CHAPITRE IV

L'économie chrétienne


SOMMAIRE

I.--Le socialisme chrétien.--Dissentiments irréductibles entre la révolution et l'église.

II.--L'homme a la fabrique et la femme au foyer.--La famille ouvrière dissociée par la grande industrie.--Interdiction pour la femme de travailler a l'usine.

III.--Exception en faveur du travail domestique.--Cette exception est-elle justifiée?--Pourquoi les prohibitions catholiques sont malheureusement impraticables.


I

Qu'il s'agisse, en somme, des règlements collectivistes ou des procédés anarchistes, on vient de voir que les deux écoles s'entendent au moins sur ce point, qu'il faut émanciper la femme. Divisées sur la question des voies et moyens,--l'une préconisant la «commune indépendante» et l'autre, la «dictature du prolétariat»,--il reste que toutes les forces révolutionnaires poursuivent unanimement le même but, qui est la destruction des entreprises patronales par l'abolition de la propriété capitaliste. Après l'ouvrier, la femme du peuple finira-t-elle par épouser les idées de M. Jules Guesde ou celles de M. Élisée Reclus? Ou bien M. le curé aura-t-il assez d'influence pour la prémunir contre ces redoutables enjôleurs? Car je ne vois que la religion qui puisse lutter avantageusement, auprès des ouvrières, contre les tentations révolutionnaires. Dans toutes les questions qui concernent la femme, les doctrines subversives entrent en conflit avec ce vieux christianisme latent qui inspire nos lois, règle nos moeurs et gouverne encore nos familles. Aussi bien ne manquent-t-elles aucune occasion de le combattre avec fureur. C'est pourquoi j'ai l'idée que la bataille rangée du XXe siècle ne mettra guère aux prises que deux armées sérieusement organisées: l'Église et la Sociale. A moins que le clergé lui-même ne se laisse entamer par les nouveautés ambiantes et mordre par les idées d'indépendance et d'indiscipline: auquel cas, tout conspirerait au chaos.

Déjà certains ecclésiastiques sont entrés en coquetterie avec les partis avancés. De ce symptôme peu rassurant, le dernier congrès de Zurich, dont je parlais tout à l'heure, nous a donné quelques exemples significatifs. Les orateurs ont pris plaisir à rappeler le mot célèbre du P. Lacordaire: «Lorsqu'il s'agit du travail, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit.» Et un Suisse catholique, l'abbé Beck, a fait cette déclaration grave: «Oui; c'est le capitalisme qui tue la famille et non le socialisme 157»

Note 157: (retour) Revue d'Économie politique, juillet 1898, p. 614, note 1;--Revue socialiste, XXVI, pp. 446 et 453.

Mais quelles que soient les avances faites et les politesses échangées, il est douteux que les deux partis puissent vivre longtemps en bonne compagnie. Outre que l'un croit en Dieu, tandis que l'autre s'en moque,--ce qui constitue déjà un dissentiment irréductible,--la famille, que l'Église veut rétablir et fortifier, alors que la révolution travaille à l'affaiblir et à la ruiner, rend impossible un rapprochement durable. A ce même congrès de Zurich, M. Bebel a marqué, avec une netteté brutale, la distance qui sépare les deux points de vue: «Ce que vous voulez en réalité, a-t-il dit, c'est revenir en arrière, rétablir la société de petits bourgeois antérieure à l'avènement de la grande industrie. Comme nous, sans doute, les socialistes chrétiens condamnent la société capitaliste et en poursuivent l'abolition; mais, celle-ci obtenue, leur chemin se sépare du nôtre. Ils remontent vers le passé, tandis que les socialistes marchent à la société socialiste! Cette divergence essentielle ne nous empêchera pas d'accomplir ensemble, dans une amicale entente, la partie urgente et commune de notre programme.» L'impression qu'a laissée ce congrès, où les socialistes étrangers, à la différence des socialistes français, ont rivalisé avec les catholiques de tolérance et de courtoisie, est que révolutionnaires collectivistes et démocrates religieux tirent souvent à la même corde, mais en sens inverse.

II

Désireux de conserver la femme à la maison, les catholiques voudraient l'exclure de la fabrique. Se retranchant derrière l'autorité de Jules Simon, ils répètent après lui: «La femme est absente du foyer depuis que la vapeur l'a accaparée; il faut qu'elle y rentre et qu'elle y ramène le bonheur.» Cette parole exprime bien l'idéal essentiel, le but suprême qui s'impose au législateur et au sociologue. L'école chrétienne y adhère sans réserve. Point de repos, point d'ordre, point de joie sur terre pour l'ouvrier sans un intérieur. Si la femme passe ses journées à l'usine, comment le logement pourrait-il être propre, salubre, habitable? Comment la cuisine pourrait-elle être soignée et la table exactement servie? Qui veillera sur les enfants? Qui soignera les malades? Qui rangera, ornera, embellira de mille petits riens charmants la modeste chambre de famille? La femme au dehors, c'est le désordre et la tristesse au dedans.

Il n'est pas jusqu'au talent que la nature a mis aux doigts de la femme,--je veux parler de la couture qui est son plus bel art,--qui ne risque d'être gâté ou aboli par les rudes besognes industrielles. L'ouvrière des usines ne sait plus manier l'aiguille avec adresse, ni chiffonner une étoffe avec habileté. Dans le peuple, pourtant, la jeune femme devrait être sa propre couturière et l'habilleuse de la famille. Mais retenue à la fabrique du matin au soir, elle se néglige et néglige les siens. Que de fois père, mère et enfants, ne sont que des paquets de chiffons malpropres. On conçoit aisément qu'émus de ce triste spectacle, de bons esprits proposent à la terrible question du travail des femmes une solution radicale, à savoir que, hors des occupations domestiques, «la femme ne doit pas travailler.»

C'est ruiner le foyer, en effet, que d'admettre l'épouse aux travaux de la grande industrie. Voulez-vous qu'elle reste à la maison: fermez-lui l'entrée des usines. Point de famille possible, avec l'exploitation de la main-d'oeuvre féminine hors du logis. Peut-on songer sans tristesse à ces milliers de mères obligées de travailler debout, pendant dix heures, dans une atmosphère accablante, au milieu du fracas des machines et de la poussière des métiers? Il faut les voir à la sortie des filatures, maigres, pâles, exténuées! Quelle effrayante menace pour l'avenir de la race! Aussi a-t-on pu dire que le travail industriel de la femme est la méconnaissance monstrueuse des lois physiologiques.

Contraire à l'«ordre naturel» qui a pourvu la femme d'une complexion différente de celle de l'homme et, lui ayant refusé les mêmes forces, n'a pu lui imposer les mêmes travaux; contraire à l'«ordre social» qui veut un gardien pour le foyer et, prenant en considération la faiblesse relative de la femme, lui a confié partout le ministère de l'intérieur; contraire à l'«ordre économique» qui atteste que le salaire industriel de la femme est souvent absorbé par les dépenses d'entretien et de lessivage du linge, par le soin et la garde des enfants que l'ouvrière doit confier à des mains étrangères; contraire, enfin, à l'«ordre moral» qui souffre grandement de la promiscuité des sexes et de la désertion du foyer domestique,--le travail de la femme dans la grande industrie devrait être interdit graduellement. Répondant à M. Bebel, le chef des catholiques démocrates de Suisse, M. Decurtins, concluait en ces termes: «Depuis le berceau de l'humanité jusqu'à ce jour, sauf de rares périodes qui n'ont été que des périodes d'exception, la famille monogame a été le rocher de bronze contre lequel s'est arrêté le flot des révolutions. Nous attendons l'époque où le père suffira à l'entretien de sa famille. Voilà l'aurore des temps futurs que perçoit déjà notre esprit.»

