capacité de pourrir la vie du premier passant venu en falsifiant ses flux informatifs est un rêve étroit. Mais franchement, pour quoi vouliez- vous que je me prenne ? Une mer de fertilité ?
Quand la nuit s’est levée de nouveau, je me suis sentie comme en apesanteur au-dessus du lent fleuve des morts. Je n’avais pas à nager au milieu d’eux, dans leurs eaux jaunes et troubles, os contre os, aïeule contre trisaïeule, mais j’étais éclairée par le même soleil triste, qui n’est pas celui des vivants. En un sens, bien sûr, je me sentais soulagée ; on l’est presque toujours quand l’espoir vous a quitté. Je commençais même à essayer de me convaincre de certains avantages :
« Je n’aurai jamais de seins ? Je n’aurai jamais de rides. Je ne pourrai jamais travailler ? Oh ! quelle grosse perte. Je n’aurai jamais ni mari ni enfant ? Deux gâchis de moins. Je n’aurai jamais ni amant ni ami ? Mais j’ai un semblable. Au moins un. Je ne pourrai jamais m’éloigner à plus d’un ou deux jours de la potion de iasmitine ? Le Réseau n’a pas besoin de tant de temps pour faire mille fois le tour du monde. »
Le Réseau. J’en revenais toujours à Lui. Il me restait ça, cet endroit où le corps importe peu, où être une conscience suffit et où je pouvais agir, voire mal agir. Avec une désinvolture de spectre malintentionné ou d’avatar irresponsable, j’ai levé un doigt dans le flot informationnel qui serpentait autour de moi, j’ai localisé cmatic et je l’ai appelé.
Aujourd’hui encore, je le regrette.
Je me suis levée en grinçant comme une brouette de Jujubier. J’ai mis mes vêtements les plus teenage, mes fards, mes protections, j’ai absorbé ma bouillie et je suis sortie. Ma mère m’a dit :
« Où vas-tu ? »
J’ai répondu :
« Dehors. »
Je l’ai regardée, elle a levé vers moi deux yeux tristes. Au lieu de soupirer d’agacement, je lui ai souri : je pensais complètement à autre chose. Cette femme n’était plus que la gardienne d’une petite fille non seulement morte, mais enfin enterrée. Je conserve comme une médaille le souvenir de ce dernier échange. Elle n’était pas haineuse, je n’étais plus méprisante ; elle m’aimait encore, je ne la haïssais plus. Au moins, nous avons réussi nos adieux.
Cmatic m’avait donné rendez-vous dans un bar. Malgré le dégoût et l’angoisse de ma longue nuit, j’avais suffisamment quinze ans pour me sentir gonflée de curiosité, bouffie d’orgueil et bourrée de timidité. C’était mon premier rendez-vous avec un homme, après tout. Ce bar s’est avéré n’être qu’une maison de Thé de bon aloi, mais enfin ce n’était pas un Jardin d’enfants. J’ai admiré avec une totale absence de sens critique un épouvantable décor de bannières pendues aux murs, de tables Laquées, de paravents en Nacre et de cercueils transparents renfermant des Crustacés qui clignotaient. Cmatic m’attendait devant un Thé de wulong. Il s’est levé et m’a saluée avec cérémonie, comme il l’aurait fait pour une vraie femme. Et puis, comme un européen, il a marché dans le crachoir. La première question qu’il m’a posée était une façon de me dire qu’il avait parfaitement compris la situation :
« Quel âge avez-vous ? »
En parlant, il a pris ma main. Elle était exactement aussi glacée que la sienne. J’en aurais pleuré, si j’avais pu : j’ai bien trop de doigts pour compter le nombre de fois où on m’a touchée, depuis ma mort. Mais vraiment, ces européens n’ont aucune vergogne : nous étions en public. J’ai arraché ma main de la sienne.
« Quinze ans. »
Je me suis assise en face de lui, ravie que la table soit si basse. Vêtu de son immuable intissé noir que bombait son nouveau ventre saillant, cmatic était aussi maigre qu’un Insecte. Il s’était soigneusement enduit d’un fard qui opacifiait son épiderme écœurant de Crevette crue. Une barbe naissante dorait son menton réduit, des boucles solaires coulaient le long de ses joues grises et bien sûr, un torque pendait à son cou. J’ai fugitivement pensé à lui dire qu’il faudrait qu’il se coupe les ongles plus souvent, désormais. Et qu’il les teigne, aussi. Sous la pellicule de corne, les lunules apparaissaient bleu-cyan. Cependant, avec des lunettes fumées posées sur son nez aigu et ses dents très blanches au bord de ses lèvres peintes, il était encore beau et faisait à peu près illusion. Il a pris son bol et l’a porté à ses lèvres avec infiniment de difficultés. J’ai pensé : Il faudra que je lui montre mes exercices d’assouplissement, et j’ai dit précipitamment :
« Vous n’allez pas boire ça ? »
Il a reposé son bol : on entendait craquer toutes ses articulations. Mais il avait décidé une bonne fois pour toutes qu’il en fallait plus pour l’impressionner et il n’a pas commencé par se répandre en lamentations. Il n’a pas non plus exprimé de vertige devant l’abîme d’éternité qui lui était soudain offert, il a simplement repoussé son Thé et commencé à me poser une rafale de questions. Tout en parlant, il a déroulé son écran et sorti son stylet pour prendre des notes. Je l’en ai empêché d’un geste. Il m’a regardée, j’ai lentement secoué la tête.
