I.2 Voyage en Grèce

Il y avait déjà une heure que nous courions par un chemin uni qui se dirigeait droit au sud-est, lorsqu'au lever de l'aurore j'aperçus quelques débris et un long mur de construction antique : le cœur commence à me battre. Le janissaire se tourne vers moi et, me montrant sur la droite, avec son fouet, une cabane blanchâtre, il me crie d'un air de satisfaction : " Palaeochôri ! " Je me dirigeai vers la principale ruine que je découvrais sur une hauteur. En tournant cette hauteur par le nord-ouest afin d'y monter, je m'arrêtai tout à coup à la vue d'une vaste enceinte, ouverte en demi-cercle, et que je reconnus à l'instant pour un théâtre. Je ne puis peindre les sentiments confus qui vinrent m'assiéger. La colline au pied de laquelle je me trouvais était donc la colline de la citadelle de Sparte, puisque le théâtre était adossé à la citadelle ; la ruine que je voyais sur cette colline était donc le temple de Minerve-Chalcioecos, puisque celui-ci était dans la citadelle ; les débris et le long mur que j'avais passés plus bas faisaient donc partie de la tribu des Cynosures, puisque cette tribu était au nord de la ville ; Sparte était donc sous mes yeux ; et son théâtre, que j'avais eu le bonheur de découvrir en arrivant, me donnait sur-le-champ les positions des quartiers et des monuments. Je mis pied à terre, et je montai en courant sur la colline de la citadelle.

Comme j'arrivais à son sommet, le soleil se levait derrière les monts Ménélaïons. Quel beau spectacle ! mais qu'il était triste ! L'Eurotas coulant solitaire sous les débris du pont Babyx ; des ruines de toutes parts, et pas un homme parmi ces ruines ! Je restai immobile, dans une espèce de stupeur, à contempler cette scène. Un mélange d'admiration et de douleur arrêtait mes pas et ma pensée ; le silence était profond autour de moi : je voulus du moins faire parler l'écho dans des lieux où la voix humaine ne se faisait plus entendre, et je criai de toute ma force : Léonidas ! Aucune ruine ne répéta ce grand nom, et Sparte même sembla l'avoir oublié.

Si des ruines où s'attachent des souvenirs illustres font bien voir la vanité de tout ici-bas, il faut pourtant convenir que les noms qui survivent à des empires et qui immortalisent des temps et des lieux sont quelque chose. Après tout, ne dédaignons pas trop la gloire : rien n'est plus beau qu'elle, si ce n'est la vertu. Le comble du bonheur serait de réunir l'une à l'autre dans cette vie ; et c'était l'objet de l'unique prière que les Spartiates adressaient aux dieux : " Ut pulchra bonis adderent ! " Quand l'espèce de trouble où j'étais fut dissipé, je commençai à étudier les ruines autour de moi. Le sommet de la colline offrait un plateau environné, surtout au nord-ouest, d'épaisses murailles ; j'en fis deux fois le tour, et je comptai mille cinq cent soixante et mille cinq cent soixante-six pas communs, ou à peu près sept cent quatre-vingts pas géométriques ; mais il faut remarquer que j'embrasse dans ce circuit le sommet entier de la colline, y compris la courbe que forme l'excavation du théâtre dans cette colline : c'est ce théâtre que Leroi a examiné.

Des décombres, partie ensevelis sous terre, partie élevés au-dessus du sol, annoncent, vers le milieu de ce plateau, les fondements du temple de Minerve-Chalcioecos 22 , où Pausanias se réfugia vainement et perdit la vie. Une espèce de rampe en terrasse, large de soixante-dix pieds, et d'une pente extrêmement douce, descend du midi de la colline dans la plaine. C'était peut-être le chemin par où l'on montait à la citadelle, qui ne devint très forte que sous les tyrans de Lacédémone.

A la naissance de cette rampe, et au-dessus du théâtre, je vis un petit édifice de forme ronde aux trois quarts détruit : les niches intérieures en paraissent également propres à recevoir des statues ou des urnes. Est-ce un tombeau ? Est-ce le temple de Vénus armée ? Ce dernier devait être à peu près dans cette position, et dépendant de la tribu des Egides. César, qui prétendait descendre Vénus, portait sur son anneau l'empreinte d'une Vénus armée : c'était en effet le double emblème des faiblesses et de la gloire de ce grand homme :

Vincere si possum nuda, quid arma gerens ?

Si l'on se place avec moi sur la colline de la citadelle, voici ce qu'on verra autour de soi :

Au levant, c'est-à-dire vers l'Eurotas, un monticule de forme allongée, et aplati à sa cime, comme pour servir de stade ou d'hippodrome. Des deux côtés de ce monticule, entre deux autres monticules qui font avec le premier deux espèces de vallées, on aperçoit les ruines du pont Babyx et le cours de l'Eurotas. De l'autre côté du fleuve, la vue est arrêtée par une chaîne de collines rougeâtres : ce sont les monts Ménélaïons. Derrière ces monts s'élève la barrière des hautes montagnes qui bordent au loin le golfe d'Argos.

Dans cette vue à l'est, entre la citadelle et l'Eurotas, en portant les yeux nord et sud par l'est, parallèlement au cours du fleuve, on placera la tribu des Limnates, le temple de Lycurgue, le palais du roi Démarate, la tribu des Egides et celle des Messoates, un des Lesché, le monument de Cadmus, les temples d'Hercule, d'Hélène, et le Plataniste. J'ai compté dans ce vaste espace sept ruines debout et hors de terre, mais tout à fait informes et dégradées. Comme je pouvais choisir, j'ai donné à l'un de ces débris le nom du temple d'Hélène ; à l'autre celui du tombeau d'Alcman : j'ai cru voir les monuments héroïques d'Egée et de Cadmus ; je me suis déterminé ainsi pour la fable, et n'ai reconnu pour l'histoire que le temple de Lycurgue. J'avoue que je préfère au brouet noir et à la Cryptie la mémoire du seul poète que Lacédémone ait produit, et la couronne de fleurs que les filles de Sparte cueillirent pour Hélène dans l'île du Plataniste :

O ubi campi,
Sperchiusque et virginibus bacchata Lacaenis,
Taygeta !

En regardant maintenant vers le nord, et toujours du sommet de la citadelle, on voit une assez haute colline qui domine même celle où la citadelle est bâtie, ce qui contredit le texte de Pausanias. C'est dans la vallée que forment ces deux collines que devaient se trouver la place publique et les monuments que cette dernière renfermait, tels que le Sénat des Gérontes, le Chœur, le Portique des Perses, etc. Il n'y a aucune ruine de ce côté. Au nord-ouest s'étendait la tribu des Cynosures, par où j'étais entré à Sparte, et où j'ai remarqué le long mur.

Tournons-nous à présent à l'ouest, et nous apercevrons, sur un terrain uni, derrière et au pied du théâtre, trois ruines, dont l'une est assez haute et arrondie comme une tour : dans cette direction se trouvaient la tribu des Pitanates, le Théomélide, les tombeaux de Pausanias et de Léonidas, le Lesché des Crotanes et le temple de Diane Isora.

Enfin, si l'on ramène ses regards au midi, on verra une terre inégale que soulèvent çà et là des racines de murs rasés au niveau du sol. Il faut que les pierres en aient été emportées, car on ne les aperçoit point à l'entour. La maison de Ménélas s'élevait dans cette perspective ; et plus loin, sur le chemin d'Amyclée, on rencontrait le temple des Dioscures et des Grâces. Cette description deviendra plus intelligible si le lecteur veut avoir recours à Pausanias ou simplement au Voyage d'Anacharsis.

Tout cet emplacement de Lacédémone est inculte : le soleil l'embrase en silence et dévore incessamment le marbre des tombeaux. Quand je vis ce désert, aucune plante n'en décorait les débris, aucun oiseau, aucun insecte ne les animait, hors des millions de lézards, qui montaient et descendaient sans bruit le long des murs brûlants. Une douzaine de chevaux à demi sauvages paissaient çà et là une herbe flétrie ; un pâtre cultivait dans un coin du théâtre quelques pastèques ; et à Magoula, qui donne son triste nom à Lacédémone, on remarquait un petit bois de cyprès. Mais ce Magoula même, qui fut autrefois un village turc assez considérable, a péri dans ce champ de mort : ses masures sont tombées, et ce n'est plus qu'une ruine qui annonce des ruines.

