— Je me demande s'il n'y a pas une raison à ma présence, autre que le fait que maman ait voulu venir vivre avec sa sœur. Le Grand Esprit a pu m'envoyer ici pour affronter cette chose.
— Tu crois ?
— Oui. C'est peut-être n'importe quoi, voire arrogant de penser pouvoir combattre cette créature...
— Tu le peux ?
— Honnêtement, je n'en ai aucune idée. Je n'ai jamais fait une telle chose. Tous les Amérindiens ne sont pas de grands shamans mystérieux...
Je lui raconte mon histoire. Je lui fais part de ce que j'ai toujours su et de ce qui reste flou pour moi.
— Je ne suis qu'un bâtard métis qui ne peut même pas obtenir une carte d'identité indienne. Le peu que je sais au sujet du mal des fantômes, de la danse des esprits et des plantes guérisseuses, je l'ai appris sur Internet ou dans des livres, et aucun Amérindien qui se respecte ne publiera jamais ce qui importe réellement.
— Mais ton guide t'a appelé Dompteur d'Esprit.
— Oui, mais je n'ai pas besoin d'entraînement avant ?
— C'est peut-être une vocation. Quelque chose que tu as au plus profond de toi et qui se révélera le moment voulu.
— Cela paraît trop simple.
— Qu'est-ce que c'est, exactement, un dompteur d'esprit ? Un exorciste ?
— Je pense que c'est plus une sorte de shaman, quelqu'un qui enchante aussi bien qu'il exorcise. Mais... je ne sais pas. Qui suis-je pour faire ça ?
— Si tu tentais quelque chose, qu'est-ce que ce serait ? Je ne peux réprimer un sourire devant sa tactique.
— Si je te disais ce que je tenterais si j'étais vraiment shaman, tu me conseillerais de le faire.
— Tu m'as eue, répond-elle en me rendant mon sourire.
— Eh ouais. Bien essayé, docteur Avery.
— Alors, qu'est-ce que tu ferais ? Dans l'hypothèse où tu tenterais quelque chose...
Je réfléchis un instant.
— Deux ou trois choses, j'imagine. Quand j'ai fait brûler le cône de sauge hier soir, le grattement a cessé, et Court s'est endormie. Je pense qu'on devrait purifier la maison de tante Lisa.
— Purifier?
— C'est...
Je m'interromps et recule un peu afin de voir son visage. Elle semble sérieuse, mais je suis tout de même gêné.
— Tu veux vraiment que je t'explique ? Parce que ça peut passer pour une grosse blague aux yeux de quelqu'un qui n'y croit pas.
— Alan, j'ai vu ma meilleure amie se transformer en espèce de monstre. Elle t'a balancé, toi, un joueur on ne peut plus costaud qui a fait gagner de nombreuses fois son équipe d'Oklahoma selon le journal local, à travers la cantine. Ce n'était pas Courtney Tucker. Oui, j'y crois.
— Très bien. On est sur la même longueur d'onde alors. Je résiste toujours de toutes mes forces à la tentation de l'embrasser. Elle s'allonge en gigotant, son visage sous le mien.
— Oui. La même longueur d'onde, répond-elle évasivement. Qu'est-ce que c'est, « purifier » ?
— Il faut parcourir la maison avec une poignée de sauge séchée que l'on brûle et dont on propage la fumée partout à l'aide de plumes. Des plumes de hibou, je crois. Et il faut demander au Grand Esprit de bénir la maison et de la débarrasser de tout esprit malfaisant.
— C'est tout ? Ça fonctionnera ?
— Je ne sais pas.
Je penche un peu la tête.
— Je n'arrête pas de dire ça, hein ? « Je ne sais pas. » C'est vrai.
Mais je pense que la purification ne suffira pas. Au mieux, elle nous fera gagner du temps, nous donnera quelques jours pour essayer autre chose.
Quelque chose d'extrême.
— Quoi ?
— L'exorcisme.
— Vraiment ?
— Oui.
Elle lève des yeux graves vers moi. J'aimerais lui dire des phrases profondes lui promettant que je peux le faire et que tout le monde ira bien après, que la vie reprendra son cours, mais je me contente de lui sourire comme un gars tentant de cacher qu'il vient de se déchirer un ligament.
— Comment vas-tu t'y prendre ?
Je ne peux pas répéter que je ne sais pas. Alors, je m'éclaircis la gorge :
— Je vais faire quelques recherches. Il y a peut-être certaines prières à connaître. J'imagine que je vais devoir jeûner et me construire une hutte à sudation afin de me purifier.
— Tu seras pur comme neige alors ? Es-tu pur, Alan Parson ?
demande-t-elle avec un grand sourire.
Mon Dieu qu'elle est belle.
— C'est quoi, ça ? s'inquiète-t-elle soudain.
Nous restons immobiles et silencieux un moment. On perçoit au loin comme le bruit d'un camion arrivant à toute vitesse.
Mais ce n'est pas un camion. Nous le savons tous les deux. Ses mains tremblent.
Mon cœur bat la chamade. Mais nous nous redressons pour y faire face.
Par l'entrée de la cabane, nous apercevons, poussé par un vent violent fonçant sur nous de façon totalement anormale, un nuage de feuilles mortes et de poussière remonter la rue.
— On devrait descendre ! je lance alors que des mèches de cheveux me fouettent le visage.
— Pas par l'échelle.
Je me penche par-dessus la rambarde. Non, nous risquons de nous faire emporter en sortant. Je plonge sur Aimee afin de la protéger du mieux possible avec mon corps tandis qu'une vague de feuilles et de détritus va s'écraser à l'autre bout de la cabane.
J'entends Aimee crier. Le vent est si puissant que je crains qu'il ne vienne nous attraper par en dessous pour nous projeter de notre abri.
— Onawa ! j'implore dans la bourrasque. Grand Esprit, protège-nous !
Le vent a désormais une voix. Il mugit autour de nous, roulant dans les moindres recoins de la cabane jusqu'à faire gémir et se tendre le bois.
Des planches commencent à se craqueler.
L'arbre se secoue dans tous les sens, tel un fan survolté dans un concert de Slayer. Dans ma tête, le vent hurle et me provoque.
Un rire démoniaque éclate soudain dans la cabane avant d'être emporté par la bourrasque, qui s'échappe vers la pente menant à la rivière.
Le sol est jonché de bouts de bois et de cailloux. Des feuilles et un morceau de journal déchiqueté voltigent autour de nous avant de tomber comme des oiseaux morts.
J'entends Aimee pleurer. Je me redresse et la tire contre moi. Elle m'agrippe, en larmes. Je suis à deux doigts de l'imiter ; j'ai rarement eu aussi peur.
Mon téléphone sonne. Je retire mes bras d'Aimee et le sors de la poche de mon jean. C'est la sonnerie de maman.
— C'est ma mère. Elle va sûrement nous annoncer que Courtney va mieux et qu'elle se repose. Aimee hoche la tête.
— Je sais. Nous avions tort. On dirait qu'il se recharge en elle jusqu'à obtenir l'énergie nécessaire pour faire ce genre de chose, puis qu'il revient tout lui pomper.
Pas terrible, en effet. J'appuie sur le bouton pour accepter l'appel.
— Alan, où es-tu ? demande maman.
— Chez Aimee.
— Qui ça ?
— Aimee. L'amie de Courtney.
— Ça va ?
— Je vais bien, maman.
J'ai juste failli me faire dégager d'une cabane par un esprit malfaisant...
— Comment va Courtney ?
— Elle se repose enfin.
Maman a l'air épuisée. Je regarde Aimee. Elle a entendu, elle est rassurée.
— Elle s'est calmée d'un coup, n'est-ce pas ? je demande.
— Euh... oui. Comment le sais-tu ?
— Tu ne vas pas te fâcher ? Elle ne répond rien.
— Maman, je ne pense pas que Courtney ait une tumeur ou une quelconque maladie. D'après moi, c'est autre chose. Une sorte de fantôme l'a...
— Alan, s'il te plaît. Je t'en prie, arrête. Je t'ai laissé lire ce que tu voulais, faire comme si tu étais amérindien, même porter cette pochette répugnante autour du cou, mais tu ne peux pas... Ce n'est pas toi qui es concerné, Alan.
Vu l'air sincèrement désolé d'Aimee, j'imagine qu'elle a tout entendu.
— Très bien.
C'est tout ce que j'arrive à dire.
— Sérieusement, Alan, continue maman. Tu penses quoi ? Qu'elle est possédée ? Comme dans les films ?
— Non, je dois me tromper, dis-je en ravalant ma colère.
— Que je n'apprenne pas que tu en as parlé à Lisa. Tu m'as bien comprise ?
— Oui.
— Si ça ne te dérange pas, je vais rester ici un petit moment. Lisa est encore dans tous ses états et à deux doigts de la crise nerveuse. Les médecins envisagent même de la mettre sous sédatif, elle aussi, C'est ce qu'ils ont fait à Courtney. La pauvre, ils l'ont gavée de tranquillisants jusqu'à ce qu'elle arrête de se débattre.
— Est-ce qu'elle était agressive ?
— Alan... me prévient-elle.
— C'est juste une question.
— Ce n'est pas un jeu.
— J'en suis conscient, maman.
— J'ignore quand ils laisseront sortir Courtney. S'ils la gardent cette nuit, et j'imagine que ce sera le cas, Lisa veut rester. Il faudra que tu viennes me chercher.
— Pas de souci. A tout à l'heure. Je glisse mon téléphone dans ma poche.
— Je suis désolée... murmure Aimee.
Je balaie cela d'un geste, mais elle sait que je suis blessé. Elle me prend la main et la serre fort dans les siennes, minuscules. A son toucher, je ne ressens pas ce qui précède les visions habituelles, mais seulement sa chaleur, une chaleur revigorante.
Je me rappelle soudain ce qu'elle m'a révélé au sujet de ses rêves, cette première fois, au téléphone.
— Tu vois des choses, n'est-ce pas ? Des choses qui se sont passées ou qui vont arriver ?
— Parfois.
Sa voix est empreinte de peur, ce qui ne me rassure pas.
— Qu'est-ce que tu vois pour Courtney ? Pour moi ? Pour nous ?
Elle secoue la tête :
— Je ne peux pas te dire. Je vois de mauvaises choses, mais rien..., rien de précis. Juste des menaces, jusqu'ici.
Ses yeux glissent sur la rivière. Elle lance dans un frisson :
— Rentrons.
— Et si on le mangeait et le remplaçait par un autre Curly ? Tu penses qu'ils le remarqueraient ?
Nos devoirs sont étalés sur la table de la cuisine, mais nous y avons à peine jeté un œil. Qui peut bien travailler en présence d'un Curly si précieux ?
Aimee me retire le sac congélation des mains en riant, comme par peur que je mette ma menace à exécution.
— Je crois bien qu'ils en connaissent le moindre détail. Elle le regarde une dernière fois avant de le reposer sur le frigo. J'ai du mal à imaginer que je tenais un Curly qui vaut déjà plus que ce que j'ai payé pour mon pick-up.
— Tu peux dîner avec nous, propose-t-elle.
— Ça ne dérangera pas ton père ?
— Bien sûr que non.
Je hausse les épaules d'un air décontracté, comme si le fait de le rencontrer ne me rendait pas du tout nerveux. Autre chose me vient soudain en tête.
— Comment as-tu su, pour ces articles de journaux parlant de moi ?
— Je t'ai peut-être bien googlé...
— Ouh ! la vilaine...
— Papa serait bien plus facilement impressionné, si tu m'aidais à préparer le repas... et restais manger avec nous.
— Je ne sais pas. Si j'avais une fille aussi sexy que toi et qu'en rentrant à la maison, je la découvrais en train de jouer au papa et à la maman avec un mec qui l'aide à faire la cuisine, je lui ferais sûrement la peau, au gars.
— Je ne suis pas sexy.
Je ne peux retenir un éclat de rire.
— C'est papy qui sera là en premier. Le mercredi, il va voir ses amis à la maison de retraite. Puis ce sera le tour de Benji. Papa rentre toujours tard, mais il s'améliore ces temps-ci.
— Super...
— Quoi ?
— J'ai droit à deux essais. Si ton grand père ne me jette pas dehors et que je survis au regard noir de ton petit frère, il faudra que je brave les soupçons de ton père.
— Pourquoi aurait-il des soupçons ?
— Sur mes intentions vis-à-vis de sa fille.
— Et quelles sont tes intentions ? Son sourire taquin me donne de nouveau envie de me jeter par-dessus la table pour l'embrasser.
— C'est toi, le médium, dans notre équipe d'exorcistes. J'imagine que tu les connais...
15
Aimee
Papy entre avec animation sans même tiquer sur Alan, en train de faire ses devoirs sur la table, ses bras et ses jambes gigantesques dépassant de partout.
Il accroche son chapeau au portemanteau, retire ses chaussures et se glisse dans ses sabots Crocs jaune vif, clairement hideux. Puis il Crocs
-marche vers moi, m'embrasse sur le crâne et dit :
— Eh bien, qui avons-nous là ?
Alan se lève et se cogne la cuisse, faisant bouger la table et les feuilles qui se trouvent dessus. Il tend la main.
— Alan Parson, monsieur.
Une partie de moi a envie de rire, mais l'autre est très fière de le voir aussi poli. Papy lui serre la main.
— Ravi de te rencontrer. Je demanderais bien si tu es là pour donner des cours particuliers à Aimee, mais je sais qu'elle n'en a pas besoin.
C'est elle qui t'en donne ?
— Non, monsieur... Je...
Alan me jette un regard suppliant.
— On traîne ensemble, c'est tout ! je lance. Papy a un petit rire.
— Qu'est-il arrivé à l'ancien ?
— J'ai découvert qu'il était raciste, finis-je par avouer. Papy ingère l'information assez rapidement et demande à Alan :
— J'imagine que c'est de ta race qu'il était « iste », pas vrai ? Tu es amérindien ?
Alan agite nerveusement les doigts.
— En partie. Navajo.
— Bien. Bien. Cette maison est trop blanche à mon goût, de toute façon ! lance papy en se dirigeant vers le frigo.
Alan le regarde faire avec un grand sourire bête. Il est Clair qu'il apprécie papy.
— C'est le cousin de Court. Ils viennent tout juste d'emménager, lui et sa mère. Ils sont de l'Oklahoma, j'explique avant de me sentir soudain stupide. Désolée, je parle de toi comme si tu n'étais pas là.
Alan élargit davantage son sourire et se contente d'un haussement d'épaules.
— Aimee t'a parlé de notre Curly ? C'est le sosie de Marilyn Monroe.
Il se retourne brusquement :
— Tu connais Marilyn Monroe ?
— Oui, oui.
Alan se rassoit et étend ses jambes sous la table en entourant les miennes de ses mollets.
— C'est incroyable de voir ce que les gens sont prêts à payer pour ça.
— Je vais te dire ce qui est incroyable.
Papy nous laisse dans l'expectative en se servant un verre d'eau.
— Ce qui est incroyable, c'est d'avoir eu un paquet de Curly dans cette maison, avec mademoiselle Bio ici présente, dit-il en me désignant.
Alan s'éclaircit la voix :
— Elle ne doit pas être si stricte que ça, pour qu'il y ait des hamburgers au menu de ce soir.
— Tu restes avec nous ? propose papy. Alan hoche la tête et se tourne vers moi.
