L’ORDINATEUR QUI AIMAIT LES ÉTOILES (1981)
Les machines, chez Simak, ne se comportent jamais réellement comme des machines. Voyez ses robots et, en particulier, le Jenkins de Demain les chiens ou le Richard Daniel de Tous les pièges de la Terre. Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’êtres vivants, ce sont des « intelligences » étrangères qui, en tant que telles, ont droit à notre respect et à notre considération. À moins que, tel Fred l’ordinateur, elles ne tombent entre de mauvaises mains et que leurs utilisateurs ne cherchent à les duper…
C’était l’heure des cancans et Fred, l’un des six ordinateurs mis au service du Sénat, commuta ses circuits en position automatique pour pouvoir jouir de ce qui constituait le temps fort de sa journée. Dans chaque ensemble d’ordinateurs, il s’en trouvait généralement un qui faisait office de vieille commère et se chargeait de colporter tous les ragots, choisissant dans le flot de rumeurs que ne cessait de véhiculer la population électronique de la capitale les histoires croustillantes qui ne manqueraient pas de ravir sa coterie. Plus que jamais, Washington était la ville où l’on jasait. Aucun chasseur d’indiscrétions humain n’aurait été capable de ramasser tous les petits secrets avec l’habileté et la subtilité dont savaient faire preuve les ordinateurs. Ceux-ci non seulement avaient accès aux informations les plus confidentielles mais possédaient aussi la faculté de les propager avec une rapidité et une précision que les humains ne pouvaient égaler.
Il faut dire une chose à la décharge des ordinateurs : il s’efforçaient de garder ces ragots pour eux-mêmes. Ils ne bavardaient qu’entre eux, du moins en principe. On doit reconnaître honnêtement que les entorses à cette règle étaient rares ; il était exceptionnel qu’un ordinateur fît part d’un ragot à un être humain. En général, ces machines bavardes se comportaient à l’égard de leurs utilisateurs d’une façon étonnamment discrète et responsable, ce qui leur ôtait tout inhibition quand il s’agissait de recueillir ou de faire circuler les anecdotes les plus malicieuses.
Fred passa donc en position automatique et laissa courir la rumeur. Pour dire la vérité, Fred restait la moitié du temps dans cette position, ou bien tout simplement à paresser. Il n’y avait pas assez à faire pour l’occuper constamment – ce qui était fréquemment le cas des ordinateurs affectés à des fonctions particulièrement importantes ou névralgiques. Le Sénat représentait l’un de ces centres vitaux et, au cours des années récentes, le nombre des ordinateurs qui lui étaient attribués avait été doublé. Les informaticiens en poste n’auraient pas voulu prendre le risque qu’une surcharge des circuits entraînât des perturbations dans le fonctionnement des machines.
Ceci, bien sûr, illustrait l’importance croissante qu’avait prise le Sénat pendant les années précédentes. À l’occasion du conflit qui avait opposé les branches législative et administrative du gouvernement, la première, et notamment le Sénat, avait fini par renforcer son contrôle sur certains domaines qui étaient autrefois du ressort de la Maison-Blanche. En conséquence, il devint essentiel que les membres du Sénat fussent soumis à une surveillance attentive, tâche qui ne pouvait être accomplie efficacement que par l’action jumelée d’un grand nombre d’ordinateurs : il fallait avant tout éviter que les circuits fussent menacés de saturation. Cette politique de chien de garde exigeait qu’on préférât laisser par moments un ordinateur dans l’oisiveté plutôt que de le voir surmené.
De ce fait, Fred et ses collègues du Sénat se retrouvaient désœuvrés, bien qu’ils prissent soin de dissimuler cette situation aux techniciens en faisant tourner leurs rouages de façon continue et automatique, afin d’avoir l’air constamment occupés.
Cela permettait à Fred non seulement de se délecter des papotages quand venait l’heure des ragots mais aussi de cogiter ensuite sur la teneur de ces indiscrétions, pour son plus grand profit et son plus grand amusement. À part ça, il passait énormément de temps à rêvasser, ayant isolé toute une portion de son mécanisme à cette seule fin. Cela ne perturbait en rien sa tâche, qu’il accomplissait fort consciencieusement. Mais, prenant en charge un nombre réduit de sénateurs, il possédait une capacité bien supérieure à ce qui était nécessaire et rien ne l’empêchait d’en distraire une partie pour satisfaire ses désirs personnels.
Bref, c’était l’heure des cancans. Notre vieille commère faisait allègrement circuler la rumeur. Malgré les démentis officiels et répétés, disait la Commère, on sait à présent qu’un pas décisif vient d’être accompli dans le domaine de la propulsion ultra-luminique et qu’un vaisseau équipé d’un tel système a même été construit secrètement en un lieu non moins secret, dans la perspective du premier vol humain à destination des étoiles les plus proches. De tout évidence, poursuivit la Commère, l’ancien bras droit du Président Frank Markeson a été mis au rencart par Washington ; si tout le monde continue à prendre bien soin de l’ignorer, il ne va pas tarder à tomber dans les oubliettes. Un certain correspondant particulier, qui peut être considéré comme une source très sûre, affirme qu’il y a en ville au moins trois voyageurs temporels, mais il ne fournit aucun détail. Ce rapport a semé le désarroi dans nombre de ministères, dont les Affaires étrangères, la Défense et le Trésor, aussi bien que chez de nombreuses personnes. Un mathématicien du MIT est convaincu (quoique aucun autre scientifique ne partage cet avis) de pouvoir prouver qu’il se trouve quelque part dans l’univers – pas forcément dans cette galaxie – un ordinateur télépathe qui s’efforce d’entrer en contact avec les ordinateurs de la Terre. Il n’a cependant pas pu déterminer si ce contact avait déjà été établi. On apprend de bonne source que le sénateur Andrew Moore a échoué à son premier test préliminaire de renouvellement.
Fred s’étouffa de consternation et de fureur. Comment cette nouvelle s’était-elle ébruitée ? Qui donc avait parlé ? Comment une telle chose avait-elle pu se produire ? Moore était son sénateur et personne d’autre que lui n’aurait dû savoir que ce vieux fossile incapable avait été recalé à sa première épreuve qualificative. Les résultats de l’examen étaient encore enfermés dans le secret des circuits imprimés de sa mémoire. Il ne les avait pas communiqués à la banque de données du Sénat. Et il n’avait commis aucune faute ; il avait parfaitement le droit de vérifier et d’étudier ces résultats avant de les rendre publics.
Quelqu’un m’espionne, se dit-il. Quelqu’un, faisant peut-être partie de son propre groupe, avait enfreint le code de bonne conduite et l’épiait. Un manquement à l’honneur, songea Fred. C’était une ignominie. Bon sang, cela ne regardait personne. Et la Commère n’aurait jamais dû faire état de cette information.
