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Quelques jours plus tard, je quittai le Centre Amérique-Nord et pris la route de l’est. En dépit de l’urgence extrême, mon voyage eut toutes les apparences d’un vagabondage. Il y avait de fortes chances pour que les Anars surveillent mes faits et gestes dans toute la mesure du possible, et mieux valait que mon histoire sonne juste. Dans l’immédiat, mon rôle consistait précisément à être un vagabond.

Bientôt, la ville fut hors de vue. Elle était située très à l’écart des autres agglomérations. Il est de bonne politique de veiller à ce que les Centres soient isolés, et il était toujours possible d’entrer en contact, de façon suffisamment rapide, avec les garnisons en poste dans les cités indigènes. Je ne tardai pas à atteindre les montagnes.

Cette partie de ma randonnée fut plaisante. Les Rocheuses sont gigantesques et sereines. Un vent frais souffle sur les sommets, gronde à travers les pins, fait écumer les rivières dans les vallées et dans les gorges. Le paysage est majestueux, net, puissant et solitaire. Il parle le langage du silence.

Je fis du stop et franchis quelques centaines de kilomètres à bord d’un de ces immenses trains de camions comme on en voit tant sur les grandes routes de l’ouest. Le conducteur était un Terrien. Il se plaignait beaucoup de la tyrannie valgolienne, mais il avait l’air bien nourri et en bonne santé. Apparemment, il ne manquait de rien. Je songeais aux guerres qui avaient dévasté la planète, à la ruine sociale et à l’effondrement économique, à toutes ces plaies que l’Empire avait guéries et je me demandais si Terra serait un jour capable de se diriger elle-même.

Aux montagnes titanesques succédèrent les plaines sages du Nevada. Je m’embauchai pour quelques jours dans un ranch indigène, laissant traîner mes oreilles, mais gardant la bouche close. Oui, il y avait du mécontentement dans l’air.

« Avec leurs impôts, ils m’assassinent », disait le propriétaire. « À quoi bon produire, s’ils prennent tout ? » J’opinai mais songeai en mon for intérieur ; Autrefois, tes semblables étaient plus lourdement taxés encore et ils en avaient moins que toi pour leur argent. Ce que tu payes te revient sous d’autres formes : les travaux publics et la sécurité universelle. Sur la Terre, personne n’a froid et personne n’a faim. Souhaites-tu donc produire exclusivement pour ton bénéfice personnel, Terrien !

« L’autre jour, mon fils a dû partir pour le service du travail », disait le contremaître. « Il va gâcher deux ans de sa vie à gratter pour eux et probable que, quand il reviendra, il n’arrêtera pas de s’extasier sur les beautés de l’Empire. »

Il y avait une époque, pensai-je, où les Terriens, par millions, demandaient du travail, où ils gaspillaient des années à se faire la guerre, où ils faisaient don de leur jeunesse à un dieu des combats qui ne faisait que réclamer toujours davantage de sang. Comment peut-on avoir une société stable si l’on n’apprend pas à ses membres à la respecter ?

« Je veux avoir un autre gosse, » disait la cuisinière. « Deux, ce n’est vraiment pas assez. Ce sont de braves garçons, mais je voudrais avoir aussi une fille. Mais d’après les lois éridaniennes, si je dépasse mon quota, si j’en ai un de plus, je serai stérilisée. Et ils le feront, ces démons qui se mêlent de quoi, je me le demande ? »

Je songeai : le système solaire ne peut pas fournir de conditions de vie décentes à plus d’un milliard de Terriens sous peine d’épuiser les ressources naturelles que leur culture nous a laissées. Nous ne sommes pas encore prêts à autoriser l’émigration. Nos propres compatriotes doivent avoir la priorité. Mais ces êtres peuvent vivre dans de bonnes conditions sur Terra. Ce n’est que maintenant que nous avons extirpé la famine, la maladie et la guerre. Ils se multiplieraient de façon insensée et leurs vieux fantasmes reviendraient les hanter si nous n’imposions pas un strict contrôle démographique.