« Mes données sont parfaitement sécurisées, a-t-il dit avec douceur, son stylet encore fiché dans son écran souple.
— La sécurité, c’est bon pour les vivants. Pas pour les guis. »
J’en rajoutais, bien sûr : son calme m’agaçait. Il a docilement replié son écran, rajusté ses lunettes d’un coup de griffe et m’a regardée, nimbé d’or et les joues flasques. J’ignorais alors que les européens n’ont pas les mêmes liens que nous avec leurs ancêtres et partant, qu’ils n’ont pas la même peur des fantômes. Oublieux et légers, ils sèment les cendres de leurs proches là où la mort les prend et ne croisent de spectres qu’au fond de vieux contes ou de vieilles demeures vermoulues. Pour eux, un spectre n’est qu’un signe extérieur de richesse : il prouve surtout qu’on a les moyens de mettre un château autour. C’est pourquoi cmatic, ayant croisé ses serres sur la Laque de la table, a lâché :
« Un gui ? »
Je parie qu’il a failli sourire. Pas longtemps.
« Un fantôme. Que pensez-vous qu’il arriverait si les buveurs ici présents, dans cette salle, savaient ce que nous sommes ? Ils se lèveraient tous, comme un seul homme, pour nous massacrer. Et comptez sur l’épais silence han pour couvrir leur geste, ainsi que nos restes. Les gens comme nous sont très mal vus, par ici. »
Je lui ai parlé des sanshi, ces spectres qui se logent dans la gorge des vivants, boivent leur salive et empruntent leur voix, et aussi de ceux qui perdent les voyageurs dans les Forêts et les précipitent du haut des rochers. Mais je ne suis pas parvenue à amener un seul pli d’inquiétude dans ses sourcils dorés : ces européens n’ont aucune spiritualité, même morts. Alors j’ai brutalement dévié le sujet :
« Et que pensez-vous qu’il arriverait si des gens un peu moins... instinctifs, ou disons plus calculateurs que le quidam moyen, savaient ce que nous savons ? »
J’avais longtemps réfléchi au sujet : il aurait été facile, pour ma mère, d’obtenir une pension correspondant à mes besoins réels, bien supérieurs à ceux d’une comateuse. Mais il aurait fallu qu’elle accepte qu’on me fasse d’abord passer une batterie de tests médicaux, sans mon torque. Je suis peut-être d’une laideur à faire peur et je subis une existence de Cloporte, mais vu de l’extérieur, ça ressemble à l’immortalité. La potion de iasmitine est celle après laquelle les humains ont toujours couru : le philtre de la vie éternelle. Combien d’entre nous sont vraiment assez sages pour souhaiter échapper à la grande roue ? Ou se contenter d’être un simple maillon dans une chaîne familiale ? La vie est une drogue terrible.
Cmatic a fait une mimique interrogative, j’ai ajouté :
« Ils confisqueraient iasmitine et sa potion. Combien de temps croyez-vous pouvoir tenir sans elle ? »
J’avais essayé, bien sûr. Rien qu’à entendre le nom de iasmitine, cmatic a renversé son Thé.
« Deux jours. »
Il a enfin quitté son allure de chercheur en manque de laboratoire. Avec un petit carré absorbant, il a lentement essuyé ses doigts raides, bleuâtres sous le fard.
« Que vous a-t-elle dit ? », ai-je murmuré. Il n’a pas répondu tout de suite. Il a tourné la tête et jeté un regard panoramique sur la salle. Une lumière verticale, drue et blafarde, tirait de la Laque de longs reflets blancs, blessants comme des couteaux. On entendait des bruits de source, des chants d’Oiseaux et d’exaspérants crépitements électriques inaudibles aux vivants. L’odeur des gâteaux aux Amandes flottait dans l’air, affolante, écœurante. Cmatic s’était mis à trembler.
« Il faut... vous devriez acheter un thermorégulateur hypothyroïdique. Classe deux. Ce sont les plus efficaces. Et des filtres sonores panfréquences, je connais une très bonne marque... »
Il m’a de nouveau fixée, j’ai ravalé mes conseils. Combien de temps avais-je mis, moi, à prendre pied dans cette réalité ? Des mois ? Et à m’y faire ? Des années, dont je ne vois pas encore le bout. Les Crabes du yang-chen clignotaient dans leur cercueil, gris sur gris. Quelques années auparavant, j’avais découvert un vieux module d’exercices pour daltoniens, une affection génétique qui altère la vision des couleurs. À force d’entraînement, j’étais devenue capable de dire que ce Crabe-ci était brun et sa guirlande rouge, et celui d’à côté bleu, mais qu’en savait cmatic ? Pour lui, tout baignait encore dans la grisaille épaisse des cauchemars.