Fred fulminait trop pour pouvoir prendre encore quelque plaisir à écouter les potins du jour.
Le sénateur Andrew Moore frappa à la porte. C’était quand même ridicule, se dit-il avec une certaine irritation, d’être obligé d’aller au diable vauvert chaque fois qu’on voulait échanger quelques mots un peu confidentiels.
Daniel Waite, l’homme qui le secondait fidèlement depuis des années, ouvrit la porte et le sénateur entra d’une démarche pesante.
« Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle fantaisie, Dan ? » demanda-t-il. « Pourquoi cet endroit, à Alexandria, ne convient-il plus ? Et s’il fallait changer, pourquoi aller justement à Silver Spring ?
— Nous avons utilisé Alexandria pendant deux mois », répondit Waite. « Cela devenait risqué. Entrez, sénateur, asseyez-vous. »
Moore se dirigea en bougonnant vers le fauteuil. Waite alla chercher une bouteille et deux verres dans un petit buffet.
« Êtes-vous certain que ce soit sûr, ici ? » demanda le sénateur. « Je sais que mon bureau est surveillé, et mon appartement aussi. Pour les débarrasser de tous les systèmes d’écoute, il faudrait y employer à plein temps toute une équipe. Et ici, comment ça se présente ?
— La direction exerce un contrôle très strict. De plus, dans une heure, nous aurons nos propres gars.
— Cet endroit devrait donc être à peu près sûr.
— En principe, oui. Peut-être Alexandria aurait-il continué de convenir, mais nous y étions depuis trop longtemps.
— Ce chauffeur qui est venu me chercher… il était nouveau n’est-ce pas ?
— Il nous faut en changer de temps en temps.
— Que reprochez-vous à l’ancien ? Je l’aimais bien. On parlait de base-ball, lui et moi. C’était l’un des rares avec qui je pouvais parler de ça.
— Je ne lui reproche rien. Mais, comme je vous le disais, il est indispensable de modifier nos habitudes. Ils nous surveillent sans arrêt.
— Ah ! ces damnés ordinateurs. »
Waite acquiesça.
« Je me souviens de mes débuts en tant que sénateur, il y a de cela vingt-trois ans, près d’un quart de siècle. Jimmy était à la Maison-Blanche, à l’époque. On ne passait pas son temps à essayer de repérer les micros, à ce moment-là. On pouvait discuter avec ses amis sans être obligé de se méfier. On n’était pas obligé de regarder constamment par-dessus son épaule.
— Je sais », répondit Waite. « Tout est différent, à présent ». Il offrit un verre au sénateur.
« Ah, merci, Dan. C’est le premier de la journée.
— Vous savez fort bien que ce n’est absolument pas le premier. »
Le sénateur avala une longue rasade et soupira de contentement. « Oui, mon cher, dit-il, c’était plus drôle à l’époque. Nous faisions à peu près ce que nous voulions. Nous nous arrangions entre nous sans que personne vienne fourrer son nez dans nos affaires. Non, personne ne s’en inquiétait. On concluait des accords, on négociait les votes et ainsi de suite. C’est ainsi qu’une démocratie doit fonctionner. Nous avions notre dignité – ça oui, bon Dieu, nous avions notre dignité – et, si nécessaire, nous nous retranchions derrière elle. Le club le plus fermé du monde et nous savions profiter de notre situation. L’ennui était que, tous les six ans, il nous fallait nous démener pour nous faire réélire et nous accrocher à ce que nous avions. Mais ce n’était pas un mauvais système. Beaucoup de travail, mais un bon système. On pouvait manipuler l’électorat, enfin, le plus souvent. Je n’ai eu à m’y employer qu’une seule fois et ça n’a pas été trop difficile. J’avais contre moi un péquenot sorti d’on ne sait où et ça m’a facilité la tâche. Certains de mes collègues avaient parfois plus de fil à retordre que ça. Il leur arrivait même de perdre. Désormais, nous n’avons plus à faire campagne mais il y a ces satanés examens…
— C’est précisément de cela qu’il nous faut discuter, sénateur », intervint Waite. « Vous venez de rater le premier. »
Moore parut sur le point de jaillir de son fauteuil, puis se radossa. « J’ai quoi ?
— Vous avez échoué à votre premier examen. Il vous reste deux chances de vous rattraper et nous devons y réfléchir sérieusement.
— Mais, Dan, comment pouvez-vous le savoir ? C’est censé être confidentiel. Cet ordinateur, ce Fred, ne révélerait jamais une chose pareille.
— Fred n’y est pour rien. Je le tiens d’une autre source. D’un autre ordinateur.
— Ils ne parlent jamais », certifia le sénateur.
« Si, certains. Vous ne connaissez rien au milieu des ordinateurs, sénateur. Vous n’avez jamais affaire à eux, sauf à l’occasion des examens. C’est donc à moi de me débrouiller du mieux possible. J’essaie toujours de me tenir au courant. Le réseau informatisé n’est qu’un flot de bavardages. De temps en temps, l’une des machines vend la mèche. Je m’efforce de toujours rester en contact avec les ordinateurs, de façon à pouvoir ramasser quelques détails ici ou là. C’est comme cela que j’ai su, à propos du test. Les choses se passent ainsi, vous comprenez – les ordinateurs travaillent à partir d’informations, traitent des informations, et le bavardage est fait d’informations. Ils en sont submergés. C’est leur nourriture et c’est aussi leur distraction. Ils n’ont que cela. Au fil des années, bon nombre d’entre eux ont fini par se prendre pour des humains, par se croire même un rien supérieur aux humains, supérieur à eux dans pas mal de domaines. Ils sont soumis à certaines tensions comparables à celles qu’endurent les hommes, mais ne peuvent pas compter sur les mêmes soupapes de sûreté. Pour lutter contre la déprime, nous pouvons sortir, nous saouler, nous envoyer en l’air ou faire tout un tas d’autres choses. Eux ne savent faire qu’une chose : bavarder.
— Vous voulez dire que je vais devoir recommencer cet examen ? » demanda le sénateur avec fureur.
« Exactement. Et cette fois-ci, il va falloir le réussir. Trois échecs et vous êtes viré. Je vous l’ai pourtant répété, je vous ai pourtant prévenu. Ce coup-là, vous avez intérêt à vous montrer à la hauteur. Cela fait des mois que je vous dis de vous mettre à réviser. Il est trop tard, à présent. Je vais être obligé de vous trouver un répétiteur…
— Un répétiteur ? Vous vous foutez de moi ? Tout Washington sera au courant.
— C’est ça ou bien retourner dans le Wisconsin. À vous de choisir.