Je descendis de la citadelle et je marchai pendant un quart d'heure pour arriver à l'Eurotas. Je le vis à peu près tel que je l'avais passé deux lieues plus haut sans le connaître : il peut avoir devant Sparte la largeur de la Marne au-dessus de Charenton. Son lit, presque desséché en été, présente une grève semée de petits cailloux, plantée de roseaux et de lauriers-roses, et sur laquelle coulent quelques filets d'une eau fraîche et limpide. Cette eau me parut excellente ; j'en bus abondamment, car je mourais de soif. L'Eurotas mérite certainement l'épithète de Kallidonaz, aux beaux roseaux, que lui a donnée Euripide ; mais je ne sais s'il doit garder celle d' olorifer, car je n'ai point aperçu de cygnes dans ses eaux. Je suivis son cours, espérant rencontrer ces oiseaux qui, selon Platon, ont avant d'expirer une vue de l'Olympe, et c'est pourquoi leur dernier chant est si mélodieux : mes recherches furent inutiles. Apparemment que je n'ai pas, comme Horace, la faveur des Tyndarides, et qu'ils n'ont pas voulu me laisser pénétrer le secret de leur berceau.

Les fleuves fameux ont la même destinée que les peuples fameux : d'abord ignorés, puis célébrés sur toute la terre, ils retombent ensuite dans leur première obscurité. L'Eurotas, appelé d'abord Himère, coule maintenant oublié sous le nom d' Iri, comme le Tibre, autrefois l'Albula, porte aujourd'hui à la mer les eaux inconnues du Tevère. J'examinai les ruines du pont Babyx, qui sont peu de chose. Je cherchai l'île du Plataniste, et je crois l'avoir trouvée au-dessous même de Magoula : c'est un terrain de forme triangulaire, dont un côté est baigné par l'Eurotas et dont les deux autres côtés sont fermés par des fossés pleins de jonc, où coule pendant l'hiver la rivière de Magoula, l'ancien Cnacion. Il y a dans cette île quelques mûriers et des sycomores, mais point de platanes. Je n'aperçus rien qui prouvât que les Turcs fissent encore de cette île un lieu de délices ; j'y vis cependant quelques fleurs, entre autres des lis bleus portés par une espèce de glaïeuls ; j'en cueillis plusieurs en mémoire d'Hélène : la fragile couronne de la beauté existe encore sur les bords de l'Eurotas, et la beauté même a disparu.

La vue dont on jouit en marchant le long de l'Eurotas est bien différente de celle que l'on découvre du sommet à la citadelle. Le fleuve suit un lit tortueux et se cache, comme je l'ai dit, parmi des roseaux et des lauriers-roses aussi grands que des arbres ; sur la rive gauche, les monts Ménélaïons, d'un aspect aride et rougeâtre, forment contraste avec la fraîcheur et la verdure du cours de l'Eurotas. Sur la rive droite, le Taygète déploie son magnifique rideau ; tout l'espace compris entre ce rideau et le fleuve est occupé par les collines et les ruines de Sparte ; ces collines et ces ruines ne paraissent point désolées comme lorsqu'on les voit de près : elles semblent au contraire teintes de pourpre, de violet, d'or pale. Ce ne sont point les prairies et les feuilles d'un vert cru et froid qui font les admirables paysages ; ce sont les effets de la lumière : voilà pourquoi les roches et les bruyères de la baie de Naples seront toujours plus belles que les vallées les plus fertiles de la France et de l'Angleterre.

Ainsi, après des siècles d'oubli, ce fleuve qui vit errer sur ses bords les Lacédémoniens illustrés par Plutarque, ce fleuve, dis-je, s'est peut-être réjoui dans son abandon d'entendre retentir autour de ses rives les pas d'un obscur étranger. C'était le 18 août 1806, à neuf heures du matin, que je fis seul, le long de l'Eurotas, cette promenade qui ne s'effacera jamais de ma mémoire. Si je hais les mœurs des Spartiates, je ne méconnais point la grandeur d'un peuple libre, et je n'ai point foulé sans émotion sa noble poussière. Un seul fait suffit à la gloire de ce peuple : quand Néron visita la Grèce, il n'osa entrer dans Lacédémone. Quel magnifique éloge de cette cité !

Je retournai à la citadelle en m'arrêtant à tous les débris que je rencontrais sur mon chemin. Comme Misitra a vraisemblablement été bâtie avec les ruines de Sparte, cela sans doute aura beaucoup contribué à la dégradation des monuments de cette dernière ville. Je trouvai mon compagnon exactement dans la même place où je l'avais laissé : il s'était assis, il avait dormi ; il venait de se réveiller ; il fumait ; il allait dormir encore. Les chevaux paissaient paisiblement dans les foyers du roi Ménélas : " Hélène n'avait point quitté sa belle quenouille chargée d'une laine teinte en pourpre, pour leur donner un pur froment dans une superbe crèche 23 . " Aussi, tout voyageur que je suis, je ne suis point le fils d'Ulysse, quoique je préfère, comme Télémaque, mes rochers paternels aux plus beaux pays.

Il était midi ; le soleil dardait à plomb ses rayons sur nos têtes. Nous nous mîmes à l'ombre dans un coin du théâtre, et nous mangeâmes d'un grand appétit du pain et des figues sèches que nous avions apportés de Misitra : Joseph s'était emparé du reste des provisions. Le janissaire se réjouissait : il croyait en être quitte et se préparait à partir : mais il vit bientôt, à son grand déplaisir, qu'il s'était trompé. Je me mis à écrire des notes et à prendre la vue des lieux : tout cela dura deux grandes heures, après quoi je voulus examiner les monuments à l'ouest de la citadelle. C'était de ce côté que devait être le tombeau de Léonidas. Le janissaire m'accompagna tirant les chevaux par la bride ; nous allions errant de ruine en ruine. Nous étions les deux seuls hommes vivants au milieu de tant de morts illustres : tous deux barbares, étrangers l'un à l'autre ainsi qu'à la Grèce, sortis des forêts de la Gaule et des rochers du Caucase, nous nous étions rencontrés au fond du Péloponèse, moi pour passer, lui pour vivre sur les tombeaux qui n'étaient pas ceux de nos aïeux.

J'interrogeai vainement les moindres pierres pour leur demander les cendres de Léonidas. J'eus pourtant un moment d'espoir : près de cette espèce de tour que j'ai indiquée à l'ouest de la citadelle, je vis des débris de sculptures, qui me semblèrent être ceux d'un lion. Nous savons par Hérodote qu'il y avait un lion de pierre sur le tombeau de Léonidas ; circonstance qui n'est pas rapportée par Pausanias. Je redoublai d'ardeur ; tous mes soins furent inutiles 24 . Je ne sais si c'est dans cet endroit que l'abbé Fourmont fit la découverte de trois monuments curieux. L'un était un cippe sur lequel était gravé le nom de Jérusalem : il s'agissait peut-être de cette alliance des Juifs et des Lacédémoniens dont il est parlé dans les Machabées ; les deux autres monuments étaient les inscriptions sépulcrales de Lysander et d'Agésilas : un Français devait naturellement retrouver le tombeau de deux grands capitaines. Je remarquerai que c'est à mes compatriotes que l'Europe doit les premières notions satisfaisantes qu'elle ait eues sur les ruines de Sparte et d'Athènes 25 . Deshayes, envoyé par Louis XIII à Jérusalem, passa vers l'an 1629 à Athènes : nous avons son Voyage, que Chandler n'a pas connu. Le père Babin, jésuite, donna en 1672 sa relation de l' Etat présent de la ville d'Athènes ; cette relation fut rédigée par Spon, avant que ce sincère et habile voyageur eût commencé ses courses avec Wheler. L'abbé Fourmont et Leroi ont répandu les premiers des lumières certaines sur la Laconie, quoique à la vérité Vernon eut passé à Sparte avant eux ; mais on n'a qu'une seule lettre de cet Anglais : il se contente de dire qu'il a vu Lacédémone, et il n'entre dans aucun détail 26 . Pour moi, j'ignore si mes recherches passeront à l'avenir, mais du moins j'aurai mêlé mon nom au nom de Sparte, qui peut seule le sauver de l'oubli ; j'aurai, pour ainsi dire, retrouvé cette cité immortelle, en donnant sur ses ruines des détails jusqu'ici inconnus : un simple pêcheur, par naufrage ou par aventure, détermine souvent la position de quelques écueils qui avaient échappé aux soins des pilotes les plus habiles.

Il y avait à Sparte une foule d'autels et de statues consacrés au Sommeil, à la Mort, à la Beauté (Vénus-Morphô), divinités de tous les hommes ; à la Peur sous les armes, apparemment celle que les Lacédémoniens inspiraient aux ennemis : rien de tout cela n'est resté ; mais je lus sur une espèce de socle ces quatre lettres LASM. Faut-il rétablir GELASMA, Gelasma ? Serait-ce le piédestal de cette statue du Rire que Lycurgue plaça chez les graves descendants d'Hercule ? L'autel du Rire subsistant seul au milieu de Sparte ensevelie offrirait un beau sujet de triomphe à la philosophie de Démocrite !