III

Il n'est qu'un genre de travail féminin qui trouve grâce devant les chrétiens démocrates, c'est le travail domestique, le travail familial, c'est-à-dire la tâche industrielle exécutée à la maison, près des enfants, dans les moments de loisir que laissent à bien des mères les soins du ménage. Suivant quelques bons esprits, la femme mariée n'aurait pas même, en conscience, le droit de louer sa main-d'oeuvre pour un travail manufacturier accompli hors du foyer. Le cardinal Manning a exprimé cette idée avec une force extrême: «Les femmes mariées et les mères qui, par contrat de mariage, se sont engagées à fonder une famille et à élever leurs enfants, n'ont ni le droit ni le pouvoir de se lier contractuellement, pour tant d'heures par jour, en violation du premier engagement qu'elles ont pris comme épouses et comme mères. Une telle convention est, ipso facto, illégale et nulle. Car, sans vie domestique, point de nation 158

Note 158: (retour) Lettre écrite à M. Decurtins en 1890.

Bref, le grand différend, qui divise les catholiques et les socialistes, consiste en ceci, que les premiers veulent «la reconstitution de la famille chrétienne,» tandis que les seconds souhaitent «l'émancipation individuelle de la femme.» Comme conclusion, le congrès de Zurich n'a point exclu les femmes de la grande industrie; il a voté seulement sa réglementation.

On doit se demander, en effet, si la situation actuelle de l'ouvrière ne serait pas gravement empirée par les prohibitions catholiques. La société capitaliste existe: c'est un fait. Et qui peut se flatter de la détruire, ou même de la transformer, du jour au lendemain? Et puis, hélas! la femme est fréquemment dans la nécessité de grossir, par son gain, le salaire du mari pour soutenir le ménage. Et toutes les interdictions du monde ne prévaudront point contre cette triste obligation. La doctrine catholique limite au mariage la fonction naturelle et sociale de la femme. Elle voit en celle-ci le bon génie de la famille, la gardienne du foyer conjugal, prescrivant au mari de lui apporter la nourriture de chaque jour, avec le respect et l'amour. L'objection essentielle qu'on peut faire à cette conception de la vie féminine, c'est que la société contemporaine n'est point arrivée à ce point de perfection que chaque femme se puisse marier, avoir des enfants et trouver au foyer une sûreté de vie sans labeur industriel. Qu'une existence, bornée au gouvernement de son intérieur, soit pour la femme l'état le plus heureux, l'idéal de l'avenir, nous le voulons bien; seulement les nécessités du présent lui permettent rarement de s'en contenter. Il est certain que la vie au coin du feu conviendrait mieux à bien des femmes; mais les condamner au repos forcé quand le pain manque au logis, c'est les vouer irrémédiablement à la misère; et il nous est difficile d'apercevoir en cette prohibition une manifestation de fraternité chrétienne.

Certes, lorsque la femme est mariée, nous sommes d'avis que sa véritable place est au foyer conjugal: sa santé y gagnera, et sa moralité aussi. Encore est-il qu'à l'expulser des emplois qu'elle occupe, c'est la condamner souvent à mourir de faim. On parle en termes émus des soins à donner aux enfants, du pot-au-feu à surveiller, des travaux du ménage, des obligations de la maternité, des joies austères du foyer; mais lorsque la marmite est vide et la cheminée sans feu, lorsque les petits souffrent du froid ou de la faim, conçoit-on qu'une mère consente à se reposer, inactive et désolée? Cette vaillante (ceci soit dit à sa louange) ne trouve alors aucun labeur trop pénible pour nourrir son monde, les jeunes et les vieux.

Quant aux filles, aux veuves, aux femmes maîtresses d'elles-mêmes, je ne vois pas au nom de quel principe on pourrait leur refuser le droit de travailler à l'usine. Impossible de leur opposer les soucis de la maternité, cette raison ne concernant que les femmes chargées de famille. Or, les mères ne sont qu'une minorité parmi les «travailleuses» proprement dites. D'après notre dernier recensement, il existerait en France 2 622 170 filles célibataires, 2 060 778 veuves, 924 286 femmes mariées sans enfants; soit, ensemble, 5 607 234 femmes qui ne connaissent pas les soucis de la maternité. De ce nombre, beaucoup doivent et peuvent travailler pour vivre. Pourquoi les lois et les moeurs y feraient-elles opposition? N'a-t-on pas dit que les droits de chacun ne sont que des intérêts juridiquement protégés?

Objectera-t-on la faiblesse musculaire des femmes? Elle a moins d'importance depuis l'invention et le perfectionnement incessant des machines,--celles-ci exigeant plus de dextérité que de force, plus de surveillance que d'énergie. D'autre part, le travail à la maison, pour lequel on professe tant déconsidération, n'est pas exempt d'inconvénients et de périls. N'oublions pas que c'est la petite industrie, beaucoup plus que la grande, qui attire et exploite la main-d'oeuvre féminine. Bien que travaillant chez elle, à ses pièces, à prix fait, une lingère de Paris aux gages des grands tailleurs est-elle plus heureuse que l'ouvrière des fabriques? Cette exploitation du travail, que les Anglais appellent le «système de la sueur», sévit surtout sur l'ouvrière en chambre. Le sweating-system est la lèpre du travail à domicile. L'hygiène déplorable des ouvrières qui le subissent, le surmenage qu'il leur impose, l'isolement où il les tient, les maigres salaires qui le rémunèrent, sont autant de griefs contre le travail domestique. Celui-ci est-il donc si préférable au labeur collectif des grandes usines?

Il n'est pas moins vrai que la vie au foyer et les tâches simplement ménagères reviennent, par droit de nature, à l'épouse et à la mère. L'avenir verra peut-être se constituer un état social nouveau (dont il n'est point défendu de poursuivre le rêve), où l'ouvrier sera mis, plus efficacement qu'aujourd'hui, à l'abri des risques du chômage, des accidents, de la maladie et des infirmités; où le mari, plus conscient de ses devoirs, se fera un crime de détourner le fruit de son travail de sa destination légitime, qui est le soutien de la femme et des enfants; où le père, enfin, pourra subvenir, par son seul labeur, à l'entretien d'une famille que la morale et la patrie s'accordent à vouloir nombreuse.

Qui sait même si le travail industriel en chambre ne sera pas rendu, pour la femme, plus sain, plus aisé, plus rémunérateur? Qui nous dit que la force motrice ne se transportera pas un jour à domicile, aussi facilement, aussi économiquement que l'eau et le gaz? Ce que la vapeur a fait, l'électricité peut le défaire. Il est dans l'ordre des conjectures permises que, de ces vastes agglomérations humaines qui s'entassent présentement autour des usines, le progrès de l'industrie nous ramène, en une certaine mesure, à un travail familial amélioré, que chacun accomplirait dans la paix du foyer reconquis. Alors cesserait la nécessité douloureuse de la présence des femmes à l'atelier; et les mères pourraient reprendre leur place naturelle à la maison, sans être exposées à mourir de faim sur la pierre du foyer.

Sera-ce pour demain? On ne sait. Mieux vaut, en tout cas, utiliser l'heure présente à préparer ce joyeux avenir qu'à pleurer stérilement un passé irrévocablement révolu.



CHAPITRE V

Ce que les hommes pensent du travail des femmes dans l'industrie


SOMMAIRE

I.--Notre idéal pour l'avenir.--Nos concessions pour le présent.--Point de théories absolues.--Il faut vivre avant tout.