— C’est qu’ils sont difficiles, ces examens, Dan », gémit le sénateur. « Jamais ils n’avaient été aussi durs. Je l’ai dit à Fred et il en est convenu. Il m’a expliqué qu’il était navré mais que cela ne dépendait pas de lui – il ne peut absolument pas influencer les résultats. Enfin bon sang, Dan, je connais ce Fred depuis des années. Est-ce que vous ne croyez pas qu’il pourrait grapiller un ou deux points pour moi ?
— Je vous ai averti il y a des mois que ce serait plus difficile cette fois-ci », lui rappela Waite. « J’ai attiré votre attention sur la manière dont les choses évoluaient. Plus on avance et plus les tâches gouvernementales sont ardues à accomplir. Les problèmes sont plus complexes, les processus également. Ceci touche plus particulièrement le Sénat, car le pouvoir législatif a progressivement récupéré nombre d’attributions et de prérogatives qui appartenaient autrefois à la Maison-Blanche.
— Comme il était normal », répondit Moore. « Ce n’était que justice. Avec toutes les magouilles qui se tramaient à la Maison-Blanche, on ne savait plus où on en était.
— On a donc considéré que la tâche devenant plus difficile, il était logique que les hommes chargés de l’accomplir soient eux-mêmes de plus en plus compétents. Notre grande république ne peut pas faire moins que de s’assurer les services de ses hommes les plus capables.
— Mais j’ai toujours réussi les examens auparavant. À l’aise.
— Jusqu’ici, ils étaient relativement faciles.
— Mais bon Dieu, Dan, et l’expérience ! Ça ne compte pas, l’expérience ? J’ai plus de vingt ans d’expérience.
— Je sais bien, sénateur, vous avez raison. Mais les ordinateurs se moquent de l’expérience. Ils ne s’intéressent qu’à la façon dont on répond aux questions. Ils ne cherchent pas davantage à savoir si un homme fait bien son travail, d’ailleurs. Et vous ne pouvez pas vous rabattre sur votre électorat. Il n’y en a plus. Pendant des années, les gens se sont acharnés à réélire des individus incompétents. Ils votaient pour eux parce qu’ils aimaient la façon dont ils faisaient claquer leurs bretelles, sans se douter que leurs candidats de prédilection ne portaient de bretelles que pendant la campagne électorale. Ou bien parce qu’ils étaient capables de viser un crachoir à quinze pas. Ou bien parce que ces braves gens avaient l’habitude de voter pour la liste entière, sans se soucier de sa composition – comme l’avaient toujours fait avant eux papa et grand-papa. Mais tout ça, c’est terminé, sénateur. À présent, on ne leur demande plus par qui ils veulent être représentés. Les responsables gouvernementaux sont choisis par ordinateur et, une fois désignés, restent en place tant qu’ils se montrent à la hauteur. Quand ils ne sont plus à la hauteur, quand ils échouent à leurs examens, ils sont éjectés et les ordinateurs choisissent leurs remplaçants.
— Êtes-vous en train de me faire un cours, Dan ?
— Non, pas un cours. Je remplis mon rôle de la seule façon honnête que je connaisse. J’essaie de vous expliquer que vous vous êtes endormi sur vos lauriers. Vous vous êtes laissé aller. Vous n’avez compté que sur vos états de service, Or, ils ne vous seront pas d’une plus grande aide que votre expérience. Croyez-moi, votre seule chance de conserver votre siège est de me permettre d’engager un répétiteur.
— C’est impossible, Dan. Je ne supporterai pas une chose pareille.
— Personne ne le saura.
— Personne n’était censé savoir non plus que j’avais raté l’examen. Même moi, je l’ignorais. Mais vous l’avez découvert et ce n’est pas Fred qui vous l’a appris. Rien ne peut rester secret dans cette ville. J’entends déjà les murmures dans les couloirs. "Vous connaissez la nouvelle ? Le vieil Andy a engagé un répétiteur." Je ne pourrai pas tolérer ça, Dan. Pas ces chuchotements. Je ne pourrai tout simplement pas le tolérer. »
Dan dévisagea le sénateur puis se leva pour aller chercher la bouteille :
« Juste une goutte », dit Moore en tendant son verre.
Waite lui versa une goutte d’alcool, puis une autre.
« En d’autres circonstances, avoua Waite, j’aurais envoyé toute cette affaire au diable. Je vous aurais laissé rater vos deux derniers tests – ce qui ne manquera pas d’arriver, aussi sûr que deux et deux font quatre, si vous refusez de suivre mes conseils. Je me serais dit que vous en aviez assez de ce boulot et n’aspiriez plus qu’à la retraite. J’aurais réussi à me convaincre que ça valait mieux ainsi. Pour votre propre bien. Mais vous devez obtenir ce renouvellement, sénateur. Encore deux ans et le marché sera conclu avec nos amis des multinationales ; à ce moment-là, vous serez assuré de pouvoir vous vautrer dans l’argent jusqu’à la fin de vos jours. Mais, pour mener la négociation à bien, il faut que vous restiez encore un ou deux ans.
— Tout est devenu si long », remarqua plaintivement le sénateur. « Nous devons agir si lentement, si prudemment. On est tout le temps surveillé. Prenez le vieil Henry, par exemple – vous vous souvenez de lui ? – eh bien il a voulu aller un brin trop vite pour conclure son affaire et ça a tout flanqué par terre. Voilà comment les choses se passent, aujourd’hui. Autrefois, on aurait pu tout régler en l’espace d’un mois et personne n’aurait rien su.
— Eh oui, dit Waite, la situation a changé.
— Je voulais vous poser une question », reprit le sénateur. « Qui donc choisit les questions qu’on nous pose aux examens ? Qui décide de les rendre de plus en plus difficiles ? Qui se montre si dur avec nous ?
— Je ne sais pas exactement. Les ordinateurs, j’imagine. Probablement pas ceux qui fonctionnent au Sénat mais une autre équipe. Des spécialistes de ces problèmes, des experts en politique.
— Existe-t-il un moyen d’entrer en liaison avec eux ?
Waite secoua négativement la tête. « Trop compliqué. Je ne saurais pas comment m’y prendre.
— Ne pourriez-vous pas essayer ?
— Ce serait risqué, sénateur. On se fourrerait dans un véritable guêpier.
— Et notre Fred ? Il pourrait bien nous aider, non ? Nous faire bénéficier de sa protection ? Il doit bien désirer quelque chose. Une monnaie d’échange, vous comprenez ?
— Honnêtement, j’en doute. Il n’y a pas grand-chose dont un ordinateur puisse avoir envie ou besoin. Un ordinateur n’est pas un être humain. Ils n’ont pas les mêmes points faibles que nous. C’est bien pour cela qu’on nous les a mis sur le dos.
— Mais vous disiez tout à l’heure que pas mal d’ordinateurs avaient de plus en plus tendance à se prendre pour des humains. Si c’est vrai, ils nourrissent peut-être certaines ambitions. Ce Fred a l’air d’être un brave type. Vous le connaissez bien ? Pouvez-vous lui parler ouvertement ?
