Elle accepta que des jeunes femmes et leurs amis, que Kühn, son ancien tailleur retiré des affaires, l'invitassent dans leur loge ou à leur table. Mais les jeunes femmes lui témoignèrent une déférence qu'elle ne requérait pas et Kühn l'appela "ma chère amie", à quoi elle lui répondit dès la première agape :

"Kühn, décidément, ça ne vous va pas d'être client."

Elle rejoignit, comme on se réfugie, Patron, arbitre et directeur d'une entreprise de boxe. Mais Patron était marié à une jeune tenancière de bar, petite, terrible et jalouse autant qu'un ratier. Jusqu'à la place d'Italie Léa risqua, pour retrouver le sensible athlète, sa robe couleur dé saphir sombre alourdie d'or, ses paradis, ses bijoux imposants, ses cheveux d'acajou neuf. Elle respira l'odeur de sueur, de vinaigre et de térébenthine qu'exhalaient les "espoirs" entraînés par Patron et s'en alla, sûre de ne jamais revoir la salle vaste et basse où sifflait le gaz vert.

Ces essais qu'elle fit pour rentrer dans la vie remuante des désoeuvrés lui coûtèrent une fatigue qu'elle ne comprenait pas.

"Qu'est-ce que j'ai donc?"

Elle tâtait ses chevilles un peu gonflées le soir, mirait ses fortes dents à peine menacées de déchaussement, tâtait du poing, comme on percute un tonneau, ses poumons logés au large, son estomac joyeux. Quelque chose d'indicible, en elle, penchait, privé d'un étai absent, et l'entraînait tout entière. La baronne de la Berche, rencontrée dans un "zinc" où elle arrosait, d'un vin blanc de cochers, deux douzaines d'escargots, apprit enfin à Léa le retour de l'enfant prodigue au bercail, et l'aube d'un nouvel astre de miel sur le boulevard d'Inkermann. Léa écouta cette histoire morale avec indifférence. Mais elle pâlit d'une émotion pénible, le jour d'après, en reconnaissant une limousine bleue devant sa grille et Charlotte Peloux qui traversait la cour.

"Enfin! Enfin! Je te retrouve! Ma Léa! ma grande! Plus belle que jamais! Plus mince que l'an dernier! Attention, ma Léa, pas trop maigrir à nos âges! Comme ça, mais pas plus! Et même…. Mais quel plaisir de te revoir!"

Jamais la voix blessante n'avait paru si douce à Léa. Elle laissait parler Madame Peloux, rendait grâce à ce flot acide qui lui donnait du temps. Elle avait assis Charlotte Peloux dans un fauteuil bas sur pattes, sous la douce lumière du petit salon aux murs de soieries peintes, comme autrefois. Elle-même venait de reprendre machinalement la chaise à dossier raide qui l'obligeait à effacer les épaules et à relever le menton, comme autrefois. Entre elles, la table nappée d'une rugueuse broderie ancienne portait, comme autrefois, la grosse carafe taillée à demi pleine de vieille eau-de-vie, les verres en calices vibrants, minces comme une feuille de mica, l'eau glacée et les biscuits sablés….

"Ma grande! On va pouvoir se revoir tranquillement, tranquillement, pleurait Charlotte. Tu connais ma devise : fichez la paix à vos amis quand vous êtes dans les ennuis, ne leur faites part que de votre bonheur. Tout le temps que Chéri a fait l'école buissonnière, c'est exprès que je ne t'ai pas donné signe de vie, tu m'entends! A présent que tout va bien, que mes enfants sont heureux, je te le crie, je me jette dans tes bras, et nous recommençons notre bonne vie…."

Elle s'interrompit, alluma une cigarette, habile à ce genre de suspension autant qu'une actrice :

"… sans Chéri, naturellement.

—Naturellement", acquiesça Léa en souriant.

Elle contemplait, écoutait sa vieille ennemie avec une satisfaction ébahie. Ces grands yeux inhumains, cette bouche bavarde, ce bref corps replet et remuant, tout cela, en face d'elle, n'était venu que pour mettre sa fermeté à l'épreuve, l'humilier comme autrefois, toujours comme autrefois. Mais comme autrefois Léa saurait répondre, mépriser, sourire, se redresser. Déjà ce poids triste qui la chargeait hier et les jours d'avant semblait fondre. Une lumière normale, connue, baignait le salon et jouait dans les rideaux.

"Voilà, songea Léa allègrement. Deux femmes un peu plus vieilles que l'an passé, la méchanceté habituelle et les propos routiniers, la méfiance bonasse, les repas en commun; des journaux financiers le matin, des potins scandaleux l'après-midi,—il faut bien recommencer tout ça puisque c'est la vie, puisque c'est ma vie. Des Aldonzas et des La Berche, et des Lili et quelques vieux Messieurs sans foyer, tout le lot serré autour d'une table à jeu, où le verre de fine et le jeu de cartes vont voisiner, peut-être, avec une paire de petits chaussons, commencés pour un enfant qui vivra bientôt… Recommençons, puisque c'est dans l'ombre. Allons-y gaiement, puisque j'y retombe à l'aise comme dans l'empreinte d'une chute ancienne…."

Et elle s'installa, les yeux clairs et la bouche détendue, pour écouter
Charlotte Peloux qui parlait avidement de sa belle-fille.

"Tu le sais, toi, ma Léa, si l'ambition de toute ma vie a été la paix et la tranquillité? Eh bien, je les ai maintenant. La fugue de Chéri, en somme, c'est une gourme qu'il a jetée. Loin de moi l'idée de te le reprocher, ma Léa, mais reconnais que de dix-neuf à vingt-cinq ans, il n'a guère eu le temps de mener la vie de garçon? Eh bien, il l'a menée trois mois, quoi, la vie de garçon! La belle affaire!

—Ça vaut même mieux, dit Léa sans perdre son sérieux. C'est une assurance qu'il donne à sa jeune femme.

—Juste, juste le mot que je cherchais! glapit Mme Peloux, radieuse. Une assurance! Depuis ce jour-là, le rêve! Et tu sais, quand un Peloux rentre dans sa maison après avoir fait la bombe, il n'en ressort plus!

—C'est une tradition de famille?" demanda Léa.

Mais Charlotte ne voulut rien entendre.

"D'ailleurs, il y a été bien reçu, dans sa maison. Sa petite femme, ah! en voilà une, Léa…. Tu sais si j'en ai vu, des petites femmes, eh bien, je n'en ai pas vu une qui dame le pion à Edmée.

—Sa mère est si remarquable, dit Léa.

—Songe, songe, ma grande, que Chéri venait de me la laisser sur les bras pendant près de trois mois,—entre parenthèses, elle a eu de la chance que je sois là!

—C'est précisément ce que je pensais, dit Léa.

—Eh bien, ma chère, pas une plainte, pas une scène, pas une démarche maladroite, rien, rien! La patience même, la douceur, un visage de sainte, de sainte!

—C'est effrayant, dit Léa.

—Et tu crois que quand notre brigand d'enfant s'est amené un matin, tout souriant, comme s'il venait de faire un tour au Bois, tu crois qu'elle se serait permis une remarque? Rien! Pas ça! Aussi lui qui, au fond, devait se sentir un peu gêné….

—Oh! pourquoi? dit Léa.

—Tout de même, voyons…. Il a trouvé l'accueil charmant, et l'accord s'est fait dans leur chambre à coucher, pan, comme ça et sans attendre. Ah! je t'assure, il n'y a pas eu dans le monde, pendant cette heure-là, une femme plus heureuse que moi !

—Sauf Edmée, peut-être", suggéra Léa.

Mais Mme Peloux était toute âme et eut un superbe mouvement d'ailerons :

"A quoi vas-tu penser? Moi, je ne pensais qu'au foyer reconstruit."

Elle changea de ton, plissa l'oeil et la lèvre :

"D'ailleurs, je ne la vois pas bien, cette petite, dans le grand délire, et poussant le cri de l'extase. Vingt ans et des salières, peuh… à cet âge-là on bégaie. Et puis, entre nous, je crois sa mère froide.

—Ta religion de la famille t'égare", dit Léa.

Charlotte Peloux montra candidement le fond de ses grands yeux où on ne lisait rien.

"Non pas, non pas! l'hérédité, l'hérédité! J'y crois. Ainsi mon fils qui est la fantaisie même…. Comment, tu ne sais pas qu'il est la fantaisie même?

—J'aurai oublié, s'excusa Léa.

—Eh bien, je crois en l'avenir de mon fils. Il aimera son intérieur comme je l'aime, il gérera sa fortune, il aimera ses enfants comme je l'ai aimé….

—Ne prévois donc pas tant de choses tristes! pria Léa. Comment est-il, leur intérieur, à ces jeunes gens?

—Sinistre, piaula Mme Peloux. Sinistre! Des tapis violets! Violets! Une salle de bains noire et or. Un salon sans meubles, plein de vases chinois gros comme moi! Aussi, qu'est-ce qui arrive : ils ne quittent plus Neuilly. D'ailleurs, sans fatuité, la petite l'adore.

—Elle n'a pas eu de troubles nerveux?" demanda Léa avec sollicitude.

L'oeil de Charlotte Peloux étincela :

"Elle? pas de danger, nous avons affaire à forte partie.

—Qui ça, nous?