« Elle m’a menacé, a-t-il murmuré. Elle a enlevé ses colliers, et elle m’a menacé. »
Ses colliers. Les colliers de iasmitine. Sans lesquels elle apparaissait telle qu’elle était : une éternelle sorcière de vingt ans. Cmatic s’est ressaisi : il a ôté ses lunettes, les a remises, puis s’est finalement emparé d’une copy-fleur de Jasmin :
« Elle est persuadée que je suis venue mourir chez elle exprès. Il semble qu’elle m’ait... soigné pour qu’on ne la soupçonne pas de meurtre. Pour qu’on ne vienne pas mettre le nez chez elle. Et ça, rien que ça, a poursuivi cmatic en émiettant fébrilement l’acrylithe de son Jasmin, prouve qu’elle en fait beaucoup plus qu’elle ne le dit. »
Là, je n’ai pas pu m’empêcher de rire, ma bouche noire coquettement masquée par ma main dessiquée. Beaucoup plus, c’était une jolie litote. Iasmitine faisait en effet davantage que brûler de l’Encens, jeter le yi king, chauffer des Tisanes et choisir des Écorces séchées : elle fabriquait des zombies. Cmatic ne s’est pas vexé :
« Ce n’est pas une expression très heureuse, n’est-ce pas ? Je veux dire qu’elle a des activités illégales et qu’elle meurt de trouille qu’on les découvre. Or, ressusciter les morts n’est pas illégal. Donc, il s’agit d’autre chose. »
Moi, je me suis vexée : il y a des états assez pénibles à subir pour qu’on n’ait pas, en plus, le chagrin de les entendre nommer à haute voix :
«Vous osez parler de résurrection ? C’est une malédiction ! »
Cmatic a balayé les débris d’acrylithe parfumée d’un revers de paume et tenté, à nouveau, de prendre ma main posée sur la Laque, à côté du bol où mon Thé fumait encore. Je me suis reculée avec dégoût. Le spectacle de ces deux Ecrevisses sèches rampant l’une vers l’autre pour unir leurs pinces m’écœurait. Cmatic n’a pas insisté : il a noué ses doigts sous son menton doré, entrechoquant ses impossibles griffes :
« C’est sûrement plus dur pour vous que pour moi. J’ai eu le temps de vivre, moi. Au moins, de grandir. Et puis même avant ça, j’avais déjà perdu la santé, ma carrière et... disons, ce à quoi je tenais. J’ai souvent pensé à la mort, ces temps-ci. Et je me dis que cette... que la version incomplète que je découvre peut facilement se compléter. Sans compter que je suis soulagé de ne plus souffrir de la tête, du dos, du ventre et du reste. Pour moi, c’est presque mieux. Alors que pour vous... »
Il a failli jeter sur mon pauvre moi un regard de commisération et s’est finalement intéressé à une autre Branche de Jasmin. Pour me donner une contenance, j’ai lancé au creux de ma paume un petit familier en forme de comète et je l’ai fait danser d’une phalange à l’autre. Cmatic a repris, d’une voix moins assurée :
«Est-ce que... est-ce que ça s’améliore ? Avec le temps ? »
J’ai failli aboyer « Jamais ! » et puis j’ai réfléchi :
« Un peu. Le froid, non. Je veux dire : celui qu’on ressent tout le temps. Alors qu’on résiste plutôt mieux au froid extérieur. La raideur, euh... ça s’entretient. Je veux dire : ça peut empirer si on ne fait pas d’exercices. Mais on s’habitue à tout. C’est ça. On finit par voir moins mal, par distinguer les nuances. On entend mieux, aussi. L’ouïe... notre ouïe est plus fine, je crois. C’est le seul sens qui y gagne. Bien sûr, au début, ça fait cacophonie mais à la longue, on finit par réussir à démêler les sons. L’odorat est comme décalé. En revanche, la fatigue... La fatigue, elle, ne s’en va jamais. Et le goût et les couleurs ne reviennent pas. Jamais. »
Le silence a été long. Je fixais avec rancune le regard obscur de cmatic, qui devait tanguer dans le vide derrière ses verres fumés. J’avais l’impression qu’il cherchait à établir une distance entre nous, comme si ses trente- cinq ans et mes quinze creusaient un fossé que notre putréfaction commune ne suffisait pas à remplir. De là où je le regarde maintenant, je ne vois qu’un homme d’à peine plus un tiers de siècle, le cœur navré par sa première vraie peine de cœur et sa première vraie désillusion professionnelle. Il est loin de chez lui et désormais loin de tous, victime annexe d’un drame qui le dépasse complètement, non seulement assassiné mais en plus mal tué, et il essaye de rassurer encore plus jeune et plus ignare que lui pour ne pas sombrer dans la folie. Je commence à lui trouver un certain courage et une solide assise mentale. Mais dans ce bar, je ne comprenais rien du tout et je continuais à faire tourner avec amertume des astres errants au creux de ma main.