Le jour finissait lorsque je m'arrachai à ces illustres débris, à l'ombre de Lycurgue, aux souvenirs des Thermopyles et à tous les mensonges de la fable et de l'histoire. Le soleil disparut derrière le Taygète, de sorte que je le vis commencer et finir son tour sur les ruines de Lacédémone. Il y avait trois mille cinq cent quarante-trois ans qu'il s'était levé et couché pour la première fois sur cette ville naissante. Je partis l'esprit rempli des objets que je venais de voir et livré à des réflexions intarissables : de pareilles journées font ensuite supporter patiemment beaucoup de malheurs, et rendent surtout indifférent à bien des spectacles.

Nous remontâmes le cours de l'Eurotas pendant une heure et demie, au travers des champs, et nous tombâmes dans le chemin de Tripolizza. Joseph et le guide étaient campés de l'autre côté de la rivière, auprès du pont : ils avaient allumé du feu avec des roseaux, en dépit d'Apollon, que le gémissement de ces roseaux consolait de la perte de Daphné. Joseph s'était abondamment pourvu du nécessaire : il avait du sel, de l'huile, des pastèques, du pain et de la viande. Il prépara un gigot de mouton, comme le compagnon d'Achille, et me le servit sur le coin d'une grande pierre, avec du vin de la vigne d'Ulysse et de l'eau de l'Eurotas. J'avais justement pour trouver ce souper excellent ce qui manquait à Denys pour sentir le mérite du brouet noir.

Après le souper Joseph apporta ma selle, qui me servait ordinairement d'oreiller ; je m'enveloppai dans mon manteau, et je me couchai au bord de l'Eurotas, sous un laurier. La nuit était si pure et si sereine, que la voie lactée formait comme une aube réfléchie par l'eau du fleuve, et à la clarté de laquelle on aurait pu lire. Je m'endormis les yeux attachés au ciel, ayant précisément au-dessus de ma tête la belle Constellation du Cygne de Léda. Je me rappelle encore le plaisir que j'éprouvais autrefois à me reposer ainsi dans les bois de l'Amérique, et surtout à me réveiller au milieu de la nuit. J'écoutais le bruit du vent dans la solitude, le bramement des daims et des cerfs, le mugissement d'une cataracte éloignée, tandis que mon bûcher, à demi éteint, rougissait en dessous le feuillage des arbres. J'aimais jusqu'à la voix de l'Iroquois, lorsqu'il élevait un cri du sein des forêts, et qu'à la clarté des étoiles, dans le silence de la nature, il semblait proclamer sa liberté sans bornes. Tout cela plaît à vingt ans, parce que la vie se suffit pour ainsi dire à elle-même, et qu'il y a dans la première jeunesse quelque chose d'inquiet et de vague qui nous porte incessamment aux chimères, ipsi sibi somnia fingunt ; mais dans un âge plus mûr l'esprit revient à des goûts plus solides : il veut surtout se nourrir des souvenirs et des exemples de l'histoire. Je dormirais encore volontiers au bord de l'Eurotas ou du Jourdain si les ombres héroïques des trois cents Spartiates ou les douze fils de Jacob devaient visiter mon sommeil ; mais je n'irais plus chercher une terre nouvelle qui n'a point été déchirée par le soc de la charrue : il me faut à présent de vieux déserts, qui me rendent à volonté les murs de Babylone ou les légions de Pharsale, grandia ossa ! des champs dont les sillons m'instruisent et où je retrouve, homme que je suis, le sang, les larmes et les sueurs de l'homme.

Joseph me réveilla le 19, à trois heures du matin, comme je le lui avais ordonné : nous sellâmes nos chevaux et nous partîmes. Je tournai la tête vers Sparte, et je jetai un dernier regard sur l'Eurotas : je ne pouvais me défendre de ce sentiment de tristesse qu'on éprouve en présence d'une grande ruine et en quittant des lieux qu'on ne reverra jamais.

Le chemin qui conduit de la Laconie dans l'Argolide était dans l'antiquité ce qu'il est encore aujourd'hui, un des plus rudes et des plus sauvages de la Grèce. Nous suivîmes pendant quelque temps la route de Tripolizza ; puis, tournant au levant, nous nous enfonçâmes dans des gorges de montagnes. Nous marchions rapidement dans des ravines et sous des arbres qui nous obligeaient de nous coucher sur le cou de nos chevaux. Je frappai si rudement de la tête contre une branche de ces arbres, que je fus jeté à dix pas sans connaissance. Comme mon cheval continuait de galoper, mes compagnons de voyage, qui me devançaient, ne s'aperçurent pas de ma chute : leurs cris, quand ils revinrent à moi, me tirèrent de mon évanouissement.

A quatre heures du matin nous parvînmes au sommet d'une montagne où nous laissâmes reposer nos chevaux. Le froid devint si piquant, que nous fûmes obligés d'allumer un feu de bruyères. Je ne puis assigner de nom à ce lieu peu célèbre dans l'antiquité ; mais nous devions être vers les sources du Loenus, dans la chaîne du mont Eva, et peu éloignés de Prasiae, sur le golfe d'Argos.

Nous arrivâmes à midi à un gros village appelé Saint-Paul, assez voisin de la mer : on n'y parlait que d'un événement tragique qu'on s'empressa de nous raconter.

Une fille de ce village, ayant perdu son père et sa mère, et se trouvant maîtresse d'une petite fortune, fut envoyée par ses parents à Constantinople. A dix-huit ans elle revint dans son village : elle parlait le turc, l'italien et le français, et quand il passait des étrangers à Saint-Paul, elle les recevait avec une politesse qui fit soupçonner sa vertu. Les chefs des paysans s'assemblèrent. Après avoir examiné entre eux la conduite de l'orpheline, ils résolurent de se défaire d'une fille qui déshonorait le village. Ils se procurèrent d'abord la somme fixée en Turquie pour le meurtre d'une chrétienne ; ensuite ils entrèrent pendant la nuit chez la jeune fille, l'assommèrent, et un homme qui attendait la nouvelle de l'exécution alla porter au pacha le prix du sang. Ce qui mettait en mouvement tous ces Grecs de Saint-Paul, ce n'était pas l'atrocité de l'action, mais l'avidité du pacha ; car celui-ci, qui trouvait aussi l'action toute simple, et qui convenait avoir reçu la somme fixée pour un assassinat ordinaire, observait pourtant que la beauté, la jeunesse, la science, les voyages de l'orpheline, lui donnaient (à lui pacha de Morée) de justes droits à une indemnité : en conséquence Sa Seigneurie avait envoyé le jour même deux janissaires pour demander une nouvelle contribution.

Le village de Saint-Paul est agréable ; il est arrosé de fontaines ombragées de pins de l'espèce sauvage, pinus sylvestris. Nous y trouvâmes un de ces médecins italiens qui courent toute la Morée : je me fis tirer du sang. Je mangeai d'excellent lait dans une maison fort propre, ressemblant assez à une cabane suisse. Un jeune Moraïte vint s'asseoir devant moi : il avait l'air de Méléagre par la taille et le vêtement. Les paysans grecs ne sont point habillés comme les Grecs levantins que nous voyons en France : il portent une tunique qui leur descend jusqu'aux genoux et qu'ils rattachent avec une ceinture ; leurs larges culottes sont cachées par le bas de cette tunique ; ils croisent sur leurs jambes nues les bandes qui retiennent leurs sandales : à la coiffure près, ce sont absolument d'anciens Grecs sans manteau.

Mon nouveau compagnon, assis, comme je l'ai dit, devant moi, surveillait mes mouvements avec une extrême ingénuité. Il ne disait pas un mot et me dévorait des yeux : il avançait la tête pour regarder jusque dans le vase de terre où je mangeais mon lait. Je me levai, il se leva ; je me rassis, il s'assit de nouveau. Je lui présentai un cigare ; il fut ravi, et me fit signe de fumer avec lui. Quand je partis, il courut après moi pendant une demi-heure, toujours sans parler et sans qu'ou pût savoir ce qu'il voulait. Je lui donnai de l'argent, il le jeta : le janissaire voulut le chasser ; il voulut battre le janissaire. J'étais touché, je ne sais pourquoi, peut-être en me voyant, moi barbare civilisé, l'objet de la curiosité d'un Grec devenu barbare 27 .