—Pardon, ma grande, l'habitude…. Nous sommes en présence de ce que j'appellerai un cerveau, un véritable cerveau. Elle a une manière de donner des ordres sans élever la voix, d'accepter les boutades de Chéri, d'avaler les couleuvres comme si c'était du lait sucré…. Je me demande vraiment, je me demande s'il n'y a pas là, dans l'avenir, un danger pour mon fils. Je crains, ma Léa, je crains qu'elle n'arrive à éteindre trop cette nature si originale, si….

—Quoi? il file doux? interrompit Léa. Reprends de ma fine, Charlotte, c'est de celle de Spéleïeff, elle a soixante-quatorze ans, on la donnerait à des bébés….

—Filer doux n'est pas le mot, mais il est… inter… impertur….

—Imperturbable?

—Tu l'as dit. Ainsi, quand il a su que je venais te voir….

—Comment, il le sait?"

Un sang impétueux bondit aux joues de Léa, et elle maudit son émotion fougueuse et le jour clair du petit salon. Mme Peloux, l'oeil suave, se repaissait du trouble de Léa.

"Mais bien sûr, il le sait. Faut pas rougir pour ça, ma grande! Es-tu enfant!

—D'abord, comment as-tu su que j'étais revenue?

—Oh, voyons, Léa, ne pose pas des questions pareilles. On t'a vue partout….

—Oui, mais Chéri, tu le lui as dit, alors, que j'étais revenue?

—Non, ma grande, c'est lui qui me l'a appris.

—Ah, c'est lui qui…. C'est drôle."

Elle entendait son cur battre dans sa voix et ne risquait pas de phrases longues.

"Il a même ajouté : "Madame Peloux, vous me ferez plaisir en allant prendre des nouvelles de Nounoune." Il t'a gardé une telle affection, cet enfant!

—C'est gentil!"

Mme Peloux, vermeille, semblait s'abandonner aux suggestions de la vieille eau-de-vie et parlait comme en songe, en balançant la tête. Mais son oeil mordoré demeurait ferme, acéré, et guettait Léa qui, droite, cuirassée contre elle-même, attendait, elle ne savait quel coup….

"C'est gentil, mais c'est bien naturel. Un homme n'oublie pas une femme comme toi, ma Léa. Et… veux-tu tout mon sentiment? tu n'aurais qu'un signe à faire pour que…."

Léa posa une main sur le bras de Charlotte Peloux :

"Je ne veux pas tout ton sentiment", dit-elle avec douceur.

Mme Peloux laissa tomber les coins de sa bouche :

"Oh! je te comprends, je t'approuve, soupira-t-elle d'une voix morne. Quand on a arrangé comme toi sa vie autrement…. Je ne t'ai même pas parlé de toi!

—Mais il m'a bien semblé que si….

—Heureuse?

—Heureuse.

—Grand amour? Beau voyage?… IL est gentil? Où est sa photo?…"

Léa, rassurée, aiguisait son sourire et hochait la tête :

"Non, non, tu ne sauras rien! Cherche!… Tu n'as donc plus de police,
Charlotte?

—Je ne me fie à aucune police, répliqua Charlotte. Ce n'est pas parce que celui-ci et celle-là m'auront raconté… que tu as éprouvé une nouvelle déception… que tu as eu de gros ennuis, même d'argent…. Non! non, moi, les ragots, tu sais ce que j'en fais!

—Personne ne le sait mieux que moi. Ma Lolotte, pars sans inquiétude. Dissipe celles de nos amis. Et souhaite-leur d'avoir réalisé la moitié du sac que j'ai fait sur les pétroles, de décembre à février."

Le nuage alcoolique qui adoucissait les traits de Mme Peloux s'envola; elle montra un visage net, sec, réveillé.

"Tu étais sur les pétroles! J'aurais dû m'en douter! Et tu ne me l'as pas dit!

—Tu ne me l'as pas demandé…. Tu ne pensais qu'à ta famille, c'est bien naturel….

—Je pensais aussi aux Briquettes comprimées, heureusement, flûta la trompette étouffée.

—Ah! tu ne me l'as pas dit non plus.

—Troubler un rêve d'amour? jamais! Ma Léa, je m'en vais, mais je reviendrai.

—Tu reviendras le jeudi, parce qu'à présent, ma Lolotte, tes dimanches
de Neuilly… finis pour moi. Veux-tu qu'on fasse des petits jeudis ici?
Rien que des bonnes amies, la mère Aldonza, notre Révérend-Père-la-
Baronne,—ton poker, enfin, et mon tricot….

—Tu tricotes?

—Pas encore, mais ça va venir. Hein?

—J'en saute de joie! Regarde-moi si je saute! Et tu sais, je n'en ouvre la bouche à personne, à la maison : le petit serait capable de venir te demander un verre de porto, le jeudi! Une bise encore, ma grande…. Dieu, que tu sens bon! Tu as remarqué que lorsqu'on arrive à avoir la peau moins tendue, le parfum y pénètre mieux? C'est bien agréable."

* * * * *

"Va, va…." Léa frémissante suivait du regard Mme Peloux qui traversait la cour. "Va vers tes méchants projets! Rien ne t'en empêchera. Tu te tords le pied? Oui, mais tu ne tomberas pas. Ton chauffeur qui est prudent ne dérapera pas, et ne jettera pas ta voiture contre un arbre. Tu arriveras à Neuilly, et tu choisiras ton moment,—aujourd'hui, demain, la semaine prochaine,—pour dire les paroles que tu ne devrais jamais prononcer. Tu essaieras de troubler ceux qui sont peut-être en repos. Le moins que tu puisses commettre, c'est de les faire un peu trembler, comme moi, passagèrement…."

Elle tremblait des jambes comme un cheval après la côte, mais elle ne souffrait pas. Le soin qu'elle avait pris d'elle-même et de ses répliques la réjouissait. Une vivacité agréable demeurait à son teint, à son regard, et elle pétrissait son mouchoir parce qu'il lui restait de la force à dépenser. Elle ne pouvait détacher sa pensée de Charlotte Peloux.

"Nous nous sommes retrouvées", se dit-elle, "comme deux chiens retrouvent
la pantoufle qu'ils ont l'habitude de déchirer. Comme c'est bizarre!
Cette femme est mon ennemie et c'est d'elle que me vient le réconfort.
Comme nous sommes liées…."

Elle rêva longtemps, craignant tour à tour et acceptant son sort. La détente de ses nerfs lui donna un sommeil bref. Assise et la joue appuyée, elle pénétra en songe dans sa vieillesse toute proche, imagina ses jours l'un à l'autre pareils, se vit en face de Charlotte Peloux et préservée longtemps, par une rivalité vivace qui raccourcissait les heures, de la nonchalance dégradante qui conduit les femmes mûres à négliger d'abord le corset, les teintures ensuite, enfin les lingeries fines. Elle goûta par avance les plaisirs scélérats du vieillard qui ne sont que lutte secrète, souhaits homicides, espoirs vifs et sans cesse reverdissants en des catastrophes qui n'épargneraient qu'un seul être, un seul point du monde,—et s'éveilla, étonnée, dans la lumière d'un crépuscule rose et pareil à l'aube.

"Ah! Chéri…" soupira-t-elle.

Mais ce n'était plus l'appel rauque et affamé de l'autre année, ni les larmes, ni cette révolte de tout le corps, qui souffre et se soulève quand un mal de l'esprit le veut détruire…. Léa se leva, frotta sa joue gaufrée par la broderie du coussin….

"Mon pauvre Chéri…. Est-ce drôle de penser qu'en perdant, toi ta vieille maîtresse usée, moi mon scandaleux jeune amant, nous avons perdu ce que nous possédions de plus honorable sur la terre…."

* * * * *

Deux jours passèrent après la visite de Charlotte Peloux. Deux jours gris qui furent longs à Léa et qu'elle supporta patiemment, avec une âme d'apprentie. "Puisqu'il faudra vivre ainsi", se disait-elle, "commençons". Mais elle y mettait de la maladresse et une sorte d'application superflue bien propre à décourager son noviciat. Le second jour elle avait voulu sortir, aller à pied jusqu'aux Lacs, vers onze heures du matin.

"J'achèterai un chien, projeta-t-elle. Il me tiendra compagnie et m'obligera à marcher." Et Rose avait dû chercher, au fond des placards d'été, une paire de bottines jaunes à semelles fortes, un costume un peu bourru qui sentait l'alpe et la forêt. Léa sortit, avec l'allure résolue qu'imposent, à ceux qui les portent, certaines chaussures et certains vêtements d'étoffe rude.

"Il y a dix ans, j'aurais risqué une canne", se dit-elle. Encore tout près de sa maison, elle entendit derrière elle un pas léger et rapide qu'elle crut reconnaître. Une crainte stupéfiante, qu'elle n'eut pas le temps de chasser, l'engourdit presque et ce fut malgré elle qu'elle se laissa rejoindre, puis distancer, par un inconnu jeune et pressé qui ne la regarda pas.

Elle respira, soulagée :

"Je suis trop bête!"

Elle acheta un oeillet sombre pour sa jaquette et repartit. Mais devant elle, à trente pas, plantée droite dans la brume diaphane qui couvrait les gazons de l'avenue, une silhouette masculine attendait.

"Pour le coup, je connais cette coupe de veston et la façon de faire tournoyer la canne…. Ah! non merci, je ne veux pas qu'il me revoie chaussée comme un facteur et avec une jaquette qui me grossit. A tant faire que de le rencontrer, j'aime mieux qu'il me voie autrement, lui qui n'a jamais pu supporter le marron, d'abord…. Non, non, je rentre, je…."