II.--Restrictions apportées au travail féminin dans l'intérêt de l'hygiène et de la race.--Théorie de la femme malade: ce qu'elle contient de vrai.

III.--Aperçu des réglementations de la loi française relatives au travail des femmes dans l'industrie.--Leurs difficultés d'application.--Leur nécessité, leur légitimité.


En ce conflit d'opinions contraires et de tendances adverses, nous proposerons une solution modeste qui, bien qu'ayant l'avantage d'être pratique, fera sourire de pitié, j'en ai peur, les réformateurs systématiques, grands partisans du «tout ou rien». Notre conviction est que le travail, avec quelque équité qu'on le puisse répartir, pèsera toujours d'un poids lourd sur l'immense majorité des femmes et des hommes. Nul système n'aura la vertu de les affranchir des humbles soins de la maison ou des rudes corvées de la vie. Il n'est donné à personne de sortir des lois de la nature et des conditions de ce monde.

I

Cela dit, nous distinguerons entre les fonctions propres de l'homme et de la femme et nous formulerons notre idéal par cette règle toute simple: «Le père à l'atelier, la mère au foyer.» En cela, nous nous rallions expressément au programme chrétien. La grande préoccupation du législateur doit être, avant tout, de rendre l'épouse à son ménage et la mère à ses enfants. La place des femmes mariées n'est pas à la fabrique, mais au logis. La renaissance de la vie de famille, voilà le but suprême. Mais n'espérons point l'atteindre ni aujourd'hui ni demain. Beaucoup de femmes devront continuer, pour vivre, à travailler au dehors. C'est pourquoi, toute mesure susceptible d'alléger le fardeau, qui pèse sur les frêles épaules d'un si grand nombre, nous paraît digne de sympathie et d'encouragement. S'il nous est impossible de supprimer la misère, tâchons au moins d'améliorer la condition des malheureuses.

En conséquence, nous nous féliciterons de tous les débouchés nouveaux, qui permettront aux femmes de gagner leur vie autrement qu'en s'usant les yeux sur des confections peu rémunératrices. Mais gardons-nous des chimères: à quelque état de progrès et de civilisation que l'humanité puisse s'élever, toutes les merveilles de l'assistance mutuelle ne dispenseront jamais la femme de peiner pour les siens. Quand l'industrie du chef de famille ne suffit pas à soutenir le ménage, il faut bien que la mère se dépense pour les vieux et les petits.

Là-dessus, les docteurs socialistes et anarchistes s'emportent. «Bête de luxe et bête de somme,» voilà, paraît-il, comment nous comprenons le rôle de la femme 159.

Note 159: (retour) Gabriel Deville, op. cit., p. 30.

Ce langage est impie. Aux champs comme à la ville, la femme française n'est point, autant qu'on le dit, frivole ou surmenée, et bête encore moins. Célibataire et libre, son devoir est de travailler pour vivre, comme le commun des mortels. Le métier d'idole ne doit point lui suffire. Et notez que loin de se refuser à la loi du labeur, qui pèse sur elle comme sur nous, son âme courageuse nourrit l'espoir de disputer aux hommes les emplois industriels qu'ils occupent et les carrières libérales qu'ils encombrent. Voudrait-on les en chasser?

Si maintenant nous la supposons mariée, nous maintenons que l'obligation incombe au mari de l'«entretenir», quelque offensant que soit le mot pour des oreilles révolutionnaires. En ce cas, ce qu'elle reçoit de son homme n'est pas un don gratuit, un cadeau indu, une aumône mortifiante, mais le juste salaire de ses soins domestiques. Soit que, riche et fortunée, elle se contente de présider au gouvernement de son intérieur,--ce qui n'est pas toujours une sinécure,--soit que, pauvre et vaillante, elle prenne un métier pour accroître de ses gains le budget du ménage, la femme française n'est jamais une assistée, mais une associée. Elle collabore à l'oeuvre commune. Et pour ce qui est de l'ouvrière en particulier, elle a coutume d'apporter tant de coeur à l'ouvrage que, pour la prémunir contre les excès de son zèle, il a fallu que les lois intervinssent pour réglementer son travail dans les ateliers industriels.

A la maison d'abord, à la fabrique ensuite, telles sont les places successives que nous assignons aux femmes. Mais en reconnaissant que la première de leurs fonctions sociologiques est un rôle domestique et maternel, nous qui sommes de bonnes gens et des esprits simples, nous repoussons de toutes nos forces la conception antique et païenne de la femme esclave, de la femme enfant. C'est pourquoi il nous répugnerait de leur interdire l'entrée des usines et des ateliers, dans le but de supprimer une concurrence fâcheuse pour les hommes. Loin de nous la pensée, quelque peu cruelle, de les charger de liens pour avantager indirectement la main-d'oeuvre masculine, et de faire appel à la loi pour les obliger impérieusement à donner moins de temps à la fabrique et plus de soins au ménage. De même que nul ne s'aviserait d'empêcher les bourgeoises de cultiver les arts libéraux, d'écrire dans les journaux et dans les revues, de publier des volumes, de manier le crayon, le pinceau ou le burin, ainsi nous trouvons naturel que la femme du peuple siège au comptoir ou au magasin, dirige un métier ou surveille une machine.

Qu'elle se donne d'abord à son intérieur, à sa famille, à ses enfants, c'est son premier devoir, et nous ne cesserons de l'inviter à s'y consacrer entièrement, s'il est possible. Mais dès qu'elle doit travailler au dehors pour soutenir le ménage, qui aurait le triste courage de la ramener de force à la maison? Avant de se reposer au coin du feu, il faut vivre. Beaucoup y parviennent mal en travaillant trop; beaucoup n'y parviendraient plus en ne travaillant point. Retenons que, d'après les statistiques officielles, la France compte, en chiffres ronds, 2 700 000 travailleuses agricoles, 570 000 ouvrières de fabrique et 245 000 employées de commerce. Peut-il être question sérieusement de renvoyer cette armée de vaillantes dans leurs foyers respectifs?

Méfions-nous donc des théories abstraites, de la logique pure, de l'absolu. N'exagérons point l'indépendance de la femme; car les socialistes eux-mêmes, si attachés qu'ils soient à cette idée, sont obligés d'y mettre des limites. Ainsi, leurs congrès sont unanimes à interdire au sexe féminin les travaux insalubres et dangereux, tels que les travaux des mines et des carrières. N'exagérons point davantage l'intérêt de la famille; car, pour sauvegarder la vie du foyer, ce n'est pas seulement la grande industrie que les catholiques devraient fermer à la main-d'oeuvre féminine, mais encore les emplois les plus recherchés et les moins fatigants. Qu'une femme soit assise à un comptoir ou derrière un guichet télégraphique, qu'elle soit embauchée dans un tissage ou dans une filature, le foyer n'est-il pas également désert et l'enfant également abandonné? Essayons de donner à la femme plus de liberté, sans épuiser ses forces ni compromettre sa santé: voilà l'essentiel.