Nous étions partis de Saint-Paul à deux heures de l'après-midi, après avoir changé de chevaux, et nous suivions le chemin de l'ancienne Cynurie. Vers les quatre heures le guide nous cria que nous allions être attaqués : en effet, nous aperçûmes quelques hommes armés dans la montagne ; ils nous regardèrent longtemps, et nous laissèrent tranquillement passer. Nous entrâmes dans les monts Parthénius, et nous descendîmes au bord d'une rivière dont le cours nous conduisit jusqu'à la mer. On découvrait la citadelle d'Argos, Nauplie en face de nous, et les montagnes de la Corinthie vers Mycènes. Du point où nous étions parvenus, il y avait encore trois heures de marche jusqu'à Argos ; il fallait tourner le fond du golfe en traversant le marais de Lerne, qui s'étendait entre la ville et le lieu où nous nous trouvions. Nous passâmes auprès du jardin d'un aga, où je remarquai des peupliers de Lombardie mêlés à des cyprès, à des citronniers, à des orangers et à une foule d'arbres que je n'avais point vus jusque alors en Grèce. Peu après le guide se trompa de chemin, et nous nous trouvâmes engagés sur d'étroites chaussées qui séparaient de petits étangs et des rivières inondées. La nuit nous surprit au milieu de cet embarras : il fallait à chaque pas faire sauter de larges fossés à nos chevaux qu'effrayaient l'obscurité, le coassement d'une multitude de grenouilles et les flammes violettes qui couraient sur le marais. Le cheval du guide s'abattit ; et comme nous marchions à la file, nous trébuchâmes les uns sur les autres dans un fossé. Nous criions tous à la fois sans nous entendre ; l'eau était assez profonde pour que les chevaux pussent y nager et s'y noyer avec leurs maîtres ; ma saignée s'était rouverte, et je souffrais beaucoup de la tête. Nous sortîmes enfin miraculeusement de ce bourbier, mais nous étions dans l'impossibilité de gagner Argos. Nous aperçûmes à travers les roseaux une petite lumière : nous nous dirigeâmes de ce côté, mourant de froid, couverts de boue, tirant nos chevaux par la bride, et courant le risque à chaque pas de nous replonger dans quelque fondrière.

La lumière nous guida à une ferme située au milieu du marais, dans le voisinage du village de Lerne : on venait d'y faire la moisson ; les moissonneurs étaient couchés sur la terre ; ils se levaient sous nos pieds, et s'enfuyaient comme des bêtes fauves. Nous parvînmes à les rassurer, et nous passâmes le reste de la nuit avec eux sur un fumier de brebis, lieu le moins sale et le moins humide que nous pûmes trouver. Je serais en droit de faire une querelle à Hercule, qui n'a pas bien tué l'hydre de Lerne, car je gagnai dans ce lieu malsain une fièvre qui ne me quitta tout à fait qu'en Egypte.

Le 20, au lever de l'aurore, j'étais à Argos : le village qui remplace cette ville célèbre est plus propre et plus animé que la plupart des autres villages de la Morée. Sa position est fort belle, au fond du golfe de Nauplie ou d'Argos, à une lieue et demie de la mer ; il a d'un côté les montagnes de la Cynurie et de l'Arcadie, et de l'autre les hauteurs de Trézène et d'Epidaure.

Mais, soit que mon imagination fût attristée par le souvenir des malheurs et des fureurs des Pélopides, soit que je fusse réellement frappé par la vérité, les terres me parurent incultes et désertes, les montagnes sombres et nues, sorte de nature féconde en grands crimes et en grandes vertus. Je visitai ce qu'on appelle les restes du palais d'Agamemnon, les débris du théâtre et d'un aqueduc romain ; je montai à la citadelle, je voulais voir jusqu'à la moindre pierre qu'avait pu remuer la main du roi des rois. Qui se peut vanter de jouir de quelque gloire auprès de ces familles chantées par Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide et Racine ? Et quand on voit pourtant sur les lieux combien peu de chose reste de ces familles, on est merveilleusement étonné !

Il y a déjà longtemps que les ruines d'Argos ne répondent plus à la grandeur de son nom. Chandler les trouva en 1756 absolument telles que je les ai vues ; l'abbé Fourmont en 1746, et Pellegrin en 1719, n'avaient pas été plus heureux. Les Vénitiens ont surtout contribué à la dégradation des monuments de cette ville, en employant ses débris à bâtir le château de Palamide. Il y avait à Argos du temps de Pausanias une statue de Jupiter remarquable, parce qu'elle avait trois yeux, et bien plus remarquable encore par une autre raison : Sthénélus l'avait apportée de Troie ; c'était, disait-on, la statue même aux pieds de laquelle Priam fut massacré dans son palais par le fils d'Achille :

Ingens hora fuit, juxtaque veterrima laurus,
Incumbens arae atque umbra complexa Penates.

Mais Argos, qui triomphait sans doute lorsqu'elle montrait dans ses murs les Pénates qui trahirent les foyers de Priam, Argos offrit bientôt elle-même un grand exemple des vicissitudes du sort. Dès le règne de Julien l'Apostat elle était tellement déchue de sa gloire, qu'elle ne put, à cause de sa pauvreté, contribuer au rétablissement et aux frais des jeux Isthmiques. Julien plaida sa cause contre les Corinthiens : nous avons encore ce plaidoyer dans les ouvrages de cet empereur ( Ep. XXV). C'est un des plus singuliers documents de l'histoire des choses et des hommes. Enfin Argos, patrie du roi des rois, devenue dans le moyen âge l'héritage d'une veuve vénitienne, fut vendue par cette veuve à la république de Venise pour deux cents ducats de rente viagère et cinq cents une fois payés. Coronelli rapporte le contrat : Omnia vanitas !

Je fus reçu à Argos par le médecin italien Avramiotti, que M. Pouqueville vit à Nauplie, et dont il opéra la petite fille attaquée d'une hydrocéphale. M. Avramiotti me montra une carte du Péloponèse où il avait commencé d'écrire, avec M. Fauvel, les noms anciens auprès des noms modernes : ce sera un travail précieux, et qui ne pouvait être exécuté que par des hommes résidant sur les lieux depuis un grand nombre d'années. M. Avramiotti avait fait sa fortune, et il commençait à soupirer après l'Italie. Il y a deux choses qui revivent dans le cœur de l'homme à mesure qu'il avance dans la vie, la patrie et la religion. On a beau avoir oublié l'une et l'autre dans sa jeunesse, elles se présentent tôt ou tard à nous avec tous leurs charmes, et réveillent au fond de nos cœurs un amour justement dû à leur beauté. Nous parlâmes donc de la France et de l'Italie à Argos, par la même raison que le soldat argien qui suivait Enée se souvint d'Argos en mourant en Italie. Il ne fut presque point question entre nous d'Agamemnon, quoique je dusse voir le lendemain son tombeau. Nous causions sur la terrasse de la maison, qui dominait le golfe d'Argos : c'était peut-être du haut de cette terrasse qu'une pauvre femme lança la tuile qui mit fin à la gloire et aux aventures de Pyrrhus. M. Avramiotti me montrait un promontoire de l'autre côté de la mer, et me disait : " C'était là que Clylemnestre avait placé l'esclave qui devait donner le signal du retour de la flotte des Grecs ; " et il ajoutait : " Vous venez de Venise à présent ? Je crois que je ferais bien de retourner à Venise. "

Je quittai cet exilé en Grèce le lendemain à la pointe du jour, et je pris avec de nouveaux chevaux et un nouveau guide le chemin de Corinthe. Je crois que M. Avramiotti ne fut pas fâché d'être débarrassé de moi : quoiqu'il m'eût reçu avec beaucoup de politesse, il était aisé de voir que ma visite n'était pas venue très à propos.

Après une demi-heure de marche, nous traversâmes l'Inachus, père d'Io, si célèbre par la jalousie de Junon : avant d'arriver au lit de ce torrent, on trouvait autrefois, en sortant d'Argos, la porte Lucine et l'autel du Soleil. Une demi-lieue plus loin, de l'autre côté de l'lnachus, nous aurions dû voir le temple de Cérès Mysienne, et plus loin encore le tombeau de Thyeste, et le monument héroïque de Persée. Nous nous arrêtâmes à peu près à la hauteur où ces derniers monuments existaient à l'époque du voyage de Pausanias. Nous allions quitter la plaine d'Argos, sur laquelle on a un très bon mémoire de M. Barbier du Bocage. Près d'entrer dans les montagnes de la Corinthie, nous voyions Nauplie dernière nous. L'endroit où nous étions parvenus se nomme Carvati, et c'est là qu'il faut se détourner de la route pour chercher un peu sur la droite les ruines de Mycènes. Chandler les avait manquées en revenant d'Argos. Elles sont trop connues aujourd'hui, à cause des fouilles que lord Elgin y a fait faire à son passage en Grèce. M. Fauvel les a décrites dans ses Mémoires, et M. de Choiseul-Gouffier en possède les dessins : l'abbé Fourmont en avait déjà parlé, et Dumonceaux les avait aperçues. Nous traversâmes une bruyère : un petit sentier nous conduisit à ces débris, qui sont à peu près tels qu'ils étaient du temps de Pausanias, car il y a plus de deux mille deux cent quatre-vingts années que Mycènes est détruite. Les Argiens la renversèrent de fond en comble, jaloux de la gloire qu'elle s'était acquise en envoyant quarante guerriers mourir avec les Spartiates aux Thermopyles. Nous commençâmes par examiner le tombeau auquel on a donné le nom de tombeau d'Agamemnon : c'est un monument souterrain, de forme ronde, qui reçoit la lumière par le dôme, et qui n'a rien de remarquable, hors la simplicité de l'architecture. On y entre par une tranchée qui aboutit à la porte du tombeau : cette porte était ornée de pilastres d'un martre bleuâtre assez commun, tiré des montagnes voisines. C'est lord Elgin qui a fait ouvrir ce monument et déblayer les terres qui encombraient l'intérieur. Une petite porte surbaissée conduit de la chambre principale à une chambre de moindre étendue. Après l'avoir attentivement examinée, je crois que cette dernière chambre est tout simplement une excavation faite par les ouvriers hors du tombeau : car je n'ai point remarqué de murailles. Resterait à expliquer l'usage de la petite porte, qui n'était peut-être qu'une autre ouverture du sépulcre. Ce sépulcre a-t-il toujours été caché sous la terre, comme la rotonde des catacombes à Alexandrie ? S'élevait-il, au contraire, au-dessus du sol, comme le tombeau de Cecilia Metella à Rome ? Avait-il une architecture extérieure, et de quelle ordre était-elle ? Toutes questions qui restent à éclaircir. On n'a rien trouvé dans le tombeau, et l'on n'est pas même assuré que ce soit celui d'Agamemnon dont Pausanias a fait mention 28 .