« Il ne faut pas manger autre chose que de la bouillie de Sésame, ai-je ajouté.
— Iasmitine m’a dit quelque chose comme ça, oui.
— Et quoi d’autre ? »
J’essayais, j’essaye encore d’imaginer iasmitine ouvrant sa porte avec répugnance à ce patient encombrant, incurable, geignard et complètement déplacé, pour ne pas dire tombé de haut. Il fallait être bête comme un cmatic pour croire une seule seconde à sa mission d’espionnage : il traînait son bagage génétique comme un bouddha d’or sur un marché aux voleurs. En clair, il puait le deux centième étage. Autant envoyer une concubine impériale essayer de se fondre dans la foule des coolies, tanguant sur ses pieds pas plus longs qu’une paume. Le choc des atmosphères, vous dis-je ! Tous les meurtres du monde sont là.
Je n’ai jamais su non plus comment il était mort : sur le seuil de iasmitine, d’un spasme ? Sur le fauteuil vert devant la botanothèque, d’une convulsion ? Ou dans la chaleur rouge du temple, d’un endormissement ? L’agonie a dû durer plus d’une seconde, sans quoi iasmitine n’aurait pas eu le temps de lui faire avaler son remède. Ensuite il est mort et il a commencé à se défaire. Avez-vous déjà vu ça ? Les yeux s’enfoncent, le nez saille, les joues s’effondrent, les lèvres se rétractent sur les dents, lesquelles paraissent s’allonger à mesure que les gencives se retirent, la bouche s’ouvre lentement et la poitrine devient plus dure que la pierre. Un horrible travail gonfle le ventre, tous les germes digestifs se jettent hors de leur prison de boyaux pour dévorer les organes. Le sang descend à l’étiage, stagne et sèche. Les membres se crispent, raidissent, le corps en entier prend une teinte à la fois cireuse et terreuse, friable et luisante, quelque part entre l’argile et la boulette de protéines. Puis tout se relâche et s’évacue, une tache verte apparaît au ventre, des duvets bizarres commencent à ramper sur les joues, et là intervient l’œuvre au noir de iasmitine. Les yeux s’entrouvrent, les bras plient, les jambes tressaillent et le mort se relève. Vingt-quatre heures plus tôt, ç’aurait été un miracle pour ceux qui l’aiment. À ce stade, c’est un cauchemar pour ceux qui l’ont aimé. Vous a-t-on dit que toutes les tombes, les mausolées, les tertres, les tumulus ne sont pas là pour honorer les morts, mais pour les empêcher de revenir ?
« Que j’étais à sa botte. Qu’elle me laisserait vivre si elle le voulait, aussi longtemps qu’elle le voudrait, que je n’avais qu’à me taire et obéir... »
Des propos aussi ambitieux dans la bouche d’une jeune femme pauvre n’avaient visiblement pas ému la susceptibilité de cmatic. Il a jeté son reliquat de Jasmin sur la table :
« Bref, des conneries. Excusez-moi. Elle m’a aussi dit de venir chercher sa potion tous les trois jours, de ne manger que ce qu’elle me donnerait et de ne jamais enlever ce torque. »
Il l’a enlevé et tourné entre ses doigts :
« Un trompe-médic, n’est-ce pas ? Vous avez... aviez le même.
— C’est aussi une balise.
— Sûrement.
— J’ai brouillé la mienne et la vôtre. Officiellement, nous nous trouvons chacun dans nos appartements respectifs. Sur nos lits, très exactement. »
Cmatic m’a lancé un regard qui m’a fait plaisir : enfin un peu d’admiration parmi tant de pitié.
« Ah, aussi : on ne fait plus de rêves, quand on dort. Jamais. En tout cas, pas moi. »
Cmatic a balayé la nouvelle d’un de ses détestables petits gestes de la main. Il n’avait pas laissé son arrogance à côté de sa susceptibilité au cimetière des défauts défunts.
« Je ne rêvais déjà plus, de toute façon. »
Cette information ne m’a pas donné à réfléchir. L’aurait-elle dû ? Il était bien trop tard pour sauver cmatic. J’ai préféré mépriser hautement, quoique mentalement, cette engeance exotique qui tient les rêves en petite estime. Pendant ce temps cmatic toisait la salle trop claire, saturée de senteurs sucrées et de bruits parasites, ce cauchemar gris et grinçant. Mais était-ce cmatic qui faisait un mauvais rêve ? Ou ce Crabe mort, punaisé sous son cercueil transparent, qui rêvait de lui ? Cmatic a saisi une Fleur de Tournesol-stase piquée dans une mousse près de son coude, et l’a fait rouler entre ses doigts. Le contraste entre ses phalanges noueuses et la courbe parfaite de la Tige, éternellement pétrifiée dans sa Floraison, était étrange à voir.