— Si ça vous va.
— Ça nous va ! lance mon grand-père. Maintenant, tu lui dis ce que nous mangeons ?
— Des burgers, je réponds innocemment.
— Pas des hamburgers traditionnels, avec de la viande. Non, des burgers végétariens. Tu connais ? lui demande papy.
— Euh..., non. Je suis de l'Oklahoma. On ne mange pas ce qui ne saigne pas, là-bas.
— Parfaitement !
Papy lui donne une tape dans le dos.
— Voilà un garçon comme je les aime ! Ton frère est rentré ?
Je ne réalise pas tout de suite que c'est à moi qu'il s'adresse.
— Benji ? Non... Je crois que les Vachon le déposent à la maison.
Papy ricane.
— Il va te tester, ne te laisse pas faire. C'est encore un nain, mais il sait mettre mal à l'aise, l'escroc.
— Pas de souci, répond Alan.
La porte s'ouvre brusquement sur Benji, qui reste là, bouche bée, à pointer son doigt sur Alan :
— C'est lui! Silence général.
Mon frère se rue vers Alan.
— Ouah, c'que t'es grand ! Ils mesurent au moins deux mètres, tes cheveux ! T'as des fourches ? Aimee se plaint toujours des siennes.
— Benji, intervient papy. Va enfiler une tenue propre.
— Quoi ? Pour laisser ces deux tourtereaux tout seuls ? claironne Benji.
— Oui.
Papy le fait sortir de la cuisine en souriant :
— Exactement. Tu as remarqué que les tourtereaux faisaient leurs devoirs ? Tu devrais prendre exemple.
A ce moment précis, je me demande si j'ai jamais autant aimé quelqu'un que papy.
Une fois à table, même Alan avale son burger végétarien. Papa travaille tard, et il n'est toujours pas là quand Alan doit rentrer. Je l'accompagne à son pick-up.
— Je n'ai pas envie que tu partes, lui dis-je.
Il me frôle la joue du bout des doigts, et je reglisse dans cet état de plénitude incontrôlable. Je sens qu'il va m'embrasser, mais il n'en fait rien. Il laisse tomber sa main. J'ai l'impression d'avoir tout imaginé.
— Je sais, répond-il.
— Tu seras en sécurité, hein ? J'inspire profondément.
— Rien ne va t'arriver, d'accord ?
— Rien ne va m'arriver.
Il m'enlace rapidement, conscient que Benji nous observe sans aucun doute de la fenêtre.
— Tu m'appelles, si tu as besoin de moi.
— Toi aussi.
Je déteste le fait de devoir quitter ses bras. Je déteste ce froid qui m'entoure, sans lui.
— Tiens-moi au courant, si tu as des nouvelles de Courtney. Ça marche ?
— Ça marche.
Son pick-up s'éloigne, et soudain la nuit paraît bien plus sombre et bien plus sinistre. Une branche craque dans les bois. Le vent dépose une feuille sur mon pied.
Je file à l'intérieur, mais honnêtement, je ne suis pas certaine que l'endroit soit plus sûr.
Papa rentre à la maison en s'excusant et en expliquant que Courtney semble un peu plus calme, bien qu'ils la gardent sous sédatif au moins toute la nuit.
Je lui réchauffe à manger et monte peindre un peu.
Mais comme je n'arrive pas à me concentrer, je joue la fille obsessionnelle et tape de nouveau le nom d'Alan dans Google, cliquant sur photo après photo, match après match.
Je ne connais rien au football américain. Et je ne sais rien au sujet d'Alan. S'il me cachait quelque chose ?
Si Courtney avait bel et bien une tumeur au cerveau ? Si ces tempêtes de poussière n'étaient que des tempêtes de poussière ?
Un vent froid souffle par la fenêtre. Frissonnante, je saute sur mon lit pour la fermer.
Il y a quelque chose sur le rebord. C'est une pierre. Un mot est peint en jaune, dessus. Maman.
Je frôle la pierre de la main. Elle est froide, grise, ronde et fait la moitié de ma paume.
Mon doigt glisse vers le mot.
La peinture est encore fraîche.
— Papa ! je hurle d'une voix perçante.
Je regarde le bout de mon doigt ; il arbore une petite tache jaune.
— PAPA!!!!
Il se précipite dans l'escalier, mais Benji arrive avant lui, debout dans l'encadrement de la porte, en pyjama et les cheveux en pétard.
— Aimee ? dit-il en frottant ses yeux ensommeillés. Papa déboule dans la chambre, se jette sur mon lit et me prend dans ses bras.
— Qu'est-ce qui se passe, trésor ?
Il me berce comme un bébé, croyant peut-être que cela suffira à me calmer. J'ai les yeux rivés sur le tee-shirt gris qu'il porte toujours au lit.
— Aimee ? me parvient la voix de papy. Tu as fait un cauchemar ?
Je m'écarte des bras de papa et réponds en faisant comprendre à papy que je mens :
— Oui.
Ses yeux s'arrêtent sur Benji. Après un signe de tête à mon intention, il pose la main sur l'épaule de mon frère et dit :
— Allez, petit, au lit. Il n'y a rien à voir.
— Je fais tout le temps des cauchemars, moi, marmonne Benji. Et je réveille pas la maison pour autant.
— Benji ! insiste papy. Papa me resserre contre lui. Il est encore tout chaud d'avoir dormi sous les couvertures.
— Je m'inquiète beaucoup pour toi... Sa voix est comme un cheval à bascule brisé cherchant le repos et la stabilité.
Je m'écarte et lui déclare, tout en désignant la pierre :
— J'ai trouvé ça sur le rebord de ma fenêtre en allant la fermer.
— Une pierre ? Tu as hurlé pour une simple pierre ?
— Ce n'est pas moi qui l'ai mise ici.
— C'est Benji peut-être ?
— Regarde-la, papa. Il y a de la peinture dessus. C'est écrit...
Il allonge son grand corps sur mon édredon et examine la pierre.
— C'est toi qui as peint ceci, Aimee ? Je tire les genoux contre ma poitrine.
— Papa ! Non !
— Ce n'est pas elle, dit papy. Je ne l'ai pas entendu revenir dans la chambre. Il croise les bras et continue :
— Tu le sais.
— Papa ! Tu as bien vu un couteau tourner sur notre cuisinière, hier ? Je ne suis pas une espèce de génie qui a ces capacités-là. Et tu as bien entendu des bruits de pas à l'étage ? On aurait dit maman ! Je sais que tu penses la même chose !
Je m'écarte d'eux au maximum jusqu'à m'appuyer contre le mur.
— Je sais que tu penses que je suis aussi folle qu'elle, mais ce n'est pas vrai !
Ma voix trahit le fait que je cherche à me convaincre. Silence.
Mon père finit par souffler froidement :
— Ta mère n'était pas folle.
— Fiston... intervient papy.
— Elle ne l'était pas !
Papa se lève brusquement du lit et fonce vers lui tel un grizzli furieux :
— Ne commence pas avec ça, papa !
— Ce n'est pas la question, je le coupe. Il y a une pierre au bord de ma fenêtre, et ce n'est pas moi qui l'ai posée ici !
Mon père détend ses épaules et se redresse. Papy l'observe un instant avant de lui passer devant en l'ignorant totalement. Il s'approche de moi.
— Où est-elle, cette pierre ? Je la pointe du doigt.
Il l'attrape par les côtés en prenant soin de ne pas étaler la peinture.
Mes yeux passent de lui à mon père. Deux hommes aux traits tirés par le sommeil, aux corps impulsifs et avec le même menton et le même crâne chauve. Sveltes et forts, mais épuisés.
— Parle-nous de ce qui est arrivé à Courtney, Aimee, dit papa. Sa mère nous a laissé entendre que tu pensais que quelque chose clochait, mais elle ne croit pas à tout ça.
— Et toi, tu me croiras ?
— Je vais essayer.
Je sors le dossier rose de mon sac à dos.
— Commence par lire ça. C'est madame Hessler qui me l'a donné.
— Madame Hessler ? Papa fait de grands yeux.
— Tu comprendras mieux en lisant.
Je choisis mes mots avec précaution en cherchant à paraître calme :
— Je crois qu'un esprit provenant de la rivière tente de posséder Courtney. Je crois qu'il est en train de se produire quelque chose de très mauvais.
Ils finissent par retourner tous les deux dans leur chambre.
J'entends mon père vérifier que chaque porte, chaque placard et chaque fenêtre sont bien fermés.
Essayer de s'endormir est trop difficile. J'ai les oreilles à l'affût du moindre bruit de pas anormal. Je me lève pour peindre. Quelques minutes plus tard, Alan m'envoie un texto : ÇA VA ?
Je réponds : OUI. ET TOI ? TU M'APPELLES ?
C'est tellement pratique qu'il ait finalement changé de portable.
Nous murmurons au sujet de Courtney, de la pierre, de l'homme de la rivière et de ce qui est arrivé dans la cabane, ce qui semble plus facile à faire au téléphone que face à face.
— Il cherche simplement à nous effrayer, dis-je en étudiant les deux paires d'yeux sur mon tableau.
Elles ont la même forme, mais pas le même regard, pas le même dessein.
Je continue de peindre tout en écoutant Alan m'expliquer ce qu'il a appris à propos des exorcismes. La plus grande part de ces informations provient d'Internet, mais il a également un livre qui en parle succinctement.
S'il tente d'exorciser Courtney, il devra être seul, insiste-t-il. Cela fait partie du rite, du processus. J'en ai la chair de poule.
— J'aurais aimé que tu n'aies pas à faire ça tout seul.
— Je peux y arriver.
De ma main libre, j'essaie de nettoyer un pinceau avec du diluant, mais l'ocre s'accroche obstinément.
— Je sais, je réponds en finissant par laisser tremper mon pinceau dans la bouteille.
— Ce que je crains, c'est qu'il cherche à t'atteindre quand je ne suis pas là.
Je quitte mon tableau et retourne devant mon ordinateur, où les photos d'Alan occupent encore l'écran. C'est lui qui m'inquiète.
— Il ne me fera pas de mal. Il ne peut pas.
— Comment peux-tu en être sûre ?
— Je le sais, c'est tout.
— Red...
— Écoute, il n'est pas armé, d'accord ? Qu'est-ce qu'il a fait jusqu'ici ? Il a possédé Courtney, t'a jeté quelque chose et a créé une espèce d'énorme tempête de poussière. Il y avait une pierre à ma fenêtre, mais ce n'est peut-être pas lui. Benji a pu vouloir me jouer un tour, je suis peut-être somnambule, ou un autre fantôme l'a placée là. Laisse tomber, il n'y a vraiment pas de quoi s'inquiéter.
Je baisse l'écran de l'ordinateur et vais m'affaler sur mon lit en enserrant mon tigre géant. C'est papy qui me l'a ramené de Princeton. Il fait nuit noire derrière la fenêtre. Je ne vois ni la cabane de Benji, ni la rivière, ni quoi que ce soit de tapi dans l'ombre. Mais ça ne veut pas dire qu'il n'y a rien. En baissant le store, mes doigts frôlent l'endroit où se trouvait la pierre. J'ai beau chercher à paraître courageuse, le fait parfois de penser à la pénombre, à la rivière, la nuit, à ma mère s'y tenant immobile, cette fameuse fois... Je ne suis pas si forte que ça.
— J'aimerais que tu sois là, dis-je.
— Moi aussi.
Je réfléchis un instant.
— Viens.
— Quoi ?
— Viens. On se protégera l'un l'autre. Tu pourrais grimper l'arbre, et je te ferais entrer en douce.
— Ton père va piquer une crise. Je ne réponds pas.
— Et si ton grand-père m'attrape, il me tuera !
Toujours pas de réponse.
— Aimee ?
J'attends encore tout en pensant : Sois fort pour moi, Alan.
J'attends. Je ferme les yeux, mais il fait trop noir ; alors, je les rouvre et les pose sur mon tableau, de l'autre côté de la chambre. Il faut que j'y ajoute quelque chose.
Il a encore besoin de profondeur, mais on commence tout de même à voir ce qu'il est censé représenter.
Deux femmes.
Identiques.
Mais différentes.
Cette différence se lit dans leurs yeux.
— J'ai peur, dis-je.
J'agrippe la patte d'un vieil ours en peluche. Il en a vu, des choses. Il m'a vue changer.
— C'est vrai ? me demande Alan d'une voix rauque. Je pense à ce que Courtney a dit. Je pense à ce que j'ai pu hériter de ma mère. Je pense à l'homme de la rivière qui nous hante. Je me sens si seule, et j'aimerais que quelqu'un vienne m'entourer de ses bras. Bon, pas n'importe qui...
Je prends une toute petite voix :
— J'ai vraiment peur, et... il faut que je te parle d'autre chose...
— OK. J'arrive.
Mon téléphone m'informe que j'ai un nouveau message.
JE SUIS LÀ.
Une minute plus tard, il est devant ma fenêtre. J'éteins mon ordinateur. Alan se glisse dans la chambre.
— Dis-moi que Blake n'a jamais fait ça, murmure-t-il.
— Je te rassure, il ne l'a jamais fait.
Alan me tire dans ses bras et m'embrasse le haut du crâne. J'essaie de me mouler sur lui, comme si nous étions deux sculptures d'argile censées ne faire qu'une.
— Aim...
Mes doigts s'étirent dans son dos. Il recule un peu afin de me regarder :
— Aim... Tu veux bien me dire ce qui se passe ? Même si c'est difficile, je me dégage de ses bras et vais m'asseoir sur mon lit.
Il traverse la pièce en tentant de rester le plus discret possible. Il se pose à côté de moi et me prend la main. Le lit s'affaisse sous son poids ; j'aime ça.
Il désigne le tableau.
— C'est ta mère et toi?
J'acquiesce tout en cherchant mon souffle.
— Aim ?
Je sais qu'il attend de moi une réponse. Je sais qu'il en mérite une après avoir fait l'effort de débarquer ici en pleine nuit. J'essaie de lui en fournir une :
— J'ai peur de lui, mais ce n'est pas ce qui m'effraie le plus.
— Qu'est-ce que c'est alors ? Je montre le tableau.
Alan prend une profonde inspiration, ses doigts serrant davantage les miens.
— Tu as peur d'être comme ta mère ? Le mot sort tout seul.
Le mot sort, même si je ne le veux pas. Le mot sort, et c'est « Oui ».
— Aimee...
Il me réconforte et me berce comme un bébé tandis que je sanglote :
— Ça va aller. Tu vas bien. Tu vas bien.
— Je sais, je hoquette. Je sais.
Je me frotte le visage et tente de respirer normalement, mais en vérité, qu'est-ce qui est normal ? Les ronflements de papy résonnent dans la maison.
De temps à autre, une souris trottine sur le toit en grattant, à la recherche de nourriture ou d'une cachette.
— Courtney pense que je suis folle. Elle l'a suggéré en cours d'anglais, l'autre jour.
— Ce n'était pas elle, mais lui. Tu le sais. Il façonne les peurs.
— Je ne veux pas être folle. Papa me l'a suggéré, lui aussi.
— Tu n'es pas folle.
Alan serre les lèvres avant de les rouvrir :
— Ce mot est ridicule.
— Je sais. A vrai dire, « ridicule » est un mot ridicule.
— Tu vas bien, Aim.
