—Terre, prenez les morts, soyez douce à leur
rêve;
Serrez-les contre vous, rendez-les éternels,
Donnez-leur des matins de rosée et de sève,
Mêlez-les à vos fruits, vos métaux et vos sels.
Qu'ils soient participants à vos soins
innombrables,
Que, depuis le sol noir jusqu'au divin éther,
Plus légers, plus nombreux que les vents du désert,
Ils aillent, légion furtive, impondérable!
Mais nous, nous ne pouvons qu'être des coeurs
humains:
Nous habitons l'esprit, les passions, la foule;
Nous sommes la moisson, et nous sommes la houle;
Nous bâtissons un monde avec nos tristes mains;
Et tandis que le jour insouciant se lève
Sans jamais secourir ou protéger nos rêves,
La force de nos coeurs construit les lendemains…
AU PAYS DE ROUSSEAU
Le lac, plus lent qu'une huile azurée, se
repose,
Et le doux ciel, couleur d'abricot et de rose,
Penche sur lui sa calme et pensive langueur.
Les grillons, dans les prés, ont commencé leurs choeurs:
Scintillement sonore, et qui semble un cantique
Vers la première étoile, humble et mélancolique,
Qui fait trembler aux cieux sa liquide lueur…
L'automne épand déjà ses fumeuses odeurs.
Un voilier las, avec ses deux voiles dressées,
Rêve comme un clocher d'église délaissée.
Touffus et frémissants dans le soir spacieux,
Les peupliers ont l'air de hauts cyprès joyeux;
Au bord des champs où flotte une vapeur d'albâtre
Les cloches des troupeaux semblent fêter le pâtre.
Teinté de sombre argent, un cèdre contourné
A le tumulte obscur d'un nuage enchaîné
Qui roule sur l'éther sa foudre ténébreuse…
Et l'ombre vient, luisante, épandue, onctueuse.
Les montagnes sur l'eau pèsent légèrement;
Tout semble délicat, plein de détachement,
On ne sait quelle éparse et vague quiétude
Médite. Un clair fanal, douce sollicitude,
Egoutte dans les flots son rubis scintillant.
—O nuits de Lamartine et de Chateaubriand!
Vent dans les peupliers, sources sur les collines,
Tintement des grelots aux coursiers des berlines,
Villages traversés, secrète humidité
Des vallons où le frais silence est abrité!
Calme lampe aux carreaux d'une humble hôtellerie,
Bruit pressé des torrents, travaux des bûcherons,
Vieux hêtres abattus dont les écorces font
Flotter un parfum d'eau et de menuiserie,
Quoi! j'avais délaissé vos poignantes douceurs?
Retirée en un grave et mystique labeur,
Le regard détourné, l'âme puissante et rude,
Je montais vers ma paix et vers ma solitude!
—Nature, accordez-moi le plus d'amour humain,
Le plus de ses clartés, le plus de ses ténèbres,
Et la grâce d'errer sur les communs chemins,
Loin de toute grandeur isolée et funèbre;
Accordez-moi de vivre encor chez les vivants,
D'entendre les moulins, le bruit de la scierie,
Le rire des pays égayés par le vent,
Et de tout recevoir avec un coeur qui prie,
Un coeur toujours empli, toujours communicant,
Qui ne veut que sa part de la tâche des autres,
Et qui ne rêve pas à l'écart, évoquant
L'auréole orgueilleuse et triste des apôtres!
Que tout me soit amour, douceur, humanité:
La vigne, le village et les feux de septembre,
Les maisons rapprochées de si bonne amitié,
L'universel labeur dans le secret des chambres;
Et que je ne sois plus,—au-dessus des abîmes
Où mon farouche esprit se tenait asservi,—
Comme un aigle blessé en atteignant les cimes,
Qui ne peut redescendre, et qu'on n'a pas suivi!
UN SOIR EN FLANDRE
Ah! si d'ardeur ton coeur expire,
Si tu meurs d'un rêve hautain,
Descends dans le calme jardin,
Ne dis rien, regarde, respire;
Le parfum des pois de senteur
Ouvre ses ailes et se pâme;
Le ciel d'azur, le ciel de flamme,
Est sombre à force de chaleur!
Demeure là, les mains croisées,
Les yeux perdus à l'horizon,
A voir luire sur les maisons
Les toits aux pentes ardoisées.
Des coqs, chantant dans le lointain,
Soupirent comme des colombes,
Sous la chaleur qui les surplombe.
Le soir semble un brumeux matin.
Douceur du soir! le hameau fume,
La rue est vive comme un quai
Où le poisson est débarqué;
Un pigeon flotte, blanche écume.
Vois, il n'y a pas que l'amour
Sur la profonde et douce terre;
Sache aimer cet autre mystère:
L'effort, le travail, le labour;
Des corps, que la vie exténue,
S'en viennent sur les pavés bleus;
Les bras, les visages caleux
Sont emplis de joie ingénue.
Un homme tient un arrosoir;
Ce plumage d'eau se balance
Sur les choux qui, dans le silence,
Goûtent aussi la paix du soir.
Il se forme au ciel un nuage;
Regarde les bonds, les sursauts,
De quatre tout petits oiseaux,
Qui volent sur le ciel d'orage!
Un oeillet tremble, secoué
D'un coup vif de petite trique,
Quand le lourd frelon électrique
A sa tige reste cloué.
Par la vapeur d'eau des rivières
Les prés verts semblent enlacés;
Le soir vient, les bruits ont cessé;
—Etranger, mon ami, mon frère,
Il n'est pas que la passion,
Que le désir et que l'ivresse,
La nature aussi te caresse
D'une paisible pression;
Les rêves que ton coeur exhale
Te font gémir et défaillir;
Eteins ces feux et viens cueillir
Le jasmin aux quatre pétales.
Abdique le sublime orgueil
De la langueur où tu t'abîmes,
Et vois, flambeau des vertes cimes,
Bondir le sauvage écureuil!
BONTE DE L'UNIVERS QUE JE CROYAIS ETEINTE…
Bonté de l'univers que je croyais éteinte,
Tant vous aviez déçu la plus fidèle ardeur,
Je ressens aujourd'hui vos suaves atteintes;
Ma main touche, au jardin succulent de moiteur,
Le sucre indigo des
jacinthes!
Les oiseaux étourdis, au vol brusque ou
glissant,
Dans le bleuâtre éther qu'emplit un chaud vertige,
D'un gosier tout enduit du suc laiteux des tiges
Font jaillir, comme un lis, leurs cris rafraîchissants!
—Et, bien que le beau jour soit loin de la
soirée,
Bien qu'encor le soleil étende sur les murs
Sa nappe de safran éclatante et moirée,
Déjà la molle lune, au contour pâle et pur,
Comme un soupir figé rêve au fond de l'azur…
AUTOMNE
Puisque le souvenir du noble été s'endort,
Automne, par quel âpre et lumineux effort,
—Déjà toute fanée, abattue et moisie,—
Jetez-vous ce brûlant accent de poésie?
Votre feuillage est las, meurtri, presque envolé.
C'est fini, la beauté des vignes et du blé;
Le doux corps des étés en vous se décompose;
Mais vous donnez ce soir une suprême rose.
—Ah! comme l'ample éclat de ce dernier beau
jour
Soudain réveille en moi le plus poignant amour!
Comme l'âme est par vous blessée et parfumée,
Triste Automne, couleur de nèfle et de fumée!…
CHALEUR DES NUITS D'ETE…
O
nuit d'été, maladie inconnue, combien tu me fais mal!
Jules
LAFORGUE.
Chaleur des nuits d'été, comme une confidence
Dans l'espace épandue, et semblant aspirer
Le grand soupir des coeurs qui songent en silence,
Je vous contemple avec un désespoir sacré!
Les passants, enroulés dans la moiteur paisible
De cette nuit bleuâtre au souffle végétal,
Se meuvent comme au fond d'un parc oriental
L'ombre des rossignols furtifs et susceptibles.
Une femme, un enfant, des hommes vont sans
bruit
Dans la rue amollie où le lourd pavé luit;
C'est l'heure où les Destins plus aisément s'acceptent:
Tout effort est dans l'ombre oisive relégué.
Les parfums engourdis et compacts, interceptent
La circulation des zéphyrs fatigués.
Il semble que mon coeur soit plus soumis, plus
sage;
Je regarde la terre où s'entassent les âges
Et la voûte du ciel, pur, métallique et doux.
Se peut-il que le temps ait, malgré mes courroux,
Apaisé mon délire et son brûlant courage,
Et qu'enfin mon espoir se soit guéri de tout?
La lune éblouissante appuie au fond des nues
Son sublime débris ténébreux et luisant,
Et la nuit gît, distraite, insondable, ingénue;
Son chaud torrent sur moi abondamment descend
Comme un triste baiser négligent et pesant.
Deux étoiles, ainsi que deux âmes plaintives,
Semblent accélérer leur implorant regard.
L'univers est posé sur mes deux mains chétives;
Je songe aux morts, pour qui il n'est ni tôt, ni tard,
Qui n'ont plus de souhaits, de départs, ni de rives.
Que de jours ont passé sur ce qui fut mon
coeur,
Sur l'enfant que j'étais, sur cette adolescente
Qui, fière comme l'onde et comme elle puissante,
Luttait par son amour contre tout ce qui meurt!
Pourtant, rien n'a pâli dans ma chaude mémoire,
Mon rêve est plus constant que le roc sur la mer;
Mais un besoin vivant, fougueux, aride, amer,
Veut que mon coeur poursuive une éternelle histoire,
Et cherche en vain la source au milieu du désert.
—Et je regarde, avec une tristesse immense,
Dans le ciel glauque et lourd comme un auguste pleur,
L'étoile qui palpite ainsi que l'espérance,
Et la lune immobile au-dessus de mon coeur…
ARLES
Mes souvenirs, ce soir, me séparent de toi;
Au-dessus de tes yeux, de ta voix qui me parle,
De ce frais horizon d'églises et de toits,
J'écoute, dans mon rêve où frémit leur émoi,
Les hirondelles sur
le ciel d'Arles!
La nuit était torride à l'heure du couchant.
Les doux cieux languissaient comme une barcarolle;
Deux colonnes des Grecs, levant leurs bras touchants,
Semblaient une Andromaque éplorée, et cherchant
A fléchir une ombre
qui s'envole!
Ce qu'un beau soir contient de perfide langueur
Ployait dans un silence empli de bruits infimes;
Je regardais, les mains retombant sur mon coeur,
Briller ainsi qu'un vase où coule la chaleur,
Le pâle cloître de
Saint-Trophime!
Une brise amollie et lourde de parfums,
Glissait, silencieuse, au bord gisant du Rhône.
Tout ce que l'on obtient me semblait importun,
Mes pensers, mes désirs, s'éloignaient un à un
Pour monter vers
d'invisibles zones!
O soleil, engourdi par les senteurs du thym,
Parfums de poivre et d'huile épandus sur la plaine,
Rochers blancs, éventés, où, dans l'air argentin,
On croit voir, se gorgeant des flots du ciel latin,
Les rapides
Victoires d'Athènes!
Soir torturé d'amour et de pesants tourments,
Grands songes accablés des roseaux d'Aigues-Mortes,
Musicale torpeur où volent des flamants,
Couleur du soir divin, qui promets et qui ments,
C'est ta détresse
qui me transporte!
Ah! les amants unis, qui dorment, oubliés,
Dans les doux Alyscamps bercés du clair de lune,
Connaissent, sous le vent léger des peupliers,
Le bonheur de languir, assouvis et liés,
Dans la même
amoureuse infortune;
Mais les corps des vivants, aspirés par l'été,
Sont des sanglots secrets que tout l'azur élance.
Je songeais sans parler, lointaine à vos côtés;
Qui jamais avouera l'âpre infidélité
D'un coeur sensible
dans le silence!…
LA NUIT FLOTTE…
La nuit flotte, amollie, austère, taciturne,
Impérieuse; elle est funèbre comme une urne
Qui se clôt sur un vague et sensible trésor.
Un oiseau, intrigué, dans un arbre qui dort,
Paraît interroger l'ombre vertigineuse.
La lune au sec éclat semble une île pierreuse:
Cythère aride et froide où tout désir est mort.
Une vague rumeur émane du silence.
Un train passe au lointain, et son essoufflement
Semble la palpitante et paisible cadence
Du coteau qui respire et songe doucement…
Un parfum délicat, abondant, faible et dense,
Mouvant et spontané comme des bras ouverts,
Révèle la secrète et nocturne existence
Du monde végétal au souffle humide et vert.
Et je suis là. Je n'ai ni souhait, ni rancune;
Mon coeur s'en est allé de moi, puisque ce soir
Je n'ai plus le pouvoir de mes grands désespoirs,
Et que, paisiblement, je regarde la lune.
Je suis la maison vide où tout est flottement.
Mon coeur est comme un mort qu'on a mis dans la tombe;
J'ai longuement suivi ce bel enterrement,
Avec des cris, des deuils, du sang, des tremblements,
Et des égorgements d'agneaux et de colombes.
Mais le temps a séché l'eau des pleurs et le
sel.
D'un oeil indifférent, sans regret, sans appel,
Eclairé par la calme et triste intelligence,
Je regarde la voûte immense, où les mortels
Ont suspendu les voeux de leur vaine espérance.
Et je ne vois qu'abîme, épouvante, silence;
Car, ô nuit! vous gardez le deuil continuel
De ce que rien d'humain ne peut être éternel…
L'EVASION
Libre! comprends-tu bien! être libre, être
libre!
Ne plus porter le poids déchirant du bonheur,
Ne plus sentir l'amère et suave langueur,
Envahir chaque veine, amollir chaque fibre!
Libre, comme une biche avant le chaud
printemps!
Bondir sans rechercher l'ardeur de la poursuite,
Et, dans une ineffable et pétulante fuite,
Disperser la nuée et les vents éclatants!
Se vêtir de fraîcheur, de feuillage, de
prismes,
S'éclabousser d'azur comme d'un flot léger;
Goûter, sous les parfums compacts de l'oranger,
Un jeune, solitaire et joyeux héroïsme!
—A peine l'aube naît, chaque maison sommeille;
L'atmosphère, flexible et prudente corbeille,
Porte le monde ainsi que des fruits nébuleux.
On croit voir s'envoler le coteau mol et bleu.
Tout à coup, le soleil, ramassé dans l'espace,
Eclate, et vient viser toute chose qui passe;
La brise, étincelante et forte comme l'eau,
Jette l'odeur des fleurs sur le coeur des oiseaux,
Mêle les flots marins, dont la cime moelleuse
Fond dans une douceur murmurante, écumeuse…
Que mon front est joyeux, que mes pas sont dansants!
Je m'élance, je marche au bord des cieux glissants:
Dans mes songes, mes mains se sont habituées
A dénouer le voile odorant des nuées!
