CHAPITRE VII
Le visage encore un peu plus tuméfié que la veille, une nouvelle bande de sparadrap sur le menton coupé par la chaussure de son agresseur, Francis examinait attentivement les photographies que l’inspecteur Heslop lui montrait, jolie collection de malfaiteurs de tous poils auxquels la police s’intéressait particulièrement. Si Bessett ne parvint pas à découvrir un visage ressemblant même de loin au plus petit des individus acharnés contre lui et qu’il avait vu assis à côté de Bloody Johnny au moment où les deux hommes cherchaient à l’écraser, il n’eut aucun mal à désigner son gros adversaire :
— Le voilà !
— Vous en êtes bien sûr ?
— Absolument !
— Parfait. Je ne vous posais cette question que par acquit de conscience car Johnny Murray, dit Bloody Johnny, est une de nos vieilles connaissances. Nous allons nous occuper de lui. À propos, monsieur Bessett, la mémoire vous est-elle revenue au sujet de la personne qui aurait pu être au courant de votre visite d’hier soir à Sparling Street ? Francis hésita :
— Oui… mais je suis persuadé qu’il n’y a aucun rapport entre cette personne et l’attaque dont j’ai été victime…
— Vous en êtes persuadé… ou vous voulez en être persuadé ?
— Je ne sais pas…
— Et si vous me disiez son nom ?
— Pas encore…
— À votre guise, mais vous jouez un jeu dangereux et il faudra ne vous en prendre qu’à vous de ce qui pourrait vous arriver…
Francis se présenta au bureau avec une heure et demie de retard. Miss Screw passa une tête prudente dans l’entrebâillement de la porte pour lui annoncer que Josuah Melitt le réclamait. Le vieil homme reçut assez mal son protégé :
— Bessett, vous me semblez glisser sur une mauvaise pente. C’est le deuxième jour consécutif où vous arrivez avec un retard tel que pour tout autre ce serait un motif sinon de renvoi, du moins de mise à pied.
— Je sais.
— Et c’est tout l’effet que cela vous produit ?
— Ce retard, comme celui d’hier, est indépendant de ma volonté.
— Vous n’allez tout de même pas me dire que vous sortez encore de prison, j’espère ?
— Non, de l’hôpital.
— Mais, enfin, Francis, quelle existence menez-vous ? Je croyais que Bert était seul de son espèce et je constate avec regret que vous marchez allègrement sur ses traces !
Alors le jeune homme expliqua l’agression où il avait manqué laisser la vie, mais le récit n’eut pas l’air de toucher beaucoup Josuah Melitt qui, sévère, décréta :
— Certes, on peut se trouver mêlé par hasard à une histoire sordide, mais il semble bien que ce ne soit pas votre cas. Pour des raisons que j’ignore et que je ne peux que déplorer, vous fréquentez un monde qui n’est pas le vôtre et voilà le résultat ! Mr Limsey fondait beaucoup d’espoir sur votre avenir. Je crains qu’il ne soit déçu en constatant qu’il ne peut pas plus compter sur vous que sur son fils ! Je me demande si vous autres, les représentants de la nouvelle génération, prendrez un jour le sens de vos responsabilités ? La bagarre, l’encanaillement, les belles voitures…
Francis l’interrompit doucement :
— Je n’ai pas de voiture, monsieur Melitt…
— Oh ! je suis tranquille, la manie vous prendra vous aussi, comme Bert ! Accident sur accident, caprice sur caprice…
— Il a souvent des accidents, Bert ?
— Souvent ? Dites que lorsqu’il n’en a pas un par semaine, tout le monde crie au miracle ! Tenez, la veille du jour où il est allé vous chercher à Oxford, on a bien cru, ici, qu’il s’était tué !
— Il ne m’en a jamais parlé ?
— Parbleu, on ne se vante pas d’abîmer une voiture du prix de cette magnifique Austin verte dont son père lui avait fait cadeau pour un marché réussi par hasard, d’ailleurs.
— Une Austin verte ? Et que lui est-il arrivé ?
— Il n’a jamais voulu s’en expliquer… Simplement, on s’est aperçu qu’il pilotait une nouvelle voiture… une Cooper, je crois, à l’époque.