« Sommes-nous dans une sorte de stase ? Iasmitine nous a-t-elle fait boire une espèce de gel chrono- actif ? »
Il a repiqué la Fleur :
« Fleurs-stases. Pseudo-peau, élastithe, fibroverre, voyages sur place, siliester, dermes de fête, plascose, sensisexe, Légume-like, copyfruits, fiches funéraires, avatars, greffones, familiers, plats-built et maintenant morts vivants ! »
Cmatic, brusquement, s’est mis à postillonner de rage :
« Mais c’est quoi, ce monde ? » À trente-cinq ans, il accouchait enfin de lui-même. Il s’est calmé progressivement, puis il a replanté ses coudes sur la table :
« Qu’est-ce que iasmitine ne veut pas qu’on découvre chez elle ? »
Ça, je n’y avais jamais réfléchi. Mais je savais déjà. Comme souvent. Cmatic a continué :
« Il y a une... un espace, chez elle, que je n’ai jamais pu voir. Un espace réduit, mais suffisant pour... pour je ne sais quoi. Vous êtes au courant de quelque chose ?
— La porte du fond, n’est-ce pas ? (J’ai grimacé.) Vous n’avez pas pu la voir, elle est bien cachée. Non, je ne sais pas ce qu’il y a derrière. Et je parie que personne ne le sait. C’est... c’est froid au toucher, en tout cas. »
J’ai rangé mon familier et levé un œil incertain sur cmatic :
« La porte. Du fond. Elle est glacée. » J’ai monté mon thermorégulateur d’un cran. « Il y a une porte au fond ? » J’ai haussé les épaules. Je n’imaginais pas exactement une porte. Plutôt un passage. La clôture, que j’espérais solide, sur un ailleurs qui ne faisait pas envie. Le point de jonction entre ici et quelque part. Cmatic a repris :
« Un placard, peut-être. Il est possible qu’elle conserve là-dedans ses réserves de potion miracle. Ou qu’elle les y fabrique. Un espace réfrigéré... qui expliquerait que sa consommation d’énergie soit supérieure à ce qu’elle devrait être. En estimation. »
Il avait mené sérieusement son enquête. « Ce qui implique la conservation d’éléments dégradables, Animaux ou Végétaux. Ou qu’elle a besoin d’une température très basse pour une synthèse quelconque. »
Ou qu’elle a emprisonné un démon, ai-je pensé. J’étais encore pleine de vieilles superstitions, parmi lesquelles figuraient des monstres à l’haleine givrée. Avouez que dans ma situation, il aurait été bizarre que je ne croie pas aux sorcières, aux spectres et aux démons. Et comme rien n’amuse plus un gui que de pousser les hommes à se colleter avec les démons, j’ai ajouté :
« On m’a fait une confidence, une fois. Quelqu’un qui n’aimait pas particulièrement iasmitine. Ou particulièrement pas. C’était l’ancienne polléinisatrice de notre étage. Elle m’a dit... »
J’ai fermé les yeux, cherchant les reflets dorés des lampes de serre dans les cheveux d’ainademar, l’odeur mouillée et chaude des Plantes. Iasmitine venait encore de la traiter, entre ses petites dents, de Citrouille amère ou pire, pour une Bouture de Bambou livrée en retard ou moins. Je me suis penchée pour chuchoter :
« Elle m’a dit que iasmitine trafiquait des humains avec les sous-sols. »
Elle n’avait pas été si claire ; rien que deux petites phrases assassines, l’une sur l’exactitude des livreurs du sous-sol, l’autre sur la facilité de tuer des hommes comparée à la difficulté de faire vivre des Plantes. Cmatic s’est aussi penché vers moi :
« Trafic humain ?
— Voilà. D’après elle, iasmitine achète des humains aux sous-sols.
— Et ?
— Et on ne les revoit pas. Elle les tue, quoi.
— Et ?
— Et c’est tout ce que la polléinisatrice a dit. C’était une femme très discrète. Elle a eu un moment d’exaspération, pas plus. »
Je me suis rejetée en arrière et j’ai encore monté mon thermorégulateur. Je craignais d’avoir compris : iasmitine gardait un démon derrière la porte. Elle le nourrissait de chair humaine et c’est son sang à lui que je buvais trois fois la semaine. Ou ses larmes, ou sa salive. Ou pire. Et ainademar avait disparu tandis que je ressuscitais.
« Ça ne va pas ? s’est inquiété cmatic.
— Ça va aller, ai-je menti. Bien sûr, je n’ai aucune preuve de ce que j’avance. Et mon seul témoin est... » mort dévoré par ce monstre ! Je me suis tassée encore un peu plus.
« Venez », a dit cmatic en se levant. Affalée au fond de mon siège, j’ai levé les yeux vers lui :
« Un monstre...
