– Mais, ça va très bien ! Dites-moi encore comment on reconnaît qu'un nombre est divisible par 9, et je vous tiens quitte.

Je dégoise : « somme de ses chiffres… condition nécessaire… suffisante. »

– Allez, mon enfant, ça suffit.

Je me lève en soupirant d'aise, je trouve derrière moi Luce qui dit : «Tu as de la chance, j'en suis contente pour toi. » Elle a dit ça gentiment : pour la première fois je lui caresse le cou sans malice. Bon ! Encore moi ! On n'a pas le temps de respirer !

– Mademoiselle Claudine !

C'est le porc-épic Lacroix, ça va chauffer ! Je m'installe, il me regarde par-dessus son lorgnon et dit : « Ha ! qu'est-ce que c'était que la guerre des Deux-Roses ? »

Pan ! collée du premier coup ! Je ne sais pas quinze mots sur la guerre des Deux-Roses. Après les noms des deux chefs de partis, je m'arrête.

– Et puis ? Et puis ? Et puis ?

Il m'agace, j'éclate :

– Et puis, ils se sont battus comme des chiffonniers, pendant longtemps, mais ça ne m'est pas resté dans la mémoire.

Il me regarde stupéfait. Je vais recevoir quelque chose sur la tête, sûr !

– C'est comme ça que vous apprenez l'Histoire, vous ?

– Pur chauvinisme, Monsieur ! L'Histoire de France seule m'intéresse.

Chance inespérée : il rit !

– J'aime mieux avoir affaire à des impertinentes qu'à des ahuries. Parlez-moi de Louis XV (1742).

– Voici. C'était le temps où madame de la Tournelle exerçait sur lui une influence déplorable…

– Sacrebleu ! on ne vous demande pas ça !

– Pardon, Monsieur, ce n'est pas de mon invention, c'est la vérité simple… Les meilleurs historiens…

– Quoi ? les meilleurs historiens…

– Oui, Monsieur, je l'ai lu dans Michelet, avec des détails !

– Michelet ! mais c'est de la folie ! Michelet, entendez bien, a fait un roman historique en vingt volumes et il a osé appeler ça l'Histoire de France ! Et vous venez me parler de Michelet !…

Il est emballé, il tape sur la table ; je lui tiens tête ; les jeunes candidates sont figées autour de nous, n'en croyant pas leurs oreilles ; mademoiselle Sergent s'est approchée, haletante, prête à intervenir. Quand elle m'entend déclarer :

– Michelet est toujours moins embêtant que Duruy !…

Elle se jette contre la table et proteste avec angoisse :

– Monsieur, je vous prie de pardonner… cette enfant a perdu la tête : elle va se retirer à l'instant…

Il lui coupe la parole, s'éponge le front et souffle :

– Laissez, Mademoiselle, il n'y a pas de mal : je tiens à mes opinions, mais j'aime bien que les autres tiennent aux leurs ; cette jeune fille a des idées fausses et de mauvaises lectures, mais elle ne manque pas de personnalité – on voit tant de dindes ! – Seulement, vous, la lectrice de Michelet, tâchez de me dire comment vous iriez, en bateau, d'Amiens à Marseille, ou je vous flanque un 2 dont vous me direz des nouvelles !

– Partie d'Amiens en m'embarquant sur la Somme, je remonte… etc., et… canaux… etc., et j'arrive à Marseille, seulement au bout d'un temps qui varie entre six mois et deux ans.

– Ça c'est pas votre affaire. Système orographique de la Russie, et vivement.

Heu ! je ne peux pas dire que je brille particulièrement par la connaissance du système orographique de la Russie, mais je m'en tire à peu près sauf quelques lacunes qui semblent regrettables à l'examinateur.

– Et les Balkans, vous les supprimez, alors ?

 

Cet homme parle comme un pétard.

– Que non pas, Monsieur, je les gardais pour la bonne bouche.

– C'est bon, allez-vous-en.

On s'écarte sur mon passage avec un peu d'indignation. Ces chères petites belles !

Je me repose, on ne m'appelle pas, et j'entends avec épouvante Marie Belhomme qui répond à Roubaud que « pour préparer de l'acide sulfurique, on verse de l'eau sur de la chaux, que ça se met à bouillonner ; alors on recueille le gaz dans un ballon ». Elle a sa figure des vastes gaffes et des stupidités sans bornes, ses mains immenses, longues et étroites, s'appuient sur la table ; ses yeux d'oiseau sans cervelle brillent et tournent ; elle débite, avec une volubilité extrême, des inepties monstrueuses. Il n'y a rien à faire, on lui soufflerait dans l'oreille qu'elle n'entendrait pas ! Anaïs l'écoute aussi et s'amuse de toute sa bonne âme. Je lui demande :

– Tu as passé quoi, déjà ?

– Le chant, l'histoire, la jographie…

– Méchant, le vieux Lacroix ?

– Oui, qu'il est ch'tit ! Mais il m'a demandé des choses faciles, guerre de Trente Ans, les Traités… Dis donc, Marie déraille !

– Dérailler est un mot qui semble faible.

La petite Luce, émue et ébouriffée, vient à nous :

– J'ai passé la jographie, l'histoire, j'ai bien répondu, ah ! que j'ai du goût !{18}

– Te voilà, arnie ? moi je vais boire à la pompe, je ne peux plus tenir, qui vient ac'moi ?

 

Personne ; elles n'ont pas soif ou elles ont peur de manquer un appel. Dans une espèce de parloir, en bas, je trouve l'élève Aubert, les joues encore plaquées du rouge de son désespoir de tout à l'heure et les yeux en poche ; elle écrit à sa famille, sur une petite table, tranquille maintenant et contente de rentrer à la ferme. Je lui dis :

– Eh bien, vous n'avez rien voulu savoir tout à l'heure ?

Elle lève des yeux de veau :

– Moi, ça m'fait peur, tout ça, et ça me mange les sangs. Ma mère m'a mise en pension, mon père voulait pas, il disait que j'étais bonne à tenir la maison comme mes sœurs, et à faire la lessive et à pieucher le jardin, ma mère a pas voulu, c'est elle qu'on a écoutée. On m'a rendue malade à force de me faire apprendre, et vous voyez ce que ça fait aujourd'hui. Je l'avais prédit ! Ils me croiront à présent !

Et elle se remet à écrire paisiblement.

Là-haut, dans la salle, il fait chaud à mourir ; ces petites, presque toutes rouges et luisantes (une chance que je ne suis pas une nature rouge !) sont affolées, tendues, elles guettent leur nom qu'on appellera, avec l'obsession de ne pas répondre de bêtises. Ne sera-t-il pas bientôt midi, qu'on s'en aille ?

Anaïs revient de la physique et chimie ; elle n'est pas rouge, elle, comment serait-elle rouge ? Dans une chaudière bouillante, je crois qu'elle resterait jaune et froide.

– Eh bien, ça va ?

– Ma foi, j'ai fini. Tu sais que Roubaud interroge en anglais par-dessus le marché ; il m'a fait lire des phrases et traduire ; je ne sais pas pourquoi il se tordait quand je lisais en anglais ; est-il bête !

C'est la prononciation ! Dame, mademoiselle Aimée Lanthenay, qui nous donne des leçons, ne parle pas l'anglais avec une pureté excessive, je m'en doute. De sorte que, tout à l'heure, cet imbécile de professeur se paiera ma tête puisque je ne prononce pas mieux, moi ! Encore quelque chose de gai ! J'enrage de penser que cet idiot rira de moi.

Midi. Ces messieurs se lèvent et nous procédons au raffut du départ. Lacroix, hérissé et les yeux hors de la tête, annonce que la petite fête recommencera à 2 h. 30. Mademoiselle nous trie avec peine dans le remous de ces jeunesses bavardes et nous emmène au restaurant. Elle me tient encore rigueur, à cause de mon « odieuse » conduite avec le père Lacroix ; mais ça m'est égal ! La chaleur pèse, je suis fatiguée et sans voix…

Ah ! les bois, les chers bois de Montigny ! À cette heure-ci, je le sais bien, comme ils bourdonnent ! Les guêpes et les mouches qui pompent dans les fleurs des tilleuls et des sureaux font vibrer toute la forêt comme un orgue ; et les oiseaux ne chantent pas, car à midi ils se tiennent debout sur les branches, cherchent l'ombre, lissent leurs plumes, et regardent le sous-bois avec des yeux mobiles et brillants. Je serais couchée, au bord de la Sapinière d'où l'on voit toute la ville, en bas, au-dessous de soi, avec le vent chaud sur ma figure, à moitié morte d'aise et de paresse.

… Luce me voit partie, complètement absente, et me tire par la manche avec son sourire le plus aguicheur. Mademoiselle lit les journaux ; mes camarades échangent des bouts de phrase ensommeillés. Je geins et Luce proteste doucement :

– Tu ne me parles plus jamais, aussi ! Toute la journée on passe les examens, le soir on se couche, et à table tu es de si mauvaise humeur que je ne sais plus quand te trouver !

– Bien simple ! Ne me cherche pas !

– Oh ! que tu n'es pas gentille ! Tu ne vois même pas toute ma patience à t'attendre, à supporter tes façons de toujours me rebuter…

La grande Anaïs rit comme une porte mal graissée, et la petite s'arrête très intimidée. C'est vrai pourtant qu'elle a une patience solide. Et dire que tant de constance ne lui servira à rien, triste ! triste !

Anaïs suit son idée ; elle n'a pas oublié les incohérentes réponses de Marie Belhomme, et, bonne rosse, demande gentiment à la malheureuse, hébétée et immobile :

– Quelle question t'a-t-on posée, en physique et chimie ?

– Ça n'a pas d'importance, grogne Mademoiselle, hargneuse ; de toute façon elle aura répondu des bêtises.

– Je ne sais plus, moi, fait la pauvre Marie démontée, l'acide sulfurique, je crois…

– Et qu'est-ce que vous avez raconté ?

– Oh ! heureusement je savais un peu, Mademoiselle ; j'ai dit qu'on versait de l'eau sur de la chaux, que les bulles de gaz qui se formaient étaient de l'acide sulfurique…

– Vous avez dit cela ? articule Mademoiselle avec des envies de mordre…

Anaïs se dévore les ongles de joie. Marie, foudroyée, n'ouvre plus la bouche, et la Directrice nous emmène raide, rouge, marchant au pas accéléré ; nous trottons derrière comme des petits chiens ; et c'est tout juste si nous ne tirons pas la langue sous se soleil écrasant.

Nous ne faisons plus guère attention à nos concurrentes étrangères qui ne nous regardent pas davantage. La chaleur et l'énervement nous ôtent toute coquetterie, toute animosité. Les élèves de l'école supérieure de Villeneuve, les « vert pomme » comme on les appelle – à cause du ruban vert dont elles sont colletées, cet affreux vert cru dont les pensionnats gardent la spécialité – affectent bien encore des airs prudes et dégoûtés en passant près de nous (pourquoi ? on ne saura jamais) ; mais tout ça se tasse et se calme ; on songe au départ du lendemain matin, on songe avec délices qu'on fera la « gnée »{19} aux camarades recalées, à celles qui n'ont pu se présenter pour cause de « faiblesse générale ». Ce que la grande Anaïs va se pavaner, parler de l'École Normale comme si c'était une propriété de rapport, peuh ! Je n'ai pas assez d'épaules pour les lever.

Les examinateurs reparaissent enfin, ils s'épongent, ils sont laids et luisants. Dieu ! Je n'aimerais pas être mariée par ce temps-là ! Rien que l'idée de coucher avec un monsieur qui aurait chaud comme eux… (D'ailleurs, l'été, j'aurai deux lits…) Et puis dans cette salle surchauffée, l'odeur est affreuse ; beaucoup de ces petites filles sont mal tenues en dessous, sûrement. Je voudrais bien m'en aller.

Affalée sur une chaise, j'écoute vaguement les autres en attendant mon tour ; je vois celle, heureuse entre toutes, qui « a fini » la première. Elle a subi toutes les questions, elle respire, elle traverse la salle, escortée des compliments, des envies, des « tu en as une chance ! » Bientôt une autre la suit, la rejoint dans la cour, où les « délivrées » se reposent et échangent leurs impressions.

Le père Sallé, détendu un peu par ce soleil qui chauffe sa goutte et ses rhumatismes, se repose, forcément, car l'élève qu'il attend est occupée ailleurs ; si je risquais une tentative sur sa vertu ! Doucement, je m'approche et je m'assieds sur la chaise en face de lui.

– Bonjour, monsieur Sallé.

Il me regarde, assure ses lunettes, clignote et ne me voit pas.

– Claudine, vous savez bien ?

– Ah ! … comment donc ! Bonjour, ma chère enfant ! Votre père va bien ?

– Très bien, je vous remercie.

– Eh bien, ça marche l'examen ? Êtes-vous contente ? Avez-vous bientôt fini ?

– Hélas ! je le voudrais ! Mais j'ai encore à passer la physique et chimie, la littérature, que vous représentez, l'anglais et la musique. Madame Sallé se porte bien ?

– Ma femme, elle se promène dans le Poitou ; elle ferait bien mieux de me soigner, mais…

– Écoutez, monsieur Sallé, puisque vous me tenez, débarrassez-moi de la littérature.

– Mais je n'en suis pas à votre nom, loin de là ! Revenez tout à l'heure…

– Monsieur Sallé, qu'est-ce que ça peut bien faire ?

Ça fait, ça fait que je jouissais d'un instant de repos et que je l'avais bien mérité. Et puis ce n'est pas dans le programme, on ne doit pas rompre l'ordre alphabétique.

– Monsieur Sallé, soyez bon. Vous ne me demanderez presque rien. Vous savez que j'en sais plus que n'en exige le programme, sur les bouquins de littérature. Je suis souris dans la bibliothèque de papa.

– Heu… oui, c'est vrai. Je peux bien faire ça pour vous. J'avais l'intention de vous demander ce que c'étaient que les aèdes et les troubadours et le Roman de la Rose, etc.

– Reposez-vous, monsieur Sallé. Les troubadours, ça me connaît : je les vois tous sous la forme du petit Chanteur Florentin, comme ça…

Je me lève et je prends la pose : le corps appuyé sur la jambe droite, l'ombrelle verte du père Sallé me servant de mandoline. Heureusement nous sommes seuls en ce coin ! Luce me regarde de loin et bée de surprise. Ce pauvre homme goutteux, ça le distrait un peu, il rit.

– … ils ont une toque en velours, les cheveux bouclés, souvent même en costume mi-partie (en bleu et jaune ça fait très bien) ; leur mandoline pendue à un cordon de soie, ils chantent la petite chose du Passant : « Mignonne, voici l'avril. » C'est ainsi, monsieur Sallé, que je me représente les troubadours. Nous avons aussi le troubadour premier empire.

– Mon enfant, vous êtes un peu folle, mais je me délasse avec vous. Qu'est-ce que vous pouvez bien appeler les troubadours premier empire, Dieu juste ? Parlez tout bas, ma petite Claudine, si ces messieurs nous voyaient…

– Chut ! les troubadours premier empire, je les ai connus par des chansons que chantait papa. Écoutez bien.

Je fredonne tout bas :

Brûlant d'amour et partant pour la guerre,

Le casque en tête et la lyre à la main,

Un troubadour à sa jeune bergère

En s'éloignant répétait ce refrain :

Mon bras à ma patrie,

Mon cœur à mon amie,

Mourir content pour la gloire et l'amour,

C'est le refrain du joyeux troubadour !

Le père Sallé rit de tout son cœur :

– Mon Dieu ! que ces gens étaient ridicules ! Je sais bien que nous le serons autant qu'eux dans vingt ans, mais cette idée d'un troubadour avec un casque et une lyre !… Sauvez-vous vite, mon enfant, allez, vous aurez une bonne note, mes amitiés à votre père, dites-lui que je l'aime bien, et qu'il apprend de belles chansons à sa fille !

– Merci, monsieur Sallé, adieu, merci encore de ne m'avoir pas interrogée, je ne dirai rien, soyez tranquille !

Voilà un brave homme ! ça m'a rendu un peu de courage, et j'ai l'air si gaillard que Luce me demande :

 

– Tu as donc bien répondu ? Qu'est-ce qu'il t'a demandé ? Pourquoi prenais-tu son ombrelle ?

– Ah ! voilà ! Il m'a demandé des choses très difficiles sur les troubadours, sur la forme des instruments dont ils se servaient ; une chance que je savais tous ces détails-là !

– La forme des instruments… non vrai, je tremble en pensant qu'il pouvait me le demander ! La forme des …mais ce n'est pas dans le programme ! Je le dirai à Mademoiselle !

– Parfaitement, nous ferons une réclamation. Tu as fini, toi ?

– Oui, merci ! J'ai fini. J'ai cent kilos de moins sur la poitrine, je t'assure ; je crois qu'il n'y a plus que Marie à passer.

– Mademoiselle Claudine ! fait une voix derrière nous. Ah ! ah ! c'est Roubaud. Je m'assieds devant lui, réservée et convenable ; il fait le gentil, il est le professeur mondain de l'endroit, je parle, mais il m'en veut encore, le rancunier, d'avoir trop vite écarté son madrigal botticellique. C'est d'une voix un peu grincheuse qu'il me demande :

– Vous ne vous êtes pas endormie sous les frondaisons, aujourd'hui, Mademoiselle ?

– Est-ce une question qui fait partie du programme, Monsieur ?

Il toussote. J'ai commis une grosse maladresse pour le vexer. Tant pis !

– Veuillez me dire comment vous vous y prendriez pour vous procurer de l'encre.