— Une Cooper oui… C’est avec cette Cooper qu’il est venu à Oxford.
Rentré dans son bureau, la tête dans ses mains, Francis essayait de résister au vertige qui l’entraînait. Ses parents avaient été tués par le pilote d’une Austin verte… et Bert avait abîmé la sienne à ce même moment… Il fallait absolument connaître la date exacte de son accident et l’endroit où il s’était produit. Mais, parti sur cette voie, Bessett ne pouvait plus s’arrêter. De plus en plus profondément s’ancrait en lui l’assurance que Bert se trouvait à l’origine de tout. Il paraissait difficile d’admettre des coïncidences dont les répétitions insultaient à la logique. Les parents de Francis sont tués par une Austin verte et Limsey junior en possédait une dont il se débarrasse. Bessett, aussitôt après la communication téléphonique d’Harry Osley, appelle Bert pour le mettre au courant et ce dernier, non seulement tarde beaucoup à venir, mais encore il se perd en route comme s’il voulait laisser à d’autres le temps nécessaire pour procéder à l’enlèvement d’Osley. C’est encore Bert qui porte un paquet de confiserie et il lui est possible de le changer avec celui de Francis sans y prendre garde. Bien sûr, il y avait l’alibi de la jeune Allison, mais que valait-il ? La jeune fille ne s’était-elle pas trompée ? Enfin, seul Bert savait que Bessett devait se rendre chez les O’Mulloy le lundi soir…
Francis ne releva pas la tête en entendant s’ouvrir la porte de son bureau. Il ne se sentait pas disposé au bavardage. Partagé entre la haine et le chagrin, il n’avait plus envie de rien.
— Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir, Francis ?
Bessett se dressa brusquement. Le patron lui-même, Clive Limsey, se tenait devant lui.
— Je… Je vous prie de m’excuser, sir…
— Je ne suis pas ici pour entendre des excuses, Francis, mais pour savoir ce qui se passe ? Que vous arrive-t-il, mon petit ?
— Oh ! rien de bien intéressant, sir.
— Mais encore ? Vous avez le visage plein de meurtrissures et de pansements… Hier, vous avez passé la nuit en prison… Il paraît que cette nuit vous étiez à l’hôpital ? J’ai l’impression que vous vous débattez dans une histoire un peu trop difficile pour vous… Voulez-vous accepter que je vous aide ?
L’aider ! Le, malheureux ne se doutait pas qu’il ne pourrait l’aider qu’en accablant son propre fils ? Le jeune homme entreprit une fois de plus le récit de ce qui lui était arrivé la veille au soir. Clive Limsey l’écouta attentivement, puis :
— Si je comprends bien, il y a deux affaires distinctes : votre idylle avec cette petite irlandaise qui ne me semble pas connaître d’autres avatars que l’humeur de son impétueuse famille, d’une part, et cette chasse dont vous êtes l’objet d’autre part. Si je n’entends pas me mêler de votre roman qui ne regarde que vous, j’entends, au contraire, m’occuper attentivement de cette aventure où vous jouez le rôle de gibier… Je vais téléphoner à sir Herbert Varrish, le commissaire de ce district, et lui demander si oui ou non ses hommes sont capables de vous protéger ! Je n’admets pas qu’on s’attaque à mes collaborateurs, car c’est à moi qu’on s’en prend !
— Je vous en prie, sir, je suis déjà protégé dans la mesure du possible par les soins de l’inspecteur Heslop… Je vous demande de ne tenter aucune démarche car il est nécessaire que je sois en danger.
— Pourquoi diable faut-il que… ?
— Pour avoir une chance de démasquer les meurtriers de mes parents !
Clive Limsey regarda longuement Bessett et lui tapant sur l’épaule :
— Allez-y, Francis ! Et comptez sur moi pour tout ce qui sera en mon pouvoir.
En voyant son père dans le bureau de son ami, Bert fut si surpris qu’il resta un moment sans savoir ni que dire, ni que faire. Ce fut son père qui le tira d’embarras :
— Bert, je te prie, dans toute la mesure de ton possible, d’aider Francis aussi bien ici qu’ailleurs…
— Mais, père, cela va de soi !