Je détends mes doigts en tentant de comprendre. Je jette un nouveau regard au tableau. Maman et moi. C'en est trop.
Je cache mon visage dans son tee-shirt, qui sent le dentifrice et le propre.
— Je ne pense pas être folle, dis-je.
— Très bien.
Je me dégage. Il n'est pas furieux. Ses yeux ne lâchent pas les miens.
— Quoi qu'il arrive, on s'en sortira, Red.
Le bruit court que ma mère s'est suicidée. Elle est entrée dans une rivière, une hache à la main. Elle était atteinte d'une maladie mentale appelée trouble bipolaire. Parfois, elle était normale. Parfois, non.
Mais ça pourrait être faux, en partie du moins. De toute façon, une chose est sûre :
— Elle m'a abandonnée. Ma mère m'a abandonnée.
— Je sais, répond Alan. Mais elle n'avait pas le choix. Toi, tu l'as, Aimee. Tu peux choisir. Nous allons mener cela à bien.
— « Mener cela à bien », je répète avec un petit rire. Tu parles comme un avocat.
Il remue les sourcils. Il est si gentil...
— Je sais.
Je déglutis au moins cinq fois. Il me tient serrée contre lui tout en pressant ses lèvres sur mes cheveux. C'est comme s'il y pressait des promesses.
— Merci.
— Pour quoi ?
— De me faire confiance, finalement.
— Alan, on dirait deux cruches...
Il hausse les épaules et me serre plus fort :
— C'est vrai.
Je fais mine de lui donner des petits coups de poing, mais je n'ai pas vraiment le cœur à cela.
— Est-ce que tu angoisses à propos de tout ça ?
— Ça viendra sûrement demain, répond-il en reniflant. Quand je serai rentré et que tu n'auras pas besoin de moi. OK ?
Je me blottis davantage contre lui.
— OK.
— Je vais rester jusqu'à ce que tu t'endormes, mur-mure-t-il. Puis je filerai par la fenêtre.
Nous nous allongeons sur le lit. Il glisse un bras sous mon épaule, se met en boule contre moi et m'entoure la taille de son autre bras.
— Tout va bien se passer, dit-il d'une voix endormie.
— Tu es sûr ?
Je rêve toute la nuit. Je vois un kayak retourné, des mains me lacérer, l'eau, Alan roulé en boule par terre. Mon rêve se poursuit, et la voix de l'homme de la rivière résonne, me disant que nous serons tous à lui.
C'est Alan qui me réveille le lendemain matin. La lumière du jour emplit la chambre.
— Eh ! merde ! Merde, merde, merde, marmonne-t-il. Je me redresse tout en essayant de comprendre ce qui se passe. Il ouvre grand la fenêtre et s'apprête à filer, mais quelque chose de l'autre côté de la pièce le stoppe dans son élan.
— Aim... murmure-t-il d'un ton inquiet.
Je ne veux pas regarder, mais je me résigne. Mon cœur s'arrête littéralement. Puis il reprend son rythme avec difficulté. Alan m'attrape le bras et me serre contre lui, mais c'est trop tard, j'ai vu.
Quelqu'un, quelque chose, a badigeonné mon tableau d'une peinture rouge suintant sur nos visages, à ma mère et moi, gouttant comme le sang des films d'horreur.
Mais ce qui est pire, c'est l'écriture en pattes de mouche qui recouvre le tout : Il n'a rien à faire ici.
16
Alan
— J'aimerais réellement croire que c'est l'œuvre de Benji, dis-je en serrant Aimee contre moi.
— Il ne ferait pas une chose pareille.
— Je m'en doute.
C'est bien plus qu'une simple blague de petit frère chercheur d'histoires.
D'un autre côté, aussi étrange que cela puisse paraître, un tel acte semble si médiocre de la part de ce qui nous a attaqués dans la cabane.
— Aimee, quelqu'un d'autre a-t-il pu faire ça ?
— Papy ? Non, il ne...
— Pas lui. Je pensais à... ta mère, peut-être ?
Elle lève vers moi ses grands yeux verts écarquillés, mais ne répond pas.
— Si c'était notre ami de la rivière, tu ne crois pas qu'il aurait fait quelque chose de plus... démonstratif, comme dans la cabane ? Ça peut paraître tordu, mais si l'esprit de ta mère voulait te signaler quelque chose ?
— J'y ai pensé aussi. Mais je ne vois pas pourquoi elle dirait que tu n'as rien à faire ici. En plus, la peinture rouge rappelle le sang. Elle aurait sûrement utilisé une autre couleur, comme du bleu.
— En tout cas, j'ai vu que tu avais laissé le tube de rouge ouvert quand je suis entré.
Le regard qu'elle me jette montre clairement qu'elle est à deux doigts d'éclater, alors je tente de soulager la tension de mon mieux.
— Peut-être sait-elle que je dois partir d'ici avant de te causer des soucis. La mienne risque aussi de piquer une crise, si elle ne me voit pas à son réveil. J'ai aperçu un marchand de donuts sur la route. J'en rapporte chez moi, mange un morceau et viens te chercher.
— Pour aller au lycée ?
Elle fait une grimace en plissant son petit nez parfait, ce qui me fait presque éclater de rire.
— Je pense qu'on devrait maintenir un maximum notre routine afin que nos parents ne soupçonnent rien. Ils n'apprécieraient sûrement pas ce qu'on va tenter. Il faut se comporter normalement et faire rentrer Courtney. Là, nous pourrons affronter cette chose.
— OK.
Elle me regarde partir vers la fenêtre.
— Peut-être veut-elle parler de lui, dire que l'homme de la rivière n'a rien à faire ici.
— Tu devrais cacher ce tableau avant que quelqu'un ne tombe dessus.
Je parcours, le plus léger possible, le petit morceau de toit avant de sauter à terre. Tête baissée, je fonce vers le pick-up, espérant que personne chez Aimee n'a jeté un œil dehors au même moment.
Je roule jusqu'au petit marchand de donuts, en prends tout un assortiment et file à la maison.
Maman et tante Lisa sont déjà levées, mais depuis peu, visiblement.
— Où étais-tu passé, Alan ? demande maman. Je te croyais encore au lit.
— Je n'arrivais pas à dormir. Je me suis levé tôt et suis sorti acheter le petit-déjeuner.
Je pose les donuts sur la table. Tante Lisa est toute pâle, et des cernes noirs entourent ses yeux humides.
— Vous avez des nouvelles ?
— Elle était réveillée ce matin, dit-elle. Elle semble être redevenue elle-même. Elle m'a parlé de toi.
— Ah bon ?
— Oui.
Tante Lisa hésite à en dévoiler davantage.
— Qu'est-ce qu'elle a dit ?
Ses yeux passent sur maman, puis reviennent vers moi.
— Elle m'a demandé de te dire d'être courageux. De faire ce qui doit être fait.
J'ai soudain la chair de poule.
— Elle a dit ça ?
— Alan, qu'est-ce qui se passe ? s'affole maman. De quoi parle-t-elle ? Qu'est-ce que tu fabriques ?
Je reste pensif un instant. J'ai déjà essayé de lui expliquer, mais elle n'a pas voulu m'écouter. Me croirait-elle, désormais, suite au message énigmatique de Courtney ? Probablement pas. Je me contente d'un haussement d'épaules.
— Je ne sais pas de quoi elle parle. Elle a sûrement fait un mauvais rêve.
— C'est ce qu'a suggéré l'infirmière, déclare tante Lisa.
— Vous allez travailler aujourd'hui ? Les deux femmes hochent la tête.
— Lisa, tu ne devrais pas, lui conseille maman. Repose-toi et retourne à l'hôpital.
— Ils m'ont dit que je ne pouvais rien faire là-bas. On a besoin de cet argent. Si les choses tournent mal..., je prendrai un arrêt-maladie.
— Elle va s'en sortir, je lui promets.
Elle opine de la tête et vient me serrer dans ses bras.
— Merci, Alan. Merci, me dit-elle d'une voix rauque. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi et ta mère.
— Tu viendrais vivre dans l'Oklahoma pour me regarder jouer au foot ? je réponds afin de lui arracher un sourire tout en lui rendant son étreinte.
Je m'empare d'un donut et d'une bouteille de jus d'orange avant de filer, faisant mine de ne pas entendre tante Lisa dire à ma mère que je suis un garçon extra.
C'est le père d'Aimee qui m'ouvre la porte. Il n'est pas si impressionnant que ça... Enfin, il est grand, mais pas immense.
J'imagine que je suis simplement intimidé par le fait que ce soit son père. Il me fait signe d'entrer.
— Bonjour, Alan. Désolé pour hier soir, j'aurais aimé rentrer à temps pour te rencontrer. J'ai appris que tu as avalé l'un des burgers végétariens d'Aimee. Ça doit être le grand amour...
— Hmm...
Clairement, je ne m'attendais pas à ça. Le père d'Aimee s'esclaffe devant mon air ahuri avant de me tendre la main. Je la serre mollement.
Il rit de plus belle.
— Je plaisantais. Mais je dois t'avouer qu'Aimee semble très éprise.
En tout cas, c'est gentil de ta part de venir la chercher et d'être resté hier soir pour connaître sa famille.
— Ça m'a..., ça m'a fait plaisir, j'arrive à balbutier. C'est une fille géniale.
Il acquiesce avant de prendre un air soudain sérieux.
— Elle traverse une période difficile. Elle fait beaucoup de cauchemars, entre autres. J'ignore ce qu'elle t'a dit au sujet de sa mère.
Nous l'avons perdue il y a quelque temps, et Aimee est très fragile depuis.
— Elle m'en a parlé.
Il me regarde d'un drôle d'air, comme surpris du fait qu'Aimee m'ait déjà confié cela.
— Ah oui ?
— Oui. Nous..., nous avons beaucoup discuté.
— Je vois... Très bien.
Il marque une pause et plisse le front. Il porte une chemise blanche et un pantalon noir. J'imagine qu'il ne va pas tarder à enfiler une cravate et une veste.
— Alan, tu veux bien me promettre quelque chose ?
— Oui.
— Sois... gentil avec Aimee, d'accord ?
— Entendu. Je ne comptais pas faire quoi que ce soit qui la blesserait.
— C'est juste que tu es nouveau ici, et je ne te connais pas. Ça n'a rien de personnel. J'ai confiance en son jugement et, comme je te l'ai dit, elle semble très éprise de toi. Donc, j'imagine que tu es un brave garçon.
Tu en as tout l'air. Mais comprends que c'est encore ma petite fille...
— Je sais. Je vous promets que rien de mal ne lui arrivera tant que je serai avec elle.
Il me regarde bizarrement, et je me rends compte de ce que je viens de sortir. Ce n'est pas du tout ce que je voulais dire.
Il attend juste de moi que je n'aille pas au-delà de sa petite culotte.
— Enfin... Ne vous inquiétez pas, monsieur Avery. Aimee ne craint rien avec moi.
— C'est ce que je voulais entendre, me dit-il en me retendant la main.
Cette fois, je la lui serre comme un homme, avec deux petits coups secs.
— Vous vous êtes mis d'accord sur quoi ? demande Aimee du haut des marches. Tu viens de m'échanger contre une chèvre et quelques poules, papa ?
— Tu vaux bien plus que ça, trésor, répond M. Avery en me lâchant la main.
— J'ai carrément dû rajouter une vache ! je lance. Ton grand-père avait envie de steaks.
Son père laisse échapper un petit rire avant de le couvrir rapidement d'une main en me faisant un clin d'œil. Aimee me tire la langue.
— Ton côlon me remerciera un jour pour ce burger végétarien, tu sais. Et pour tous ceux à venir.
— Vous feriez mieux de filer au lycée, déclare son père.
— Est-ce que vous pouvez me dire quelque chose au sujet de ma cousine ? Tante Lisa m'a appris qu'elle était réveillée et qu'elle parlait ce matin.
— Désolé, Alan, je ne peux pas dévoiler grand-chose. Le règlement est strict.
Son visage affiche clairement son désarroi de ne pas pouvoir m'en dire davantage.
— Mais je te promets que nous ferons tout notre possible pour lui venir en aide.
Aimee est désormais en bas, à côté de moi, son sac à dos par terre, une sangle pendant dans sa main. Je le soulève et le jette par-dessus mon épaule.
— Je peux porter mon sac, proteste-t-elle.
— Je sais. Mais ce burger végétarien m'a donné tellement d'énergie que mon côlon m'a ordonné de m'en occuper pour te remercier.
Son père rit de nouveau :
— Il va falloir que tu imposes ta vision féministe avec ce jeune homme, Aim.
Elle me donne un petit coup dans les côtes ; je tressaille malgré moi.
— Je pense pouvoir y arriver. Allons-y, Alan. J'ai entendu Benji se brosser les dents. Ou les affûter pour dévorer ce que papa aura bien voulu laisser de toi.
— Ravi d'avoir fait votre connaissance, monsieur Avery ! je lance en ouvrant la porte à Aimee.
Elle ne semble pas considérer ce geste comme un affront à son côté féministe, mais son père ne peut s'empêcher de me sourire. Je le salue de la main et suis Aimee.
J'aimerais passer un bras sur ses épaules, mais je me contente de lui demander si tout va bien.
— Désormais, oui.
— Tante Lisa m'a dit que Courtney parlait ce matin.
— C'est vrai ?
Je lui rapporte les paroles de ma tante.
— Faire ce qui doit être fait ? répète-t-elle.
— Oui, j'en ai eu la chair de poule.
— Tu crois qu'elle a compris ce qui se passait ?
— Sûrement. Je ne sais pas. Peut-être. Je pense qu'elle a conscience parfois qu'un esprit prend possession d'elle. Lui a-t-il conseillé de se tenir éloignée de moi ? Sait-elle qu'il me voit comme une menace ? Je n'en ai aucune idée. Mais étant donné ce qu'elle a dit, j'imagine que oui.
D'après moi, elle ressent quelque chose.
— Il pourrait essayer de te faire du mal ?
Je cherche une place libre sur le parking du lycée.
— Tu veux dire du genre me projeter à travers la cantine ?
— Ou bien pire.
— Je m'inquiète davantage pour toi.
Je glisse le pick-up entre une Camaro et une Saab, puis coupe le moteur. Nous demeurons silencieux un moment.
— Je ne vais pas réussir à rester concentrée aujourd'hui, dit-elle.
— Moi non plus. .. On est en retard, on ferait mieux de se dépêcher, je réponds en sortant.
Nous approchons de l'entrée principale quand une voix lâche derrière nous :
— Tiens, la traînée et son chef peau-rouge qui s'est défilé à l'entraînement hier.
Aimee et moi nous figeons. Nous savons très bien qui c'est.
— Ignore-le, m'implore Aimee dans un murmure. Il n'est pas lui-même, je t'assure. Il ne dirait jamais ça dans son état normal.
— Aimee, on va en venir aux mains, de toute façon, je lui réponds.
Je commence à me retourner, mais elle m'agrippe le bras avec force.
Finalement, je n'ai pas a faire d'effort.
Blake et deux de ses amis se tiennent désormais devant nous.
— C'est quoi, ton problème, Parson ? Ta traînée de visage pâle t'a déjà fait fouetter ? demande-t-il.
Ses comparses éclatent de rire. L'un d'eux est avec moi en algèbre.