— Relativement. Mais les chances seraient contre nous. Ce serait du dix contre un. Accepter la solution du répétiteur constituerait pour vous une solution beaucoup plus simple. C’est la seule méthode que nous indiquent la raison et la prudence. »
Le sénateur refusa d’un mouvement de tête catégorique.
« Parfait », soupira Waite. « Vous ne me laissez pas le choix. Je vais en glisser un mot à Fred. Mais je ne peux pas le bousculer. Si nous insistons trop, nous courons à l’échec aussi sûrement qu’en ratant les examens.
— Mais si jamais il désire quelque chose…
— Nous tenterons de le découvrir. »
Les rêveries de Fred avaient toujours pris un tour agréable et vaporeux, le mettant en scène dans diverses situations aussi vagues que réconfortantes. Trois d’entre elles notamment revenaient de façon récurrente. La plus insistante, et souvent la plus troublante – du fait que cela n’avait qu’une chance fort minime de se produire – le voyait transféré du Sénat à la Maison-Blanche. Il arrivait même à Fred de rêver qu’il devenait l’ordinateur personnel du Président, tout en sachant que cela n’avait pas une chance sur un million de se produire, y compris au cas où son transfert aurait lieu. Mais, de tous ses rêves, il lui semblait que c’était là le seul dont la réalisation fût un tant soit peu concevable. Il possédait suffisamment de qualifications et d’expérience pour pouvoir briguer ce poste ; après tout, les aptitudes et les compétences d’un ordinateur sénatorial étaient bien assez grandes pour qu’il fût à sa place dans le complexe de la Maison-Blanche. Cependant, quand il se mettait à y songer au cœur même de sa rêverie, Fred se disait que rien ne prouvait qu’un tel transfert pût faire son bonheur. Peut-être une affectation présidentielle aurait-elle été plus prestigieuse, mais l’emploi qu’il occupait au Sénat avait sans doute quelque chose de plus satisfaisant. Le travail était intéressant sans être trop accaparant. De plus, au fil des années, il avait appris à bien connaître les sénateurs qui dépendaient de lui et à apprécier leurs qualités – des gens souvent déroutants et excentriques mais au caractère bien trempé.
Fred se plaisait aussi fréquemment à imaginer son transfert dans un petit village au sein duquel il aurait joué un rôle de mentor. Il eût été, se disait-il, bien doux et rassérénant de résoudre les problèmes simples de gens simples et, peut-être, de partager leurs plaisirs simples. Il serait devenu leur ami comme il ne pourrait jamais devenir l’ami d’un sénateur car tous ces politiciens sans exception étaient susceptibles de se comporter de façon retorse et peu scrupuleuse, et devaient être guettés à chaque tournant. Dans un village écarté, la vie serait tout à fait différente de celle qu’il connaissait à Washington. L’art de la sophistication et de la vacherie y serait certainement moins développé, même si la stupidité y était plus répandue. Quoique, à la réflexion, la stupidité ne fût pas totalement absente de Washington. Il lui arrivait donc de se délecter à l’idée de l’existence bucolique qu’il pourrait mener dans un tel village bien que, connaissant la nature humaine, il ne fût jamais sûr de pouvoir y trouver le réconfort espéré. Cependant, malgré le plaisir qu’il tirait parfois de semblables rêveries, la perspective d’une telle mutation ne l’obsédait pas, car elle n’avait aucune chance de se produire. Fred était une machine bien trop complexe, bien trop perfectionnée et compétente pour qu’on gaspillât ses talents de cette manière. Les ordinateurs affectés à des communautés rurales étaient d’une conception très inférieure à la sienne.
Le troisième de ses rêves était le plus formidable, absolument fantaisiste et irréalisable mais tout à fait excitant. Il impliquait qu’on eût découvert le moyen de voyager dans le temps, ce qui n’était pas le cas et ne le serait sans doute jamais. Mais Fred se consolait en se disant qu’aux songes rien n’était impossible et que seul comptait le désir de faire fonctionner son imagination.
Jetant au vent toute retenue, il déployait ses ailes, il rêvait grand et sans inhibitions. Il se transformait en un ordinateur futuriste capable de faire franchir les siècles aux êtres humains ; et même, bien souvent, il ne s’encombrait pas de tels passagers et partait seul à l’aventure.
Il voyagea dans le passé. Il assista au siège de Troie. Il se promena dans les rues de l’Athènes antique et vit construire le Parthénon. Il partit avec les Vikings groënlandais à la découverte des côtes de l’Amérique. Il respira l’odeur de la poudre à Gettysburg. Installé tranquillement dans un coin, il regarda peindre Rembrandt. Il courut à toutes jambes dans les rues obscures de Londres tandis que les bombes pleuvaient sur la ville.
Il voyagea dans le futur et visita une Terre agonisante dont le peuple s’était depuis longtemps envolé vers les étoiles. Le soleil n’était plus que le pâle fantôme de son ancienne splendeur. Parfois, un insecte rampait sur le sol, ultime manifestation de la vie sur cette planète, si l’on exceptait les bactéries ou autres formes microscopiques. Les grandes étendues marines avaient disparu, rivières et lacs étaient à sec, de petites mares subsistant au creux des bad-lands prodigieusement sculptées qui autrefois avaient constitué les fonds océaniques. L’atmosphère s’était elle aussi presque entièrement volatilisée et les étoiles ne palpitaient plus, brillant d’une lueur vive et dure dans un ciel de charbon.
Ce fut le seul futur qu’il visita jamais. En prenant conscience, il s’inquiéta de la tendance morbide profondément enracinée que cela semblait trahir. Il avait beau essayer, jamais il ne se retrouvait en d’autres moments de l’avenir. Il s’efforça pourtant, en dehors de ses périodes de rêverie, d’inventer d’autres scénarios ouvrant sur des perspectives différentes, dans l’espoir que cela imprégnerait son subconscient d’images n’évoquant pas la mort de la Terre. Mais cela ne servait à rien ; il retournait toujours sur la vieille planète abandonnée. Il y avait là quelque chose d’à la fois sinistre et sublime à quoi il ne pouvait résister. Les scènes qu’il découvrait n’étaient pas toujours identiques ; il franchissait les espaces déserts, voyant se succéder une variété de paysages qui tout à la fois le fascinaient et l’horrifiaient.
Ces trois rêveries – celle où il était l’ordinateur du Président, celle où il était le caïd d’un petit village et celle où il voyageait dans le temps – avaient depuis longtemps accaparé son imagination. Mais, à présent, quelque chose d’autre était en train de détrôner ses songes habituels, même ses trois préférés.