A ce moment l'homme qui attendait héla un taxi vide, y monta et passa devant Léa; c'était un jeune homme blond qui portait une petite moustache courte. Mais Léa ne sourit pas et n'eut plus de soupir d'aise, elle tourna les talons et rentra chez elle.

"Une de ces flemmes, Rose…. Donne-moi mon tea-gown fleur-de-pêcher, le nouveau, et la grande chape brodée sans manches. J'étouffe dans tous ces lainages."

"Ce n'est pas la peine d'insister, songeait Léa. Deux fois de suite, ce n'était pas Chéri; la troisième fois c'aurait été lui. Je connais ces petites embûches-là. Il n'y a rien à faire contre, et aujourd'hui je ne me sens pas d'attaque, je suis molle."

Elle se remit, toute la journée, à ses patients essais de solitude. Cigarettes et journaux l'amusèrent, après le déjeuner, et elle accueillit avec une courte joie un coup de téléphone de la baronne de la Berche, puis un autre de Spéleïeff, son ancien amant, le beau maquignon, qui l'avait vue passer la veille et offrit de lui vendre une paire de chevaux.

Il y eut ensuite une longue heure de silence total à faire peur.

"Voyons, voyons…."

Elle marchait, les mains aux hanches, suivie par la traîne magnifique d'une grande chape brodée d'or et de roses qui laissait ses bras nus.

"Voyons, voyons… tâchons de nous rendre compte. Ce n'est pas au moment où ce gosse ne me tient plus au coeur que je vais me laisser démoraliser. Il y a six mois que je vis seule. Dans le Midi, je m'en tirais très bien. D'abord, je changeais de place. Et ces relations de Riviera ou des Pyrénées avaient du bon, leur départ me laissait une telle impression de fraîcheur…. Des cataplasmes d'amidon sut une brûlure : ça ne guérit pas, mais ça soulage à condition de les renouveler tout le temps. Mes six mois de déplacements, c'est l'histoire de l'horrible Sarah Cohen, qui a épousé un monstre : "Chaque fois que je le regarde, dit-elle, je crois que je suis jolie."

"Mais avant ces six mois-là, je savais ce que c'était que de vivre seule. Comment est-ce que j'ai vécu, après que j'ai quitté Spéleïeff, par exemple? Ah oui, on s'est baladés ferme dans des bars et des bistrots avec Patron, et tout de suite j'ai eu Chéri. Mais avant Spéleïeff, le petit Lequellec m'a été arraché par sa famille qui le mariait… pauvre petit, ses beaux yeux pleins de larmes…. Après lui, je suis restée seule quatre mois, je me rappelle. Le premier mois, j'ai bien pleuré! Ah! non, c'est pour Bacciocchi que j'ai tant pleuré. Mais quand j'ai eu fini de pleurer, on ne pouvait plus me tenir tant j'étais contente d'être seule. Oui! Mais à l'époque de Bacciocchi j'avais vingt-huit ans, et trente après Lequellec, et entre eux, j'ai connu… peu importe. Après Spéleïeff, j'étais dégoûtée de tant d'argent mal dépensé. Tandis qu'après Chéri, j'ai… j'ai cinquante ans, et j'ai commis l'imprudence de le garder sept ans."

Elle fronça le front, s'enlaidit par une moue maussade.

"C'est bien fait pour moi, on ne garde pas un amant sept ans à mon âge. Sept ans! Il m'a gâché ce qui restait de moi. De ces sept ans-là, je pouvais tirer deux ou trois petits bonheurs si commodes, au lieu d'un grand regret…. Une liaison de sept ans, c'est comme de suivre un mari aux colonies : quand on en revient, personne ne vous reconnaît et on ne sait plus porter la toilette."

Pour ménager ses forces, elle sonna Rose et rangea avec elle la petite armoire aux dentelles. La nuit vint, qui fit éclore les lampes et rappela Rose aux soins de la maison.

"Demain, se dit Léa, je demande l'auto et je file visiter le haras normand de Spéleïeff. J'emmène la mère La Berche si elle veut, ça lui évoquera ses anciens équipages. Et, ma foi, si le cadet Spéleïeff me fait de l'oeil, je ne dis pas que…."

Elle se donna la peine de sourire d'un air mystérieux et tentateur, pour abuser les fantômes qui pouvaient errer autour de la coiffeuse et du lit formidable qui brillait dans l'ombre. Mais elle se sentait toute froide, et pleine de mépris pour la volupté d'autrui.

Son dîner de poisson fin et de pâtisseries fut une récréation. Elle remplaça le bordeaux par un champagne sec et fredonna en quittant la table. Onze heures la surprirent comme elle mesurait, avec une canne, la largeur des panneaux entre-fenêtres de sa chambre, où elle projetait de remplacer tous les grands miroirs par des toiles anciennes, peintes de fleurs et de balustres. Elle bâilla, se gratta la tête et sonna pour sa toilette de nuit. Pendant que Rose lui enlevait ses longs bas de soie, Léa considérait sa journée vaincue, effeuillée dans le passé, et qui lui plaisait comme un pensum achevé. Abritée, pour la nuit, du péril de l'oisiveté, elle escomptait les heures de sommeil et celles de l'insomnie, car l'inquiet recouvre, avec la nuit, le droit de bâiller haut, de soupirer, de maudire la voiture du laitier, les boueux et les passereaux.

Durant sa toilette de nuit, elle agita des projets inoffensifs qu'elle ne réaliserait pas.

"Aline Mesmacker a pris un bar-restaurant et elle y fait de l'or…. Évidemment, c'est une occupation, en même temps qu'un placement…. Mais je ne me vois pas à la caisse, et si on prend une gérante, ce n'est plus la peine. Dora et la grosse Fifi tiennent ensemble une boîte de nuit, m'a dit la mère La Berche. C'est tout à fait la mode. Et elles mettent des faux cols et des jaquettes-smoking pour attirer une clientèle spéciale. La grosse Fifi a trois enfants à élever, c'est une excuse…. Il y a aussi Kühn qui s'ennuie et qui prendrait bien mes capitaux pour fonder une nouvelle maison de couture…."

Toute nue et teintée de rose brique par les reflets de sa salle de bains pompéienne, elle vaporisait sur elle son parfum de santal, et dépliait avec un plaisir inconscient une longue chemise de soie.

"Tout ça, c'est des phrases. Je sais parfaitement que je n'aime pas travailler. Au lit, Madame! Vous n'aurez jamais d'autre comptoir, et les clients sont partis. "

Elle s'enveloppa dans une gandoura blanche que sa doublure colorée imprégnait d'une lumière rose insaisissable et retourna à sa coiffeuse. Ses deux bras levés peignèrent et soutinrent ses cheveux durcis par la teinture, et encadrèrent son visage fatigué. Ils demeuraient si beaux, ses bras, de l'aisselle pleine et musclée jusqu'au poignet rond, qu'elle les contempla un moment.

"Belles anses, pour un si vieux vase!"

Elle planta d'une main négligente un peigne blond sur sa nuque et choisit sans grand espoir un roman policier sur un rayon, dans un cabinet obscur. Elle n'avait pas le goût des reliures et ne s'était jamais déshabituée de reléguer ses livres au fond des placards, avec les cartons vides et les boîtes de pharmacie.

Comme elle lissait, penchée, la batiste fine et froide de son grand lit ouvert, le gros timbre de la cour retentit. Ce son grave, rond, insolite, offensa l'heure de minuit.

"Ça, par exemple…" dit-elle tout haut.

Elle l'écoutait, la bouche entrouverte, en retenant son souffle. Un second coup parut plus ample encore que le premier et Léa courut, dans un geste instinctif de préservation et de pudeur, se poudrer le visage. Elle allait sonner Rose quand elle entendit la porte du perron claquer, un bruit de pas dans le vestibule et dans l'escalier, deux voix mêlées, celle de la femme de chambre et une autre voix. Elle n'eut pas le temps de prendre une résolution, la porte s'ouvrit sous une main brutale : Chéri était devant elle, en pardessus ouvert sur son smoking, le chapeau sur la tête, pâle et l'air mauvais.

Il s'adossa à la porte refermée et ne bougea pas. Il ne regardait pas particulièrement Léa mais toute la chambre, d'une manière errante et comme un homme que l'on va attaquer.

Léa, qui avait pourtant tremblé le matin pour une silhouette devinée dans le brouillard, ne ressentait pas encore d'autre trouble que le déplaisir d'une femme surprise à sa toilette. Elle croisa son peignoir, assujettit son peigne, chercha du pied une pantoufle tombée. Elle rougit, mais quand le sang quitta ses joues, elle avait déjà repris l'apparence du calme. Elle releva la tête et parut plus grande que ce jeune homme accoté, tout noir, à la porte blanche.

"En voilà une manière d'entrer, dit-elle assez haut. Tu pourrais ôter ton chapeau, et dire bonjour.

—Bonjour", dit Chéri d'une voix rogue.

Le son de la voix sembla l'étonner, il regarda plus humainement autour de lui, une sorte de sourire descendit de ses yeux à sa bouche et il répéta avec douceur :

"Bonjour…."

Il ôta son chapeau et fit deux ou trois pas.

"Je peux m'asseoir?

