The Project Gutenberg EBook of Les vivants et les morts, by Anna de Noailles
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Title: Les vivants et les morts
Author: Anna de Noailles
Release Date: July 12, 2007 [EBook #22054]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES VIVANTS ET LES MORTS ***
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COMTESSE DE NOAILLES
LES VIVANTS ET LES MORTS
«L'âme des poètes lyriques fait réellement ce qu'ils se vantent de faire.»
Platon.
PARIS
DU MÊME AUTEUR
POESIES
LE COEUR INNOMBRABLE (Ouvrage couronné par l'Académie française.) 1 vol.
L'OMBRE DES JOURS 1 vol.
LES EBLOUISSEMENTS 1 Vol.
ROMANS
LA NOUVELLE ESPERANCE 1 vol.
LE VISAGE EMERVEILLE 1 vol.
LA DOMINATION 1 vol.
COMTESSE DE NOAILLES
LES VIVANTS ET LES MORTS
«L'âme des poètes lyriques fait réellement ce qu'ils se vantent de faire.»
PLATON.
PARIS
ARTHÈME FAYARD & Cie, EDITEURS 18-20, rue du Saint-Gothard, 18-20
A MA MÈRE
I
LES PASSIONS
EUPHORION.—Je ne veux pas plus longtemps tenir à terre; laissez mes mains, laissez mes boucles, laissez donc mes vêtements, ils sont à moi…
HELÈNE ET FAUST.—O pétulance! ô délire! On dirait un cor qui sonne sur la vallée et sur le bois. A peine un jour serein donné tu tends à t'élancer, du point où le vertige t'a pris, dans un espace plein de douleurs…
Goethe.
TU VIS, JE BOIS L'AZUR…
Tu vis, je bois l'azur qu'épanche ton visage,
Ton rire me nourrit comme d'un blé plus fin,
Je ne sais pas le jour, où, moins sûr et moins sage,
Tu me feras mourir
de faim.
Solitaire, nomade et toujours étonnée,
Je n'ai pas d'avenir et je n'ai pas de toit,
J'ai peur de la maison, de l'heure et de l'année
Où je devrai
souffrir de toi.
Même quand je te vois dans l'air qui
m'environne,
Quand tu sembles meilleur que mon coeur ne rêva,
Quelque chose de toi sans cesse m'abandonne,
Car rien qu'en
vivant tu t'en vas.
Tu t'en vas, et je suis comme ces chiens
farouches
Qui, le front sur le sable où luit un soleil blanc,
Cherchent à retenir dans leur errante bouche
L'ombre d'un
papillon volant.
Tu t'en vas, cher navire, et la mer qui te
berce
Te vante de lointains et plus brûlants transports.
Pourtant, la cargaison du monde se déverse
Dans mon vaste et
tranquille port.
Ne bouge plus, ton souffle impatient, tes
gestes
Ressemblent à la source écartant les roseaux.
Tout est aride et nu hors de mon âme, reste
Dans l'ouragan de
mon repos!
Quel voyage vaudrait ce que mes yeux
t'apprennent,
Quand mes regards joyeux font jaillir dans les tiens
Les soirs de Galata, les forêts des Ardennes,
Les lotus des
fleuves indiens?
Hélas! quand ton élan, quand ton départ
m'oppresse,
Quand je ne peux t'avoir dans l'espace où tu cours,
Je songe à la terrible et funèbre paresse
Qui viendra
t'engourdir un jour.
Toi si gai, si content, si rapide et si brave,
Qui règnes sur l'espoir ainsi qu'un conquérant,
Tu rejoindras aussi ce grand peuple d'esclaves
Qui gît, muet et
tolérant.
Je le vois comme un point délicat et solide
Par delà les instants, les horizons, les eaux,
Isolé, fascinant comme les Pyramides,
Ton étroit et fixe
tombeau;
Et je regarde avec une affreuse tristesse,
Au bout d'un avenir que je ne verrai pas,
Ce mur qui te résiste et ce lieu où tu cesses,
Ce lit où
s'arrêtent tes pas!
Tu seras mort, ainsi que David, qu'Alexandre,
Mort comme le Thébain lançant ses javelots,
Comme ce danseur grec dont j'ai pesé la cendre
Dans un musée, au
bord des flots.
—J'ai vu sous le soleil d'un antique rivage
Qui subit la chaleur comme un céleste affront,
Des squelettes légers au fond des sarcophages,
Et j'ai touché
leurs faibles fronts.
Et je savais que moi, qui contemplais ces
restes,
J'étais déjà ce mort, mais encor palpitant,
Car de ces ossements à mon corps tendre et preste
Il faut le cours
d'un peu de temps…
Je l'accepte pour moi ce sort si noir, si rude,
Je veux être ces yeux que l'infini creusait;
Mais, palmier de ma joie et de ma solitude,
Vous avec qui je me
taisais,
Vous à qui j'ai donné, sans même vous le dire,
Comme un prince remet son épée au vainqueur,
La grâce de régner sur le mystique empire
Où, comme un Nil,
s'épand mon coeur,
Vous en qui, flot mouvant, j'ai brisé tout
ensemble,
Mes rêves, mes défauts, ma peine et ma gaîté,
Comme un palais debout qui se défait et tremble
Au miroir d'un lac
agité,
Faut-il que vous aussi, le Destin vous enrôle
Dans cette armée en proie aux livides torpeurs,
Et que, réduit, le cou rentré dans les épaules,
Vous ayez l'aspect
de la peur?
Que plus froid que le froid, sans regard, sans
oreille,
Germe qui se rendort dans l'oeuf universel,
Vous soyez cette cire âcre, dont les abeilles
Ecartent leur vol
fraternel!
N'est-il pas suffisant que déjà moi je parte,
Que j'aille me mêler aux fantômes hagards,
Moi qui, plus qu'Andromaque et qu'Hélène de Sparte,
Ai vu guerroyer des
regards?
Mon enfant, je me hais, je méprise mon âme,
Ce détestable orgueil qu'ont les filles des rois,
Puisque je ne peux pas être un rempart de flamme
Entre la triste
mort et toi!
Mais puisque tout survit, que rien de nous ne
passe,
Je songe, sous les cieux où la nuit va venir,
A cette éternité du temps et de l'espace
Dont tu ne pourras
pas sortir.