« Oui, » disait son mari avec amertume. « Ils n’ont pas permis à mon cousin d’avoir des enfants. Ils l’ont stérilisé aussitôt après sa naissance, ou presque. »

C’est que c’est un crétin congénital, un porteur d’hémophilie ou parce qu’il a je ne sais quelle tare héréditaire, me dis-je. Comment ne voient-ils pas que c’est pour leur bien que nous agissons ainsi ? Cela nous coûte un argent fou, des efforts fantastiques, mais l’objectif est de parvenir à un état de santé physique et mentale que cette race n’a jamais imaginé au cours de son histoire.

« Ils étouffent la foi, » grommelait quelqu’un d’autre.

Tout le monde, dans l’Empire, a le droit d’embrasser le culte de son choix, mais faudrait-il laisser chacun libre de prêcher des mensonges dont on a démontré la fausseté, des superstitions archaïques ou des absurdités antisociales ? La Terre « libre » de jadis n’avait pas une réputation de libéralisme.

« Nous voulons être libres. »

Libres ? Pour quoi faire ? Libres de laisser se déchaîner les milliers de races, de croyances et de nationalismes, de laisser la Terre s’enliser dans la barbarie, les tueries et la misère comme il en allait avant notre arrivée ? De laisser détruire nos œuvres et notre culture, de laisser anéantir ce qui a été réalisé en un siècle, non point parce que c’est bon ou parce que c’est mauvais, mais simplement parce que c’est valgolien ? éridanien ?

« Nous serons libres. Et nous n’aurons pas à attendre longtemps… »

Je ne recueillis guère d’informations précises, mais je m’y attendais. Après avoir touché ma paye, je repris la route de l’est, parlant à des gens de toutes les classes – des paysans, des ouvriers, des boutiquiers, des vagabonds – et les renseignements que je glanais ainsi recoupaient ceux des Services de Renseignement.

Environ 25 % de la population, en Amérique du Nord, tout au moins – en Asie et en Afrique, le pourcentage était plus élevé – étaient satisfaits de l’ordre impérial. Les gens de cette catégorie estimaient que leur sort était plus favorable que celui de leurs aïeux. « Dans l’ensemble, les Éridaniens sont corrects. II y en a qui sont parfaitement humains. »

Cinquante pour cent des Terriens étaient vaguement mécontents ; ils voulaient la « liberté » sans prendre la peine de définir ce mot, ils n’aimaient ni les impôts, ni le service du travail, ni le désarmement obligatoire, ni la supériorité légale et sociale dont bénéficiaient les Valgoliens, etc., et ils avaient peut-être pâti durant la reconquête. Mais ce groupe ne constituait pas une menace sérieuse. Quoi qu’il arrive, il ferait preuve de passivité. On pouvait tout au plus escompter des émeutes sporadiques.

Les vingt-cinq pour cent restant étaient haineux, ils rongeaient leur frein, attendaient impatiemment le jour de la vengeance. Une fraction d’entre eux diffusaient du matériel de propagande, fabriquaient et distribuaient secrètement des armes, participaient à des exercices d’entraînement militaire clandestin et étaient en contact avec la mystérieuse Légion de la Liberté.

Quelle désignation puérile et mélodramatique ! Mais elle avait été bien choisie pour séduire un certain type d’esprits. Le véritable noyau organisé du mouvement anar était extrêmement efficace. Pendant les quelques mois où je vagabondais et attendais, ses activités se développaient quasi quotidiennement.

La radio illégale diffusait d’interminables programmes bourrés de propagande et d’anecdotes inventées de toutes pièces stigmatisant la cruauté des Valgoliens, Je savais par expérience personnelle que certaines de ces histoires étaient mensongères et je connaissais suffisamment la politique de l’Empire pour déterminer ce qui, dans le reste, était au moins partiellement falsifié. Il était évident que nous ne pourrions jamais repérer un réseau d’émetteurs mobiles et coordonnés aussi parfaitement organisé. Le brouillage aurait été une tactique maladroite et même dans ce cas…

Le jour approcheHommes libres de la terre, soyez prêts à briser vos chaînesVive la liberté !