En sortant de ce monument, je traversai une vallée stérile, et sur le flanc d'une colline opposée je vis les ruines de Mycènes : j'admirai surtout une des portes de la ville, formée de quartiers de rocher gigantesques posés sur les rochers mêmes de la montagne, avec lesquels elles ont l'air de ne faire qu'un tout. Deux lions de forme colossale, sculptés des deux côtés de cette porte, en sont le seul ornement : ils sont représentés en reliefs, debout et en regard, comme les lions qui soutenaient les armoiries de nos anciens chevaliers ; ils n'ont plus de têtes. Je n'ai point vu, même en Egypte, d'architecture plus imposante, et le désert où elle se trouve ajoute encore à sa gravité : elle est du genre de ces ouvrages que Strabon et Pausanias attribuent aux Cyclopes, et dont on retrouve des traces en Italie. M. Petit-Radel veut que cette architecture ait précédé l'invention des ordres. Au reste, c'était un enfant tout nu, un pâtre, qui me montrait dans cette solitude le tombeau d'Agamemnon et les ruines de Mycènes.

Au bas de la porte dont j'ai parlé est une fontaine, qui sera, si l'on veut, celle que Persée trouva sous un champignon, et qui donna son nom à Mycènes : car mycès veut dire en grec un champignon, ou le pommeau d'une épée : ce conte est de Pausanias. En voulant regagner le chemin de Corinthe, j'entendis le sol retentir sous les pas de mon cheval. Je mis pied à terre, et je découvris la voûte d'un autre tombeau.

Pausanias compte à Mycènes cinq tombeaux ; le tombeau d'Atrée, celui d'Agamemnon, celui d'Eurymédon, celui de Télédamus et de Pélops, et celui d'Electre. Il ajoute que Clytemnestre et Egisthe étaient enterrés hors des murs : ce serait donc le tombeau de Clylemnestre et d'Egisthe que j'aurais retrouvé ? Je l'ai indiqué à M. Fauvel, qui doit le chercher à son premier voyage à Argos singulière destinée qui me fait sortir tout exprès de Paris pour découvrir les cendres de Clytemnestre !

Nous laissâmes Némée à notre gauche, et nous poursuivîmes notre route : nous arrivâmes de bonne heure à Corinthe, par une espèce de plaine que traversent des courants d'eau et que divisent des monticules isolés, semblables à l'Acro-Corinthe, avec lequel ils se confondent. Nous aperçûmes celui-ci longtemps avant d'y arriver, comme une masse irrégulière de granit rougeâtre, couronnée d'une ligne de murs tortueux. Tous les voyageurs ont décrit Corinthe. Spon et Wheler visitèrent la citadelle, où ils retrouvèrent la fontaine Pyrène ; mais Chandler ne monta point à l'Acro-Corinthe, et M. Fauvel nous apprend que les Turcs n'y laissent plus entrer personne. En effet, je ne pus même obtenir la permission de me promener dans les environs, malgré les mouvements que se donna pour cela mon janissaire. Au reste, Pausanias dans sa Corinthie, et Plutarque dans la Vie d'Aratus, nous ont fait connaître parfaitement les monuments et les localités de l'Acro-Corinthe.

Nous étions venus descendre à un kan assez propre, placé au centre de la bourgade, et peu éloigné du bazar. Le janissaire partit pour la provision, Joseph prépara le dîner ; et pendant qu'ils étaient ainsi occupés j'allai rôder seul dans les environs.

Corinthe est situé au pied des montagnes, dans une plaine qui s'étend jusqu'à la mer de Crissa, aujourd'hui le golfe de Lépante, seul nom moderne qui dans la Grèce rivalise de beauté avec les noms antiques. Quand le temps est serein, on découvre par delà cette mer la cime de l'Hélicon et du Parnasse, mais on ne voit pas de la ville même la mer Saronique ; il faut pour cela monter à l'Acro-Corinthe : alors on aperçoit non seulement cette mer, mais les regards s'étendent jusqu'à la citadelle d'Athènes et jusqu'au cap Colonne : " C'est, dit Spon, une des plus belles vues de l'univers. " Je le crois aisément ; car même au pied de l'Acro-Corinthe la perspective est enchanteresse.

Les maisons du village, assez grandes et assez bien entretenues, sont répandues par groupes sur la plaine, au milieu des mûriers, des orangers et des cyprès ; les vignes, qui font la richesse du pays, donnent un air frais et fertile à la campagne. Elles ne sont ni élevées en guirlandes sur des arbres comme en Italie, ni tenues basses comme aux environs de Paris. Chaque cep forme un faisceau de verdure isolé autour duquel les grappes pendent en automne comme des cristaux. Les cimes du Parnasse et de l'Hélicon, le golfe de Lépante, qui ressemble à un magnifique canal, le mont Oneïus, couverts de myrtes, forment au nord et au levant l'horizon du tableau, tandis que l'Acro-Corinthe, les montagnes de l'Argolide et de la Sicyonie s'élèvent au midi et au couchant. Quant aux monuments de Corinthe, ils n'existent plus. M. Foucherot n'a découvert parmi les ruines que deux chapiteaux corinthiens, unique souvenir de l'ordre inventé dans cette ville.

Corinthe, renversée de fond en comble par Mummius, rebâtie par Jules César et par Adrien, une seconde fois détruite par Alaric, relevée encore par les Vénitiens, fut saccagée une troisième et dernière fois par Mahomet II. Strabon la vit peu de temps après son rétablissement, sous Auguste. Pausanias l'admira du temps d'Adrien ; et, d'après les monuments qu'ils nous a décrits, c'était à cette époque une ville superbe. Il eût été curieux de savoir ce qu'elle pouvait être en 1173 quand Benjamin de Tudèle y passa ; mais ce juif espagnol raconte gravement qu'il arriva à Patras, " ville d'Antipater, dit-il, un des quatre rois grecs qui partagèrent l'empire d'Alexandre ". De là il se rend à Lépante et à Corinthe : il trouve dans cette dernière ville trois cents juifs conduits par les vénérables rabbins Léon, Jacob et Ezéchias ; et c'était tout ce que Benjamin cherchait.

Des voyageurs modernes nous ont mieux fait connaître ce qui reste de Corinthe après tant de calamités : Spon et Wheler y découvrirent les débris d'un temple de la plus haute antiquité : ces débris étaient composés de onze colonnes cannelées sans base et d'ordre dorique. Spon affirme que ces colonnes n'avaient pas quatre diamètres de hauteur de plus que le diamètre du pied de la colonne, ce qui signifie apparemment qu'elles avaient cinq diamètres. Chandler dit qu'elles avaient la moitié de la hauteur qu'elles auraient dû avoir pour être dans la juste proportion de leur ordre. Il est évident que Spon se trompe, puisqu'il prend pour mesure de l'ordre le diamètre du pied de la colonne, et non le diamètre du tiers. Ce monument, dessiné par Leroi, valait la peine d'être rappelé, parce qu'il prouve ou que le premier dorique n'avait pas les proportions que Pline et Vitruve lui ont assignées depuis, ou que l'ordre toscan, dont ce temple paraît se rapprocher, n'a pas pris naissance en Italie. Spon a cru reconnaître dans ce monument le temple de Diane d'Ephèse, cité par Pausanias, et Chandler, le Sisyphéus de Strabon. Je ne puis dire si ces colonnes existent encore, je ne les ai point vues ; mais je crois savoir confusément qu'elles ont été renversées, et que les Anglais en ont emporté les derniers débris 29 .