—O beauté des printemps, alacrité des neiges,
Rassurantes parois du vase immense et clos
Où, comme de joyeux et fidèles arpèges,
Tout monte et
chante sans repos!…
J'AI TANT RÊVE PAR VOUS…
J'ai tant rêvé par vous, et d'un coeur si
prodigue,
Qu'il m'a fallu vous vaincre ainsi qu'en un combat;
J'ai construit ma raison comme on fait une digue,
Pour que l'eau de la mer ne m'envahisse pas.
J'avais tant confondu votre aspect et le monde,
Les senteurs que l'espace échangeait avec vous,
Que, dans ma solitude éparse et vagabonde,
J'ai partout retrouvé vos mains et vos genoux.
Je vous voyais pareil à la neuve campagne,
Réticente et gonflée au mois de mars; pareil
Au lis, dans le sermon divin sur la montagne;
Pareil à ces soirs clairs qui tombent du soleil;
Pareil au groupe étroit de l'agneau et du
pâtre,
Et vos yeux, où le temps flâne et semble en retard,
M'enveloppaient ainsi que ces vapeurs bleuâtres
Qui s'échappent des bois comme un plus long regard.
Si j'avais, chaque fois que la douleur
s'exhale,
Ajouté quelque pierre à quelque monument,
Mon amour monterait comme une cathédrale
Compacte, transparente, où Dieu luit par moment.
Aussi, quand vous viendrez, je serai triste et
sage,
Je me tairai, je veux, les yeux larges ouverts,
Regarder quel éclat a votre vrai visage,
Et si vous ressemblez à ce que j'ai souffert…
L'AMITIE
«Je t'apporte le prix de ton bienfait…»
Mon ami, vous mourrez, votre pensive tête
Dispersera son
feu,
Mais vous serez encor vivant comme vous êtes
Si je survis un
peu.
Un autre coeur au vôtre a pris tant de lumière
Et de si beaux
contours,
Que si ce n'est pas moi qui m'en vais la première,
Je prolonge vos
jours.
Le souffle de la vie entre deux coeurs peut
être
Si dûment
mélangé,
Que l'un peut demeurer et l'autre disparaître
Sans que rien soit
changé;
Le jour où l'un se lève et devant l'autre passe
Dans le noir
paradis,
Vous ne serez plus jeune, et moi je serai lasse
D'avoir beaucoup
senti;
Je ne chercherai pas à retarder encore
L'instant de n'être
plus;
Ayant tout honoré, les couchants et l'aurore,
La mort aussi m'a
plu.
Bien des fronts sont glacés qui doivent nous
attendre,
Nous serons bien
reçus,
La terre sera moins pesante à mon corps tendre
Que quand j'étais
dessus.
Sans remuer la lèvre et sans troubler personne,
L'on poursuit ses
débats;
Il règne un calme immense où le rêve résonne,
Au royaume
d'en-bas.
Le temps n'existe point, il n'est plus de
distance
Sous le sol noir et
brun;
Un long couloir, uni, parcourt toute la France,
Le monde ne fait
qu'un;
C'est là, dans cette paix immuable et divine
Où tout est
éternel,
Que nous partagerons, âmes toujours voisines,
Le froment et le
sel.
Vous me direz: «Voyez, le printemps clair,
immense,
C'est ici qu'il
naissait;
La vie est dans la mort, tout est, rien ne commence.»
Je répondrai: «Je
sais.»
Et puis, nous nous tairons; par habitude
ancienne
Vous direz: «A
demain.»
Vous me tendrez votre âme et j'y mettrai la mienne,
Puis, tenant votre
main
Je verrai, déchirant les limbes et leurs
portes,
S'élançant de mes
os,
Un rosier diriger sa marche sûre et forte
Vers le soleil si
beau…
TU T'ELOIGNES, CHER ÊTRE…
Tu t'éloignes, cher être, et mon coeur assidu
Surveille ta présence, au lointain scintillante;
Te souviens-tu du temps où, les regards tendus
Vers l'espace, ma main entre tes mains gisante,
J'exigeai de régner sur la mer de Lépante,
Dans quelque baie heureuse, aux parfums suspendus,
Où l'orgueil et l'amour halettent confondus?
A présent, épuisée, immobile ou errante,
J'abdique sans effort le destin qui m'est dû.
Quel faste comblerait une âme indifférente?
Je n'ai besoin de rien, puisque je t'ai perdu…
J'ESPÈRE DE MOURIR…
J'espère de mourir d'une mort lente et forte,
Que mon esprit verra doucement approcher
Comme on voit une soeur entrebâiller la porte,
Qui sourit simplement et qui vient vous chercher.
Je lui dirai: Venez, chère mort, je vous aime,
Après mes longs travaux, voici vos nobles jeux.
J'ai longtemps refusé votre secours suprême,
Car si le corps est las, l'esprit est courageux.
Mais venez, délivrez un courage qui s'use,
Abrégez le combat, rendez à l'univers
L'immense poésie embuée et confuse
Dont mon âme et mon corps ont si longtemps souffert!
Les torrents des rochers, le sable blond des
rives,
Les vaisseaux balancés, l'Automne dans les bois,
Les bêtes des forêts, surprises et captives,
Méditaient dans mon coeur et gémissaient en moi!
O mort, laissez-les fuir vers la forêt
puissante,
Ces fauves compagnons de mon silence ardent!
Que leur native ardeur, féroce et caressante,
Peuple la chaude nuit d'un murmure obsédant.
Ce n'était pas mon droit de garder dans mon
être
Un aspect plus divin de la création;
De savoir tout aimer, de pouvoir tout connaître
Par les secrets chemins de l'inspiration!
Ce n'était pas mon droit, aussi la destinée,
Comme un guerrier sournois, chaque jour, chaque nuit,
Attaquait de sa main habile et forcenée
Le sublime butin qui me comble et me nuit.
Mais venez, chère mort; mon âme vous appelle,
Asseyez-vous ici et donnez-moi la main.
Que votre bras soutienne un front longtemps rebelle,
Et recueille la voix du plus las des humains:
—Prenez ces yeux, emplis de vastes paysages,
Qui n'ont jamais bien vu l'exact et le réel,
Et qui, toujours troublés par de changeants visages,
Ont versé plus de pleurs que la mer n'a de sel.