– Mon Dieu, Monsieur, il y a bien des manières ; la plus simple serait d'aller encore en demander chez le papetier du coin…

– La plaisanterie est aimable, mais ne suffirait pas à vous obtenir une note somptueuse… Tâchez de me dire avec quels ingrédients vous fabriquerez de l'encre ?

– Noix de galle… tannin… oxyde de fer… gomme…

– Vous ne connaissez pas les proportions ?

– Non.

– Tant pis ! pouvez-vous me parler du mica ?

– Je n'en ai jamais vu ailleurs que dans les petites vitres des Salamandres.

– Vraiment ? Tant pis encore ! La mine de crayons, de quoi est-elle faite ?

– Avec de la plombagine, une pierre tendre qu'on scie en baguettes et qu'on enferme dans deux moitiés de cylindre en bois.

– C'est le seul usage de la plombagine ?

– Je n'en connais pas d'autres.

– Tant pis, toujours ! on ne fait que des crayons avec ?

– Oui, mais on en fait beaucoup ; il y a des mines en Russie, je crois. On consomme dans le monde entier une quantité fabuleuse de crayons, surtout les examinateurs qui croquent des portraits de candidates sur leur calepin…

(Il rougit, et s'agite.)

– Passons à l'anglais.

Et ouvrant un petit recueil de Contes de Miss Edgeworth :

– Veuillez me traduire quelques phrases.

– Traduire, oui, mais lire… c'est autre chose !

– Pourquoi ?

– Parce que notre professeur d'anglais prononce d'une façon ridicule ; je ne sais pas prononcer autrement.

– Bah ! qu'est-ce que ça fait ?

– Ça fait que je n'aime pas être ridicule.

– Lisez un peu, je vous arrêterai tout de suite.

Je lis, mais tout bas, en esquissant à peine les syllabes, et je traduis les phrases avant d'avoir articulé les derniers mots. Roubaud, malgré lui, pouffe de tant d'empressement à ne pas montrer mon insuffisance en anglais, et j'ai envie de le griffer. Comme si c'était ma faute !

– C'est bien. Voulez-vous me citer quelques verbes irréguliers, avec leur forme au parfait et au participe passé ?

To see, voir. I saw, seen. To be, être. I was, been. To drink, boire. I drank, drunk. To

– Assez, je vous remercie. Bonne chance, Mademoiselle.

– Vous êtes trop bon, Monsieur.

J'ai su le lendemain que ce tartufe bien mis m'avait collé une très mauvaise note, trois points au-dessous de la moyenne, de quoi me faire recaler, si les notes de l'écrit, la composition française surtout, n'avaient plaidé en ma faveur. Fiez-vous à ces sournois prétentieusement cravatés, qui lissent leurs moustaches et crayonnent votre portrait en vous coulant des regards ! Il est vrai que je l'avais vexé, mais c'est égal ; les bouledogues francs, comme le père Lacroix, valent cent fois mieux !

Délivrée de la physique et chimie ainsi que de l'anglais, je m'assieds et m'occupe de mettre un peu d'art dans le désordre de mes cheveux. Luce vient me trouver, roule complaisamment mes boucles sur son doigt, toujours chatte et frôleuse ! Elle a du courage, par cette température.

– Où sont les autres, petite ?

– Les autres ? Elles ont fini toutes, elles sont en bas dans la cour avec Mademoiselle, et toutes celles des autres écoles qui ont fini sont là aussi.

Le fait est que la salle se vide rapidement.

Cette grosse bonne femme de mademoiselle Michelot m'appelle enfin. Elle est rouge et fatiguée à faire pitié à Anaïs elle-même. Je m'assieds ; elle me considère sans rien dire, d'un gros œil perplexe et débonnaire.

– Vous êtes… musicienne, m'a dit mademoiselle Sergent.

– Oui, Mademoiselle, je joue du piano.

Elle s'exclame en levant les bras :

– Mais alors, vous en savez bien plus que moi.

Ça lui est parti du cœur ; je ne peux pas m'empêcher de rire.

– Ma foi, écoutez, je vais vous faire déchiffrer et puis voilà tout. Je vais vous chercher quelque chose de difficile, vous vous en tirerez toujours.

Ce qu'elle a trouvé de difficile, c'est un exercice assez simple, qui, tout en doubles croches, avec sept bémols à la clef, lui a semblé « noir » et redoutable. Je le chante allegro vivace, entourée d'un cercle admiratif de petites filles qui soupirent d'envie. Mademoiselle Michelot hoche la tête et m'adjuge, sans insister davantage, un 20 qui fait loucher l'auditoire.

Ouf ! C'est donc fini ! On va rentrer à Montigny, on va retourner à l'école, courir les bois, assister aux ébats de nos institutrices. (Pauvre petite Aimée elle doit languir, toute seule !) Je dévale dans la cour, mademoiselle Sergent n'attendait plus que moi et se lève à ma vue.

– Eh bien, c'est terminé ?

– Oui, Dieu merci ! J'ai 20 en musique.

– Vingt en musique !

Les camarades ont crié ça en chœur, n'en croyant pas leurs oreilles.

– Il ne manquerait plus que ça, que vous n'eussiez pas 20 en musique, dit Mademoiselle d'un air détaché, flattée au fond.

– C'est égal, dit Anaïs, ennuyée et jalouse, 20 en musique, 19 en composition française… si tu as beaucoup de notes comme celles-là !

– Rassure-toi, douce enfant, l'élégant Roubaud m'aura chichement notée !

– Parce que ? demande Mademoiselle, tout de suite inquiète.

– Parce que je ne lui ai pas dit grand-chose. Il m'a demandé de quel bois on fait les flûtes, non, les crayons, quelque chose comme ça, et puis des histoires sur l'encre… et sur Botticelli, enfin, ça ne « cordait » pas nous deux.

La Directrice s'est rembrunie.

– Je m'étonnerais bien si vous n'aviez pas fait quelque bêtise ! Vous ne vous en prendrez pas à d'autres qu'à vous si vous échouez.

– Hé, qui sait ? Je m'en prendrai à M. Antonin Rabastens ; il m'avait inspiré une violente passion et mes études en ont singulièrement souffert.

Sur ce, Marie Belhomme déclare, en joignant ses mains de sage-femme, que si elle avait un amoureux, elle ne le dirait pas si effrontément. Anaïs me regarde en coin pour savoir si je plaisante ou non, et Mademoiselle, haussant les épaules, nous rentre à l'hôtel, traînardes, égrenées, si musardes qu'elle doit toujours en attendre quelqu'une au détour des rues. On dîne, on bâille ; – à neuf heures la fièvre nous reprend d'aller lire le nom des élues, à la porte de ce laid paradis. « Je n'emmène personne, déclare Mademoiselle, j'irai seule, vous attendrez. » Mais un tel concert de gémissements s'élève qu'elle s'attendrit et nous laisse venir.

Nous nous sommes encore précautionnées de bougies, inutiles cette fois, une main bienveillante ayant accroché une grosse lanterne au-dessus de l'affiche blanche où sont inscrits nos noms… eh ! là ! je m'avance un peu trop en disant nos… si le mien allait ne pas se trouver sur la liste ? Anaïs s'évanouirait de bonheur ! Au milieu des exclamations, des poussées, des battements de mains, je lis, heureusement : Anaïs, Claudine, etc. Toutes, donc ! Hélas ! non, pas Marie : « Marie est refusée », murmure Luce. « Marie n'y est pas », chuchote Anaïs, qui cache difficilement sa joie mauvaise.

La pauvre Marie Belhomme reste plantée, toute pâle, devant la méchante feuille, qu'elle considère de ses yeux brillants d'oiseau, agrandis et ronds ; puis, les coins de sa bouche se tirent et elle éclate en pleurs bruyants… Mademoiselle l'emmène, ennuyée ; nous suivons, sans songer aux passants qui se retournent, Marie gémit et sanglote tout haut.

– Voyons, voyons, ma petite fille, dit Mademoiselle, vous n'êtes pas raisonnable. Ce sera pour le mois d'octobre, vous serez plus heureuse… Quoi donc, ça vous fait deux mois à travailler encore…

– Heu ! se lamente l'autre, inconsolable.

– Vous serez reçue, je vous dis ! Tenez, je vous promets que vous serez reçue ! Êtes-vous contente ?

Effectivement cette affirmation produit un heureux effet. Marie ne pousse plus que des petits grognements de chien d'un mois qu'on empêche de téter, et marche en se tamponnant les yeux.

Son mouchoir est à tordre, et elle le tord ingénument, en passant sur le pont. Cette rosse d'Anaïs dit à demi-voix : « Les journaux annoncent une forte crue de la Lisse… »

Marie, qui entend, éclate d'un fou rire mêlé d'un reste de sanglots, et nous pouffons toutes. Et voilà, et la tête mobile de la retoquée a girouetté du côté de la joie ; elle songe qu'elle va être reçue au mois d'octobre, elle s'égaie, et nous ne trouvons rien de plus opportun, par cette soirée accablante, que de sauter à la corde, sur la place (toutes, oui, même les Jaubert !) jusqu'à dix heures, sous la lune.

Le lendemain, Mademoiselle vient nous secouer dans nos lits dès six heures ; pourtant, le train ne part qu'à dix ! « Allons, allons, petites louaches{20}, il faut refaire les valises, déjeuner, vous n'aurez pas trop de temps ! » Elle vibre, dans un état de trépidation extraordinaire, ses yeux aigus brillent et pétillent, elle rit, bouscule Luce qui chancelle de sommeil, bourre Marie Belhomme qui se frotte ses yeux, en chemise, les pieds dans ses pantoufles, sans reprendre la conscience nette des choses réelles. Nous sommes toutes éreintées, nous, mais qui reconnaîtrait en Mademoiselle la duègne qui nous chaperonna ces trois jours ? Le bonheur la transfigure, elle va revoir sa petite Aimée, et, d'allégresse, ne cesse de sourire aux anges, dans l'omnibus qui nous ramène à la gare. Marie semble un peu mélancolique de son échec, mais je pense que c'est par devoir qu'elle affiche une mine contrite. Et nous jacassons éperdument, toutes à la fois, chacune racontant son examen à cinq autres qui n'écoutent pas.

– Ma vieille ! s'écrie Anaïs, quand j'ai entendu qu'il me demandait les dates des…

– J'ai défendu cent fois qu'on s'appelle « ma vieille », interrompt Mademoiselle.

– Ma vieille, recommence tout bas Anaïs, je n'ai eu que le temps d'ouvrir mon petit calepin dans ma main ; le plus fort, c'est qu'il l'a vu, ma pure parole, et qu'il na rien dit !

– Menteuse des menteuses ! crie l'honnête Marie Belhomme, les yeux hors de la tête, j'étais là, je regardais, il n'a rien vu du tout ; il te l'aurait ôté, on a bien ôté le décimètre à une des Villeneuve.

– Je te conseille de parler ! va donc raconter à Roubaud que la Grotte du Chien est pleine d'acide sulfurique !

Marie baisse la tête, devient rouge, et recommence à pleurer au souvenir de ses infortunes : je fais le geste d'ouvrir un parapluie et Mademoiselle sort une fois encore de son « espoir charmant » :

– Anaïs, vous êtes une gale ! Si vous tourmentez une seule de vos compagnes, je vous fais voyager seule dans un wagon à part.

– Celui des fumeurs, parfaitement, affirmai-je.

– Vous, on ne vous demande pas ça. Prenez vos valises, vos collets, ne soyez pas les éternelles engaudres{21} !

Une fois dans le train, elle ne s'occupe pas plus de nous que si nous n'existions pas ; Luce s'endort, la tête sur mon épaule ; les Jaubert s'absorbent dans la contemplation des champs qui filent, du ciel pommelé et blanc ; Anaïs se ronge les ongles ; Marie s'assoupit, elle et son chagrin.

À Bresles, la dernière station avant Montigny, on commence à s'agiter un peu ; dix minutes encore et nous serons là-bas. Mademoiselle tire sa petite glace de poche et vérifie l'équilibre de son chapeau, le désordre de ses rudes cheveux roux crépelés, la pourpre cruelle de ses lèvres – absorbée, palpitante, et l'air quasi dément ; Anaïs se pince les joues dans le fol espoir d'y amener une ombre de rose, je coiffe mon tumultueux et immense chapeau. Pour qui faisons-nous tant de frais ? Pas pour mademoiselle Aimée, nous autres, bien sûr… Eh bien ! pour personne, pour les employés de la gare, pour le conducteur de l'omnibus, le père Racalin, ivrogne de soixante ans, pour l'idiot qui vend les journaux, pour les chiens qui trotteront sur la route.

Voilà la sapinière, et le bois de Bel Air, et puis le pré communal, et la gare des marchandises, et enfin les freins geignent ! Nous sautons à terre, derrière Mademoiselle qui a couru déjà à sa petite Aimée, joyeuse et sautillante sur le quai. Elle l'a serrée d'une étreinte si vive que la frêle adjointe en a brusquement rougi, suffoquée. Nous accourons près d'elle et lui souhaitons la bienvenue de l'air des écolières sages : « …jour, Mmmselle !… zallez bien, Mmmselle ? »

Comme il fait beau, comme rien ne presse, nous fourrons nos valises dans l'omnibus et nous revenons à pied, flânant le long de la route entre les haies hautes où fleurissent les polygalas, bleus et rose vineux, et les Ave Maria aux fleurs en petites croix blanches. Joyeuses d'être lâchées, de ne pas avoir d'histoire de France à repasser ni de cartes à mettre en couleur, nous courons devant et derrière ces demoiselles, qui marchent bras sur bras, unies et rythmant leur pas. Aimée a embrassé sa sœur, lui a donné une tape sur la joue en lui disant : « Tu vois bien, petite serine, qu'on s'en tire tout de même ? » Et maintenant elle n'a d'yeux, d'oreilles que pour sa grande amie.

Désappointée une fois de plus, la pauvre Luce s'attache à ma personne et me suit comme une ombre, en murmurant des moqueries et des menaces : « C'est vraiment la peine qu'on se brège{22} la cervelle pour recevoir des compliments comme ça !… Elles ont bonne touche toutes les deux ; ma sœur pendue à l'autre comme un panier !… Devant tous les gens qu passent, si ça fait pas soupirer ! » Elles s'en fichent pas mal des gens qui passent.

Rentrée triomphale ! Tout le monde sait d'où nous venons et le résultat de l'examen, télégraphié par Mademoiselle ; les gens se trouvent sur leurs portes et nous font des signes amicaux… Marie sent croître sa détresse et disparaît le plus qu'elle peut.

D'avoir quelques jours quitté l'École, nous la voyons mieux en la retrouvant : achevée, parachevée, léchée, blanche, la mairie au milieu, flanquée des deux écoles, garçons et filles, la grande cour dont on a respecté les cèdres, heureusement, et les petits massifs réguliers à la française, et les lourdes portes de fer – beaucoup trop lourdes et trop redoutables – qui nous enferment, et les water-closets à six cabines, trois pour les grandes, trois pour les petites (par une touchante et pudique attention, les cabines des grandes ont des portes pleines, celles des petites des demi-portes), les beaux dortoirs du premier étage, dont on aperçoit au-dehors les vitres claires et les rideaux blancs. Les malheureux contribuables la paieront longtemps. On dirait une caserne, tant c'est beau !

Les élèves font une réception bruyante ; mademoiselle Aimée ayant bonnement confié la surveillance de ses élèves et celle de la première classe à la chlorotique mademoiselle Griset, pendant sa petite promenade à la gare, les classes sont semées de papiers, hérissées de sabots-projectiles, des trognons de pommes de moisson… Sur un froncement des sourcils roux de mademoiselle Sergent, tout rentre dans l'ordre, des mains rampantes ramassent les trognons de pommes, des pieds s'allongent, et, silencieusement, réintègrent les sabots épars.

Mon estomac crie et je vais déjeuner, charmée de retrouver Fanchette, et le jardin, et papa ; – Fanchette, blanche qui se cuit et se fait maigrir au soleil, et m'accueille avec des miaulements brusques et étonnés ; – le jardin vert, négligé et envahi de plantes qui se hissent et s'allongent pour trouver le soleil que leur cachent les grands arbres ; et papa qui m'accueille d'une bonne bourrade tendre au défaut de l'épaule :

– Qu'est-ce que tu deviens donc ? Je ne te vois plus !

– Mais, papa, je viens de passer mon examen.

– Quel examen ?

Je vous dis qu'il n'y en a pas deux comme lui ! Complaisamment je lui narre les aventures de ces derniers jours, pendant qu'il tire sa grande barbe rousse et blanche. Il paraît content. Sans doute, ses croisements de limaces lui auront fourni des résultats inespérés.

Je me suis payé quatre ou cinq jours de repos, de vagabondages aux Matignons, où je trouve Claire, ma sœur de communion, ruisselante de larmes parce que son amoureux vient de quitter Montigny sans daigner même l'en prévenir. Dans huit jours elle possédera un autre promis qui la lâchera au bout de trois mois, pas assez rusée pour retenir les gars, pas assez pratique pour se faire épouser ; et comme elle s'entête à rester sage… ça peut durer longtemps.