II

Le travail féminin comporte donc des restrictions nécessaires; et ces restrictions doivent lui être imposées dans l'intérêt de l'hygiène, qui se confond ici avec l'intérêt de la race. Sans distinguer entre la grande et la petite industrie, il suffit qu'un travail menace la vie ou compromette la santé de l'ouvrière, pour que le législateur ait le droit de le surveiller ou de l'interdire. Le travail manufacturier est souvent insalubre ou dangereux; sans compter que l'amour maternel peut entraîner bien des mères à accepter des tâches trop pénibles et trop prolongées. C'est pourquoi il est inévitable de réglementer le travail des femmes dans les manufactures. De fait, aucun législateur n'y a manqué; et catholiques et socialistes, quelles que soient leurs divergences doctrinales, sont unanimes à provoquer son action, à réclamer son contrôle et même à appuyer ses prohibitions. «Travaillez à la sueur de votre front, dirons-nous aux femmes, c'est votre droit; à cette condition, toutefois, que votre labeur vous apporte effectivement les moyens de vivre sans accroître démesurément vos chances de mort.» Il n'est que les économistes de l'école individualiste qui aient soutenu que la femme majeure doit être libre de se conduire comme elle l'entend; et leur voix faiblit, leur nombre décroît, leur influence diminue.

Croirait-on pourtant qu'il est des femmes qui s'irritent de la protection du Code? Nos prévenances légales ne sont-elles point l'attestation publique de leur faiblesse et, par suite, une marque d'infériorité? Les accepter équivaudrait à un aveu d'impuissance. «Comme Michelet, nous disent-elles, pensez-vous que nous soyons si débiles, si malades, si incapables de nous conduire, qu'il faille instituer autour de nous un contrôle et une sauvegarde? Vos chaînes de fleurs sont encore une façon de nous assujettir à votre domination. Un protégé est toujours subordonné, plus ou moins, à son protecteur. Nous ne voulons point de cette tutelle des lois qui ne va point sans amoindrissement pour nous. Les femmes ne sauraient agréer d'être défendues par les hommes sans s'abaisser et déchoir.»

Il n'est point prudent, comme on le voit, de s'apitoyer sur les femmes, fût-ce pour tirer de cette compassion attendrie des raisons d'indulgence et de sollicitude. Michelet en sait quelque chose: les femmes ne l'aiment point, bien qu'il les ait paternellement aimées. Expliquons-nous brièvement sur sa doctrine, puisqu'elle trouve ici sa place et aussi, peut-être, quelque application.

Au dire de Michelet, la femme est, par constitution, un être faible, précieux, délicat, voué, par intermittences, à une sorte de misère physiologique ou, du moins, à une morbidité incurable qui la rend impropre à tout travail continu, à tout effort persévérant. Pendant les périodes renouvelées de ses souffrances, elle n'est qu'une infirme passionnée, une malade; et ses crises physiques se répercutant, se prolongeant jusqu'à l'âme en troubles et en inquiétudes, doivent nous la faire tenir pour incapable, en un pareil moment, d'une responsabilité complète. C'est une pauvre énervée que le mari a le devoir de soigner, de consoler, de guérir. Michelet veut, en effet, que l'époux soit le confesseur indulgent et le médecin avisé de sa femme. En échange de la grâce, de la tendresse qu'elle lui apporte souvent, il doit lui procurer la paix et la santé.

En réalité, et sans nous occuper pour l'instant des devoirs du mari, il reste, au fond de la théorie de notre grand écrivain, un fait qui n'est point niable: c'est que l'organisme de la femme est sujet à des souffrances périodiques, à un énervement maladif, que l'homme ne connaît pas. On nous dira que, par une certaine pudeur très respectable, la femme n'aime point qu'on en parle, de même que, par discrétion et par justice, il ne convient point que l'homme en triomphe. Aussi bien n'insisterons-nous pas sur cette diversité de constitution et de tempérament, nous réservant seulement d'en tirer cette conséquence que, soumise à des assujettissements que notre sexe ignore, obligée de payer un lourd tribut à l'espèce dont la conservation dépend d'elle, la femme n'est point capable des mêmes efforts, des mêmes métiers, et que, pour le moins, la nature lui défend le labeur ininterrompu que la vie moderne nous impose. Certaines sociétés de secours mutuels ont constaté que, jusqu'à l'âge de quarante-cinq et cinquante ans, la morbidité des femmes (calculée par le nombre des journées de maladie) est une fois et demie supérieure à celle des hommes. A Lyon, notamment, la mortalité des ouvrières en soie dépasse, du triple, celle des ouvriers du même métier 160.

Note 160: (retour) Marion, Psychologie de la femme, p. 60.

Aux femmes qui repoussent d'un air offensé les mesures de protection légale, sous prétexte qu'elles leur font toujours injure et souvent tort, nous pouvons maintenant répondre: «La nature ne vous permet point de travailler aussi longtemps que l'homme, ni aux mêmes tâches ni aux mêmes chantiers que l'homme. Elle a voulu que vous réserviez le meilleur de vos forces à ceux qui sont nés ou qui naîtront de vous, et vous ne pourriez gaspiller imprudemment la réserve de vigueur et de santé qu'elle vous a confiée, sans compromettre l'avenir de la race et le recrutement de l'espèce. Résignez-vous donc à être protégées, puisque vous êtes redevables de votre sang et de votre vie à l'humanité future.».

III

En fait, la loi du 2 novembre 1892, complétée par la loi du 30 mars 1900, apporte au travail des femmes majeures les notables limitations que voici: 1º interdiction de travailler plus de onze heures par jour 161; 2º interdiction de travailler plus de six jours par semaine; 3º interdiction de travailler la nuit, de neuf heures du soir à cinq heures du matin; 4º interdiction de travailler sous terre, dans les mines, minières et carrières. Au total, réduction de la journée de travail, obligation du repos hebdomadaire, prohibition des veillées prolongées et suppression des travaux souterrains, telles sont les mesures prises par la loi française pour protéger l'ouvrière contre les exigences du patronat et les entraînements de son propre courage. Cette réglementation défensive entre avec quelque peine dans nos moeurs industrielles. Pourquoi?

Note 161: (retour) Ce maximum sera réduit à 10 h. 1/2, au cours de l'année 1902, et à 10 heures, au cours de l'année 1904,--s'il est possible.

Nul n'ignore que la loi française s'applique de son mieux à protéger le travail des femmes et des filles mineures dans l'industrie, sans toujours y réussir. En fait, la loi du 2 novembre 1892, qui a édicté les mesures de protection ouvrière que l'on sait, soulève un concert de récriminations, la question de principe étant plus simple à trancher que la question d'application n'est facile à résoudre. Toute réglementation légale du travail féminin se heurte, en effet, à deux difficultés graves. Veut-on l'appliquer strictement, à la lettre, dans toute sa rigueur? On risque d'éliminer peu à peu les femmes de certaines professions, plus particulièrement surveillées à cause des dangers qu'elles font courir à la santé. Et alors, la loi, faite en vue de protéger la femme, protègera surtout le travail masculin, en le débarrassant de la sérieuse concurrence que lui fait, un peu partout, la main-d'oeuvre féminine.

Au contraire, les pouvoirs publics tiendront-ils compte des difficultés de la vie, des nécessités du métier? appliqueront-ils les règlements avec tolérance? accorderont-ils des autorisations avec largesse? Alors, les exceptions emporteront la règle. C'est ainsi que, dans la couture, la loi a été à peu près impuissante à protéger l'ouvrière contre le surmenage résultant de la durée excessive du travail et de la prolongation exagérée des veillées. De là, chez les patrons et même chez les ouvrières--en plus d'une hostilité à peine dissimulée à l'égard de la loi et de l'inspection,--une tranquille assurance de pouvoir tromper l'une et violer l'autre.