Prenez ce coeur puissant qu'un faible corps
opprime,
Et qui, heurtant sans fin ses étroites parois,
Eut l'attrait du divin et le pouvoir des cimes,
Et s'élevait aux cieux comme la pierre choit.
Ah! vraiment le tombeau qui dévore et qui
ronge,
Le sol, tout composé d'étranges corrosifs,
L'ombre fade et mouillée où les racines plongent,
Le nid de la corneille au noir sommet des ifs,
Pourront-ils m'accorder cette paix sans
seconde,
Sommeil que mon labeur tenace a mérité,
Et saurai-je, en mourant, restituer au monde
Ce grand abus d'amour, de rêve et de clarté?
Hélas! je voudrais bien ne plus être
orgueilleuse,
Mais ce que j'ai souffert m'arrache un cri vainqueur.
Pour élancer encor ma voix tempétueuse
Il faudrait une foule, et qui n'aurait qu'un coeur!
QUE M'IMPORTE AUJOURD'HUI…
Que m'importe aujourd'hui qu'un monde
disparaisse!
Puisque tu vis, le temps peut glacer les étés,
Rien ne peut me frustrer de la sainte allégresse
Que ton corps ait
été!
Même lorsque la mort finira mon extase,
Quand toi-même seras dans l'ombre disparu,
Je bénirai le sol qui fut le flanc du vase
Où tes pieds ont
couru!
—Tu viens, l'air retentit, ta main ouvre la
porte,
Je vois que tout l'espace est orné de tes yeux,
Tu te tais avec moi, que veux-tu qu'on m'apporte,
A moi qui suis le
feu?
La nuit, je me réveille, et comme une blessure,
Mon rêve déchiré te cherche aux alentours,
Et je suis cet avare éperdu, qui s'assure
Que son or luit
toujours.
Je constate ta vie en respirant, mon souffle
N'est que la certitude et le reflet du tien,
Déjà je m'enfuyais de ce monde où je souffre,
C'est toi qui me
retiens.
Parfois je t'aime avec un silence de tombe,
Avec un vaste esprit, calme, tiède, terni,
Et mon coeur pend sur toi comme une pierre tombe
Dans le vide
infini!
J'habite un lieu secret, ardent, mystique et
vague
Où tout agit pour toi, où mon être est néant;
Mais le vaisseau alerte est porté par la vague,
Je suis ton
Océan!
Autrefois, étendue au bord joyeux des mondes,
Déployée et chantant ainsi que les forêts,
J'écoutais la Nature, insondable et féconde,
Me livrer des
secrets.
Je me sentais le coeur qu'un Dieu puissant
préfère,
L'anneau toujours intact et toujours traversé
Qui joint le cri terrestre aux musiques des sphères,
L'avenir au
passé.
A présent je ne vois, ne sens que ta venue,
Je suis le matelot par l'orage assailli
Qui ne regarde plus que le point de la nue
Où la foudre a
jailli!
—Je te donne un amour qu'aucun amour n'imite,
Des jardins pleins du vent et des oiseaux des bois,
Et tout l'azur qui luit dans mon coeur sans limites,
Mais resserré sur
toi.
Je compte l'âge immense et pesant de la terre
Par l'escalier des nuits qui monte à tes aïeux,
Et par le temps sans fin où ton corps solitaire
Dormira sous les
cieux.
C'est toi l'ordre, la loi, la clarté, le
symbole,
Le signe exact et bref par qui tout est certain,
Qui dans mon triste esprit tinte comme une obole,
Au retour du
matin.
—J'ai longtemps repoussé l'approche de
l'ivresse,
L'encens, la myrrhe et l'or que portaient les trois rois;
Je disais: «Ce bonheur, s'il se peut, ô Sagesse,
Qu'il passe loin de
moi!
Qu'il passe loin de moi cet odorant calice;
Même en mourant de soif, je peux le refuser,
Si la consomption, les orgueils, le cilice
Protègent du
baiser.»
—Mais le Destin, pensif, alourdi, plein de
songes,
M'indiquait en riant mon martyre ébloui.
L'avenir aimanté déjà vers nous s'allonge,
Tout ce qui vit dit
oui.
Tout ce qui vit dit: Prends, goûte, possède,
espère,
Ta conscience aussi trouvera bien son lot,
Car l'amour, radieux comme un verger prospère,
Est gonflé de
sanglots:
De sanglots, de soupirs, de regrets et de rage
Dont il faut tout subir. Quelque chose se meurt
Dans l'empire implacable et sacré du courage,
Quand on fuit le
bonheur!
Et je disais: «Seigneur, ce bien, ce mal
suprême,
Ma chaste volonté ne veut pas le saisir,
Mais mon être infini est autour de moi-même
Un cercle de
désir;
Des générations, des siècles, des mémoires
Ont mis leur espérance et leur attente en moi;
Je suis le lieu choisi où leur mystique histoire
Veut périr sur la
croix.»
Une âpre, une divine, une ineffable étreinte,
Un baiser que le temps n'a pas encor donné
Attendait, pour jaillir hors de la vaste enceinte,
Que mon désir fût
né.
Dans les puissants matins des émeutes d'Athènes
Ainsi courait un peuple ivre, agile, enflammé,
Que la Minerve d'or, debout sur les fontaines,
Ne pouvait pas
calmer…
—J'accepte le bonheur comme une austère joie,
Comme un danger robuste, actif et surhumain;
J'obéis en soldat que la Victoire emploie
A mourir en
chemin:
Le bonheur, si criblé de balles et d'entailles,
Que ceux qui l'ont connu dans leur chair et leurs os
Viennent rêver le soir sur les champs de bataille
Où gisent les
héros…
JE DORMAIS, JE M'EVEILLE…
Je dormais, je m'éveille, et je sens mon
malheur.
—Comme un coup de canon qu'on tire dans le coeur,
Vous éclatez en moi, douleur retentissante!
Un instant de sommeil est un faible rempart
Contre la Destinée, assurée et puissante.
Ne verrai-je jamais vos fraternels regards,
N'entendrai-je jamais votre voix rassurante?
Quoi! Même avant la mort, il est de tels départs?
Qui parle en moi? Mon corps, mes pensers sont épars.
Je ne distingue plus ma chambre familière;
Peut-être ma raison a perdu sa lumière?
