Sa femme lui posa la main sur l’épaule en passant :
– Tu es content de voir danser les petites poupées ?
Il n’aima pas beaucoup cette manière banale de désigner les danseuses cambodgiennes, mais il acquiesça de la tête, et admira sa femme qui s’éloignait. Elle portait une robe d’argent, des roses soufre à la ceinture, un grand éventail de plumes soufre, et ses cheveux, habilement décolorés jusqu’au jaune très clair, ressemblaient à une parure, achetée en même temps que les roses et l’éventail. Grande, elle s’imposait par la beauté, un peu rudimentaire, de ses traits, et de virils yeux bleus, accoutumés à juger de haut toutes choses.
– La belle Mme Issard est superbe, ce soir, dit une voix d’homme derrière un rideau de soie blanche peint de bambous bistres.
– Tenue de bataille, répondit une autre voix. C’est ce soir qu’elle compte obtenir du maréchal la mission pour son mari.
– Ce n’est guère l’affaire d’Issard, cette mission. Homme de lettres... fin et casanier...
– Mais c’est l’affaire de Mme Issard. En quatre mois, elle va enlever la rosette pour Issard, et peut-être le ruban pour elle. Vous l’avez entendue, à table ? C’était magnifique. Quelle diplomatie ! Et inattaquable, avec ça... Je ne plains pas Issard.
André Issard quitta le rideau aux bambous. Non qu’il craignît d’entendre, sur sa femme, un propos dont il dût s’émouvoir. Mais il sentait le besoin de se reposer un peu de la longue admiration consacrée à sa femme pendant le dîner. D’ailleurs, les Cambodgiennes, annoncées par leurs timbales dont chacune, isolément, égouttait la note liquide qui tinte au gosier des crapauds, commençaient leur danse sur une estrade, devant les cinquante invités de Pierre Guesde, dispersés dans le hall. L’air blasé derrière son monocle, Issard prit un extrême plaisir à les voir. Ses notions de l’exotisme ne dépassaient pas Alger, et il n’avait contemplé Ith, Sarrouth, Trassoth et leurs compagnes que dans l’Illustration. Il les trouva jolies, en regrettant que la céruse blanchît leurs joues rondes. Il blâma la mode, venue du Siam, qui les coiffait en petits garçons. Mais la plupart portaient cette tête de garçonnet sur un cou en fût de colonne, sans pli ni défaut, serré dans un épiderme poli, tendu, couleur de grès fin, couleur parfois de mirabelle, qui ravissait le regard. André Issard chercha des mots point trop usagés pour décrire ces visages d’enfants insondables, dont la ciselure toute en surface – yeux fendus d’un ciseau léger, nez à peine dégagé de la joue, bouches dont les lèvres courtes montraient la rouge pulpe intérieure... Il chercha, avec une obstination de gratte-papier artiste, comment peindre la courbe des mains de Sarrouth, et les phalanges renversées prolongeant une paume incurvée en dehors...
« La feuille calcinée par l’automne ? Peuh... Plutôt la torsion du poisson hors de l’eau... Ou encore... Oui, voilà : c’est la frisure héraldique de la langue d’un chien haletant... »
Puis la musique et la magie des mouvements onduleux agirent ensemble et André Issard ne songea presque plus à rien. « Elles sont jolies... Elles sont nouvelles... Elles sont... Elles sont féminines, tellement féminines... »
Il leva les yeux et aperçut, dans une profonde embrasure, sa femme qui ne s’occupait pas des danses, mais causait avec le gouverneur d’une grande colonie. Elle parlait, écoutait, parlait encore, et semblait employer autant de force à écouter qu’à parler. Ses sourcils, joints, opprimaient ses yeux bleus, dont le regard contemplait un avenir glorieux et sévère.
« Elle a l’air d’un homme, se dit André Issard. Comment ne m’en étais-je pas encore aperçu ? »
Au même instant, la belle Mme Issard s’accouda, le menton sur la main, se tint face à l’assistance où son attention sembla cueillir ici, là, puis là, de puissants acolytes. Ensuite elle reprit tout bas la conversation, et André Issard remarqua ses coups de menton de tribun, son poing fermé qui scandait, sur un meuble, le rythme de sa phrase :
« C’est un homme, se répéta Issard. Je me demandais ce que j’avais, injustement, contre elle... J’ai que ma femme est un homme – et quel homme !... Je n’ai que ce que je mérite ; il fallait m’en aviser plus tôt. »
La danse finissait. Fataliste, il se dirigea vers l’estrade où les petites danseuses, égaillées, subissaient de près la blessante curiosité européenne. Il écouta Pierre Guesde dialoguer en cambodgien avec Soûn, chanteuse du chœur, non maquillée, mais toute scintillante de prunelles noires et de dents blanches ; il se laissa présenter à Ith travestie en prince birman, Ith au pur visage glorifié par cent photographies ; il toucha les mains de Sarrouth, fondantes, mouvantes... André Issard garda dans les siennes, pendant que Sarrouth écoutait Pierre Guesde, ces mains passives et fraîches comme un feuillage charnu. Elle répondait par un bref gazouillis, un petit salut déférent, un rire enfantin, et surtout par un monosyllabe : « Châ... Châ... »
– « Tiâ... », répéta Issard en imitant la prononciation mouillée de Sarrouth. Qu’est-ce que cela veut dire ?...
– Cela veut dire, expliqua Pierre Guesde, « très-respectueusement-oui »...
Les danseuses partaient. Issard interrogea, par signe, sa femme « Nous rentrons ? » Elle répliqua de même par un « non » furieux et à peine visible. Dix minutes plus tard, il perçut près de lui son parfum, le bruissement d’écailles de sa robe.
– Le maréchal s’en va, lui dit-elle.
Il sursauta :
– Je cours !...
– Non, dit-elle. Laisse. J’ai pour toi une entrevue particulière demain.
– Il est au moins décent que je...
– Non, dit-elle. Laisse, je te dis. Tu peux me croire. Tout va bien. J’ai semé et bien semé.
Elle rayonnait d’un éclat minéral, et l’entraîna vers la sortie. Dans l’automobile, elle cria au chauffeur : « Rentrez par le Prado ! » et passa son bras sous celui de son mari, avec une sorte de cordialité condescendante, une bonne humeur de despote. La pleine lune poudra d’argent ses cheveux pâles, et les grandes plumes soufre de son éventail se roulèrent sous le vent comme des vagues. Mais André Issard ne la voyait pas. Il fredonnait une petite chanson imitée de la musique asiatique, et s’interrompit pour murmurer à demi-voix :
– Châ... Châ...
– Qu’est-ce tu dis, mon Dédé ?
Il glissa sur sa femme un sourire, un regard d’esclave déloyal :
– Oh ! rien... C’est un mot du Cambodge, à peu près intraduisible... Un mot qui n’a pas de sens ici...