—Si tu veux", dit Léa.

Il s'assit sur un pouf et vit qu'elle restait debout.

"Tu t'habillais? Tu ne sors pas?"

Elle fit signe que non, s'assit loin de lui, prit un polissoir et ne parla pas. Il alluma une cigarette et demanda la permission de fumer après qu'elle fut allumée.

"Si tu veux", répéta Léa indifférente.

Il se tut et baissa les yeux. La main qui tenait sa cigarette tremblait légèrement, il s'en aperçut et reposa cette main sur le bord d'une table. Léa soignait ses ongles avec des mouvements lents et jetait de temps en temps un bref regard sur le visage de Chéri, surtout sur les paupières abaissées et la frange sombre des cils.

"C'est toujours Ernest qui m'a ouvert la porte, dit enfin Chéri.

—Pourquoi ne serait-il pas Ernest? Est-ce qu'il fallait changer mon personnel parce que tu te mariais?

—Non…. N'est-ce pas, je disais ça…."

Le silence retomba. Léa le rompit.

"Puis-je savoir si tu as l'intention de rester longtemps sur ce pouf? Je ne te demande même pas pourquoi tu te permets d'entrer chez moi à minuit….

—Tu peux me le demander", dit-il vivement.

Elle secoua la tête :

"Ça ne m'intéresse pas."

Il se leva avec force, faisant rouler le pouf derrière lui et marcha sur Léa. Elle le sentit penché sur elle comme s'il allait la battre, mais elle ne recula pas. Elle pensait : "De quoi pourrais-je bien avoir peur, en ce monde?"

"Ah! tu ne sais pas ce que je viens faire ici? Tu ne veux pas savoir ce que je viens faire ici?"

Il arracha son manteau, le lança à la volée sur la chaise longue et se croisa les bras, en criant de tout près dans la figure de Léa, sur un ton étouffé et triomphant :

"Je rentre!"

Elle maniait une petite pince délicate qu'elle ferma posément avant de s'essuyer les doigts. Chéri retomba assis, comme s'il venait de dépenser toute sa force.

"Bon, dit Léa. Tu rentres. C'est très joli. Qui as-tu consulté pour ça?

—Moi", dit Chéri.

Elle se leva à son tour pour le dominer mieux. Les battements de son cur calmé la laissaient respirer à l'aise et elle voulait jouer sans faute.

"Pourquoi ne m'as-tu pas demandé mon avis? Je suis une vieille camarade qui connaît tes façons de petit rustre. Comment n'as-tu pas pensé qu'en entrant ici tu pouvais gêner… quelqu'un?"

La tête baissée, il inspecta horizontalement la chambre, ses portes closes, le lit cuirassé de métal et son talus d'oreillers luxueux. Il ne vit rien d'insolite, rien de nouveau et haussa les épaules. Léa attendait mieux et insista :

"Tu comprends ce que je veux dire?

—Très bien, répondit-il. "Monsieur" n'est pas rentré? "Monsieur" découche?

—Ce ne sont pas tes affaires, petit", dit-elle tranquillement.

Il mordit sa lèvre et secoua nerveusement la cendre de sa cigarette dans une coupe à bijoux.

"Pas là-dedans, je te le dis toujours! cria Léa. Combien de fois faudra- t-il que…?"

Elle s'interrompit en se reprochant d'avoir repris malgré elle le ton des disputes familières. Mais il n'avait pas paru l'entendre et examinait une bague, une émeraude achetée par Léa pendant son voyage.

"Qu'est-ce… qu'est-ce que c'est que ça? bredouilla-t-il.

—Ça? c'est une émeraude.

—Je ne suis pas aveugle! Je veux dire : qui est-ce qui te l'a donnée?

—Tu ne connais pas.

—Charmant!" dit Chéri, amer.

L'accent rendit à Léa toute son autorité et elle se permit le plaisir d'égarer un peu plus celui qui lui laissait l'avantage.

"N'est-ce pas qu'elle est charmante? On m'en fait partout compliment. Et la monture, tu as vu, cette poussière de brillants qui….

—Assez!" gueula Chéri avec fureur, en abattant son poing sur la table fragile.

Des roses s'effeuillèrent au choc, une coupe de porcelaine glissa sans se briser sur l'épais tapis. Léa étendit vers le téléphone une main que Chéri d'un bras rude :

"Qu'est-ce que tu veux à ce téléphone?

—Téléphoner au commissariat", dit Léa.

Il lui prit les deux bras, feignit la gaminerie en la poussant loin de l'appareil.

"Allez, allez, ça va bien, pas de blagues! On ne peut rien dire sans que tout de suite tu fasses du drame…."

Elle s'assit et lui tourna le dos. Il restait debout, les mains vides, et sa bouche entrouverte et gonflée était celle d'un enfant boudeur. Une mèche noire couvrait son sourcil. Dans un miroir, à la dérobée, Léa l'épiait; mais il s'assit et son visage disparut du miroir. A son tour, Léa sentit, gênée, qu'il la voyait de dos, élargie par la gandoura flottante. Elle revint à sa coiffeuse, lissa ses cheveux, replanta son peigne, ouvrit comme par distraction un flacon de parfum. Chéri tourna la tête vers l'odeur.

"Nounoune!" appela-t-il.

Elle ne répondit pas.

"Nounoune!

—Demande pardon", commanda-t-elle sans se retourner.

Il ricana :

"Penses-tu!

—Je ne te force pas. Mais tu vas t'en aller. Et tout de suite….

—Pardon! dit-il promptement, hargneux.

—Mieux que ça!

—Pardon, répéta-t-il, tout bas.

—A la bonne heure!"

Elle revint à lui, passa sur la tête inclinée une main légère :

"Allons, raconte."

Il tressaillit et secoua la caresse :

"Qu'est-ce que tu veux que je te raconte? Ce n'est pas compliqué. Je rentre ici, voilà.

—Raconte, va, raconte."

Il se balançait sur son siège en serrant ses mains entre ses genoux, et levait la tête vers Léa mais sans la regarder. Elle voyait battre les narines blanches de Chéri, elle entendait une respiration rapide qui essayait de se discipliner. Elle n'eut qu'à dire encore une fois : "Allons, raconte…" et à le pousser du doigt comme pour le faire tomber. Il appela :

"Nounoune chérie! Nounoune chérie!" et se jeta contre elle de toutes ses forces, étreignant les hautes jambes qui plièrent. Assise, elle le laissa glisser à terre et se rouler sur elle avec des larmes, des paroles désordonnées, des mains tâtonnantes qui s'accrochaient à ses dentelles, à son collier, cherchaient sous la robe la forme de son épaule et la place de son oreille sous ses cheveux.

"Nounoune chérie! je te retrouve! ma Nounoune! ô ma Nounoune, ton épaule, et puis ton même parfum, et ton collier, ma Nounoune, ah! c'est épatant…. Et ton petit goût de brûlé dans les cheveux, ah! c'est… c'est épatant…."

Il exhala, renversé, ce mot stupide comme le dernier souffle de sa poitrine. A genoux, il serrait Léa dans ses bras, et lui offrait son front ombragé de cheveux, sa tremblante bouche mouillée de larmes, et ses yeux d'où la joie coulait en pleurs lumineux. Elle le contempla si profondément, avec un oubli si parfait de tout ce qui n'était pas lui, qu'elle ne songea pas à lui donner un baiser. Elle noua ses bras autour du cou de Chéri, et elle le pressa sans rigueur, sur le rythme des mots qu'elle murmurait :

"Mon petit… mon méchant…. Te voilà…. Te voilà revenu…. Qu'as-tu fait encore? Tu es si méchant… ma beauté…."

Il se plaignait doucement à bouche fermée, et ne parlait plus guère : il écoutait Léa et appuyait sa joue sur son sein. Il supplia : "Encore!" lorsqu'elle suspendit sa litanie tendre, et Léa, qui craignait de pleurer aussi, le gronda sur le même ton :

"Mauvaise bête…. Petit satan sans coeur…. Grande rosse, va…."

Il leva vers elle un regard de gratitude :

"C'est ça, engueule-moi! Ah! Nounoune…."

Elle l'écarta d'elle pour le mieux voir :

"Tu m'aimais donc?"

Il baissa les yeux avec un trouble enfantin :

"Oui, Nounoune."

Un petit éclat de rire étranglé, qu'elle ne put retenir avertit Léa qu'elle était bien près de s'abandonner à la plus terrible joie de sa vie. Une étreinte, la chute, le lit ouvert, deux corps qui se soudent comme les deux tronçons vivants d'une même bête coupée…. "Non, non, se dit-elle, pas encore, oh! pas encore…."

"J'ai soif, soupira Chéri. Nounoune, j'ai soif…."

Elle se leva vite, tâta de la main la carafe tiédie et sortit pour revenir aussitôt. Chéri, pelotonné à terre, avait posé sa tête sur le pouf.

"On t'apporte de la citronnade, dit Léa. Ne reste pas là. Viens sur la chaise longue. Cette lampe te gêne?"

Elle frémissait du plaisir de servir et d'ordonner. Elle s'assit au fond de la chaise longue et Chéri s'y étendit à demi contre elle.

"Tu vas me dire un peu, maintenant…."

L'entrée de Rose l'interrompit. Chéri, sans se lever, tourna languissamment la tête vers Rose :

"… 'jour, Rose.

—Bonjour, Monsieur, dit Rose discrètement.