Francis aurait voulu hurler pour leur intimer l’ordre de se taire. Bert feignait l’innocence et ce pauvre Clive qui ne pouvait comprendre à quel point sa recommandation était grotesque ! Est-ce qu’on demande à un meurtrier d’aider sa victime ?
Le patron tendit la main à Francis :
— Bonne chance et, tout de même, prenez garde à vous… Je pense que cette nuit à l’hôpital n’a pas dû être confortable… Alors, reposez-vous cet après-midi et venez me voir demain matin… À tout à l’heure, Bert.
Lorsque son père eut refermé la porte derrière lui, Bert siffla longuement pour marquer sa surprise.
— Eh tien ! dites donc, vous m’avez l’air plutôt dans les petits papiers du paternel ?
— Votre père est très chic à mon égard.
En dépit de ses efforts, Francis n’avait pu s’empêcher de répondre sèchement et Limsey le regarda avec surprise :
— Ça ne va pas ce matin, mon vieux ?
— Non, pas tellement…
— Si j’en juge par votre visage de boxeur après le combat, je n’ai aucun mal à vous croire. Voulez-vous que je vous ramène chez vous ?
— Merci, mais j’ai rendez-vous avec Maureen à deux heures.
— Vous seriez mieux inspiré de rejoindre votre chambre et votre lit, si vous souhaitez mon avis.
Bessett s’efforça de sourire pour atténuer l’aigreur de sa réponse :
— C’est que, justement, je ne le souhaite pas. Bert n’en parut pas autrement affecté.
— Bon, je n’insiste pas. Si vous changez d’opinion, appelez-moi dans mon bureau, ma voiture est en bas.
Francis sauta sur l’occasion offerte :
— Qu’est-ce que vous avez comme voiture en ce moment ?
— Toujours ma Jaguar… Quoi qu’en disent les mauvaises langues, je suis plus fidèle aux autos qu’aux femmes !
— Moi, je rêve d’avoir une Austin.
— Tiens, pourquoi une Austin ?
— Je ne sais pas… J’ai l’impression que c’est une excellente voiture, non ?
— Si, j’en ai eu une et j’en ai été très content jusqu’au jour où, sans savoir ni pourquoi, ni comment je me suis flanqué dans un poteau électrique… Cette trahison m’a dégoûté des Austin… enfin, jusqu’à la prochaine occasion… En tout cas, si un jour vous voulez vous offrir une voiture, allez voir de ma part le garagiste de Kirkdale Road, Elvis Burton, il vous trouvera sûrement votre affaire. Il y a cinq ans que je suis son client.
Elvis Burton, un gros homme jovial, montra d’abord quelque humeur d’être dérangé au moment de se mettre à table, mais quand il sut que Bessett était envoyé par Bert Limsey, il changea d’attitude et traita son client avec une amicale courtoisie. Francis laissa entendre qu’il désirait une Austin. Elvis lui en montra deux, malheureusement pas en très bon état, et tenta d’orienter le choix du jeune homme sur une autre marque, mais ce dernier se déclara résolu à attendre que le garagiste ait une Austin car depuis qu’il avait vu celle de Limsey – une Austin verte – il souhaitait posséder la même. Burton convint qu’en effet, l’Austin vendue à Limsey constituait une de ces occasions qu’on rencontre assez difficilement et qu’il était bien dommage qu’un accident ait obligé son client à s’en débarrasser. Un accident que le garagiste ne comprenait pas car d’une part, Mr Limsey s’affirmait un excellent conducteur et, d’autre part, la voiture avait été entièrement révisée quelques jours plus tôt. Or, il paraît que la direction n’avait pas répondu, comme si elle avait été faussée par un choc violent. Pour Burton, c’était un miracle que le conducteur ne se fût pas tué. Entraînant le commerçant dans le domaine inépuisable des accidents et de leur cause, Bessett réussit à faire en sorte que ce dernier consultât son livre et lui donnât la date exacte de l’accident survenu à l’Austin de Limsey. C’était celle du jour où les parents de Francis avaient été tués.