Un peuple maritime, un roi qui fut un philosophe et qui devint un tyran, un barbare de Rome, qui croyait qu'on remplace des statues de Praxitèle comme des cuirasses de soldats ; tous ces souvenirs ne rendent pas Corinthe fort intéressante : mais on a pour ressource Jason, Médée, la fontaine Pyrène, Pégase, les jeux Isthmiques institués par Thésée et chantés par Pindare, c'est-à-dire, comme à l'ordinaire, la fable et la poésie. Je ne parle point de Denys et de Timoléon : l'un qui fut assez lâche pour ne pas mourir, l'autre assez malheureux pour vivre. Si jamais je montais sur un trône, je n'en descendrais que mort ; et je ne serai jamais assez vertueux pour tuer mon frère : je ne me soucie donc point de ces deux hommes. J'aime mieux cet enfant qui pendant le siège de Corinthe fit fondre en larmes Mummius lui-même en lui récitant ces vers d'Homère :

Trix macarex Danaoi cai tetracix oi tot olonto
Troih en eureih, carin Atreidhsi jerontex.
Wx dh egwg ojelon qaneein cai potmon epispein,
Hmati tw ote moi pleistoi calchrea doura
Trwex eperriyan peri Phleiwni qanonti.
Tw c elacon cterewn, cai meu cleox hgon Acaioi.
Nun de me leugalew qanaty eimarto alwnai.
" Oh ! trois et quatre fois heureux les Grecs qui périrent devant les vastes murs d'Ilion en soutenant la cause des Atrides ! Plût aux dieux que j'eusse accompli ma destinée le jour où les Troyens lancèrent sur moi leurs javelots, tandis que je défendais le corps d'Achille ! Alors j'aurais obtenu les honneurs accoutumés du bûcher funèbre, et les Grecs auraient parlé de mon nom ! Aujourd'hui mon sort est de finir mes jours par une mort obscure et déplorable. "

Voilà qui est vrai, naturel, pathétique ; et l'on retrouve ici un grand coup de la fortune, la puissance du génie et les entrailles de l'homme.

On fait encore des vases à Corinthe, mais ce ne sont plus ceux que Cicéron demandait avec tant d'empressement à son cher Atticus. Il paraît, au reste, que les Corinthiens ont perdu le goût qu'ils avaient pour les étrangers : tandis que j'examinais un marbre dans une vigne, je fus assailli d'une grêle de pierres ; apparemment que les descendants de Laïs veulent maintenir l'honneur du proverbe.

Lorsque les césars relevaient les murs de Corinthe, et que les temples des dieux sortaient de leurs ruines plus éclatants que jamais, il y avait un ouvrier obscur qui bâtissait en silence un monument resté debout au milieu des débris de la Grèce. Cet ouvrier était un étranger qui disait de lui-même : " J'ai été battu de verges trois fois ; j'ai été lapidé une fois ; j'ai fait naufrage trois fois. J'ai fait quantité de voyages, et j'ai trouvé divers périls sur les fleuves : périls de la part des voleurs, périls de la part de ceux de ma nation, périls de la part des Gentils, périls au milieu des villes, périls au milieu des déserts, périls entre les faux frères ; j'ai souffert toutes sortes de travaux et de fatigues, de fréquentes veilles, la faim et la soif, beaucoup de peines le froid et la nudité. " Cet homme, ignoré des grands, méprisé de la foule, rejeté comme " les balayures du monde, " ne s'associa d'abord que deux compagnons, Crispus et Caïus, avec la famille de Stéphanas : tels furent les architectes inconnus d'un temple indestructible et les premiers fidèles de Corinthe. Le voyageur parcourt des yeux l'emplacement de cette ville célèbre : il ne voit pas un débris des autels du paganisme, mais il aperçoit quelques chapelles chrétiennes qui s'élèvent du milieu des cabanes des Grecs. L'apôtre peut encore donner, du haut du ciel, le salut de paix à ses enfants, et leur dire : " Paul à l'église de Dieu, qui est à Corinthe. "

Il était près de huit heures du matin quand nous partîmes de Corinthe le 21, après une assez bonne nuit. Deux chemins conduisent de Corinthe à Mégare : l'un traverse le mont Géranien, aujourd'hui Palaeo-Vouni (la Vieille-Montagne) ; l'autre côtoie la mer Saronique, le long des roches Scyroniennes. Ce dernier est le plus curieux : c'était le seul connu des anciens voyageurs, car ils ne parlent pas du premier : mais les Turcs ne permettent plus de le suivre, ils ont établi un poste militaire au pied du mont Oneïus, à peu près au milieu de l'isthme, pour être à portée des deux mers : le ressort de la Morée finit là, et l'on ne peut passer la grand'garde sans montrer un ordre exprès du pacha.

Obligé de prendre ainsi le seul chemin laissé libre, il me fallut renoncer aux ruines du temple de Neptune-Isthmien, que Chandler ne put trouver, que Pococke, Spon et Wheler ont vues, et qui subsistent encore, selon le témoignage de M. Fauvel. Par la même raison je n'examinai point la trace des tentatives faites à différentes époques pour couper l'isthme : le canal que l'on avait commencé à creuser du côté du port Schoenus est, selon M. Foucherot, profond de trente à quarante pieds, et large de soixante. On viendrait aujourd'hui facilement à bout de ce travail par le moyen de la poudre à canon : il n'y a guère que cinq milles d'une mer à l'autre, à mesurer la partie la plus étroite de la langue de terre qui sépare les deux mers.

Un mur de six milles de longueur, souvent relevé et abattu, fermait l'isthme dans un endroit qui prit le nom d' Hexamillia : c'est là que nous commençâmes à gravir le mont Oneïus. J'arrêtais souvent mon cheval au milieu des pins, des lauriers et des myrtes, pour regarder en arrière. Je contemplais tristement les deux mers, surtout celle qui s'étendait au couchant, et qui semblait me tenter par les souvenirs de la France. Cette mer était si tranquille ! Le chemin était si court ! Dans quelques jours j'aurais pu revoir mes amis ! Je ramenais mes regards sur le Péloponèse, sur Corinthe, sur l'isthme, sur l'endroit où se célébraient les jeux : quel désert ! quel silence ! Infortuné pays ! Malheureux Grecs ! La France perdra-t-elle ainsi sa gloire ? Sera-t-elle ainsi dévastée, foulée aux pieds dans la suite des siècles ?

Cette image de ma patrie, qui vint tout à coup se mêler aux tableaux que j'avais sous les yeux, m'attendrit : je ne pensais plus qu'avec peine à l'espace qu'il fallait encore parcourir avant de revoir mes Pénates. J'étais comme l'ami de la fable, alarmé d'un songe ; et je serais volontiers retourné vers mon pays, pour lui dire :

Vous m'êtes, en dormant, un peu triste apparu,
J'ai craint qu'il ne fût vrai : je suis vite accouru.
Ce maudit songe en est la cause.

Nous nous enfonçâmes dans les défilés du mont Oneïus, perdant de vue et retrouvant tour à tour la mer Saronique et Corinthe. Du plus haut de ce mont, qui prend le nom de Macriplaysi, nous descendîmes au Dervène, autrement à la grand'garde. Je ne sais si c'est là qu'il faut placer Crommyon, mais, certes, je n'y trouvai pas des hommes plus humains que Pytiocamptès 30 . Je montrai mon ordre du pacha. Le commandant m'invita à fumer la pipe et à boire le café dans sa baraque. C'était un gros homme d'une figure calme et apathique, ne pouvant faire un mouvement sur sa natte sans soupirer, comme s'il éprouvait une douleur : il examina mes armes, me fit remarquer les siennes, surtout une longue carabine qui portait, disait-il, fort loin. Les gardes aperçurent un paysan qui gravissait la montagne hors du chemin ; ils lui crièrent de descendre ; celui-ci n'entendit point la voix. Alors le commandant se leva avec effort, prit sa carabine, ajusta longtemps entre les sapins le paysan, et lui lâcha son coup de fusil. Le Turc revint après cette expédition, se rasseoir sur sa natte, aussi tranquille, aussi bonhomme qu'auparavant. Le paysan descendit à la garde, blessé en toute apparence, car il pleurait et montrait son sang. On lui donna cinquante coups de bâton pour le guérir.

Je me levai brusquement, et d'autant plus désolé, que l'envie de faire briller devant moi son adresse avait peut-être déterminé ce bourreau à tirer sur le paysan. Joseph ne voulut pas traduire ce que je disais, et peut-être la prudence était-elle nécessaire dans ce moment, mais je n'écoutais guère la prudence.

Je me fis amener mon cheval, et je partis sans attendre le janissaire, qui criait inutilement après moi. Il me rejoignit avec Joseph lorsque j'étais déjà assez avancé sur la croupe du mont Géranien. Mon indignation se calma peu à peu par l'effet des lieux que je parcourais. Il me semblait qu'en m'approchant d'Athènes je rentrais dans les pays civilisés, et que la nature même prenait quelque chose de moins triste. La Morée est presque entièrement dépourvue d'arbres, quoiqu'elle soit certainement plus fertile que l'Attique. Je me réjouissais de cheminer dans une forêt de pins, entre les troncs desquels j'apercevais la mer. Les plans inclinés qui s'étendent depuis le rivage jusqu'au pied de la montagne étaient couverts d'oliviers et de caroubiers ; de pareils sites sont rares en Grèce.