— Oui, s’est mépris cmatic. Cette femme est un monstre. Mais nous l’aurons. Je vous le promets. » Je ne me suis pas sentie rassurée.
Nous avons marché un moment dans une coursive commerciale. Chaque arcade, chaque avatar publicitaire que nous traversions faisait sonner mille gongs dans ma tête. Des enfants couraient dans tous les sens en jetant des serpents lumineux ; j’ai eu l’impression que les pixels grouillaient sur moi comme des Vers. Je me suis frotté le ventre, les bras, les jambes, les joues, à m’en arracher des lambeaux de fard.
« Venez », a encore dit cmatic. Il m’a entraînée dans un Jardin d’étage, juste à côté du temple du dieu protecteur de la tour, et nous nous sommes assis côte à côte sous un Arbre à Suif-stase comme rougi par le gel. J’ai réussi à retrouver mon calme. Un cortège funéraire est passé devant nous, bruyant et échevelé, avec ses tambours, ses bannières, et la maison de l’âme du défunt qui tanguait sous les rubans de couleur et les figurines de deuil. Des yi enturbannés et des miao coiffés d’un mouchoir braillaient des chants de piété filiale et dansaient en se lamentant.
« Vous avez parlé de trafic avec les sous-sols. C’est vaste. Les trois quarts de l’humanité rampent là-dessous. Vous ne savez rien de plus ?
— Désolée. Je me suis trompée. Elle n’a pas parlé des sous-sols en général. Elle a dit « avec les refugee ». »
En lisant ce mot, avez-vous eu un sourire égrillard ou un rot écœuré ? Oubliez tout ça : je vais vous raconter la véritable histoire des refugee. Parce que je les ai connus, oui. Je peux même me vanter : j’y suis descendue.
Voulez-vous prendre avec moi le grand descenseur qui mène au monde du dessous ? Il le faudra bien si vous voulez connaître la seconde partie de mon histoire. Elle est un peu plus âpre que la première bien sûr, un peu plus violente ; c’est le décor qui veut ça. Je ne vous dirai pas de ne pas avoir peur : comme à chaque Arbre dressé en plein soleil correspond un volume équivalent de Racines obscures, comme à chaque tour correspond un labyrinthe équivalent dans les profondeurs du sol, nous rencontrerons forcément, au plus noir de la suburb, le double de iasmitine. Êtes-vous prêt ? Allons-y.
Vous devez croire, comme tout le monde, que vous en savez long sur dolhen et ses refugee mais en réalité, nous disposons de très peu de données biographiques fiables. À l’époque de dolhen, les mailles informationnelles étaient encore incroyablement lâches. On a du mal à se représenter ce qu’a été cette société où l’identification elle-même dépendait de documents en Papier, parfois couverts d’empreintes digitales à l’encre. On découvrait tout juste l’adn et le clonage soulevait des tempêtes éthiques difficiles à imaginer aujourd’hui. Les quelques informations authentifiées concernant dolhen sont les suivantes : il est né dans un véhicule sol- sol fonctionnant à l’huile minérale, quelque part entre most na soci et liubliana, en haute Slovénie. Ne cherchez pas, il s’agit d’un de ces minuscules états issus de l’éternelle balkanisation des balkans. Ses parents étaient des musiciens itinérants, adeptes de rythmes occidentaux oubliés mais qui portaient en eux les futures trames sonores. N’allez pas les imaginer comme des troubadours crasseux allant de village en village cracher le feu, jongler et chanter des ballades, vous vous tromperiez d’un demi-millénaire. Sauf pour la crasse, peut-être. Voyez-les plutôt comme les rejetons insatisfaits d’une europe encore prospère et au sec. Dans leurs véhicules archaïques, ils sillonnaient les territoires situés à l’ouest de la grande russie. Ils s’arrêtaient ici ou là pour poser leurs machines, passaient quelques jours sur place à faire du bruit et vendre des psychotropes à la population alentour, ensuite ils repartaient. Les autorités locales n’appréciaient pas ces rituels festifs et dolhen a dû être témoin très jeune de scènes de violences. On a tout dit sur ses parents : que le père était un repris de justice en cavale et la mère une jeune fille des hauteurs ou, au contraire, que le père était un petit génie de la programmation, embarqué dans l’errance par une jolie diablesse couverte de tatouages tribaux. Foutaises : en europe à cette époque, comme partout de tout temps, la mixité sociale se pratiquait peu, encore moins que le tatouage, lequel existait en effet mais n’avait pas grand- chose de tribal. La vérité est qu’on ne sait rien de ses parents. La génétique atteste, chez dolhen, un mélange très panaché de nord-caucasien et de sud-asiatique. Des imbéciles ont chanté l’union de la vigueur vietnamienne et du raffinement celte, la réalité se situe probablement davantage dans la rencontre d’un chômeur bénéluxien et d’une fille de boat-people. Comme beaucoup, je me suis amusée à effectuer une dissociation du génotype de dolhen et à faire pousser des répliques de ses deux demi-parents. Ces corps dénués d’expression, privés du modelage musculaire et nerveux de vingt années de vie, ne sont pas très évocateurs. Tout au plus peut-on constater que sa mère était probablement menue et gracieuse, son père plus gracieux encore et pas tellement plus épais. On leur souhaite, à tous les deux, d’avoir eu des personnalités ravageuses pour compenser leur fadasserie. Que ces deux poupées aient pu concevoir le sommet de laideur flamboyante qu’a été dolhen est un miracle génétique de plus.