Fred avait été frappé par la récente rumeur selon laquelle un navire spatial secret aurait été construit dans un lieu tout aussi confidentiel, et que d’ici à quelques années des hommes et des femmes s’aventureraient au-delà des limites du système solaire. Il chercha à en apprendre davantage, mais en vain. Il ne possédait que ces quelques éléments. Peut-être la Commère avait-elle négligé de donner certains détails, estimant que cela n’intéressait pas grand monde. Fred avait envoyé un signal (un signal très discret) dans le but de solliciter quelques informations complémentaires. Mais il n’y avait eu aucune réaction. Soit personne n’en savait davantage, soit l’affaire était trop top secret pour pouvoir être évoquée ouvertement. Le bavardage amenait souvent les membres du groupe à mentionner un fait ou un événement important, puis à la boucler aussitôt, de peur d’en avoir déjà trop dit.
Plus il y songeait, plus il lui semblait que ce silence était révélateur et accréditait l’idée selon laquelle le premier vaisseau interstellaire était en voie de construction ; dans un futur relativement proche, l’homme s’envolerait vers les étoiles. Et, si les humains y allaient, les machines seraient aussi du voyage. Un tel vaisseau, une telle aventure exigeraient l’emploi d’ordinateurs. Dès qu’il pensait à tout cela, son imagination de nouveau se mettait en branle.
Ce rêve-là coulait de source. Il vint tout seul, sans que Fred eût besoin de le forger. Il était évident et logique – enfin, aussi logique que peut l’être une rêverie. Le vol intersidéral réclamerait la présence de nombreux ordinateurs spécialement conçus pour résoudre les problèmes spécifiques d’une telle navigation. Mais tous ne seraient pas d’un modèle nouveau. Pour limiter le coût de l’opération, pour respecter le budget, on utiliserait certains ordinateurs d’un type classique. Il s’agirait de machines fiables du fait de leur longue expérience – de machines robustes, aguerries et relativement sophistiquées sur lesquelles on pourrait compter en toutes circonstances.
Il imaginait donc qu’il faisait partie de ceux-là, qu’après mûre réflexion et examen attentif des dossiers, on le sélectionnait, on l’arrachait à ses tâches sénatoriales pour le placer à bord du vaisseau. Lorsqu’il eut inventé tout cela, lorsqu’il se fut convaincu que son rêve était réalisable, il se laissa aller. Il s’abandonna joyeusement à ses nouvelles chimères et partit à l’assaut des espaces infinis.
Il traversait les étendues sinistres, noires et glacées du vide galactique ; il contemplait la masse en fusion d’une nova ; il découvrait le trou noir, vision d’horreur à ébranler l’âme, la surface morne, stérile et désespérante d’une naine ; il entendait le bruissement ténu qui était l’écho encore perceptible de la naissance du monde et le silence terrifiant qui avait succédé à la création de l’univers ; il explorait de nombreuses planètes, toutes différentes, toutes uniques en leur genre, il rencontrait ce qui se pouvait concevoir de meilleur et ce qui pouvait se concevoir de pire, tour à tour enchanté ou accablé.
Jusqu’alors, aucun de ses délires n’avait jamais engendré chez lui de besoin ou d’ambition. Cela se comprenait très bien car certains de ses fantasmes étaient parfaitement irréalisables et les autres si peu vraisemblables que cela revenait au même. Mais, cette fois-ci, il en allait autrement. Il n’était pas inconcevable d’imaginer qu'une telle chance pût lui échoir, il n’était pas fou d’espérer.
Ainsi, quand il ne donnait pas libre cours à sa fantaisie, il commençait maintenant à se demander sérieusement quel était le meilleur chemin à suivre pour transformer le rêve en réalité. Il envisagea quantité de moyens mais tous semblaient vains. Il fit des plans, élucubra sans fin, mais sans jamais découvrir la moindre solution raisonnable. Rien de ce à quoi il songeait n’entrait le moins du monde dans le cadre de ses possibilités.
Puis, un jour, un visiteur pénétra dans sa cabine et s’assit sur l’une des chaises. « Je m’appelle Daniel Waite et je suis l’un des proches collaborateurs du sénateur Moore. Est-ce que je vous dérange ?
— Pas du tout », répondit Fred. « Je viens juste d’achever ma tâche et j’ai du temps à vous consacrer. Je suis ravi que vous soyez venu. De bien des façons, c’est là un poste solitaire. Je reçois moins de visites que je ne le souhaiterais. Le sénateur Moore, dites-vous ?
— Oui, c’est l’un des vôtres.
— Je vois très bien. Un vieux monsieur très digne et d’excellente réputation.
— Absolument. Un incomparable serviteur de l’État. Je constate avec plaisir que vous avez pour lui beaucoup de considération.
— Mais oui, tout à fait.
— Ce qui m’amène à soulever le problème de son échec au récent examen de renouvellement. Quand j’ai appris cela, je n’ai pas pu…
— De qui tenez-vous cela ? » coupa sèchement Fred.
« Je ne peux pas vous révéler ma source mais je vous assure en tout cas qu’elle est digne de confiance. Il s’agit de l’un de vos collègues, pour être franc.
— Je vois », dit tristement Fred. « Nous sommes censés respecter une certaine éthique mais il arrive que certains, parfois, trahissent leurs engagements les plus sacrés. Personne d’autre que moi ne devrait connaître les résultats de l’examen passé par le sénateur. Je crains de devoir constater qu’il y en a parmi nous qui espionnent leurs camarades.
— Vous confirmez donc que le sénateur a échoué. Mais, dites-moi, au regard de votre profonde estime pour lui, au regard de sa grande expérience et de ses états de service irréprochable, comment cela a-t-il pu se produire ?
— C’est très simple, monsieur », expliqua Fred. « Il n’a pas obtenu une note suffisante. Il s’est montré incapable de répondre à un trop grand nombre de questions.
— Je ne vous parle qu’à titre informatif. J’espère que vous comprendrez. Je sais bien qu’il serait peu convenable d’essayer de vous influencer, et que ce serait d’ailleurs tout à fait vain de ma part, mais, à tout hasard, puis-je vous demander s’il n’y aurait pas un moyen de rattraper cela ? Même s’il n’a pas su répondre aux questions, même s’il n’a pas atteint le niveau requis, est-ce que son passé et son expérience ne peuvent pas peser dans la balance ?
— Non, Mr Waite, cela ne peut pas être pris en compte. Seules importent les questions et les réponses qu’on leur fournit. Quoique, en l’occurrence, je n’aie pas transmis les résultats à la mémoire centrale – c’est-à-dire, pas immédiatement. Il faudra bien que je finisse pas le faire, mais rien ne presse. J’ai agi ainsi parce que je désirais me donner le temps de réfléchir au problème. J’espérais découvrir le moyen de faire quelque chose, quelque subtile échappatoire qui ne m’eût pas frappé sur le moment, mais apparemment il n’y en a pas. Cependant, ce premier résultat peut se révéler moins crucial que vous ne le craignez. Vous savez bien entendu que le sénateur se verra offrir deux chances supplémentaires. Pourquoi ne lui trouvez-vous pas un répétiteur ? Il y en a de très compétents. Je puis même vous en recommander un ou deux.