La première chose qui me frappa en arrivant à Mégare fut une troupe de femmes albanaises, qui, à la vérité, n'étaient pas aussi belles que Nausicaa et ses compagnes : elles lavaient gaiement du linge à une fontaine près de laquelle on voyait quelques restes informes d'un aqueduc. Si c'était là la fontaine des Nymphes Sithnides et l'aqueduc de Théagène, Pausanias les a trop vantés. Les aqueducs que j'ai vus en Grèce ne ressemblent point aux aqueducs romains ; ils ne s'élèvent presque point de terre, et ne présentent point cette suite de grandes arches qui font un si bel effet dans la perspective.

Nous descendîmes chez un Albanais, où nous fûmes assez proprement logés. Il n'était pas sis heures du soir ; j'allai, selon ma coutume, errer parmi les ruines. Mégare, qui conserve son nom, et le port de Nisée, qu'on appelle Dôdeca Ecclêsiais (les Douze Eglises), sans être très célèbres dans l'histoire, avaient autrefois de beaux monuments. La Grèce, sous les empereurs romains, devait ressembler beaucoup à l'Italie dans le dernier siècle : c'était une terre classique où chaque ville était remplie de chefs-d'œuvre. On voyait à Mégare les douze grands dieux de la main de Praxitèle, un Jupiter-Olympien commencé par Théocosme et par Phidias, les tombeaux d'Alcmène, d'Iphigénie et de Térée. Ce fut sur ce dernier tombeau que la huppe parut pour la première fois : on en conclut que Térée avait été changée en cet oiseau, comme ses victimes l'avaient été en hirondelle et en rossignol. Puisque je faisais le voyage d'un poète, je devais profiter de tout et croire fermement, avec Pausanias, que l'aventure de la fille de Pandion commença et finit à Mégare. D'ailleurs, j'apercevais de Mégare les deux cimes du Parnasse : cela suffisait bien pour me remettre en mémoire les vers de Virgile et de La Fontaine :

Qualis populea moerens Philomela, etc.
" Autrefois Progné l'hirondelle, etc. ".

La Nuit ou l'Obscurité, et Jupiter-Conius 31 , avaient leurs temples à Mégare : on peut bien dire que ces deux divinités y sont restées. On voit çà et là quelques murs d'enceinte : j'ignore si ce sont ceux qu'Apollon bâtit de concert avec Alcathoüs. Le dieu, en travaillant à cet ouvrage, avait posé sa lyre sur une pierre qui depuis ce temps rendait un son harmonieux quand on la touchait avec un caillou. L'abbé Fourmont recueillit trente inscriptions à Mégare. Pococke, Spon, Wheler et Chandler en trouvèrent quelques autres qui n'ont rien d'intéressant. Je ne cherchai point l'école d'Euclide ; j'aurais mieux aimé la maison de cette pieuse femme qui enterra les os de Phocion sous son foyer 32 . Après une assez longue course, je retournai chez mon hôte, où l'on m'attendait pour aller voir une malade.

Les Grecs ainsi que les Turcs supposent que tous les Francs ont des connaissances en médecine et des secrets particuliers. La simplicité avec laquelle ils s'adressent à un étranger dans leurs maladies a quelque chose de touchant, et rappelle les anciennes mœurs : c'est une noble confiance de l'homme envers l'homme. Les sauvages en Amérique ont le même usage. Je crois que la religion et l'humanité ordonnent dans ce cas au voyageur de se prêter à ce qu'on attend de lui : un air d'assurance, des paroles de consolation peuvent quelquefois rendre la vie à un mourant et mettre une famille dans la joie.

Un Grec vint donc me chercher pour voir sa fille. Je trouvai une pauvre créature étendue à terre sur une natte et ensevelie sous les haillons dont on l'avait couverte. Elle dégagea son bras, avec beaucoup de répugnance et de pudeur, des lambeaux de la misère, et le laissa retomber mourant sur la couverture. Elle me parut attaquée d'une fièvre putride : je fis débarrasser sa tête des petites pièces d'argent dont les paysannes albanaises ornent leurs cheveux ; le poids des tresses et du métal concentrait la chaleur au cerveau. Je portais avec moi du camphre pour la peste ; je le partageai avec la malade : on l'avait nourrie de raisin, j'approuvai le régime. Enfin, nous priâmes Christos et la Panagia (la Vierge), et je promis prompte guérison. J'étais bien loin de l'espérer : j'ai tant vu mourir, que je n'ai là-dessus que trop d'expérience.

Je trouvai en sortant tout le village assemblé à la porte ; les femmes fondirent sur moi en criant : crasi ! crasi ! " du vin ! du vin ! " Elles voulaient me témoigner leur reconnaissance en me forçant à boire : ceci rendait mon rôle de médecin assez ridicule. Mais qu'importe, si j'ai ajouté à Mégare une personne de plus à celles qui peuvent me souhaiter un peu de bien dans les différentes parties du monde où j'ai erré ? C'est un privilège du voyageur de laisser après lui beaucoup de souvenirs et de vivre dans le cœur des étrangers quelquefois plus longtemps que dans la mémoire de ses amis.

Je regagnai le kan avec peine. J'eus toute la nuit sous les yeux l'image de l'Albanaise expirante : cela me fit souvenir que Virgile, visitant comme moi la Grèce, fut arrêté à Mégare par la maladie dont il mourut ; moi-même j'étais tourmenté de la fièvre. Mégare avait encore vu passer, il y a quelques années, d'autres Français bien plus malheureux que moi 33 . Il me tardait de sortir d'un lieu qui me semblait avoir quelque chose de fatal.

Nous ne quittâmes pourtant notre gîte que le lendemain, 22 août, à onze heures du matin. L'Albanais qui nous avait reçus voulut me régaler avant mon départ d'une de ces poules sans croupion et sans queue que Chandler croyait particulières à Mégare, et qui ont été apportées de la Virginie ou peut-être d'un petit canton de l'Allemagne. Mon hôte attachait un grand prix à ces poules, sur lesquelles il savait mille contes. Je lui fis dire que j'avais voyagé dans la patrie de ces oiseaux, pays bien éloigné, situé au delà de la mer, et qu'il y avait dans ce pays des Grecs établis au milieu des bois parmi les sauvages. En effet, quelques Grecs fatigués du joug ont passé dans la Floride, où les fruits de la liberté leur ont fait perdre le souvenir de la terre natale. " Ceux qui avaient goûté de ce doux fruit n'y pouvaient plus renoncer, mais ils voulaient demeurer parmi les Lotophages et ils oubliaient leur patrie 34 . "

L'Albanais n'entendait rien à cela ; pour toute réponse, il m'invitait à manger sa poule et quelques frutti di mare. J'aurais préféré ce poisson, appelé glaucus, que l'on pêchait autrefois sur la côte de Mégare. Anaxandrides, cité par Athénée, déclare que Nérée seul a pu le premier imaginer de manger la hure de cet excellent poisson ; Antiphane veut qu'il soit bouilli, et Amphis le sert tout entier à ces sept chefs qui sur un bouclier noir

Epouvantaient les cieux de serments effroyables.

Le retard causé par le bon cœur de mon hôte, et plus encore par ma lassitude, nous empêcha d'arriver à Athènes dans la même journée. Sortis de Mégare à onze heures du matin, comme je l'ai déjà dit, nous traversâmes d'abord la plaine ; ensuite nous gravîmes le mont Kerato-Pyrgo, le Kerata de l'antiquité : deux roches isolées s'élèvent à son sommet, et sur l'une de ces roches on aperçoit les ruines d'une tour qui donne son nom à la montagne. C'est à la descente de Kerato-Pyrgo, du côté d'Eleusis, qu'il faut placer la palestre de Cercyon et le tombeau d'Alopé. Il n'en reste aucun vestige. Nous rencontrâmes bientôt le Puits-Fleuri au fond d'un vallon cultivé. J'étais presque aussi fatigué que Cérès quand elle s'assit au bord de ce puits, après avoir cherché Proserpine par toute la terre. Nous nous arrêtâmes quelques instants dans la vallée, et puis nous continuâmes notre chemin. En avançant vers Eleusis, je ne vis point les anémones de diverses couleurs que Wheler aperçut dans les champs ; mais aussi la saison en était passée.

Vers les cinq heures du soir nous arrivâmes à une plaine environnée de montagnes au nord, au couchant et au levant. Un bras de mer long et étroit baigne cette plaine au midi, et forme comme la corde de l'arc des montagnes. L'autre côté de ce bras de mer est bordé par les rivages d'une île élevée ; l'extrémité orientale de cette île s'approche d'un des promontoires du continent : on remarque entre ces deux pointes un étroit passage. Je résolus de m'arrêter à un village bâti sur une colline, qui terminait au couchant, près de la mer, le cercle des montagnes dont j'ai parlé.