En attendant, elle garde ses vingt-cinq moutons, petite bergère un peu opéra-comique, un peu ridicule, avec le grand chapeau cloche qui protège son teint et son chignon (le soleil fait jaunir les cheveux, ma chère !), son petit tablier bleu brodé de blanc, et le roman blanc à titre rouge En Fête ! qu'elle cache dans son panier. (C'est moi qui lui ai prêté les œuvres d'Auguste Germain pour l'initier à la grande vie ! Hélas ! toutes les horreurs qu'elle commettra, j'en serai peut-être responsable) Je suis sûre qu'elle se trouve poétiquement malheureuse, triste fiancée abandonnée, et qu'elle se plaît, toute seule, à prendre des poses nostalgiques, « les bras jetés comme de vaines armes », ou bien la tête penchée, à demi ensevelie sous ses cheveux épars. Pendant qu'elle me raconte les maigres nouvelles de ces quatre jours, et ses malheurs, c'est moi qui m'occupe des moutons et pousse la chienne vers eux : « Amène-les, Lisette ! Amène-les là-bas ! » c'est moi qui roule les « prrr…ma guéline ! » pour les empêcher de toucher à l'avoine ; j'ai l'habitude.

– … Quand j'ai appris par quel train il partait, soupire Claire, je me suis arrangée pour laisser mes moutons à Lisette et je suis descendue au passage à niveau. À la barrière, j'ai attendu le train, qui ne va pas trop vite là parce que ça monte. Je l'ai aperçu, j'ai agité mon mouchoir, j'ai envoyé des baisers, je crois qu'il m'a vue… Écoute, je ne suis pas sûre, mais il m'a semblé que ses yeux étaient rouges. Peut-être que ses parents l'ont forcé de revenir… Peut-être qu'il m'écrira…

Va toujours, petite romanesque, ça ne coûte rien d'espérer. Puis si j'essayais de te détourner, tu ne me croirais pas.

Au bout de cinq jours de trôleries dans les bois, à me griffer les bras et les jambes aux ronces, à rapporter des brassées d'œillets sauvages, de bleuets et de silènes, à manger des merises amères et des groseilles à maquereau, la curiosité et le mal de l'École me reprennent. J'y retourne.

Je les trouves toutes, les grandes, assises sur des bancs à l'ombre, dans la cour, travaillant paresseusement aux ouvrages « d'exposition » ; les petites, sous le préau, en train de barboter à la pompe ; Mademoiselle dans un fauteuil d'osier, son Aimée à ses pieds sur une chaise à fleurs renversée, flânant et chuchotant. À mon arrivée, mademoiselle Sergent bondit et pivote sur son siège :

– Ah ! vous voilà ! ce n'est pas malheureux ! Vous prenez du bon temps ! Mademoiselle Claudine court les champs, sans songer que la distribution des prix approche, et que les élèves ne savent pas une note du chœur qu'on doit y chanter !

– Mais… mademoiselle Aimée n'est donc pas professeur de chant ? ni M. Rabastens (Antonin) ?

– Ne dites pas de bêtises ! Vous savez fort bien que mademoiselle Lanthenay ne peut pas chanter, la délicatesse de sa voix ne le lui permet pas ; quant à M. Rabastens, on a jasé en ville sur ses visites et ses leçons de chant, à ce qu'il paraît. Ah ! Dieu, votre sale pays de cancans ! Enfin, il ne reviendra plus. On ne peut pas se passer de vous pour les chœurs et vous en abusez. Ce soir, à quatre heures, nous diviserons les parties et vous ferez copier les couplets au tableau.

– Je veux bien, moi. Qu'est-ce que c'est, le chœur de cette année ?

– L'Hymne à la Nature. Marie, allez le chercher sur mon bureau, Claudine va commencer à le seriner.

C'est un chœur à trois parties, très chœur de pension. Les sopranos piaillent avec conviction :

Là-bas au lointain,

L'hymne du matin

S'élève en un doux murmure…

Cependant que les mezzos, faisant écho aux rimes, en tin, répètent tin tin tin, pour imiter la cloche de l'Angelus. Ça plaira beaucoup.

Elle va commencer cette douce vie, qui consiste à m'égosiller, à chanter trois cents fois le même air, à rentrer aphone à la maison, à m'enrager contre ces petites réfractaires à tout rythme. Si on me faisait un cadeau, au moins.

Anaïs, Luce, quelques autres, ont heureusement une bonne mémoire de l'oreille, et me suivent de la voix dès la troisième fois. On cesse parce que Mademoiselle a dit : « Assez pour aujourd'hui », ce serait trop de cruauté de nous faire chanter longtemps par cette température sénégalienne.

– Et puis, vous savez, ajouta Mademoiselle, défense de fredonner l'Hymne à la Nature entre les leçons ! Sinon, vous l'estropierez, vous le déformerez et vous ne serez pas capables de le chanter proprement à la distribution. Travaillez, maintenant, et que je n'entende pas causer trop haut.

On nous garde dehors, les grandes, pour que nous exécutions plus à l'aise les mirifiques travaux destinés à l'exposition des ouvrages de main ! (Est-ce que les ouvrages peuvent êtres autres que « de main » ? Je n'en connais pas de « pied ».) Car, après la distribution des prix, la ville entière vient admirer nos travaux exposés, emplissant deux classes : dentelles, tapisseries, broderies, lingeries enrubannées, déposées sur les tables d'étude. Les murs sont tendus de rideaux ajourés, de jetés de lit au crochet sur transparents de couleur, de descentes de lit en mousse, de laine verte (du tricot détricoté) piquée de fleurs fausses rouges et roses, toujours en laine ; de dessus de cheminée en peluche brodée… Ces grandes petites filles, coquettes des dessous qu'elles montrent, exposent surtout une quantité de lingeries somptueuses, des chemises en batiste de coton à fleurettes, empiècements merveilleux, des pantalons forme sabot, jarretés de rubans, des cache-corset festonnés en haut et en bas, tout ça sur transparent de papier bleu, rouge et mauve avec pancartes où le nom de l'auteur ressort, en belle ronde. Le long des murs s'alignent des tabourets au point de croix où repose soit l'horrible chat dont les yeux sont faits de quatre points verts, un noir au milieu, soit le chien, à dos rouge et à pattes violâtres, qui laisse pendre une langue couleur d'andrinople.

Bien entendu, la lingerie, plus que tout le reste, intéresse les gars, qui viennent visiter l'exposition comme tout le monde ; ils s'attardent aux chemises fleuries, aux pantalons enrubannés, se poussent de l'épaule, rient et chuchotent des choses énormes.

Il est juste de dire que l'École des garçons possède aussi son exposition, rivale de la nôtre. S'ils n'offrent pas à l'admiration des lingeries excitantes, ils montrent d'autres merveilles : des pieds de table habilement tournés, des colonnes torses (ma chère ! c'est plus difficile), des assemblages de menuiserie en « queue d'aronde », des cartonnages ruisselants de colle, et surtout des moulages en terre glaise – joie de l'instituteur, qui baptise cette salle « Section de sculpture », modestement – des moulages, dis-je, qui ont la prétention de reproduire des frises du Parthénon et autres bas-reliefs, noyés, empâtés, piteux. La Section de dessin n'est pas plus consolante : les têtes des Brigands des Abruzzes louchent, le Roi de Rome a une fluxion, Néron grimace horriblement, et le président Loubet, dans un cadre tricolore, menuiserie et cartonnage combinés, a envie de vomir (c'est qu'il songe à son ministère, explique Dutertre, toujours enragé de n'être pas député). Aux murs, des lavis mal lavés, des plans d'architecture et la « vue générale anticipée (sic) de l'Exposition de 1900 », aquarelle qui mérite le prix d'honneur.

Et pendant le temps qui nous sépare encore des vacances, on laissera au rancart tous les livres, on travaillera mollement dans l'ombre des murs, en se lavant les mains à toutes les heures – prétexte à rôderie – pour ne pas tacher de moiteur les laines claires et les linges blancs ; j'expose seulement trois chemises de linon, roses, forme bébé avec les pantalons pareils, fermés, détail qui scandalise mes camarades, unanimes à trouver cela « inconvenant », parole d'honneur !

Je m'installe entre Luce et Anaïs, voisine elle-même de Marie Belhomme, car nous nous tenons, par l'habitude, en un petit groupe. Pauvre Marie ! Il lui faut retravailler pour l'examen d'octobre… Comme elle s'ennuyait à périr dans la classe, Mademoiselle la laisse par pitié venir avec nous ; elle lit dans les Atlas, dans les Histoires de France ; quand je dis qu'elle lit… son livre est ouvert sur ses genoux, elle penche la tête et glisse des regards vers nous, tendant l'oreille à ce que nous disons. Je prévois le résultat de l'examen d'octobre !

– Je sèche de soif ! As-tu la bouteille ? me demande Anaïs.

– Non, pas pensé à l'apporter, mais Marie doit avoir la sienne.

Encore une de nos coutumes immuables et ridicules, ces bouteilles. Dès les premiers jours de grosse chaleur, il est convenu que l'eau de la pompe devient imbuvable (elle l'est en tout temps), et chacune apporte au fond du petit panier – quelquefois dans la serviette de cuir ou le sac de toile – une bouteille pleine de boisson fraîche. C'est à qui réalisera le mélange le plus baroque, les liquides les plus dénaturés. Pas de coco, c'est pour la petite classe ! À nous l'eau vinaigrée qui blanchit les lèvres et tiraille l'estomac, les citronnades aiguës, les menthes qu'on fabrique soi-même avec les feuilles fraîches de la plante, l'eau-de-vie chipée à la maison et empâtée de sucre, le jus des groseilles vertes qui fait regipper{23}. La grande Anaïs déplore amèrement le départ de la fille du pharmacien, qui nous fournissait jadis des flacons pleins d'alcool de menthe trop peu additionné d'eau, ou encore d'eau de Botot sucrée ; moi qui suis une nature simple, je me borne à boire du vin blanc coupé d'eau de Seltz, avec du sucre et un peu de citron. Anaïs abuse du vinaigre et Marie du jus de réglisse, si concentré qu'il tourne au noir. L'usage des bouteilles étant interdit, chacune, je le répète, apporte la sienne, fermée d'un bouchon que traverse un tuyau de plume, ce qui nous permet de boire en nous penchant, sous prétexte de ramasser une bobine, sans déplacer la bouteille couchée dans le panier, le bec dehors. À la petite récréation d'un quart d'heure (à neuf heures et à trois heures), tout le monde se précipite à la pompe pour inonder les bouteilles et les rafraîchir un peu. Il y a trois ans, une petite est tombée avec sa bouteille, s'est crevé un œil ; son œil est tout blanc, maintenant. À la suite de cet accident, on a confisqué tous les récipients ; tous, pendant une semaine… et puis quelqu’une a rapporté le sien, exemple suivi par une autre le jour suivant… le mois d'après, les bouteilles fonctionnaient régulièrement, Mademoiselle ignore peut-être cet accident qui date d'avant son arrivée – ou bien elle préfère fermer les yeux pour que nous la laissions tranquille.

Rien ne se passe, en vérité. La chaleur nous ôte tout entrain : Luce m'assiège moins de ses importunes câlineries ; des velléités de querelles s'éveillent à peine pour tomber tout de suite ; c'est la flemme, quoi, et les orages brusques de juillet, qui nous surprennent dans la cour, nous balaient sous des trombes de grêle – une heure après, le ciel est pur.

On a joué une méchante farce à Marie Belhomme qui s'était vantée de venir à l'École sans pantalon, à cause de la chaleur. Nous étions quatre, un après-midi, assises sur un banc dans l'ordre que voici :

Marie – Anaïs – Luce – Claudine.

Après s'être fait dûment expliquer mon plan, tout bas, mes deux voisines se lèvent pour se laver les mains, et le milieu du banc reste vide, Marie à un bout, moi à l'autre. Elle dort à moitié sur son arithmétique. Je me lève brusquement ; le banc bascule : Marie, réveillée en sursaut, tombe les jambes en l'air, avec un de ces cris de poule égorgée dont elle a le secret, et nous montre… qu'effectivement elle ne porte pas de pantalon. Des huées, de rires énormes éclatent ; la directrice veut tonner et ne peut pas, prise elle-même d'un fou rire ; et Aimée Lanthenay préfère s'en aller, pour ne pas offrir à ses élèves le spectacle de ses tortillements de chatte empoisonnée.

Dutertre ne vient plus depuis des temps. On le dit aux bains de mer, quelque part où il lézarde et flirte (mais où prend-il de l'argent ?). Je le vois, en flanelle blanche, en chemises molles, avec des ceintures trop larges et des souliers trop jaunes ; il adore ces costumes un peu rasta, très rasta lui-même sous ces teintes claires, trop hâlé et d'yeux trop brillants, les dents pointues et la moustache d'un noir roussi comme si on l'avait flambée. Je n'ai guère pensé à sa brusque attaque dans le couloir vitré, l'impression a été vive mais courte – et puis, avec lui, on sait si bien que ça ne tire pas à conséquence ! Je suis peut-être la trois centième petite fille qu'il tente d'attirer chez lui, l'incident n'a d'intérêt ni pour lui ni pour moi. Ça en aurait si le coup avait réussi, voilà tout.

Déjà nous songeons beaucoup aux toilettes de la distribution des prix. Mademoiselle se fait broder une robe de soie noire par sa mère, fine travailleuse qui exécute dessus, au plumetis, de grands bouquets, des guirlandes minces qui suivent le bas de la jupe, des branches qui grimpent sur le corsage, tout cela en soies violettes nuancées, passées – quelque chose de très distingué, un peu « dame âgée » peut-être, mais de coupe impeccable ; toujours sombrement et simplement vêtue, le chic de ses jupes éclipse toutes les notairesses, receveuses, commerçantes et rentières d'ici ! C'est sa petite vengeance de femme laide et bien faite.

Mademoiselle Sergent s'occupe aussi d'habiller gentiment sa petite Aimée pour ce grand jour. On a fait venir des échantillons du Louvre, du Bon Marché, et les deux amies choisissent ensemble, absorbées, devant nous, dans la cour où nous travaillons à l'ombre. Je pense que voilà une robe qui ne coûtera pas cher à mademoiselle Aimée ; de vrai, elle aurait bien tort d'agir autrement, ce n'est pas avec ses 75 francs par mois – desquels il faut retrancher trente francs, sa pension (qu'elle ne paie pas), autant pour celle de sa sœur (qu'elle économise) et vingt francs qu'elle envoie à ses parents, je le sais par Luce – ce n'est pas avec ces appointements, je dis, qu'elle paierait la gentille robe de mohair blanc dont j'ai vu l'échantillon.

Parmi les élèves, c'est très bien porté de ne point paraître s'occuper de sa toilette de distribution. Toutes y réfléchissent un mois à l'avance, tourmentent les mamans pour obtenir des rubans, des dentelles, ou seulement des modifications qui moderniseront la robe de l'an passé – mais il est de bon goût de n'en rien dire ; on se demande avec une curiosité détachée, comme par politesse : « Comment sera ta robe ? » Et on semble à peine écouter la réponse, faite sur le même ton négligent et dédaigneux.

La grande Anaïs m'a posé la question d'usage, les yeux ailleurs, la figure distraite. Le regard perdu, la voix indifférente, j'ai expliqué : « Oh ! rien d'étonnant… de la mousseline blanche… le corsage en fichu croisé ouvert en pointe… et les manches Louis XV, avec un sabot de mousseline, arrêtées au coude… C'est tout. »

Nous sommes toutes en blanc pour la distribution ; mais les robes sont ornées de rubans clairs, choux, nœuds, ceintures, dont la nuance, que nous tenons à changer tous les ans, nous préoccupe beaucoup.

– Les rubans, demande Anaïs du bout des lèvres. (J'attendais ça).

– Blanc aussi.

– Ma chère, une vraie mariée, alors ! Tu sais, il y en a beaucoup qui seraient noires, dans tout ce blanc-là, comme des puces sur un drap.

– C'est vrai. Par bonheur, le blanc me va assez bien.

(Rage, chère enfant. On sait qu'avec ta peau jaune tu es forcée de mettre des rubans rouges ou orange à ta robe blanche pour ne pas avoir l'air d'un citron.)

– Et toi ? rubans orange ?

– Non, voyons ! J'en avais l'année dernière ! Des rubans Louis XV pékinés, faille et satin, ivoire et coquelicot. Ma robe est en lainage crème.

– Moi, annonce Marie Belhomme, à qui on ne demande rien, c'est de la mousseline blanche, et les rubans couleur pervenche, d'un bleu mauve, très joli !

– Moi, fait Luce, toujours nichée dans mes jupes ou tapie dans mon ombre, j'ai la robe, seulement je ne sais quels rubans y mettre ; Aimée les voudrait bleus…

– Bleus ? ta sœur est une gourde, sauf le respect que je lui dois. Avec des yeux verts comme les tiens, on ne prend pas de rubans bleus, ça fait grincer des dents. La modiste de la place vend des rubans très jolis, en glacé vert et blanc… ta robe est blanche ?

– Oui, en mousseline.

– Bon ! Maintenant, tourmente ta sœur pour qu'elle t'achète les rubans verts.

– Pas besoin, c'est moi qui les achète.

– C'est encore mieux. Tu verras que tu seras gentille ; il n'y en aura pas trois qui oseront risquer des rubans verts, c'est trop difficile à porter.

Cette pauvre gosse ! Pour la moindre amabilité que je lui dis, sans le faire exprès, elle s'illumine…

Mademoiselle Sergent, à qui l'exposition proche inspire des inquiétudes, nous bouscule, nous presse ; les punitions pleuvent, punitions qui consistent à faire après la classe vingt centimètres de dentelle, un mètre d'ourlet ou vingt rangs de tricot. Elle travaille aussi, elle, à une paire de splendides rideaux de mousseline qu'elle brode fort joliment, quand son Aimée lui en laisse le temps. Cette gentille fainéante d'adjointe, paresseuse comme une chatte qu'elle est, soupire et s'étire, pour cinquante points de tapisserie, devant toutes les élèves, et Mademoiselle lui dit, sans oser la gronder, que « c'est un exemple déplorable pour nous ». Là-dessus l'insubordonnée jette son ouvrage en l'air, regarde son amie avec des yeux scintillants, et se jette sur elle pour lui mordiller les mains. Les grandes sourient et se poussent du coude, les petites ne sourcillent pas.