L'étendue argentée est un tapis mouvant
Où court la verte odeur des figuiers et du vent;
Dans les jardins bombés, qu'habite un feu bleuâtre,
Les épais bananiers, au feuillage en haillons,
Elancent de leurs flancs, crépitants de rayons,
Le fougueux bataillon des fruits opiniâtres.
Je regarde fumer l'Etna rose et neigeux;
Les enfants, sur les quais, ont commencé leurs jeux.
Chaque boutique, avec ses câpres, ses pastèques,
Baisse sa toile; on voit briller l'enseigne grecque
Sur la porte, qu'un jet de tranchante clarté
Fait scintiller ainsi qu'un thon que le flot noie;
Tout est délassement, espoir, activité;
Mais quel désir d'amour et de fécondité,
Hélas! s'éveille au fond de toute grande joie!
Et pour un nouveau joug, ô mortels! Eros ploie
La branche fructueuse et forte de l'été…
CEUX QUI N'ONT RESPIRE…
Ceux qui n'ont respiré que les nuits de
Hollande,
Les tulipes des champs, les graines des bouleaux,
Le vent rapide et court qui chante sur la lande,
Les quais du Nord jetant leur goudron sur les flots,
Ceux qui n'ont contemplé que les blés et les
vignes
Croissant tardivement sous des cieux incertains,
Qui n'ont vu que la blanche indolence des cygnes
Que Bruges fait flotter dans ses brumeux matins,
Ceux pour qui le soleil, au travers du mélèze,
Pendant les plus longs jours d'avril ou de juillet,
Remplace la splendeur des campagnes malaises,
Et les soirs sévillans enivrés par l'oeillet,
Ceux-là, vivant enclos dans leurs frais
béguinages,
Souhaitent le futur et vague paradis,
Qui leur promet un large et flamboyant voyage
Où s'embarquent les coeurs confiants et hardis.
Mais ceux qui, plus heureux, ont connu votre
audace,
O bleuâtre Orient! Incendie azuré,
Prince arrogant et fier, favori de l'espace,
Monstre énorme, alangui, dévorant et doré;
Ceux qui, sur le devant de leur ronde demeure,
Coupole incandescente, opacité de chaux,
Ont vu la haute palme éparpiller les heures,
Qui passent sans marquer leurs pieds sur les cieux chauds,
Ceux qui rêvent le soir dans le grand clair de
lune,
—Aurore qui soudain met sa robe d'argent
Et trempe de clarté la rue étroite et brune,
Et le divin détail des choses et des gens,—
Ceux qui, pendant les nuits d'ardente poésie,
Egrénant un collier fait de bois de cyprès,
Contemplent, aux doux sons des guitares d'Asie,
Le long scintillement d'un jet d'eau mince et frais,
Ceux-là n'ont pas besoin des infinis célestes;
Nul immortel jardin ne surpasse le leur;
Ils épuisent le temps, pendant ces longues siestes
Où leur corps étendu porte l'ombre des fleurs.
Leur âme nonchalante, et d'azur suffoquée,
Cherche la Mort, pareille à l'ombrage attiédi
Que font le vert platane et la jaune mosquée
Sur le col des pigeons, attristés par midi…
LE CIEL BLEU DU MILIEU DU JOUR…
Le ciel bleu du milieu du jour vibre,
travaille,
Encourage les champs, les vignes, les semailles,
Comme un maître exalté au milieu des colons!
Tout bouge; sous les frais marronniers du vallon,
L'abeille noire, avec ses bonds soyeux et brusques,
Semble un éclat volant de quelque amphore étrusque.
Sur les murs villageois, le vert abricotier
S'écartèle, danseur de feuillage habillé.
Les parfums des jardins font aussi du sable
Une zone qui semble au coeur infranchissable.
L'air fraîchit. On dirait que de secrets jets d'eau
Sous les noirs châtaigniers suspendent leurs arceaux.
L'hirondelle, toujours par une autre suivie,
Tourne, et semble obéir à des milliers d'aimants:
L'espace est sillonné par ces rapprochements…
—Et parfois, à côté de cette immense vie
On voit, protégé par un mur maussade et bas,
Le cimetière où sont, sans regard et sans pas,
Ceux pour qui ne luit plus l'étincelante fête,
Qui fait d'un jour d'été une heureuse tempête!
Hélas! dans le profond et noir pays du sol,
Malgré les cris du geai, le chant du rossignol,
Ils dorment. Une enfant, sans frayeur, près des tombes,
Traîne un jouet brisé qui ricoche et retombe.
Ils sont là, épandus dans les lis nés sur eux,
Ces doux indifférents, ces grands silencieux;
Et la route qui longe et contourne leur pierre,
Eclate, rebondit d'un torrent de poussière
Que soulève, en passant, le véhément parcours
Des êtres que la mort prête encor à l'amour…
—Et moi qui vous avais délaissée, humble terre,
Pour contempler la nue où l'âme est solitaire,
Je sais bien qu'en dépit d'un rêve habituel,
Nul ne saurait quitter vos chemins maternels.
En vain, l'intelligence, agile et sans limite,
Avide d'infini, vous repousse et vous quitte;
En vain, dans les cieux clairs, de beaux oiseaux pensants
Peuplent l'azur soumis d'héroïques passants,
Ils seront ramenés et liés à vos rives,
Par le poids du désir, par les moissons actives,
Par l'odeur des étés, par la chaleur des mains…
—Vaste Amour, conducteur des éternels demains,
Je reconnais en vous l'inlassable merveille,
L'inexpugnable vie, innombrable et pareille:
O croissance des blés! ô baisers des humains!
LA LANGUEUR DES VOYAGES
Le matinal plaisir du soleil dans l'herbage,
Dessinant des ruisseaux d'intangible cristal;
Les cieux d'été, plus chauds qu'un sensuel visage
Opprimé de désir, altéré d'idéal;
Le hameau romantique au creux d'un roc stérile;
Des jardins de dattiers, épais ainsi qu'un toit;
L'arrivée, au matin, dans d'étrangères villes,
Où, soudain, l'on se sent libéré comme une île
Que bat de tout côté un flot distrait et coi;
Le bitumeux parfum d'une rade en Hollande,
Le bruit de forge en feu des vaisseaux roux et noirs
Que la noble denrée exotique achalande;
Enfin, surtout, l'odeur et la couleur des soirs,
Ont, pour le voyageur que le désir oppresse
Et que guide un mystique et rêveur désespoir,
L'insistante langueur qui prélude aux caresses…
LA TERRE
Je me suis mariée à vous
Terre fidèle, active et tendre,
Et chaque soir je viens surprendre
Votre arome secret et doux.
Ah! puisque le divin Saturne
Porte un anneau qui luit encore,
Je vous donne ma bague d'or,
Petite terre taciturne!
Elle est comme un soleil étroit,
Elle est couleur de moisson jaune,
Aussi chaude qu'un jeune faune
Puisqu'elle a tenu sur mon doigt!
—Et qu'un jour, dans l'espace immense,
Brille, ceinte d'un lien doré,
La Terre où j'aurai respiré
Avec tant d'âpre véhémence!
RIVAGES CONTEMPLES
Rivages contemplés au travers de l'amour,
Horizon familier comme une salle ronde,
Où nos yeux enivrés s'interrogeaient toujours,
Dans quel sensible atlas, sur quelle mappemonde
Reverrai-je vos soirs précis et colorés,
Les suaves chemins où nos pas ont erré,
Et que nos coeurs, emplis d'ardeur triste et profonde,
Avaient rendus plus beaux que la beauté du monde?
UN SOIR A LONDRES
…..
Les parfums vont en promenade
Sur l'air
brumeux,
Une âme ennuyée et malade
Flotte comme
eux.
Les rhododendrons des pelouses,
D'un lourd
éclat,
Semblent des collines d'arbouses
Et
d'ananas.
Un temple grec dans le feuillage
Semble un
secret,
Où Vénus voile son visage
Dans ses doigts
frais.
O petit fronton d'Ionie,
Que tu me
plais,
Dans la langoureuse agonie
D'un soir
anglais!
Je t'enlace, je veux suspendre
A ta beauté,
Mon coeur, ce rosier le plus tendre
De tout
l'été.
—Mais sur tant de langueur divine
Quel souffle
prompt?
Je respire l'odeur saline,
Et le
goudron!
C'est le parfum qui vient d'Irlande,
C'est le vent,
c'est
L'odeur des Indes, qu'enguirlande
L'air
écossais!
—O toi qui romps, écartes, creuses
Le ciel
d'airain,
Rapide odeur aventureuse
Du vent
marin,
Va consoler, dans le Musée
Au beau renom,
La divine frise offensée
Du
Parthénon!
Va porter l'odeur des jonquilles,
Du raisin sec,
Aux vierges tenant les faucilles
Et le vin
grec.
—Cavalerie athénienne,
O jeunes gens!
Guirlande héroïque et païenne
Du ciel
d'argent;
Miel condensé de la nature,
O cire d'or,
Gestes joyeux, sainte Ecriture,
Céleste
accord!
Phalange altière et sans seconde,
O rire ailé,
Bandeau royal au front du monde,
Coeur
déroulé,
Prenez votre place éternelle,
Votre
splendeur,
Dans l'infini de ma prunelle
Et de mon
coeur…
—Une maison de brique rouge
Tremble sur
l'eau,
On entend un oiseau qui bouge
Dans le
sureau.
Quelle céleste main fait fondre
La brume et
l'or
Des nébuleux matins de Londres
Et de
Windsor?
Des chevreuils, des biches, en bande,
D'un pied
dressé
Semblent rôder dans la légende
Et le
passé.
La pluie attache sa guirlande
Au bois en
fleur:
—Ecoute, il semble qu'on entende
Battre le
coeur
De l'intrépide Juliette,
Ivre d'été,
Qui bondit, sanglote, halette
De volupté;
De Juliette qui s'étonne
D'être, en ces
lieux,
Plus amoureuse qu'à Vérone
Près des ifs
bleus.
—Tout tremble, s'exalte, soupire;
Ardent émoi.
O Juliette de Shakspeare,
Comprenez-moi!…
LE PRINTEMPS DU RHIN
(STRASBOURG)
Le vent file ce soir, sous un mol ciel
d'airain,
Comme un voilier
sur l'Atlantique.
On entend s'éveiller le Printemps souverain,
A la fois plaintif
et bachique:
Un abondant parfum, puissant, traînant et las
Triomphe et
pourtant se lamente.
Le saule a de soyeux bourgeons de chinchilla
Epars sur la plaine
dormante.
Un bouleversement hardi, calme et serein
A rompu et soumis
l'espace;
Les messages des bois et l'effluve marin
S'accostent dans le
vent qui passe!
Comment s'est-il si vite engouffré dans les
bois,
Ce dieu des sèves
véhémentes?
Tout encore est si sec, si nu, si mort de froid!
—C'est l'invisible qui
fermente!
Là-bas, comme un orage aigu, accumulé,
La flèche de la
cathédrale
Ajoute le fardeau de son sapin ailé
A ce ciel qui
défaille et râle.
—Et moi qui, d'un amour si grave et si
puissant,
Contenais la rive
et le fleuve,
Je sens qu'un mal divin veut détourner mon sang
De la tristesse où
je m'abreuve;
Je sens qu'une fureur rôde aux franges des
cieux,
Se suspend, pèse et
se balance.
Le printemps vient ravir nos rêves anxieux;
C'est la fougueuse
insouciance!
C'est un désordre ardent, téméraire, et si sûr
De sa tâche auguste
et joyeuse,
Que, comme une ivre armée en fuite vers l'azur,
Nous courons vers
la nue heureuse.
Nous sommes entraînés par toutes les vapeurs
Qui tressaillent et
qui consentent,
Par les sonorités, les secrets, les torpeurs,
Par les odeurs
réjouissantes!
—Mais non, vous n'êtes pas l'universel
Printemps,
O saison humide et
ployée
Que j'aspire ce soir, que je touche et j'entends,
Qui m'avez brisée
et noyée!
Vous êtes le parfum que j'ai toujours connu,
Depuis ma stupeur
enfantine;
La présence aux beaux pieds, le regard ingénu
De ma chaude Vénus
latine!
Vous êtes ce subit joueur de tambourin
A qui les montagnes
répondent,
Et dont le chant nombreux anime sur le Rhin
La vive effusion de
l'onde!
Vous êtes le pollen des hêtres et des lis,
L'amoureuse et
vaste espérance,
Et les brûlants soupirs que les nuits d'Eleusis
Ont légués à
l'Ile-de-France!
C'est à moi que ce soir vous livrez le secret
De votre grâce
turbulente;
Les autres ne verront que l'essor calme et frais
De votre croissance
si lente.
Les autres ne verront,—Alsace aux molles eaux
Qu'un zéphyr moite
endort et creuse,—
Que vos étangs gisants, qui frappent de roseaux
Votre dignité
langoureuse!
Les autres ne verront que vos remparts brisés,
Que vos portes
toujours ouvertes,
Où passe sans répit, sous un masque apaisé,
Le tumulte des
brises vertes!
Les autres ne verront, ô ma belle cité,
Que la grave et
sombre paupière
De tes toits inclinés, qui font à ta fierté
Un voile d'ombre et
de prière.
Ils ne verront, ceux-là, de ton songe éternel,
Que ta plaine qui
rêve et fume,
Que tes châteaux du soir, endormis dans le ciel.
—J'ai vu ton frein
couvert d'écume!
Ceux-là ne sauront voir, à ton balcon fameux,
Que la Marseillaise
endormie;
—Moi j'ai vu le soleil, de son égide en feu,
Empourprer ta
feinte accalmie.
Les autres ne verront que ce grand champ des
morts,
Où le Destin
s'assied, hésite,
Et contemple le temps assoupi sur les corps…
—Moi j'ai vu ce qui
ressuscite!
CE MATIN CLAIR ET VIF…
Ce matin clair et vif comme un midi du pôle,
Où le vent vient filer le blanc coton des saules,
Où sur le pré touffu, de guêpes entr'ouvert,
On croit voir crépiter un large soleil vert,
Où glissent, sur le Rhin que franchit la cigogne,
Les chalands engourdis qui montent vers Cologne,
Où le village, avec ses lumineux sursauts,
Semble un cercle d'enfants jouant avec de l'eau,
Où j'entends dans les airs les pliantes musiques
Que font en se croisant les brises élastiques,
Je songe, ô mon ami dont je presse la main,
Aux forces du silence et du désir humain,
Puisque le plus profond et plus lourd paysage
Ne vient que de mon coeur et de ton doux visage…
LES NUITS DE BADEN
Dans le pays de Bade, où les soirs sont si
lourds,
Où les noires forêts font glisser vers la ville,
Comme un acide fleuve, invisible et tranquille,
L'amère exhalaison du végétal amour,
Que de fois j'ai rêvé sur la terrasse, inerte,
Ecoutant les volets s'ouvrir sur la fraîcheur,
Dans ces secrets instants où les fleurs se concertent
Pour donner à la nuit sa surprenante odeur…
Des voitures passaient, calèches romantiques,
Où l'on voyait deux fronts s'unir pour contempler
Le coup de dés divin des astres, assemblés
Dans l'espace alangui, distrait et fatidique.