Je ne démordais pas de mon personnage. L’automne venu, je me rendis dans une cité indigène, la Nouvelle Chicago, un labyrinthe d’édifices construits à côté des vestiges de l’ancien établissement, tout aussi gigantesque et tout aussi pouilleux que la vieille ville. Je pris une chambre dans un hôtel bon marché et trouvai du travail dans une aciérie.

J’étais Conrad Haugen, Américain d’origine norvégienne, affecté à l’espace pendant son service du travail et qui avait suffisamment apprécié ce mode de vie pour rempiler après son temps. J’avais traîné mes bottes un peu partout dans l’Empire et j’avais eu beaucoup de contacts avec les Éridaniens, mais je n’étais pas un Terro, fichtre pas ! À vrai dire, je trouvais que ce serait une bonne idée de se débarrasser de ces turlupins à la peau rouge, à la fois parce que « vive la liberté ! » et parce qu’il y aurait du butin à faire dans la galaxie si l’Empire s’écroulait. J’avais fini par être second lieutenant à bord d’un astronef de marchandises, mais je n’avais pas pu aller plus loin, en raison du règlement stipulant que les deux officiers du grade le plus élevé devaient obligatoirement être valgoliens. Cela m’avait mis dans une telle rogne que j’avais rallié la Terre. J’étais sans attaches et je rêvais d’en découdre.

Mon vœu fut exaucé. Grâce à ma formation d’officier et à ma force musculaire, celle d’un homme venant d’une planète où la pesanteur est une fois et demie supérieure à celle de la Terre, il ne me fut pas difficile d’être nommé contremaître. Un certain Mike Riley estimait que ce poste lui revenait de droit. Nous réglâmes la question derrière un hangar, sous les yeux des ouvriers. Je l’expédiai au tapis le plus vite possible. La sauvagerie de ce corps à corps barbare me donnait la nausée. Voilà ce que ces gens-là apporteraient parmi les étoiles !

Après cela, je fus adopté et Riley devint mon meilleur ami. On sortait ensemble, on levait les filles et on buvait ensemble, on faisait scandale dans les canyons d’acier et de pierre, glacés et crasseux, que les indigènes appelaient des rues. O Valgol ! Valgol ! Tes cimes vierges et nues que balayent les vents, tes arbres bruissants et tes eaux tumultueuses ! Et Maara qui attend mon retour ! Souvent, Riley proposait qu’on se mette à la recherche d’un Éridanien et qu’on le batte à mort. J’approuvais en hoquetant, sachant bien que les Éridaniens ne se risquaient plus dans les quartiers indigènes sans être accompagnés. Je hantais les bars enfumés et puants, à moitié assourdi par les clameurs rauques et discordantes de ce qu’ils appelaient de la musique, m’efforçant de ne pas penser à certaine tranquille taverne basse de plafond nichée au milieu des jardins de Kalariho. Et je laissais s’exhaler la rancune de Conrad Haugen en sirotant ma bière.

« Salopards de Peaux-Rouges ! Pourritures au crâne ras ! Eux et leur foutu Empire ! Quand même ! Sans leurs lois, je serais commandant de bord et j’aurais mon navire à moi, à l’heure qu’il est. J’en sais plus long que ce tordu de capitaine. Mais, lui, c’est un Éridanien. Si seulement je pouvais l’étrangler ! »

Riley acquiesçait. À travers l’atmosphère enfumée, je voyais que ses yeux se rétrécissaient. Il n’était pas ivre quand il ne voulait pas l’être. Et parfois, comme c’était le cas en ce moment, il était soudain aussi sobre que moi. Et, pourtant, il n’avait pas un foie de Valgolien.