Un grand papier, estampillé de la Préfecture, timbré de la mairie, trouvé par Mademoiselle dans la boîte aux lettres, a troublé singulièrement cette matinée, fraîche par hasard ; toutes les têtes travaillent, et toutes les langues. La Directrice ouvre le pli, le lit, le relit et ne dit rien. Sa toquée de petite compagne, impatientée de ne rien savoir, jette dessus des pattes vives et exigeantes et pousse des « Ah ! » et des « Ça va en faire des embarras ! » si forts que, violemment intriguées, nous palpitons.

– Oui, lui dit Mademoiselle, j'étais avertie, mais j'attendais la feuille officielle ; c'est un des amis du docteur Dutertre…

– Mais ce n'est pas tout ça, il faut le dire aux élèves, puisqu'on va pavoiser, puisqu'on va illuminer, puisqu'il y aura un banquet… Regardez-les donc, elles cuisent d'impatience !

Si nous cuisons !

– Oui, il faut leur annoncer… Mesdemoiselles, tâchez de m'écouter et de comprendre ! Le ministre de l'Agriculture, M. Jean Dupuy, viendra au chef-lieu à l'occasion du prochain comice agricole, et en profitera pour inaugurer les écoles neuves : la ville sera pavoisée, illuminée, il y aura réception à la gare… et puis vous m'ennuyez, vous saurez bien tout ça puisque le tambour de ville le criera, tâchez seulement d'appletter plus que ça, que vos ouvrages soient prêts.

Un silence profond. Et puis nous éclatons ! Des exclamations partent, se mêlent et le tumulte croît, troué d'une petite voix pointue : « Est-ce que le ministre va nous interroger ? » On hue Marie Belhomme, la cruche, qui a demandé ça.

Mademoiselle nous fait mettre en rang, quoique l'heure ne soit pas encore venue, et nous lâche, criardes, et bavardes, pour aller éclaircir ses idées et prendre des dispositions en vue de l'événement inouï qui se prépare.

– Ma vieille, qu'est-ce que tu dis de ça ? me demande Anaïs dans la rue.

– Je dis que nos vacances commenceront huit jours plus tôt, ça ne me fait pas rire ; ça m'ennuie quand je ne peux pas venir à l'école.

– Mais il va y avoir des fêtes, des bals, des jeux sur les places.

– Oui, et beaucoup de gens devant qui parader, je t'entends bien ! Tu sais, nous serons très en vue ; Dutertre, qui est l'ami particulier du nouveau ministre (c'est à cause de lui que cette Excellence de fraîche date se risque dans un trou comme Montigny), nous mettra en avant…

– Non ? tu crois ?

– Sûr ! c'est un coup qu'il a monté pour dégommer le député !

Elle s'en va radieuse, rêvant de fêtes officielles pendant lesquelles dix mille paires d'yeux la contempleront !

Le tambour de ville a crié la nouvelle : on nous promet des joies sans fin : arrivée du train ministériel à neuf heures, les autorités municipales, les élèves des deux Écoles, enfin tout ce que la population de Montigny compte de plus remarquable attendra le ministre près de la gare, à l'entrée de la ville, et le conduira, à travers les rues pavoisées, au sein des Écoles. Là, sur une estrade, il parlera ! Et dans la grande salle de la mairie il banquettera en nombreuse compagnie. Puis, distribution des prix aux grandes personnes (car M. Jean Dupuy apporte quelques petits rubans violets et verts aux obligés de son ami Dutertre, qui réussit là un coup de maître). Le soir, grand bal dans la salle du banquet. La fanfare du chef-lieu (quelque chose de propre !) prêtera son gracieux concours. Enfin le maire invite les habitants à pavoiser leurs demeures et à les décorer de verdure. Ouf ! Quel honneur pour nous !

Ce matin, en classe, Mademoiselle nous annonce solennellement – on voit tout de suite que de grandes choses se préparent – la visite de son cher Dutertre, qui nous donnera, avec sa complaisance habituelle, d'amples détails sur la façon dont on réglera la cérémonie.

Là-dessus, il ne vient pas.

L'après-midi seulement, vers quatre heures, à l'instant où nous plions dans les petits paniers nos tricots, dentelles et tapisseries, Dutertre entre, comme toujours, en coup de vent, sans frapper. Je ne l'avais pas revu depuis son « attentat », il n'a pas changé : vêtu avec son habituelle négligence recherchée – chemise de couleur, vêtements presque blancs, une grande régate claire prise dans la ceinture qui lui sert de gilet – mademoiselle Sergent, comme Anaïs, comme Aimée Lanthenay, comme toutes, trouvent qu'il s'habille d'une façon suprêmement distinguée.

En parlant à ces demoiselles, il laisse errer ses yeux de mon côté, des yeux allongés, tirés sur les tempes, des yeux d'animal méchant, qu'il sait rendre doux. Il ne m'y prendra plus à me laisser emmener dans le couloir, c'est fini, ce temps-là !

– Eh bien, petites, s'écrie-t-il, vous êtes contentes de voir un ministre ?

On répond par des murmures indistincts et respectueux.

– Attention ! Vous allez lui faire à la gare une réception soignée, toutes en blanc ! Ce n'est pas tout, il faut lui offrir des bouquets, trois grandes, dont l'une récitera un petit compliment ; ah, mais !

Nous échangeons des regards de timidité feinte et d'effarouchement menteur.

– Ne faites pas les petites dindes ! Il en faut une en blanc pur, une en blanc avec rubans bleus, une en blanc avec rubans rouges, pour figurer un drapeau d'honneur, eh ! eh ! un petit drapeau pas vilain du tout ! Tu en es, bien entendu, du drapeau, toi (c'est moi, ça !), tu es décorative, et puis j'aime qu'on te voie. Comment sont tes rubans pour la distribution des prix ?

– Dame, cette année, c'est blanc partout.

– C'est bon, espèce de petite vierge, tu feras le milieu du drapeau. Et tu réciteras un speech à mon ministre d'ami, il ne s'embêtera pas à te regarder, sais-tu ?

(Il est complètement fou de lâcher ici de pareilles choses ! Mademoiselle Sergent me tuera !)

– Qui a des rubans rouges ?

– Moi, crie Anaïs qui palpite d'espérance.

– Bon, toi, je veux bien.

C'est un demi-mensonge de cette enragée, puisque ses rubans sont pékinés.

– Qui a des bleus ?

– Moi, Mon… sieur, bégaie Marie Belhomme, étranglée de peur.

– Ça va bien, vous ne serez pas répugnantes toutes trois. Et puis, vous savez, pour les rubans, allez-y gaiement, faites des folies, c'est moi qui paie ! (hum !) Des belles ceintures, des nœuds ébouriffants, et je vous commande des bouquets à vos couleurs !

– Si loin ! dis-je. Ils auront le temps de se faner.

– Tais-toi, gamine, tu n'auras jamais la bosse du respect. J'aime à croire que tu en possèdes déjà d'autres plus agréables situées ?

Toute la classe s'esclaffe avec entraînement ; Mademoiselle rit jaune. Quant à Dutertre, je jurerais qu'il est ivre.

On nous met à la porte avant son départ. Ce que j'entends de « Ma chère, on peut le dire que tu as de la chance ! Pour toi tous les honneurs, quoi ! Ça ne serait pas tombé sur une autre, pas de danger ! » Je ne réponds rien, mais je m'en vais consoler cette pauvre petite Luce, toute triste de n'avoir pas été choisie dans le drapeau : « Va, le vert t'ira mieux que tout… et puis c'est ta faute, pourquoi ne t'es-tu pas mise en avant comme Anaïs ? »

– Oh ! soupire la petite, ça ne fait rien. Je perds la tête devant le monde et j'aurais fait quelque bêtise. Mais je suis contente que tu récites le compliment et pas la grande Anaïs.

Papa, averti de la part glorieuse que je prendrai à l'inauguration des écoles, a froncé son nez bourbon pour demander : « Mille dieux ! va-t-il falloir que je me montre là-bas ? »

– Pas du tout, papa, tu restes dans l'ombre !

– Alors, parfait, je n'ai pas à m'occuper de toi ?

– Bien sûr que non, papa, ne change pas tes habitudes !

La ville et l'école sont sens dessus dessous. Si ça continue, je n'aurai plus le temps de rien raconter. Le matin nous arrivons en classe dès sept heures, et il s'agit bien de classe ! La Directrice a fait venir du chef-lieu des ballots énormes de papier de soie, rose, bleu tendre, rouge, jaune, blanc ; dans la classe du milieu nous les éventrons – les plus grandes constituées en commis principaux – et allez, allez compter les grandes feuilles légères, les plier en six dans leur longueur, les couper en six bandes, et attacher ces bandes en petits monceaux qui sont portés au bureau de Mademoiselle. Elle les découpe sur les côtés, en dents rondes à l'emporte-pièce, mademoiselle Aimée les distribue ensuite à toute la première classe, à toute la seconde classe. Rien à la troisième, ces gosses trop petites gâcheraient le papier, le joli papier, dont chaque bande deviendra une rose chiffonnée et gonflée, au bout d'une tige en fil d'archal.

Nous vivons dans la joie ! Les livres et les cahiers dorment sous les pupitres fermés, et c'est à qui se lèvera la première pour courir tout de suite à l'École transformée en atelier de fleuriste.

Je ne paresse plus au lit, non, et je me presse tant d'arriver tôt que j'attache ma ceinture dans la rue. Quelquefois nous sommes déjà toutes réunies dans les classes quand ces demoiselles descendent enfin, et elles en prennent à leur aise aussi, au point de vue toilette ! Mademoiselle Sergent s'exhibe en peignoir de batiste rouge (sans corset, fièrement) ; sa câline adjointe la suit, en pantoufles, les yeux ensommeillés et tendres. On vit en famille ; avant-hier matin, mademoiselle Aimée, s'étant lavé la tête, est descendue les cheveux défaits et encore humides, des cheveux dorés doux comme de la soie, assez courts, annelés mollement à l'extrémité ; elle ressemblait à un polisson de petit page, et sa Directrice, sa bonne Directrice, la buvait des yeux.

La cour est désertée ; les rideaux de serge, tirés, nous enveloppent d'une atmosphère bleue et fantastique. Nous nous mettons à l'aise, Anaïs quitte son tablier et retrousse ses manches comme une pâtissière : la petite Luce, qui saute et court derrière moi tout le long du jour, a relevé en laveuse sa robe et son jupon, prétexte pour montrer ses mollets ronds et ses chevilles fragiles. Mademoiselle, apitoyée, a permis à Marie Belhomme de fermer ses livres ; en blouse de toile à rayures noires et blanches, l'air toujours un peu pierrot, elle voltige avec nous, coupe les bandes de travers, se trompe, s'accroche les pieds dans les fils d'archal, se désole et se pâme de joie dans la même minute, inoffensive et si douce qu'on ne la taquine même pas.

Mademoiselle Sergent se lève et tire le rideau d'un geste brusque, du côté de la cour des garçons. On entend, dans l'école en face, des braiements de jeunes voix rudes et mal posées : c'est M. Rabastens qui enseigne à ses élèves un chœur républicain. Mademoiselle attend un instant, puis fait un signe du bras, les voix se taisent là-bas, et le complaisant Antonin accourt, nu-tête, la boutonnière fleurie d'une rose de France.

– Soyez donc assez aimable pour envoyer deux de vos élèves à l'atelier, vous leur ferez couper ce fil d'archal en bouts de vingt-cinq centimètres.

– Incontinint, Mademoiselle. Vous travaillez toujours à vos fleurs ?

– Ce n'est pas fini de sitôt ; il faut cinq mille roses rien que pour l'école seule, et nous sommes encore chargées de décorer la salle du banquet !

 

Rabastens s'en va, courant nu-tête sous le soleil féroce. Un quart d'heure après, on frappe à notre porte, qui s'ouvre devant deux grands nigauds de quatorze à quinze ans ; ils rapportent les fils de fer, ne savent que faire de leurs longs corps, rouges et stupides, excités de tomber au milieu d'une cinquantaine de fillettes qui, les bras nus, le cou nu, le corsage ouvert, rient méchamment des deux gars. Anaïs les frôle en passant, j'accroche doucement à leurs poches des serpents de papier, ils s'échappent enfin, contents et malheureux, tandis que Mademoiselle prodigue des « Cht ! » qu'on écoute peu.

Avec Anaïs je suis plieuse et coupeuse, Luce empaquette et porte à la Directrice, Marie met en tas. À onze heures du matin, on laisse tout et on se groupe pour répéter l'Hymne à la Nature. Vers cinq heures, on s'attife un peu, les petites glaces sortent des poches ; des gamines de la deuxième classe, complaisantes, nous tendent leur tablier noir derrière les vitres d'une fenêtre ouverte ; devant ce sombre miroir nous remettons nos chapeaux, j'ébouriffe mes boucles, Anaïs rehausse son chignon affaissé, et l'on s'en va.

La ville commence à se remuer autant que nous ; songez donc, M. Jean Dupuy arrive dans six jours ! Les gars partent le matin dans des carrioles, chantant à pleine gorge et fouettant à tour de bras la rosse qui les traîne ; ils vont dans le bois de la commune – et dans les bois privés aussi, j'en suis sûre – choisir leurs arbres et les marquer ; des sapins surtout, des ormes, des trembles aux feuilles veloutées périront par centaines, il faut bien faire honneur à ce récent ministre ! Le soir, sur la place, sur les trottoirs, les jeunes filles chiffonnent des roses de papier et chantent pour attirer les gars qui viennent les aider. Grand Dieu ! qu'ils doivent donc hâter la besogne ! Je vois ça d'ici, ils s'y emploient des deux mains.

Des menuisiers enlèvent les cloisons mobiles de la grande salle de la mairie où l'on banquettera ; une grande estrade pousse dans la cour. Le médecin-délégué cantonal Dutertre fait de courtes et fréquentes apparitions, approuve tout ce qu'on édifie, tape sur les épaules des hommes, pince les mentons féminins, paie à boire et disparaît pour revenir bientôt. Heureux pays ! Pendant ce temps-là on ravage les bois, on braconne jour et nuit, on se bat dans les cabarets, et une vachère du Chêne-Fendu a donné son nouveau-né à manger aux cochons. (Au bout de quelques jours on a mis fin aux poursuites, Dutertre ayant réussi à prouver l'irresponsabilité de cette fille… On ne s'occupe déjà plus de l'affaire.) Grâce à ce système-là il empoisonne le pays, mais il s'est constitué, de deux cents chenapans, des âmes damnées qui tueraient et mourraient pour lui. Il sera nommé député. Qu'importe le reste !

Nous, mon Dieu ! nous faisons des roses. Cinq ou six mille roses, ce n'est pas une petite affaire. La petite classe s'occupe tout entière à fabriquer des guirlandes de papier plissé, de couleurs tendres, qui flotteront un peu partout au gré de la brise. Mademoiselle craint que ces préparatifs ne soient pas terminés à temps, et nous donne à emporter chaque soir une provision de papier de soie et de fil de fer ; nous travaillons chez nous après dîner, avant dîner, sans repos ; les tables, dans toutes les maisons, s'encombrent de roses blanches, bleues, rouges, roses et jaunes, gonflées, raides et fraîches au bout de leurs tiges. Ça tient tant de place, qu'on ne sait où les mettre ; elles débordent partout, fleurissent en tas multicolores, et nous les rapportons le matin en bottes, avec l'air d'aller souhaiter la fête à des parents.

La Directrice, bouillonnante d'idées, veut encore faire construire un arc de triomphe à l'entrée des écoles ; les montants s'épaissiront de branches de pins, de feuillages échevelés, piqués de roses en foule. Le fronton portera cette inscription, en lettres de roses roses, sur un fond de mousse :

SOYEZ LES BIENVENUS !

C'est gentil, hein ?

Moi aussi, j'ai eu ma trouvaille : j'ai suggéré l'idée de couronner de fleurs le drapeau, c'est-à-dire nous.

– Oh ! oui, ont crié Anaïs et Marie Belhomme.

– Ça va. (Pour ce que ça nous coûte !) Anaïs, tu seras couronnée de coquelicots ; Marie, tu te diadèmeras de bleuets, et moi, blancheur, candeur, pureté, je mettrai…

– Quoi ? des fleurs d'oranger ?

– Je les mérite encore, Mademoiselle ! Plus que vous-même sans doute !

– Les lis te semblent-ils assez immaculés ?

– Tu m'arales ! Je prendrai des marguerites ; tu sais bien que le bouquet tricolore est composé de marguerites, de coquelicots, et de bleuets. Allons chez la modiste.

D'un air dégoûté et supérieur, nous choisissons, la modiste mesure notre tour de tête et nous promet « ce qui se fait de mieux ».

Le lendemain, nous recevons trois couronnes qui me navrent : des diadèmes renflés au milieu comme ceux des mariées de campagnes ; le moyen d'être jolie avec ça ! Marie et Anaïs, ravies, essaient les leurs au milieu d'un cercle admirant de gosses ; moi, je ne dis rien, mais j'emporte mon ustensile à la maison où je le démolis commodément. Puis, sur la même armature de fil de fer, je reconstruis une couronne fragile, mince, les grandes marguerites en étoiles posées comme au hasard, prêtes à se détacher ; deux ou trois fleurs pendent en grappes près des oreilles, quelques-unes roulent par-derrière dans les cheveux ; j'essaie mon œuvre sur ma tête ; je ne vous dis que ça ! Pas de danger que j'avertisse les deux autres !