O Destin suspendu, que vous m'êtes suspect!
—Sous les rameaux courbés des tilleuls centenaires
Un puéril torrent roulait son clair tonnerre;
Des orchestres jouaient dans les bosquets épais,
Mêlant au frais parfum dilaté de la terre,
Cet élément des sons, dont la force éphémère
Distend à l'infini la détresse ou la paix…
—O pays de la valse et des larmes sans peines,
Pays où la musique est un vin plus hardi,
Qui, sans blâme et sans heurts, furtivement amène
Les coeurs penchants et las vers le sûr paradis
Des regards emmêlés et des chaleurs humaines,
Combien vous m'avez fait souffrir, lorsque,
rêvant
Seule, sur les jardins où les parfums insistent,
J'écoutais haleter le désarroi du vent,
Tandis qu'au noir beffroi, l'horloge, noble et triste,
Transmettait de sa voix lugubre de trappiste
Le menaçant appel des morts vers les vivants!
Oui, je songe à ces soirs d'un mois de mai trop
tiède,
Où tous les rossignols se liguaient contre moi,
Où la lente asphyxie amoureuse des bois
Me désolait d'espoir sans me venir en aide;
Les sureaux soupiraient leurs chancelants
parfums;
La ville aux toits baissés, comme une jeune abbesse,
Paraissait écarter ses vantaux importuns,
Pour savourer l'espace et pleurer de tendresse!
Tout souffrait, languissait, désirait, sans
moyen,
Les voluptés de l'âme et la joie inconnue.
—Quand serez-vous formé, ineffable lien
Qui saurez rattacher les désirs à la nue?
Je pleurais lentement, pour je ne sais quel
deuil
Qui, dans les nuits d'été, secrètement m'oppresse;
Et je sentais couler, sur mes mains en détresse,
Du haut d'un noir sapin qui se balance au seuil
Du romanesque hôtel que la lune caresse,
De mols bourgeons, hachés par des dents d'écureuil…
HENRI HEINE
Quand je respire,
des milliers d'échos me répondent…
H. HEINE.
Henri Heine, j'ai fait avec vous un voyage,
C'était un soir d'automne, encor tiède, encor clair;
Heidelberg fraîchissait sous ses rouges feuillages,
Nous cherchions, dans la rue aux portails entr'ouverts,
L'humble hôtel, romantique et vieux, du Chasseur Vert.
Je reposais sur vous, compagnon invisible,
Ma tête languissante et mes cheveux défaits;
Un souriant vieillard marchait, lisant la Bible,
Sur la place où le jour, lumineux et sensible,
Jetait un long appel de désir et de paix…
C'était l'heure engourdie où le soleil
s'incline;
Par un mortel besoin de pleurer et de fuir,
J'ai souhaité monter sur la verte colline;
Nous nous sommes ensemble assis dans la berline
Où flottait un parfum de soierie et de cuir,
Et nous vîmes jaillir les romanesques ruines.
Sur la terrasse, auprès de la tour en lambeaux,
Des étudiants riaient avec vos bien-aimées.
Je regardais bondir les délicats coteaux
Qui frisent sous le poids des vignes renommées,
Et l'espace semblait à la fois vaste et clos.
Le Neckar, au courant scintillant et rapide,
Entraînait le soleil parmi ses fins rochers.
Nous étions tout ensemble assouvis et avides;
L'insidieux automne avait sur nous lâché
Ses tourbillons de songe et ses buis arrachés…
—O sublime, languide, âpre mélancolie
Des beaux soirs où l'esprit, indomptable et captif,
Veut s'enfuir et ne peut, et rêve à la folie
D'enfermer l'univers dans un amour plaintif!
Tout à coup, dans le parc public, humide et
triste,
L'orchestre qui jouait sur les bords de l'étang,
Près d'un groupe attentif de studieux touristes,
Lança le son du cor qui chante dans Tristan…
Henri Heine, j'ai su alors pourquoi vos livres
Regorgent de buée et de soudains sanglots,
Pourquoi, riant, pleurant, vous voulez qu'on vous livre
La coupe de Thulé qui dort au fond des flots;
L'amour de la légende et la vaine espérance
Vous hantaient d'un appel sourdement répété:
Hélas! vous aviez trop écouté, dès l'enfance,
Les sirènes du Rhin, à Cologne et Mayence,
Quand l'odeur des tilleuls grise les nuits d'été!
Voyageur égaré dans la forêt des fables,
Moqueur désespéré qu'un mirage appelait,
Ni le chant de la mer d'Amalfi sur les sables,
Ni la Sicile, avec l'olivier et le lait,
Ne pouvait retenir votre vol inlassable,
Pour qui l'espace même est un trop lourd filet!
—O soirs de Düsseldorf, quand les toits et leur
neige
Font un scintillement de cristal et de sel,
Et que, petit garçon qui rentrait du collège,
Vous évoquiez déjà, rêveur universel,
L'oriental aspect de la nuit de Noël!
Pourtant vous goûtiez bien la sensible
Allemagne,
Les muguets jaillissant dans ses bois ingénus,
L'horloge des beffrois, dont les coups accompagnent
Les rondes et les chants des filles aux bras nus;
Vous connaissiez le poids sentimental des
heures
Qui semblent fasciner l'errante volupté,
Quand l'or des calmes soirs recouvre les demeures,
Les gais marchés, le Dôme et l'Université;
Mais, fougueux inspiré, fier ami des naïades,
Les humaines amours vous berçaient tristement,
Et vous trouviez, auprès d'une enfant tendre et fade,
La double solitude où sont tous les amants!
Accablé par la voix des forêts mugissantes,
Vous inventiez Cordoue, ses palais et ses bains,
La fille de l'alcade, altière et rougissante,
Qui, trahissant son âme offerte aux chérubins,
Soupire auprès d'un jeune et dédaigneux rabbin…
Les frais torrents du Hartz et la mauresque
Espagne
Tour à tour enivraient votre insondable esprit.
Que de pleurs près des flots! de cris sur la montagne!
Que de lâches soupirs, ô Heine! que surprit
La gloire au front baissé, votre sombre compagne!
Parfois, vers votre coeur, que brisaient les
démons,
Et qui laissait couler sa détresse infinie,
Vous sentiez accourir, par la brèche des monts,
Les grands vents de Bohême et de Lithuanie;
Les cloches, les chorals, les forêts,
l'ouragan,
Qui composent le ciel musical d'Allemagne,
Emplissaient d'un tumulte orageux, où se joignent
Les résineux parfums des arbres éloquents,
Vos Lieder, à la fois déchirés et fringants.
—Mais quand le vent se tait, quand l'étendue est
calme,
Vous repoussez le verre où luit le vin du Rhin;
Le Gange, les cyprès, la paresse des palmes
Vous font de longs signaux, secrets et souverains;
Et votre oeil fend l'azur et les sables marins,
Immobile, extatique et vague pèlerin!
Vous riez, et tandis que tinte votre rire,
Vos poèmes en pleurs invectivent le sort;
Vous chantez, justement, de ne pas pouvoir dire
Les sources et le but d'un multiple délire,
Rossignol florentin, Grèbe des mers du Nord,
Qui mélangez au thym du verger de Tityre
Les gais myosotis des matins de Francfort.
—J'ai vu, un soir d'automne, au bord d'un chaud
rivage,
Un grand voilier, chargé de grappes de cassis,
Ne plus pouvoir voguer, tant le faible équipage,
Captif sous un réseau d'effluves épaissis,
Gisait, transfiguré par le philtre imprécis
D'un arome, grisant plus encor qu'un breuvage.
O Heine! ce parfum languissant et fatal,
Cette vigne éthérée et qui pourtant accable,
N'est-ce pas le lointain et pressant idéal
Qui vous persécutait, quand de son blanc fanal
La lune illuminait, dans les forêts d'érables,
Vos soupirs envolés vers sa joue de cristal!
—Vous me l'avez transmis, ce désir des
conquêtes,
Cet enfantin bonheur dans les matins d'été,
Ce besoin de mourir et de ressusciter
Pour le mal que nous fait l'espoir et sa tempête;
Vous me l'avez transmis, ô mon brûlant prophète,
Ce céleste appétit des nobles voluptés!
O mon cher compagnon, dès mes jeunes années
J'ai posé dans vos mains mes doigts puissants et doux;
Bien des yeux m'ont déçue et m'ont abandonnée,
Mais toujours vos regards s'enroulent à mon cou,
Sur le chemin du rêve où je marche avec vous…
III
LES ELEVATIONS
Nous avons
l'expérience de notre éternité.
SPINOZA.
LA PRIÈRE
Comment vous aborder, redoutable prière?
Ce qu'il faudrait, mon Dieu, c'est ne rien demander
Qui n'ait votre impalpable et pensive lumière,
Et qui ne nous combatte au lieu de nous aider.
Qu'est-ce qui prie en moi, qu'est-ce qui vous
implore,
N'est-ce pas ce désir qui ne s'est jamais tu,
Et qui, ayant lassé tous les échos sonores,
Vient à vous, plus secret, plus vaste et plus têtu?
J'ai peur qu'on vous offense au fond des calmes
sphères
Par le besoin que l'homme a d'être contenté,
Par cette pesanteur vers ce que l'on préfère,
Par l'exaltation de toute faculté!
Il faudrait le formel et morne sacrifice,
Le désert refusant la rosée et le vent,
L'extase aux yeux noyés, renonçant au délice
De toucher à la mort avec un coeur vivant.
Aussi je n'ose rien demander à l'espace,
Je sais que la prière est un pressant amour
Qui, comme l'épervier sur le troupeau qui passe,
Tombe du haut du ciel, plus rapide et plus lourd!
Rien n'est pur, rien n'est bon dans le souhait des
êtres,
Puisque tout est besoin de calme ou de sanglot,
Ivresse d'absorber, de croître et de connaître,
Inguérissable attrait de la soif et de l'eau!
Les puissants animaux, désolés et sublimes,
Qui dardent dans mon coeur leurs voeux déchus, divins,
Ne me laisseront pas monter jusqu'à vos cimes
Sans que mon être entier ait apaisé leur faim!
Et puis, avec quels yeux et quelles mains
humaines
Concevoir votre esprit, vos aspects, vos séjours?
Parfois, en suffoquant, je pressens vos domaines
Quand il faut plus de place à mon extrême amour;
Mais je n'offre jamais qu'une âme inassouvie
Qui vous exige ainsi qu'un plus vaste pouvoir,
Et qui, dépassant l'air, les formes et la vie,
Poursuit jusqu'en vous-même un éclatant savoir.
Pourtant, regardez-nous, sur les routes réelles
Où nous luttons, mêlés de constance et d'exil,
Accoutumés au sol et tentés par les ailes,
Absents de nous déjà, et vers vous en péril…
—Être toujours vaincu et ne pouvoir l'admettre,
Ne pas donner au sort notre consentement,
Et, quand de toute part la mort monte et pénètre,
Rire comme la mer en son blanc flamboiement!
Persévérer en soi malgré l'ardeur nouvelle,
Malgré l'arrachement et la mobilité,
Et sentir je ne sais quelle vie éternelle
Jaillir du seul effort humain d'avoir été.
Avoir toujours cherché, pressenti l'impossible
Comme un sûr continent épandu et dissous;
Et partout exigé un amour réversible,
Qui fait que l'onde aussi aurait eu soif de nous;
Errer dans les matins soulevés et bachiques
Qui semblent pleins de temps, d'espoir, de chauds conseils
Et ne plus leur livrer son âme nostalgique
Puisqu'aucun coeur ne bat derrière le soleil;
Avoir vu peu à peu s'assombrir la nature
Sans pouvoir discerner, au long des frais matins,
Si c'est dans le regard ou les vastes verdures
Que le flambeau vivace et prudent s'est éteint;
N'avoir jamais voulu mettre aucune défense
Entre sa libre vie et votre volonté,
Afin que votre active et confuse présence
Y jette son tumulte et son infinité;
Avoir vraiment connu, dans des lieux héroïques,
L'appétit matinal et joyeux de la mort,
Et senti que la vie allégée et mystique
Fuyait vers quelque appel venu d'un autre bord,
Enfin, avoir porté la douleur exemplaire,
L'amour par qui l'on voit, l'on comprend et l'on sait,
Et vivre désormais dans le regret austère
De n'avoir pu mourir quand on se surpassait,
Voyez si ce n'est pas la plus pesante image
De l'âme se traînant jusqu'à votre inconnu,
Et, soulevant déjà l'éboulement des âges,
Vous présentant l'esprit comme un diamant nu.
—Être un tigre blessé, qui s'allonge et qui
saigne
Dans vos forêts, mon Dieu, peu sûr d'être sauvé…
J'ai vu trop de repos chez ceux qui vous atteignent:
La sainteté n'est pas de vous avoir trouvé!…
O MONDE! NOUS PASSONS…
Non
par sa propre force, mais par celle que lui communiquait
le dieu…
EURIPIDE.
O monde! nous passons sous ta voûte infinie,
Ayant tout rabaissé jusqu'à notre raison.
Les calmes lois, l'espoir paisible, les maisons
Sont une forteresse endormante et bénie.
Nous allons sans jamais trouver l'essentiel
De la terrible énigme à nos yeux suspendue;
Et détournant leurs yeux prudents de l'étendue,
Les hommes au front bas ont oublié le ciel.
—Mais quelques-uns n'ont pas cette humble
conscience;
Ils n'ont pas accepté de leur commun destin
Ces résignations, cet oubli, ce dédain,
Qui leur permet d'errer avec indifférence.
Toujours interrogeant l'espace et les chemins,
Cherchant leur mission ou bien leur jouissance,
Ils se sentent, avec une sombre puissance,
Humbles parmi les dieux, rois parmi les humains!
Ils connaissent la paix alors qu'ils
accomplissent
Ces tâches du désir qu'ils savent assumer;
Le danger d'espérer, le courage d'aimer
Leur imposent un grave et glorieux supplice.
Ceux-là n'ont pas de frein, ils ont reçu des
dieux
Un ordre séculaire, excessif, unanime;
Par delà les torrents, par delà les abîmes,
Ils poursuivent sans peur leur sort aventureux.
Ils vont. L'air, les printemps, les vents les
encouragent.
Toute force et tout bien agit et bout en eux,
Leur coeur est clair alors qu'il est tempétueux,
Et, comme un haut sommet, dépasse les orages.