Maintenant, Bessett savait. Bert Limsey serait pendu pour meurtre ! Tout coïncidait trop parfaitement pour que le doute fût encore possible. Son coup fait, Limsey, revenant au garage, avait parlé d’un accident et voilà la raison pour laquelle il n’était venu que le lendemain chercher Francis à Oxford. Mais comment démasquer le traître ? Le jeune homme ne se sentait pas le courage d’avertir Clive Limsey pour amortir le choc. Il pensait aussi au scandale qui découlerait de pareilles révélations. La firme n’y résisterait pas. Au surplus, Clive n’aurait sûrement pas envie de continuer sa tâche. Cette lamentable histoire risquait de faire encore nombre de victimes innocentes dont le châtiment immérité ne rendrait pas la vie à Bill et à Maud Bessett. Mais Francis pouvait-il laisser un meurtrier impuni ? Perdu dans ses réflexions au terme desquelles il lui faudrait prendre une décision qui, quelle qu’elle fût – risquait de bouleverser son existence, il marchait sans voir personne. Longtemps, il avança dans les rues dont il se souciait peu et quand, enfin, il reprit conscience du monde l’entourant, il se rendit compte qu’il se trouvait près du cynodrome. Il dut sauter dans un taxi pour ne pas laisser attendre Maureen.
Mise au courant de l’agression dont Francis avait été victime en la quittant la veille au soir, la petite Irlandaise s’affola. Elle ne voulait pas qu’on lui tue ou, pour le moins, qu’on lui abîme celui qu’elle considérait d’ores et déjà pour son fiancé. Elle proposa à son compagnon d’avertir ses frères qui appelleraient les Irlandais au secours. Sur les docks, tout le monde redoutait les compatriotes des O’Mulloy et, pour elle, la question ne se posait pas : si les voyous s’acharnant contre Bessett savaient que les Irlandais le prenaient sous leur protection, ils n’insisteraient pas. Mais, outre que Francis ne nourrissait pas dans l’invincibilité des Irlandais cette foi naïve manifestée par Maureen, il lui déplaisait de solliciter le secours de gens qui l’avaient reçu de façon peu amicale. Il rassura sa compagne en lui affirmant que l’aventure arrivait à son terme, qu’il croyait connaître le responsable de ses malheurs et qu’il le contraindrait a cesser sa néfaste activité.
— Mais, Francis, pourquoi ne le dénoncez-vous pas tout de suite à la police ?
— Je préfère régler cela moi-même.
— Vous me cachez quelque chose ! Vous n’avez aucune raison de vous substituer à l’inspecteur Heslop, voyons ?
— Maureen, je vous demande de ne pas m’interroger, c’est trop grave… J’ai découvert ce que mon père savait… Il est mort… Je vous jure qu’il n’en sera pas de même pour moi… Mais je ne peux pas livrer le meurtrier aux policiers…
— Dites tout de suite qu’il est de vos amis !
Bessett eut un pauvre sourire : Maureen ignorait qu’elle venait de désigner le coupable. Affectant un entrain qu’il ne ressentait pas, il s’empara de la main de la jeune fille :
— Et, maintenant, en route pour la prison !
Nous allons causer une belle surprise à votre père…
Ils se levaient lorsque Bert Limsey apparut. Instinctivement, Bessett serra Maureen contre lui comme pour la protéger. Bert semblait avoir perdu son optimisme naturel de garçon insouciant. L’air sévère, la voix sèche, il prit à peine le temps de saluer miss O’Mulloy :
— Bonjour, miss. Ne m’en veuillez pas de troubler votre tête-à-tête, mais j’avais un besoin urgent de rencontrer Bessett.
Puis, sans s’occuper davantage de la jeune fille, il s’approcha de Francis :
— Je vous cherche depuis plus d’une heure pour vous prier de me donner quelques explications !
Incrédule, Francis l’examina :
— Moi ? Des explications à vous ?
— Voulez-vous me dire ce que signifie votre enquête chez Elvis Burton ?
— Ah ? vous êtes au courant ?
