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Trois jours après Noël, il reçut de sa femme une carte timbrée du Nevada. Il savait que Janice était opposée aux échanges de cartes de Noël. Celle-là montrait une immense étendue de désert blanc – un lac de sel, se dit-il – avec des montagnes violettes au lointain, et par-dessus les monts un coucher de soleil grossièrement retouché. En rose. Il n’y avait dans ce paysage ni silhouettes ni le moindre signe de végétation. A l’intérieur sa femme avait écrit :

« Joyeux Noël ! Janice. »

Le même jour, il reçut une enveloppe en papier bulle renfermant un exemplaire du magazine Art News. Une brève note de son ami Raymond était épinglée à la couverture : « J’ai pensé que cela pourrait t’intéresser. R. »

Dans les dernières pages, il trouva une longue critique – dénuée de toute sympathie – de son livre, par F.R. Robertson. Robertson avait la réputation d’être une autorité quant à l’esthétique de Hegel. Il soutenait que Homo Arbitrans n’était qu’un assemblage de truismes et – sans paraître y voir une contradiction – un démarquage désespérément embrouillé de Hegel.

Des années auparavant, il avait cessé de suivre le cours enseigné par Robertson après avoir assisté aux deux premières classes. Il se demandait si Robertson ne s’en était pas souvenu.

L’article comportait plusieurs erreurs manifestes, ainsi qu’une citation erronée, et omettait de mentionner l’argument central qui, il fallait l’admettre, n’avait rien de dialectique. Il décida d’envoyer une réfutation et posa le magazine près de sa machine à écrire pour ne pas l’oublier. Le soir même, il répandit dessus presque toute une bouteille de vin.

Il déchira l’article et jeta le magazine aux ordures en même temps que la carte de sa femme.

Le besoin de voir un film l’avait poussé dans la rue, et il y resta, errant aux devantures des salles, longtemps après que le crachin de l’après-midi se fut épaissi en pluie battante. A New York, quand cette humeur le prenait, il s’offrait en succession deux films de science-fiction ou deux westerns dans la 42e Rue, mais ici, bien qu’il y eût abondance de cinémas en l’absence de télévision, seule la crème du kitsch hollywoodien était donnée en version originale. Les films de catégorie B étaient invariablement doublés en turc.

Son besoin l’obsédait au point qu’il faillit passer sans remarquer l’homme déguisé en squelette. L’homme allait et venait sur le trottoir, évadé trempé d’une danse macabre, suivi par une petite troupe d’enfants surexcités. La pluie avait roulé les angles de son affiche (qui lui servait maintenant de parapluie) et l’encre avait coulé. John parvint à déchiffrer :

KIL G

STA LDA

Immédiatement après Atatürk, « Kiling » dans son costume de squelette était le personnage principal du nouveau folklore turc. Tous les kiosques regorgeaient de magazines et de bandes dessinées contant ses aventures, et il était là en personne – ou du moins sous l’une de ses apparences – faisant de la publicité pour son dernier film. Oui, et là, dans la petite rue latérale, se trouvait la salle où on le projetait. Le titre était KILING ISTANBULDA. Soit : Kiling à Istanbul. Sous les caractères énormes, un Kiling à la tête de mort menaçait de ses baisers une adorable blonde, visiblement peu tentée, tandis que sur l’affiche plus grande de l’autre côté de la rue, il abattait au pistolet deux hommes bien vêtus. Impossible de trancher, sur la foi de tels tableaux, si Kiling était essentiellement bon, comme Batman, ou mauvais, comme Fantomas. Alors…

Il prit un billet. Il verrait bien. C’était le nom qui l’intriguait. Ce nom distinctement anglais.

Il prit place au quatrième rang de l’avant, juste au moment où commençait le grand film, et se plongea avec reconnaissance dans l’imagerie familière de la ville. Réduites au blanc et noir et encadrées de ténèbres, les vues accoutumées d’Istanbul se chargeaient d’une réalité plus affirmée. Des voitures américaines récentes roulaient dans les rues étroites à des vitesses dangereuses. Un agresseur demeurant invisible étranglait un vieux médecin. Puis, durant un certain temps, il ne se passa rien d’intéressant. De fastidieuses amours s’établissaient entre une chanteuse blonde et un jeune architecte, tandis qu’une quantité de gangsters (ou de diplomates) s’efforçaient de s’emparer de la sacoche noire du médecin. Après une séquence confuse où quatre de ces hommes mouraient dans une explosion, la sacoche tombait aux mains de Kiling. Mais elle se révélait vide.