—Seigneur, vous m'avez dit d'être ce pèlerin
Qui s'épuise et pourtant que jamais rien n'entrave;
Vous m'avez infusé le chant du tambourin,
L'éclat de la cymbale et l'écume des gaves;
Pour prix de ma fatigue et d'un cri sans écho,
Vous m'avez accordé plus de peines qu'aux autres;
Je sentais vos faveurs au poids de mon fardeau,
Et je suis le plus las parmi tous vos apôtres!
Mais quelquefois le soir, quand l'univers s'est
tu,
Quand, rompu par l'effort, le peuple humain sommeille,
Vous m'ouvrez dans l'espace un chemin revêtu
Du blanc scintillement des stellaires abeilles.
J'assemble sous mes mains les paradis perdus;
Un musical silence éclate à mon oreille;
Mon âme ressent tout sans en être étonnée,
Le serpent sous mon pied a sa tête inclinée.
Je touche un fruit secret que plus rien ne défend,
Et vous êtes mon Dieu, et je suis votre enfant…
MON DIEU, JE NE SAIS RIEN…
Mon Dieu, je ne sais rien, mais je sais que je
souffre
Au delà de l'appui et du secours humain,
Et, puisque tous les ponts sont rompus sur le gouffre,
Je vous nommerai Dieu, et je vous tends la main.
Mon esprit est sans foi, je ne puis vous
connaître,
Mais mon courage est vif et mon corps fatigué,
Un grand désir suffit à vous faire renaître,
Je vous possède enfin puisque vous me manquez!
Les lumineux climats d'où sont venus mes pères
Ne me préparaient pas à m'approcher de vous,
Mais on est votre enfant dès que l'on désespère
Et quand l'intelligence à plier se résout.
J'ai longtemps recherché le somptueux prodige
D'un tout-puissant bonheur sans fond et sans parois:
La profondeur est close au prix de mon vertige,
Et mon torrent toujours rejaillissait vers moi.
Ni les eaux, ni le feu, ni l'air ne vous
célèbrent
Autant que mon inerte, actif et vaste amour;
La lumière est en moi, j'erre dans les ténèbres
Quand mes yeux sont voilés par la clarté du jour!
Jamais un être humain avec plus de constance
N'a tenté de vous joindre et d'échapper à soi.
Au travers des désirs et de leur turbulence,
J'ai cherché le moment où l'on vous aperçoit.
—Je vous ai vu au bord de ces païens rivages
Où les temples ouverts, envahis par l'été,
Maintiennent dans le temps, avec un long courage,
De votre aspect changeant la multiple unité.
Je vous vois, dieu guerrier, quand la foule
unanime,
Effaçant ses contours, arrachant ses liens,
Semble un compact éther aspiré par les cimes
Et gagne le sommet de monts cornéliens.
Je vous vois, quand ma ville, ainsi qu'un pâle
orage,
Etend à l'infini le désert de ses toits,
Et que mes yeux, mêlés aux langueurs des nuages,
Se traînent sans trouver vos véritables lois.
Je vous vois, sur les fronts ternis comme des
cibles,
De ceux-là qui jamais ne déposent leur faix,
Qui, s'efforçant toujours au delà du possible
Ont le zèle offensé d'un héros contrefait.
Je vous vois, quand un corps craintif va se
résoudre
A saisir le bonheur suave et malfaisant;
Quand le plaisir au coeur roule comme la foudre
Et semble un meurtrier qui console en tuant!
C'est vous qui rayonnez avec les douze apôtres
Dans les gémissements, les appels et les cris,
Dans un être éperdu qu'on sépare de l'autre,
Dans ces lambeaux de chair où se mouvait l'esprit;
Dans ces regards accrus que la douleur
tenaille:
Athlètes enchaînés où vient perler le sang,
Terribles yeux, frappés ainsi que des médailles
Où l'on voit la beauté d'un mort ou d'un absent!
—Seigneur, vous l'entendez, je n'ai pas d'autre
offrande
Que ces pourpres charbons retirés des enfers,
Depuis longtemps l'eau vive et l'agreste guirlande
S'échappaient de mes bras, épars comme un désert.
Mais ce que je vous donne est le soupir des
âges;
L'orgueil désabusé porte la corde au cou;
Et ma simple présence est comme un clair présage
Qu'un siècle plus gonflé veut s'écouler en vous.
Ce n'est pas la langueur, ce n'est pas la
faiblesse
Qui me fait vous louer et vers vous me conduit,
Mais l'exaltant soleil, comblé de mes caresses,
Quand mon esprit souffrait l'a laissé dans la nuit.
—J'ai vu que tout priait, le désir et la
plainte,
Que les regards priaient en se cherchant entre eux,
Que les emportements, le délire et l'étreinte
Sont la tentation que nous avons de Dieu.
Je ne puis l'expliquer, mais votre éclat
suprême
Semble être mon reflet au lac d'un paradis,
Un soir je vous ai vu ressembler à moi-même,
Sur la route où mon corps par l'ombre était grandi;
C'est toujours soi qu'on cherche en croyant qu'on
s'évade,
On voudrait reposer entre ses bras bénis;
Votre amour et le mien jamais ne rétrogradent,
Et je m'entoure enfin de mon coeur infini…
Je le sais, mes pas sont enlizés dans le sable,
Tout le poids de la vie est retenu au sol,
Mais la flèche du coeur va vers l'inconnaissable
Et l'esprit ébloui accompagne ce vol;
Je ne veux plus revoir ce trop humain désastre
Qui m'avait assourdie et me crevait les yeux;
Ces nuits où la douleur m'apparentait aux astres,
Par l'effort éloigné, vain et silencieux;
La détresse a besoin d'une immense étendue,
D'une voûte où l'amour coule jusqu'aux deux bords;
Une ardeur sans espoir n'est plus interrompue,
Et l'espace est moins haut que son plaintif essor.
C'est pourquoi, les yeux clos aux lueurs de la
terre,
Délaissant ma raison comme un trop faible ami,
Je vous bois, ô torrent dont le feu désaltère,
Dieu brûlant, vous en qui tout excès est permis…
LA SOLITUDE
Quoi! vais-je m'attrister d'un long jour
solitaire?
Reprocherai-je au sort son indigent éclat?
Plus poignant est l'ennui, plus il est salutaire;
Aidons le doux réseau du temps à se défaire;
N'est-il pas juste, ô cieux! que l'on se sente las,
Et que déjà pour nous tout commence à se taire,
Puisqu'il faudra, pourtant, être un mort dans la terre…
SI VOUS PARLIEZ, SEIGNEUR…
Si vous parliez, Seigneur, je vous entendrais
bien,
Car toute humaine voix pour mon âme s'est tue,
Je reste seule auprès de ma force abattue,
J'ai quitté tout appui, j'ai rompu tout lien.
Mon coeur méditatif et qui boit la lumière
Vous aurait absorbé, si, transgressant les lois,
Comme le vent des nuits qui pénètre les pierres
Votre verbe enflammé fût descendu sur moi!
Nul ne vous souhaitait avec tant d'indigence:
Je vous aurais fêté au son du tympanon
Si j'avais, dans mon triste et studieux silence,
Entendu votre voix et connu votre nom.
Si forte qu'eût été l'ombre sur vos visages,
Sublime Trinité! j'eusse écarté la nuit,
Mon esprit vous aurait poursuivie sans ennui,
Et j'aurais abordé à votre clair rivage…
Mais jamais rien à moi ne vous a révélé
Seigneur! ni le ciel lourd comme une eau suspendue,
Ni l'exaltation de l'été sur les blés,
Ni le temple ionien sur la montagne ardue;
Ni les cloches qui sont un encens cadencé,
Ni le courage humain, toujours sans récompense,
Ni les morts, dont l'hostile et pénétrant silence
Semble un renoncement invincible et lassé;
Ni ces nuits où l'esprit retient comme une
preuve
Son aspiration au bien universel;
Ni la lune qui rêve, et voit passer le fleuve
Des baisers fugitifs sous les cieux éternels.
Hélas! ni ces matins de ma brûlante enfance,
Où, dans les prés gonflés d'un nuage d'odeur,
Je sentais, tant l'extase en moi jetait sa lance,
Un ange dans les cieux qui m'arrachait le coeur!
Pourtant, ayez pitié! Que votre main penchante
Vienne guider mon sort douloureux et terni;
J'aspire à vous, Splendeur, Raison éblouissante!
Mais je ne vous vois pas, ô mon Dieu! et je chante
A cause du vide
infini!
MON DIEU, JE SAIS QU'IL FAUT…
Mon Dieu, je sais qu'il faut accepter la
détresse,
Qu'il faut, dans la douleur, descendre jusqu'en bas,
Mais, dans ce labyrinthe où votre main nous presse,
Puisque vous êtes bon, ne se pourrait-il pas
Que nous entrevoyions du moins la claire issue
Que déjà votre main prépare doucement,
Et qu'un peu de lumière, au lointain aperçue,
Nous aide à supporter ce ténébreux moment?
Pourquoi nos maux sont-ils si compacts et si
denses
Qu'on semble enseveli dans un obscur caveau?
D'où vient cette funèbre et perfide abondance
Qui submerge le coeur et trouble le cerveau?
Pourtant, les lendemains sont quelquefois si
tendres,
On revoit les regards que l'on n'espérait plus.
Mais le bonheur fait mal quand il faut trop l'attendre,
Être sauvés enfin, ce n'est plus être élus.
Consolez-nous parfois dans cette forteresse
Dont vous tenez les clefs et fermez le vitrail;
Laissez-nous pressentir les futures caresses
Et leur fraîche beauté d'eau bleue et de corail!
C'est trop d'être privé de la douce espérance,
D'être comme un forçat serré le long du mur,
Qui ne peut pas prévoir sa juste délivrance,
Car la fenêtre est haute et les verrous sont durs.
Pourquoi ce faste affreux de l'angoisse où nous
sommes,
Pourquoi ce deuil royal et ces chagrins pompeux,
Puisqu'il vous plaît parfois d'avoir pitié des hommes
Et de remettre encor le bonheur auprès d'eux?
Faut-il donc au Destin ces heures pantelantes,
L'émeut-on par un corps qui tremble et qui gémit?
Nos pleurs sont-ils un peu de cette huile brûlante
Que Psyché répandit sur l'Amour endormi?
S'il se peut, écartez ces moments de la vie
Où nous sommes broyés sous un joug trop étroit,
Et, pareils aux mineurs dans la noire asphyxie,
Nous tentons d'écarter le roc avec nos doigts.
—Déjà, loin du plaisir, du monde, des parades,
Mon coeur ardent n'est plus, dans son éclat voilé,
Qu'un feu de bohémiens sur la pauvre esplanade,
Où l'enfant nu console un cheval dételé.
—Mais s'il faut que ces jours de supplice
reviennent,
S'il faut vivre sans eau, sans soleil et sans air,
Que du moins votre main s'empare de la mienne
Et m'aide à traverser l'effroyable désert…
COMME VOUS ACCABLEZ VOS PREFERES…
—Comme vous accablez vos préférés, Seigneur!
Comme l'éclair, comme le vent, comme un voleur,
Vous vous jetez sur eux, dans un désordre étrange;
Vous les frappez, avec l'essaim des mauvais anges;
Vous faites rage, ainsi qu'un typhon sur la mer.
Ni les cris ni les pleurs dans les regards amers
Ne vous arrêtent. Vous secouez jusqu'aux moelles
Le pauvre cèdre humain qui louait vos étoiles!
Vous dispersez, avec votre bras forcené,
L'amour, qui consolait depuis que l'on est né.
Par la douleur physique et la douleur du rêve
Vous nous faites ployer; on se courbe, on se lève,
Comme un rameau rompu qui lutte dans le vent.
On implore, et vos coups vont encor s'aggravant.
Il semble que votre ample et salubre courage
Veuille assainir en nous quelque obscur marécage,
Tant vous nous arrachez, par des sueurs de sang,
L'âcre ferment vivant, orgueilleux et puissant.
On pense qu'on mourra du mal que vous nous faites…
—Et puis, c'est tout à coup la fin de la tempête;
On est comme les bois légers, silencieux,
D'où le vent se retire et monte vers les cieux.
Et l'on est abattu, mais clair, calme, sans tache;
Bercé comme un vaisseau sous une molle attache;
Purifié, prudent, entouré de remparts,
Protégé comme un roi parmi ses étendards…
—Mais s'il fallait connaître encor cette furie,
Ah! Seigneur, laissez-moi mourir sur la prairie,
Près de l'arbre du bien et du mal, dont mes mains
Dès l'enfance ont cueilli les délices humains.
Défendez-moi de vous, Seigneur, je vous en prie;
Laissez-moi défaillir, et ne m'arrachez pas
Le perfide serpent qui dort entre mes bras…
JE SUIS FIÈRE DE TOUT…
Je suis fière de tout ce que je vous fis faire,
Pauvre âme et pauvre esprit au faible corps liés.
J'ai veillé, dans la morne ou brûlante atmosphère,
A ce que rien de vous ne fût humilié.
Ah! s'il n'avait tenu qu'à mon penchant délire,
Qu'à mon rêve incliné vers le plaintif amour,
J'aurais suivi la route où tout effort expire,
Mais je vous ai sauvés en m'immolant toujours!
Ma part fut abondante, aride, ténébreuse;
J'ai combattu l'orage et divisé le vent,
Et j'ai su m'enivrer, dans les jours éprouvants,
Du sombre enchantement des larmes courageuses.
Déjà mon temps décline, et le vent dans les
palmes
Ne répand plus pour moi son parfum vaste, amer.
Peut-être vais-je atteindre, ayant de tout souffert,
La région sereine où la douleur est calme;
Et je vous remercie, orage, ardeur, souffrance,
Et vous, déception au jeu continuel,
De m'avoir accordé la sombre indifférence
Qui prépare le corps au repos éternel…
J'AI REVU LA NATURE…
J'ai revu la Nature en son commencement.
J'entends comme en naissant, comme en ouvrant l'oreille,
Un bruit de branches, d'eau, de brises et d'abeilles
Passer avec un vague et frais étonnement.
On voit partout jaillir de la terre âpre et dure
La vapeur balancée et molle des verdures…
—Nature, je connais votre piège éternel:
Forte par la beauté, humble par le silence,
Vous attendez qu'en nous sans cesse recommence
L'immense adhésion au but universel.
L'indiscernable Amour tente un furtif appel…
Je suis là; l'églantier enlace un banc de marbre
Qu'entoure la senteur fourmillante des buis.
Tout gonfle et se fendille avec un léger bruit
De résine au soleil; le vent, au haut des arbres,
A les grands mouvements de l'inspiration.
Hélas! cette salubre et chaste passion,
Ce grand nid des vivants qui croît et se prépare,
Sera-t-il donc toujours l'ennemi des humains?