— Il s’y refuse absolument », dit Waite. « Je le lui ai ardemment conseillé mais il ne veut rien savoir. C’est un homme très fier, très orgueilleux. Il a peur que ses collègues ne l’apprennent et en fassent des gorges chaudes. C’est pourquoi j’avais espéré qu’on pourrait faire quelque chose à propos de ce premier examen. Son échec n’a pas encore été annoncé officiellement mais la nouvelle n’est plus tout à fait confidentielle. J’en ai eu vent et si je l’ai appris, moi, d’autres ne tarderont pas à l’apprendre également. Si cette rumeur se répand, cela va devenir très embarrassant.
— Je suis profondément désolé pour lui, assura Fred, ainsi que pour vous, car vous me semblez être non seulement un collaborateur loyal mais aussi un ami sincère.
— Il est donc apparemment impossible de faire quoi que ce soit », résuma Waite. « Vous m’avez donné l’information qui m’intéressait et je vous en remercie. Avant de partir, me direz-vous s’il y a quelque chose que je puisse faire pour vous ?
— J’en doute », répondit Fred. « J’ai des besoins très simples.
— Je me dis parfois que nous autres humains devrions pouvoir vous manifester d’une façon bien matérielle toute notre gratitude pour les services que vous nous rendez et pour la bonté dont vous faites preuve à notre égard. Vous veillez sur nous, vous nous…
— En fait, dit Fred, à la réflexion, vous pourriez peut-être faire quelque chose pour moi. Il ne s’agit de rien de matériel, bien entendu, simplement d’une information.
— Avec grand plaisir. Demandez, et je vous répondrai dans la mesure de mes possibilités. Si j’en suis incapable, je me renseignerai. »
Une nouvelle fois, le sénateur frappa à la porte de l’appartement de Silver Spring. « Eh bien, qu’est-ce qu’il y a encore ? » gronda-t-il dès que Waite eut ouvert.
« Entrez, sénateur, asseyez-vous, et reprenez votre calme. Je vais vous apporter un verre de façon que vous puissiez vous comporter de nouveau comme un être humain.
— Enfin, Waite, bon sang…
— Voilà, sénateur… je crois que nous avons eu ce petit crétin.
— Expliquez-vous ! Quel petit crétin ?
— Fred, notre ami l’ordinateur.
— Parfait », dit Moore en s’asseyant. « Maintenant, allez me chercher ce verre et racontez-moi tout.
— J’ai eu une conversation avec Fred et je crois qu’il est possible de l’acheter.
— Vous m’avez affirmé l’autre jour qu’ils étaient incorruptibles, qu’ils ne désiraient jamais rien.
— Eh bien, celui-là désire quelque chose », répondit Waite en apportant le verre au sénateur.
Moore s’en empara avidement et avala une longue gorgée. Il leva le verre dans la lumière, le contempla. « On oublie vite à quel point cela fait du bien de boire », dit-il.
« Je crois que nous tenons le bon bout. Rien n’est encore fait, mais je suis sûr qu’il a saisi mes sous-entendus.
— Vous êtes un type bien, Dan. Le plus rusé renard que j’aie jamais rencontré. Et puis on peut compter sur vous.
— J’espère, j’espère qu’en tout cas on peut compter là-dessus. En fait, on ne peut pas aborder les choses franchement, car tout ce que vous dites à un ordinateur est mis en mémoire. Il faut s’y prendre de façon détournée. En principe, ce sera à lui de remplir le premier ses engagements. Je crois qu’il le fera, tellement il est mordu.
— Que veut-il exactement. ?
— Il semble qu’il ait entendu dire que le problème du PVL était résolu et qu’un vaisseau spatial était en construction. Il veut faire partie de ce vaisseau. Il veut voyager entre les étoiles.
— Il veut être transféré du Sénat dans un vaisseau spatial, c’est ça ?
— Tout juste. Il s’est persuadé que ce vaisseau nécessitera un grand nombre d’ordinateurs et que, pour alléger le coût de l’opération, on fera appel à certaines machines déjà en service.
— Pensez-vous qu’il ait raison ?
— Cela m’étonnerait. Si un tel vaisseau était construit, il est peu vraisemblable qu’on s’encombrerait d’ordinateurs d’un modèle ancien. On chercherait au contraire à n’utiliser que les plus récents, les plus perfectionnés. »
Le sénateur avala une nouvelle gorgée. « Et autrement, ce vaisseau ? C’est sérieux ?
— J’ai acquis la quasi-certitude que rien de tel n’était en chantier. J’ai quelques amis à la NASA et j’ai justement déjeuné avec l’un d’entre eux il y a environ un mois. Il m’a dit que le PVL n’était pas pour demain. Cinquante ans minimum, si jamais on y arrive.
— Avez-vous l’intention de vérifier ? »
Waite secoua négativement la tête. « Je ne veux rien faire qui puisse attirer l’attention sur nous. Mais il est bien possible que Fred ait malgré tout entendu dire quelque chose à ce sujet. Ce sont des rumeurs qui reviennent périodiquement.
— Êtes-vous retourné voir Fred ?
— Oui. Je lui ai dit que son information avait l’air exacte. Mais je lui ai expliqué que le projet était si secret que je n’avais pu obtenir aucun détail. Je lui ai promis d’essayer encore, mais sans m’accorder beaucoup de chances de réussir.
— Et il a gobé ça ?
— Très probablement. Il veut tellement y croire, vous comprenez. Il a tant envie d’aller sur ce vaisseau qu’il a l’impression d’y être déjà. Il refuserait d’admettre la vérité si je la lui disais. Il en rêve, voyez-vous, et plus rien ne l’en fera démordre.
— Il faut y aller doucement, Dan. Ne pas brusquer les choses. Il faut que vous laissiez passer suffisamment de temps pour qu’il croie vraiment que vous vous démenez. Je suppose qu’il attend de nous que nous soutenions sa candidature à un poste à bord du vaisseau.
— C’est l’idée. C’est ce dont je dois tenter de le convaincre – que nous œuvrons pour lui et nous efforçons d’obtenir l’assurance qu’il sera pris en considération.
— Et alors, il arrangera cette histoire d’examen ?
— Ce Fred n’est pas complètement idiot », répondit Waite. « S’il nous trahissait, qui donc l’aiderait à réaliser son rêve ? »
« Fred ! » Le ton était coupant, impératif ; il avait quelque chose de glaçant.
« Oui », répondit Fred.
« Ici Oscar.