On distinguait dans la plaine les restes d'un aqueduc et beaucoup de débris épars au milieu du chaume d'une moisson nouvellement coupée ; nous descendîmes de cheval au pied du monticule, et nous grimpâmes à la cabane la plus voisine : on nous y donna l'hospitalité.

Tandis que j'étais à la porte, recommandant je ne sais quoi à Joseph, je vis venir un Grec qui me salua en italien. Il me conta tout de suite son histoire ; il était d'Athènes ; il s'occupait à faire du goudron avec les pins des monts Géraniens ; il était l'ami de M. Fauvel, et certainement je verrais M. Fauvel. Je répondis que je portais des lettres à M. Fauvel. Je fus charmé de rencontrer cet homme, dans l'espoir de tirer de lui quelques renseignements sur les ruines dont j'étais environné et sur les lieux où je me trouvais. Je savais bien quels étaient ces lieux ; mais un Athénien qui connaissait M. Fauvel devait être un excellent cicérone. Je le priai donc de m'expliquer un peu ce que je voyais et de m'orienter dans le pays. Il mit la main sur son cœur à la façon des Turcs et s'inclina humblement : " J'ai entendu souvent, me répondit-il, M. Fauvel expliquer tout cela ; mais, moi, je ne suis qu'un ignorant, et je ne sais pas si tout cela est bien vrai. Vous voyez d'abord au levant, par-dessus le promontoire, la cime d'une montagne toute jaune : c'est le Telo-Vouni (le petit Hymette) ; l'île de l'autre côté de ce bras de mer, c'est Coulouri : M. Fauvel l'appelle Salamine. M. Fauvel dit que dans ce canal vis-à-vis de vous se donna un grand combat entre la flotte des Grecs et une flotte des Perses. Les Grecs occupaient ce canal ; les Perses étaient de l'autre côté, vers le port Lion (le Pirée) ; le roi de ces Perses, dont je ne sais plus le nom, était assis sur un trône à la pointe de ce cap. Quant au village où nous sommes, M. Fauvel l'appelle Eleusis, et nous autres Lepsina. M. Fauvel dit qu'il y avait un temple (le temple de Cérès) au-dessous de la maison où nous sommes : si vous voulez faire quelques pas, vous verrez l'endroit où était encore l'idole mutilée de ce temple (la statue de Cérès Eleusine) ; les Anglais l'ont emportée. "

Le Grec me quittant pour aller faire son goudron me laissa les yeux sur un rivage désert et sur une mer où pour tout vaisseau on voyait une barque de pêcheur attachée aux anneaux d'un môle en ruine.

Tous les voyageurs modernes ont visité Eleusis ; toutes les inscriptions en ont été relevées. L'abbé Fourmont lui seul en copia une vingtaine. Nous avons une très docte dissertation de M. de Sainte-Croix sur le temple d'Eleusis et un plan de ce temple par M. Foucherot. Warburton, Sainte-Croix, l'abbé Barthélemi, ont dit tout ce qu'il y avait de curieux à dire sur les mystères de Cérès, et le dernier nous en a décrit les pompes extérieures. Quant à la statue mutilée, emportée par deux voyageurs, Chandler la prend pour la statue de Proserpine et Spon pour la statue de Cérès. Ce buste colossal a, selon Pococke, cinq pieds et demi d'une épaule à l'autre, et la corbeille dont il est couronné s'élève à plus de deux pieds. Spon prétend que cette statue pourrait bien être de Praxitèle : je ne sais sur quoi cette opinion est fondée. Pausanias, par respect pour les mystères, ne décrit pas la statue de Cérès ; Strabon garde le même silence. A la vérité on lit dans Pline que Praxitèle était l'auteur d'une Cérès en marbre et de deux Proserpines en bronze : la première, dont parle aussi Pausanias, ayant été transportée à Rome, ne peut être celle qu'on voyait il y a quelques années à Eleusis ; les deux Proserpines en bronze sont hors de la question. A en juger par le trait que nous avons de cette statue, elle pourrait bien ne représenter qu'une Canéphore 35 . Je ne sais si M. Fauvel ne m'a point dit que cette statue, malgré sa réputation, était d'un assez mauvais travail.

Je n'ai donc rien à raconter d'Eleusis après tant de voyageurs, sinon que je me promenai au milieu de ces ruines, que je descendis au port et que je m'arrêtai à contempler le détroit de Salamine. Les fêtes et la gloire étaient passées ; le silence était égal sur la terre et sur la mer : plus d'acclamations, plus de chants, plus de pompes sur le rivage ; plus de cris guerriers, plus de choc de galères, plus de tumulte sur les flots. Mon imagination ne pouvait suffire tantôt à se représenter la procession religieuse d'Eleusis, tantôt à couvrir le rivage de l'armée innombrable des Perses qui regardaient le combat de Salamine. Eleusis est, selon moi, le lieu le plus respectable de la Grèce, puisqu'on y enseignait l'unité de Dieu et que ce lieu fut témoin du plus grand effort que les hommes aient jamais tenté en faveur de la liberté.

Qui le croirait ! Salamine est aujourd'hui presque entièrement effacée du souvenir des Grecs. On a vu ce que m'en disait mon Athénien. " L'île de Salamine n'a point conservé son nom, dit M. Fauvel dans ses Mémoires ; il est oublié avec celui de Thémistocle. " Spon raconte qu'il logea à Salamine chez le papas Iaonnis, " homme, ajoute-t-il, moins ignorant que tous ses paroissiens, puisqu'il savait que l'île s'était autrefois nommée Salamine ; et il nous dit qu'il l'avait su de son père. " Cette indifférence des Grecs touchant leur patrie est aussi déplorable qu'elle est honteuse ; non seulement ils ne savent pas leur histoire, mais ils ignorent presque tous 36 la langue qui fait leur gloire : on a vu un Anglais, poussé d'un saint zèle, vouloir s'établir à Athènes pour y donner des leçons de grec ancien.

Il fallut que la nuit me chassât du rivage. Les vagues que la brise du soir avait soulevées battaient la grève et venaient mourir à mes pieds : je marchai quelque temps le long de la mer qui baignait le tombeau de Thémistocle ; selon toutes les probabilités, j'étais dans ce moment le seul homme en Grèce qui se souvint de ce grand homme.

Joseph avait acheté un mouton pour notre souper ; il savait que nous arriverions le lendemain chez un consul de France. Sparte, qu'il avait vue, et Athènes qu'il allait voir, ne lui importaient guère, mais, dans la joie où il était de toucher au terme de ses fatigues, il régalait la maison de notre hôte. La femme, les enfants, le mari, tout était en mouvement ; le janissaire seul restait tranquille au milieu de l'empressement général, fumant sa pipe et applaudissant du turban à tous ces soins dont il espérait bien profiter. Depuis l'extinction des mystères par Alaric, il n'y avait pas eu une pareille fête à Eleusis. Nous nous mîmes à table, c'est-à-dire que nous nous assîmes à terre autour du régal ; notre hôtesse avait fait cuire du pain qui n'était pas très bon, mais qui était tendre et sortant du four. J'aurais volontiers renouvelé le cri de Vive Cérès ! Caire, Dhmhter ! Ce pain, qui provenait de la nouvelle récolte, faisait voir la fausseté d'une prédiction rapportée par Chandler. Du temps de ce voyageur on disait à Eleusis que si jamais on enlevait la statue mutilée de la déesse, la plaine cesserait d'être fertile. Cérès est allée en Angleterre, et les champs d'Eleusis n'en ont pas moins été fécondés par cette divinité réelle, qui appelle tous les hommes à la connaissance de ses mystères, qui ne craint point d'être détrônée,

Qui donne aux fleurs leur aimable peinture,
Qui fait naître et mûrir les fruits,
Et leur dispense avec mesure
Et la chaleur des jours et la fraîcheur des nuits.

Cette grande chère et la paix dont nous jouissions m'étaient d'autant plus agréables que nous les devions, pour ainsi dire, à la protection de la France. Il y a trente à quarante ans que toutes les côtes de la Grèce, et particulièrement les ports de Corinthe, de Mégare et d'Eleusis étaient infestés par des pirates. Le bon ordre établi dans nos stations du Levant avait peu à peu détruit ce brigandage ; nos frégates faisaient la police, et les sujets ottomans respiraient sous le pavillon français. Les dernières révolutions de l'Europe ont amené pour quelques moments d'autres combinaisons de puissances ; mais les corsaires n'ont pas reparu. Nous bûmes donc à la renommée de ces armes qui protégeaient notre fête à Eleusis, comme les Athéniens durent remercier Alcibiade quand il eut conduit en sûreté la procession d'Iacchus au temple de Cérès.