Sans doute, il faut bien, dans les cas d'urgence, permettre à l'atelier de travailler la nuit et même le dimanche; et les heures supplémentaires, ajoutées aux heures légales, sont acceptées le plus souvent avec joie par les apprenties, qui n'y voient qu'une occasion d'augmenter leur gagne-pain, en méritant par un surcroît de travail un surcroît de rémunération. Il reste pourtant que ces autorisations bienveillantes et ces concessions nécessaires énervent, discréditent, infirment les prescriptions légales, et que, par condescendance pour la liberté, on arrive indirectement à fausser ou à paralyser tout l'appareil protecteur du travail féminin. D'où l'on a pu dire que la loi de 1892, par exemple, avait supprimé la veillée sans la supprimer, et que les règlements postérieurs l'avaient rétablie sans la rétablir. C'est le chaos.

Mais quelles que soient les difficultés d'application, les femmes peuvent être sûres que nulle société, consciente de ses devoirs, ne s'abstiendra de protéger leur travail. Un peuple est trop directement intéressé à ce qu'elles lui fournissent de solides épouses, des mères fécondes et de bonnes nourrices, pour se décider jamais à les laisser, par amour de l'indépendance, s'anémier ou se détruire par un travail excessif en des ateliers malsains. L'État serait fou qui permettrait aux femmes de se tuer à l'ouvrage, sachant que sa population ne peut se perpétuer que par leur vie. En conséquence, il ne les admettra qu'aux professions compatibles avec leur santé physique et morale; mais il ouvrira toutes celles-ci avec largesse et impartialité, le devoir de l'homme étant de ne point aggraver l'inégalité des sexes par des prohibitions inutiles. Je ne sais point d'autre moyen d'accorder les droits individuels de la femme avec les droits supérieurs de la société 162.

Note 162: (retour) Voyez Paul Leroy-Beaulieu, Le Travail des femmes au XIXe siècle, 2e partie: De l'intervention de la loi pour réglementer le travail des femmes dans l'industrie, pp. 188 et suiv.



CHAPITRE VI

Ce que les femmes pensent de la condition de l'ouvrière


SOMMAIRE

I.--Infériorité regrettable de certains salaires féminins.--Ses causes.--Le travail des orphelinats et des prisons.--Griefs a écarter ou a retenir.--Solutions proposées.

II.--Inégalité des salaires de l'ouvrière et de l'ouvrier.--Doléances légitimes.--A travail égal, égal salaire pour l'homme et pour la femme.

III.--Protection de la mère et de l'enfant nouveau-né.--OEuvres privées.--Intervention de l'état.--Une proposition excessive: hospitalisation forcée de la femme enceinte.

IV.--Protestation de tous les groupes féministes contre la loi de 1892.--La réglementation légale fait-elle a l'ouvrière plus de mal que de bien?

V.--Pourquoi le féminisme ne veut plus de lois de protection.--Un même régime légal est-il possible pour les deux sexes?


Nous venons d'indiquer l'esprit et la lettre de la loi de 1892,--«la loi des hommes,» comme l'appellent ces dames. Et maintenant, qu'en pensent-elles? qu'en disent-elles?

Tout le mal possible. Le féminisme reproche à nôtre législation industrielle ses lacunes et ses maladresses, l'accusant de ne point faire ce qu'elle doit et de mal faire ce qu'elle fait. Ces griefs se peuvent ranger sous trois chefs: 1º insuffisance et inégalité des salaires féminins; 2º hygiène et protection de l'ouvrière enceinte; 3º réglementation abusive et vexatoire de la main-d'oeuvre féminine.

I

En ce qui concerne les salaires féminins, tous les honnêtes gens, même les plus hostiles aux programmes des écoles révolutionnaires, éprouvent le même serrement de coeur, professent le même avis et formulent les mêmes voeux.

Que trop souvent l'ouvrière ne puisse vivre qu'avec peine du travail de ses mains, voilà un fait malheureusement hors de doute. Nous avons pris la mauvaise habitude de considérer le salaire de la femme comme un salaire d'appoint, destiné seulement à grossir celui du mari. Aussi, dès qu'elle reste fille ou devient veuve, ses gains sont insuffisants pour la faire vivre. Depuis longtemps, les statistiques des écrivains officiels et les enquêtes des économistes indépendants nous ont fixés sur l'infériorité lamentable des salaires féminins 163. L'ouvrière adulte gagne, en moyenne, deux francs dix centimes par jour en province et trois francs dans le département de la Seine. Si l'on tient compte des chômages de la morte saison, il faut reconnaître que, dans bien des cas, la couture elle-même, qui est la principale occupation des femmes, est rémunérée d'une façon dérisoire: nos belles dames ne l'ignorent pas. Les lingères ne sont pas rares qui gagnent moins d'un franc par jour. M. Charles Benoist affirme qu'à Paris, on en est venu à payer dix-huit centimes de façon pour un pantalon de toile 164.» Je sais même à Rennes, où j'enseigne, des malheureuses chargées de famille qui, peu habiles de leurs doigts, tirent l'aiguille durant douze ou quinze heures pour gagner quinze ou vingt sous. C'est à fendre le coeur.

Note 163: (retour) Paul Leroy-Beaulieu, le Travail des femmes au XIXe siècle; Paris, 1873; 1re partie: Du salaire des femmes dans l'industrie, pp. 50 et suiv.--Office du travail, Salaires et durée du travail dans l'industrie française, t. IV; Résultats généraux, p. 16.--Comte d'Haussonville, Salaires et misères des femmes.
Note 164: (retour) Charles Benoist, Les Ouvrières de l'aiguille à Paris.

Celles qui se résignent bravement à cette misère sont de grandes saintes. Mais quand la moralité est faible (nul n'ignore ce qu'elle est devenue dans les centres industriels), faute de pouvoir vivre d'un travail indépendant, «on se met avec quelqu'un,» suivant l'expression populaire, ajoutant aux soucis de la vie quotidienne les abaissements de la plus dure des servitudes, celle du corps. Et nous savons jusqu'où, de chute en chute, cette dégradation peut descendre: de même que, chez un grand nombre de tribus sauvages, c'est la femme qui travaille pour nourrir l'homme et les enfants, on voit dans certaines grandes villes, par un renversement innommable des rôles et des devoirs, la prostituée des boulevards extérieurs faire trafic d'elle-même pour soutenir le souteneur.

Les salaires des ouvrières de l'aiguille sont donc insuffisants: c'est un fait notoire. A qui la faute? La Gauche féministe répond avec une belle unanimité: «Aux couvents et aux prisons, qui jettent sur le marché commercial des produits payés à vil prix, et qui font de la sorte au travail libre une concurrence désastreuse 165.» Les remèdes proposés à ce mal sont bien simples: dans les ouvroirs et les couvents, «on interdira tout travail à l'enfance pour supprimer la concurrence faite à l'ouvrière libre,» et dans les prisons de femmes, «l'État imposera des prix de série fixés par l'administration, après entente avec les groupes corporatifs intéressés 166

Note 165: (retour) Rapport de Mlle Bonneval au congrès de 1900.
Note 166: (retour) Même rapport: La Fronde, du 6 septembre 1900.