Parmi ce tourbillon de graines et d'essaims,
Nature, vous faut-il une âme qui s'égare,
Et qui mêle à votre âcre et printanier levain
L'inutile désir d'un amour plus divin,
Que vous désabusez et que rien ne répare?…
ON ETOUFFAIT D'ANGOISSE ATROCE…
On étouffait d'angoisse atroce, et l'on
respire.
Il semble que l'on ait désormais vu le pire,
Qu'on est sorti vivant du cercle de l'enfer,
Que c'est fini! Le jour remonte, calme et clair;
On entend les rumeurs des routes, des villages,
Le chant des coqs, le doux roulis des engrenages:
Halettement de fer que font dans le lointain
Les usines, fumant sur le léger matin…
Une haleine de fleurs épaissit les prairies;
On voit, sur le torrent, écumer la scierie.
Les calmes oliviers, immobiles, songeant,
Reçoivent tout l'azur dans leurs tamis d'argent;
Et les abeilles, par leurs danses chaleureuses,
Font un voile doré aux collines pierreuses;
Et l'on est sauf!
Mais
quand reviendront les effrois,
Quand ce sera vraiment pour la dernière fois;
Quand ce sera le terme exact de toute chose,
Le mal sans guérison, la mort de ceux qu'on ose
A peine regarder, tant ils sont beaux et chers;
Quand l'esprit ne pourra plus réjouir la chair;
Quand on sera usé, délaissé, terne, comme
Un jardin d'hôpital où flânent de vieux hommes;
Quand, ni les prés gonflés qui montent aux genoux,
Ni l'orgueil ni l'amour ne seront faits pour nous;
Quand tout ce qui voyage, agit, hêle, circule,
S'éloignera de l'ombre où notre front recule,
Et qu'on sera déjà un cadavre vivant,
Dont le timide effort, derrière un contrevent,
Regarde encore un peu le soleil et l'orage
Verser aux coeurs humains les robustes courages
Et la témérité, par qui Dieu vient en aide;
Quand le malheur sera formel, net, sans remède,
Et qu'on sera poussé, morne, les bras liés,
Contre le mur, où sont tombés les fusillés:
Quel baume, quel secours subit, quelle allégeance
Me mêlera, Nature, à votre calme essence?
L'ESPACE NOCTURNE
«Zeus lui-même considérait la nuit avec une crainte respectueuse.»
Qui pourrait déchiffrer la nuit silencieuse?
Les Nombres sont en elle éclatants et secrets,
Comme un jour plus subtil, sa blanchâtre veilleuse
Dispense la clarté jusqu'aux sombres forêts…
Sa douceur monotone et sa couleur unique
Font une lueur vaste, absolue et sans bords.
Comme un haut monument éternel et mystique,
Elle semble arrêtée entre l'air et la mort.
—Que j'aime votre exacte, uniforme lumière,
Sans saillie et sans heurts, sans flèche et sans élan,
Où les noirs peupliers, recueillis, indolents,
Semblent, dans l'éther blanc, de visibles prières!
—Nuit paisible, pareille aux rochers des
torrents
Vous laissez émaner des parfums froids et tristes,
Et dans votre caveau, pâle et grave, persiste
L'âme des premiers temps, et les esprits errants.
Est-ce un lointain rappel des heures primitives
Où l'inquiet désir se défiait du jour,
Qui fait que nous aimons votre lampe plaintive,
Et qu'on se croit la nuit plus proche de l'amour?
—Vous êtes aujourd'hui songeuse et solennelle,
Nuit tombale où se meut l'odeur d'un oranger;
Je veux tracer mon nom sur votre blanche stèle,
Et méditer en vous avec un coeur figé.
Mais, hélas! je ne peux diminuer ma plainte,
Je suis votre jet d'eau murmurant, exalté,
Mon coeur jaillit en vous, épars et sans contrainte,
Vaste comme un parfum propagé par l'été!
Pourquoi donc, douce nuit aux humains
étrangère,
M'avez-vous attirée au seuil de vos secrets?
Votre muette paix, massive et mensongère,
N'entr'ouvre pas pour moi ses brumeuses forêts.
Qu'y a-t-il de commun, ô grande Sulamite
Noire et belle, et toujours buveuse de l'amour,
Entre votre splendeur étroite et sans limite,
Et nous, que le temps presse et quitte chaque jour?
Pourquoi nous tentez-vous, dormeuse de
l'espace,
Par votre calme main apaisant notre sort?
Jamais l'homme ne peut rester sur vos terrasses
Bien longtemps, à l'abri du rêve et de l'effort,
Puisque vivre c'est être alarmé, plein d'angoisse,
Menacé dans l'esprit, menacé dans le corps,
Luttant comme un soldat sans arme et sans cuirasse,
Puisqu'on naviguera sans atteindre le port,
Puisque après les transports il faut d'autres transports,
Puisque jamais le coeur ne rompt ni ne se lasse,
Et que, si l'on était paisible, on serait mort…
JE VIS, JE PENSE, ET L'OMBRE…
Je vis, je pense, et l'ombre insensible et
divine
Dans le vallon obscur m'entoure de splendeur;
Le romanesque vent, en s'ébattant, incline
Sur le noir oranger le sureau lourd d'odeur.
Et je suis le témoin vigilant, perspicace,
De cette heure fougueuse où tout tressaille et boit;
Et rien qu'en respirant, je retrouve la trace
Des passants glorieux engloutis avant moi.
Et pourtant quel silence! Immobile présage,
Les étoiles aux cieux maintiennent fixement
Leur calme groupement, irrégulier et sage,
Vestige ténébreux d'un vaste événement.
Rien, je ne saurai rien de l'énigme du monde!
Je m'y suis insérée avec autant d'amour
Que l'arbre dans le roc, que la rive dans l'onde,
Que le dard du soleil dans la pulpe du jour.
Mais je ne saurai rien; j'interroge, et
j'écoute
Mon rêve qui répond à mon âme; et j'entends
La foule des secrets, des désirs et du doute
Agir en moi depuis la naissance du temps…
Parfois, dans un sursaut de connaissance
épique,
J'enveloppe l'espace et ses sombres lueurs,
Depuis la lune morte au sein des cieux mystiques,
Jusqu'aux chats d'Orient, sanglotant dans les fleurs.
Mais je ne saurai rien de ma tâche éphémère!
—Insondable Univers que j'ai cru posséder,
Je n'interromprai pas ma pensive prière
Vers ton muet orgueil, qui ne peut pas céder.
—Beau soir, tout envolé de parfums et de
brises,
Remuante ténèbre, agile et fraîche ardeur,
C'est en vain que ma voix vous suit et vous attise,
Comme la flûte grecque accompagne un danseur!
—Je suis mortelle, et tout ce que je loue est
stable!
Mon être se dissout, mon passé est errant;
Vous brûlerez sans moi, ô monde délectable!
La lune luit; le vent se baigne dans le sable,
Et j'écoute monter vers les cieux odorants,
Mon esprit dilaté, clairvoyant, secourable,
Qui, tout imprégné d'eux, leur est indifférent!
JE SAIS QUE RIEN N'EST PLUS…
Je sais que rien n'est plus pour moi, et
cependant
Je regarde parfois les choses de l'espace,
Je vois l'ombre de l'if qui divise l'étang,
Et l'azur s'entr'ouvrir pour un oiseau qui passe.
La cloche d'un couvent disperse dans les airs
Son rêve débordant et son Credo candide:
Douce cloche, oasis d'argent du bleu désert,
C'est vous la palme et l'eau des soirs tendres et vides!…
Dans la rue, un enfant, un marchand, un tonneau
Rendent le calme éther et le pavé sonores;
Je rêve d'un jardin tropical, sur les flots
Où gonflent mollement les pompeuses Comores.
Et je regarde luire, entre les toits serrés
Où mes tristes regards lentement aboutissent,
Ces cieux du soir qui sont si doux et si propices
Aux âmes qui n'ont pas encor désespéré…
LE DESTIN DU POÈTE
«O
Perséphone donne-nous un courage invincible.»
ESCHYLE.
C'était un matin chaud, serein, religieux,
Dans cette ombre bleuâtre où l'homme naît; les dieux
Tenaient entre leurs mains une âme qui tressaille,
Qui s'éveille et s'émeut. Les dieux disaient: «Qu'elle aille,
Luttant contre les vents et le nuage obscur,
Dans l'azur et toujours plus avant dans l'azur!
Qu'errante, mais encore à nos cieux retenue,
Elle vive les bras étendus vers la nue,
Ne pouvant oublier et ne pouvant saisir
Le souvenir épars de l'immortel plaisir;
Qu'elle aille, épi de blé que l'univers va moudre,
S'attachant au soleil, s'attachant à la foudre;
Qu'innocente, et croyant à la bonté du jour,
Elle répande en vain son ineffable amour,
Et que toute sa joie, enivrée, abattue,
Retombe sur son coeur comme un fardeau qui tue!
Qu'aucun baiser ne soit assez âpre et puissant
Pour celle dont le sang veut rejoindre du sang;
Ivre d'effusion et d'ardeur fraternelle,
Que les mots qu'elle dit ne soient compris que d'elle.
Quand la clarté des nuits étend l'ombre des ifs,
Que tous ses désirs soient allongés, excessifs,
Et qu'elle porte alors, comme un poids qui l'écrase,
Les souhaits, le plaisir, le regret et l'extase!
Qu'un matin, dédaignant les douceurs de l'été,
N'aimant plus que l'orgueil et que l'éternité,
Elle aille, se blessant d'un véhément coup d'aile;
Qu'elle soit morte enfin, et qu'il ne reste d'elle
Que quelques chants plaintifs, dont le tremblant éclat
Touche moins que l'odeur vivante des lilas,
Que les cris des oiseaux dans les nuits sanglotantes,
Que les pleurs des jets d'eau, que les brises errantes,
Et qu'ainsi les humains, dont le coeur faible et dur,
Ignore nos desseins enfermés dans l'azur,
Qui croient que leur bonheur est notre complaisance,
Voyant cette âme lasse et lourde de souffrance,
Ne puissent pas savoir,—secret profond des dieux,—
Que c'était celle-là que nous aimions le mieux…
ELEVATION
Je n'ai rien accepté du séjour sur la terre,
Jamais le sort humain n'eut mon consentement;
J'ai langui, j'ai bondi, nomade et solitaire,
Des paradis de joie aux enfers du tourment.
La vie en me touchant a décuplé sa force:
Pour mieux combler mon âme et creuser mon émoi,
L'espace, les soleils, les pays, les écorces
Se joignaient à mon corps et brûlaient avec moi!
Enfant, j'ai désiré le sort, l'amour, la vie
Avec l'arrachement des fleuves vers la mer;
Je me retourne encor, étonnée et ravie,
Vers l'image que j'eus d'un si tendre univers:
Que les jours se levaient splendides dans ma
joie!
Quel torrent ascendant de mon coeur vers les cieux!
Mais l'orchestre s'est tu; la brume qui me noie
M'entraîne mollement aux lieux silencieux.
J'ai la sérénité d'être sans espérance,
Je ne souhaite rien, j'ai pris congé de moi;
Ma force, mes désirs, mes regrets, ma souffrance
Ont fui comme le temps laisse tomber les mois.
Mon coeur libre est ouvert à tout écho sublime,
Les fiers chevaux du Cid y font sonner leurs pas;
J'étends, les yeux penchés au-dessus des abîmes,
Une main qui pardonne et l'autre qui combat.
Je sais que l'héroïsme est la suprême ivresse,
Le mont où retentit la trompette d'argent,
Mais plus le bond est haut, plus sûrement il blesse:
Les esprits éblouis sont les plus indigents.
Je vois bien que tout fleuve orgueilleux a sa
rive,
Que tout a sa mesure et son empêchement,
La chance aux yeux divins, rapidement nous prive,
Et quand le sombre amour a pitié, c'est qu'il ment.
Je ne demande pas à l'énigme du monde
Quel dieu favorisait puis délaissait mon coeur,
Ni quel fleuve d'amour, en détournant ses ondes,
A déposé chez moi ce limon de langueur!
Hélas! que tout nous fuit! Comme tout nous
rejette!
Comme tout aboutit à ce hideux repos
Qui de la terre fait un immense squelette
Où les foules sans nombre ont aligné leurs os!
—Et maintenant, debout comme les astronomes
Dans les limpides nuits d'Agra et de Philæ,
Je contemple, au-dessus des mondes et des hommes,
Les signes infinis de mon coeur étoilé!…
EN CES JOURS DECHIRANTS…
En ces jours déchirants où le Destin me brave
Et lentement me vainc, Seigneur, soutenez-moi,
Jusqu'au mystique instant que mon coeur entrevoit,
Où je confesserai que la douleur est suave;
Déjà son huile sainte a pénétré mes os;
Je renonce à vouloir, à désirer, à vivre;
Quand l'instinct est rompu, les âmes volent haut…
Douleur, c'est votre poids sacré qui me délivre;
C'est par votre grandeur qu'on atteint au repos…
A MISTRAL
O Mistral, la Mireille antique,
—Chloé qui dansait dans le thym—
Suspend sa flûte bucolique
Au vert laurier de ton jardin!
Elle s'approche et te contemple;
Et, dans le vent rapide et pur,
C'est toi la colonne du temple,
C'est toi l'olivier sur l'azur!
Tu étincelles dans l'espace
Par tes airs de pâtre et de roi;
Ton coeur enveloppe ta race
Et ton pays descend de toi!
Sous le soleil et les étoiles
Tu tiens ta lyre au son hautain,
Comme un vaisseau gonfle sa voile
Et bondit sur les flots latins!
Le vent bleu, sur la pierre blanche,
De ses beaux bras audacieux
Trempés dans le parfum des branches,
Etale ton nom sous les cieux!
La musique glissante ou vive
Baigne et soulève tes pipeaux
Comme un fleuve franchit sa rive
Et s'étend parmi les roseaux…
—Ainsi nous recherchions l'Histoire,
L'Hellade avec ses temples roux,
Quand c'est toi, la Nef, la Victoire,
Et le Grec béni de chez nous!
Et Chloé, fille de Sicile,
Retrouve en toi le sol natal;
Son miroir, sa lampe d'argile,
Elle les consacre à Mistral,
Heureuse, après un si long somme,
De voir, dans l'azur et le vent,
Que Daphnis, le plus beau des hommes,
A pris l'éclat d'un dieu vivant…
VERS ECRITS SUR LES CHAMPS DE BATAILLE D'ALSACE-LORRAINE
O
morts pour mon pays, je suis votre envieux…
V. HUGO.
Ce matin de brouillard, d'orage et de langueur,
Devant un glorieux et triste paysage,
Je ressens, avec plus de fièvre et de vigueur,
L'amour et la fierté qui divisent le coeur
Elancer vers les cieux leur différent courage!