L'autre doit être dans mon cours d'allemand. C'est un garçon costaud à la mâchoire carrée. Le premier est comme Blake, grand et svelte.
— La ferme, Blake, lâche Aimee. J'ai du mal à croire que tu sois devenu un tel crétin. Qu'est-ce qui t'est arrivé ?
L'air vibre d'une chose mauvaise.
— Aimee, tu en as marre des Blancs, soudain ? demande le gars du cours d'algèbre.
La bouche de Blake se tord lentement en un large sourire, et je visualise mon poing s'abattre sur ses lèvres grandes ouvertes. Il y aurait tellement de sang...
— Tu es ridicule, Chris. Il est gentil d'habitude, me murmure-t-elle.
Vraiment. Ils ne se comportent pas normallement.
— Toi pas parler anglais, aujourd'hui, Tonto1 ? me provoque Blake.
— Ne fais pas ça, Alan, prévient Aimee, sentant la tension de mon corps sous ses doigts.
— Pas ici.
C'est tout ce que je peux promettre. Me faire exclure du lycée ne me dérange pas. Ce ne serait pas la première fois. Mais je ne peux pas faire ça à maman. Pas si tôt dans un nouvel endroit. Pas avec Courtney à l'hôpital.
— Lui parler anglais ! s'exclame Mâchoire Carrée.
— Est-ce que Lauren est au courant que tu te comportes comme un abruti, Noah ? demande Aimee. Ou alors tu as peur qu'elle se mette à préférer Alan, elle aussi ? Tu es jaloux ?
— Je n'ai pas à être jaloux de qui que ce soit, en particulier d'un Indien géant, répond Noah d'une voix tendue qui prouve qu'il ment.
— Viens, Alan.
1. Ami amérindien du Lone Ranger, de la série américaine du même nom.
Aimee me tire par le bras. Je dévisage Blake, ignorant ses hommes de main, et suis Aimee à contrecœur. A Oklahoma City, les filles que je connaissais auraient exigé de moi que je me batte dans une situation pareille.
Tout cela est franchement déroutant... et frustrant. Je suis certain que j'aurais dégommé Blake sans même verser une goutte de sueur.
Aimee veut se frayer un chemin entre eux pour entrer dans le lycée.
Ils la laissent passer, mais ils referment leur cercle sur moi.
A cet instant, je ne doute plus que nous allons en venir aux mains, mais une nouvelle voix m'en empêche.
— Que je ne retrouve aucun de vous dans mon bureau pour un billet de retard, déclare M. Everson.
Je ne l'ai pas vu sortir du bâtiment. Il se tient à dix mètres de nous.
Le visage de Blake s'empourpre jusqu'à la naissance des cheveux. Il recule d'un pas.
— Ça n'arrivera pas, répond-il.
Ses comparses ont l'air de moutons piégés en plein milieu de l'autoroute.
Aimee me tirant toujours par le bras, je la suis. Nous passons devant le proviseur adjoint, qui nous emboîte le pas pour nous ouvrir la porte.
La première sonnerie retentit.
— Va en cours, dit Aimee en me repoussant. On se voit en bio. Mais ce qui vient de se passer n'est pas normal. Ils ne sont pas comme ça d'habitude.
Impossible de me concentrer en cours d'algèbre. Il faut que j'arrête de scotcher sur l'ami de Blake, assis à trois rangées de moi. Tout en gardant un œil sur le prof et mon livre ouvert à la page des problèmes que je suis censé résoudre, je me mets à écrire un mot à Aimee, car je n'ai pas envie de me faire prendre avec mon portable.
Il va nous falloir de la sauge et du foin d'odeur. Et des pierres, mais pas de rivière. Non pas parce qu'elles viendraient de la sienne, mais parce que ces pierres contiennent des poches d'air et peuvent exploser au contact de la chaleur. Où peut-on trouver du granit ? Et le reste ? J'ai déniché un endroit, dans les bois, où construire une hutte de sudation et allumer un feu.
Je plie le papier avant de le glisser sous la couverture de mon livre de biologie, placé sous celui d'algèbre.
Puis j'essaie de me concentrer sur le problème de maths. Je ne vois toujours pas l'intérêt de cette matière, mais Aimee ne peut pas sortir avec un loser qui n'a pas réussi son examen d'algèbre.
Dans l'Oklahoma, mon prof d'anglais de première nous avait fait lire une nouvelle appelée La Mariée s'en vient à Yellow Sky1 . Ça parlait d'un shérif de l'Ouest américain qui revenait en ville avec sa femme et refusait de se battre contre le bandit du coin.
— L'homme est foncièrement barbare, avait dit M. Walker. Les femmes favorisent la civilisation. Quand l'une d'elles entre en jeu, les hommes se comportent différemment. Même Scratchy Wilson2 le reconnaît.
A l'époque, je n'avais pas compris. Ce n'était qu'une histoire idiote à mes yeux. Mais désormais... Je fixe la nuque de Chris et pense à la façon dont je l'aurais écrasé, mais aussi Blake et l'autre gars, Noah, si Aimee ne m'en avait dissuadé. Est-ce que je deviens civilisé ?
La sonnerie retentit enfin, et nous sommes libres de sortir de cette salle pour nous traîner jusqu'à la suivante. J'y arrive avant Aimee. Elle me sourit en franchissant la porte, et je lui glisse mon mot quand elle passe devant moi pour aller s'installer. Je l'entends le déplier, puis écrire quelque chose à son tour. Elle me rend le papier.
On trouvera sûrement la sauge et le foin d'odeur séchés à Craft Barn. On s'en sert pour faire des pots-pourris, en principe. Ils auront peut-être du granit aussi. Sinon, à Bergerman's Lumber, ils vendent des pierres que les gens utilisent en déco de jardin. Il y en aura peut-être.
La sonnerie n'ayant pas encore retenti, je prends le risque de me retourner avant l'arrivée de M. Swanson.
— Ça me paraît bien. Je vais également avoir besoin d'une sorte de bâche. Quelque chose qui maintiendra la chaleur. Une toile lourde.
— Tu habites dans une ville où la pêche représentait tout, à une époque, répond Aimee. Je pense qu'on peut facilement trouver des toiles utilisées pour les voiles. Ça irait ?
— C'est par ici que ça se passe, Alan, déclare M. Swanson. Nous aimerions tous écouler l'heure à contempler mademoiselle Avery, mais cela ne nous apprendrait pas grand-chose sur la photosynthèse.
— Je suis sûre qu'il en apprend beaucoup sur la biologie avec elle !
lance une fille, de l'autre côté de la classe, d'un ton blagueur.
La plupart des élèves s'esclaffent. Je ne ris pas, et je sais qu'Aimee non plus. Je parie même qu'elle est toute rouge.
— Blake va le tuer, marmonne un garçon.
M. Swanson calme le brouhaha ambiant et entame une discussion sur les filtres plantés de roseaux rejetant les eaux usées dans les rivières.
1. Ecrit par Stephen Crane.
2. Le bandit en question, dans la nouvelle.
— La morale de l'histoire, conclut-il lorsque la sonnerie annonce la fin de notre temps ensemble, c'est qu'il faut vivre aussi proche que possible de la bouche d'une rivière.
Je prends la main d'Aimee alors qu'elle est piégée parmi la foule d'élèves se poussant pour atteindre la sortie.
— On se voit à la cantine ! lance-t-elle avant qu'on ne se sépare.
Noah-Mâchoire Carrée ne me crache pas un mot en cours d'allemand. Je m'attendais assez à ce qu'il me provoque, mais il semble calme, normal, voire un peu gêné. Make, Chris et lui doivent sûrement partager la même paire de roubignoles, ce qui les oblige à être ensemble pour agir. Ou alors, Aimee a raison, et quelque chose affecte réellement les gens. Quelque chose de puissant. De très puissant. En tout cas, l'heure se déroule sans encombre, tout le monde répétant les phrases que nous souffle Fräulein Gray.
Au niveau de la cantine, personne ne me questionne sur ce qui s'est passé hier, mais les gens me regardent en chuchotant sur la façon dont ma cousine toute frêle a réussi à me projeter à travers la salle. Soudain, Aimee m'agrippe le bras, et nous rejoignons la queue.
Une fois au niveau de la nourriture, elle s'empare d'une salade, et je tends mon plateau pour y recevoir un amas de purée grumeleuse, des bâtonnets de poulet frits et un épi de maïs.
— Je devrais peut-être prendre une portion de plus pour ton grand-père, je la taquine.
— J'arriverai à te faire manger sainement, promet Aimee. Ce n'est qu'une question de temps.
Je repense à la mariée rendant tous les hommes civilisés une fois à Yellow Sky.
— Sûrement, admets-je avec un soupir. Je crois bien que je ferais n'importe quoi pour toi.
Elle rit et nous mène vers une table vide.
Les élèves circulent autour de nous. Certains saluent Aimee, mais aucun ne vient s'asseoir avec nous. Hayley se trouve à une table toute proche pleine de personnes que je reconnais vaguement. Est-ce que, nous croyant en couple, ils nous laissent un peu d'intimité ? Bien sûr que non. C'est à cause de Courtney. Quelque chose cloche chez elle, en elle, et ils le savent tous. Et nous sommes trop proches d'elle. C'est comme si la chose qui l'a infectée nous avait atteints, nous aussi.
— Pourquoi a-t-on besoin que Court sorte de l'hôpital ? demande Aimee. Pourquoi ne peut-on pas simplement aller à la rivière pour faire...
ce que tu dois faire ?
— Un esprit maléfique doit être concentré quelque part, j'explique.
Confiné. Je ne sais pour quelle raison il a choisi Courtney. Elle en est le foyer. Nous devons donc l'avoir avec nous pour pouvoir nous débarrasser de cette chose.
— Je me demande pourquoi il l'a choisie, elle ! lance-t-elle en piquant une tomate dans sa salade.
Puis elle ajoute :
— Cette fois.
— Je ne sais pas. J'imagine que ça a un rapport avec le fait qu'elle n'accepte pas la mort de son père.
Je pousse mon plateau.
— Je ne peux pas manger, je dois jeûner. J'aurais dû m'en souvenir.
Ici, j'ai l'impression d'être un chien qui doit faire telle ou telle chose au retentissement d'une sonnerie.
— Alors, tu ne vas plus rien manger du tout ?
— Non. Je ne boirai que de l'eau. Il faut que je sois prêt.
— Tu penses que ça ne va pas tarder ?
— Oui. Il faut qu'on obtienne tout ce dont j'ai besoin aujourd'hui.
Tu peux venir chez moi après le lycée ? J'aimerais faire un tour dans la chambre de Courtney avant que quiconque ne rentre.
— Pour chercher des indices ?
— Oui.
Je l'observe mâchouiller sa salade. Elle est très sexy quand elle fait ça.
— Quoi ? demande-t-elle devant mon regard insistant.
— Rien, dis-je avec un sourire. Je vais essayer d'envoyer un texto à tante Lisa.
Je l'abandonne pour aller aux toilettes derrière la cantine.
Assis sur une cuvette, le pantalon relevé, j'envoie à ma tante : DES
NOUVELLES ?
Quelques minutes plus tard, elle me répond. ELLE SEMBLE ALLER
MIEUX. ON ATTEND DES RÉSULTATS DE TESTS. RESTE À
L'ÉCOLE !
Je lui envoie : D'ACCORD et me lève en glissant mon téléphone dans ma poche. Puis j'ouvre la porte des toilettes.
Le poing qui s'écrase sur mon visage ne m'a pas parfaitement bien visé, mais il suffit à me déstabiliser. Je trébuche sur les toilettes et me cogne contre le mur. Avant que je puisse me redresser, ils sont déjà trois sur moi à me rouer de coups. Je distingue le visage de Blake, tellement tordu de rage que j'ai du mal à le reconnaître. Je n'arrive pas à garder mon équilibre, à rester debout sous l'attaque. Je ne peux que couvrir mon visage de mes mains, mais il a déjà pris plusieurs coups, et on dirait bien qu'au moins l'un de mes assaillants porte une chevalière.
J'entends soudain au loin : « Une bagarre ! »
La pluie de coups continue tandis que des élèves affluent dans les toilettes, criant à pleine gorge et jouant des coudes afin de mieux voir la scène.
J'arrive enfin à me redresser, et ils en profitent pour me marteler le côté droit. Heureusement, l'espace confiné les empêche de donner de vrais coups élancés. Je bouscule le premier garçon devant moi et plonge mon poing dans la figure de Blake. Son nez éclate, du sang gicle de ses narines, mais il ne donne même pas l'impression de sentir quoi que ce soit.
Il me regarde en riant, mais ce n'est pas son rire. C'est celui de l'homme de la rivière. Je l'ai déjà entendu résonner dans la tempête de poussière.
Soudain, M. Burnham se tient derrière Blake et lui entoure la gorge du bras pour le sortir de la cabine. Everson apparaît à sa suite et attrape Chris et Noah par le col.
— Allez ! lance-t-il. Vous allez tous avoir du temps libre pour récupérer.
Il les tire vers la sortie tout en ordonnant aux spectateurs de repartir manger. Puis il se tourne vers moi :
— Alan, vous aussi, vous me suivez.
Argumenter semblerait lâche. Maman ne comprendrait pas. Aimee non plus, sûrement. Je retire un peu de sang de mon visage, ressens la douleur d'une coupure, puis suis Everson et Burnham.
Aimee est là. Elle me fixe de ses grands yeux verts inquiets.
— Désolé, lui dis-je en passant devant elle.
Je m'arrache un sourire, mais il n'efface en rien l'angoisse sur ses traits.
17
Aimee
Les garçons sont stupides. Il n'y a rien à ajouter. Les garçons sont tout simplement stupides. Même si l'homme de la rivière rend plus mauvais, ce besoin de frapper était ancré en eux.
Lorsque je vois Alan sortir des toilettes le visage cou vert de sang, derrière la petite troupe de Blake, je jure que je suis à deux doigts de le tuer. Mais c'est son sang. Il est blessé. Je commence à m'avancer, mais M. Everson m'intime du regard de ne pas intervenir.
— Aimee.
Une main me tient le bras. C'est celle d'Hayley.
— Quoi ?
— Ça va ?
Elle cherche à me protéger de la foule.
— Dispersez-vous ! crient M. Swanson et d'autres professeurs en tentant de reprendre le contrôle de la situation.
— Oui... je réponds en fixant ses grands yeux marron. Ça va.
Elle me mesure du regard.
— Tu tangues.
— Quoi ?
— Tu tangues. Et tes mains tremblent.
Elle m'éloigne de la cantine et me mène, par la rampe d'accès pour handicapés, à l'ascenseur interdit aux élèves.
— Il faut que tu t'assoies. Il faut que tu t'assoies loin de tous ces idiots.
Nous nous installons par terre, à côté de l'ascenseur. Ce coin est vraiment tranquille. La seule porte est celle de la salle de documentation, et elle est fermée.
Le sol est froid sous mes jambes. Je pose la tête contre le mur. Il est froid, lui aussi.
— Je n'aurais jamais imaginé que Blake soit raciste à ce point, dis-je en bafouillant. Et ça ne lui ressemble pas de se battre, et... Oh !... Ils se sont frappés. Je n'arrive pas à croire qu'Alan lui ait rendu ses coups.
— Si j'ai bien compris, ils étaient trois contre un, intervient Hayley d'un ton dur et mauvais.