Un aussi grand chagrin n'est pas net aussitôt;
J'essaierai, mais pourrai-je accepter ce fardeau?
Que seront mes repos, que seront mes voyages
Si je ne vois jamais l'air de votre visage?
Mon esprit, comme une âpre et morne éternité,
Embrasse un monde mort, des astres dévastés.
Je ne peux plus savoir, tant ma vie est exsangue,
Si c'est vous, ou si c'est l'univers qui me manque.
Et même en songe, dans la pensive clarté,
Je me débats encor pour ne pas vous quitter…
ON NE PEUT RIEN VOULOIR…
On ne peut rien vouloir, mais toute chose
arrive,
Je ne vous aime pas aujourd'hui tant qu'hier,
Mon coeur n'est plus une eau courant vers votre rive,
Mes pensers sont en moi moins divins, mais plus fiers.
Je sais que l'air est beau, que c'est le temps qui
brille,
Que la clarté du jour ne me vient pas de vous,
Et j'entends mon orgueil qui me dit: «Chère fille,
Je suis votre refuge éternel et jaloux.
«Quoi, vous vouliez trahir le désir et
l'attente?
Vous vouliez étancher votre soif d'infini?
Vous, reine du désert, qui dormez sous la tente,
Et dont le coeur vorace est toujours impuni?
«Vous qui rêviez la nuit comme un palmier
d'Afrique
A qui le vaste ciel arrache des parfums,
Vous avez souhaité cet humble amour unique
Où les pleurs consolés tarissent un à un!
«Vous avez souhaité la tendresse peureuse,
L'élan et la stupeur de l'antique animal;
On n'est pas à la fois enivrée et heureuse,
L'univers dans vos bras n'aura pas de rival;
«Comme le Sahara suffoqué par le sable
Vous brûlerez en vain, sans qu'un limpide amour
Verse à votre chaleur son torrent respirable,
Et vous donne la paix que vous fuiriez toujours…»
—Et, tandis que j'entends cette voix forte et
brève,
Je regarde vos mains, en qui j'ai fait tenir
Le flambeau, la moisson, l'évangile et le glaive,
Tout ce qui peut tuer, tout ce qui peut bénir.
Je regarde votre humble et délicat visage
Par qui j'ai voyagé, vogué, chanté, souffert,
Car tous les continents et tous les paysages
Faisaient de votre front mon sensible univers.
—Vous n'êtes plus pour moi ces jardins de
Vérone
Où le verdâtre ciel, gisant dans les cyprès,
Semble un pan du manteau que la Vierge abandonne
A quelque ange éperdu qui le baise en secret.
Vous n'êtes plus la France et le doux soir
d'Hendaye,
La cloche, les passants, le vent salé, le sol,
Toute cette vigueur d'un rocher qui tressaille
Au son du fifre basque et du luth espagnol;
Vous n'êtes plus l'Espagne, où, comme un couteau
courbe
Le croissant de la lune est planté dans le ciel,
Où tout a la fureur prompte, funèbre et fourbe
Du désir satanique et providentiel.
Vous n'êtes plus ces bois sacrés des bords de
l'Oise,
Ce silence épuré, studieux, musical,
Ce sublime préau monastique, où l'on croise
Le songe d'Héloïse et les yeux de Pascal.
Vous n'êtes plus pour moi les faubourgs du
Bosphore
Où le veilleur de nuit, compagnon des voleurs,
Annonce que le temps coule de son amphore
Pesant comme le sang et chaud comme les pleurs.
—Ces soleils exaltés, ces oeillets, ces
cantiques,
Ces accablants bonheurs, ces éclairs dans la nuit,
Désormais dormiront dans mon coeur léthargique
Qui veut se repentir autant qu'il vous a nui;
Allez vers votre simple et calme destinée;
Et comme la lueur d'un phare diligent
Suit longtemps sur la mer les barques étonnées,
Je verserai sur vous ma lumière d'argent…
UN JOUR, ON AVAIT TANT SOUFFERT…
Un jour, on avait tant souffert, que le coeur
même,
Qui toujours rebondit comme un bouclier d'or,
Avait dit: «Je consens, pauvre âme et pauvre corps,
A ce que vous viviez désormais comme on dort,
A l'abri de l'angoisse et de l'ardeur suprême…»
Et l'on vivait; les yeux ne reconnaissaient pas
Les matins, la cité, l'azur natal, le fleuve;
Toute chose semblait à la fois vieille et neuve;
Sans que le pain nourrisse et sans que l'eau abreuve
On respirait pourtant, comme un feu mince et bas.
Et l'on songeait: du moins, si rien n'a plus sa grâce,
Si ma vie arrachée a rejoint dans l'espace
Le morne labyrinthe où sont les Pharaons;
Si je suis étrangère à ma voix, à mon nom;
Si je suis, au milieu des raisins de l'automne,
Un arbre foudroyé que la récolte étonne,
Je ne connaîtrai plus ces supplices charnels
Qui sont, de l'homme au sort, un reproche éternel.
Calme, lasse, le coeur rompu comme une cible,
J'entrerai dans la mort comme un hôte insensible…
—Mais les fureurs, les pleurs, les cris, le sang
versé,
Les sublimes amours qui nous ont harassés,
Les fauves bondissants, témoins de nos délires,
Ont suivi lentement le doux chant de la lyre
Jusque sur la montagne où nous nous consolions;
Les voici remuants, les chacals, les lions
Dont la soif et la faim nous font un long cortège…
—J'avais cru, mon enfant, que le passé protège,
Que l'esprit est plus sage et le coeur plus étroit,
Que la main garde un peu de cette altière neige
Que l'on a recueillie aux sommets purs et froids
Où plane un calme oiseau plus léger que le liège.
Mais hélas! quel orage étincelant m'assiège?
Lourde comme l'Asie et ses palais de rois,
Je suis pleine de force et de douleur pour toi!
JE ME DEFENDS DE TOI…
Je me défends de toi chaque fois que je veille,
J'interdis à mon vif regard, à mon oreille,
De visiter avec leur tumulte empressé
Ce coeur désordonné où tes yeux sont fixés.
J'erre hors de moi-même en négligeant la place
Où ton clair souvenir m'exalte et me terrasse.
Je refuse à ma vie un baume essentiel.