Hélas! les grands sanglots de l'orgueil menacé
Ne sont souvent qu'un bruit de vagues, que domine,
De ses bras éperdus, de ses cris insensés,
Le désir des humains, qui rôde, convulsé,
Dans son empire d'or, de soif et de famine!
—Quel mortel n'a connu vos somptueux élans,
Passion de l'amour, unique multitude,
Danger des jours aigus et des jours indolents,
Orchestre dispersé sur les vents turbulents,
Rossignol du désir et de la servitude!
Mais pour que soient domptés ces iniques
transports,
Nous irons aujourd'hui parmi les tombes vertes
Où les croix ont l'éclat des mâts blancs dans les ports;
Et nous suivrons, le coeur incliné vers les morts,
La route de l'orgueil qu'ils ont laissée ouverte.
Voix des champs de bataille, âpre religion!
Insistance des morts unis à la nature!
Ils flottent, épandus, subtile légion,
Mêlés au blé, au pain, au vin des régions,
Hors des funèbres murs et des humbles clôtures.
—Un jour, ils étaient là, vivants, graves,
joyeux.
Les brumes du matin glissaient dans les branchages,
Les chevaux hennissaient, indomptés, anxieux,
L'automne secouait son vent clair dans les cieux,
Les casques de l'Iliade ombrageaient les visages!
On leur disait: «Afin qu'une minute encor
Le sol que vous couvrez soit la terre latine,
Il faut dans les ravins précipiter vos corps.»
Et comme un formidable et musical accord
Ces cavaliers d'argent s'arrachaient des collines!
Ivre de quelque ardente et mystique liqueur,
Leur âme, en s'élançant, les lâchait dans l'abîme.
Ils croyaient que mourir c'était être vainqueurs,
Et les armées semblaient les battements de coeur
De quelque immense dieu palpitant et sublime.
Ils tombaient au milieu des vergers, des
houblons,
Avec une fureur rugissante et jalouse;
Leurs bras sur leur pays se posaient tout du long,
Afin que, dans les bois, les plaines, les vallons,
On ne sépare plus l'époux d'avec l'épouse…
—O terre mariée au sang de vos héros,
Ceux qui vous aimaient tant sont une forteresse
Ténébreuse, cachée, où le fer et les os
Font entendre des chocs de sabre et des sanglots
Quand l'esprit inquiet vers vos sillons se baisse.
Plus encor que ceux-là, qui, vivants et joyeux,
Tiendront les épées d'or des guerres triomphales,
Ces morts gardent le sol qu'ils ramènent sur eux;
Leur pays et leur coeur s'endorment deux à deux,
Et leur rêve est entré dans la nuit nuptiale…
Le Rhin, paisible et sûr comme un large avenir
Où s'avancent les pas de la France éternelle,
Verse à ces endormis un puissant élixir,
Qui, dans toute saison, les fait s'épanouir
Comme un rose matin sur la molle Moselle!
—Les blés roux et liés sont aux ruches pareils,
De tous les chauds vallons monte un parfum d'enfance,
Mais, embusqué le soir sur le coteau vermeil,
Comme un pourpre boulet le rapide soleil
Semble prêt à venger quelque indicible offense.
Ni le doux ciel coulant sur les fruits verts et
bleus,
Ni l'eau pâle qui dort dans le cercle des saules,
En ces graves pays ne nous penchent vers eux,
En vain l'été répand ses baumes vaporeux,
Un plus fort compagnon s'appuie à notre épaule:
C'est vous, ange irrité, taciturne, anxieux,
Par qui le sang jaillit et l'ardeur se délivre,
Honneur secret et fier, qui marchez dans les cieux,
Par qui l'agonie est un vin délicieux,
Quand, pour vous obtenir, il faut cesser de vivre!
Exaltants souvenirs! O splendeur de l'affront
Par qui chaque être, ainsi qu'une foule qui prie,
Se délaisse soi-même, et, la lumière au front,
Vif comme le soleil qu'un fleuve ardent charrie,
Préfère aux voluptés, qui toujours se défont,
Le grand embrassement du mort à sa patrie!
LES MANES DE NAPOLEON
On voit un blanc jardin et des pelouses vertes.
Le jour d'été nous suit par les portes ouvertes,
Et visite avec nous le dôme nébuleux.
Le vitrage répand des flots de rayons bleus
Pareils à la lueur des campagnes d'Egypte.
Des étrangers, autour de la muette crypte,
Contemplent, le visage appuyé sur leurs mains,
Cette cendre d'un dieu resté chez les humains.
Lourd comme un noir canon d'où s'envole la poudre
On voit luire l'autel, couleur d'encre et de foudre,
Où l'on peut méditer, toucher, goûter l'honneur,
Vif comme l'onde, et chaud comme sous l'Equateur!
Pour un esprit qui songe un tel lieu doit suffire.
—O héros endormi dans le bloc de porphyre,
En vain, dans l'univers, nous recherchions vos pas:
Vous embrassez le monde, il ne vous contient pas.
Sous les palmiers du Nil, sur l'or mouillé des sables,
Vos pas victorieux restaient insaisissables.
Dans les bleuâtres soirs du parc de Malmaison,
Votre ombre erre toujours par delà l'horizon.
Mais la mort déférente, assoupie et sans borne
Est assez vaste, enfin, pour votre face morne.
On contemple, effrayé: ce lit pourpre et puissant
Enferme ce qui fut votre âme et votre sang.
Et vous êtes là, vous à qui l'on ne peut croire
Tant vous êtes encore au-dessus de la gloire!
De quel esprit serein, de quel orgueil content,
Je songe qu'à jamais vous emplissez le temps,
Et que l'orgueil sacré peut laisser choir à terre,
Dans ce temple français de la Victoire Aptère,
Ces ailes que l'on vit sur toutes les cités,
Epandre leur tempête et leur témérité!
Je pense à votre grand retour de l'île d'Elbe;
Les blancs oiseaux des mers, les alcyons, les grèbes,
Chauds de soleils, pareils à des aigles d'argent
Vous suivaient sur la mer où vous alliez, songeant.
Quand vous êtes venu, seul, et jetant vos armes,
Les faces des soldats se couvrirent de larmes.
Ainsi vit-on, un jour, jaillir et s'épancher
L'eau vive que Moïse arrachait du rocher!
Avançant lentement par Cannes, par Grenoble,
Vous marchiez tout le jour; prévoyant, calme, noble;
Invincible, isolé, sûr comme le destin,
Vous reposant le soir, repartant le matin,
Distribuant déjà vos faveurs et vos ordres,
Recevant les baisers de ceux qui voulaient mordre
Et trouvant, ô miracle éclatant en un jour,
Une immense contrée avec un seul amour!
Et Paris enivré autour de vous se presse.
Vous êtes soulevé par sa sainte caresse:
Vous avancez debout, porté de main en main,
Blanche idole, pesant sur tout l'amour humain.
Vous passiez, entr'ouvrant la foule opaque et lisse,
Comme un vaisseau bombé sur une mer propice;
Vous alliez, les deux bras étendus, les yeux clos,
Statue au front doré qu'on soulève des flots;
Héros dont on célèbre un vivant centenaire!
Votre nom sous l'azur roulait comme un tonnerre
Qui tranche les sommets et remplit les vallons.
Un de vos maréchaux, marchant à reculons
Devant les Tuileries flambantes comme une arche,
Gravissant l'escalier devant vous, marche à marche,
Joyeux, vague, extatique, éperdu, sombre et doux,
Répétait tendrement: «C'est vous! c'est vous! c'est vous!»
Mais vous, seul, au-dessus du flot qui vous assaille,
N'ayant pas de témoin qui fût à votre taille,
Contemplant l'horizon d'où les dieux sont absents,
De quel aride coeur goûtiez-vous cet encens?
Le temps passa, lugubre. Un soir on vint descendre,
Dans cette arène vaste et basse, votre cendre.
On mit un grand soleil autour de ce repos.
Comme un bouquet de lis déchirés, les drapeaux
Chez les rois arrachés, dans vos rudes conquêtes,
Fleurirent saintement le silence où vous êtes.
Et depuis, chaque jour, courbés, baissant le
front,
Les hommes étonnés, muets, errent en rond,
Ainsi qu'une pensive et vague sentinelle,
Autour du puits où dort votre cendre éternelle.
—Quand meurent des héros, la piété des humains
Leur élève au sommet fascinant des chemins
Un tombeau clair, altier, imposant, qui s'érige,
Et marque hautement la gloire du prodige;
Et le passant alors, surpris, levant les yeux,
Honore le front haut cet esprit radieux.
Mais vous, plus grand qu'eux tous dans la sublime histoire,
Vous avez cette étrange et solennelle gloire
Par qui tous les orgueils sont brisés tout à coup,
Qu'il faille se pencher pour regarder sur vous…
O DIEU MYSTERIEUX…
O Dieu mystérieux qui n'aimez pas les êtres,
Qui les avez jetés, pleins d'amour et d'espoir,
Dans un monde où jamais rien de vous ne pénètre
Pour rassurer leurs jours, pour éclairer leurs soirs,
Peut-être n'avez-vous de soucis paternels
Que pour les verdoyants et calmes paysages,
Qui sont comblés d'azur, d'allégresse, de miel,
Et d'un apaisement que n'ont pas les visages?
—Les jeux des papillons, des oiseaux, des
zéphirs,
Une branche qu'un flot de soleil ploie et marque,
Font bouger l'horizon, que l'on croit voir frémir
Comme une frêle tente au-dessus d'une barque.
Se joignant dans un net et décisif amour,
Le cristal bleu de l'air et la lente colline
Allongent leur unique et mutuel contour
Dans la molle atmosphère, assoupie et câline.
Les rameaux délicats et gommeux des sapins,
S'offrant, se refusant aux brises qui les pressent,
Et grésillant ainsi qu'un tison argentin,
Emplissent l'air de leurs parcelles de caresses:
Caresse étincelante, hésitante et sans fin,
Qui ne se lasse pas, et, toute une journée,
Imite sur l'azur éblouissant et fin
L'élan d'une âme active et toujours enchaînée.
Des papillons s'en vont comme des messagers
De la pelouse à l'arbre et de l'arbre à la nue,
Et leur vol oscillant tâche de s'alléger
De l'importune ardeur à leurs flancs retenue.
Tout est heureux parmi ce ploiement des
rameaux;
Dans le lointain, un chien impétueux aboie;
Un train coule, rapide et lisse comme une eau;
Et partout c'est la joie: antique et neuve joie!
—Ah! puisque vous n'étiez, Dieu des cieux
enivrés,
Qu'un Sultan amoureux des jardins et des arbres,
Qui, la nuit, contemplez les bleus poissons nacrés
Que la lune nourrit dans son bassin de marbre,
Puisque, Dieu d'Orient, opulent et cruel,
Vous n'aimiez du sol noir où les hommes expirent
Que ces tapis de fleurs, ces châles sensuels
Bariolés ainsi que de lourds cachemires,
Pourquoi nous avez-vous placés dans ces jardins
Où, l'esprit enfiévré de naïve puissance,
Ignorant votre immense et nonchalant dédain
Nous cherchons à goûter votre invisible essence?
—Pauvres gladiateurs qui n'ont droit qu'à la
mort,
La splendeur de l'espoir nous entraîne et nous broie;
Quel but assignez-vous au courage, à l'effort,
Puisque l'homme n'est pas désigné pour la joie?
Du haut de vos balcons, sur les divans des
cieux,
Le bras traînant au bord des pompeuses nuées,
Vous regardez, Sultan d'Asie aux cheveux bleus,
La sombre armée humaine, avide et dénuée.
Vous savez que l'homme est l'esclave révolté,
Celui dont le désir a dépassé vos règles,
Et dont l'esprit, plus haut que la sérénité,
A le frémissement des prunelles de l'aigle.
Et vous vous détournez de son sublime orgueil:
Qu'il souffre, qu'il s'obstine ou défaille, qu'importe?
Son passage ne fait pas d'ombre sur votre oeil
Qu'enchantent des jets d'eau sous les arceaux des portes.
Vous dites: «Que me veut ce lutteur irrité,
Qui, par moi introduit dans la royale arène
Pour servir de spectacle à mon oisiveté,
Pense pouvoir fléchir ma langueur souveraine?
Que les chaleurs, les eaux, les tigres des
forêts
Le détruisent, qu'il aille en ces métamorphoses
Où toujours ma puissance invincible apparaît;
Je ne distingue pas l'homme d'avec les choses…»
—Que vos jardins sont beaux, que vos vergers sont
clairs,
Seigneur! Père des flots, des saisons, des contrées;
Des cymbales d'argent semblent frapper les airs,
Et soulèvent aux cieux des trombes azurées!
Non, nous n'avions pas droit à vos soins
vigilants,
Notre grandeur n'est pas le fruit d'or de votre oeuvre;
Vous nous aviez créés d'un coeur indifférent,
Comme le rossignol et la verte couleuvre.
Vous ne pouviez savoir que de vos frais matins,
De vos nuits, que les vents transportent d'allégresse,
Nous ferions, nous, rêveurs exigeants et hautains,
Le temple de notre âpre et frénétique ivresse;
Que toujours désirant et jamais satisfaits,
Aux flèches du désir ajoutant le reproche,
Nous emplirions l'éther insensible et parfait,
D'un chant plus remuant que l'orage et les cloches;
Que l'amour et la mort, dont vous aviez lié
Les mains, dans une sage et suave harmonie,
Seraient pour nous, héros toujours à l'agonie,
Le mystique portail avec ses deux piliers;
Que nous appellerions amour, splendeur,
désastre,
Ce qui n'est à vos yeux que la pente du sort.
Et qu'avec nos orgueils, nos défis, nos transports,
Nous viendrions,—Bouddha qui rêvez dans les astres,
Près de la lune, blanc lotus mort à demi,
Ecoutant la musique éparse et frémissante
Que font les sphères d'or en leur course dansante,—
Troubler par nos sanglots votre rire endormi…
IV
LES TOMBEAUX
Grandeur, gloire, ô
néant! calme de la nature!
V. HUGO.
LES MORTS
«Si
belle qu'ait été la Comédie en tout le reste…»
PASCAL.
Seigneur, j'ai vu la face inerte de vos morts,
J'ai vu leur blanc visage et leurs mains engourdies;
J'ai cherché, le front bas devant ces calmes corps,
Ce qui reste autour d'eux d'une âme ivre et hardie.
Leur triste bouche, hélas! hors du bien et du
mal
A conquis la suprême et vaine sauvegarde;
Comme un remous secret, hésitant, inégal,
Un flottant inconnu sous leurs traits se hasarde.