L'espace d'un instant, son regard devient fou et sanguinaire, puis il reprend son aspect normal, et elle continue de sa voix douce :
— Il n'avait pas le choix.
— Trois contre un !
Je tressaute en repensant à tout ce sang.
— Il est blessé. Il est blessé, et il va sûrement se faire exclure, et je ne peux pas faire ça... Je ne peux pas faire ça toute seule. Je ne peux pas...
— Faire quoi, Aimee ?
— Être ici. Exister. Aller en cours. Tout est si confus... Courtney.
Blake. Alan. Tout.
Je me penche en avant ; Hayley me frotte le dos en faisant de petits cercles. C'est réconfortant. C'est une chose qu'une maman ferait.
— Tu es si gentille, dis-je en reniflant.
Elle sourit, tout comme Courtney l'aurait fait. Si Courtney était là, c'est elle qui serait en train de me consoler.
— Merci. Toi aussi, répond Hayley
— Je n'ai pas l'impression de l'être en ce moment.
— À vrai dire, personne ne l'est. On dirait que la ville entière a la roid rage1 .
J'ai soudain envie de tout lui confier au sujet de Courtney, de la pierre, du tableau et de l'épisode dément de la cabane. J'ai envie de lui parler de ma mère, d'Alan, de la possession et à quel point c'est difficile parfois d'être la seule fille dans une maison pleine d'hommes.
Ma tête est soudain prise d'une douleur aiguë. Je glisse la main sur ma tempe. J'aimerais me soigner comme j'y arrive pour les bosses de Benji.
— Aimee ?
Hayley ? Sa voix me paraît si distante... J'essaie de me concentrer dessus.
— Aimee ? répète-t-elle. Tu vas bien ?
— Oui...
Je me lève. La douleur dans ma tête est toujours aussi intense.
— Oui. Je viens juste de me souvenir d'une chose que je devais faire.
Son visage transpire d'inquiétude.
— Tu es pâle. Tu trembles encore.
— Ça va aller, Hayley.
Je me penche pour lui embrasser la joue. Son parfum rappelle les fragrances florales de chez Victoria's Secret.
— Merci d'être une amie aussi formidable.
Mme Hessler me rejoint avant même que je n'atteigne les toilettes, étape essentielle de mon plan. Ses yeux nerveux papillotent.
Elle me frôle le bras.
1. Sautes d'humeur induites par les stéroïdes.
— J'ai entendu dire que Courtney était à l'hôpital et que Blake s'en est pris à son cousin.
J'acquiesce. Où veut-elle en venir ? J'aimerais pouvoir avancer dans mon plan.
Elle sort un livre de son sac et l'ouvre là où un marque-page est inséré.
— Lis ça.
Je regarde tout autour de moi.
— En plein milieu du couloir ?
— S'il te plaît, Aimee.
Elle me pousse légèrement vers le mur, sur lequel je prends appui pour entamer ma lecture. C'est un article écrit par Roslyn Strong qui parle de la représentation des dragons en Amérique du Nord.
— Va directement à la légende, me presse Mme Hessler.
C'est l'histoire de Glooscap tuant un dragon dans le Maine, ou ce qu'on appellerait plus tard le Maine - dans le coin, plus exactement.
— Qu'essayez-vous de me dire, madame Hessler ? je demande en lui tendant le livre.
— Et si le dragon était mort dans notre rivière ? Si un héros ojibwa y avait lié un démon européen ou un dragon après en avoir délivré un colon possédé ? Les Ojibwas connaissaient les dangers liés aux démons, mais les colons arrogants restaient malgré leurs avertissements : le mal niché dans la rivière suit les fluctuations de la marée, affectant la ville entière tandis que le démon cherche à s'emparer d'un corps.
— Comme il le fait pour Courtney, dis-je dans un murmure.
— Et comme il l'a fait pour ta mère, ma meilleure amie. C'était ma meilleure amie, tu sais, comme Courtney l'est pour toi.
Vraiment ? Comment puis-je ne pas m'en souvenir ? De vagues images refont surface : Mme Hessler apportant des biscuits de Noël ; les deux femmes sortant dîner toutes pimpantes. La documentaliste frotte ses yeux, qui se sont embués. Je lui tapote le bras tandis qu'elle poursuit :
— Une autre légende rapporte que le démon est destiné à y demeurer jusqu'à trouver un navire ou être renvoyé dans les ténèbres par un lion de l'Ouest.
— Est-ce que ce serait Alan ? Mais pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Qu'est-ce que ce... démon tente d'accomplir ? Qu'est-ce qui le rend mauvais à la base ? Les élèves vont en classe au pas de course.
— Les légendes amérindiennes expliquent rarement l'attitude des créatures maléfiques. C'est notre culture moderne qui s'efforce de les comprendre. Elle s'éclaircit la voix :
— D'après moi, posséder totalement Courtney lui permettrait de quitter sa prison. Il serait ainsi libre de naviguer là où il le désire, comme avant que Glooscap ne le lie à la rivière.
La tristesse gonfle en moi.
— Il a essayé de faire la même chose à ma mère, mais personne ne l'a sauvée.
— Elle est morte en essayant de tous nous sauver. Aimee. Lorsqu'elle est partie à la rivière avec cette hache et qu'elle s'y est noyée, elle a tenté d'affronter le démon, l'homme de la rivière, ou du moins de l'empêcher de la posséder totalement.
— C'était courageux de sa part, j'arrive à dire malgré la boule de chagrin qui me tord le ventre.
Maman me manque tellement. Quelqu'un tousse au loin.
— Oui.
Mme Hessler toussote également.
— Alors, pourquoi n'est-il pas parti ? Pourquoi ne pas aller chercher une autre victime à posséder ? je demande.
— Je ne sais pas. Peut-être a-t-il trop peu d'énergie pour se focaliser sur plusieurs victimes d'un coup. Sa malignité ne semble émerger qu'au moins une fois tous les dix ans.
Je me décolle du mur, rends le livre à Mme Hessler et en profite pour l'enlacer. Elle sent la vanille, comme maman.
— Merci.
Je file alors dans les toilettes afin de reprendre ma mission originelle, disposant toutefois d'un peu plus d'informations.
Suffisamment pâle pour avoir l'air malade, je prétexte avoir vomi. Je convaincs Mme Murillo que papa et papy sont tous les deux injoignables.
Ça marche : je peux quitter le lycée. J'ajoute un troisième mensonge en prétendant que je rentrerai chez moi avec ma voiture.
Si on coupe par les bois, l'hôpital n'est pas très loin. Il suffit d'y suivre la piste de course à pied sur la moitié de la distance, de récupérer Starbald Road en traversant la lande de bleuets sauvages, et de continuer jusqu'à destination.
C'est donc ce que je décide de faire. Les arbres, dépouillés de presque toutes leurs feuilles, étirent leurs branches sinistres tels de longs doigts noueux et voraces. Ils me font penser à l'homme de la rivière me tirant vers le fond. Je m'arrête un instant pour écouter le vent agiter les arbres.
Le téléphone à la main, j'hésite à écrire à Alan. Je finis par le faire.
J'ESPÈRE QUE TU VAS BIEN.
J'appuie sur ENVOYER et rempoche mon téléphone, de nouveau à l'affût du moindre bruit. Aujourd'hui, un rien m'effraie. Je sais qu'Alan est encore en train de se faire sermonner dans le bureau d'Everson. Je sais qu'il ne verra même pas mon message. Je sais aussi que je ne lui ai pas dit ce que je faisais. Et qu'il sera furieux.
Mais parfois, il faut faire les choses seul.
Je reprends ma marche tout en réfléchissant. Court a peut-être son téléphone sur elle ? Je lui envoie un message : JE PEUX VENIR TE
VOIR MTNT ?
J'avance à la hâte dans l'espoir d'une réponse. Mon téléphone me signale que j'en ai reçu une. Je l'ouvre et lis : OUI !!!! VITE !
Il ne m'en faut pas davantage pour m'élancer.
Les bois m'entourent pour encore un kilomètre. Le chemin est envahi d'empreintes et de pierres, et les racines sortent de terre, mais je connais leur emplacement. C'est ici que nous courons deux fois par semaine pour le foot. Notre entraîneuse appelle cela des footings de mise en condition. Je ne les ai jamais autant appréciés que maintenant, car à chaque pas, le ciel s'assombrit, à chaque pas, les bois gémissent un peu plus sous le vent, mais - youpi ! - je suis en condition malgré les bleus sur ma jambe.
Je fonce tout droit. Un pied. L'autre. Un pied. L'autre.
Lorsque je débouche sur la longue lande plate, un aigle pousse un cri strident au-dessus de moi. Je lève les yeux et trébuche sur une pierre, mais je ne tombe pas. Je ne comprends pas ce qu'il cherche à me dire, mais j'imagine que c'est un avertissement. Il lutte contre le vent de ses ailes immenses afin de demeurer dans les bons courants. Il tente de rester près de moi ; en vain.
Une bourrasque soudaine me gifle. Des cheveux s'échappent de ma queue de cheval et viennent se plaquer sur mon visage. Un buisson de bleuets sauvages arraché de terre roule sur l'étroit chemin devant moi.
Je l'évite de justesse. Le vent en déracine un autre qui me pourchasse. La poussière et les brindilles tourbillonnent autour de moi, rendant toute vision difficile.
Cette route ne me paraît plus tellement être une bonne idée.
— Mais c'est pas vrai !
Je décide de ne pas jurer, partant du principe que cela donnerait davantage de pouvoir au maléfice.
Je me tiens à la même distance du lycée et de l'hôpital. Je ne suis pas loin de la route, sur laquelle il y a peu de trafic. Je continue donc ma course.
Une pierre me heurte le dos, juste sous mon sac. Je trébuche. Mon sac m'écrase. Des pics de douleur traversent tout mon corps. Une autre pierre me frappe le crâne.
Je fonce tant bien que mal en titubant.
La route n'est plus très loin, désormais, mais il y sera encore plus difficile de se protéger. Toutefois, ce serait de la folie de retourner dans les bois.
— Tu ne m'arrêteras pas ! dis-je en hurlant.
Aucun bruit à part celui du vent.
Mais je le sens rire. Je le sens au plus profond de moi. La peur pèse sur mon ventre et tente de me ralentir. La peur est ainsi.
C'est une combinaison de diverses choses désagréables, comme avoir la grippe, se faire plaquer, rater un examen et arborer au beau milieu du nez un bouton immonde.
Courtney importe plus que cela.
Je continue. Un buisson vient me percuter. Je chute sur le côté. Mes mains, éraflées et pleines de sang, me relèvent. Je fonce. Un grondement profond et sourd qui grandit au loin me rappelle l'attaque de la cabane.
A la recherche d'un abri, j'interromps ma course. Mais il n'y en a aucun, que ce soit sur la longue étendue plate ou la route déserte. Mon cœur vacille dans ma poitrine, et mes pieds, sur le chemin.
La tempête est au niveau de la lande. On dirait presque une minitornade de buissons, de pierres et de branches de la forêt. J'ai même l'impression qu'un pauvre petit écureuil est pris au piège. Un panonceau de bois indiquant DÉFENSE D'ENTRER tourbillonne. J'accélère. Je ne vais pas y arriver. La tempête est trois fois plus rapide que moi. Ma jambe meurtrie me fait mal, mais je fonce.
Hors d'haleine, je jette un œil derrière moi tout en continuant ma course effrénée. C'est alors que je réalise que la tempête se tient désormais à une trentaine de mètres derrière moi. Le panonceau tournoie à sa tête. Le bruit strident me perce les oreilles. Plus que quinze mètres.
Des clous sortent du panonceau. Dix mètres. Je m'arrête et me retourne pour y faire face. Cinq mètres. Je plonge en avant afin de former une boule tout en protégeant ma tête de mes mains. Mon sac me couvre le dos.
La tempête frappe.
Un clou accroche mon sac et me renverse sur le côté. De la terre vient s'écraser contre moi. Quelque chose de dur heurte mon bras, mais je ne peux pas ouvrir les yeux pour voir ce que c'est. Le bruit me ronge à l'intérieur. Je tremble de tout mon corps. Je sens que je hurle.
De la terre entre dans ma bouche, que je referme aussitôt. Je me mets à prier... Je me mets à prier Dieu et à implorer l'aide de ma mère, d'Alan, de n'importe qui. Quelque chose fonce sur moi et me fait rouler sur le dos. Les pierres et les cailloux me bombardent.
— Dieu ! Aide-moi ! Maman !
Une chose me gratte le visage. Je referme la bouche afin de ne pas avaler de terre.
J'arrive à me rouler sur le côté, tournant le dos à la plus grande partie des violents courants de débris. La prière que maman m'a apprise, petite, surgit dans mes pensées.
Dieu, qui créa la terre, le paradis, Protège-moi de mes rêves cette nuit. Détruis le plus petit succube, Empêche l'infestation incube.
Ce n'est peut-être pas le bon moment, mais je m'en fiche. Je me glisse de nouveau sur le ventre.
Empêche l'infestation incube. Empêche l'infestation incube.
Empêche l'infestation incube.
Tout au long de ma psalmodie, mon cœur crie un prénom à chacun de ses battements : Al-an. Al-an. Al-an.
Soudain, une longue plainte lourde retentit.
Il y a un mouvement, qui n'est pas celui du vent. Je me protège les yeux et aperçois un tombereau, arrêté près de moi, en plein milieu de la tempête. Je fonce vers lui. Ses pneus massifs sentent le crottin de cheval, mais ça m'est complètement égal. Je me hisse jusqu'à la cabine.
Mon sac à dos laisse échapper quelques feuilles qui rejoignent le tourbillon. La porte s'ouvre.
— Vite ! Vite ! crie un homme en me tirant à l'intérieur.
Je m'étale sur le siège et le laisse fermer la porte. L'engin remue sous les secousses du vent. Il y a des relents de parfum et de chique, ce que je considère tout de suite comme les odeurs les plus agréables du monde.
— Mais qu'est-ce que c'est que ça, bordel ? lance l'homme d'une voix tremblante.
Je me redresse et regarde par le pare-brise. Des buissons et des arbres voltigent de toute part. Des grosses branches et des pierres bombardent le véhicule.
— Roulez ! je m'écrie.
Il hésite un instant et démarre sans attendre un nouvel ordre. Je retire mon sac à dos afin de prendre la mesure des dégâts. Ça peut aller.
Mes mains tremblent tellement que j'arrive à peine à arranger ma coiffure.
Je ne sais même pas pourquoi je m'obstine.
— Qu'est-ce que c'est ? Une tornade ? demande le conducteur.
— Je ne pense pas. Il n'y en a pas, dans le Maine, en principe.
— Je ne sais pas...
Pris dans un bégaiement, il perd ce qu'il s'apprêtait à dire. C'est un jeune homme d'une vingtaine d'années aux cheveux blonds coupés en brosse et à la barbe de plusieurs jours. Ses yeux écarquillés sont envahis par la peur. Tout en agrippant le volant des deux mains, en sueur, il me jette des coups d'œil furtifs.
L'engin, soudain heurté sur le côté, tremble. Nous continuons.
Il jure à voix basse.
— Ça va ? Tu es dans un sacré état... Bon Dieu...
Le vent violent pousse le véhicule à faire quelques embardées.