Un surcroît de besogne nous arrive : les papillotes ! Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir. Apprenez qu'à Montigny une élève n'assisterait pas à une distribution de prix, à une solennité quelconque, sans être dûment frisée ou ondulée. Rien d'étrange à cela, certes, quoique ces tire-bouchons raides et ces torsions excessives donnent plutôt aux cheveux l'aspect de balais irrités ; mais les mamans de toutes ces petites filles, couturières, jardinières, femmes d'ouvriers et boutiquières, n'ont pas le temps, ni l'envie, ni l'adresse de papilloter toutes ces têtes. Devinez à qui revient ce travail, parfois peu ragoûtant ? Aux institutrices et aux élèves de la première classe ! Oui, c'est fou, mais quoi, c'est l'habitude, et ce mot-là répond à tout. Une semaine avant la distribution des prix, des petites nous harcèlent et s'inscrivent sur nos listes. Cinq ou six pour chacune de nous, au moins ! Et pour une tête propre aux jolis cheveux souples, combien de tignasses grasses – sinon habitées !

Aujourd'hui nous commençons à papilloter ces gamines de huit à onze ans ; accroupies à terre, elles nous abandonnent leurs têtes, et, comme bigoudis, nous employons des feuilles de nos vieux cahiers. Cette année, je n'ai voulu accepter que quatre victimes, et choisies dans les propres encore ; chacune des autres grandes frise six petites ! Besogne peu facile, car les filles de ces pays possèdent presque toutes des crinières abondamment fournies. À midi, nous appelons le troupeau docile ; je commence par une blondinette aux cheveux légers qui bouclent mollement, de façon naturelle.

– Comment ? qu'est-ce que tu viens faire ici ? avec des cheveux comme ça, tu veux que je te les frise ? C'est un massacre !

– Tiens ! mais bien sûr que je veux qu'on me les frise ! Pas frisée, un jour de Prix, un jour de Ministre ? On n'aurait jamais vu ça !

– Tu seras laide comme les quatorze péchés capitaux ! Tu aurais des cheveux raides, une tête de loup…

– Ça m'est égal, je serai frisée, au moins.

Puisqu'elle y tient ! Et dire que toutes pensent comme celle-ci ! Je parie que Marie Belhomme elle-même…

– Dis donc, Marie, toi qui tire-bouchonnes naturellement, je pense bien que tu restes comme tu es ?

Elle en crie d'indignation :

– Moi ? Rester comme ça ? Tu n'y songes pas ! J'arriverais à la distribution avec une tête plate !

– Mais moi, je ne me frise pas.

– Toi, ma chère, tu « boucles » assez serré, et puis tes cheveux font le nuage assez facilement… et puis on sait que tes idées ne sont jamais pareilles à celles des autres.

En parlant, elle roule avec animation – avec trop d'animation, – les longues mèches couleur de blé mûr de la fillette assise devant elle et ensevelie dans sa chevelure, – une broussaille d'où sortent parfois des gémissements pointus.

Anaïs malmène, non sans méchanceté, sa patiente, qui hurle.

– Aussi, elle a trop de cheveux, celle-là ! dit-elle en guise d'excuse. Quand on croit avoir fini, on est à moitié ; tu l'as voulu, tu y es, tâche de ne pas crier !

On frise, on frise… le couloir vitré s'emplit des bruissements du papier plié qu'on tord sur les cheveux… Notre travail achevé, les gamines se relèvent en soupirant et nous exhibent des têtes hérissées de copeaux de papier où l'on peut lire encore : « Problèmes… morale… duc de Richelieu… » Pendant ces quatre jours, elles se promènent, ainsi fagotées, par les rues, en classe, sans honte. Puisqu'on vous dit que c'est l'habitude.

… On ne sait plus comment on vit ; tout le temps dehors, trottant n'importe où, portant ou rapportant des roses, quêtant – nous quatre Anaïs, Marie, Luce et moi – réquisitionnant partout des fleurs naturelles celles-là, pour orner la salle du banquet, nous entrons (envoyées par Mademoiselle qui compte sur nos jeunes frimousses pour désarmer les formalistes) chez des gens que nous n'avons jamais vus ; ainsi, chez Paradis, le receveur de l'enregistrement, parce que la rumeur publique l'a dénoncé comme le possesseur de rosiers nains en pots, de petites merveilles. Toute timidité perdue, nous pénétrons dans son logis tranquille et « Bonjour, Monsieur ! Vous avez de beaux rosiers, nous a-t-on dit, c'est pour les jardinières de la salle du banquet, vous savez bien, nous venons de la part, etc., etc. » Le pauvre homme balbutie quelque chose dans sa grande barbe, et nous précède armé d'un sécateur. Nous repartons chargées, des pots de fleurs dans les bras, riant, bavardant, répondant effrontément aux gars qui travaillent tous à dresser, au débouché de chaque rue, les charpentes des arcs de triomphe et nous interpellent. « Hé ! les gobettes, si vous avez besoin de quelqu'un, on vous trouverait encore ça… heullà t'y possible ! en v'là justement qui tombent ! Vous perdez quelque chose, ramassez-le donc ! » Tout le monde se connaît, tout le monde se tutoie…

Hier et aujourd'hui, les gars sont partis à l'aube, dans des carrioles, et ne reviennent qu'à la tombée du jour, ensevelis sous les branches de buis, de mélèzes, de thuyas, sous des charretées de mousse verte qui sent le marais ; et après ils vont boire, comme de juste. Je n'ai jamais vu en semblable effervescence cette population de bandits qui, d'ordinaire, se fichent de tout, même de la politique ; ils sortent de leurs bois, de leurs taudis, des taillis où ils guettent les gardeuses de vaches, pour fleurir Jean Dupuy ! C'est à n'y rien comprendre ! La bande à Louchard, six ou sept vauriens dépeupleurs de forêts, passent en chantant, invisibles sous des monceaux de lierre en guirlandes, qui traînent derrière eux avec un chuchotement doux.

Les rues luttent entre elles, la rue du Cloître édifie trois arcs de triomphe, parce que la Grande-Rue en promettait deux, un à chaque bout. Mais la Grande-Rue se pique au jeu et construit une merveille, un château Moyen âge tout en branches de pin égalisées aux ciseaux avec des tours en poivrières. La rue des Fours-Banaux, tout près de l'école, subissant l'influence artistico-champêtre de mademoiselle Sergent, se borne à tapisser complètement les maisons qui la bordent en branches chevelues et désordonnées, puis à tendre des lattes, d'une maison à l'autre et à couvrir ce toit de lierres retombants et enchevêtrés ; résultat : une charmille obscure et verte, délicieuse, où les voix s'étouffent comme dans une chambre étoffée ; les gens passent et repassent dessous par plaisir. Furieuse alors, la rue du Cloître perd toute mesure et relie l'un à l'autre ses trois arcs triomphaux par des faisceaux de guirlandes moussues, piquées de fleurs, pour avoir, elle aussi, sa charmille. Là-dessus, la Grande-Rue se met tranquillement à dépaver ses trottoirs, et dresse un bois, mon Dieu, oui, un vrai petit bois de chaque côté, avec de jeunes arbres déracinés et replantés. Il ne faudrait pas plus de quinze jours de cette émulation batailleuse pour que tout le monde s'entr'égorgeât.

Le chef-d'œuvre, le bijou, c'est notre École, ce sont nos Écoles. Quand tout sera fini, on ne verra pas transparaître un pouce carré de muraille sous les verdures, les fleurs et les drapeaux. Mademoiselle a réquisitionné une armée de gars ; les plus grands élèves, les sous-maîtres, elle dirige tout ça, les mène à la baguette, ils lui obéissent sans souffler. L'arc de triomphe de l'entrée a vu le jour ; grimpées sur des échelles. Mesdemoiselles et nous quatre avons passé trois heures à « écrire » en roses roses :

SOYEZ LES BIENVENUS

au fronton, pendant que les gars se distrayaient à reluquer nos mollets. De là-haut, des toits, des fenêtres, de toutes les aspérités des murs, s'échappe et ruisselle un tel flot de branches, de guirlandes, d'étoffes tricolores, de cordages masqués sous le lierre, de roses pendantes, de verdures traînantes, que le vaste bâtiment semble, au vent léger, onduler de la base au faîte, et se balancer doucement. On entre à l'école en soulevant un rideau bruissant de lierre fleuri, et la féerie continue : des cordons de roses suivent les angles, relient les murs, pendent aux fenêtres ; c'est adorable.

Malgré notre activité, malgré nos invasions audacieuses chez les propriétaires de jardins, nous nous sommes vues sur le point de manquer de fleurs, ce matin. Consternation générale ! Des têtes papillotées se penchent, s'agitent autour de Mademoiselle qui réfléchit les sourcils froncés.

– Tant pis, il m'en faut ! s'écrie-t-elle. Toute l'étagère de gauche en manque, il faudrait des fleurs en pot. Les promeneuses, ici, tout de suite !

– Voilà, Mademoiselle !

Nous jaillissons, toutes quatre (Anaïs, Marie, Luce, Claudine), nous jaillissons du remous bourdonnant, prêtes à courir.

– Écoutez-moi. Vous allez trouver le père Caillavaut…

– Oh !!!…

Nous ne l'avons pas laissée achever. Dame, écoutez donc : le père Caillavaut est un vieil Harpagon, détraqué, mauvais comme la peste, riche démesurément, qui possède une maison et des jardins splendides, où personne n'entre que lui et son jardinier. Il est redouté comme fort méchant, haï comme avare, respecté comme mystère vivant. Et Mademoiselle voudrait que nous lui demandions des fleurs ! Elle n’y songe pas !

– … Ta ta ta ! on dirait que je vous envoie à l'abattoir ! Vous attendrirez son jardinier, et vous ne le verrez seulement pas, lui, le père Caillavaut. Et puis, quoi ? vous avez des jambes pour vous sauver, en tout cas ? Trottez !

J'emmène les trois autres qui manquent d'enthousiasme, car je sens une envie ardente, mêlée d'une vague appréhension, de pénétrer chez le vieux maniaque. Je les stimule : « Allons, Luce, allons, Anaïs ! on va voir des choses épatantes, nous raconterons tout aux autres… vous savez, ça se compte, les personnes qui sont entrées chez le père Caillavaut ! »

Devant la grande porte verte, où débordent par-dessus le mur des acacias fleuris et trop parfumés, aucune n'ose tirer la chaîne de la cloche. Je me pends après, déchaînant ainsi un tocsin formidable ; Marie a fait trois pas pour fuir, et Luce tressaillante se cache bravement derrière moi. Rien, la porte reste close. Une seconde tentative n'a pas plus de succès. Je soulève alors le loquet qui cède, et, comme des souris, une à une, nous entrons, inquiètes, laissant la porte entrebâillée. Une grande cour sablée, très bien tenue, devant la belle maison blanche aux volets clos sous le soleil ; la cour s'élargit en un jardin vert, profond et mystérieux à cause des bosquets épais… Plantées là, nous regardons sans oser bouger ; toujours personne, et pas un bruit. À droite de la maison, les serres fermées et pleines de plantes merveilleuses… L'escalier de pierre s'évase doucement jusqu'à la cour sablée, chaque degré supporte des géraniums enflammés, des calcéolaires aux petits ventres tigrés, des rosiers nains qu'on a forcés à trop fleurir.

L'absence évidente de tout propriétaire me rend courage : « Ah ! çà, viendra-t-on ? nous n'allons pas prendre racine dans les jardins de l'Avare-au-Bois-dormant ! »

– Chut ! fait Marie effrayée.

– Quoi, chut ? Au contraire, il faut appeler ! Hé, là-bas, Monsieur ! Jardinier !

Pas de réponse, silence toujours. Je m'avance contre les serres, et le nez collé aux vitres, je cherche à deviner l'intérieur ; une espèce de forêt d'émeraude sombre, piquée de taches éclatantes, des fleurs exotiques sûrement…

La porte est fermée.

– Allons-nous-en, chuchote Luce mal à l'aise.

– Allons-nous-en, répète Marie plus troublée encore. Si le vieux sortait de derrière un arbre !

Cette idée les fait s'enfuir vers la porte, je les rappelle de toute ma force.

– Que vous êtes cruches ! Vous voyez bien qu'il n'y a personne. Écoutez-moi : vous allez choisir chacune deux ou trois pots, des plus beaux sur l'escalier, nous les emporterons là-bas, sans rien dire, et je crois que nous aurons un vrai succès !

Elles ne bougent pas, tentées sûrement, mais craintives. Je m'empare de deux touffes de « sabots-de-Vénus » piquetés comme des œufs de mésange, et je fais signe que j'attends. Anaïs se décide à m'imiter, se charge de deux géraniums doubles, Marie imite Anaïs, Luce aussi, et toutes les quatre, nous marchons prudemment. Près de la porte la peur nous ressaisit, absurde, nous nous pressons comme des brebis dans l'ouverture étroite de la porte, et nous courons jusqu'à l'École, où Mademoiselle nous accueille avec des cris de joie. Toutes à la fois, nous racontons l'odyssée. La Directrice, étonnée, reste un instant perplexe, et conclut avec insouciance : « Bah ! nous verrons bien ! Ce n'est qu'un prêt, en somme, – un peu forcé. » Nous n'avons jamais, jamais, entendu parler de rien, mais le père Caillavaut a hérissé de tessons et de fers de lance ses murs (ce vol nous a valu une certaine considération, ici on se connaît en brigandage). Nos fleurs furent placées au premier rang, et puis, ma foi, dans le tourbillon de l'arrivée ministérielle, on oublia complètement de les rendre ; elles embellirent le jardin de Mademoiselle.

Ce jardin est depuis pas mal de temps l'unique sujet de discorde entre Mademoiselle et sa grosse femme de mère ; celle-ci, restée tout à fait paysanne, bêche, désherbe, traque les escargots dans leurs derniers retranchements, et n'a pas d'autre idéal que de faire pousser des carrés de choux, des carrés de poireaux, des carrés de pommes de terre, – de quoi nourrir toutes les pensionnaires sans rien acheter, enfin. Sa fille, nature affinée, rêve de charmilles épaisses, de fleurs en buissons, de tonnelles enguirlandées de chèvre-feuille, – des plantes inutiles quoi ! De sorte qu'on peut voir tantôt la mère Sergent donner des coups de pioche méprisants aux petits vernis du Japon, aux bouleaux pleureurs, tantôt Mademoiselle danser d'un talon irrité sur les bordures d'oseille et les ciboulettes odorantes. Cette lutte nous tord de joie. Il faut être juste et reconnaître aussi que, partout ailleurs qu'au jardin et à la cuisine, madame Sergent s'efface complètement, ne paraît jamais en visite, ne donne pas son avis dans les discussions, et porte bravement le bonnet tuyauté.

Le plus amusant, en ce peu d'heures qui nous reste, c'est d'arriver à l'École et de repartir à travers les rues méconnaissables, transformées en allées de forêt, en décors de parc, tout embaumées de l'odeur pénétrante des sapins coupés. On dirait que les bois qui cernent Montigny l'ont envahi, sont venus, presque, l'ensevelir… On n'aurait pas rêvé, pour cette petite ville perdue dans les arbres, une parure plus jolie, plus seyante… Je ne peux pourtant pas dire plus « adéquate », c'est un mot que j'ai en horreur.

Les drapeaux, qui enlaidiront et banaliseront ces allées vertes, seront tous en place demain, et aussi les lanternes vénitiennes et les veilleuses de couleur. Tant pis !

On ne se gêne pas avec nous, les femmes et les gars nous appellent au passage : « Eh ! vous qui avez l'habitude, allons, venez nous ainder, un peu, à piquer des roses ! »

On « ainde » volontiers, on grimpe aux échelles ; mes camarades se laissent – mon Dieu ! pour le ministre ! – chatouiller un peu la taille et quelquefois les mollets ; je dois dire que jamais on ne s'est permis ces facéties sur la fille du « Monsieur aux limaces ». Aussi bien, avec ces gars qui n'y songent plus, la main tournée, c'est inoffensif et pas même blessant ; je comprends que les élèves de l'École se mettent au diapason. Anaïs permet toutes les libertés et soupire après les autres ; Féfed la descend de dessus l'échelle en la portant dans ses bras. Touchart, dit Zéro, lui fourre sous les jupes des branches de pin piquantes ; elle pousse des petits cris de souris prise dans une porte et ferme à demi des yeux pâmés, sans force pour même simuler une défense.

Mademoiselle nous laisse un peu reposer, de peur que nous ne soyons trop défraîchies pour le grand jour. Je ne sais pas d'ailleurs ce qui resterait à faire, tout est fleuri, tout est en place ; les fleurs coupées trempent à la cave dans des seaux d'eau fraîche, on les sèmera un peu partout au dernier moment. Nos trois bouquets sont arrivés ce matin dans une grande caisse fragile : Mademoiselle n'as pas voulu même qu'on la déclouât complètement, elle a enlevé une planche, soulevé un peu les papiers de soie qui enlinceulent les fleurs patriotiques, et l'ouate d'où sortait une odeur mouillée : tout de suite la mère Sergent a descendu à la cave la caisse légère où roulent des cailloux d'un sel que je ne connais pas, qui empêche les fleurs de se flétrir.