—Rose, je voudrais pour demain matin neuf heures….

—Des brioches et du chocolat", acheva Rose.

Chéri referma les yeux avec un soupir de bien-être :

"Extra-lucide!… Rose, où est-ce que je m'habille demain matin?

—Dans le boudoir, répondit Rose complaisante. Seulement il faudra sans doute que je fasse retirer le canapé et qu'on remette le nécessaire de toilette comme avant?…"

Elle consultait de l'oeil Léa, orgueilleusement étalée et qui soutenait, tandis qu'il buvait, le torse de son "nourrisson méchant".

"Si tu veux, dit Léa. On verra. Remonte, Rose."

Rose s'en alla et pendant le moment de silence qui suivit, on n'entendit qu'un confus murmure de brise, et le cri d'un oiseau que trompait le clair de lune.

"Chéri, tu dors?"

Il fit son grand soupir de chien de chasse.

"Oh! non, Nounoune, je suis trop bien pour dormir.

—Dis-moi, petit…. Tu n'as pas fait de mal, là-bas?

—Chez moi? Non, Nounoune. Pas du tout, je te jure.

—Une scène?"

Il la regardait d'en bas, sans relever sa tête confiante.

"Mais non, Nounoune. Je suis parti parce que je suis parti. La petite est très gentille, il n'y a rien eu.

—Ah!

—Je ne mettrais pas ma main au feu qu'elle n'a pas eu une idée, par exemple. Elle avait ce soir ce que j'appelle sa tête d'orpheline, tu sais, des yeux si sombres sous ses beaux cheveux…. Tu sais comme elle a de beaux cheveux?

—Oui…."

Elle ne jetait que des monosyllabes, à mi-voix, comme si elle eût écouté un dormeur parler en songe.

"Je crois même, continua Chéri, qu'elle a dû me voir traverser le jardin.

—Ah?

—Oui. Elle était au balcon, dans sa robe en jais blanc, un blanc tellement gelé, oh! je n'aime pas cette robe…. Cette robe me donnait envie de fiche le camp depuis le dîner….

—Non?

—Mais oui, Nounoune. Je ne sais pas si elle m'a vu. La lune n'était pas levée. Elle s'est levée pendant que j'attendais.

—Où attendais-tu?"

Chéri étendit vaguement la main vers l'avenue.

"Là. J'attendais, tu comprends. Je voulais voir. J'ai attendu longtemps.

—Mais quoi?"

Il la quitta brusquement, s'assit plus loin. Il reprit son expression de méfiance barbare :

"Tiens, je voulais être sûr qu'il n'y avait personne ici.

—Ah! oui…. Tu pensais à…."

Elle ne put se défendre d'un rire plein de mépris. Un amant chez elle? Un amant, tant que Chéri vivait? C'était grotesque : "Qu'il est bête!" pensa-t-elle avec enthousiasme.

"Tu ris?"

Il se mit debout devant elle et lui renversa la tête, d'une main qu'il lui posa sur le front.

"Tu ris? Tu te moques de moi? Tu as…. Tu as un amant, toi? Tu as quelqu'un?"

Il se penchait à mesure qu'il parlait et lui collait la nuque sur le dossier de la chaise longue. Elle sentit sur ses paupières le souffle d'une bouche injurieuse, et ne fit pas d'effort pour se délivrer de la main qui froissait son front et ses cheveux.

"Ose donc le dire, que tu as un amant!"

Elle battit des paupières, éblouie par l'approche du visage éclatant qui descendait sur elle, et dit enfin d'une voix sourde :

"Non. Je n'ai pas d'amant. Je t'aime…."

Il la lâcha et commença de retirer son smoking, son gilet; sa cravate siffla dans l'air et s'enroula au cou d'un buste de Léa sur la cheminée. Cependant il ne s'écartait pas d'elle et la maintenait, genoux contre genoux, assise sur la chaise longue. Lorsqu'elle le vit demi-nu, elle lui demanda, presque tristement :

"Tu veux donc?… Oui?…"

Il ne répondit pas, absorbé par l'idée de son plaisir proche et le désir qu'il avait de la reprendre. Elle se soumit et servit son jeune amant en bonne maîtresse, attentive et grave. Cependant elle voyait avec une sorte de terreur approcher l'instant de sa propre défaite, elle endurait Chéri comme un supplice, le repoussait de ses mains sans force et le retenait entre ses genoux puissants. Enfin elle le saisit au bras, cria faiblement, et sombra dans cet abîme d'où l'amour remonte pâle, taciturne et plein du regret de la mort.

Ils ne se délièrent pas, et nulle parole ne troubla le long silence où ils reprenaient vie. Le torse de Chéri avait glissé sur le flanc de Léa, et sa tête pendante reposait, les yeux clos, sur le drap, comme si on l'eût poignardé sur sa maîtresse. Elle, un peu détournée vers l'autre côté, portait presque tout le poids de ce corps qui ne la ménageait pas. Elle haletait tout bas, son bras gauche, écrasé, lui faisait mal, et Chéri sentait s'engourdir sa nuque, mais ils attendaient l'un et l'autre, dans une immobilité respectueuse, que la foudre décroissante du plaisir se fût éloignée d'eux.

"Il dort", pensa Léa. Sa main libre tenait encore le poignet de Chéri, qu'elle serra doucement. Un genou, dont elle connaissait la forme rare, meurtrissait son genou. A la hauteur de son propre coeur, elle percevait le battement égal et étouffé d'un coeur. Tenace, actif, mélange de fleurs grasses et de bois exotiques, le parfum préféré de Chéri errait. "Il est là", se dit Léa. Et une sécurité aveugle la baigna toute. "Il est là pour toujours", s'écria-t-elle intérieurement. Sa prudence avisée, le bon sens souriant qui avaient guidé sa vie, les hésitations humiliées de son âge mûr, puis ses renoncements, tout recula et s'évanouit devant la brutalité présomptueuse de l'amour. "Il est là! Laissant sa maison, sa petite femme niaise et jolie, il est revenu, il m'est revenu! Qui pourrait me l'enlever? Maintenant, maintenant je vais organiser notre existence…. Il ne sait pas toujours ce qu'il veut, mais moi je le sais. Un départ sera sans doute nécessaire. Nous ne nous cachons pas, mais nous cherchons la tranquillité…. Et puis il me faut le loisir de le regarder. Je n'ai pas dû le bien regarder, au temps où je ne savais pas que je l'aimais. Il me faut un pays où nous aurons assez de place pour ses caprices et mes volontés…. Moi, je penserai pour nous deux,—à lui le sommeil…."

Comme elle dégageait avec précaution son bras gauche fourmillant et douloureux et sou épaule que l'immobilité ankylosait, elle regarda le visage détourné de Chéri, et elle vit qu'il ne dormait pas. Le blanc de son oeil brillait, et la petite aile noire de ses cils battait irrégulièrement.

"Comment, tu ne dors pas?"

Elle le sentit tressaillir contre elle, et il se retourna tout entier d'un seul mouvement.

"Mais toi non plus tu ne dormais pas, Nounoune?"

Il étendit la main vers la table de chevet et atteignit la lampe; une nappe de lumière rose couvrit le grand lit, accusant les reliefs des dentelles, creusant des vallons d'ombre entre les capitons dodus d'un couvre-pieds gonflé de duvet. Chéri, étendu, reconnaissait le champ de son repos et de ses jeux voluptueux. Léa, accoudée près de lui, caressait de la main les longs sourcils qu'elle aimait et rejetait en arrière les cheveux de Chéri. Ainsi couché et les cheveux dispersés autour de son front, il sembla renversé par un vent furieux.

La pendule d'émail sonna. Chéri se dressa brusquement et s'assit.

"Quelle heure est-il?

—Je ne sais pas. Qu'est-ce que ça peut bien nous faire?

—Oh! je disais ça…."

Il rit brièvement et ne se recoucha pas tout de suite. La première voiture de laitier secoua au-dehors un carillon de verrerie, et il eut un mouvement imperceptible vers l'avenue. Entre les rideaux couleur de fraise, une lame froide de jour naissant s'insinuait. Chéri ramena son regard sur Léa, et la contempla avec cette force et cette fixité qui rend redoutables l'attention de l'enfant perplexe et du chien incrédule. Une pensée illisible se levait au fond de ses yeux dont la forme, la nuance de giroflée très sombre, l'éclat sévère ou langoureux ne lui avaient servi qu'à vaincre et non à révéler. Son torse nu, large aux épaules, mince à la ceinture, émergeait des draps froissés comme d'une houle, et tout son être respirait la mélancolie des oeuvres parfaites.

"Ah! toi…" soupira Léa avec ivresse.

Il ne sourit pas, habitué à recevoir simplement les hommages.

"Dis-moi, Nounoune….

—Ma beauté?"

Il hésita, battit des paupières en frissonnant :

"Je suis fatigué…. Et puis demain, comment vas-tu pouvoir…."

D'une poussée tendre Léa rabattit sur l'oreiller le torse nu et la tête alourdie.

"Ne t'occupe pas. Couche-toi. Est-ce que Nounoune n'est pas là? Ne pense à rien. Dors. Tu as froid, je parierais…. Tiens, prends ça, c'est chaud…."