— On y est presque, dis-je en désignant un point devant nous. Il fait plus clair là-bas.
— Accroche-toi. Ça va secouer, prévient-il en accélérant soudain.
Nous fonçons à travers le tourbillon de débris. Il ne ralentit pas.
— Je vais t'amener à l'hôpital.
— Super. Merci.
Le pauvre homme est déboussolé. Je me rends compte que je suis agrippée à mon sac. La lumière du soleil est si vive... Je n'arrive pas à croire que je puisse de nouveau voir clairement. Je me tâte le visage : je saigne.
Ma jambe me fait mal. Mon dos me torture. Je suis dans un état lamentable. Je me remets machinalement à arranger ma queue de cheval. L'hôpital n'est plus très loin.
— Je ne sais pas comment tu as pu survivre à ça, dit-il avec une pointe de respect.
— Je suis restée couchée. Nous quittons la route de terre.
— Attendez... Comment m'avez-vous trouvée ? Pourquoi vous êtes-vous arrêté ? je réalise soudain.
L'hôpital est en vue. L'homme prend la voie des urgences.
— Sérieusement, pourquoi vous êtes-vous arrêté ? Je lui touche le bras, encore tremblant.
— Vous m'avez sauvé la vie.
— Tu penses que la tempête sévit toujours ? demande-t-il.
— Aucune idée. Il immobilise le véhicule et serre le frein à main.
— Tu vas me prendre pour un fou.
— Je vous en prie... Je promets que non. Ce qui vient de se passer est complètement fou de toute façon.
Il ferme les yeux un instant, comme pour se souvenir.
— Il y avait une femme. Elle brillait presque comme de l'or.
Il se tourne vers moi pour vérifier que je ne me moque pas de lui. Je lui fais signe de continuer. Un nerf tressaute sous son œil.
— Soudain, j'ai su que je devais m'arrêter. Que quelqu'un avait besoin d'aide.
— C'était moi. Je déglutis.
— J'avais besoin d'aide... Il hoche la tête.
— Alors, je me suis arrêté et j'ai crié. Tu n'as pas répondu. J'ai klaxonné. Je ne pouvais pas entrer dans ce tourbillon. J'espère que tu ne me prends pas pour un lâche, mais je ne voyais pas comment... Ça volait de partout...
Il se frotte le visage.
— Voilà que je bafouille maintenant...
— Mais non.
Je lui frôle le bras.
— Merci.
Il tourne la tête vers moi.
— Tu es dans un triste état ; je vais t'accompagner.
— Non, je tente de protester. Ça ira, ne vous inquiétez pas.
Il est déjà sorti et vient ouvrir ma portière en me tendant la main.
— Merci.
Je saute du véhicule. Tout mon corps m'élance. J'ai un goût de terre dans la bouche.
— Je vais bien.
— Tu titubes, je t'accompagne à l'intérieur.
— Non, je vais me débrouiller, j'insiste. Mais merci quand même.
Merci de m'être venu en aide.
Il hoche vigoureusement la tête et me tend mon sac à dos en faisant en sorte que rien ne tombe de la déchirure.
— Content de t'avoir aidée. Allez, file.
Je boitille jusqu'à rentrée des urgences, mais ne me présente pas aux admissions. Je tourne à gauche, dans le couloir menant à l'ascenseur.
Il n'y a qu'une section pour les plus jeunes, et elle se trouve au dernier étage. Je chancelle dans l'ascenseur, qui est heureusement vide, et appuie sur le bouton FERMETURE DES PORTES, puis sur 2.
Mon niveau de peur est légèrement descendu. Je pense qu'Alan a raison : chaque fois que cette chose éclate, elle se fatigue. Si toute magie (blanche ou noire) consume de l'énergie, cet esprit maléfique doit être affaibli. C'est donc pour moi l'occasion idéale de tenter de soigner Courtney. Toutefois, il se recharge. D'après moi, il puise son énergie dans la peur, dans Courtney et dans la douleur.
L'ascenseur s'arrête en grinçant au deuxième étage. J'espère que je ne me suis pas trompée... A l'ouverture des portes, j'aperçois Mary Harmon, une grande infirmière rousse, dans le couloir. Je vais me plaquer contre un mur de justesse avant qu'elle ne se retourne.
Je ne veux pas être repérée, car si quelqu'un me voit dans cet état, on me posera tout un tas de questions, on me forcera à aller aux urgences et on appellera mon père. Je n'ai pas le temps pour le moment.
Il faut d'abord que je trouve Court. Il faut que je la trouve tandis qu'il est encore faible.
Les portes de l'ascenseur se referment. Les pas de Mary s'éloignent dans le couloir. Je compte jusqu'à cinq avant de sortir discrètement de ma cachette. Dès que l'infirmière disparaît, je me rue sur les portes, m'arrêtant à chaque diagramme pour y lire le nom du patient.
Enfin, en plein milieu du couloir, je trouve : TUCKER, COURTNEY.
Je me glisse dans la chambre.
Courtney est plus ou moins assise dans son lit. Elle n'est pas attachée, ce qui est très bon signe. Elle tourne la tête lorsque je ferme la porte.
— Aim ?
Je m'arrache un sourire. Son visage est encore en piteux état, et ses yeux sont fatigués, même troubles. Elle semble si frêle derrière sa mince couverture blanche...
— Courtney...
Reliée à une intraveineuse, elle hausse légèrement les sourcils.
J'imagine que ce ne sont que des fluides lui permettant de rester hydratée. Elle tente de lever sa main libre, mais y arrive à peine. Je m'approche du lit.
— Comment ça va, trésor ?
— Tu m'as appelée « trésor », répond-elle en plissant légèrement les yeux.
— Je sais. C'est bizarre ! je lance dans un haussement d'épaules.
— Mon cousin doit déteindre sur toi.
Elle articule doucement, comme si cette simple phrase était un effort surhumain.
— Sûrement.
Lorsque je pose mon sac par terre, il émet un lourd bruit métallique.
Court sursaute et se met à m'examiner.
— Qu'est-ce qui t'est arrivé ? demande-t-elle.
— Une petite mésaventure.
— Une mésaventure ?
Je lui prends la main. Elle est froide et arbore encore des plaies. La mienne n'est pas dans un meilleur état, toute tailladée et sale. Nous sommes bien loin de l'image glamour de reines de promo. L'espace d'un instant, je me demande ce que dirait Blake.
— Comment vas-tu ?
— Super bien, répond-elle avec un léger rire.
Des larmes naissent au coin de ses yeux et viennent rouler sur ses joues. Je les essuie de ma main libre.
— Alan et moi avons un plan. On ne te laissera pas comme ça, Courtney, je te le jure !
— Tu deviens mélodramatique, Aim, dit-elle gentiment.
— Mais je le pense vraiment !
— Je sais.
Elle ferme les yeux comme si tout cela était trop lourd pour elle.
— Où est ta mère ?
— Au travail.
Je m'assure que personne ne nous écoute et chuchote :
— Tu te souviens que parfois, en me concentrant, j'arrive à vous soigner, toi et Benji, quand vous vous êtes fait mal ?
Elle rouvre les yeux.
— Oui. D'après ton père, ce n'est qu'un pouvoir de suggestion.
— Je l'aime, mais parfois, il se comporte comme un idiot. On dirait qu'il a si peur de ce qui est arrivé à ma mère qu'il refuse de croire au moindre signe paranormal.
— Est-ce que je peux essayer ?
La faiblesse lui fait refermer les yeux. Je panique :
— Court ?
Sa main serre davantage la mienne.
— Oui, essaie.
La lampe au-dessus de son lit se met à clignoter. Dans la pénombre qui nous entoure une seconde, je crois voir la silhouette d'un homme.
La lumière se stabilise, il n'y a rien. Je décrispe un peu mes doigts et inspire profondément.
— Est-ce qu'Alan est au courant de ce que tu fais ? demande-t-elle.
— Oui, je mens. Il est retenu au lycée.
— Et pas toi ?
— J'ai trouvé une excuse.
Cette fois, c'est moi qui ferme les yeux. J'écarte légèrement les doigts et pose la main sur son front glacé.
Je place l'autre sur mon cœur. J'inspire de nouveau. J'expire. Le creux de mes paumes commence à picoter en cercles parfaits. Le pouvoir circule.
Ce n'est pas un pouvoir terrible, mais c'est le mien. J'écarte davantage les doigts. J'imagine une lumière blanche bienfaitrice autour de Courtney.
— Guéris, trésor, je murmure. Guéris. Sors-toi de là.
La lumière blanche coule vers elle ; je la sens quitter mes mains pour l'envelopper. Courtney pousse un petit couinement. J'ouvre les yeux. Sa peau est nette, il n'y a plus aucune plaie.
Elle bat des paupières. Lorsque nos regards se croisent, le sien s'agrandit de choc, ou de peur. Elle articule un mot, mais je n'entends pas.
Quelque chose dans ma tête heurte mon cerveau. La faible Courtney se penche vers moi ; je sens mes genoux se dérober.
Puis je ne suis plus là.
18
Alan
— Alan, allez à l'infirmerie, pendant que je m'occupe de ces trois énergumènes, m'ordonne M. Everson lorsque nous approchons de l'entrée du lycée. Puis il se tourne vers M. Burnham :
— Pat, tu peux apporter une serviette à Blake, s'il te plaît ?
Je m'exécute, mais l'infirmière n'est pas là. Mme Murillo m'aide alors à trouver de l'eau oxygénée, du coton et des pansements. Mon visage arbore quelques coupures et quelques hématomes, mais je m'attendais à pire.
— Ah... Les garçons, avec vos bosses, vos bleus... Mme Murillo applique un pansement papillon sur ma plus grosse coupure, une entaille superficielle sous l'œil gauche, probablement causée par la chevalière.
— Ça ira. Je ferais mieux d'aller voir à combien de jours d'exclusion j'ai droit...
Elle me regarde partir d'un sourire triste. M. Burnham surveille Blake et ses petits copains, assis sur des chaises en plastique, dans le couloir du bureau d'Everson.
Blake a une serviette plaquée sur la figure. Des taches de sang se sont formées sur le tissu blanc. On dirait bien que le seul coup que je lui ai porté a été le bon.
— Venez là, Alan, ordonne Everson.
J'entre dans son bureau rempli de tous ces souvenirs du Colorado Buffaloes.
— Fermez la porte et asseyez-vous. J'obéis.
— Dites-moi ce qui s'est passé.
J'étais dans une cabine de toilettes. Dois-je prétendre que je coulais un bronze ? Je décide d'être honnête :
— Je suis allé aux toilettes pour envoyer un texto à ma tante. Je voulais des nouvelles de ma cousine. Vous savez, Courtney est à l'hôpital, suite à hier.
— Oui, je sais.
Son regard est intense. On dirait qu'il s'apprête à me clouer sur le dossier de ma chaise au moindre signe de mensonge.
— Continuez.
— Je suis allé aux toilettes pour ne pas me faire prendre avec mon téléphone. Je suis entré dans une cabine, ai envoyé un message à ma tante, elle m'a répondu, et j'allais partir. Je n'ai entendu personne entrer.
Lorsque j'ai ouvert la porte, j'ai pris un poing en plein visage. Puis soudain, ils étaient dans la cabine, à me bast..., pardon, à me rouer de coups.
— Vu l'état du nez de Blake, je dirais qu'ils n'étaient pas seuls à taper...
— Ils m'ont plaqué contre le mur. Je ne tenais même pas debout parce que j'ai trébuché sur les toilettes quand ils sont entrés dans la cabine. Je n'ai donné qu'un coup ; j'ai juste eu de la chance. Puis monsieur Burnham est intervenu.
Everson me dévisage un long moment. Je suis certain qu'il va me traiter de menteur, dire qu'avant mon arrivée, rien de tel ne s'était jamais passé, que je suis quelqu'un de nuisible - enfin, toutes ces choses qui me rendraient coupable. Mais au lieu de cela, il déclare :
— J'ai envie de vous croire, Alan. Les trois autres m'ont dit que vous aviez commencé et qu'ils étaient dans les toilettes avant vous, mais monsieur Burnham vous a vu entrer en premier. D'après lui, ils vous guettaient et vous ont suivi, puis quelqu'un a crié qu'il y avait une bagarre. Je hoche la tête, ne sachant trop quoi dire.
— Merci.
— Vous n'êtes pas tiré d'affaire pour autant. Nous avons une tolérance zéro en ce qui concerne les bagarres. Vous avez frappé quelqu'un et c'est grave.
— Je comprends.
— Cela implique trois jours d'exclusion.
Je ne peux rien dire. Je ne peux qu'imaginer la déception de maman quand elle l'apprendra. Sans parler d'Aimee. Son regard, à ma sortie des toilettes... Le choc, la déception, peut-être même la colère.
— Vous vivez avec votre mère et votre tante, c'est bien cela ?
demande Everson.
— Oui, monsieur.
— Et qu'en est-il de votre père ?
Je lève les yeux et puise en moi la détermination de lui rendre son regard.
— Je ne l'ai jamais connu.
A cette simple phrase, mon ventre se creuse davantage.
— Cela va contrarier votre mère, n'est-ce pas ?
— Oh ! que oui... Je lui ai promis de ne pas me battre. Mais je n'ai pas eu le choix. Ils m'ont coincé dans ces toilettes...
— Eh bien, appelons-la. Donnez-moi son numéro.
Après une conversation pénible mais rapide, ils se mettent d'accord sur mes trois jours d'exclusion et le fait que je puisse rentrer chez moi.
— Merci beaucoup, madame Parson.
Everson écrase un bouton sur son téléphone ; maman n'est plus là.
— Vous semblez avoir une mère remarquable, me dit-il.
— Oui, je sais.
Il griffonne quelques feuilles avant de me les tendre.
— Apportez-les-moi à votre retour. Je prends les papiers et me lève.
— Alan, gardez vos distances avec Blake. Je le connais depuis sa première année ici. Ce n'est pas un mauvais garçon. Je dois avouer que tout cela m'étonne beaucoup. Il lui faut peut-être du temps pour accepter le fait de ne pas être le plus rapide et pour oublier Aimee. N'allez pas le provoquer, d'accord ?
— Ça n'arrivera pas.
J'ai suffisamment de choses à régler sans avoir besoin d'aller chercher des crosses à un coureur filiforme. Everson m'autorise d'un signe de tête à quitter son bureau. Burnham et les trois garçons ont disparu.
Je m'attends presque à ce que Blake me saute dessus entre le lycée et mon pick-up, mais il n'y a personne à l'horizon. Toutefois, au sud, le ciel est sombre, comme si une tempête menaçait.
Une fois installé, je jette un œil à mon téléphone. J'ai deux messages. Le premier est d'Aimee : J'ESPÈRE QUE TU VAS BIEN.
Je lui réponds : OUI. EXCLU. TE RÉCUPÈRE À LA SORTIE.
Le deuxième est de maman. RANTRE A LA MAISON TOU DE
SUITE. Ma mère n'est pas championne en orthographe, surtout dans les textos.
Il est encore tôt. Elle n'est pas près de rentrer, et j'ai des choses à acheter. Je vais d'abord à la maison retirer un peu d'argent liquide de la boîte en métal que je garde dans un tiroir de ma commode. Avec deux cents dollars en poche, je prends la direction de Craft Barn, à l'orée de la ville.