Je peux, pendant le jour, ne pas goûter au miel
Que ton rire et ta voix ont laissé dans mon âme,
Où la plaintive faim brusquement me réclame…
—Mais la nuit je n'ai pas de force contre toi,
Mon sommeil est ouvert, sans portes et sans toit.
Tu m'envahis ainsi que le vent prend la plaine.
Tu viens par mon regard, ma bouche, mon haleine
Par tout l'intérieur et par tout le dehors.
Tu entres sans débats dans mon esprit qui dort.
Comme Ulysse, pieds nus, débarquait sur la grève;
Et nous sommes tout seuls, enfermés dans mon rêve.
Nous avançons furtifs, confiants, hasardeux,
Dans un monde infini où l'on ne tient que deux.
Un mur prudent et fort nous sépare des hommes,
Rien d'humain ne pénètre aux doux lieux où nous sommes.
Les bonheurs, les malheurs n'ont plus de sens pour nous;
Je recherche la mort en pressant tes genoux,
Tant mon amour a hâte et soif d'un sort extrême,
Et tu n'existes plus pour mon coeur, tant je t'aime!
Mon vertige est scellé sur nous comme un tombeau.
—Ce terrible moment est si brûlant, si beau,
Que lorsque lentement l'aube teint ma fenêtre,
C'est en me réveillant que je crois cesser d'être…
LA DOULEUR
«Lion, supporte
avec courage ton sort intolérable!»
HERODOTE.
Quand la douleur est vaste, ardente, sans
mélange,
Quand elle aveugle ainsi qu'un ténébreux soleil,
Elle est dans l'eau qu'on boit et dans le pain qu'on mange,
Et dans les rideaux
du sommeil!
Comme l'odeur du sel sur les routes marines,
Comme les chauds parfums de Corse ou d'Orient,
Elle emplit le poumon, étourdit la narine,
Et griffe ainsi
qu'un diamant!
Les arceaux de l'azur, le fier tranchant des
cimes,
La longueur des cités et leurs hauts monuments,
Ne sont qu'une eau rampante et qu'un grisâtre abîme
Auprès de son
envolement!
—Douleur qui me comblez, chantez, voix infinie!
Attachez à mon cou vos froids colliers de fer;
Qu'importent l'esclavage et la dure agonie,
Je vois les mondes
entr'ouverts!
J'ai vu l'immensité moins vaste que mon être;
L'espace est un noyau que mon coeur contenait;
Je sais ce qu'est avoir, je sais ce qu'est connaître,
J'englobe ce qui
meurt et naît!
L'ange qui fit rêver Jésus sur la montagne,
Qui lui montra le monde et tenta son esprit,
M'a, dans les calmes soirs des verdâtres campagnes,
Tout soupiré et
tout appris!
Serai-je désormais l'ermite magnanime
Qui vit de son secret, par-delà les humains?
Pourrai-je conserver, dédaigneuse victime,
La solitude de mes
mains?
Pourrai-je, quand résonne, ô Printemps, ta
cadence,
Ivre du seul orgueil et des seules pitiés,
Ecouter la secrète et chaste confidence
Qui va des soleils
à mes pieds?
O Douleur! je comprends, arrêtez vos batailles:
Au travers de mes pleurs j'entrevois vos projets;
Un chaud pressentiment m'éblouit et m'assaille;
C'est dans ce feu
que je plongeais!
Je sais,—moi qui vous tiens, vous respire, vous
touche,
Moi qui vis contre vous et qui bois votre vin
Dans un dur gobelet collé contre ma bouche,—
Quel est votre
dessein divin;
Vous préparez la vie avec vos sombres armes,
Le corps que vous brisez rêve d'éternité,
Hélas! les purs sanglots, les tremblements, les larmes
Aspirent à la
volupté!
SEIGNEUR, POURQUOI L'AMOUR…
Seigneur, pourquoi l'amour et son divin
supplice
Sont-ils, entre deux coeurs noblement rapprochés,
Comme un glaive qui rend une inique justice,
Et qui toujours châtie un mystique péché?
Tour à tour l'un des deux est votre humble
victime,
Il doute, il est brûlant, bondissant, abattu;
Les regards hébétés il mesure l'abîme
Où le buisson ardent parlait, et puis s'est tu…
—Mon Dieu, dans ces amours, la douleur est si
forte
Que, malgré le courage, on ne peut pas vouloir
Être celui des deux qui chancelle, et qui porte
Tout le poids d'un si lourd et cuisant désespoir;
Faut-il que l'un des deux seulement reste
libre,
Que tour à tour l'on ait le calme ou le désir,
Et que l'amour ne soit que l'instable équilibre
D'être celui des deux qui ne va pas mourir?
Faut-il que l'un des deux brusquement se repose
Dans le bonheur amer et puissant d'aimer moins,
Et d'être, à la faveur de cette froide pause,
Non plus le combattant vaincu, mais le témoin;
D'être celui des deux qui n'est pas l'humble
esclave
Dont on voit panteler la muette terreur,
Et dont les yeux, pareils à des torrents de lave,
Font un don infini de soupirs et de pleurs.
—On a besoin parfois de la douleur de l'autre,
De ses bras suppliants, de son front inquiet
Penché comme celui du plus doux des apôtres
Sur son céleste ami, qui songe et qui se tait.
On a besoin de voir sourdre au bord de la vie
Cet ineffable sang des larmes de cristal,
Offrande qui toujours répond à notre envie
D'épier la douleur et son puissant signal;
—Et moi, qui me revêts de vos grâces précoces,
Comme un brûlant frelon dans un lis engouffré,
Cher être par qui j'ai, plus qu'à mon tour, pleuré,
Pourrai-je pardonner à mon âme féroce
La paix qui m'envahit quand c'est vous qui souffrez?
LE CHANT DU PRINTEMPS
«O Moires infinies, déesses aériennes, dispensatrices universelles, nécessairement infligées aux mortels!» (Hymnes Orphiques.)
Le silence et les bruits, soudain, dans l'air
humide
Ont ce soir un accent plus vaste et plus ardent;
Sur le vent aminci Février fuit, rapide,
Quelqu'un revient, je sens qu'il vient, c'est le Printemps!