Elle le roula dans la soie et la laine d'un petit vêtement féminin ramassé sur le lit et éteignit la lumière. Dans l'ombre, elle prêta son épaule, creusa son flanc heureux, écouta le souffle qui doublait le sien. Aucun désir ne la troublait, mais elle ne souhaitait pas le sommeil. "A lui de dormir, à moi de penser", se répéta-t-elle. "Notre départ, je l'organiserai très chic, très discret; mon principe est de causer le minimum de bruit et de chagrin…. C'est encore le Midi qui au printemps nous plaira le mieux. Si je ne consultais que moi, j'aimerais mieux rester ici, tout tranquillement. Mais la mère Peloux, mais madame Peloux fils…." L'image d'une jeune femme en costume de nuit, anxieuse et debout près d'une fenêtre, ne retint Léa que le temps de hausser l'épaule avec une froide équité : "Ça, je n'y peux rien. Ce qui fait le bonheur des uns…."

La tête soyeuse et noire bougea sur son sein, et l'amant endormi se plaignit en rêve. D'un bras farouche Léa le protégea contre le mauvais songe, et le berça afin qu'il demeurât longtemps—sans yeux, sans souvenirs et sans desseins,—ressemblant au "nourrisson méchant" qu'elle n'avait pu enfanter.

Éveillé depuis un long moment, il se gardait de bouger. La joue sur son bras plié, il tâchait de deviner l'heure. Un ciel pur devait verser sur l'avenue une précoce chaleur, car nulle ombre de nuage ne passait sur le rose ardent des rideaux. "Peut-être dix heures?…" La faim le tourmentait, il avait peu dîné la veille. L'an dernier, il eût bondi, bousculé le repos de Léa, poussé des appels féroces pour réclamer le chocolat crémeux et le beurre glacé…. Il ne bougea pas. Il craignait, en remuant, d'émietter un reste de joie, un plaisir optique qu'il goûtait au rose de braise des rideaux, aux volutes, acier et cuivre, du lit étincelant dans l'air coloré de la chambre. Son grand bonheur de la veille lui semblait réfugié, fondu et tout petit, dans un reflet, dans l'arc-en-ciel qui dansait au flanc d'un cristal rempli d'eau.

Le pas circonspect de Rose frôla le tapis du palier. Un balai prudent nettoyait la cour. Chéri perçut un lointain tintement de porcelaine dans l'office…. "Comme c'est long, cette matinée… se dit-il. Je vais me lever!" Mais il demeura tout à fait immobile, car Léa derrière lui bâilla, étira ses jambes. Une main douce se posa sur les reins de Chéri, mais il referma les yeux et tout son corps se mit à mentir sans savoir pourquoi, en feignant la mollesse du sommeil. Il sentit que Léa quittait le lit, et la vit passer en silhouette noire devant les rideaux qu'elle écarta à demi. Elle se tourna vers lui, le regarda et hocha la tête, avec un sourire qui n'était point victorieux mais résolu, et qui acceptait tous les périls. Elle ne se pressait pas de quitter la chambre, et Chéri, laissant un fil de lumière entrouvrir ses cils, l'épiait. Il vit qu'elle ouvrait un indicateur des chemins de fer et suivait du doigt des colonnes de chiffres. Puis elle sembla calculer, le visage levé vers le ciel et les sourcils froncés. Pas encore poudrée, une maigre torsade de cheveux sur la nuque, le menton double et le cou dévasté, elle s'offrait imprudemment au regard invisible.

Elle s'éloigna de la fenêtre, prit dans un tiroir son carnet de chèques, libella et détacha plusieurs feuillets. Puis elle disposa sur le pied du lit un pyjama blanc et sortit sans bruit.

Seul, Chéri, en respirant longuement, s'aperçut qu'il avait retenu sa respiration depuis le lever de Léa. Il se leva, revêtit le pyjama et ouvrit une fenêtre. "On étouffe", souffla-t-il. Il gardait l'impression vague et le malaise d'avoir commis une action assez laide.

"Parce que j'ai fait semblant de dormir? Mais je l'ai vue cent fois, Léa, au saut du lit. Seulement j'ai fait semblant de dormir, cette fois- ci…."

Le jour éclatant restituait à la chambre son rose de fleur, les tendres nuances du Chaplin blond et argenté riaient au mur. Chéri inclina la tête et ferma les yeux afin que sa mémoire lui rendît la chambre de la veille, mystérieuse et colorée comme l'intérieur d'une pastèque, le dôme féerique de la lampe, et surtout l'exaltation dont il avait supporté, chancelant, les délices….

"Tu es debout! Le chocolat me suit."

Il constata avec gratitude qu'en quelques minutes Léa s'était coiffée, délicatement fardée, imprégnée du parfum familier. Le son de la bonne voix cordiale se répandit dans la pièce en même temps qu'un arôme de tartines grillées et de cacao. Chéri s'assit près des deux tasses fumantes, reçut des mains de Léa le pain grassement beurré. Il cherchait quelque chose à dire et Léa ne s'en doutait pas, car elle l'avait connu taciturne à l'ordinaire, et recueilli devant la nourriture. Elle mangea de bon appétit, avec la hâte et la gaieté préoccupée d'une femme qui déjeune, ses malles bouclées, avant le train.

"Ta seconde tartine, Chéri….

—Non, merci, Nounoune.

—Plus faim?

—Plus faim."

Elle le menaça du doigt en riant :

"Toi, tu vas te faire coller deux pastilles de rhubarbe, ça te pend au nez!"

Il fronça le nez, choqué :

"Écoute, Nounoune, tu as la rage de t'occuper de …

—Ta ta ta! Ça me regarde. Tire la langue? Tu ne veux pas tirer la langue? Alors essuie tes moustaches de chocolat et parlons peu, mais parlons bien. Les sujets ennuyeux, il faut les traiter vite."

Elle prit une main de Chéri par-dessus la table et l'enferma dans les siennes.

"Tu es revenu. C'était notre destin. Te fies-tu à moi? Je te prends à ma charge."

Elle s'interrompit malgré elle, et ferma les yeux, comme pliant sous sa victoire; Chéri vit le sang fougueux illuminer le visage de sa maîtresse.

"Ah! reprit-elle plus bas, quand je pense à tout ce que je ne t'ai pas donné, à tout ce que je ne t'ai pas dit…. Quand je pense que je t'ai cru un petit passant comme les autres, un peu plus précieux que les autres…. Que j'étais bête, de ne pas comprendre que tu étais mon amour, l'amour, l'amour qu'on n'a qu'une fois…."

Elle rouvrit ses yeux qui parurent plus bleus, d'un bleu retrempé à l'ombre des paupières, et respira par saccades.

"Oh! supplia Chéri en lui-même, qu'elle ne me pose pas une question, qu'elle ne me demande pas une réponse maintenant, je suis incapable d'une seule parole…."

Elle lui secoua la main.

"Allons, allons, soyons sérieux. Donc, je disais : on part, on est partis. Qu'est-ce que tu fais, pour LÀ-BAS? Fais régler la question d'argent par Charlotte, c'est le plus sage, et largement, je t'en prie. Tu préviens LÀ-BAS, comment? par lettre, j'imagine. Pas commode, mais on s'en tire quand on fait peu de phrases. Nous verrons ça ensemble. Il y a aussi la question de tes bagages,—je n'ai plus rien à toi, ici…. Ces petites choses-là c'est plus agaçant qu'une grande décision, mais n'y songe pas trop…. Veux-tu bien ne pas arracher toujours tes petites peaux, au bord de l'ongle de ton orteil? C'est avec ces manies-là qu'on attrape un ongle incarné!"

Il laissa retomber son pied machinalement. Son propre mutisme l'écrasait et il était obligé de déployer une attention harassante pour écouter Léa. Il scrutait le visage animé, joyeux, impérieux de son amie, et se demandait vaguement : "Pourquoi a-t-elle l'air si contente?"

Son hébétement devint si évident que Léa, qui maintenant monologuait sur l'opportunité de racheter le yacht du vieux Berthellemy, s'arrêta court :

"Croyez-vous qu'il me donnerait seulement un avis? Ah! tu as bien toujours douze ans, toi!"

Chéri, délié de sa stupeur, passa la main sur son front et enveloppa Léa d'un regard mélancolique.

"Avec toi, Nounoune, il y a des chances pour que j'aie douze ans pendant un demi-siècle."

Elle cligna des yeux à plusieurs reprises comme s'il lui eût soufflé sur les paupières, et laissa le silence tomber entre eux.

"Qu'est-ce que tu veux dire? demanda-t-elle enfin.

—Rien que ce que je dis, Nounoune. Rien que la vérité. Peux-tu la nier, toi qui es un honnête homme?"

Elle prit le parti de rire, avec une désinvolture qui cachait déjà une grande crainte.

"Mais c'est la moitié de ton charme, petite bête, que cet enfantillage! Ce sera plus tard le secret de ta jeunesse sans fin. Et tu t'en plains!… Et tu as le toupet de venir t'en plaindre à moi!

—Oui, Nounoune. A qui veux-tu que je m'en plaigne?"

Il lui reprit la main qu'elle avait retirée.

"Ma Nounoune chérie, ma grande Nounoune. Je ne fais pas que me plaindre, je t'accuse."

Elle sentait sa main serrée dans une main ferme. Et les grands yeux sombres aux cils lustrés, au lieu de fuir les siens, s'attachaient à eux misérablement. Elle ne voulut pas trembler encore.