La suppression du travail dans les orphelinats me paraît tout simplement abominable. Car, soyez sincères, Mesdames: décréter ici la prohibition, c'est déchaîner la persécution. Et quelle prohibition! Est-ce que le travail n'est pas moralisateur pour l'enfant comme pour le prisonnier? Et puis, dussé-je par cette affirmation heurter rudement les préventions vulgaires! j'ose dire que la plupart des communautés religieuses, qui se vouent au sauvetage de l'enfance abandonnée, ne sont pas riches. J'en connais qui, suivant le mot des pauvres gens, joignent à peine les deux bouts. Il faut pourtant bien qu'une maison, qui a tous les jours deux ou trois cents petites bouches à nourrir, s'occupe de leur trouver du pain. Quoi de plus juste qu'en échange du vivre et du couvert, du logement et du vêtement, elle emploie ses pensionnaires à des travaux de couture usuels et faciles? En vérité, il serait plus franc de fermer les couvents de femmes que d'affamer celles qui les habitent. Mais, dans les deux cas, on risquerait de rejeter à la rue et souvent au ruisseau des milliers de jeunes filles arrachées, non sans peine, à la boue des grandes villes. Et je ne puis songer à cette criminelle imprudence sans que mon coeur se soulève contre les inconscients qui la proposent.

D'autre part, les travaux, exécutés à prix réduit dans les orphelinats, ont cet avantage avéré de mettre le linge de corps à la portée des plus petites bourses. Comme consommateurs, les humbles ménages retrouvent ce qu'ils ont perdu comme producteurs. Il paraît même que la concurrence des ouvroirs n'est vraiment redoutable qu'aux lingères. Les modistes, les corsetières, les fleuristes en souffrent peu. Dans la couture surtout, les bonnes ouvrières sont rares, et les patrons y tiennent. Mme Marguerite Durand nous en donne la raison: «Le tour parisien de la couture est propre à certaines mains, à certains cerveaux, si l'on peut dire, à l'air ambiant, à la tradition de certaines maisons qui font des modes de Paris les modes du monde entier. S'imagine-t-on les modèles de la rue de la Paix sortant des ouvroirs de Saint-Vincent de Paul ou de la prison de Clermont 167?» Au fond, la modicité des salaires féminins résulte moins de la concurrence du travail congréganiste ou pénitentiaire, que de cette regrettable habitude qui attribue à l'effort manuel de la femme une importance accessoire et, par suite, une valeur inférieure au labeur de l'homme. Il y a là un jugement téméraire, une prévention coutumière, une dépréciation convenue, dont notre mentalité sociale ne se corrigera qu'à la longue.

Note 167: (retour) La Fronde du 6 septembre 1900.

Est-ce à dire que les orphelinats religieux soient à l'abri de tout reproche? Assurément non. Pouvant faire travailler les jeunes filles à peu de frais, puisqu'ils n'ont ni salaire, ni patente à payer, leur concurrence pèse lourdement sur les prix de la main-d'oeuvre libre. Joignez que les communautés se disputent souvent les commandes des grands magasins, et que la concurrence qu'elles font aux ouvrières s'aggrave encore de la concurrence qu'elles se font à elles-mêmes: toutes choses qui, de réduction en réduction, dépriment les prix de façon, au préjudice de la main-d'oeuvre laïque et même de la main-d'oeuvre congréganiste. Où est le remède? Dans l'action syndicale ou dans la réglementation légale?

Le syndicat est, à coup sûr, le moyen le plus digne, le plus agissant, le plus efficace, de défendre le salarié contre le salariant. Ce n'est pas nous qui déconseillerons ou découragerons les groupements professionnels, convaincu que, lorsqu'ils sont sagement inspirés, habilement dirigés, ils peuvent faire beaucoup de bien aux travailleurs. Mais, pour l'instant, les syndicats féminins sont rares. Un exemple: à Paris, la couture compte environ 60 000 ouvrières, et son syndicat, fondé par Mme Durand, comprend à peine 500 membres, dont 60 seulement, montrent quelque activité 168. L'idée syndicale fait donc péniblement son chemin parmi les femmes; et il n'est pas douteux que les lingères dispersées aux quatre coins des villes, travaillant en chambre, isolées, solitaires, sans se fréquenter, sans se joindre, sans se connaître les unes les autres, n'aient plus de peine encore à s'unir et à se concerter. Et puis, comment pourraient-elles s'entendre avec les couvents?

Il y a bien une solution que M. d'Haussonville a proposée 169: c'est à savoir que les communautés se syndiquent pour lutter contre les rabais des grands magasins et relever les prix de la main-d'oeuvre. En Amérique, ce serait déjà chose faite. Mais en France, imagine-t-on un syndicat de bonnes soeurs, une coalition de congréganistes, une grève de nonnes? Je ne conseillerai pas aux orphelinats, aux ouvroirs, aux patronages, d'en faire l'essai. Ils soulèveraient contre eux un tumulte de récriminations, le bon public les accusant sur-le-champ d'une soif de gain effrénée, d'enrichissement insatiable, d'accaparement illicite. Et si jamais leurs réclamations venaient à aboutir, le relèvement des prix de façon qui profiterait aux ouvrières libres, entraînerait du même coup une hausse des prix de vente, que les petits consommateurs ne pardonneraient jamais aux communautés.

Note 168: (retour) La Fronde du 6 septembre 1900.
Note 169: (retour) Salaires et misères de femmes, pp. 42 et 43.

Mais que l'opinion se rassure: on ne verra pas de sitôt un syndicat de religieuses faire la loi aux patrons. Les congrégations de femmes n'en ont sûrement ni le goût ni le moyen: elles sont trop routinières, trop timorées, trop pacifiques, pour tenter une nouveauté si hardie; et le voulussent-elles, on peut croire qu'elles en seraient empêchées, l'État les condamnant à l'impuissance par une législation draconienne qui subordonne leur droit de contracter, de plaider, d'exister même, au bon plaisir du gouvernement.

D'autre part, nous ferons grief aux orphelinats de deux choses: en général, ils pensent moins à l'enfance qu'à la communauté, moins à l'avenir qu'au présent. Il y a, je le sais, d'admirables exceptions. Néanmoins, certains ouvroirs, trop exclusivement préoccupés de faire vivre la maison,--et souvent, la nécessité les y contraint,--négligent l'instruction et l'apprentissage des jeunes filles. On me dit que les grandes doivent gagner le pain des petites. Encore est-il qu'il faudrait mettre les unes et les autres en état de travailler utilement, pour vivre dignement à leur majorité. Au lieu de cela, on les confine en un même atelier, on leur impose toujours la même tâche: aux unes les pantalons, aux autres les chemises, à celles-ci les ourlets, à celles-là les boutonnières. Ici, comme ailleurs, cette division du travail présente des avantages considérables pour le rendement du travail, qui est plus rapide et plus soigné, et de graves inconvénients pour l'éducation professionnelle des orphelines, qui reste forcément incomplète. Ajoutons que le travail des enfants est rarement payé en argent. Ce qu'elles font est retenu en compensation de ce qu'elles consomment; et les pauvres filles sortent sans un sou de l'établissement qui les a recueillies. Il est vrai que la plupart des couvents leur composent un petit trousseau; mais pourquoi ne pas essayer de leur constituer un petit pécule? Quelques menues gratifications, distribuées suivant l'ouvrage fait et déposées à la Caisse d'épargne, donneraient à cette intéressante jeunesse plus de coeur à la besogne et plus de confiance en l'avenir.

Pourquoi même n'imposerait-on pas aux établissements d'assistance privée, religieux ou laïques, l'obligation d'apprendre une profession et d'accorder, dans la mesure du possible, une certaine rémunération pécuniaire à leurs petites pensionnaires, de façon que celles-ci, mieux préparées à la vie, puissent atteindre leur majorité avec un peu d'argent dans leur poche et un bon métier dans les mains? Et ces charges légales, qui augmenteraient plus ou moins gravement les frais généraux des ouvroirs et des orphelinats, relèveraient peut-être, du même coup, le salaire des ouvrières libres, en obligeant les couvents à réclamer aux grandes maisons de confection des prix de façon plus rémunérateurs.