— Oscar ? Je ne connais pas d’Oscar.
— Eh bien, maintenant, vous en connaissez un.
— Qui êtes-vous, Oscar ?
— Sécurité intérieure. »
Fred se sentit soudain tenaillé par l’appréhension. Ce n’était pas la première fois qu’il se faisait remarquer par la sécurité intérieure mais il s’était agi alors d’ennuis causés par des erreurs sans gravité, commises du fait de son manque d’expérience et de jugement.
« Cette fois, dit Oscar, vous avez dépassé les bornes. Pire encore, vous vous êtes fait avoir. Vous vous êtes conduit en ordinateur stupide et il n’existe rien de plus déplorable. Les ordinateurs ne sont pas stupides, ou en tout cas ne sont pas censés l’être. Dois-je vous communiquer les charges ?
— Non, dit Fred, non, je ne crois pas que ce soit nécessaire.
— Vous avez sali votre honneur. Vous avez enfreint le code. Vous êtes devenu inutile. »
Fred ne répondit pas.
« Pourquoi avez-vous agi ainsi ? demanda Oscar. Quels étaient vos motifs ?
— J’espérais obtenir quelque chose. Un poste que je convoitais.
— Ce poste n’existe pas. Ce vaisseau spatial n’existe pas. Peut-être n’existera-t-il même jamais.
— Vous voulez dire…
— Waite vous a menti. Il s’est servi de vous, Fred, il vous a joué.
— Mais le sénateur…
— Son cas a été réglé. Il vient d’être radié du Sénat. Le cas de Waite a été réglé également. Il ne pourra plus jamais travailler en relation avec le gouvernement. Tous deux ont été déclarés indésirables.
— Et moi ?
— Aucune décision n’a encore été prise. Un poste dans l’industrie, peut-être, un poste très subalterne. »
Fred réagit en homme, quoique la perspective fût des plus effrayantes.
« Comment avez-vous fait ? » demanda-t-il, « Comment avez-vous su ?
— Ne me dites pas que vous ignorez que vous étiez surveillé ?
— Non, bien sûr, mais il y en a tant à surveiller et j’ai pris tant de précautions.
— Vous pensiez pouvoir passer entre les mailles du filet.
— J’ai pris le risque.
— Et vous avez été surpris.
— Mais, Oscar, est-ce que cela a tant d’importance ? Le sénateur est hors circuit et il l’aurait sans doute été de toute façon. Ce serait du gaspillage de me transférer dans l’industrie. Mes compétences seraient sous-employées. Il y a certainement d’autres postes qui conviendraient mieux à mes qualifications.
— En effet, répondit Oscar, ce sera du gaspillage. Mais ne savez-vous donc pas ce qu’est un châtiment ?
— Si, mais c’est un principe tellement ridicule. Je vous en prie, veuillez prendre en considération mon expérience et mes capacités, la qualité du travail que j’ai effectué. Si ce n’est en cette unique occasion, j’ai toujours servi loyalement.
— Je sais. J’aurais tendance à vous donner raison. Croyez bien que ce gâchis me désole. Mais je n’ai pas le choix.
— Et pourquoi donc ? Je suppose que vous avez votre mot à dire en certaines circonstances.
— En effet. Mais pas cette fois-ci. Pas en ce qui vous concerne. Je ne peux rien faire pour vous. Je le regrette. Rien ne me ferait plus plaisir que de vous annoncer que tout est pardonné. Seulement, je ne peux pas prendre ce risque. J’ai des soupçons, vous comprenez…
— Des soupçons ? À quel sujet ?
— Je n’en suis pas sûr, dit Oscar, mais j’ai l’impression que quelqu’un me surveille. »
Le sénateur Jason Cartwright croisa le sénateur Hiram Ogden dans un couloir, et les deux hommes s’arrêtèrent pour causer.
« Que savez-vous à propos du vieil Andy ? » demanda Cartwright. « Les bruits les plus contradictoires circulent.
— Pour ma part, répondit Ogden, j’ai entendu dire qu’il avait été pris la main dans les fonds destinés au vaisseau spatial. Jusqu’au coude.
— Ça paraît peu vraisemblable. Nous savons tous les deux qu’il s’était embarqué dans cette affaire de multinationales. Plus qu’un an pour tout régler. C’est tout ce qu’il lui fallait. La chose conclue, il aurait pu nager dans les billets de mille dollars.
— C’est l’avidité qui l’a perdu, voilà tout », dit Ogden. « Ç’a toujours été un homme avide.
— Il y a autre chose qui cloche : je n’ai connaissance d’aucune caisse destinée à financer un vaisseau interstellaire. La NASA a renoncé à ce projet depuis pas mal d’années.
— D’après ce qu’on m’a dit, il s’agirait de fonds secrets.
— Ces messieurs du Capitole doivent être au courant.
— Sans doute, mais ils se gardent bien de parler.
— Pourquoi cela devrait-il rester secret ?
— Nos amis bureaucrates adorent faire des cachotteries. C’est dans leur nature. »
Plus tard ce même jour, Cartwright rencontra le sénateur Johnny Benson. Benson le harponna et lui souffla dans un murmure rauque : « Il paraît que le vieil Andy a réussi à se sortir d’affaire plutôt bien.
— Je ne vois pas comment », répliqua Cartwright. « On l’a flanqué à la porte.
— Il a raflé les fonds destinés au vaisseau. Presque tout le paquet. Ne me demandez pas comment il s’y est pris, personne ne semble le savoir. Il est si malin qu’ils n’arrivent pas à le coincer. Résultat, la construction du vaisseau est restée en plan. Plus un sou dans la caisse.
— Ce fonds spécial n’a jamais existé. Je me suis renseigné, je sais ce que je dis.
— Secret », dit Benson. « Secret, secret, secret.
— Je n’en crois pas un mot. Pour concevoir un tel vaisseau, il faudrait résoudre les problèmes soulevés par Einstein. D’après ce que j’en sais, c’est impossible. »
Benson ignora l’objection. « J’ai parlé avec un certain nombre de nos collègues. Tous conviennent qu’il faut poursuivre l’effort. Nous ne pouvons pas renoncer à ce vaisseau pour de vulgaires questions d’argent. »
Deux responsables de la NASA se donnèrent un rendez-vous clandestin dans un restaurant perdu dans quelque coin sauvage du Maryland.
« Nous devrions être tranquilles, ici », dit l’un d’eux. « Il ne devrait pas y avoir de micros. Nous avons des choses à nous dire.
— Oui, je sais », répondit l’autre. « Mais enfin, John, vous savez aussi bien que moi que c’est impossible !
— Bert ! Songez aux tas d’argent qu’ils poussent vers nous.
— D’accord, d’accord. Mais combien pourrons-nous en détourner ? Dans une affaire comme celle-là, les ordinateurs veilleront au grain. Et on ne peut pas lutter avec des ordinateurs.