La police pourchassait Kiling sur les toits de tuiles. Mais cela ne démontrait que son agilité, non sa culpabilité : la police se trompe souvent en ces affaires. Kiling entrait par la fenêtre dans la chambre de la chanteuse blonde et la réveillait. Contrairement à la vision offerte par les affiches du dehors, il ne cherchait nullement à l’embrasser. Il s’adressait à elle, d’une voix basse et caverneuse. Le découpage paraissait suggérer que Kiling était en réalité le jeune architecte qu’aimait la chanteuse, mais comme il n’ôtait jamais son masque ce point restait également douteux.

Il sentit une main se poser sur son épaule.

Il avait la certitude que c’était la femme et ne voulait pas se retourner. L’avait-elle suivi au cinéma ? S’il se levait pour partir, allait-elle faire une scène ? Il s’efforçait d’oublier la pression de cette main, en se concentrant sur l’écran où le jeune architecte venait de recevoir un mystérieux télégramme. Il crispait les mains sur ses cuisses. Ses mains : les mains de John Benedict Harris.

« Mr. Harris, bonjour ! »

Une voix d’homme. Il se retourna. C’était Altin.

« Altin. »

Celui-ci sourit. Son visage apparut brièvement. « Oui. Pensiez-vous que c’était quelqu’un ? »

— Quelqu’un d’autre ?

— Oui.

— Non.

— Vous regardez ce film ?

— Oui.

— Il n’est pas en anglais. Il est en turc.

— Je sais. »

Plusieurs personnes des rangs voisins faisaient chut ! pour leur imposer silence : La chanteuse blonde était descendue dans une des grandes citernes de la ville. Binbirdireck. Il s’y était rendu lui-même. Le cadrage donnait l’illusion qu’elle était plus vaste qu’en réalité.

« Nous venons près de vous », murmura Altin.

Il fit un signe d’acquiescement.

Altin s’assit à sa droite et l’ami d’Altin prit le siège libre à sa gauche. Altin présenta son ami, dans un murmure. Il s’appelait Yavuz. Il ne parlait pas l’anglais.

A regret, il serra la main de Yavuz.

Il lui devint ensuite difficile d’accorder toute son attention au film. Il ne cessait de lancer des coups d’œil en coin à Yavuz. Celui-ci était à peu près de la même taille et du même âge que lui, mais cela semblait également vrai de la moitié des hommes d’Istanbul. Un visage ordinaire, des yeux luisants et humides dans la demi-clarté reflétée par l’écran.

Kiling escaladait les poutres d’une bâtisse en construction sur une colline. Au loin le Bosphore sinuait entre des hauteurs embrumées.

Il y avait un aspect déplaisant dans presque tous les visages de Turcs. Il n’avait jamais pu définir quoi : quelque faiblesse de la structure osseuse ; l’étroitesse des pommettes ; les lignes verticales fortement marquées qui descendaient de l’orbite au coin des lèvres ; la bouche même, mince, plate, inflexible. Ou quelque désaccord plus subtil entre tous ces éléments ?

Yavuz. Un nom courant, lui avait dit l’employé du Consulat.

Durant les dernières minutes du film se déroula un combat entre deux silhouettes déguisées en squelettes, un vrai Kiling et un faux. L’un d’eux mourut, projeté du haut des poutrelles métalliques d’un bâtiment inachevé. C’était certainement le méchant – mais était-ce le vrai ou le faux Kiling qui avait trouvé la mort ? Et en y réfléchissant, lequel des deux avait effrayé la chanteuse dans sa chambre, étranglé le vieux médecin, volé la sacoche ?

« Cela vous a plu ? demanda Altin quand ils se dirigèrent dans la foule vers la sortie.

— Oui.

— Et comprenez-vous ce que disent les personnages ?

— En partie : Suffisamment. »

Altin parla un moment à Yavuz qui se tourna alors pour adresser à son nouvel ami d’Amérique un flot de paroles en turc.

Il secoua la tête pour s’excuser. Altin et Yavuz éclatèrent de rire.

« Il vous disait que vous portez tous deux le même complet.

— Oui, je l’avais remarqué dès qu’on a rallumé la salle.

— Où allez-vous maintenant, Mr. Harris ?