Dolhen est censé avoir raconté quelques anecdotes sur son enfance. Des générations entières ont pleuré sur ces histoires, notamment celle où le père, émergeant de vingt ans de réclusion criminelle, oppose à l’accueil de son fils le mutisme branlant de ceux que la solitude carcérale a rendus fous. Le problème est qu’en réalité, dolhen n’en décrochait pas une et que, faute de confidences, ses biographes ont inventé de toutes pièces les légendes qui leur plaisaient. Je soupçonne dolhen d’avoir été un de ces imbéciles primaires dont le cadavre est peu à peu recouvert par les rêves de malheureux en quête de modèles, comme des figurines en Papier s’en- tassant sur un cercueil. Cet ahuri charismatique devait avoir un comportement incohérent et ne pas prononcer trois phrases intelligibles par jour, bref, il avait l’étoffe d’un héros posthume. D’après les témoignages les moins apocryphes, il a été enlevé précocement à ses parents et placé dans une structure sociale française ou suisse, ou italienne. Il a commis différents délits et connu la prison dès l’âge de quinze ans. Son plus haut fait d’arme reste d’avoir créé, avec des matériaux de rebut, le premier réseau suburbain, à une époque où l’information s’échangeait encore massivement sur support Papier. Et accessoirement, d’avoir assassiné à coups de hache une bande de malfaiteurs à prétentions idéologiques. Il n’en fallait pas plus pour soulever l’enthousiasme d’une partie de la population européenne, celle qui manquait d’armes, d’idéaux et de prétentions. La silhouette de dolhen levant sa hache en face du reste du monde une seconde avant d’être abattu, noir de rage et rouge de sang, est présente dans tous les imaginaires. C’est une mass-constante, une ritournelle, au même titre que le Poisson de la nouvelle année, le clair de lune ou le sourire du bouddha. Je ne vous fatiguerai pas avec les analyses ethnopsychiatriques qui démontrent que la silhouette de dolhen symbolise à la fois l’homme luttant contre les dieux et le fils gardant le chemin de l’au-delà : par pur hasard, dolhen a vécu à la croisée de deux mondes avant d’être descendu devant un bon photographe, voilà tout.
L’urbanisation n’était pas, à son époque, un phénomène récent. Mais la tendance à distinguer les habitants des hauteurs de ceux du sous-sol apparaissait tout juste. Ou disons que les plus riches, avides d’air pur, commençaient à peine à profiter de l’essor des nanotechnologies pour édifier des tours de plus en plus hautes afin de s’installer au sommet, abandonnant le sol au smog et aux déshérités. Les habitants des caves bricolaient leurs propres réseaux d’information. Le génie de dolhen a été de les connecter entre eux, de baptiser le tout « refugee » (du nom d’une barre Chocolatée, pas moins) et de mourir jeune. Les refugee dont je veux vous parler, ceux qui ont accédé à une célébrité douteuse, sont nés un siècle après dolhen. J’ose prétendre qu’ils étaient, d’un point de vue humain, d’une tout autre valeur que dolhen et ses contemporains. Je fais du chronoracisme, d’accord, mais il m’est difficile de voir la fin du millénaire précédent comme autre chose qu’un panier de Crabes enragés, et d’imaginer à ses habitants, sauf exception, un niveau intellectuel au-dessus de la domotique. Quelle affinité voulez-vous avoir avec des gens qui se chaussaient de peaux de Bêtes, se chauffaient à l’uranium et péchaient à l’explosif ?
Pendant le siècle qui a suivi dolhen, son réseau a crû et embelli au même rythme que la misère des suburbains. C’est assez dire quel monstrueux Réseau Parallèle il est devenu. D’ailleurs notre Réseau ne serait pas ce qu’il est s’il n’avait pas toujours eu peur de se faire dépasser par le Parallèle. Passons ces cent ans et arrivons à ce que vous croyez savoir : la révélation soudaine que la suburb n’était qu’un immense lupanar. Cancelez cette énormité, vous verrez s’étendre à la place l’ombre bien plus immense du rota 8.