Soignant ses premiers sujets, la Directrice nous envoie, Anaïs, Marie, Luce et moi, nous reposer au jardin, sous les noisetiers. Affalées à l'ombre sur le banc vert, nous ne songeons pas à grand-chose ; le jardin bourdonne. Comme piquée par une mouche, Marie Belhomme sursaute et se met soudain à dérouler une des grosses papillotes qui grelottent depuis trois jours autour de sa tête :

– … s'tu fais ?

– Voir si c'est frisé, tiens !

– Et si ce n'était pas assez frisé ?

– Dame, j'y mettrais de l'eau ce soir en me couchant. Mais tu vois, c'est très frisé, c'est bien !

Luce imite son exemple et pousse un petit cri de déception :

– Ah ! C'est comme si je n'avais rien fait ! Ça tire-bouchonne au bout, et rien du tout en haut, ou presque rien !

Elle a en effet de ces cheveux souples et doux comme de la soie, qui fuient et glissent sous les doigts, sous les rubans, et ne font que ce qu'ils veulent.

– C'est tant mieux, lui dis-je, ça t'apprendra. Te voilà bien malheureuse de n'avoir pas la tête comme un rince-bouteilles !

Mais elle ne se console pas, et comme leurs voix m'ennuient, je m'en vais plus loin me coucher sur le sable, dans l'ombre que font les marronniers. Je ne me sens pas trois idées nettes, la chaleur, la fatigue…

Ma robe est prête, elle va bien… je serai jolie demain, plus que la grande Anaïs, plus que Marie : ce n'est pas difficile, ça fait plaisir tout de même… Je vais quitter l'école, papa m'enverra à Paris chez une tante riche et sans enfants, je ferai mon entrée dans le monde, et mille gaffes en même temps… Comment me passer de la campagne, avec cette faim de verdure qui ne me quitte guère ? Ça me paraît insensé de songer que je ne viendrai plus ici, que je ne verrai plus Mademoiselle, sa petite Aimée aux yeux d'or, plus Marie la toquée, plus Anaïs la rosse, plus Luce, gourmande de coups et de caresses… j'aurai du chagrin de ne plus vivre ici…

Et puis, pendant que j'ai le temps, je peux bien me dire quelque chose : c'est que Luce me plaît, au fond, plus que je ne veux me l'avouer : j'ai beau me répéter son peu de beauté vraie, sa câlinerie animale et traîtresse, la fourberie de ses yeux, n'empêche qu'elle possède un charme à elle, d'étrangeté, de faiblesse, de perversité encore naïve – et la peau blanche, et les mains fines au bout des bras ronds, et les pieds mignons. Mais jamais elle n'en saura rien ! Elle pâtit à cause de sa sœur que mademoiselle Sergent m'a enlevée de vive force. Plutôt que de rien avouer, je m'arracherais la langue !

Sous les noisetiers, Anaïs décrit à Luce sa robe de demain ; je me rapproche, en veine de mauvaiseté, et j'entends :

– Le col ? Il n'y en a pas, de col ! C'est ouvert en V devant et derrière, entouré d'une chicorée de mousseline de soie et fermé par un chou de ruban rouge…

– « Les choux rouges, dits frisés, demandent un terrain maigre et pierreux », nous enseigne l'ineffable Bérillon ; ça fera bien l'affaire, hein, Anaïs ? De la chicorée, des choux, c'est pas une robe, c'est un potager.

– Mademoiselle Claudine, si vous venez ici pour dire des choses aussi spirituelles, vous pouviez rester sur votre sable, on n'attendait pas après vous !

– Ne t'échauffe pas ; dis-nous comment est faite la jupe, de quels légumes on l'assaisonnera ? Je la vois d'ici, il y a une frange de persil autour !

Luce s'amuse de tout son cœur ; Anaïs se drape dans sa dignité et s'en va ; comme le soleil baisse, nous nous levons aussi.

À l'instant où nous fermons la barrière du jardin, des rires clairs jaillissent, se rapprochent, et mademoiselle Aimée passe, courant, pouffant, poursuivie par l'étonnant Rabastens qui la bombarde de fleurs de bignonier égrenées. Cette inauguration ministérielle autorise d'aimables libertés dans les rues, et à l'École aussi, paraît-il ! Mais mademoiselle Sergent vient derrière, pâlissante de jalousie et les sourcils froncés ; plus loin nous l'entendons appeler : « Mademoiselle Lanthenay, je vous ai demandé deux fois si vous aviez donné rendez-vous à vos élèves pour sept heures et demie. » Mais l'autre folle, ravie de jouer avec un homme et d'irriter son amie, court sans s'arrêter et les fleurs de pourpre s'accrochent à ses cheveux, glissent dans sa robe… Il y aura une scène ce soir.

À cinq heures, ces demoiselles nous rassemblent à grand-peine, éparses que nous sommes dans tous les coins de la maison. La Directrice prend le parti de sonner la cloche du déjeuner, et interrompt ainsi un galop furieux que nous dansions, Anaïs, Marie, Luce et moi, dans la salle du banquet, sous le plafond fleuri.

– Mesdemoiselles, crie-t-elle de sa voix des grands jours, vous allez rentrer chez vous tout de suite et vous coucher de bonne heure ! Demain matin, à sept heures et demie, vous serez toutes réunies ici, habillées, coiffées, de façon qu'on n'ait plus à s'occuper de vous ! On vous remettra des banderoles et des bannières ; mesdemoiselles Claudine, Anaïs et Marie prendront leurs bouquets… Le reste… vous le verrez quand vous y serez. Allez-vous-en, n'abîmez pas les fleurs en passant par les portes, et que je n'entende plus parler de vous jusqu'à demain matin !

Elle ajoute :

– Mademoiselle Claudine, vous savez votre compliment ?

– Si je le sais ! Anaïs me l'a fait répéter trois fois aujourd'hui.

– Mais… et la distribution des prix ! risque une voix timide.

– Ah ! la distribution des prix, on la fera quand on pourra ! Il est probable d'ailleurs que je vous donnerai simplement les livres ici, et qu'il n'y aura pas cette année de distribution publique, à cause de l'inauguration.

– Mais… les chœurs, l'Hymne à la Nature ?

– Vous les chanterez demain, devant le ministre. Disparaissez !

Cette allocution a consterné pas mal de petites filles qui attendaient la distribution des prix comme une fête unique dans l'année ; elles s'en vont perplexes et pas contentes sous les arceaux de verdure fleurie.

Les gens de Montigny, fatigués et fiers, se reposent assis sur les seuils et contemplent leur œuvre ; les jeunes filles usent le reste du jour qui s'éteint à coudre un ruban, à poser une dentelle au bord d'un décolletage improvisé, pour le grand bal de la Mairie, ma chère !

Demain matin, au jour, les gars sèmeront la jonchée sur le parcours du cortège, des herbes coupées, des feuilles vertes, mêlées de fleurs et de roses effeuillées. Et si le ministre Jean Dupuy n'est pas content, c'est qu'il sera trop difficile, zut pour lui !

Mon premier mouvement, en ouvrant ce matin les yeux, c'est de courir à la glace – dame, on ne sait pas, s'il m'était poussé une fluxion cette nuit ? Rassurée, je me toilette soigneusement : temps admirable, il n'est que six heures ; j'ai le temps de me fignoler. Grâce à la sécheresse de l'air, mes cheveux font bien « le nuage ». Petite figure toujours un peu pâlote et pointue, mais je vous assure, mes yeux et ma bouche ne sont pas mal. La robe bruit légèrement ; la jupe de dessus, en mousseline sans empois, ondule au rythme de la marche et caresse les souliers aigus. La couronne maintenant : Ah ! qu'elle me va bien ! Une petite Ophélie toute jeunette, avec des yeux cernés si drôlement !… Oui, on me disait, quand j'étais petite, que j'avais des yeux de grande personne ; plus tard, c'étaient des yeux « pas convenables » ; on ne peut pas contenter tout le monde et soi-même. J'aime mieux me contenter d'abord…

L'ennui, c'est ce gros bouquet serré et rond, qui va m'enlaidir. Bah ! puisque je le refile à Son Excellence…

Toute blanche, je m'en vais à l'École par les rues fraîches ; les gars, en train de « joncher », crient de gros, d'énormes compliments à la « petite mariée » qui s'enfuit, sauvage.

J'arrive en avance, et pourtant je trouve déjà une quinzaine de gamines, des petites de la campagne environnante, des fermes lointaines ; c'est habitué à se lever à quatre heures en été. Risibles et attendrissantes, la tête énorme à cause des cheveux gonflés en tortillons raides, elles restent debout pour ne pas chiffonner leurs robes de mousseline, trop passées au bleu, qui se boursouflent, rigides, nouées à la taille par des ceintures groseille ou indigo ; et leurs figures hâlées paraissent toutes noires dans ce blanc. À mon arrivée, elles ont poussé un petit « ah ! » vite contenu, et se taisent maintenant, très intimidées de leurs belles toilettes et de leur frisure, roulant dans leurs mains gantées de fil blanc un beau mouchoir où leur mère a versé du « senti-bon ».

Ces demoiselles ne paraissent pas, mais à l'étage supérieur j'entends des petits pas courir… Dans la cour débouchent des nuages blancs, enrubannés de rose, de rouge, de vert et de bleu ; toujours et toujours plus nombreuses, les gamines arrivent – silencieuses pour la plupart, parce que fort occupées à se toiser, à se comparer, et à pincer la bouche d'un air dédaigneux. On dirait un camp de Gauloises, ces chevelures flottantes, bouclées, crêpées, débordantes, presque toutes blondes… Une galopade dévale l'escalier, ce sont les pensionnaires – troupeau toujours isolé et hostile – à qui les robes de communiantes servent encore ; derrière elles descend Luce, légère comme un angora blanc, gentille avec ses boucles molles et mobiles, son teint de rose fraîche. Ne lui faudrait-il, comme à sa sœur, qu'une passion heureuse pour l'embellir tout à fait ?

– Comme tu es belle, Claudine ! Et ta couronne n'est pas du tout pareille aux deux autres. Ah ! que tu es heureuse d'être si jolie !

–Mais, mon petit chat, sais-tu que je te trouve, toi, tout à fait amusante et désirable avec tes rubans verts ? Tu es vraiment un bien curieux petit animal ! Où est ta sœur, et sa Mademoiselle ?

– Pas prêtes encore ; la robe d'Aimée s'attache sous le bras, tu penses ! C'est Mademoiselle qui la lui agrafe.

– Oui, ça peut durer quelque temps.

D'en haut, la voix de la sœur aînée appelle : « Luce, viens chercher les banderoles ! »

La cour s'emplit de petites et de grandes fillettes, et tout ce blanc, sous le soleil, blesse les yeux. (D'ailleurs trop de blancs différents qui se tuent les uns les autres.)

Voici Liline, avec son sourire inquiétant de Joconde sous ses ondulations dorées, et ses yeux glauques ; et cette jeune perche de « Maltide », couverte jusqu'aux reins d'une cascade de cheveux blé mûr ; la lignée des Vignale, cinq filles de huit à quatorze ans, toutes secouant des tignasses foisonnantes, comme teintes au henné – Jeannette, petite futée aux yeux malins, marchant sur deux tresses aussi longues qu'elle, blond foncé, pesantes comme de l'or sombre – et tant, et tant d'autres ; et sous la lumière éclatante ces toisons flamboient.

Marie Belhomme arrive, appétissante dans sa robe crème, rubans bleus, drôlette sous sa couronne de bleuets. Mais, bon Dieu, que ses mains sont grandes sous le chevreau blanc !

Enfin, voici Anaïs, et je soupire d'aise à la voir si mal coiffée, en plis cassants ; sa couronne de coquelicots pourpres trop près du front lui fait un teint de morte. Avec un touchant accord, Luce et moi, nous accourons au-devant d'elle, nous éclatons en concert de compliments : Ma chère, ce que tu es bien ! Tu sais, ma chère, décidément, rien ne te va comme le rouge, c'est tout à fait réussi ! »

Un peu défiante d'abord, Anaïs se dilate de joie, et nous opérons une entrée triomphale dans la classe où les gamines, au complet maintenant, saluent d'une ovation le vivant drapeau tricolore.

Un religieux silence s'établit : nous regardons descendre ces demoiselles posément, marche à marche, suivies de deux ou trois pensionnaires chargées de légers drapeaux au bout de grandes lances dorées. Aimée, dame, je suis forcée de le reconnaître, on la mangerait toute vive, tant elle séduit dans sa robe blanche en mohair brillant (une jupe sans couture derrière, rien que cela !) coiffée de paille de riz et de gaze blanche. Petit monstre, va !

Et Mademoiselle la couve des yeux, moulée dans la robe noire, brodée de branches mauves, que je vous ai décrite. Elle, la mauvaise rousse, elle ne peut être jolie, mais sa robe la serre comme un gant, et l'on ne voit que des yeux qui scintillent sous les ondes ardentes coiffées d'un chapeau noir extrêmement chic.

– Où est le drapeau ? demande-t-elle tout de suite.

Le drapeau s'avance, modeste et content de soi.

– C'est bien ! c'est… très bien ! Venez ici, Claudine… je savais bien que vous seriez à votre avantage. Et maintenant séduisez-moi ce ministre-là !

Elle examine rapidement tout son bataillon blanc, range une boucle ici, tire un ruban là, ferme la jupe de Luce, qui baîllait, renfonce dans le chignon d'Aimée une épingle glissante, et ayant tout scruté de son œil redoutable, saisit le faisceau des inscriptions variées : Vive la France ! Vive la République ! Vive la Liberté ! Vive le Ministre !… etc., en tout vingt drapeaux qu'elle distribue à Luce, aux Jaubert, à des élues qui s'empourprent d'orgueil, et tiennent la hampe comme un cierge, enviées des simples mortelles qui enragent.

Nos trois bouquets noués de flots tricolores, on les tire précieusement de leur ouate comme des bijoux. Dutertre a bien employé l'argent des fonds secrets ; je reçois une botte de camélias blancs, Anaïs une de camélias rouges : à Marie Belhomme échoit le gros bouquet de bleuets larges et veloutés – car la nature, n'ayant point prévu les réceptions ministérielles, a négligé de produire des camélias bleus. Les petites se poussent pour voir, et des bourrades s'échangent déjà, ainsi que des plaintes aigres.

– Assez ! crie Mademoiselle. Croyez-vous que j'ai le temps de faire la police ? Ici, le drapeau ! Marie à gauche, Anaïs à droite, Claudine au milieu, et marchez, descendez dans la cour un peu vite ! Il ferait beau voir que nous manquions l'arrivée du train ! Les porteuses d'oriflammes, suivez, quatre par quatre, les plus grandes en tête…

Nous descendons le perron, nous n'entendons plus, Luce et les plus grandes marchent derrière nous, les banderoles de leurs fanions claquent légèrement sur nos têtes ; suivies d'un piétinement de moutons nous passons sous l'arc de verdure… SOYEZ LES BIENVENUS !

Toute la foule qui nous attendait dehors, foule endimanchée, emballée, prête à crier « Vive n'importe quoi ! » pousse à notre vue un grand Ah ! de feu d'artifice. Fières comme de petits paons, les yeux baissés, et crevant de vanité dans notre peau, nous marchons doucement, le bouquet dans nos mains croisées, foulant la jonchée qui abat la poussière ; c'est seulement au bout de quelques minutes que nous échangeons des regards de côté et des sourires enchantés, tout épanouies.

– On a du goût{24} ! soupire Marie en contemplant les allées vertes où nous passons lentement, entre deux haies de spectateurs béants, sous les voûtes du feuillage qui tamisent le soleil, laissant filtrer un jour faux et charmant de sous-bois.

– Je te crois qu'on est bien ! On dirait que la fête est pour nous !

Anaïs ne souffle mot, trop absorbée dans sa dignité, trop occupée de chercher, parmi la foule qui s'écarte devant nous, les gars qu'elle connaît et qu'elle pense éblouir. Pas belle aujourd'hui, pourtant, dans tout ce blanc – non, pas belle ! mais ses yeux minces pétillent d'orgueil quand même. Au carrefour du Marché, on nous crie : « Halte ! » Il faut nous laisser rejoindre par l'école des garçons, toute une file sombre qu'on a une peine infinie à maintenir en rangs réguliers ; les gamins nous semblent aujourd'hui fort méprisables, hâlés et gauches dans leurs beaux habits ; leurs grosses mains pataudes lèvent des drapeaux.

Pendant la halte, nous nous sommes retournées toutes les trois, en dépit de notre importance : derrière nous, Luce et ses congénères s'appuient belliqueusement aux hampes de leurs fanions ; la petite rayonne de vanité et se tient droite comme Fanchette quand elle fait la belle ; elle rit tout bas de joie, incessamment ! Et jusqu'à perte de vue, sous les arceaux verts, robes bouffantes et chevelures gonflées, s'enfonce et se perd l'armée des Gauloises.

« En marche ! » Nous repartons, légères comme des roitelets, nous descendons la rue du Cloître et nous franchissons enfin cette muraille verte, faite d'ifs taillés aux ciseaux qui représente un château fort, et comme, sur la route, le soleil tape dur, on nous arrête dans l'ombre du petit bois d'acacias tout près de la ville ; nous attendrons là les voitures ministérielles. On se détend un peu.

– Ma couronne tient ? questionne Anaïs.

– Oui… juge toi-même.

Je lui passe une petite glace de poche, prudemment apportée, et nous vérifions l'équilibre de nos coiffures… La foule nous a suivies, mais, trop serrée dans le chemin, elle a éventré les haies qui la bordent, et piétiné les champs sans souci du regain. Les gars en délire portent des bottes de fleurs, des drapeaux, et aussi des bouteilles ! (Parfaitement, car je viens d'en voir un s'arrêter, renverser la tête et boire au goulot d'un litre.)