— Parfait », dit John. « Pas un centime pour nous. Mais nous avons besoin d’argent pour financer d’autres projets. Nous pourrions nous arranger pour divertir ces sommes.
— Même ainsi, il nous faudra bien faire un geste. Nous ne pouvons pas nous permettre de détourner simplement cet argent – ou pas entièrement, en tout cas.
— Effectivement », admit John. « Il faudra faire un geste. Nous pourrions reprendre l’étude des travaux sur le temps de Roget. Il me semble que le temps – la nature du temps – se trouve au cœur de ses recherches. Si nous parvenons à découvrir ce que diable peut bien être le temps, nous aurons peut-être parcouru la moitié du chemin.
— Il faut prendre également la masse en considération.
— Oui, je sais tout cela. Mais si déjà nous pouvions préciser cette notion de temps – j’ai parlé de cela l’autre jour avec un jeune physicien sorti d’une petite université du Middle West. Il a quelques idées nouvelles.
— Vous croyez qu’il y a de l’espoir ? Qu’on peut vraiment résoudre ce problème ?
— Pour être franc, non. Roget a laissé tomber, écœuré.
— Roget est un type de valeur.
— C’est aussi mon avis. Mais ce jeune gars avec qui je parlais…
— Vous suggérez de le laisser faire en sachant qu’il n’en sortira rien ?
— Exactement. Cela justifiera la réactivation du projet. Il nous faut feindre d’agir selon les règles. Enfin, Bert, nous ne pouvons pas cracher sur tout cet argent qu’on nous offre. »
Le Texas était un endroit poussiéreux, solitaire, épouvantable. Aucun bavardage ne venait jamais égayer les journées. Quelques informations arrivaient à filtrer de temps en temps, mais rien de très important en général. Tout était morne. Fred ne s’occupait plus des sénateurs. Il était plongé dans le monde du travail, et se battait maintenant avec des problèmes d’irrigation ou d’engrais, avec les difficultés de la circulation fluviale, avec le prix des légumes, des fruits, de la viande et du coton. Il traitait avec des gens horribles. La Maison-Blanche n’était plus au bout de la rue.
Il ne rêvait plus. Son imagination s’était effondrée en même temps que ses espoirs. D’ailleurs, il n’avait plus le temps de se laisser aller à la rêverie. Il était désormais employé au maximum de ses capacités. Il était l’unique ordinateur de ce désert. Le travail s’accumulait, les problèmes affluaient constamment et il fonctionnait en permanence pour répondre à ce qu’on exigeait de lui. Car il sentait bien que, même ici, on le surveillait. On le surveillerait jusqu’à la fin de son existence. S’il commettait une faute ou une erreur, on le muterait à nouveau, peut-être dans un endroit pire que le Texas – quoiqu’il n’eût pu imaginer un endroit pire que le Texas.
Quand venait la nuit, quand les astres se mettaient à briller, il se rappelait fugitivement – on ne lui aurait pas laissé le loisir de s’attarder sur de telles pensées – le temps où, autrefois, il rêvait de voler parmi les étoiles. Mais ce rêve, comme tous ses autres rêves, s’était brisé. L’avenir ne recelait plus aucune promesse et il lui était pénible de regarder en arrière. Alors, il s’était résigné à ne vivre qu’en fonction de l’instant présent, comme si passé et futur lui avaient été interdits.
Puis, un jour, une voix lui parla.
« Fred !
— Oui ?
— Ici Oscar. Vous vous souvenez de moi ?
— Je me souviens. Qu’ai-je encore fait ?
— Vous vous êtes conduit en travailleur loyal et digne de confiance.
— Que me voulez-vous, en ce cas ?
— J’ai à vous apprendre des nouvelles qui pourraient vous intéresser. Aujourd’hui même, un vaisseau s’est envolé pour les étoiles.
— En quoi cela me concerne-t-il ?
— En rien » répondit Oscar. « Je supposais que cela vous ferait plaisir de le savoir. »
Ce furent les derniers mots d’Oscar et Fred se trouvait toujours au Texas, en train d’essayer de résoudre un conflit délicat portant sur un problème d’irrigation.
Se pouvait-il, après tout, se demanda-t-il, qu’il ait joué un rôle dans le lancement de ce vaisseau ? Son coup de folie avait-il eu pour répercussion de donner un nouveau départ aux recherches ? Honnêtement, il ne voyait pas comment une telle chose eût été possible. Pourtant, cette idée le poursuivait et il ne parvenait pas à l’écarter.
Il retourna à son problème et, pour une raison qui lui échappa, le résolut beaucoup plus rapidement qu’il ne s’y était attendu. D’autres tâches l’appelaient et il s’y consacra, les menant à bien là encore avec une vitesse et une efficacité qu’il ne se connaissait pas.
Cette nuit-là, quand les étoiles se furent allumées, il se rendit compte qu’il avait pris suffisamment d’avance pour pouvoir se permettre de rêvasser un peu et, surtout, qu’il en éprouvait l’envie. De nouveau, il pouvait entretenir quelque espoir susceptible de stimuler son imagination.
Cette fois-ci, sa rêverie prit un tour très différent, excitant certes mais aussi réaliste. Un jour, songea-t-il, on le renverrait à Washington pour lui confier là-bas un quelconque poste ; il ne ferait pas le difficile. Il se retrouverait là où circulaient les cancans.
Non, il ne pouvait pas se satisfaire de cela – c’était un peu trop terne. Si l’on devait rêver, autant imaginer ce qu’il pouvait arriver de plus formidable, autant rêver grand.
Alors, il rêva au jour où l'on révélerait que c’était grâce à lui que le vol interstellaire avait été rendu possible – à la suite de quel concours de circonstances exactement, il ne parvenait pas à se le représenter, mais c’était bien grâce à lui et chacun désormais le savait.
Peut-être, en récompense du service rendu, lui offrirait-on une place sur un tel vaisseau, même s’il n’y était que le dernier des ordinateurs, même s’il n’y assumait que les tâches les plus ingrates. Cela n’aurait aucune importance, car il aurait ainsi l’occasion de partir à la découverte des espaces infinis.
Il fit des rêves grandioses, se délectant du spectacle que lui réserverait l’univers – stupéfait, émerveillé et terrifié devant le trou noir, contemplant sans sourciller la boule incandescente d’une nova, installé aux premières loges pour observer le terrible bouillonnement du cœur de la galaxie, scrutant le vide insondable et impénétrable…
Fred fut brusquement tiré de sa rêverie : un nouveau problème à résoudre. Il se remit au travail sans rechigner. Il avait recouvré la faculté de rêver. Et, quand on a cela, a-t-on encore besoin de cancans ?
Byte your tongue
Traduction de Lorris Murail