Hôte mystérieux, il est là sous la terre,
Il est près du branchage éploré des forêts,
Il monte, il s'est risqué, il ne peut pas se taire,
Et son premier frisson répand tous ses secrets!
—Il passe, mais personne encore sur la route
Ne peut le soupçonner, je regarde, j'écoute:
—Oui, je t'ai reconnu, sublime Dépouillé!
Sordide vagabond sans fleurs et sans feuillage,
Qui rampes, et répands sur les chemins mouillés
Cette clarté pensive et ces poignants présages!
Oui, je t'ai reconnu, ton souffle est devant
toi
Comme un tiède horizon où flotteront les graines;
Le silence attentif et fourmillant des bois
S'emplit furtivement de ta languide haleine.
Oui, je t'ai reconnu à ce trouble du coeur
Qui arrête ma vie et la rend palpitante,
Je suis la chasseresse ayant surpris l'odeur
De la jeune antilope étourdie et courante!
—Ah! qui me tromperait, Printemps terrible et
doux,
Sur ton subtil arome et sur ta ressemblance,
Je sais ton nom secret que les lis et les loups
Proclameront la nuit dans le puissant silence!
Je sais ton nom profond, chuchoté, recouvert,
Mystérieux, sournois, débordant, formidable,
Qui fait tressaillir l'eau, les écorces, les airs,
Et germer jusqu'aux cieux la cendre impérissable!
C'est toi l'Eros des Grecs, au rire frémissant,
Le jeune homme à qui Pan, sonore et frénétique,
Enseigne un chant par qui le flot phosphorescent
Répond au long appel des astres pathétiques!
C'est toi le renouveau, toi par qui
l'aujourd'hui
Est différent d'hier comme le jour de l'ombre;
Toi qui, d'un autre bord où ton royaume luit,
Fais retentir vers nous des fanfares sans nombre.
Un ordre plus formel que la soif, que la faim,
Commande par ta voix rapide, active, urgente,
Et du fond des taillis et des gouffres marins
Monte le chaud soupir des bêtes émergeantes!
—Je te suivrai, Printemps, malgré les maux
constants,
Je te suivrai, j'irai sans défense et sans armes
Vers ce vague bonheur qui brille au fond du temps
Comme un fixe regard irrité par les larmes!
Je te suivrai, malgré le souvenir des morts,
Malgré tous les vivants engloutis dans mon âme,
Malgré mon coeur qui n'est qu'un gémissant effort,
Malgré mon fier esprit qui résiste et me blâme.
—Mais quoi! ce n'est donc pas le neuf et frais
bonheur
Qui ce soir me tentait par son doux sortilège?
Ces espoirs, ces souhaits, ces regrets, ces langueurs,
Hélas! c'est le passé, beau comme un long arpège;
Hélas! c'est le passé, ce courage ingénu,
Ce sublime désir de mourir et de vivre
Que ma jeunesse avait quand je vous ai connu,
Vous, qui fûtes la page insigne dans le livre!
Hélas! c'est le passé, ce parfum dans le vent,
Cet émoi dans les airs, ces grelots des voitures,
Cet orgueilleux besoin d'être encor plus vivant,
Et de recommencer, puisqu'hélas! rien ne dure!
Ainsi je me croyais mêlée au renouveau,
Je ne suis que l'ardente et grave prisonnière
Qui sur ses poignets las sent le poids des anneaux,
Qui pleure sur la route et regarde en arrière!
Hélas! c'est le passé que je cherche toujours,
C'est vers lui que j'allais! Comme s'il est possible
De retrouver le sacre unique de l'amour,
Et d'aborder encore à cette île sensible
Qui, désormais, n'a plus de barques alentour,
Et luit sur l'onde comme un roc inaccessible
Où des archers courants nous ont choisis pour cible…
JE VOUS AVAIS DONNE…
Je vous avais donné tous les rayons du temps,
Les senteurs que
l'azur épanche,
Et la lueur que fait, dans le Sud éclatant,
Le soleil sur les
maisons blanches!
Je n'ai jamais repris ce que je vous donnais,
Si bien que dans
ces jours funestes
Je suis un étranger que nul ne reconnaît,
A qui rien du monde
ne reste.
Je vous avais donné les Chevaux du Matin
Qu'un dieu fait
boire aux eaux d'Athènes,
Et le sanglot qui naît, sur le mont Palatin,
Du bruit des
plaintives fontaines.
Parfois, quand j'apportais entre mes faibles
doigts
Le printemps qui
luit et frissonne,
Vous me disiez: «Je n'ai de désir que de toi,
Coupe tes mains et
me les donne.»
Mais ces dons exaltés n'étaient pas suffisants,
La rose manque à la
guirlande,
Je conservais encor la pourpre de mon sang,
Ce soir je vous en
fais l'offrande.
—O mon ami, prenez ce sang si gai, si beau,
Si fier, si rapide
et si sage,
Qui, dans ses bonds légers, reflétait les coteaux,
Et la nuée à son
passage!
Que de mon coeur fervent à vos timides mains
Il coule, abondant
et sans lie,
Afin que vous ayez, dans le désert humain,
Une coupe toujours
emplie.
Déjà mon front plaintif est moins brillant
qu'hier,
Mais la douleur ne
rend pas laide,
Le visage est sacré quand il est âpre et fier
Comme les sables de
Tolède;
Un visage est sacré quand il s'épuise et meurt
Comme un sol que
l'été dévaste,
Sur qui les lourds pigeons et les ombres des fleurs
Font des taches
sombres et vastes.
Un destin est sacré quand il a contre lui
Toute une foule qui
s'élance,
Et que, sous cet affront, il s'enivre, et qu'il luit
Comme l'olivier et
la lance!
Un destin est sacré quand il est ce soldat
Qu'un guerrier
somme de se rendre,
Et qui, pressant toujours son fer entre ses bras,
S'écrie en riant:
«Viens le prendre!»
—Je ne rendrai qu'à vous les armes de mon
coeur.