— Eh oui ! figurez-vous ! Le hasard a voulu qu’en quittant le bureau, j’ai eu un petit ennui mécanique. Je me suis rendu chez Burton que vous veniez de quitter et il s’interrogeait sur le sens de votre démarche, persuadé, à la réflexion, que vous ne lui aviez pas rendu visite dans le but d’acheter une voiture mais bien pour vous renseigner sur mon compte. Ces renseignements, dont j’ignore l’intérêt qu’ils peuvent présenter à vos yeux, pourquoi ne me les avez-vous pas demandés ? En quoi l’accident que j’ai eu avec mon Austin peut-il vous intéresser ?
— Parce que mes parents ont été tués par un homme qui conduisait une Austin !
Visiblement, Limsey ne comprit pas tout de suite. Maureen lisait sur son visage le cheminement de l’idée et quand, enfin, il réalisa ce que voulait dire Francis, il resta sans réaction, se contentant de secouer la tête en un mouvement ridicule, mais dont le ridicule même touchait. L’Irlandaise qui, du même instant, apprenait sur qui pesaient les soupçons de son bien-aimé et voyant la manière dont l’accusé encaissait, fut certaine que Francis se trompait. Bert respira profondément et sa colère tombée, il s’enquit doucement :
— Vous ne plaisantez pas, n’est-ce pas, Francis ?
— Vous estimez que c’est matière à plaisanterie ?
— Non, bien sûr… Alors, vous croyez vraiment que j’ai assassiné vos parents ?
Bessett ne répondit pas et Limsey insista :
— Et pour quelles raisons aurais-je commis ce crime ? Votre père et moi nous entendions parfaitement…
— Nous aussi, Bert, nous nous entendions bien, et pourtant…
— Et pourtant ?
— Vous avez indiqué à des tueurs où j’étais cette nuit afin qu’ils puissent m’abattre… et sans l’intervention de la police, vous seriez débarrassé de moi !
— Savez-vous que je me demande si vous n’êtes pas fou, Bessett ? En quoi me gênez-vous, je vous prie ?
— Parce que je suis au courant de votre sale trafic !
— Quel trafic ?
— La drogue !… La drogue grâce à laquelle vous vous procurez cet argent dont vous avez toujours besoin ! La drogue à cause de laquelle vous avez supprimé mes parents qui avaient deviné ! La drogue pour laquelle vous avez fait enlever et sans doute tuer ce malheureux Osley qui voulait vous dénoncer à moi… La drogue que vous transportiez dimanche dernier dans un paquet que j’ai pris par mégarde ! Qu’est-ce que vous avez à répondre ?
— Que si vous n’aviez pas le visage en si piteux état, j’aurais plaisir à vous y flanquer mon poing !
Limsey s’adressa à Maureen ;
— Vous croyez ce qu’il raconte, miss ?
— Non !
— Merci…
Furieux, Bessett tira Maureen en arrière :
— Ne vous mêlez pas de ça, Maureen, et vous, Bert, laissez miss O’Mulloy en dehors de cette histoire !
— En tout cas, elle n’ajoute pas foi à vos accusations délirantes, elle !
— Je sais que vous avez l’habitude de parler aux femmes, mais les flics seront plus difficiles à convaincre !
— Pourquoi n’allez-vous pas les trouver ? Je suis prêt à vous accompagner.
— Si je ne me rends pas auprès de l’inspecteur Heslop, c’est à cause de votre père…
Limsey ironisa :
— C’est gentil ça…
— Je devine quel coup ce sera pour lui… Je lui dois beaucoup… et puis… et puis… je vous aimais bien, Bert…
— Drôle d’affection qui vous permet de voir en moi un criminel ! En somme, que souhaitez-vous ?
— Que vous disparaissiez avant que la police ne vous arrête, vous et vos complices !
— Que je disparaisse ? Entendez-vous par là que je devrais me suicider ?
— Non… quitter Liverpool pour les États-Unis par exemple ?
— Vous êtes bien bon, mais il se trouve que je me plais à Liverpool et ce ne sont pas vos élucubrations qui me feront fuir !
— Tant pis pour vous, je vous aurais prévenu !
— Vous êtes un imbécile, Francis, et c’est dommage…
Pivotant sur ses talons, Bert Limsey s’en fut. Rageur, Bessett remarqua :
— Rira bien qui rira le dernier ! Maureen tenta de l’apaiser :
— Et si vous vous trompiez, Francis ?