— Oui, nous avons du foin d'odeur et de la sauge, m'annonce la femme d'une cinquantaine d'années à qui je finis par m'adresser.
Le magasin n'est pas énorme, mais ça fait au moins un quart d'heure que je tourne sans rien voir d'autre que des paniers et des bougies. Elle me fait passer dans deux ou trois rayons avant d'enfin parvenir à un petit coin proposant des plantes séchées.
— Voilà le foin d'odeur. Nous en vendons peu, car il est très facile d'en trouver dans la nature, par ici. Vous êtes nouveau, pas vrai ?
— Oui, m'dame.
— C'est bien ce que je me disais. Figurez-vous qu'énormément de gens en ont qui pousse dans leur jardin, mais ils le tondent comme si c'était une herbe quelconque !
— Il faut croire que certaines personnes n'aiment tout simplement pas la nature...
— La sauge... continue-t-elle d'un visage ravi en me désignant toute une rangée de sauge séchée un peu plus loin dans le rayon, c'est une autre histoire. Nous en avons plein. Les gens en raffolent pour leurs pots-pourris, et c'est plus difficile à dénicher.
— Merci. Vendriez-vous des pierres de granit, par hasard ? Le genre dont on se sert en décoration de jardin ? Je n'en cherche pas d'énormes, de cette taille, à peu près.
J'utilise mes doigts pour former un cercle entre une balle de base-ball et une boule de bowling.
— Non, nous n'avons rien de la sorte. Il y en a sûrement chez Bergerman's Lumber. Vous savez où ça se trouve ?
Je fais non de la tête ; alors, elle m'indique comment y aller. Je la remercie, puis elle me laisse.
J'attrape une douzaine de petits sachets de foin d'odeur, puis de sauge, ainsi qu'un rouleau de ficelle marron foncé et me dirige vers la caisse. De retour dans le pick-up, je trouve facilement Bergerman's Lumber, qui fait à peine la moitié de la taille d'un Lowe's ou d'un Home Depot1 , mais qui est étonnamment bien fourni. Un homme au gilet orange me mène dehors afin de me montrer des palettes chargées de pierres de granit de tailles et formes différentes. J'en mets sept dans un chariot. Chacune est plus ou moins l'équivalent d'un ballon de football américain, ce qui rend le chariot très lourd.
A l'intérieur du magasin, je choisis une bâche bien épaisse. Aimee m'avait parlé de toile de voile, mais comme j'ignore où en trouver sans elle, cela fera l'affaire. Je prends également une petite scie et un bon couteau de chasse. Mon téléphone vibre dans ma poche tandis que je fais la queue à la caisse. Je ne regarde le message qu'une fois toutes mes courses stockées à l'arrière du pick-up.
TU PEUX VENIR À L'HÔPITAL ? C'est Aimee. Elle devrait être au lycée... Je lui réponds : J'ARRIVE.
Quelque chose ne tourne pas rond. Je saute dans le pick-up et roule le plus rapidement possible tout en évitant une contravention pour excès de vitesse.
Une exclusion et ne pas « rantrer » directement à la maison suffisent pour aujourd'hui.
Une fois sur le parking de l'hôpital, je demande à Aimee : TU ES
OU ? Elle me rappelle aussitôt.
— Alan, où es-tu ?
— Sur le parking.
— Monte au dernier étage. Chambre 212.
1. Magasins spécialisés dans le bricolage et le jardinage.
A l'ouverture des portes de l'ascenseur, au deuxième étage, je me retrouve nez à nez avec une infirmière aux hanches larges et au regard sévère.
— Je peux vous aider ? demande-t-elle.
— Je cherche la chambre 212.
— Un peu plus loin, dans le couloir.
Elle me regarde passer devant l'accueil, comme si j'allais leur voler un stylo ou fouiner derrière un ordinateur. Je glisse une main dans mes cheveux pour les coiffer un peu. En principe, ce geste énerve toujours les gens conservateurs qui ne supportent pas les cheveux longs chez un garçon. J'entends L'infirmière grogner et partir d'un pas lourd derrière moi.
C'est le moment que choisit Aimee pour sortir d'une chambre, un peu plus loin, et me faire signe. Elle n'a pas l'air normale, mais je ne l'aperçois que furtivement avant qu'elle ne retourne dans la pièce.
J'accélère le pas et la rejoins.
— Alan !
Elle se jette sur moi dès mon arrivée, s'agrippant à mon cou comme si elle allait se noyer. Je l'enlace à mon tour, puis grimace.
— Tu sens la terre, Red. Qu'est-ce qui se passe ?
Elle lève les yeux vers moi, et j'y lis la douleur, la peur et l'épuisement. Je découvre également la terre sous ses yeux, puis les coupures sur ses joues et son front.
Une larme coule sur sa joue gauche en laissant une trace dans l'épaisseur de crasse.
— Dis-moi !
Je la tiens par les épaules et la passe en revue. Ses vêtements sont sales, déchirés par endroits, et recouverts de brindilles, d'herbe et de feuilles.
— Aimee, qu'est-ce qui s'est passé ?
— Il m'a attaquée, annonce-t-elle.
Elle craque complètement et s'enfouit dans mes bras. Tout en lui caressant le dos et les cheveux, je l'écoute me parler de l'attaque et de l'homme qui lui est venu en aide.
— C'est une femme dorée qui l'a fait s'arrêter.
— Quoi ?
C'en est trop. Je ne sais plus quoi penser.
— De quoi parles-tu ? Je remarque soudain Courtney, assise sur son lit, faisant mine de ne pas nous regarder.
— De quoi parles-tu, Aimee ? Une femme dorée ?
— C'était ma mère. Elle l'a fait s'arrêter. C'est du moins ce que je pense. Je ne l'ai pas vue, mais lui, si. Ce qui veut dire que tout ceci est vrai. Nous ne délirons pas !
— Ce n'est pas une surprise.
Je continue à l'enlacer tout en réfléchissant.
— Donc, on dirait bien qu'on a de l'aide...
— Mhh mhh, murmure-t-elle contre mon torse. Courtney n'a plus la patience d'attendre :
— Hé ho ! C'est moi qui suis à l'hôpital, il me semble. Est-ce que quelqu'un compte faire attention à moi ?
Je ris en serrant davantage Aimee, puis je lui murmure à l'oreille :
— Ça va aller ?
— J'ai connu mieux, répond-elle.
Nous rejoignons Courtney. La façon dont Aimee se tient à moi ne vient pas seulement de la joie de me revoir. Je la pose délicatement sur le lit, même si elle est toute sale. Je m'empare de l'unique chaise de la pièce et m'assois face à elles.
— Ton visage, Courtney, il n'a plus rien !
— C'est Aimee qui s'en est occupée, déclare-t-elle en souriant à son amie.
Je lance un regard interrogateur à Red.
— Oui, je peux faire ça.
— Faire quoi ?
— Soigner.
Elle balaie cette information d'un coup d'épaule, comme si c'était sans importance.
— Elle le fait tout le temps, dit Courtney. Elle a réussi ce que les médecins ne pouvaient pas faire.
Elle jette un regard inquiet à Aimee avant d'ajouter :
— Ils ont essayé, je le sais, mais ils n'ont pas ton don, Aim.
— Ils n'ont juste pas ce qu'il faut pour te guérir, Court, interviens-je.
Il est temps de tout lui déballer. Il va falloir qu'elle nous suive, si on veut que ça fonctionne.
— Dis-moi, lâche-t-elle.
— Tu es atteinte de ce que les Navajos appellent le mal des fantômes.
C'est..., c'est comme une possession démoniaque. Un esprit malfaisant...
— Comme dans les films d'horreur ? me coupe-t-elle.
— C'est ça. Toutes les étapes ont été franchies. Sauf la dernière, et je..., nous pensons qu'elle est en cours.
— Qu'est-ce que c'est ?
— La possession totale. Il - cet esprit - a déjà pris possession de toi, mais il n'est pas encore assez puissant pour rester. Il te possède un temps, puis s'affaiblit, ou quelque chose l'attire, et il quitte ton corps.
C'est dans ces moments-là que tu t'évanouis.
— C'est exactement ce que je pensais, dit Aimee. Courtney acquiesce, mais elle est de toute évidence effrayée.
— Et qu'est-ce qui se passe s'il devient plus puissant ?
— Il s'emparera de ton corps et ne le quittera plus. Jusqu'à ce que...
— Je meurs, murmure-t-elle.
Elle remonte les genoux contre sa poitrine et y appuie son front.
Aimee, la douce Aimee, se penche vers elle et l'enlace du mieux qu'elle peut.
— Ça va aller, promet-elle. Alan sait comment battre cette chose.
Nous allons t'en débarrasser.
— Je voulais seulement que papa revienne, lâche Courtney sans lever la tête.
Sa voix est étouffée par la couverture sur ses jambes.
— Il a dit qu'il pouvait me le ramener.
— Qui ça, Court ? je demande. Est-ce qu'il t'a dit comment il s'appelait ?
— L'homme de la rivière, chuchote-t-elle, comme si prononcer son nom allait le faire venir, ce qui pourrait être le cas.
Aimee et moi jetons un œil par la fenêtre avant de nous croiser du regard. Je secoue la tête.
— C'est le seul nom qu'il t'a donné ? j'insiste. Courtney fait oui de la tête, sur ses genoux.
— Alan et moi... allons nous en débarrasser, promet de nouveau Aimee tout en me regardant.
Je tente de la rassurer d'un sourire, mais je suis conscient de la faiblesse de celui-ci.
— On va s'en occuper, mais il va falloir que tu sois avec nous.
Je pose ma main derrière sa tête.
— Il faut que tu veuilles te débarrasser de cet esprit, Court. Tu le veux réellement ? Ça veut dire qu'il faut abandonner l'espoir de voir ton père revenir, pour toujours.
Elle lève la tête. Son visage est strié de larmes. Je suis de nouveau saisi par sa peau saine et lisse. Aimee a vraiment fait ça ?
— Oui, dit-elle, je veux qu'il parte. Je veux redevenir normale.
Je file dans la salle de bains chercher un gant frais et humide. Aimee me laisse sagement nettoyer ses coupures et retirer la terre qui couvre son visage.
L'eau froide semble lui faire du bien.
— Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demande-t-elle.
— On construit la hutte à sudation. Je me tourne vers Courtney.
— Ont-ils mentionné quand tu rentrerais à la maison ? Elle secoue la tête ; alors, je regarde Aimee, qui l'imite.
— Qu'est-ce qui se passera quand ils découvriront son visage entièrement guéri ?
— Je ne sais pas, répond Aimee. Mon père soupçonnera que je suis venue.
— Est-ce qu'il la laissera rentrer ?
— C'est son médecin qui décidera.
Nous réfléchissons à un plan. De toute évidence, l'homme de la rivière est de plus en plus puissant et actif. J'explique le principe de la hutte à sudation, et Aimee nous donne les nouvelles informations que Mme Hessler lui a fournies.
— Cette chose nous dépasse, hein ?... lâche Courtney.
— Ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas la battre, la rassure Aimee en lui serrant la main. Ça ne veut pas dire qu'on ne gagnera pas.
Nous sortons de l'hôpital bien plus facilement que ce que nous pensions.
Le couloir de la chambre de Courtney est désert, et Aimee semble connaître le bâtiment comme sa poche.
Nous rejoignons le parking sans que quiconque l'ait reconnue, ce qui m'épate lorsque je songe à la dernière fois.
Aimee paraît inquiète sur le chemin dégagé menant au pick-up.
Ses yeux ne cessent de fouiller partout, comme si elle s'attendait à ce que la tornade resurgisse. Mais je lui assure que le dernier coup d'éclat de l'homme de la rivière l'a probablement affaibli.
Nous sommes enfin à l'abri dans ma vieille Ford. J'aimerais qu'elle se pelotonne contre moi et l'entourer de mon bras, une fois sur la route, comme un garçon normal le ferait avec une fille normale.
— Tu es sûr que ça va ? Demande-t-elle.
— Je vais bien. C'est plus toi qui m'inquiètes.
— Ça va aller. Elle remue la tête en ajoutant :
— J'ai envie de t'aider dans cette hutte à sudation. Je souris.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
—Pour que cela fonctionne bien, il faut y entrer nu.
— Complètement ?
— Eh ouais.... J'attends ; elle ne dit rien.
— Ça te botte toujours ?
— Hmm... On verra. Je me contenterai peut-être de faire le guet dehors.
Je m'esclaffe et démarre le pick-up.
— Tu me montres l'endroit que tu as choisi, dans les bois ? demande-t-elle.
— Pas aujourd'hui. Je ne veux pas énerver maman davantage.
Everson a été plutôt sympa. Il lui a dit croire que je n'avais fait que me défendre. Elle ne sera peut-être pas si furieuse...
— J'espère. Tu crois que ça lui changera les idées, si je viens chez toi ?
— C'est possible... Elle aimerait te rencontrer. Tu veux venir après le repas, pour les devoirs ?
— Tu ne comptes pas m'inviter à dîner ?
— Je jeûne. Et puis, comme maman et tante Lisa travaillent tard, ce n'est pas comme si nous allions faire un vrai dîner en famille, surtout avec Courtney à l'hôpital. Sept heures et demie, ça te va ? Si je ne suis pas privé de sortie, je viendrai te chercher.
— Ça marche.
— En attendant, promets-moi de dormir un peu.
— Dormir ? Au beau milieu de la journée, avec Benji qui rentre dans moins d'une heure ? s'esclaffe-t-elle. Je te le promets, mais c'est bien parce que c'est toi.
19
Aimee
Il n'y a personne à la maison, ce qui tombe plutôt bien.
Je me nettoie du mieux possible, mais je ne peux rien contre les coupures et les bleus. Je m'effondre sur le lit ; le fait d'avoir soigné Courtney m'a totalement vidée. Ce-pendant, je ne parviens pas à me détendre.
Il va falloir que j'invente une excuse, mais je n'arrive pas à en trouver une seule. Comment dire à son grand-père et à son petit frère qu'on a été attaqué par une tempête de poussière démoniaque ? Ils me croiraient folle.
Même si toute cette histoire me donne la chair de poule, je me sens plus légère, plus calme, car le visage de Courtney a repris son aspect normal, et Alan a un plan.
Et moi, Aimee Avery, j'ai utilisé mon étrange pouvoir guérisseur pour aider quelqu'un.
L'endroit le plus favorable à la réflexion, pour moi, c'est le kayak sur la rivière. Je souris. Parfait. En allant sur son territoire, je trouverai sûrement comment l'arrêter. Il est faible, désormais, et la rivière n'est pas que son territoire. C'est aussi le mien, et je veux le récupérer.
En plus, ça permettra à papy et Benji de ne pas voir mon état tout de suite.
J'enfile un soutien-gorge, un tee-shirt et une polaire. Puis je m'empare d'un bonnet en coton qui, à défaut de me rendre incendiaire, me gardera les oreilles au chaud.
Ce que je n'arrive pas à saisir, c'est le lien entre Courtney, ma mère et l'homme de la rivière.
Il y a une histoire de mort, je crois même qu'une chose maléfique tue les gens, mais je ne vois pas la logique. J'aimerais en comprendre les raisons.
Je vérifie que toutes les boucles sont fermées sur mon gilet de sauvetage. La rivière est calme. Un instant, je ne m'aide pas de la pagaie et laisse le courant m'emporter à sa guise. Un corbeau passe devant le kayak, ses ailes claquant l'air. Il se pose sur une branche pour m'observer.