Mes dieux qui sont en Crète et dans l'île d'Egine,
Permettent que l'extrême et fidèle langueur
A cet excès de grâce et de douceur s'incline,
Mais nul autre que vous, sur les plus durs chemins,
Ne me verra pliant sous l'angoisse divine,
Laissant tomber mon front, laissant pendre mes mains,
Emmêlant mes genoux, telle qu'on imagine
Cléopâtre enchaînée au triomphe romain…
O MON AMI, SOUFFREZ…
O mon ami, souffrez, je saurai par vos larmes,
Par vos regards éteints, par votre anxiété,
Par mes yeux plus puissants contre vous que des armes,
Par mon souffle, qui fait bouger vos volontés,
Par votre ardente voix qui s'élève et retombe,
Par votre égarement, par votre air démuni,
Que ma vie a sur vous cet empire infini
Qui vous attache à moi comme un mort à sa tombe!
O mon ami, souffrons, puisque jamais le coeur
Ne convainc qu'en ouvrant plus large sa blessure;
Puisque l'âme est féroce, et puisqu'on ne s'assure
De l'amour que par la douleur!
NOUS N'AVIONS PLUS BESOIN DE PARLER
Nous n'avions plus besoin de parler, j'écoutais
Le rêve sillonner votre pensif visage;
Vous étiez mon départ, mes haltes, mes voyages,
Et tout ce que l'esprit conçoit quand il se tait.
L'emmêlement des blés courbés, des ronciers
même,
N'était pas plus serré ni plus inextricable
Que notre coeur uni, qui, comme le doux sable
Joignant le grain au grain, ne semble que lui-même.
—Je me souviens surtout de ces soirs de Savoie
Où nos regards, pareils à ces vases poreux,
A ces alcarazas qu'un halo d'onde noie,
Scintillaient de plaisir, et se livraient entre eux
L'ineffable secret du rêve et de la joie.
Soirs d'Aix! Soirs d'Annecy, ô villes
renommées,
Qui mêlez aux senteurs des îles Borromées
Je ne sais quel plus franc et plus candide espoir,
Que j'aimais vos toits bleus, d'où montait la fumée,
Les cloches des couvents, qui tissaient dans le soir
De longs hamacs d'argent où l'âme inanimée
S'abandonnait, tandis que flottait, chaud, précis,
Le subjuguant parfum du café qu'on roussit.
Je revois les soirs d'Aix, l'auberge et ses
tonnelles,
La montagne si proche, accostant le ciel pur,
Les frais pétunias entassés sur le mur,
Le char rustique, avec le cheval qu'on dételle.
Et les lacs! Soif des coeurs vous buvez à cette
eau
Où passe comme un ange une barque à deux voiles!
Nous répétions tous deux, sans proférer de mots,
L'hymne éternel que dit le silence aux étoiles.
Mon ami, votre esprit et ses nobles soupirs
Semblait plus que le mien altéré de sublime;
Mais déjà vos pensers recherchaient leurs loisirs;
Et la paix, mollement, a comblé vos abîmes…
—C'est en moi seulement que rien ne peut finir.
J'AI VU A TA CONFUSE…
J'ai vu à ta confuse et lente rêverie,
A ton front détourné, douloureux et prudent,
Que mon visage en pleurs, qui s'irrite et qui prie,
Te semble un masque
ardent.
En vain ta voix m'enchante et ton regard
m'abreuve,
Et mon coeur éclatant se brise dans ta main;
Tu cherches vers le ciel quelque invisible preuve
De mon désir
humain.
Tu cherches quel étroit, quel oppressant
symbole,
Mêlé de calme espoir, de silence et de Dieu,
Joindrait mieux que ne font les pleurs ou la parole,
Ton esprit et mes
yeux.
Et tandis que ton coeur, craintif et solitaire,
A mon immense amour n'est pas habitué,
Moi je suis devant toi comme du sang par terre
Quand un homme est
tué…
JE MARCHAIS PRÈS DE VOUS…
Je marchais près de vous, dans mon jardin
d'enfance.
Le soir uni luisait; une calme innocence
Emanait des chemins, dépliés sous les cieux
Ainsi qu'un long secret franc et silencieux…
On entendait le lac, sur l'escalier de pierre,
Murmurer sa liquide et rêveuse prière
Qui, mollement, se heurte au languissant refus
Qu'oppose au coeur actif la nuit qui se repose…
Nous marchions lentement dans le verger touffu,
Où fraîchissait l'odeur des poiriers et des roses.
J'écoutais votre voix aux sons plaisants et doux.
Hélas! je vous aimais déjà pour quelque chose
De vague, d'infini, d'antérieur à vous…
Un peuple de silence environnait ma vie.
Les fleurs au front baissé, par la nuit asservies,
Exhalaient je ne sais quel confiant repos
Entre la calme nue et les miroirs de l'eau.
J'étais bonne pour vous, soigneuse, maternelle,
Je souffrais de sentir votre voix comme une aile
Battre votre gosier et haleter vers moi;
Ma main aux doigts muets s'irritait dans vos doigts;
L'aspect fidèle et sûr de la nuit renaissante
Me rendait ma jeunesse, attentive et pensante.
Quelle limpidité dans l'éther blanc et noir!
J'entendais s'échapper, des roses amollies,
L'éloge de l'altière et mystique folie
Qui brise le réel pour augmenter l'espoir…
—O sublime vaisseau de la mélancolie,
Nul amour ne s'égale aux promesses du soir!
Le lac, les secs soupirs des grillons dans les
plaines,
Les pleurs minutieux de l'étroite fontaine,
L'espace recueilli et cependant pâmé,
Libéraient tout à coup, de ses rêveuses chaines,
Le désir éternel en mon coeur enfermé;
Je songeais, par delà les présences humaines;
Votre voix me devint inutile et lointaine:
Je n'avais plus besoin de vous pour vous aimer…
TEL L'ARBRE DE CORAIL…
Tel l'arbre de corail dans les mers pacifiques,
Le rose crépuscule, en l'azur transparent
Jette un feu vaporeux, et mes regards errants
Boivent ce vin rêveur des soirs mélancoliques!
Un oiseau printanier, comme un fifre enchanté
Gaspille de gais cris, acides, brefs, suaves.
L'univers vit en lui, son ardeur sans entrave
Hèle, et semble attirer le vaisseau de l'été!
—Qui veux-tu fasciner, oiseau de douce augure?
Les morts restent des morts, et les vivants sont las
D'avoir tant de fois vu, sur de froides figures,
Le destin qui les guette et qui les accabla!
Je sens bien que le ciel est tiède; l'étendue
Balance sur son lac la promesse et l'espoir.