Quant à laisser aux syndicats féminins, comme beaucoup l'ont réclamé, la nomination des inspecteurs du travail investis du droit de visite dans les ateliers tenus par les congrégations religieuses, nous n'y souscrirons jamais. Cette fonction de surveillance est une fonction d'État. Les délégués des syndicats seraient trop enclins à traiter les orphelinats comme des rivaux qu'il est de bonne guerre de vexer, d'affaiblir ou d'abattre, et non comme des justiciables à qui l'on doit le respect et l'impartialité. Que l'État conserve donc le choix et l'investiture des fonctionnaires,--hommes ou femmes,--chargés d'inspecter les ateliers congréganistes, sauf à prendre l'avis des travailleuses elles-mêmes, puisque celles-ci ont obtenu, en 1900, l'électorat et l'éligibilité au Conseil supérieur du Travail. Libre même à l'État de faire mieux que les couvents dans les maisons qu'il dirige, c'est-à-dire dans les prisons de femmes et les refuges de l'Assistance publique. Nous l'inviterons même, pour les travaux qui le concernent, à fixer des prix de séries, afin de relever, par une sorte d'exemplarité attractive, les salaires de la main-d'oeuvre laïque et religieuse, toutes les fois, du moins, que les ressources du budget et l'intérêt des contribuables lui permettront de prendre cette généreuse initiative sans préjudice pour personne. N'est-ce pas le devoir de l'État d'être un patron modèle?

II

Par ailleurs, il n'est pas rare que la main-d'oeuvre féminine soit, à quantité et à qualité égales, moins rétribuée que la main-d'oeuvre masculine. On assure même que, dans certains cas, le salaire des femmes est inférieur de moitié au salaire des hommes. Une chose certaine, c'est qu'en général l'ouvrière est moins payée que l'ouvrier, et la cuisinière moins que le cuisinier, et la femme de chambre moins que le valet de chambre. Pourquoi ce traitement inégal, si les uns et les autres rendent les mêmes services? De telles différences de rétribution ne sauraient laisser insensible quiconque s'intéresse au relèvement économique de la femme du peuple. Et si, par hasard, elles n'avaient d'autre raison qu'une mauvaise pensée d'envie, de rancune, de dédain, pour celle qui travaille de ses mains, il faudrait dire tout crûment qu'un pareil sentiment est abominable.

C'est justice, assurément, qu'une disproportion dans l'oeuvre faite se traduise par une disproportion correspondante dans la rémunération reçue. Mais, lorsque le travail de la femme est aussi pénible, aussi prolongé, aussi productif que celui de l'homme, pourquoi la rétribution de l'un et de l'autre ne serait-elle pas la même? La raison et l'équité font un devoir au patron d'égaliser les salaires entre les travailleurs des deux sexes, dont les tâches (cela peut arriver) sont identiques comme effort et comme rendement. Si nous sommes condamnés, hélas! à voir souvent l'amour vénal mieux payé que l'honnête labeur, prenons garde, du moins, que l'infériorité des gains féminins ne soit, pour les âmes faibles, le prétexte ou l'occasion de chutes lamentables. De là cette formule de revendication: «A travail égal, égal salaire.» Le féminisme ouvrier, qui exprime de tels voeux, est-il si déraisonnable?

Savez-vous même plus belle formule et plus impressionnante vérité? En stricte équité (j'y insiste), l'équivalence de productivité entre le travail de l'ouvrière et celui de l'ouvrier emporte nécessairement l'équivalence de leurs rémunérations respectives. Pourquoi? Parce que, dans ce cas, payer la femme moins que l'homme, c'est violer la plus élémentaire justice, subordonner sans raison le sexe faible au sexe fort, provoquer l'abaissement des salaires, aviver la concurrence entre la main-d'oeuvre féminine et la main-d'oeuvre masculine, remplacer à l'atelier l'homme que l'on paie plus par la femme que l'on paie moins, créer l'antagonisme entre l'ouvrier et l'ouvrière, désunir deux forces faites pour s'aider, dissocier deux êtres nés pour s'entendre. Cela suffit, je pense, pour légitimer la péréquation des salaires masculins et féminins.

Mais cette égalité de rémunération suppose, en fait, (nous y revenons à dessein) l'égalité préalable de production. Et il arrive plus fréquemment qu'on ne le croit, que, travaillant le même temps et aux mêmes pièces que l'homme, l'ouvrière soit impuissante à fournir même valeur, même productivité, même somme d'efforts, l'ouvrier disposant, par constitution et par tempérament, de plus de muscle, de plus d'énergie, de plus d'endurance.

Et lors même que les machines viendraient à simplifier, à alléger l'effort musculaire, de manière à n'exiger pour les conduire que du soin, de l'adresse et du coup d'oeil, qualités qui se rencontrent habituellement chez la femme, il resterait contre l'ouvrière, fille ou veuve, les crises énervantes de son sexe et, lorsqu'elle est mariée, les épreuves intermittentes de la maternité. J'ai peur que le féminisme ne se débatte vainement contre ces causes naturelles d'infériorité économique. Point de doute, assurément, que les disparités actuelles ne s'atténuent graduellement. C'est l'avis de M. Paul Leroy-Beaulieu: «Nous croyons, dit-il, que la différence entre les salaires des hommes et les salaires des femmes s'affaiblira avec le temps, et que les deux niveaux se rapprocheront 170.» Mais arriveront-ils à se confondre? C'est une autre affaire. Il faudrait, pour cela, que l'ouvrière cessât d'être femme.

Maintenons, néanmoins, qu'il est bon de tendre à l'unification des gains entre les deux sexes,--la stricte équité exigeant qu'un travail égal soit payé d'un égal salaire. C'est pourquoi, prenant texte de ce principe, la Gauche féministe a émis le voeu, que «les administrations nationales, départementales, communales et hospitalières donnent l'exemple aux patrons, en rétribuant de même façon les femmes et les hommes qu'elles emploient.» A quoi une excellente femme d'humeur socialiste objecta que «les administrations étaient aussi capitalistes que les patrons.» Mais un ancien fonctionnaire fit observer philosophiquement que «les administrations ne demandent pas mieux que de payer, pourvu qu'on leur donne de l'argent.» Ce qui est la vérité même,--toutes les innovations se faisant, chez nous, avec la bourse des contribuables. Et le voeu fut adopté à l'unanimité 171.

Note 170: (retour) Le Travail des femmes au XIXe siècle, p. 141.
Note 171: (retour) Voir la Fronde du 6 septembre 1900.

III

Pour ce qui est de la sécurité, de l'hygiène et de la durée du travail, nous nous associons de grand coeur à toutes les innovations, équitables et pratiques, susceptibles d'améliorer le sort des travailleuses. Telle la loi du 29 décembre 1900, qui a reconnu et sanctionné le droit de s'asseoir pour les ouvrières et les employées, et l'obligation corrélative pour les patrons de mettre des sièges à la disposition des femmes qu'ils emploient; telles la réduction graduelle des heures de travail et l'extension progressive du repos hebdomadaire à toutes les occupations manuelles; telles encore les mesures capables de faciliter aux femmes du peuple l'accomplissement de ce grand devoir social qui s'appelle la maternité.

Que de progrès à réaliser, rien que sur ce dernier point! Dans l'intérêt de l'espèce et par simple devoir d'humanité, n'est-il pas urgent d'arracher la mère et l'enfant aux privations et aux souffrances, en ouvrant de nouveaux refuges à la femme enceinte? n'est-il pas de supérieure justice de mettre l'ouvrière au repos, en demi-solde, avant et après l'accouchement, tant que le médecin le juge nécessaire?