"C'est peu de chose, peu de chose…. Il ne faut que deux ou trois paroles bien sèches auxquelles il répondra par quelque grosse injure, puis il boudera et je lui pardonnerai…. Ce n'est que cela…." Mais elle ne trouva pas la semonce urgente, qui eût changé l'expression de ce regard.

"Allons, allons, petit…. Tu sais qu'il y a certaines plaisanteries que je ne tolère pas longtemps."

En même temps elle jugeait mou et faux le son de sa voix : "Que c'est mal dit…. C'est dit en mauvais théâtre…." Le soleil de dix heures et demie atteignit la table qui les séparait, et les ongles polis de Léa brillèrent. Mais le rayon éclaira aussi ses grandes mains bien faites et cisela dans la peau relâchée et douce, sur le dos de la main, autour du poignet, des lacis compliqués, des sillons concentriques, des parallélogrammes minuscules comme ceux que la sécheresse grave, après les pluies, dans la terre argileuse. Léa se frotta les mains d'un air distrait, en tournant la tête pour attirer vers la rue l'attention de Chéri; mais il persista dans sa contemplation canine et misérable. Brusquement il conquit les deux mains honteuses qui faisaient semblant de jouer avec un pan de ceinture, les baisa et les rebaisa, puis y coucha sa joue en murmurant :

"Ma Nounoune… ô ma pauvre Nounoune….

—Laisse-moi!" cria-t-elle avec une colère inexplicable, en lui arrachant ses mains.

Elle mit un moment à se dompter, et s'épouvanta de sa faiblesse, car elle avait failli éclater en sanglots. Dès qu'elle le put, elle parla et sourit :

"Alors, tu me plains, maintenant? Pourquoi m'accusais-tu tout à l'heure?

—J'avais tort, dit-il humblement. Toi, tu as été pour moi…."

Il fit un geste qui exprimait son impuissance à trouver des mots dignes d'elle.

"TU AS ÉTÉ! souligna-t-elle d'un ton mordant.

En voilà un style d'oraison funèbre, mon petit garçon!

—Tu vois…" reprocha-t-il.

Il secoua la tête, et elle vit bien qu'elle ne le fâcherait pas. Elle tendait tous ses muscles, et bridait ses pensées à l'aide de deux ou trois mots toujours les mêmes, répétés au fond d'elle : "Il est là, devant moi…. Voyons, il est toujours là…. Il n'est pas hors d'atteinte…. Mais est-il encore là, devant moi, véritablement?…"

Sa pensée échappa à cette discipline rythmique et une grande lamentation intérieure remplaça les mots conjuratoires : "Oh! que l'on me rende, que l'on me rende seulement l'instant où je lui ai dit : "Ta seconde tartine, Chéri?" Cet instant-là est encore si près de nous, il n'est pas perdu à jamais, il n'est pas encore dans le passé! Reprenons notre vie à cet instant-là, le peu qui a eu lieu depuis ne comptera pas, je l'efface, je l'efface…. Je vais lui parler tout à fait comme si nous étions quelques minutes plus tôt, je vais lui parler, voyons, du départ, des bagages…."

Elle parla en effet, et dit :

"Je vois…. Je vois que je ne peux pas traiter en homme un être qui est capable, par veulerie, de mettre le désarroi chez deux femmes. Crois-tu que je ne comprenne pas? En fait de voyage, tu les aimes courts, hein? Hier à Neuilly, aujourd'hui ici, mais demain…. Où donc, demain? Ici? Non, non, mon petit, pas la peine de mentir, cette figure de condamné ne tromperait même pas une plus bête que moi, s'il y en a une par là…."

Son geste violent, qui désignait la direction de Neuilly, renversa une jatte à gâteaux que Chéri redressa. A mesure qu'elle parlait, elle accroissait son mal, le changeait en un chagrin cuisant, agressif et jaloux, un chagrin bavard de jeune femme. Le fard, sur ses joues, devenait lie-de-vin, une mèche de cheveux, tordue par le fer, descendit sur sa nuque comme un petit serpent sec.

"Même celle de par là, même ta femme, tu ne la retrouveras pas toutes les fois chez toi, quand il te plaira de rentrer! Une femme, mon petit, on ne sait pas bien comment ça se prend, mais on sait encore moins comment ça se déprend!… Tu la feras garder par Charlotte, la tienne, hein? C'est une idée, ça! Ah! je rirai bien, le jour où…."

Chéri se leva, pâle et sérieux :

"Nounoune!…

—Quoi, Nounoune? quoi, Nounoune? Penses-tu que tu vas me faire peur? Ah! tu veux marcher tout seul? Marche! Tu es sûr de voir du pays, avec une fille de Marie-Laure ! Elle n'a pas de bras, et le derrière plat, mais ça ne l'empêchera guère….

—Je te défends, Nounoune!…"

Il lui saisit les deux bras, mais elle se leva, se dégagea avec vigueur, et éclata d'un rire enroué :

"Mais bien sûr! "Je te défends de dire un mot contre ma femme!" N'est-ce pas?"

Il fit le tour de la table et vint tout près d'elle, tremblant d'indignation :

"Non! Je te défends, m'entends-tu bien, je te défends de m'abîmer ma
Nounoune!"

Elle recula vers le fond de la chambre en balbutiant :

"Comment ça?… Comment ça?…"

Il la suivait, comme prêt à la châtier :

"Oui! Est-ce que c'est ainsi que Nounoune doit parler? Qu'est-ce que c'est que ces manières? Des sales petites injures genre madame Peloux, maintenant? Et ça sort de toi, toi Nounoune!…"

Il rejeta la tête en arrière orgueilleusement :

"Moi, je sais comment doit parler Nounoune! Je sais comment elle doit penser! J'ai eu le temps de l'apprendre. Je n'ai pas oublié le jour où tu me disais, un peu avant que je n'épouse cette petite : "Au moins ne sois pas méchant…. Essaie de ne pas faire souffrir…. J'ai un peu l'impression qu'on laisse une biche à un lévrier…." Voilà des paroles! Ça, c'est toi! Et la veille de mon mariage, quand je me suis échappé pour venir te voir, je me rappelle, tu m'as dit…."

La voix lui manqua, tous ses traits s'éclairèrent au feu d'un souvenir :

"Chérie, va…."

Il posa ses mains sur les épaules de Léa :

"Et cette nuit encore, reprit-il, est-ce qu'un de tes premiers soucis n'a pas été pour me demander si je n'avais pas fait trop de mal LÀ-BAS? Ma Nounoune, chic type je t'ai connue, chic type je t'ai aimée, quand nous avons commencé. S'il nous faut finir, vas-tu pour cela ressembler aux autres femmes?…"

Elle sentit confusément la ruse sous l'hommage, et s'assit en cachant son visage entre ses mains :

" Que tu es dur, que tu es dur… bégaya-t-elle. Pourquoi es-tu revenu?… J'étais si calme, si seule, si habituée à…."

Elle s'entendit mentir, et s'interrompit.

"Pas moi! riposta Chéri. Je suis revenu parce que… parce que…."

Il écarta les bras, les laissa retomber, les rouvrit :

"Parce que je ne pouvais plus me passer de toi, ce n'est pas la peine de chercher autre chose."

Ils demeurèrent silencieux un instant.

Elle contemplait, affaissée, ce jeune homme impatient, blanc comme une mouette, dont les pieds légers et les bras ouverts semblaient prêts pour l'essor….

Les yeux sombres de Chéri erraient au-dessus d'elle.

"Ah! tu peux te vanter, dit-il soudain, tu peux te vanter de m'avoir, depuis trois mois surtout, fait mener une vie… une vie….

—Moi?…

—Et qui donc, sinon toi? Une porte qui s'ouvre, c'était Nounoune; le téléphone, c'était Nounoune; une lettre dans la boîte du jardin : peut- être Nounoune…. Jusque dans le vin que je buvais, je te cherchais, et je ne trouvais jamais le Pommery de chez toi…. Et la nuit, donc…. Ah! là là!…"

Il marchait très vite et sans aucun bruit, de long en large, sur le tapis.

"Je peux le dire, que je sais ce que c'est que de souffrir pour une femme, oui! Je les attends, à présent, celles d'après toi… poussières! Ah! que tu m'avais bien empoisonné!…"

Elle se redressait lentement, suivait, d'un balancement du buste, le va- et-vient de Chéri. Elle avait les pommettes sèches et luisantes, d'un rouge fiévreux qui rendait le bleu de ses yeux presque insoutenable. Il marchait, la tête penchée, et ne cessait de parler.

"Tu penses, Neuilly sans toi, les premiers temps de mon retour! D'ailleurs, tout sans toi…. Je serais devenu fou. Un soir, la petite était malade, je ne sais plus quoi, des douleurs, des névralgies…. Elle me faisait peine, mais je suis sorti de la chambre parce que rien au monde ne m'aurait empêché de lui dire : "Attends, ne pleure pas, je vais aller chercher Nounoune qui te guérira…." D'ailleurs tu serais venue, n'est-ce pas, Nounoune?… Oh! là là, cette vie…. A l'Hôtel Morris, j'avais embauché Desmond, bien payé, et je lui en racontais, quelquefois, la nuit…. Je lui disais, comme s'il ne te connaissait pas : "Mon vieux, une peau comme la sienne, ça n'existe pas…. Et tu vois ton cabochon de saphir, eh bien, mon vieux, cache-le, parce que le bleu de ses yeux, à elle, il ne tourne pas au gris aux lumières!" Et je lui disais comme tu étais rossarde quand tu voulais, et que personne n'avait le dernier avec toi, pas plus moi que les autres…. Je lui disais : "Cette femme-là, mon vieux, quand elle a le chapeau qu'il lui faut"—ton bleu marine avec des ailes, Nounoune, de l'autre été—"et la manière de s'habiller qu'elle a, tu peux mettre n'importe quelle femme à côté, tout fout le camp!" Et puis tes manières épatantes de parler, de marcher, ton sourire, ta démarche qui fait chic, je lui disais, à Desmond : "Ah! ce n'est pas rien, qu'une femme comme Léa!…"

Il claqua des doigts, avec une fierté de propriétaire, et s'arrêta, essoufflé, de parler et de marcher.