— C’est ça ! Prenez sa défense ! Qu’est-ce qu’il a donc que toutes les filles perdent leur bon sens dès qu’elles le voient ?
Un autre temps, l’Irlandaise eût réagi vertement, mais elle devinait son compagnon malheureux.
— Je ne mérite pas que vous me compariez aux filles dont Bert Limsey entreprend la conquête…
Francis rougit :
— Je vous prie de me pardonner, Maureen… Je ne sais plus ce que je dis ou ce que je fais… C’est un secret trop lourd pour moi seul… Ah ! si je n’avais pas ramassé ce maudit paquet de drogue…
Dans sa cellule, Patrick O’Mulloy racontait à ses codétenus la vie merveilleuse que mènent les Irlandais lorsqu’ils ont la sagesse de rester dans leur pays, prêt, d’ailleurs, à leur faire ravaler d’hypothétiques objections à coups de poing. Mais la réputation du père de Maureen était assez solidement établie pour que nul ne se risquât à le contredire, bien que ces vagabonds britanniques nourrissent la conviction que les Irlandais constituent une bande de pouilleux hérétiques que la reine avait le tort d’accueillir sur le sol sacré du Royaume-Uni. Le gardien ouvrit la porte pour annoncer :
— O’Mulloy ! au parloir !
L’Irlandais cligna de l’œil à ses compagnons et lança :
— C’est ma femme ! Elle doit avoir peur que je ne pense pas à elle…
Tout en suivant le gardien dans le couloir, Patrick se demandait si Betty aurait été assez intelligente pour glisser un petit flacon de whisky dans son paquet. Il l’espérait sans en être convaincu parce que, tout de même, elle n’était jamais qu’une Anglaise, la pauvre… Il fut surpris d’apercevoir sa fille, mais il en eut le cœur réchauffé. Une brave petite, cette Maureen ! Il ne distinguait pas très bien celui qui l’accompagnait et dut attendre de se trouver en face du couple pour reconnaître l’Anglais, cause première de son séjour en prison. À travers la grille, il interrogea :
— Pourquoi avez-vous amené ce type, Maureen ?
— Je vous expliquerai… Comment vous sentez-vous ?
— Pas mal. Je me repose. Et à la maison, ça va ?
— On vous attend.
— Je ne vais pas tarder… Notez qu’on serait plutôt bien ici s’il n’y avait pas tant d’Anglais… Vous ne m’avez rien apporté ?
— Excusez-moi, je n’y ai pas pensé.
— Ça ne fait rien… ça ne fait rien… Les jeunes n’ont guère le temps de se soucier des vieux… C’est dans l’ordre… C’est triste, évidemment, mais c’est comme ça… Alors, comme qui dirait, on est juste venu pour se rendre compte si j’étais encore vivant ?
— Nous avons-quelque chose à vous demander, Francis et moi.
— Francis ?
Maureen montra timidement son compagnon :
— C’est lui.
— Ah ?… Je vous écoute, quoique je ne vois pas très bien ce qu’un Anglais peut avoir à me demander ?
Francis prit son courage à deux mains :
— Monsieur O’Mulloy, je pense que vous ne m’avez pas oublié ? Je m’appelle Francis Bessett et je vais avoir une excellente situation chez Limsey et fils, la maison d’export-import…
— Vous tenez à me raconter votre vie ?
— Non, monsieur O’Mulloy, mais vous avouer que j’aime votre fille.
— Vous ne manquez pas d’un certain culot, jeune homme !
— Et que je souhaiterais l’épouser… C’est pourquoi j’ai l’honneur de solliciter sa main.
Patrick regarda Bessett avec des yeux ronds, puis se tournant vers Maureen :
— Il est saoul ou quoi ? Outré, Francis protesta :
— Je puis vous assurer que je suis parfaitement lucide, monsieur O’Mulloy !
— Alors, vous êtes venu pour m’insulter ?
— Pardon ?
— Vous profitez de ce que je suis enfermé et que je ne peux même pas vous tordre le cou pour m’insulter, insulter ma fille et tous les O’Mulloy !