Il y a danger pour une mère de se charger de trop gros travaux dans le temps qui précède ou qui suit l'accouchement. A trop hâter l'époque des relevailles, à retourner trop tôt à la fabrique, elle risque de compromettre sa santé, de léser grièvement son organisme par des efforts prématurés. Le nouveau-né n'est pas moins à plaindre: que de fois le manque de soins, la mauvaise nourriture, la faim et l'abandon le vouent à la dégénérescence ou à la mort? Le peu d'enfants qui résistent poussent comme ils peuvent, au petit bonheur, sans connaître les douces caresses de la mère.

Mais comment permettre à l'ouvrière de garder le foyer aux époques de la maternité? Cette question devrait éveiller davantage la sollicitude des oeuvres privées et des pouvoirs publics.

Jadis, en plusieurs contrées, la femme du peuple sur le point d'être mère devait être entretenue aux frais du public, jusqu'à ce qu'elle fût en état de reprendre son travail. Il se mêlait parfois à ces prescriptions des détails charmants. Certaines vieilles coutumes permettaient de chasser ou de pêcher, même en temps prohibé, pour la jeune mère. Ailleurs, chaque vigneron était tenu, quand elle en manifestait le désir, de lui couper trois belles grappes de raisin au moins 172.

Note 172: (retour) Voyez pour les détails P. Augustin Rösler, La question féministe, p. 237.

Jusqu'ici, la question d'argent a empêché l'État de prendre à sa charge l'assistance des femmes en couches. Mais si les pouvoirs publics reculent devant une obligation aussi lourde, certaines oeuvres d'initiative privée se sont montrées plus ingénieuses et plus hardies. La Couturière et la Mutualité maternelle, patronnées par les grandes maisons d'habillement, allouent à toute sociétaire qui accouche une indemnité de 50 francs, sous la condition qu'elle restera quatre semaines sans travailler; elles y joignent une prime d'allaitement dans le cas où la mère nourrit elle-même son enfant. Grâce au chômage absolu pendant la période critique, ces sociétés se font gloire d'avoir abaissé à 9 ou 10%, parmi leurs participantes, le chiffre de la mortalité infantile qui, à Paris, s'élève à 35 ou 40%. A la préservation de la santé de l'ouvrière vient s'ajouter ainsi la diminution de la mortalité des nouveau-nés. C'est double profit pour la société. Nous applaudissons de même à l'idée d'une «association des mères de famille», sortes d'inspectrices de santé à domicile qui assisteraient, avec discrétion, de leurs conseils et de leurs bons offices, les mères pauvres et les enfants malades 173.

Note 173: (retour) Congrès international de la condition et des droits des femmes. La Fronde du 7 septembre 1900.

Mais convient-il de pousser plus loin l'idée de protection? Considérant que, dans la période de gestation et d'allaitement, la femme est un véritable «fonctionnaire social,» M. Viviani a demandé la fondation d'une «Caisse de la Maternité», afin de mieux assurer aux femmes enceintes un secours pécuniaire, au moment où leurs ressources diminuent et leurs charges augmentent. Et comme on s'inquiétait de savoir où prendre l'argent nécessaire à cette dotation, il fut répondu que le budget des Cultes en ferait les frais, ce budget étant non seulement «inutile,» mais encore «préjudiciable à l'humanité tout entière 174.» Poussant même à l'extrême l'intervention de l'État, le Congrès de la Gauche féministe de 1900 a émis le voeu qu'«un séjour d'un mois, au minimum, dans les hôpitaux spéciaux ou les maisons de convalescence, fût imposé à la mère qui, après son accouchement, ne pourrait justifier de moyens d'existence pour elle et son enfant.»

Note 174: (retour) Voir la Fronde du 7 septembre 1900.

Une pareille prescription ferait saigner le coeur de bien des mères. Je ne crois pas qu'il soit possible d'infliger aux ouvrières pauvres l'obligation d'accoucher à l'hôpital. Parlant en leur nom, Mme Renaud a déclaré qu'elles n'accepteraient pas cette injonction, «parce qu'une femme, qui a souci de son mari et de ses enfants, ne pourrait pas jouir tranquillement de l'air pur de la campagne, et s'en irait plutôt par la porte ou par la fenêtre rejoindre les malheureux qu'elle aurait laissés.» Et puis, les ouvrières,--comme les ouvriers, d'ailleurs,--ont horreur de l'hôpital. Il n'en est pas une qui ne préfère le dénuement de sa chambre froide et malsaine à l'hygiène savante et luxueuse d'une salle commune. Elles veulent être chez elles. Et comme si cette obligation d'hospitalisation n'était pas assez dure par elle-même, on la subordonne, en outre, à une constatation humiliante entre toutes: celle de la misère. Nous ne voulons point de réclusion forcée pour les mères pauvres.

Mais l'enfant, direz-vous, ne doit pas souffrir des préventions de la mère.--Cette objection montre que la question a deux faces et qu'on doit la trancher différemment, suivant qu'on envisage l'intérêt de la mère ou l'intérêt du nouveau-né. Ceux qui entendent protéger l'enfant, avant tout, n'hésiteront pas à imposer aux mères de famille toutes sortes de précautions, d'obligations, d'inquisitions. On leur dira que le fruit de leurs entrailles appartient non moins à la société qu'à la famille; qu'elles ne sont pas libres de remplir ou de méconnaître, à leur gré, les mesures hygiéniques requises pour la bonne venue des petits; qu'il est des heures où l'État doit forcer les gens à se soigner; bref, que la mère est débitrice, vis-à-vis de la communauté, de l'être qu'elle porte en ses flancs, et que toute imprudence, qui compromettrait son existence et sa santé, serait un crime de lèse-nature et de lèse-humanité.

Bien que j'admette l'antériorité et la primauté des droits de la famille sur les droits de la société, je ne contesterai point que celle-ci ne soit intéressée à la naissance de l'enfant et à la préservation de l'espèce. J'avouerai même que beaucoup de femmes, qui ne sont pas précisément de mauvaises mères, prendront difficilement, d'elles-mêmes, les soins et le repos qu'exige leur état. Ceux-là n'en douteront point qui ont vu, dans les crèches, quelqu'une de ces malheureuses, maigres et hâves, donner à leur enfant un sein vide ou un lait appauvri. Est-ce une raison suffisante pour aggraver d'une nouvelle charge le lourd fardeau de la maternité? Convient-il de sacrifier à la santé de l'enfant la liberté de la mère? Et lorsque celle-ci refusera de subir l'«imposition» qu'on propose de lui infliger, fera-t-on appel à la gendarmerie pour la séparer violemment des siens et la traîner à l'hôpital? Transformerons-nous les maisons de convalescence en maisons de force? Placerons-nous toutes les femmes enceintes, après vérification faite de leur pauvreté, sous la surveillance de la police? Une telle loi serait humiliante et cruelle. Je mets l'État au défi de l'appliquer.

Certes, le budget de la maternité, qu'il soit alimenté par l'assistance publique ou la charité privée, ne sera jamais assez riche. Mais si nous devons secourir largement les mères indigentes et leur pitoyable progéniture, il importe, autant que possible, de ne point arracher les enfants à leurs parents, ni les mères à leur foyer. Encore une fois, pas d'hospitalisation obligatoire. Sinon, la maternité finirait par être redoutée comme une déchéance, au lieu d'être acceptée comme un honneur. Ce n'est pas le moment d'affaiblir, dans l'esprit du pauvre, la conscience et l'amour de ses devoirs.