Les dames de la « Société » sont restées aux portes de la ville, assises qui sur l'herbe, qui sur des pliants, toutes sous des ombrelles. Elles attendront là, c'est plus distingué ; il ne sied pas de montrer trop d'empressement.

Là-bas flottent des drapeaux sur les toits rouges de la gare, vers où court la foule ; et son tumulte s'éloigne. Mademoiselle Sergent toute noire et son Aimée toute blanche, déjà essoufflées de nous surveiller et de trotter à côté de nous, en avant, en arrière, s'asseyent sur le talus, les jupes relevées par crainte de se verdir. Nous attendons debout, sans envie de parler – je repasse dans ma tête le petit compliment un peu zozo, œuvre d'Antonin Rabastens, que je réciterai tout à l'heure :

Monsieur le Ministre,

Les enfants des écoles de Montigny, parés des fleurs de leur terre natale…

(Si jamais on a vu ici des champs de camélias qu'on me le dise !)

… viennent à vous pleins de reconnaissance…

Poum !!! une fusillade qui éclate à la gare met debout nos institutrices.

Les cris du populaire nous arrivent en rumeur assourdie qui grandit tout de suite et se rapproche, avec un bruit confus de clameurs joyeuses, de piétinements multiples et de galopades de chevaux… Toutes tendues, nous guettons le détour de la route… Enfin, enfin, débouche l'avant-garde ; des gamins poussiéreux qui traînent des branches et braillent, puis des flots de gens, puis deux coupés qui miroitent au soleil, deux ou trois landaus d'où se lèvent des bras agitant des chapeaux… Nous n'avons plus que des yeux pour regarder… D'un trot ralenti les voitures se rapprochent, elles sont là, devant nous, avant que nous ayons eu le temps de nous reconnaître, quand s'ouvre à dix pas de nous la portière du premier coupé.

Un jeune homme en habit noir saute à terre et tend son bras sur lequel s'appuie le Ministre de l'Agriculture. Pas distinguée pour deux sous, l'Excellence, malgré le mal qu'elle se donne pour nous paraître imposante. Même je le trouve un peu ridicule, ce rogue petit monsieur à ventre de bouvreuil, qui éponge son front quelconque, et ses yeux durs, et sa courte barbe roussâtre, car il dégoutte de sueur. Dame, il n'est pas vêtu de mousseline blanche, lui, et le drap noir sous ce soleil…

Une minute de silence curieux l'accueille, et tout de suite des cris extravagants de « Vive le Ministre ! Vive l'Agriculture ! Vive la République !… » M. Jean Dupuy remercie d'un geste étriqué, mais suffisant. Un gros monsieur, brodé d'argent, coiffé d'un bicorne, la main sur la poignée de nacre d'une petite épée, vient se placer à la gauche de l'illustre, un vieux général à barbiche blanche, haut et voûté, le flanque du côté droit. Et l'imposant trio s'avance, grave, escorté d'une troupe d'habits noirs, à cordons rouges, à brochettes, à Medjidiés. Entre des épaules et des têtes, je distingue la figure triomphante de cette canaille de Dutertre, acclamé par la foule qui le choie en tant qu'ami du Ministre, en tant que futur député.

Je cherche des yeux Mademoiselle, je lui demande du menton et des sourcils : « Faut-il y aller du petit speech ? » Elle me fit signe que oui, et j'entraîne mes deux acolytes. Un silence surprenant s'établit soudain – mon Dieu ! Comment vais-je oser parler devant tout ce monde ? Pourvu que le sale trac ne m'étrangle pas ! – D'abord, bien ensemble, nous plongeons dans nos jupes, en une belle révérence qui fait faire « fuiiiii » à nos robes, et je commence, les oreilles tellement bourdonnantes que je ne m'entends pas :

Monsieur le Ministre,

Les enfants des écoles de Montigny, parés des fleurs de leur terre natale, viennent à vous, pleins de reconnaissance…

Et puis, je m'affermis tout de suite et je continue, détaillant la prose où Rabastens se porte garant de notre « inébranlable attachement aux institutions républicaines », aussi tranquille, maintenant, que si je récitais, en classe, La Robe, d'Eugène Manuel. D'ailleurs, le trio officiel ne m'écoute pas ; le Ministre songe qu'il meurt de soif, les deux autres grands personnages échangent tout bas des appréciations :

– Monsieur le Préfet, d'où sort donc ce petit portrait ?

– N'en sais rien, mon général, elle est gentille comme un cœur.

– Un petit primitif (lui aussi !) ; si elle ressemble à une fille du Fresnois, je veux qu'on me…

« Veuillez accepter ces fleurs du sol maternel ! » terminai-je en tendant mon bouquet à Son Excellence.

Anaïs, pincée comme toutes les fois qu'elle vise à la distinction, passe le sien au Préfet, et Marie Belhomme, pourpre d'émoi, offre le sien au général.

Le Ministre bredouille une réponse où je saisis les mots de « République… sollicitude du gouvernement… confiance dans l'attachement » ; il m'agace. Puis il reste immobile, moi aussi ; tout le monde attend, quand Dutertre se penchant à son oreille lui souffle : « Faut l'embrasser, voyons ! »

Alors il m'embrasse, mais maladroitement (sa barbe rêche me pique). La fanfare du chef-lieu rugit La Marseillaise, et, faisant volte-face, nous marchons vers la ville, suivies des porte-fanion ; le reste des écoles s'écarte pour nous laisser passer, et, devançant le cortège majestueux, nous passons sous le « chateau fort », nous rentrons sous les voûtes de verdure ; on crie, autour de nous, d'une manière aiguë, forcenée, nous ne semblons vraiment rien entendre ! Droites et fleuries, c'est nous trois qu'on acclame, autant que le Ministre… Ah ! si j'avais de l'imagination, je nous verrais tout de suite les trois filles du roi, entrant avec leur père dans une « bonne ville » quelconque ; les gamines en blanc sont nos dames d'honneur, on nous mène au tournoi, où les preux chevaliers se disputeront l'honneur de… Pourvu que ces gars de malheur n'aient pas trop rempli d'huile les veilleuses de couleur, dès ce matin. Avec les secousses que donnent aux mâts les gamins grimpés et hurlants, nous serions propres ! Nous ne nous parlons pas, nous n'avons rien à nous dire, assez occupées de cambrer nos tailles à l'usage des gens de Paris, et de pencher la tête dans le sens du vent, pour faire voler nos cheveux…

On arrive dans la cour des écoles, on fait halte, on se masse, la foule reflue de tous côtés, bat les murs et les escalade. Du bout des doigts, nous écartons assez froidement les camarades trop disposées à nous entourer, à nous noyer ; on échange d'aigres « Fais donc attention ! – Et toi, fais donc pas tant ta sucrée ! on t'a assez remarquée depuis ce matin ! » La grande Anaïs oppose aux moqueries un silence dédaigneux ; Marie Belhomme s'énerve, je me retiens tant que je peux d'ôter un de mes souliers découverts pour l'appliquer sur la figure de la plus rosse des Jaubert qui m'a sournoisement bousculée.

Le ministre, escorté du général, du préfet, d'un tas de conseillers, de secrétaires, de je ne sais pas bien quoi (je connais mal ce monde-là) qui fendent la foule, a gravi l'estrade et s'installe dans le beau fauteuil trop doré que le maire a tiré de son salon tout exprès. Maigre consolation pour le pauvre homme cloué chez lui par la goutte en ce jour inoubliable ! M. Jean Dupuy sue et s'éponge ; qu'est-ce qu'il ne donnerait pas pour être à demain ! Au fait, on le paie pour ça… Derrière lui, en demi-cercles concentriques, s'asseyent les conseillers généraux, le conseil municipal de Montigny… tous ces gens en nage, ça ne doit pas sentir très bon… Eh bien, et nous ? C'est fini, notre gloire ? On nous laisse là en bas, sans que personne nous offre seulement une chaise ? Trop fort ! « Venez, vous autres, on va s'asseoir. » Non sans peine nous nous ouvrons un passage jusqu'à l'estrade, nous, le drapeau, et toutes les porte-fanion. Là, la tête levée, je hèle à demi-voix Dutertre qui bavarde, penché au dossier de M. le Préfet, tout au bord de l'estrade : « Monsieur ! Hé, Monsieur ! Monsieur Dutertre, voyons !… Docteur ! » Il entend cet appel-là mieux que les autres et se penche souriant, montrant ses crocs ! « C'est toi ! Qu'est-ce que tu veux ? Mon cœur ? Je te le donne ! » Je pensais bien qu'il était déjà ivre.

– Non, Monsieur, j'aimerais bien mieux une chaise pour moi et d'autres pour mes camarades. On nous abandonne là toutes seules, avec les simples mortelles, c'est navrant.

– Ça crie justice, tout simplement ! Vous allez vous échelonner, assises sur les degrés, que les populations puissent au moins se rincer l'œil pendant que nous les embêterons avec nos discours. Montez toutes !

On ne se le fait pas répéter. Anaïs, Marie et moi nous grimpons les premières, avec Luce, les Jaubert, les autres porte-bannière derrière nous, embarrassées de leurs lances qui s'accrochent, s'enchevêtrent, et qu'elles tirent rageusement, les dents serrées et les yeux en dessous, parce qu'elles pensent que la foule s'amuse d'elles. Un homme – le sacristain – les prend en pitié et rassemble complaisamment les petits drapeaux qu'il emporte ; bien sûr, les robes blanches, les fleurs, les bannières, ont donné à ce brave homme l'illusion qu'il assistait à une Fête-Dieu un peu plus laïque et, obéissant à une longue habitude, il nous enlève nos cierges, je veux dire nos drapeaux, à la fin de la cérémonie.

Installées et trônantes, nous regardons la foule à nos pieds et les écoles devant nous, ces écoles aujourd'hui charmantes sous les rideaux de verdure, sous les fleurs, sous toute cette parure frissonnante qui dissimule leur aspect de casernes. Quant au vil peuple des camarades restées en bas debout, qui nous dévisage envieusement, se pousse du coude, et rit jaune, nous le dédaignons.

Sur l'estrade, on remue des chaises, on tousse, et nous nous détournons à demi pour voir l'orateur. C'est Dutertre, qui, debout au milieu, souple et agité, se prépare à parler, sans papier, les mains vides. Un silence profond s'établit. On entend, comme à la grand-messe, les pleurs aigus d'un mioche qui voudrait bien s'en aller, et, comme à la grand-messe, ça fait rire. Puis :

Monsieur le Ministre,

……………

Il ne parle pas plus de deux minutes ; son discours adroit et brutal, plein de compliments grossiers, de rosseries subtiles (dont je n'ai compris que le quart probablement) est terrible contre le député et gentil pour tout le reste des humains ; pour son glorieux Ministre et cher ami – ils ont dû faire de sales coups ensemble –, pour ses chers concitoyens, pour l'institutrice, « si indiscutablement supérieure, Messieurs, que le nombre des brevets, des certificats d'études obtenus par les élèves, me dispense de tout autre éloge… » (Mademoiselle Sergent, assise en bas, modestement baisse la tête sous son voile), pour nous-mêmes, ma foi : « fleurs portant des fleurs, drapeau féminin, patriotique et séduisant ». Sous ce coup inattendu, Marie Belhomme perd la tête et se cache les yeux de sa main, Anaïs renouvelle de vains efforts pour rougir, et je ne peux pas m'empêcher d'onduler sur mes reins. La foule nous regarde et nous sourit, et Luce cligne vers moi…

de la France et de la République !

Les applaudissements et les cris durent cinq minutes, violents à faire bzii dans les oreilles ; pendant qu'on se calme, la grande Anaïs me dit :

– Ma chère, tu vois Monmond ?

– Où donc ?… oui, je le vois. Eh bien, quoi ?

– Il regarde tout le temps la Joublin.

– Ça te donne des cors aux pieds ?

– Non, mais vrai ! Faut avoir de drôles de goûts ! Regarde-le donc ! Il la fait monter sur un banc, et il la soutient ! Je parie qu'il tâte si elle a les mollets fermes.

– Probable. Cette pauvre Jeannette, je ne sais pas si c'est l'arrivée du ministre qui lui donne tant d'émotion ! Elle est rouge comme tes rubans, et elle tressaille…

– Ma vieille, sais-tu à qui Rabastens fait la cour ?

– Non.

– Regarde-le, tu le sauras.

De vrai, le beau sous-maître considère obstinément quelqu'un… Et ce quelqu'un, c'est mon incorrigible Claire, vêtue de bleu pâle, dont les beaux yeux un peu mélancoliques se tournent complaisamment vers l'irrésistible Antonin… Bon ! Encore une fois pincée, ma sœur de communion ! Sous peu, j'entendrai des récits romanesques de rencontres, de joies, d'abandons… Dieu, que j'ai faim !

– Tu n'as pas faim, Marie ?

– Si, un peu.

– Moi, je meurs d'inanition. Tu l'aimes, toi, la robe neuve de la modiste ?

– Non, je trouve que c'est criard. Elle croit que tant plus que ça se voit, tant plus que c'est beau. La mairesse a commandé la sienne à Paris, tu sais ?

– Ça lui fait une belle jambe ! Elle porte ça comme un chien habillé. L'horlogère met encore son corsage d'il y a deux ans.

– Tiens ! Elle veut faire une dot à sa fille, elle a raison, c'te femme !

Le petit père Jean Dupuy s'est levé et commence la réplique d'une voix sèche, avec un air d'importance tout à fait réjouissant. Heureusement, il ne parle pas longtemps. On applaudit, nous aussi, tant que nous pouvons. C'est amusant, toutes ces têtes qui s'agitent, toutes ces mains qui battent en l'air, à nos pieds, toutes ces bouches noires qui crient… Et quel joli soleil là-dessus ! un peu trop chaud…

Remuement de chaises sur l'estrade, tous ces messieurs se lèvent, on nous fait signe de descendre, on mène manger le ministre, allons déjeuner !

Difficilement, ballottées dans la foule qui se pousse en remous contraires, nous finissons par sortir de la cour, sur la place où la cohue se desserre un peu. Toutes les petites filles blanches s'en vont, seules ou avec les mamans très fières qui les attendaient ; nous trois, aussi, nous allons nous séparer.

– Tu t'est amusée ? demande Anaïs.

– Sûr ! Ça s'est très bien passé, c'était joli !

– Eh bien moi, je trouve… Enfin, je croyais que ce serait plus drôle… Ça manquait un peu d'entrain, voilà !

– Tais-toi, tu me fais mal ! Je sais ce qui te manque, tu aurais voulu chanter quelque chose, toute seule sur l'estrade. La fête t'aurait tout de suite paru plus gaie.

– Va toujours, tu ne m'offenses pas ; on sait ce que ces compliments valent dans ta bouche !

– Moi, confesse Marie, jamais je ne me suis tant amusée. Oh ! ce qu'il a dit pour nous… Je ne savais plus où me musser !… À quelle heure revenons-nous ?

– À deux heures précises. Ça veut dire deux heures et demie, tu comprends bien que le banquet ne sera pas fini avant. Adieu, à tout à l'heure.

À la maison, papa me demande avec intérêt :

– Il a bien parlé, Méline ?

– Méline ! Pourquoi pas Sully ? C'est Jean Dupuy, voyons, papa !

– Oui, oui.

Mais il trouve sa fille jolie et se complaît à la regarder.

Après avoir déjeuné, je me relisse, je redresse les marguerites de ma couronne, je secoue la poussière de ma jupe de mousseline et j'attends patiemment deux heures, résistant de mon mieux à une forte envie de siester. Qu'il fera chaud là-bas, grand Dieu ! Fanchette, ne touche pas à ma jupe, c'est de la mousseline. Non, je ne te prends pas de mouches, tu ne vois donc pas que je reçois le Ministre ?

Je ressors ; les rues bourdonnent déjà et sonnent du bruit des pas qui, tous, descendent vers les écoles. On me regarde beaucoup, ça ne me déplaît pas. Presque toutes mes camarades sont déjà là quand j'arrive ; figures rouges, jupes de mousseline déjà froissées et aplaties, ça n'a plus le neuf de ce matin. Luce s'étire et bâille ; elle a déjeuné trop vite, elle a sommeil, elle a trop chaud, elle « se sent pousser des griffes ». Anaïs, seule, reste la même, aussi pâle, aussi froide, sans mollesse et sans émoi.

Ces demoiselles descendent enfin. Mademoiselle Sergent, les joues cuites, gronde Aimée qui a taché le bas de sa jupe avec du jus de framboise ; la petite gâtée boude et remue les épaules, et se détourne sans vouloir voir la tendre prière des yeux de son amie. Luce guette tout cela, rage et se moque.

– Voyons, y êtes-vous toutes ? gronde Mademoiselle qui, comme toujours, fait éclater sur nos têtes innocentes ses rancunes personnelles. Tant pis, partons, je n'ai pas envie de faire le pied de… d'attendre une heure ici. En rangs, et plus vite que ça !

La belle avance ! Sur cette énorme estrade, nous piétinons longtemps, car le Ministre n'en finit pas de prendre son café et les accessoires. La foule moutonne en bas et nous regarde en riant, des faces suantes de gens qui ont beaucoup déjeuné… Ces dames ont apporté des pliants ; l'aubergiste de la rue du Cloître a posé des bancs qu'il loue deux sous la place ; les gars et les filles s'y empilent et s'y poussent ; tous ces gens-là, gris, grossiers et rieurs, attendent patiemment en échangeant de fortes gaillardises, qu'ils s'envoient à distance avec des rires formidables. De temps en temps une petite fille blanche se fraie un passage jusqu'aux degrés de l'estrade, grimpe, se fait bousculer et reléguer aux derniers rangs par Mademoiselle, crispée de ces retards et qui ronge son frein sous sa voilette – enragée davantage à cause de la petite Aimée qui joue de ses longs cils et de ses beaux yeux pour un groupe de calicots, venus de Villeneuve à bicyclette.