— Je ne vous insulte pas, je vous demande la main de votre fille !
— Un Anglais !… Non mais, Maureen, pour qui nous prend-il ?
— Papa… il m’aime…
— Ça, on n’y peut rien, pas vrai, fillette ? Et même, pour un Anglais, il aurait plutôt bon goût… Allez, on a assez ri, débarrassez le plancher jeune homme… et filez porter vos tendresses ailleurs !…
Bessett esquissait déjà un mouvement de repli lorsque Maureen le retint par le bras.
— Dites donc, père, cette comédie va bientôt finir ?
— Comédie ? Quelle comédie ?
— Ce garçon m’aime ; il est venu vous demander ma main et tout ce que vous trouvez à répondre, ce sont des injures et des grossièretés ?
— Maureen, je n’apprécie pas beaucoup la façon dont vous parlez à votre vieux père !
— Père, il faut que vous sachiez une chose : j’ai vingt-deux ans, Francis m’aime et je l’aime…
— Vous mentez !
— Comment ça ?
— Vous mentez, Maureen ! Jamais une O’Mulloy ne pourrait aimer un Anglais !
— Vous vous trompez, père, j’aime Francis et nous nous marierons !
— Jamais je ne vous donnerai mon consentement !
— Nous nous en passerons !
Patrick oscilla sous le coup qui le frappait :
— Vous désobéiriez à votre père, Maureen ?
— Parfaitement !
— Alors, je vous maudirai ! Et vous serez malheureuse jusqu’à la fin de vos jours ! Maureen, ma pauvre enfant, reprenez-vous ? Enfin, vous ne savez donc pas ce qu’est un Anglais ?
— Quelqu’un dans le genre de maman, je suppose ?
O’Mulloy redoutait l’habituel coup bas depuis que l’entretien avait pris un tour désagréable. Il donna dans la tragédie larmoyante :
— Mes enfants vont-ils me jeter sans cesse mon passé à la figure ? N’ai-je pas expié en vous élevant comme il faut ?
— Ce n’est pas vous, mais Mummy qui nous a élevés !
— Ingrate ! Je m’en doutais que ça arriverait ! Que le sang anglais de votre mère finirait par vicier le pur sang gaélique dans l’un d’entre vous ! Vous êtes une fille perdue, Maureen, vous entendez ? Une fille perdue !
Attiré par les cris de l’Irlandais, le gardien se rapprocha :
— Faudrait voir à vous calmer, O’Mulloy, ou je vous ramène en cellule !
— Je suis sous la protection de la reine ici ! Vous ne pouvez pas me laisser insulter par un Anglais que je ne peux pas rosser !
— Je croyais que la jeune miss était votre fille ?
— Non, ce n’est pas ma fille ! C’est une bâtarde ! Une dégénérée qui veut épouser un Anglais !
— Et alors ? Où est le mal ?
— Naturellement, vous prenez leur parti ! Seigneur, donnez-moi la force de renverser ce grillage et je vous jure que je rends ma fille veuve avant ses noces !
Il se précipita aussitôt sur la grille de séparation, s’y agrippa en poussant des rugissements de fureur et le surveillant dut appeler des collègues à la rescousse pour emmener le forcené sous les yeux horrifiés de Francis et de Maureen qui criait :
— Père !… Père !… Calmez-vous, par pitié ! Mais l’autre hurlait en se débattant tandis qu’on l’emmenait :
— Je l’étriperai ce voleur d’Anglais ! Vous entendez, Maureen ? Je l’étriperai ! Attendez que je lâche vos frères à ses trousses ! Attendez que je rentre à la maison !
On ne le voyait plus qu’on entendait encore l’écho de sa colère allant s’amenuisant au long des couloirs où on l’entraînait. Il ne s’apaisa qu’en se retrouvant dans sa cellule. Il se rajusta, s’assit sur son lit, contempla les autres qui le fixaient dans l’espoir d’une explication. Il soupira et d’une voix brisée :
— C’est dur de vieillir, les gars… Vos enfants eux-mêmes ne vous respectent plus… Si vous voulez mon avis, le monde est fichu…
Dans le silence qui suivit cette solennelle déclaration, personne ne pipa mot, sachant bien que maintenant qu’il était lancé, le vieux viderait son sac jusqu’au fond.