— Quelle heure est-il ? »

Ils étaient sortis de la salle. La pluie s’était calmée. Ce n’était plus qu’un simple crachin. Altin consulta sa montre. « Sept heures et demie.

— Alors il faut que je rentre.

— Nous allons vous accompagner et acheter une bouteille de vin, oui ?

Il lança un regard mal assuré à Yavuz, qui sourit.

Et quand la femme viendrait ce soir frapper à sa porte en appelant Yavuz ?

« Pas ce soir, Altin.

— Non ?

— Je suis un peu mal fichu.

— Ah ?

— Malade. J’ai la fièvre. Mal à la tête. » Il porta la main à son front, et quand il fit ce geste, il sentit la fièvre ainsi que le mal de tête. « Une autre fois, peut-être. Je suis navré. »

Altin eut un haussement d’épaules sceptique.

Il serra la main d’Altin, puis celle de Yavuz. Visiblement, ils étaient l’un et l’autre un peu vexés.

Pour rentrer chez lui, il adopta un itinéraire indirect qui lui permettait d’éviter les ruelles sombres. La tonalité du film persistait en lui, comme le goût d’une liqueur, pour aviver le rythme des voitures et de la foule, assombrir le clair-obscur des phares et des vitrines. Un jour, en sortant d’un cinéma de la 48Rue où il venait de voir Jules et Jim, il avait observé que toutes les enseignes des rues du Village se trouvaient traduites en français ; à présent, la même loi magique lui permettait de croire qu’il comprenait les fragments de conversation des passants. Le sens d’une phrase isolée s’enregistrait instantanément comme un « fait » évident qui ne nécessitait aucune interprétation. Tout simplement. Chacun des nœuds de la trame du langage glissait à sa place, sans aucun besoin d’explication. Toutes les nuances d’un regard, d’une inflexion, s’adaptaient comme un vêtement sur mesure aux contours de cet instant, de cette rue, de la lumière, de son esprit conscient.

Enivré par cette empathie imaginaire, il finit par tourner dans sa rue sombre et faillit passer devant la femme – qui, comme tous les autres éléments de la scène, s’adaptait parfaitement au coin où elle s’était postée – sans la remarquer.

« Vous ! » fit-il en s’immobilisant.

Ils se tenaient à deux mètres de distance, s’examinant avec attention. Peut-être était-elle aussi peu préparée à cette confrontation que lui-même.

Ses cheveux épais, rejetés en vagues figées en arrière d’un front bas, retombaient en de massives parenthèses de part et d’autre de son visage mince. La peau marquée de variole, la chair fripée autour des lèvres petites et pâles. Et des larmes – oui, des larmes – qui perlaient au coin de ses yeux fixes. Elle portait d’une main un petit paquet de papier-journal ficelé ; de l’autre, elle ramassait ses jupes épaisses et mêlées. Elle avait enfilé plusieurs couches de vêtements contre le froid, plutôt qu’un manteau.

Un début d’érection se mouvait et s’accrochait dans la fente de son caleçon de coton. Il rougit. Une fois, alors qu’il lisait Krafft-Ebing dans une édition bon marché, ce même incident embarrassant s’était déjà produit, à l’occasion de la description d’un cas de nécrophilie.

Dieu ! songea-t-il. Si elle s’en aperçoit !

Elle lui chuchotait des mots, les yeux baissés, à lui, à Yavuz.

Qu’il vienne avec elle à la maison… Pourquoi avait-il… ? Yavuz, Yavuz, Yavuz… Elle avait besoin… et son fils…

« Je ne vous comprends pas, répétait-il. Vos paroles n’ont aucun sens pour moi. Je suis Américain. Mon nom est John Benedict Harris, et non Yavuz. Vous vous trompez… vous ne le voyez pas ? »

Elle hocha la tête. « Yavuz.

— Pas Yavuz ! Yok ! Yok ! Yok ! »

Et puis un mot qui signifiait « amour » mais pas exactement. La main de la femme se resserra sur les plis de ses multiples jupes, les soulevant pour révéler ses chevilles fines dans des bas noirs.

« Non ! »

Elle gémit.

… Femme… son foyer… Yalova… sa vie à lui.

« Fichez-moi le camp, bon Dieu ! »

Elle lâcha ses jupes et lui mit vivement la main sur l’épaule, enfonçant les ongles dans le médiocre tissu. De l’autre main, elle lui tendait son paquet. Il la repoussa, mais elle se cramponnait farouchement en hurlant son nom : Yavuz ! Il la frappa au visage.