"Je n'ai jamais dit tout ça à Desmond, songea-t-il. Et pourtant ce n'est pas un mensonge que je fais là. Desmond a compris tout de même." Il voulut reprendre et regarda Léa. Elle l'écoutait encore. Assise très droite à présent, elle lui montrait en pleine lumière son visage noble et défait, ciré par de cuisantes larmes séchées. Un poids invisible tirait en bas le menton et les joues, attristait les coins tremblants de la bouche. Dans ce naufrage de la beauté, Chéri retrouvait, intacts, le joli nez dominateur, les prunelles d'un bleu de fleur bleue….

"Alors, n'est-ce pas, Nounoune, après des mois cette vie-là, j'arrive ici, et…."

Il s'arrêta, effrayé de ce qu'il avait failli dire.

"Tu arrives ici, et tu trouves une vieille femme, dit Léa d'une voix faible et tranquille.

—Nounoune! Écoute, Nounoune!…"

Il se jeta à genoux contre elle, laissant voir sur son visage la lâcheté d'un enfant qui ne trouve plus de mots pour cacher une faute.

"Et tu trouves une vieille femme, répéta Léa. De quoi donc as-tu peur, petit?"

Elle entoura de son bras les épaules de Chéri, sentit le raidissement, la défense de ce corps qui souffrait parce qu'elle était blessée.

"Viens donc, mon Chéri…. De quoi as-tu peur? De m'avoir fait de la peine? Ne pleure pas, ma beauté…. Comme je te remercie, au contraire…."

Il fit un gémissement de protestation et se débattit sans force. Elle inclina sa joue sur les cheveux noirs emmêlés.

"Tu as dit tout cela, tu as pensé tout cela de moi? J'étais donc si belle à tes yeux, dis? Si bonne? A l'âge où tant de femmes ont fini de vivre, j'étais pour toi la plus belle, la meilleure des femmes, et tu m'aimais? Comme je te remercie, mon chéri…. La plus chic, tu as dit?… Pauvre petit…."

Il s'abandonnait et elle le soutenait entre ses bras.

"Si j'avais été la plus chic, j'aurais fait de toi un homme, au lieu de ne penser qu'au plaisir de ton corps, et au mien. La plus chic, non, non, je ne l'étais pas, mon chéri, puisque je te gardais. Et c'est bien tard…."

Il semblait dormir dans les bras de Léa, mais ses paupières obstinément jointes tressaillaient sans cesse et il s'accrochait, d'une main immobile et fermée, au peignoir qui se déchirait lentement.

"C'est bien tard, c'est bien tard…. Tout de même…."

Elle se pencha sur lui;

"Mon chéri, écoute-moi. Éveille-toi, ma beauté. Écoute-moi les yeux ouverts. N'aie pas peur de me voir. Je suis tout de même cette femme que tu as aimée, tu sais, la plus chic des femmes…."

Il ouvrit les yeux, et son premier regard mouillé était déjà plein d'un espoir égoïste et suppliant. Léa détourna la tête : "Ses yeux…. Ah! faisons vite…." Elle reposa sa joue sur le front de Chéri.

"C'était moi, petit, c'était bien moi cette femme qui t'a dit : "Ne fais pas de mal inutilement, épargne la biche…." Je ne m'en souvenais plus. Heureusement tu y as pensé. Tu te détaches bien tard de moi, mon nourrisson méchant, je t'ai porté trop longtemps contre moi, et voilà que tu en as lourd à porter à ton tour : une jeune femme, peut-être un enfant…. Je suis responsable de tout ce qui te manque…. Oui, oui, ma beauté, te voilà, grâce à moi, à vingt-cinq ans, si léger, si gâté et si sombre à la fois…. J'en ai beaucoup de souci. Tu vas souffrir,—tu vas faire souffrir. Toi qui m'as aimée…."

La main qui déchirait lentement son peignoir se crispa et Léa sentit sur son sein les griffes du nourrisson méchant.

"… Toi qui m'as aimée, reprit-elle après une pause, pourras-tu…. Je ne sais comment me faire comprendre…."

Il s'écarta d'elle pour l'écouter; et elle faillit lui crier : "Remets cette main sur ma poitrine et tes ongles dans leur marque, ma force me quitte dès que ta chair s'éloigne de moi!" Elle s'appuya à son tour sur lui qui s'était agenouillé devant elle, et continua.

"Toi qui m'as aimée, toi qui me regretteras…."

Elle lui sourit et le regarda dans les yeux.

"Hein, quelle vanité!… Toi qui me regretteras, je voudrais que, quand tu te sentiras près d'épouvanter la biche qui est ton bien, qui est ta charge, tu te retiennes, et que tu inventes à ces instants-là tout ce que je ne t'ai pas appris…. Je ne t'ai jamais parlé de l'avenir. Pardonne- moi, Chéri : je t'ai aimé comme si nous devions, l'un et l'autre, mourir l'heure d'après. Parce que je suis née vingt-quatre ans avant toi, j'étais condamnée, et je t'entraînais avec moi…."

Il l'écoutait avec une attention qui lui donnait l'air dur. Elle passa sa main sur le front inquiet, pour en effacer le pli.

"Tu nous vois, Chéri, allant déjeuner ensemble, à Armenonville?… Tu nous vois invitant Madame et Monsieur Lili?…"

Elle rit tristement et frissonna.

"Ah! Je suis aussi finie que cette vieille…. Vite, vite, petit, va chercher ta jeunesse, elle n'est qu'écornée par les dames mûres, il t'en reste, il lui en reste à cette enfant qui t'attend. Tu y as goûté, à la jeunesse! Tu sais qu'elle ne contente pas, mais qu'on y retourne…. Eh! ce n'est pas de cette nuit que tu as commencé à comparer…. Et qu'est-ce que je fais là, moi, à donner des conseils et à montrer ma grandeur d'âme? Qu'est-ce que je sais de vous deux? Elle t'aime : c'est son tour de trembler, elle souffrira comme une amoureuse et non pas comme une maman dévoyée. Tu lui parleras en maître, mais pas en gigolo capricieux…. Va, va vite…."

Elle parlait sur un ton de supplication précipitée. Il l'écoutait debout, campé devant elle, la poitrine nue, les cheveux en tempête, si tentant qu'elle noua l'une à l'autre ses mains qui allaient le saisir. Il la devina peut-être et ne se déroba pas. Un espoir, imbécile comme celui qui peut atteindre, pendant leur chute, les gens qui tombent d'une tour, brilla entre eux et s'évanouit.

"Va, dit-elle à voix basse. Je t'aime. C'est trop tard. Va-t'en. Mais va- t'en tout de suite. Habille-toi."

Elle se leva et lui apporta ses chaussures, disposa la chemise froissée, les chaussettes. Il tournait sur place et remuait gauchement les doigts comme s'il avait l'onglée, et elle dut trouver elle-même les bretelles, la cravate; mais elle évita de s'approcher de lui et ne l'aida pas. Pendant qu'il s'habillait, elle regarda fréquemment dans la cour comme si elle attendait une voiture.

Vêtu, il parut plus pâle, avec des yeux qu'élargissait un halo de fatigue.

"Tu ne te sens pas malade?" lui demanda-t-elle. Et elle ajouta timidement, les yeux bas : "Tu pourrais… te reposer…." Mais tout de suite elle se reprit et revint à lui comme s'il était dans un grand péril : "Non, non, tu seras mieux chez toi…. Rentre vite, il n'est pas midi, un bon bain chaud te remettra, et puis le grand air…. Tiens tes gants…. Ah! oui, ton chapeau par terre…. Passe ton pardessus, l'air te surprendrait. Au revoir, mon Chéri, au revoir…. C'est ça…. Tu diras à Charlotte…." Elle referma sur lui la porte et le silence mit fin à ses vaines paroles désespérées. Elle entendit que Chéri butait dans l'escalier, et elle courut à la fenêtre. Il descendait le perron et s'arrêta au milieu de la cour.

"Il remonte! il remonte!" cria-t-elle en levant les bras.

Une vieille femme haletante répéta, dans le miroir oblong, son geste, et
Léa se demanda ce qu'elle pouvait avoir de commun avec cette folle.

Chéri reprit son chemin vers la rue, ouvrit la grille et sortit. Sur le trottoir il boutonna son pardessus pour cacher son linge de la veille. Léa laissa retomber le rideau. Mais elle eut encore le temps de voir que Chéri levait la tête vers le ciel printanier et les marronniers chargés de fleurs, et qu'en marchant il gonflait d'air sa poitrine, comme un évadé.

End of the Project Gutenberg EBook of Cheri, by Colette

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