— J’avais une fille… un vrai don du ciel… tout mon portrait… Je comptais sur elle pour bien finir ma vie… et voilà, à cette heure, je n’ai plus de fille et moi, je n’ai plus envie de vivre…
Pour marquer sa détermination, il se laissa aller à la renverse sur sa couchette et contempla le plafond. Ému, l’un de ses compagnons l’interrogea :
— Elle se serait mal conduite, des fois, votre fille ?
— Pire !
— Pire ? C’est-y que vous voudriez dire qu’elle gagne sa vie avec les hommes ?
— Pire !
Le curieux regarda les autres comme pour solliciter leur avis puis revint au malheureux père :
— Elle aurait pas volé, par hasard ?
— Si c’était que ça !…
— Elle a… assassiné quelqu’un ?
— Même pas… C’est pire, je vous dis ! Là, il y eut un concert d’exclamation :
— Y a rien de plus terrible que d’assassiner quelqu’un parce que ça vous mène à la potence !
Du coup, Patrick O’Mulloy se dressa comme un diable sortant de sa boîte :
— Rien de plus terrible ?… Et, détachant ses mots :
— … ma fille veut épouser un Anglais ! Et elle a osé me le dire en face !
Maureen et Francis rentrèrent à Sparling Street pour rendre compte de leur piteuse ambassade à Betty O’Mulloy qui, en apprenant la crise de fureur piqué par son mari, se félicita de le savoir en bonne santé.
— Le vieil hérétique ! S’il crie, c’est qu’il se porte bien ! Vous pensez ! Il dort toute la journée et je suis sûre que toutes les heures qu’il ne passe pas à dormir, il les emploie à faire des discours ! Il ne changera jamais…
Mais il y avait tant de tendresse dans sa voix grondeuse que Bessett la soupçonna de souhaiter intérieurement que son mari ne changeât jamais. Seulement, Maureen ne l’entendait pas de cette oreille et comme sa mère lui prêchait la résignation, elle imita son père et prit à son tour une de ces colères irlandaises, apprenant aux voisins que la santé demeurait bonne chez les O’Mulloy. À bout de souffle, après avoir dénoncé l’entêtement stupide de son père, le manque de courage de sa mère, la méchanceté du ciel pour l’avoir fait naître dans une pareille famille, elle s’enferma dans sa chambre. Betty pensa que ce n’était pas très malin de la part de sa fille de s’être montrée sous un pareil jour devant celui qui la voulait pour femme. Timidement, elle dit :
— Il ne faut pas vous laisser impressionner, monsieur Bessett, Maureen a un cœur d’or…
À mille lieues de visions pessimistes de l’avenir, Francis souriait à des rêves qui devaient être enchanteurs si l’on en jugeait par son visage épanoui :
— Mrs O’Mulloy… elle est encore plus jolie quand elle se met en colère !
Certaine alors que le garçon ne plaisantait pas, Betty en eut pitié. De ce moment, elle prévit que Francis prendrait place dans le long martyrologe des malheureux qui se sont laissés aller à épouser des Irlandais on des Irlandaises. Elle crut de son devoir de le mettre en garde.
— Pour tout vous dire, monsieur Bessett, j’ai peur que Maureen n’ait hérité le caractère de son père… et, voyez-vous, je ne sais pas si vous ne devriez pas être reconnaissant à Patrick O’Mulloy de ne pas vouloir entendre parler de votre mariage ?
— Mummy, tu n’as pas honte ?
Maureen, qui écoutait sans doute derrière la porte, venait de réapparaître brusquement, tel l’ange vengeur, et Betty, rouge comme une cerise, ne parvenait pas à cacher sa confusion. Bessett interrompit la scène qui se préparait en proposant à la jeune fille de l’accompagner jusqu’à son restaurant. Elle accepta et ils s’en allèrent, côte à côte, après avoir embrassé tous deux Betty qui, penchée à la fenêtre, et les regardant s’éloigner, se disait qu’il y avait probablement des hommes et des femmes qui étaient nés pour être des victimes.