Elle tomba sur le pavé humide. Il recula. Il avait le paquet graisseux dans la main gauche. Elle se remit péniblement debout. Les larmes coulaient dans les plis verticaux qui joignaient ses yeux à sa bouche. Une face turque. Le sang coulait lentement d’une de ses narines. Elle se mit à marcher en direction de Taksim.

« Et ne revenez plus, compris ? Ne m’approchez plus ! » Sa voix se brisa.

Quand elle fut hors de vue, il regarda le paquet. Il savait qu’il ne devait pas l’ouvrir, que la solution la plus sage consistait à le jeter dans la première poubelle venue. Mais tout en se prodiguant les avertissements, il avait rompu la ficelle entre ses doigts.

Une grosse masse de borek pâteux et tiède. Et une orange. A l’odeur âcre du fromage, il eut l’eau à la bouche.

Non !

Il n’avait pas dîné. Il avait faim. Il mangea. Et même l’orange.

Au cours du mois de janvier, il ne se servit que deux fois de son carnet. La première inscription, non datée, était un long extrait du livre de A.H. Lybyer sur les janissaires, ce corps d’esclaves des sultans, intitulé Le Gouvernement de l’Empire ottoman à l’époque de Soliman le Magnifique :

« Peut-être n’a-t-on jamais tenté une expérience plus audacieuse à aussi grande échelle sur la face de la Terre que celle qu’englobait l’institution gouvernementale ottomane. Son analogue idéal le plus proche se trouve dans la République de Platon, son parallèle le plus voisin étant l’organisation des Mameluks en Égypte ; mais elle ne souffrait pas des restrictions aristocratiques grecques du premier cas, et elle a dominé les Mameluks et leur a survécu. Aux États-Unis d’Amérique, des hommes se sont élevés du travail le plus rude à la présidence, mais ceci grâce à leurs efforts personnels et non selon les étapes d’un système soigneusement conçu pour les pousser de l’avant. L’Église catholique et romaine est encore capable d’instruire un paysan pour en faire un pape, mais elle n’a jamais commencé par choisir ses candidats presque exclusivement dans des familles qui professaient une religion hostile. Le système ottoman prenait délibérément des esclaves pour en faire des ministres d’État. Il choisissait de jeunes bergers et de jeunes laboureurs qui devenaient des courtisans et les époux des princesses ; il choisissait de jeunes hommes dont les ancêtres portaient le nom de chrétiens depuis des siècles et en faisait des chefs dans le plus grand des États musulmans, ainsi que des soldats et des généraux dans des armées invincibles, dont la plus grande joie était de rabaisser la Croix pour exalter le Croissant. Jamais il ne demandait à ses novices « Qui était ton père ? »-ou « Que sais-tu ? » ou même « Parles-tu notre langue ? », mais il étudiait leurs visages et leurs corps et déclarait : « Tu seras soldat et, si tu t’en montres digne, général », ou « Tu seras savant et gentilhomme et, si tu en as les capacités, gouverneur et premier ministre. » Négligeant avec hauteur le tissu de coutumes fondamentales qu’on appelle la « nature humaine », ainsi que ces préjugés religieux et sociaux que l’on croit presque aussi fondés que la vie même, le système ottoman enlevait à jamais des enfants à leurs parents, décourageait tout souci familial chez ses membres pendant leurs années les plus actives, ne leur permettait pas de possessions sûres, ne leur promettait pas que leurs fils et filles bénéficieraient certainement de leur succès et de leur sacrifice, les élevait et les abaissait sans tenir compte de la lignée ou des distinctions antérieures, leur enseignait un droit, une morale et une religion étrangères, et leur gardait constamment à l’esprit l’idée de l’épée suspendue au-dessus de leurs têtes, qui pouvait à tout instant trancher une brillante carrière au long d’une route inégalée de gloire humaine. »

La seconde note, plus courte, était datée du 23 janvier :

« Hier, fortes pluies. Je suis resté à la maison et j’ai bu. Elle est venue à l’heure habituelle. Ce matin, quand j’ai mis mes chaussures brunes pour aller faire les courses, elles étaient détrempées. Deux heures pour les sécher sur le calorifère. Hier, je n’ai porté que mes pantoufles en peau de mouton… Je ne suis pas du tout sorti de l’immeuble. »