Rien en leurs membres las n'a gardé la tiédeur
De la haute aventure, humaine, ample et vivace;
Ils sont emplis d'oubli, d'abîme, de lourdeur;
On sent s'éloigner d'eux l'atmosphère et l'espace.
Barques à la dérive, ils ont quitté nos ports;
Ainsi qu'une momie au fil d'un flot funèbre,
Ils vont, fardeau traîné vers d'étranges ténèbres
Par la complicité du temps rapide et fort.
Nos déférents regards humblement les
contemplent:
Soldats anéantis, victimes sans splendeur!
—J'écoute s'écrouler les colonnes du temple
Que mon orgueil avait élevé sur mon coeur.
Hélas! nul Dieu, nul Dieu ne parle par leur
ombre;
Aucun tragique jet de flamme et de fierté
N'émane de ces corps, qui, détachés des nombres,
Sont tombés dans le gouffre où rien n'est plus compté…
Ainsi je m'en irai, cendre parmi les cendres;
Mon regard qui marquait son sceau sur le soleil,
Mes pas qui, s'élevant, voyaient les monts descendre,
Subiront ce destin singulier et pareil.
Je serai ce néant sans volonté, sans geste,
Ce dormeur incliné qui, si on l'insultait,
Garderait le silence absorbé qui lui reste,
N'opposerait qu'un front qui consent et se tait.
—Ah! quand j'étais si jeune et que j'aimais les
heures
Par besoin d'épuiser mon courage infini,
Je songeais en tremblant à la sombre demeure
Qu'on creuse dans le sol granuleux et bruni;
Mais rien n'irritera l'épave solitaire;
La peur est aux vivants, mais les morts sont exclus.
Quoi! rien n'est donc pour eux? Quoi! pas même la terre
Ne se fera connaître à leurs sens révolus?
Rien! voilà donc ton sort, âme altière et
régnante;
Voilà ton sort, coeur ivre et brûlant de désir;
Regard! voilà ton sort. Douleur retentissante,
Voilà votre tonnerre et votre long loisir!
Rien! oui, j'ai bien compris, mon esprit
s'agenouille;
Je jette mon amour sur cette humanité
Qui, toujours encerclée et prise par la rouille,
Transmet l'ardent flambeau de son inanité…
Ainsi, je sais, je sais! Accordez-moi la grâce
De souffrir à l'écart, de laisser à mon coeur
Le temps de regarder les univers en face
Et de ne pas faiblir de honte et de stupeur:
—Ainsi je n'étais rien, et mon esprit qui songe
Avait bien parcouru les espaces, les temps;
Comme l'aigle qui monte et le dauphin qui plonge
Je revenais portant les riants éléments!
La fierté, la pitié, les pardons, le courage,
En possédant mon coeur se l'étaient partagé;
Sans répit, sans repos, je luttais dans l'orage
Comme un vaisseau qu'un flot fougueux rend plus léger!
C'est bien, j'accepte cet écroulement du rêve,
Ce suprême répons à mon esprit dressé
Comme une tour puissante et guerrière où se lèvent
L'Attente impétueuse et l'Espoir offensé!
Mais avant d'accepter, sans plus jamais me
plaindre,
Ce lot où vont périr l'espérance et la foi,
Hélas! avant d'aller m'apaiser et m'éteindre,
Amour, je vous bénis une dernière fois:
Je vous bénis, Amour, archange pathétique,
Sublime combattant contre l'ombre et la mort,
Lucide conducteur d'un monde énigmatique,
Exigeant conseiller que consulte le sort;
Par vos terribles soins, comme de grandes
fresques,
L'Histoire des humains suspend au long des jours
Des figures en feu, pourpres et romanesques,
Dont la flamme et le sang ont tracé les contours.
—Seigneur, l'âme est l'élan, la dépense
infinie,
Seigneur, tout ce qui est, est amour ou n'est rien.
Au centre d'une ardente et plaintive agonie
J'ai possédé les jours futurs, les temps anciens;
Vienne à présent la mort et son atroce calme,
Mer où les vaisseaux n'ont ni voiles ni hauban,
Contrée où nul zéphyr ne fait bouger les palmes,
Arène où nul couteau ne trouve un coeur sanglant!
Vienne la mort, mon âme a dépassé les bornes,
Mon esprit, comme un astre, aux cieux s'est projeté,
J'ignorerai l'abîme humiliant et morne,
Mon coeur dans la douleur eut son éternité!
AINSI LES JOURS LEGERS…
Ainsi les jours légers, et qui te ressemblaient
Par la coloration chaleureuse des heures,
Ont de toi fait un mort, la nuit, dans ta demeure,
Et l'aube, lentement, a blanchi tes volets…
Et tu fus là, dormant, à jamais insensible,
Laissant monter sur ceux que tu privais de toi
Ces grands fardeaux du temps aux contours inflexibles;
J'ai l'âge de ce jour où je t'ai vu sans voix:
Sans regard et sans voix, achevant ma jeunesse
Par ce spectacle affreux de faiblesse et de paix,
Que mes yeux arrêtés puisaient avec détresse
Sur ton front assombri, si pauvre et si parfait.
Les fleurs, entre tes mains et contre ton doux
être,
Parfumaient froidement ton éternel répit;
Jamais je ne verrai l'été sans reconnaître
Ce jardin qui mourait sur ton coeur assoupi!
Et tu n'étais plus là, malgré ton fin visage,
Le dernier de toi-même et qui me plaît le plus;
O visage accablé, suprême paysage
D'un jour de fin du monde, et qu'on ne verra plus!
Les vivants ont repris leurs errantes coutumes;
Ils sont un autre peuple, et tu ne peux toujours
Hanter de ta suave et poétique brume
Ces malheureux, guidés par d'alertes amours.
Mais leur vague existence est par l'ombre
absorbée,
Ils meurent chaque jour, sans enfoncer en nous
Ces pointes du malheur, que ta main dérobée
Fixe encor dans mon coeur comme de sombres clous…
L'ABIME
Je vais partir, mon coeur se brise, puisque toi
Tu ne peux plus choisir l'arrêt ou le voyage,
Et que la sombre mort me cache ton visage
Sous le bois et le plomb de ton infime toit.
Je viens, dans la cité pierreuse du silence,
Rêver près de ta tombe, interroger encor
La place aride et creuse où l'on a mis ton corps,
Et connaître par toi ta triste indifférence.
Ainsi je vois les cieux, limpides, arrondis;
Le feuillage léger des tombeaux est vivace;
Lampe exaltante et gaie, à l'heure de midi
Le soleil vient chauffer ton étroite terrasse.
Et tu dors à jamais! Le passé, l'avenir
De leurs fortes parois te pressent et t'enclavent,
Tu ne te défends plus, ô mon timide esclave,
Et tu n'as pas été, puisque tu peux finir.
Tu vivais. Et, moi qui, dès ma pensive enfance,
N'avais pas accepté les durs défis du sort,
J'ai dû te voir entrer, craintif et sans défense,
Dans le sombre accident quotidien de la mort;
Tu dors, mon emmuré, et mon regard qui plonge
Jusqu'à ton front détruit, à jamais cher pour moi,
Ne peut plus t'apporter cette part de mes songes
Qui te plaisait ainsi qu'un mutuel exploit.
—Puisque je n'ai pas pu empêcher ces désastres,
Nature! moi qui fus leur conseil et leur soeur,
Puisque je ne peux pas réveiller la torpeur
Des jeunes corps dormant dans l'étrange moiteur
De vos froids souterrains aux ténébreux pilastres,
Que du moins ma tristesse et son étonnement,
Comme un reproche ardent, flotte éternellement
Entre les tombeaux
et les astres!
HELAS, IL PLEUT SUR TOI…
Hélas, il pleut sur toi par delà les faubourgs,
Où ceux qui t'aimaient t'ont laissé, la mort venue,
Dans le froid cimetière où languit tout amour…
Et le fleuve effilé qui coule de la nue
Abat sur toi son bruit tambourinant et sourd!
Il pleut; moi je suis là, sous un abri de
toile,
Dans mon jardin d'été, auprès de ma maison;
Je ne t'aperçois plus au bout de l'horizon,
O jeune mort dormant sous de funèbres voiles!
—Le bruit que fait la pluie en touchant les gazons
Semble, dans cette verte et sereine saison,
Un frais fourmillement qui tombe des étoiles…
Et le dédain que j'ai pour la vie usuelle,
Alors que ton esprit lumineux s'est enfui,
M'emplit d'un si lucide et pathétique ennui,
Que le monde mystique à mes sens se révèle,
Avec un évident et ténébreux coup d'aile,
Comme par ses parfums un jardin dans la nuit…
PUISQUE J'AI SU PAR TOI…
Puisque j'ai su par toi que vraiment on
mourait,
Visage étroit et froid, ô toi qui fus la vie,
Je suivrai d'un regard sans peur et sans envie,
Ce qui commence ainsi que ce qui disparaît.
C'est toi le premier front que j'ai vu sombre et
pâle,
Après avoir connu ton rire illuminé,
Et tu m'as révélé l'inanité finale
Qu'on rejoint et qu'on fuit depuis que l'on est né.
Quels que soient désormais tous les deuils qui
m'accablent,
Ces fantômes nouveaux n'enfonceront leurs pas
Que dans tes pas légers imprimés sur le sable,
Et leur cruel départ ne me surprendra pas.
Mais je meurs en songeant à ces futurs trépas,
Tout mon être est lié à des souffles instables,
C'est par vous, mes humains, que je suis périssable!
IL PARAIT QUE LA MORT…
Il paraît que la mort est naturelle et juste,
Que l'esprit s'y soumet, que des êtres, heureux,
Rient après avoir vu ces pâleurs auprès d'eux,
Et qu'ils ont accepté la loi sombre et vétuste.
Mais moi, portant la vie infinie en mon corps,
Je n'ai pas vraiment cru à cet inévitable,
J'ignorais que l'on pût subir l'inacceptable,
Je ne le saurais pas si vous n'étiez pas mort.
Ainsi ce soir est doux, l'ombre s'étend,
respire,
Les arbres humectés savourent qu'il ait plu;
Un train siffle, on entend des persiennes qu'on tire,
Tout l'air est bruissant, et tu ne l'entends plus!
Ai-je vraiment bien su, dès ma sensible
enfance,
Que tout est vie et mort, échange fraternel?
Je me sens tout à coup atteinte d'une offense
Dont je demande compte au destin éternel.
L'espace est bienveillant, les astres brillent,
l'air
Répand de frais parfums que les arbres échangent;
Mais je n'accepte pas cet horrible mélange
D'un soir épanoui et des morts recouverts.
—O mes jeunes amis, qui faisiez mes jours clairs,
Pourquoi sont-ce vos mains inertes qui dérangent
L'ordre imposant de
l'univers?
LES VIVANTS SE SONT TUS…
Les vivants se sont tus, mais les morts m'ont
parlé,
Leur silence infini m'enseigne le durable.
Loin du coeur des humains, vaniteux et troublé,
J'ai bâti ma maison pensive sur leur sable.
—Votre sommeil, ô morts déçus et sérieux,
Me jette, les yeux clos, un long regard farouche;
Le vent de la parole emplit encor ma bouche,
L'univers fugitif s'insère dans mes yeux.
Morts austères, légers, vous ne sauriez
prétendre
A toujours occuper, par vos muets soupirs,
La race des vivants, qui cherche à se défendre
Contre le temps, qu'on voit déjà se rétrécir;
Mais mon coeur, chaque soir, vient contempler vos
cendres.
Je ressemble au passé et vous à l'avenir.
On ne possède bien que ce qu'on peut attendre:
Je suis morte déjà, puisque je dois mourir…
LE SOUVENIR DES MORTS
Des nuages, du froid, de la pluie et du vent
Le printemps est sorti sur toute la nature;
Les arbres ont repris leur verdoyante enflure,
Et semblent protéger les rapides vivants.
Ils vont, ces affranchis, à qui la Destinée
Accorde encor un jour de délice ou de paix,
Et leur aveuglement candide se repaît
De ce sursis de vie, humble et momentanée.
Ainsi vont les humains tolérés par le Temps!
—Tel un chaînon léger à la chaîne des âges,
Il tinte clair et frais, le vaniteux printemps,
Et comme un vif grelot excite leur courage!
Mais je ne louerai pas le hardi renouveau:
Le printemps vient des morts, et je le leur dédie.
Tout est vaine, bruyante ou morne comédie,
Puisque tout est détresse accédant au repos.
—Multitude endormie en la cité des pierres
Ils ont l'éternité que nous n'obtenons pas,
L'espace est concentré sous leur faible paupière,
L'obsédant mouvement s'arrête sous leurs pas.
Alignés côte à côte, austère compagnie,
Ils sont des étrangers, que seul dérangera
Le convive nouveau, en funèbre apparat,
Qu'on descend au séjour de la monotonie.
En vain les yeux vivants, penchés sur leur
néant,
Tentent de réveiller ces puissantes paresses,
Et d'absorber les corps à force de caresses
Ainsi que le soleil aspire l'océan!
Anéantis, fermés et froids comme les astres,
Ils restent. Ni les voix, ni le chant des clairons,
Ni le sublime amour flamboyant n'interrompt
Le silence infini de leur calme désastre.
Ah! les rires, l'espoir, les projets, les étés
Sont d'incertains signaux à qui mon coeur résiste;
La vie est sans aspects puisque la mort existe.
Je vous salue, ô Morts! Constance, Fixité!
—On bâtit: des maçons debout sur les tranchées
Font vibrer dans l'azur le bruit vaillant du fer,
Mais mes yeux vont, emplis d'un songe âpre et désert,
De nos maisons debout à vos maisons couchées.
Je laisse les oiseaux, dans le laiteux azur,
Acclamer la saison insinuante et tendre;
Je pense aux froids jardins enfermés dans les murs
Où les morts patients rêvent à nous attendre.
Je m'éloigne de tout ce qui vit et qui sert;
Je pense à vous: mon but, mes frères, mon exemple.
La Mort vous a groupés dans son grave concert,
Et sa sombre unité, nous la chantons ensemble!…
TON ABSENCE EST PARTOUT…
Ton absence est partout une obscure évidence,
Vaste comme la foule, et comme elle encombrant
La route où je m'avance, errante, et respirant
Le souvenir diffus de ta sainte présence…
Partout où tu étais, coeur à jamais enfui,
Tu te dresses pour moi, fantôme tendre et triste,
Et ta compassion inefficace assiste
A tout l'étonnement qui porte mon ennui…
Puissé-je demeurer toujours grave, inquiète,
Et n'accueillir jamais, au calme instant du soir,
Cette paix sans bonheur qui lentement nous guette
Quand l'âme est délivrée, enfin, de tout espoir…
LA NUIT RAPPROCHE MIEUX…
Et
nous nous regardons tous les deux fixement,
Elle qui brille et
moi qui souffre.