— Qu'est-ce que tu penses de tout ça ? je lui demande. Pourquoi ça nous arrive, à nous ?
Il croasse une réponse que je ne saisis pas, évidemment. Je plonge alors ma pagaie dans l'eau pour reprendre le contrôle du kayak et décide de remonter la rivière, vers la ville.
Lorsque j'entends le hurlement, j'ai l'impression qu'il vient d'un phoque.
Mes yeux ne voient pas grand-chose, face au soleil dont les rayons réfléchissent sur l'eau.
C'est ce que je pense pour me rassurer. Le souci, c'est que les phoques ne parlent pas.
Toutefois, j'arrête de pagayer, me concentre un instant sur le cri, et mon cerveau borné pense encore : C'est un phoque.
Une tête surgit à la surface le temps de cracher de l'eau et hurler :
— Mon copain ! J'ai perdu mon copain ! Puis elle replonge.
L'espace d'une seconde (c'est tout, je le jure), je regrette d'avoir remonté la rivière, de ne pas avoir filé vers la baie. Mais alors, je me souviens de mon rêve : le canoë retourné, je me retrouve sous l'eau, je ne peux plus respirer. J'ai l'estomac dans les chaussures.
Je souffle dans mon sifflet et pagaie plus vite tout en cherchant des yeux un autre bateau. Il n'y a rien. Non, oubliez ça. Il y a quelque chose : un canoë bleu retourné, pris dans un tourbillon. Pétrifiée, j'accélère. Là où le garçon a plongé, l'eau s'agite. Il n'a pas dû aller très profond.
Sa tête réapparaît, couverte de limon porté par la marée. Il frappe la surface de l'eau et me regarde. Je dois être à cinq mètres de lui. Nous sommes début octobre. Dans le Maine. La rivière est plus froide qu'une douche glaciale.
— Ne plonge pas ! je crie.
Je ne vois pas pourquoi il m'écouterait.
Il bat des bras frénétiquement, ayant complètement perdu la tête.
— Mon copain ! Il faut aller le chercher !
Il plonge à nouveau, mais il ne va pas loin, ça ne sert à rien.
Je donne tout ce que j'ai pour le rejoindre au plus vite, enfonçant la pagaie dans l'eau glacée qui m'éclabousse ; elle a un goût salé. Juché sur un arbre, un aigle observe la scène. Si seulement il pouvait venir nous aider...
En proie à la panique, le garçon s'agite juste sous la surface, à droite de mon kayak.
Il réapparaît et me jette un regard perdu. Ses lèvres sont bleues. Je le reconnais : c'est Noah Chandler, l'un des garçons qui ont roué Alan de coups.
— Je ne le trouve pas! dit-il en crachant de l'eau et en battant l'air.
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Il y a quelqu'un d'autre dans l'eau. Comme dans mon rêve. C'est ma faute, je n'ai prévenu personne.
J'étais trop préoccupée par Alan et Courtney pour me soucier de mes rêves.
Je regarde autour de moi tout en essayant de repousser la panique qui m'envahit.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Mon copain !
Il s'apprête à replonger, mais je lâche ma pagaie et l'attrape par le tee-shirt. Je suis assez forte, pour une fille, mais je ne vais pas pouvoir tenir Noah très longtemps. La peur et le froid l'ont affaibli. Il n'a plus d'adrénaline. Piégé dans cette rivière, il n'y a pas que le froid à redouter.
Les gros titres des vieux journaux surgissent dans ma tête : les détails de certaines morts, les hommes avec des griffures autour des poignets, les corps démembrés.
— Il faut que tu sortes de l'eau ! lui dis-je, commençant à faiblir.
Tout de suite. Rejoins la rive !
Je pointe ma pagaie vers les touffes d'herbe et la vase, à une bonne quinzaine de mètres.
Il fait remuer l'avant du kayak en s'y accrochant. Je me penche en arrière afin de le stabiliser.
— Attrape-le des deux mains, je vais te porter jusque là-bas. Puis j'irai chercher ton ami.
Il ne bouge pas, mais il me dévisage avec un regard chargé de haine.
C'est moi qui panique maintenant. Il faut que je retrouve l'autre garçon.
L'aigle étend ses ailes et descend en piqué vers la rivière. Les secondes passent. Nous perdons du temps alors que quelqu'un est sûrement en train de se noyer. Noah ne dit rien, mais ses bras agrippent l'avant de mon kayak, et je pagaie jusqu'à la rive.
Il rampe sur la terre ferme. Il ne tremble même plus, tellement il est à bout. Son jean et son tee-shirt, trempés, pèsent sur lui. Je retire mon gilet de sauvetage pour lui donner ma polaire.
— Il faut que tu te réchauffes.
Je tire la couverture de survie du sac humide que mon père garde dans le kayak et la lui lance.
Il ne lève pas les yeux. A la place, il s'entoure la tête de ses mains et lâche d'une voix rauque :
— Mon copain...
— Je vais appeler les secours.
Il faut que je fasse vite : il y a encore l'autre garçon à aller chercher.
Je joins les secours à partir de mon hideux petit téléphone portable et leur signale notre position.
Puis je renfile mon gilet de sauvetage à toute vitesse et le ferme en remerciant Dieu d'avoir un père qui insiste toujours sur le fait d'être paré à toute éventualité, d'où le téléphone portable et le sifflet.
Je regarde le garçon. C'était Noah Chandler, celui qui, du même âge que moi, traînait avec Blake et a attesté sa brutalité en rouant Alan de coups. Désormais, je ne vois qu'un simple garçon qui pleure à chaudes larmes. Le ciel au-dessus de nous est clair et magnifique.
— Il faut que j'y retourne. Je dois aller chercher mon copain, marmonne-t-il en agitant la tête.
Il tente de se lever, mais en vain. Ses lèvres tremblent. Je pose la main sur son torse pour lui intimer de rester assis. Ses vêtements trempés glacent mes doigts.
Je grimpe dans le kayak.
— Je vais y aller. Ne bouge pas. Les secours arrivent.
Je pousse la vase avec ma pagaie et vais fouiller l'eau des yeux, mais celle-ci est boueuse, on n'y voit pas grand chose. Par endroits, le fond de la rivière est couvert d'algues. Ailleurs, de bois pourri venant d'exploitations ou d'anciens chantiers navals.
Je siffle de nouveau. Ça aidera les secours à nous retrouver, même s'il n'y aura sûrement personne d'autre sur la rivière en plein mois d'octobre. Les gardes-côtes auront des plongeurs. Le capitaine de port, une fois mis au courant, arrivera d'Ellsworth en bateau. Ils viendront tous à son secours. Mais je suis consciente de la réalité, tout comme son ami : le garçon est déjà parti. La rivière l'a emporté, comme elle a emporté ma mère. Non, ce n'était pas la rivière, mais l' homme de la rivière...
— A l'aide ! je crie.
Ça ne sert à rien.
Je siffle une nouvelle fois : un long sifflement, un court, puis encore un long. J'ignore si c'est le code pour « SOS », mais c'est ce que je peux faire de mieux. L'aigle réapparaît pour aller se poser sur une haute branche, sur la rive opposée. Le vent reprend. Je siffle de nouveau.
De mes mains mouillées, froides, presque engourdies, je continue à pagayer, à la recherche de n'importe quoi, sous l'eau. Sur la rive, Noah Chandler se balance d'avant en arrière. Un peu plus loin dans l'eau, un phoque sort la tête et me regarde de ses grands yeux marron et tristes.
Nous restons fixés l'un sur l'autre.
Ça ne sert à rien de chercher, me dit-il. Ça ne sert plus à rien. Nos regards se détachent enfin.
Je sillonne l'endroit tout en poussant des coups de sifflet stridents.
L'aigle nous observe. Noah frissonne sur la rive tandis que je continue mes allers et retours en kayak. A l'arrivée du capitaine de port, je poursuis avec lui. Il navigue si lentement que son bateau de pêche provoque à peine quelques vagues. De temps à autre, nous échangeons un regard désespéré, comme avec le phoque.
Nous ne trouvons rien.
J'appelle papa. Je veux lui dire où je suis. Je tombe sur Doris, qui m'annonce qu'il est en réunion, mais elle fera passer le message.
J'appelle à la maison. Quelqu'un pourrait-il décrocher ce satané téléphone ?! Mon cœur s'affole et mes muscles tressautent. Je ne sais pas si ça vient du froid, de la fatigue ou de la peur. Je laisse un message.
— Euh..., papy, c'est moi. Je suis sur la rivière. Il y a eu un accident.
J'ai trouvé un garçon dans l'eau. On n'a toujours pas retrouvé son camarade... Je risque d'arriver en retard pour le dîner... Mais... Ne t'inquiète pas, la police...
BIIIIIP.
Le répondeur me coupe la chique. Il n'aime pas les longs messages.
Comme papa.
La police de Goffstown finit par arriver. Ils ont dû demander à un pompier de leur prêter son bateau afin de pouvoir descendre la rivière.
Ils m'interrogent. Enfin, pas tous, juste le grand sergent Farrar, qui vient de Floride.
— Alors, miss, dit-il en se penchant par-dessus son bateau, auquel je me tiens pour que le kayak ne se laisse pas emporter par le courant.
Je te poserai d'autres questions plus tard, mais peux-tu m'expliquer rapidement ce qui s'est passé ? Je lui raconte.
— Tu connais l'un de ces garçons ?
Je fais non de la tête, ce qui revient à mentir, en quelque sorte.
— Je ne sais même pas qui est celui qu'on cherche. Je n'ai pas demandé son nom.
En réalité, je suis certaine que c'est Chris Paquette, le troisième à avoir frappé Alan, avec Blake et Noah. C'est forcément lui.
— Tu as déjà rencontré l'autre ? Noah ? Au lycée ? Au skate park ?
Au skate park ? Je remue un peu les doigts : ils sont engourdis et bleus, comme morts. Je lève les yeux sur l'officier et l'étendue du ciel derrière lui.
— Oui, j'ai déjà vu Noah. C'est un copain de mon ex-petit ami. Il fait de la course à pied, dis-je, la voix tremblante.
Noah est toujours recroquevillé sur la rive, seul. Personne ne s'occupe de lui. Il a l'air transi. J'ai fait ce rêve, car j'étais censée le protéger. J'étais censée les protéger tous les deux. Je n'ai absolument pas réussi. C'est terrible.
Mon père arrive en même temps que les gardes-côtes. Notre kayak biplace rouge serpente dans la rivière.
Je n'ai jamais vu papa aller aussi vite. Il se rapproche de nous à grands coups de pagaie.
Habituellement, il avance lentement, s'arrête, cherche à repérer les aigles, les phoques, et à saisir le sens des courants. Lorsque je le taquine en lui disant qu'il ne risque pas de se fatiguer, de cette façon, il répond tout le temps une banalité du genre : « Certaines activités sont bonnes pour le corps, d'autres pour l'esprit. »
Je suis tellement rassurée de le voir... Il glisse son kayak contre le mien, se penche pour m'attraper le bras et murmure :
— Oh ! trésor...
Les gardes-côtes prennent la relève. Ils quadrillent la zone à l'aide de sonars avant de plonger. Les pompiers peuvent désormais s'occuper de Noah.
Se balançant d'avant en arrière entre tous ces hommes aux épaisses vestes jaunes, il paraît maigre et pâle. Ils le font monter sur le bateau et partent vers la ville.
La rive semble vide. Seuls les arbres, gigantesques et tordus, témoignent de la scène tandis que mon père et moi décidons de continuer les recherches à l'écart des gardes-côtes.
— Il est peut-être sur la rive, plus loin, dis-je sans grande conviction.
Il pourrait être épuisé, mais en vie.
Papa hoche la tête et me lance un regard triste. Nous savons tous les deux que j'essaie de me rassurer plutôt que d'écouter ce que mes tripes me grondent.
Nous laissons la rivière nous porter.
— Il faut suivre le courant afin de rester sur sa piste, déclare papa en tirant sur sa casquette de base-ball.
— Tu crois que ça marchera ? Le courant est le même ici que plus haut ?
Il passe une main sur son visage et se frotte les joues.
— En principe, oui.
La rivière nous emmène rapidement plus loin. Avec les effets de la marée, ses courants peuvent être vifs et profonds.
Inquiète, je serre ma pagaie et dis :
— C'est de pire en pire...
Papa se libère une main et vient s'agripper à mon kayak afin que l'on ne s'éloigne pas.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Les gens meurent dans la rivière.
— Les gens meurent dans la rivière, répète-t-il.
— C'est...
— J'ai compris ce que tu voulais dire, me coupe-t-il. Il ne faut pas tirer de conclusions hâtives, Aimee.
— Je sais que tu refuses de croire que c'est vrai, papa, mais madame Hessler m'a montré tous ces articles de journaux, et il y a tellement de morts étranges dans cette rivière... Cet endroit est peut-être maudit.
Il lâche mon kayak et dit :
— Je t'aime, Aimee. Je ne veux que ton bien, mais parfois, c'est difficile...
Je hoche la tête. L'eau ondule sous le courant.
— Tu fais encore ces drôles de rêves ? demande-t-il enfin.
— Oui.
Ma voix est tellement basse qu'il ne l'a peut-être même pas entendue, mais il connaît la réponse.
— Tu as rêvé de ce qui vient de se passer ?
— Je ne suis pas sûre, mais je crois, oui. C'est pour ça que je ne veux pas dormir, et... Je ne peux pas, parce que tout ce qui arrive me pousse à bout : les bruits de pas, Courtney, les..., enfin, tout. Je ne veux pas me retrouver dans le même état que maman. Je ne veux pas...
Quelque chose en moi commence à se fissurer. Je laisse couler une larme, et papa vient cogner son kayak contre le mien afin de me serrer dans ses bras. Il est en pleurs.
— Je ne te perdrai pas, Aimee, lâche-t-il d'un ton rude. Je ne te laisserai pas partir.
— Non. Non...
Nous restons cramponnés l'un à l'autre, souffrant de peur, d'amour et de la perte de maman. Mais nous sommes en vie, nous sommes là l'un pour l'autre et nous nous aimons. C'est tout ce qui compte. Nous nous séparons au bout d'un moment.
J'essuie les larmes sur son visage anguleux, et nous reprenons nos recherches. Le kayak me parait plus léger, comme si je m'étais débarrassée d'un poids.
Pour moi, la rivière est marron. Mais ce n'est pas entièrement vrai.
Elle change de couleur. Parfois, elle est du marron de son fond vaseux.
Parfois, elle est du bleu du ciel. Quelquefois, elle arbore les deux teintes : marron au fond, bleue à la surface. C'est exactement le cas lorsque je me mets à pagayer pour tourner mon kayak. Je le maintiens en place, et un désespoir terrible s'abat sur moi tandis que je fixe le fond de l'eau.
— Papa ! je hurle.
Il me regarde d'un air surpris, peut-être parce que je me suis arrêtée, ou alors parce que cette voix enfantine et craintive n'avait plus refait surface depuis la mort de maman.
— Papa !
J'essaie de stabiliser le kayak, luttant contre les courants à petits coups de pagaie.
— Chris... Il est là !
Papa approche son kayak du mien et braque ses yeux dans l'eau. Il ne voit rien.