Cette immonde saloperie procédait d’une bonne vieille entérite, sérieuse chez les nourrissons et asymptomatique chez les adultes. Le virion, résistant aux variations de température et de ph, aux antiviraux connus et aux désinfectants courants, capable de survivre des mois durant un peu n’importe où, infectait à peu près quatre-vingt-quinze pour cent de la population dès le plus jeune âge. Il s’est brutalement potentialisé, probablement par hybridation avec une chimère échappée de son laboratoire à l’occasion de la conflagration russe. Ça a été la plus épouvantable épidémie de chiasse des temps modernes. Les malades se vidaient par les deux bouts avec une rapidité inconcevable et crevaient en vingt-quatre heures de méningite aseptique ou d’hémorragie sous-durale, ou de détresse cardiaque. Les vaccins rhésus qui existaient déjà se sont révélés inefficaces. On s’en sortait, à condition de disposer d’un matériel de transfusion suffisant pour lutter à la fois contre la fièvre et la déshydratation. L’équipement transfusionnel couvrait trois pour cent des besoins de la population : vous imaginez la suite. La mortalité infantile, notamment, a été effroyable.
On s’en souvient peu, mais la peur du rota 8 a beaucoup joué dans l’établissement de nos protocoles d’hygiène. Nanofiltres, sas de désinfection et témoins de pollution n’ont commencé à coloniser systématiquement nos intérieurs qu’à partir de ce moment. Le tube qui m’avait amenée à qingming, par exemple, a été vigoureusement évacué et étanchéifié. Autre conséquence majeure : la perméabilité, toute relative, qui existait encore entre les sous-sols et les tours a été brutalement cassée, engendrant des émeutes désespérées. On a assisté, littéralement, à la fin du niveau zéro.
Le niveau zéro n’était déjà plus, depuis longtemps, qu’un espace déshérité plongé dans une ombre perpétuelle par les tours et par les échangeurs, les terrasses et les tubes qui s’étirent entre elles. Mais à l’époque on trouvait encore, collés aux pieds des monades urbaines comme des Champignons, d’anciens immeubles de pierre ou d’acier dans lesquels vivait une foule industrieuse. Elle respirait sans se plaindre le plus épais du smog, subsistait en rendant des services dans les étages et redescendait, chaque soir, jouer au go sur les vieux pavés, à la lumière des lanternes rouges. J’imagine qu’il y avait quelque chose de rassurant à toucher terre tous les jours. On n’a compris que trop tard que ces formes indistinctes grouillant en contrebas, ces travailleurs minuscules formaient un lien précieux, unique, irremplaçable, entre le dessus et le dessous. La haine féroce et réciproque qui oppose encore aujourd’hui la suburb aux tours est née avec leur mort. Les arpenteurs patients du niveau zéro véhiculaient des biens, des liquidités, des informations, des amitiés voire des liens familiaux transmondes, de sorte que l’autre côté du sol n’était alors qu’un voisin un peu bizarre, et non cette menace indistincte et énorme qui nous angoisse.
Les habitants des hauteurs n’ont pas fait les choses à moitié : ils ont tué leurs malades, désinfecté leurs coursives et décidé qu’en dessous du premier, plus fréquemment du cinquième, parfois du dixième étage, plus rien n’existait. Ils ont sectionné les tuyaux d’alimentation, fait sauter les vérins des parois anti-feu, soudé des plaques d’acier sur les bouches d’aération et déversé, sans sommation, des tonnes de béton fibreux dans les cages et les colonnes d’accès. Je me souviens qu’un complexe commercial taïwanais proposait, sur six niveaux souterrains, un espace pharmaceutique gigantesque. Un après-midi, alors qu’une foule énorme y achetait des antiseptiques, un client a vomi brutalement sur une borne de paiement. La société de sécurité a immédiatement fait coulisser les portes nbc au-dessus de la tête des clients stupéfaits ; elle ne les a jamais rouvertes. À kun-ming, on se débarrassait des victimes du rota 8 en jetant les corps par les fenêtres, certains dégueulaient encore. Bien sûr, cette forme monstrueuse de quarantaine n’a pas été mise en place partout avec la même férocité. Ha rebin, protégée des rota par son climat glacial, a agi de façon moins sauvage que shangaï. Mais enfin le pli était pris et ne s’est pas défroissé depuis.
Le rota 8 s’est retiré, ayant tué tout ce qu’il pouvait et laissant le champ libre au rota 10, un virus apparenté beaucoup plus fragile mais beaucoup plus retors. La contagion exigeait un contact rapproché : on a catalogué un moment le rota 10 dans les maladies sexuellement transmissibles, à tort. L’incubation pouvait prendre des mois mais une fois déclenchée, la destruction de l’intestin grêle était foudroyante et l’agonie particulièrement atroce. La suburb, qui finissait tout juste de recycler les cadavres du rota 8, s’est décidée à réagir comme les tours : elle a créé une zone prophylactique. Le voilà, votre lupanar mythique. Il ne sentait pas la diarrhée sanglante, mais je doute qu’il puait le sexe.
Et maintenant, imaginez que vous êtes une jeune femme pauvre et que vous vivez au niveau zéro de shangaï en 2113. Vous vous appelez cheng.