Un grand « Ah ! » soulève la foule vers les portes de la salle du banquet qui viennent de s'ouvrir devant le ministre plus rouge, plus transpirant encore que ce matin, suivi de son escorte d'habits noirs. On s'écarte sur son passage avec déjà plus de familiarité, des sourires de connaissance ; il resterait ici trois jours que le garde champêtre lui taperait sur le ventre, en lui demandant un bureau de tabac pour sa bru qui a trois enfants, la pauv'fille, et pas de mari.

Mademoiselle nous masse sur le côté droit de l'estrade, car le ministre et ses comparses vont s'asseoir sur ce rang de sièges, pour nous mieux entendre chanter. Ces messieurs s'installent ; Dutertre, couleur de cuir de Russie, rit et parle trop haut, ivre, comme par hasard. Mademoiselle nous menace tout bas de châtiments effroyables si nous chantons faux, et allons-y de l'Hymne à la Nature :

Déjà l'horizon se colore

Des plus éclatantes lueurs ;

Allons, debout ; voici l'aurore !

Et le travail veut nos sueurs !

(S'il ne se contente pas des sueurs du cortège officiel, le travail, c'est qu'il est exigeant.)

Les petites voix se perdent un peu en plein air ; je m'évertue à surveiller à la fois la « seconde » et la « troisième ». M. Jean Dupuy suit vaguement la mesure en dodelinant de la tête, il a sommeil, il rêve au Petit Parisien. Des applaudissements convaincus le réveillent ; il se lève, s'avance et complimente gauchement Mademoiselle Sergent qui devient aussitôt farouche, regarde à terre et rentre dans sa coquille… Drôle de femme !

On nous déloge, on nous remplace par les élèves de l'école des garçons, qui viennent braire un chœur imbécile :

Sur sum corda ! Sur sum corda !

Haut les cœurs ! que cette devise

Soit notre cri de ralliement.

Éloignons tout ce qui divise

Pour marcher au but sûrement !

Arrière le froid égoïsme

Qui, mieux que les traîtres vendus,

Étouffe le patriotisme…, etc., etc.

Après eux, la fanfare du chef-lieu « l'Amicale du Fresnois » vient tapager. C'est bien ennuyeux, tout ça ! Si je pouvais trouver un coin tranquille. Et puis, comme on ne s'occupe plus du tout de nous, ma foi, je m'en vais sans le dire à personne, je rentre à la maison, je me déshabille et je m'étends jusqu'au dîner. Tiens, je serai plus fraîche au bal, donc !

à neuf heures, je respire la fraîcheur qui tombe enfin, debout sur le perron. En haut de la rue, sous l'arc de triomphe, mûrissent les ballons de papier en gros fruits de couleur. J'attends, toute prête et gantée, un capuchon blanc sous le bras, l'éventail blanc aux doigts, Marie et Anaïs qui viendront me chercher… Des pas légers, des voix connues descendent la rue, ce sont elles… Je proteste :

– Vous n'êtes pas folles ! Partir à neuf heures et demie pour le bal ! Mais la salle ne sera pas seulement allumée, c'est ridicule !

– Ma chère, Mademoiselle a dit : « Ça commencera à huit heures et demie, dans ce pays ils sont ainsi, on ne peut pas les faire attendre, ils se précipitent au bal sitôt la bouche essuyée ! » Voilà ce qu'elle a dit.

– Raison de plus pour ne pas imiter les gars et les gobettes d'ici ! Si les « habits noirs » dansent ce soir, ils arriveront vers onze heures, comme à Paris, et nous serons déjà défraîchies de danser ! Venez un peu dans le jardin avec moi.

Elles me suivent à contrecœur dans les allées sombres où ma chatte Fanchette, comme nous en robe blanche, danse après les papillons de nuit, cabriolante et folle… Elle se méfie en entendant des voix étrangères et grimpe dans un sapin, d'où ses yeux nous suivent, comme deux petites lanternes vertes. D'ailleurs, Fanchette me méprise : l'examen, l'inauguration des écoles – je ne suis plus jamais là, je ne lui prends plus de mouches, des quantités de mouches que j'enfilais en brochette sur une épingle à chapeau et qu'elle débrochait délicatement pour les manger, toussant parfois à cause d'une aile gênante arrêtée dans la gorge ; je ne lui donne plus que rarement du chocolat cru et des corps de papillons qu'elle adore, et il m'arrive d'oublier le soir de lui « faire sa chambre » entre deux Larousse. – Patience, Fanchette chérie ! J'aurai tout le temps de te tourmenter et de te faire sauter dans le cerceau, puisque, hélas ! je ne retournerai plus à l'École…

Anaïs et Marie ne tiennent pas en place, ne me répondent que par des oui et non distraits – les jambent leur formillent. Allons, partons donc puisqu'elles en ont tant envie ! « Mais vous verrez que ces demoiselles ne seront pas seulement descendues ! »

– Oh ! tu comprends, elles n'ont que le petit escalier intérieur à descendre pour se trouver dans la salle de bal ; elles jettent de temps en temps un coup d'œil par la petite porte, pour voir si c'est le vrai moment de faire leur entrée.

– Justement, si nous arrivons trop tôt, nous aurons l'air cruches, toutes seules, avec trois chats et un veau dans cette grande salle !

– Oh ! que tu es ennuyeuse, Claudine ! Tiens, s'il n'y a pas de monde, nous monterons chercher les pensionnaires par le petit escalier et nous redescendrons quand les danseurs seront arrivés !

– Comme ça, je veux bien.

Et moi qui redoutais le désert de cette grande salle ! Elle est déjà plus qu'à demi pleine de couples qui tournoient, aux sons d'un orchestre mixte (juché sur l'estrade enguirlandée dans le fond de la salle), un orchestre composé de Trouillard et d'autres violoneux, pistons et trombones locaux, mêlés à des parcelles de « l'Amicale du Fresnois », en casquettes galonnées. Tout ça souffle, racle et tape avec peu d'ensemble, mais énormément d'entrain.

Il faut nous frayer un passage à travers la haie des gens qui regardent et encombrent la porte d'entrée, ouverte à deux battants, car vous savez, le service d'ordre ici !… C'est là que s'échangent les remarques désobligeantes et les caquets sur les toilettes de jeunes filles, sur les appareillages fréquents des mêmes danseurs et danseuses :

– Ma chère, montrer sa peau comme ça ! c'est une petite catiche !

– Oui, et montrer quoi ? des os !

– Quatre fois, quatre fois qu'elle danse de suite avec Monmond ! Si j'étais que de sa mère, je te la « resouperais »{25} je te l'enverrais se coucher, moi !

– Ces messieurs de Paris, ça danse pas comme par ici.

– Ça, c'est vrai ! On dirait que ça a peur de se casser, si peu que ça se remue. À la bonne heure, les gars d'ici, ils se donnent du plaisir sans regarder à leur peine !

C'est la vérité, encore que Monmond, brillant danseur, se retienne de voltiger les jambes en X, « rapport à » la présence des gens de Paris. Beau cavalier, Monmond, et qu'on s'arrache ! Clerc de notaire, un visage de fille et des cheveux noirs bouclés, comment voulez-vous qu'on résiste ?

Nous opérons une entrée timide, entre deux figures de quadrille, et nous traversons posément la salle pour aller nous asseoir, trois petites filles bien sages, sur une banquette.

Je pensais bien, je voyais bien que ma toilette me seyait, que mes cheveux et ma couronne me faisaient une petite figure pas méprisable du tout – mais les regards sournois, les physionomies soudainement figées des jeunes filles qui se reposent et s'éventent m'en rendent certaine et je me sens mieux à mon aise. Je peux examiner la salle sans crainte.

Les « habits noirs », ah ! ils ne sont pas nombreux ! Tout le cortège officiel a pris le train de six heures ; adieu ministre, général, préfet et leur suite. Il reste juste cinq ou six jeunes gens, secrétaires quelconques, gentils d'ailleurs et de bonne façon, qui, debout dans un coin, paraissent s'amuser prodigieusement de ce bal comme, à coup sûr, ils n'en virent jamais. Le reste des danseurs ? Tous les gars et les jeunes gens de Montigny et des environs, deux ou trois en habit mal coupé, les autres en jaquette ; piètres accoutrements pour cette soirée qu'on a voulu faire croire officielle.

Comme danseuses rien que des jeunes filles, car, en ce pays primitif, la femme cesse de danser sitôt mariée. Elles se sont mises en frais, ce soir, les jeunesses ! Robes de gaze bleue, de mousseline rose, qui font paraître tout noirs ces teints vigoureux de petites campagnardes, cheveux trop lisses et pas assez bouffants, gants de fil blanc, et, quoi que prétendent les commères de la porte, pas assez de décolletage ; les corsages s'arrêtent trop tôt, là où ça devient blanc, ferme et rebondi.

L'orchestre avertit les couples de se joindre et, dans les coups d'éventail des jupes qui nous frôlent les genoux, je vois passer ma sœur de communion Claire, alanguie et toute gentille, aux bras du beau sous-maître Antonin Rabastens, qui valse avec furie, un œillet blanc à la boutonnière.

Ces demoiselles ne sont pas encore descendues (je surveille assidûment la petite porte de l'escalier dérobé, par où elles apparaîtront) quand un monsieur, un des « habits noirs », s'incline devant moi. Je me laisse emmener ; il n'est pas déplaisant, trop grand pour moi, solide, et il valse bien, sans trop me serrer, en me regardant d'en haut d'un air amusé…

Comme je suis bête ! Je n'aurais dû songer qu'au plaisir de danser, à la joie pure d'être invitée avant Anaïs qui lorgne mon cavalier d'un œil d'envie… et, de cette valse-là, je ne retire que du chagrin, une tristesse, niaise peut-être, mais si aiguë que je retiens mes larmes à grand-peine… Pourquoi ? Ah ! parce que… – non, je ne peux pas être sincère absolument, jusqu'au bout, je peux seulement indiquer… – je me sens l'âme tout endolorie, parce que, moi qui n'aime guère danser, j'aimerais danser avec quelqu'un que j'adorerais de tout mon cœur, parce que j'aurais voulu avoir là ce quelqu'un, pour me détendre à lui dire tout ce que je ne confie qu'à Fanchette ou à mon oreiller (et même pas à mon journal), parce que ce quelqu'un-là me manque follement, et que j'en suis humiliée, et que je ne me livrerai qu'au quelqu'un que j'aimerai et que je connaîtrai tout à fait, – des rêves qui ne se réaliseront jamais, quoi !

Mon grand valseur ne manque pas de me demander :

– Vous aimez la danse, Mademoiselle ?

– Non, Monsieur.

– Mais alors… pourquoi dansez-vous ?

– Parce que j'aime encore mieux ça que rien.

Deux tours en silence, et puis il reprend :

–– Est-ce qu'on peut constater que vos deux compagnes vous servent admirablement de repoussoirs ?

– Oh ! mon Dieu, oui, on peut. Marie est pourtant assez gentille.

– Vous dites ?

– Je dis que celle en bleu n'est pas laide.

– Je… ne goûte pas beaucoup ce genre de beauté… Me permettez-vous de vous inviter dès maintenant pour la prochaine valse ?

– Je veux bien.

– Vous n'avez pas de carnet ?

– Ça ne fait rien ; je connais tout le monde ici, je n'oublierai pas.

Il me ramène à ma place et n'a pas plus tôt tourné le dos qu'Anaïs me complimente par un « Ma chère ! » des plus pincés.

– Oui, c'est vrai qu'il est gentil, n'est-ce pas ? Et puis il est amusant à entendre parler, si tu savais !

– Oh ! on sait que tu as toutes les veines aujourd'hui ! Moi, je suis invitée pour la prochaine, par Féfed.

– Et moi, dit Marie qui rayonne, par Monmond ! Ah ! voilà Mademoiselle !

En effet, voilà même Mesdemoiselles. Dans la petite porte du fond de la salle elles s'encadrent tout à tour : d'abord la petite Aimée qui a mis seulement un corsage de soirée tout blanc, tout vaporeux, d'où sortent des épaules délicates et potelées, des bras fins et ronds, dans les cheveux, près de l'oreille, des roses blanches et jaunes avivent encore les yeux dorés – qui n'avaient pas besoin d'elles pour briller !

Mademoiselle Sergent, toujours en noir, mais pailleté, très peu décolletée sur une chair ambrée et solide, les cheveux mousseux faisant ombre ardente sur la figure disgraciée et laissant luire les yeux, n'est pas mal du tout. Derrière elle, serpente la file des pensionnaires, blanches, en robes montantes, quelconques ; Luce accourt vers moi me raconter qu'elle s'est décolletée, « en rentrant le haut de son corsage » malgré l'opposition de sa sœur. Elle a bien fait. Presque en même temps, Dutertre entre par la grande porte, rouge, excité et parlant trop haut.

À cause des bruits qui circulent en ville, on surveille beaucoup, dans la salle, ces entrées simultanées du futur député et de sa protégée. Ça ne fait pas un pli : Dutertre va droit à mademoiselle Sergent, la salue, et, comme l'orchestre commence une polka, il l'entraîne hardiment avec lui. Elle, rouge, les yeux demi-clos, ne dit mot et danse, gracieusement, ma foi ! Les couples se reforment et l'attention se détourne.

La Directrice reconduite à sa place, le délégué cantonal vient à moi, – attention flatteuse, très remarquée. Il mazurke violemment, sans valser, mais en tournant trop, en me serrant trop, en me parlant trop dans les cheveux :

– Tu es jolie comme les amours !

– D'abord, Docteur, pourquoi me tutoyez-vous ? Je suis assez grande.

– Non, je vais me gêner ? Voyez-moi cette grande personne !… Oh ! tes cheveux et cette couronne ! J'aimerais tant te l'enlever !

– Je vous jure que ce n'est pas vous qui me l'enlèverez.

– Tais-toi, ou je t'embrasse devant tout le monde !

– Ça n'étonnerait personne, on vous en a vu faire tant d'autres…

– C'est vrai. Mais pourquoi ne viens-tu pas me voir ? Ce n'est que la peur qui te retient, tu as des yeux de vice !… Va, va, je te rattraperai quelque jour ; ne ris pas, tu me fâcherais à la fin !

– Bah ! Ne vous faites pas si méchant, je ne vous crois pas.

Il rit en montrant les dents, et je pense en moi-même : « Cause toujours : l'hiver prochain, je serai à Paris, et tu ne m'y rencontreras guère ! »

Après moi, il s'en va tourner avec la petite Aimée, tandis que Monmond, en jaquette d'alpaga, m'invite. Je ne refuse pas, ma foi non ! Pourvu qu'ils aient des gants, je danse très volontiers avec les gars du pays (ceux que je connais bien), qui sont gentils avec moi, à leur façon. Et puis je redanse avec mon grand « habit noir » de la première valse, jusqu'au moment où je souffle un peu pendant un quadrille, pour ne pas devenir rouge et aussi parce que le quadrille me paraît ridicule. Claire me rejoint et s'assied, douce et languissante, attendrie ce soir, d'une mélancolie qui lui sied. Je l'interroge :

– Dis donc, on parle beaucoup de toi, à propos des assiduités du beau sous-maître ?

– Oh ! tu crois ?… On ne peut rien dire, puisqu'il n'y a rien.

– Voyons ! tu ne prétends pas faire de cachotteries avec moi ?

– Dieu non ! mais c'est la vérité qu'il n'y a rien… Tiens, nous nous sommes rencontrés deux fois, celle-ci, c'est la troisième, il parle d'une façon… captivante ! Et tout à l'heure il m'a demandé si je me promenais parfois le soir du côté de la Sapinière.

– On sait ce que ça veut dire. Tu vas répondre quoi ?

Elle sourit, sans parler, d'un air hésitant et convoiteur. Elle ira. C'est drôle, ces petites filles ! En voilà une qui, depuis l'âge de quatorze ans, jolie et douce, sentimentale et docile, se fait lâcher successivement par une demi-douzaine d'amoureux. Elle ne sait pas s'y prendre. Il est vrai que je ne saurais guère m'y prendre non plus, moi qui construis de si beaux raisonnements…

Un vague étourdissement me gagne, de tourner, et surtout de voir tourner. Presque tous les habits noirs sont partis, mais Dutertre qui tourbillonne avec emportement, danse avec toutes celles qu'il trouve gentilles, ou seulement très jeunes. Il les entraîne, les roule, les pétrit et les laisse ahuries, mais extrêmement flattées. À partir de minuit, le bal devient de minute en minute plus familier ; les « étrangers » partis, on se retrouve entre amis, le public de la guinguette à Trouillard, les jours de fête – seulement on est plus à l'aise dans cette grande salle gaiement décorée, et le lustre éclaire mieux que les trois lampes à pétrole du cabaret. La présence du docteur Dutertre n'est pas pour intimider les gars, bien au contraire, et déjà Monmond ne contraint plus ses pieds à glisser sur le parquet. Ils volent, ses pieds, ils surgissent au-dessus des têtes, ou s'éloignent follement l'un de l'autre, en « grands écarts » prodigieux. Les filles l'admirent et pouffent dans leurs mouchoirs parfumés d'eau de Cologne à bon marché. « Ma chère, qu'il est tordant ! Il n'y en pas un pareil ! »