Je m’armais de patience, veillant à ne pas paraître trop ostensiblement désireux d’entrer en contact avec la Légion. Je pensais simplement que ces gars-là étaient des types formidables, les seuls braves à survivre dans ce marécage puant qu’était l’Empire. Quand l’heure sonnerait, sûr que je marcherais avec eux ! Je faisais mon travail à l’usine et, quand je sortais avec les camarades, je déplorais hautement que ce soit pour ces satanés Éridaniens que nous produisions. Nous ne pouvions même pas conserver pour nous les fruits de nos peines et de notre sueur ; mais, naturellement, je me gardais de trop insister là-dessus. La plupart du temps, nous nous contentions de nous cuiter. Mais quand, dans la conversation, on parlait de l’Empire, je laissais clairement entendre à quel camp allaient mes préférences.

L’hiver arriva. Les jours continuaient leur ronde monotone et je me demandais combien de temps il me faudrait attendre. Et combien de temps il restait. Si la Légion s’intéressait à moi, elle devait sûrement être en train de fouiller mon passé. Eh bien, qu’elle ne se gêne pas ! Il n’y avait pas grand-chose à vérifier, mais tout ce qu’il y avait de positif avait minutieusement été mis au point par les spécialistes du Renseignement.

Un soir, Riley vint me rendre visite. Il avait le visage grave et il alla droit au fait :

« Conrad, est-ce que tu penses vraiment tout ce que tu racontes à propos de l’Empire ? »

— « Naturellement ! Je… »

Je jetais un coup d’œil par la fenêtre comme si je m’attendais à voir un espion. S’il y en avait un, ce ne pouvait être qu’un indigène pour la bonne raison que l’Empire n’a pas suffisamment de personnel pour entretenir une police secrète – à supposer que nous ayons envie de recourir à ce moyen de contrôle dépourvu d’efficacité.

— « Est-ce que tu voudrais les combattre ? Aider réellement la Légion de la Liberté quand elle passera à l’attaque ? »

— « Et comment ! Quand ils se poseront sur la Terre, je trouverai bien un fusil quelque part et je serai au milieu d’eux dans la bataille ! »

Il demeura silencieux pendant quelques instants, tirant sur sa cigarette, puis il reprit la parole :

— « Je ne peux pas te dire grand-chose. Je prends déjà un risque en te parlant de ça. Si jamais tu me dénonçais aux Éridaniens, je serais un homme mort. »

— « Je ne te dénoncerai pas. »

Son regard était glacé. « Tu as tout intérêt à ne pas le faire. Si jamais on apprenait que tu as fait ça… »

D’un geste vif, il se passa l’index sur la gorge.

— « Arrête de causer comme dans un stéréo de catégorie B, » répliquai-je sèchement. « Si tu as quelque chose à me dire, vas-y. Sinon, tu peux prendre la porte. »

— « Très bien. On s’est renseigné sur toi, Conrad, et on pense que tu serais l’une de nos meilleures recrues. Si tu veux dès maintenant combattre les Éridaniens, si tu veux rejoindre la Légion, tu le peux. »

— « Et comment que je le veux ! Mais qui… »

— « Je ne peux rien te dire. Si tu le veux vraiment, tiens… » Il me tendit une carte sur laquelle étaient inscrits un nom et une adresse. « Apprends ça par cœur et tu la détruiras ensuite. Tu donneras ta démission à l’usine et tu iras là-bas comme si tu en avais assez de ton travail et que tu avais envie de reprendre la route. Prends ton temps, ne fonce pas directement. Quand tu seras sur place, on te prendra en charge. »

Je hochai la tête : « C’est entendu, Mike. Merci. »

— « Je fais mon boulot, c’est tout. » Il sourit et, soudain détendu, sortit un flacon de dessous sa veste. « Eh oui, Conrad, c’en est ! Après cela, il vaut mieux ne pas boire dehors, mais rien ne nous empêche de nous noircir chez toi. »