V. HUGO.
La nuit rapproche mieux les vivants et les
morts;
Dans l'ombre unie et calme où la fraîcheur s'élance
Voici l'heure du rêve épars et du silence.
A l'horizon s'installe, exacte et sans effort,
La lune demi-ronde, amenant autour d'elle
Son cortège glacé, scintillant et fidèle,
Semblable aux feux légers dispersés dans les ports.
Comme une blanche algèbre, énigmatique et triste,
Cette géométrie insondable persiste,
Et fait des cieux du soir un problème éternel…
Mais rien ne vient répondre à nos pressants appels;
Tout trompe nos regards assurés et débiles,
Les cieux précipités qui semblent immobiles,
L'ombre qui, sur nos fronts, met sa protection,
Le silence propice aux nobles passions.
—O lune aux flancs brisés, mélancolique amphore
D'où ne coule aucun vin pour les coeurs altérés,
Sur Tarente, Amalfi, sur les rochers sacrés,
Baignant l'oeillet marin, les vertes ellébores,
Vous sembliez parfois, d'un regard éthéré,
Secourir notre amère et plaintive indigence,
Mais ce soir je ne sens que votre froid dédain.
—Excitant du désir et de l'intelligence,
O lune, accueillez-vous dans vos pâles jardins
L'immense poésie ailée et taciturne
Qui mène les esprits par delà les instincts,
Et que nous confions aux espaces nocturnes,
A l'heure où, quand tout bruit et tout éclat s'éteint,
Notre coeur vous choisit comme un appui lointain?…
Mais en vain mon esprit qui souffre et qui réclame
Interroge.—La brise, alerte et tiède, trame
Un tissu délié où les parfums se pâment.
Et je respire avec un coeur exténué
La douce odeur des nuits, qui vient atténuer
Le vide sans espoir où ne sont pas les âmes…
PUISQU'IL FAUT QUE L'ON VIVE…
Puisqu'il faut que l'on vive, ayant de tout
souffert:
Puisqu'on est, sous les coups du muet univers,
Le stoïque marin d'un persistant naufrage;
Puisque c'est à la fois l'instinct et le courage
D'avancer, en laissant tomber à ses côtés
Tous les lambeaux du rêve et de la volupté,
Et, qu'ayant moins de force, on se prétend plus sage;
Puisque, sans accepter, il faut pourtant subir,
Et que, songeur aveugle, on dépasse l'obstacle
Comme des morts vivants glissant vers l'avenir;
Puisqu'on est tout à coup surpris par le miracle
Du printemps qui revient comme un apaisement:
Arc-en-ciel jaillissant des sombres fondements;
Puisqu'on sent circuler de la terre à la nue
L'entrain mystérieux par qui tout continue,
Et qu'on voit, sur l'azur, les lilas lourds d'odeur
Balancer mollement des archipels de fleurs,
Je pourrais croire encor que la vie est auguste,
Qu'un sûr pressentiment, obscur et solennel,
Fixe au coeur des humains le sens de l'éternel,
Que le labeur est bon, que la souffrance est juste,
Malgré l'essor sans but des méditations,
Malgré l'inerte espace où les soleils fourmillent,
Malgré les calmes nuits où froidement scintille
Le blanc squelette épars des constellations,
Malgré les mornes jours, dont chaque instant ajoute
A la somme des pleurs, des regrets et des doutes
Rués contre nos coeurs comme des ennemis,
Si je n'avais pas vu leur visage endormi…
JE NE VEUX PAS SAVOIR S'IL FAIT CLAIR…
Je ne veux pas savoir s'il fait clair, s'il fait
triste,
Si le printemps, exact, va reverdir encor,
Si l'orgueilleux soleil jette son cerceau d'or
Sur les chemins légers de la bleuâtre piste,
Ni si le vif matin a son joyeux ressort,
Et le soir ses couleurs de lin et d'améthyste,
Je sais que pour les morts plus aucun temps n'existe:
Je suis jalouse
pour les morts.
JE RESPIRE ET TU DORS, A PRESENT…
Je respire et tu dors, à présent sans limite,
Ayant l'âge du monde et de l'éternité,
Et moi, mêlée encore à l'incessante fuite,
Je vais regarder luire un éphémère été.
—Je vous verrai, montagne où le jour bleu
ruisselle,
Villas au bord des lacs, qui font croire au bonheur,
Rivages où la barque en forme de tonnelle
Berce un couple alangui entre l'onde et les fleurs.
Je vous verrai, mouvante et rieuse prairie
Où l'herbage léger, par les frelons pressé,
Ondoie et luit ainsi qu'une cendre fleurie,
Mêlant ce qui renaît à ce qui a cessé,
Et vous, molle fumée au-dessus des villages,
De tout ce qui finit éphémère contour,
Qui, sur l'air de cristal, déployez vos sillages,
Pesante et calme ainsi qu'un confiant amour.
—Mais je n'écoute plus vos voix élyséennes
O liquides tyrans des prés verts et des flots,
Sirènes! taisez-vous, mensongères sirènes!
Je déjoue à jamais vos attrayants complots!
Moi qui suis la vigie ardente du voyage,
Je sais que tout est vain et sombre atterrissage;
Que pourrais-je espérer ou désirer encor,
Puisque tout l'univers est posé sur des morts?…
MALGRE MES BRAS TENDUS…
Il
est humiliant d'expirer…
V. HUGO.
Malgré mes bras tendus, malgré mon coeur
tenace,
Vous entrez avant moi, compagnons de mes jours,
Dans l'attirante terre, exclusive et vorace,
Qui resserre sur vous ses humides contours.
Voilà donc l'avenir, c'est donc cela qui dure:
La tombe, le caveau, le cloître souterrain!
Et nous, vantant toujours la trompeuse Nature,
Avec les yeux ravis du pâtre et du marin
Nous bénissions le jour luisant, le soir serein;
—Vous seule êtes fidèle, ô secrète ossature!
Autrefois, je voyais se dérouler le temps
Comme une route blanche entourant la montagne,
Et que gravit, dans l'ombre où l'aigle l'accompagne,
Une foule au coeur gai, aux espoirs exultants;
Mais cette sinueuse et noble perspective,
Ce haut pèlerinage au but ambitieux
Etaient un enfantin mirage de mes yeux.
L'humanité chantante, héroïque et pensive
Retombe dans la terre ayant rêvé des cieux!
—Hélas, mes disparus, mes archanges sans ailes,
Vous marchez devant moi pour m'éviter la peur;
Et par vous je sens croître et brûler dans mon coeur,
Au milieu d'une calme et stupéfaite horreur,
Le sombre amour qu'on doit à la mort éternelle!
Déjà combien de mains ont délaissé mes mains…
—Du moins, battez plus fort, coeur empli de
courage!
Entraînez avec vous vos morts sur les chemins.
Que leurs regards nombreux brûlent dans mon visage,
Que mon âme abondante abreuve les humains,
Et que je meure enfin comme on vit davantage!…
PUISQU'IL FAUT QUE LA MORT…
Puisqu'il faut que la mort sépare enfin les
êtres,
Quel que soit le constant et volontaire amour,
O toi qui vis encor, je bénirai le jour
Où le destin, murant ma porte et mes fenêtres,
M'enferma brusquement dans son austère tour
Où jamais l'Espérance au doux chant ne pénètre.
J'ai souffert, mais du moins n'aurai-je point par
toi
Connu cette rusée et lugubre victoire
De demeurer vivante, alors qu'un brick étroit
Entraîne un passager vers les rives sans gloire…
—Vivre quand ils sont morts! Respirer les
saisons!
Voir que le temps sur eux s'épaissit et s'étire!
Commettre chaque jour cette ample trahison,
Ne pouvoir échanger nos maux contre leur pire,
Et, relayant parfois leur inerte martyre,
Nous étendre le soir en leur froide prison,
Tandis que leurs doux corps rentrent dans les maisons…
JE VIVAIS. MON REGARD, COMME UN PEUPLE…
Je vivais. Mon regard, comme un peuple
d'abeilles,
Amenait à mon coeur le miel de l'univers.
Anxieuse, la nuit, quand toute âme sommeille,
Je dormais,
l'esprit entr'ouvert!
La joie et le tourment, l'effort et l'agonie,
De leur même tumulte étourdissaient mes jours.
J'abordais sans vertige aux choses infinies,
Franchissant la
mort par l'amour!
Vivante, et toujours plus vivante au sein des
larmes,
Faisant de tous mes maux un exaltant emploi,
J'étais comme un guerrier transpercé par des armes,
Qui s'enivre du
sang qu'il voit!
La justice, la paix, les moissons, les
batailles,
Toute l'activité fougueuse des humains,
Contractait avec moi d'augustes fiançailles,
Et mettait son feu
dans ma main.
Comme le prêtre en proie à de sublimes transes,
J'apercevais le monde à travers des flambeaux;
Je possédais l'ardente et féconde ignorance,
Parfois, je parlais
des tombeaux.
Je parlais des tombeaux, et ma voix abusée
Chantait le sol fécond, l'arbuste renaissant,
La nature immortelle, et sa force puisée
Au fond des
gouffres languissants!
J'ignorais, je niais les robustes attaques
Que livrent aux humains le destin et le temps;
Et quand le ciel du soir a la douceur opaque
Et triste des
étangs,
Je cherchais à poursuivre à travers les espaces
Ces routes de l'esprit que prennent les regards,
Et, dans cet infini, mon âme, jamais lasse,
Traçait son sillon
comme un char.
Tout m'était turbulence ou tristesse attentive;
La mort faisait partie heureuse des vivants,
Dans ces sphères du rêve où mon âme inventive
S'enivrait d'azur
et de vent!
Ainsi, sans rien connaître, ainsi, sans rien
comprendre,
Maintenant l'univers comme sur un brasier,
Je contemplais la flamme et j'ignorais les cendres,
O nature! que vous
faisiez.
Je vivais, je disais les choses éphémères;
Les siècles renaissaient dans mon verbe assuré,
Et, vaillante, en dépit d'un coeur désespéré,
Je marchais, en dansant, au bord des eaux amères.
A présent, sans détour, s'est présentée à moi
La vérité certaine, achevée, immobile;
J'ai vu tes yeux fermés et tes lèvres stériles.
Ce jour est arrivé, je n'ai rien dit, je vois.
Je m'emplis d'une vaste et rude connaissance,
Que j'acquiers d'heure en heure, ainsi qu'un noir trésor
Qui me dispense une âpre et totale science:
Je sais que tu es
mort…
1907-1913.
TABLE
I—LES PASSIONS
Pages
Tu vis, je bois l'azur 9
J'ai tant rêvé par vous 14
L'Amitié 16
Tu t'éloignes, cher être 19
J'espère de mourir 20
Que m'importe aujourd'hui 23
Je dormais, je m'éveille 29
On ne peut rien vouloir 31
Un jour, on avait tant souffert 35
Je me défends de toi 37
La Douleur 39
Seigneur, pourquoi l'amour 42
Le Chant du Printemps 45
Je vous avais donné 49
O mon ami, souffrez 52
Nous n'avions plus besoin de parler 53
J'ai vu à ta confuse 55
Je marchais près de vous 56
Tel l'arbre de corail 58
T'aimer. Et quand le jour timide 61
Cantique 63
Avoir tout accueilli 68
La Musique de Chopin 69
Tu ressembles à la musique 71
Je t'aime et cependant 73
En écoutant Schumann 75
Qu'ai-je à faire de vous 77
Bénissez cette nuit 80
Tout semble libéré 83
Les soldats sur la route 84
La Tempête 87
La Nue est radieuse 91
La Passion 94
Je ne puis pas comprendre 97
Tendresse 99
Le Monde intérieur 100
Je ne me réjouis de rien 103
Destin imprévisible 104
Comme le temps est court 106
Vous emplissez ma vie 108
Ainsi les jours ont fui 110
Soir sur la terrasse 112
O mon ami, sois mon tombeau 114
Un abondant amour 117
La Musique et la Nuit 119
La Constance 122
II—LES CLIMATS
Syracuse 125
Les Soirs du Monde 130
Dans l'Azur antique 135
Palerme s'endormait 140
Le Désert des Soirs 142
Le Port de Palerme 143
Les Soirs de Catane 145
A Palerme, au Jardin Tasca 148
Agrigente 152
L'Auberge d'Agrigente 156
L'Enchantement de la Sicile 158
L'air brûle, la chaude magie 161
Les Journées Romaines 164
Musique pour les jardins de Lombardie 170
Un Soir à Vérone 174
Un Automne à Venise 178
Va prier dans Saint-Marc 180
La Messe de L'Aurore à Venise 182
Nuit Vénitienne 184
Cloches Vénitiennes 186
Siroco à Venise 187
L'Ile des Folles à Venise 188
Midi sonne au Clocher de la Tour Sarrasine 192
Je n'ai vu qu'un instant 197
Ainsi les jours s'en vont 200
Le Retour au Lac Léman 203
Octobre et son odeur 206
Les Rives romanesques 208
Au pays de Rousseau 211
Un Soir en Flandre 214
Bonté de l'Univers que je croyais éteinte 218
Automne 219
Chaleur des Nuits d'été 220
Arles 223
La Nuit flotte 225
L'Evasion 227
Ceux qui n'ont respiré 229
Le Ciel bleu du milieu du jour 232
La Langueur des voyages 234
La Terre 235
Rivages contemplés 236
Un Soir à Londres 237
Le Printemps du Rhin 242
Ce Matin clair et vif 247
Les Nuits de Baden 248
Henri Heine 251
III—LES ELEVATIONS
La Prière 259
O Monde! Nous passons 264
Mon Dieu, je ne sais rien 267
La Solitude 272
Si vous parliez, Seigneur 273
Mon Dieu, je sais qu'il faut 276
Comme vous accablez vos préférés 279
Je suis fière de tout 281
J'ai revu la nature 283
On étouffait d'angoisse atroce 285
L'Espace nocturne 287
Je vis, je pense, et l'ombre 290
Je sais que rien n'est plus 293
Le Destin du Poète 294
Elévation 296
En ces jours déchirants 299
A Mistral 300
Vers écrits sur les Champs de bataille d'Alsace-Lorraine 302
Les Mânes de Napoléon 306
O Dieu mystérieux 310
IV—LES TOMBEAUX
Les Morts 317
Ainsi les jours légers 322
L'Abîme 324
Hélas, il pleut sur toi 326
Puisque j'ai su par toi 327
Il paraît que la mort 328
Les vivants se sont tus 330
Le Souvenir des Morts 331
Ton absence est partout 334
La nuit rapproche mieux 335
Puisqu'il faut que l'on vive 337
Je ne veux pas savoir s'il fait clair 339
Je respire et tu dors, à présent 340
Malgré mes bras tendus 342
Puisqu'il faut que la mort 344
Je vivais. Mon regard, comme un peuple 345
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