Une étoile, incitant l'hirondelle éperdue,
Fait briller son céleste et liquide abreuvoir.
Et tout est orageux, furtif, païen, mystique;
Les rêves des humains, aussi vieux que le temps,
Groupent leur frénésie, hésitante ou panique,
Dans la vasque odorante et moite du printemps!
Les nuages pourprés traînent comme un orage
Dont on a dispersé la foudre et le chaos;
Tout se dilue et luit. Ciel au calme visage,
Tu viens séduire l'homme et les yeux des oiseaux!
—Pauvre oiseau, est-ce donc ces trompeuses
coutumes,
Renaissant chaque fois que s'étend la tiédeur,
Qui te font oublier l'incessante amertume
D'un monde qui transmet la ciguë et les pleurs?
Ton délire est le mien; je sais qu'on
recommence
A rêver, à vouloir, d'un coeur naïf et plein,
Chaque fois qu'apparaît le ciel d'un bleu de lin;
Et que le courage est une longue espérance…
Oui, l'espace est joyeux, le vent, dans
l'arbrisseau,
D'un doigt aérien creuse une flûte antique.
L'univers est plus vif qu'un bondissant cantique;
Les fleuves, mollement, gonflent sous les vaisseaux;
Les torrents, les brebis viennent d'un même saut
Ecumer dans la plaine, où l'hiver léthargique
Fond, et suspend sa brume aux hampes des roseaux.
L'eau s'arrache du gel, le lait emplit la
cruche,
Les abeilles, ainsi que des fuseaux pansus,
Vont composer le miel au liquide tissu,
Blond soleil familier de l'écorce et des ruches!
C'est cet allègre éveil que tes yeux ont perçu:
Oiseau plein de grelots, ô hochet des Ménades,
Héros bardé d'azur, calice rugissant,
Je t'entends divaguer! Tes montantes roulades
Ont l'invincible élan des jets d'eau bondissants.
Matelot enivré dans la vergue des arbres,
Tu mens en désignant de tes cris éblouis
Des terres de délice et des golfes de marbre,
Et tout ce que l'espoir a de plus inouï;
Mais c'est par ce sublime et candide mensonge,
Par ce goût de vanter ce qu'on ne peut saisir,
Que l'esclavage humain peut tirer sur sa longe,
Et que parfois nos jours ressemblent au désir!
T'AIMER. ET QUAND LE JOUR TIMIDE…
T'aimer. Et quand le jour timide va renaître,
Entendre, en s'éveillant, derrière les fenêtres,
Les doux cris jaillissants, dispersés, des oiseaux,
Eclater et glisser sur la brise champêtre
Comme des grains légers de grenades sur l'eau…
—T'espérer! Et sentir que le golfe halette
En bleuâtres soupirs vers le ciel libre et clair;
Et voir l'eucalyptus, dans la liqueur de l'air,
Agiter son feuillage ainsi que des ablettes!
—Voir la fête éblouie et profonde des cieux
Recommencer, et luire ainsi qu'au temps d'Homère,
Et, bondissant d'amour dans la sainte lumière,
La montagne acérée incisant le ciel bleu!
—Et t'attendre! Goûter cette impudique ivresse
De songer, sans encor les avoir bien connus,
A ton regard voilé d'amour, à tes bras nus,
Au doux vol hésitant de ta jeune caresse
Qui semble un chaud frelon par des fleurs retenu!
—Et puis te voir enfin venir entre les palmes,
Innocent, assuré, sans crainte, les yeux calmes,
Vers mes bras enivrés où le destin fatal
Te pliera durement et te fera du mal;
Alors saisir tes mains, comme la brusque chèvre
Mord la fleur de cassie et rompt le myrte étroit;
Et, les yeux clos, avoir, pour la première fois,
Bu l'humide tiédeur qui dort entre tes lèvres…
—O cher pâtre, inquiet et désormais terni.
J'ai vécu pour cela, qui est déjà fini!
CANTIQUE
«Amphore de
Cécrops, verse ta rosée bachique!»
(Anthologie
grecque.)
Mon amour, je ne puis t'aimer: le jour éclate
Comme un blanc incendie, au mont des aromates!
Le gazon, telle une eau, fraîchit au fond des bois:
Un délire sacré m'entraîne loin de toi.
—Cette odeur de soleil étreignant la prairie,
Ce doux hameau, cuisant comme une poterie,
Avec ses toits de brique, ardents, pourpres, poreux,
Et le calme palmier de Bethléem près d'eux,
Cette abeille qui danse, ivre, imprudente et brave,
Dans les bleus diamants de la chaleur suave,
Me font un corps céleste, aux dieux appareillé!
—L'aigu soleil extrait des fentes du laurier,
Des étangs sommeillants où le serpent vient boire,
Une opaque senteur qui semble verte et noire.
L'été, de tous côtés sur le temps refermé,
Noie de lueurs l'azur, étale et parfumé;
La montagne bleuâtre a l'aspect héroïque
Du bouclier d'Achille et des guerriers puniques,
Et je me sens pareille à quelque aigle hardi
Dont le vol palpitant touche des paradis!
Mais je ne puis t'aimer!
—Etincelants
atomes,
Jardins voluptueux, confitures d'aromes,
Baisers dissous, coulant dans les airs qui défaillent,
Chaude ivresse en suspens, lumière qui tressaille,
Navires au lointain se détachant du port,
Promettant plus d'espoir que la gloire et que l'or,
Dont le pont clair est comme un pays sans rivage,
Ressemblant au désir, ressemblant au nuage,
Et dont les sifflements et la sourde vapeur
Dispensent un diffus et sensuel bonheur!…
—O sifflets des vaisseaux, mugissements languides,
Nostalgiques appels vers les îles torrides,
Sourde voix du taureau, plein d'ardeur et d'ennui,
A qui Pasiphaé répondait dans la nuit!…
—Non, je ne puis t'aimer, tu le sens; les dieux mêmes
Sont venus vers mon coeur afin que je les aime;
Laisse-moi diriger mes pas dansants et sûrs
Vers mes frères divins qui règnent dans l'azur!
—Mais toi, lorsque le soir répandra de son urne
L'ardeur mélancolique et les cendres nocturnes,
Lorsqu'on verra languir l'air et l'arbre étonnés,
Lorsque tout l'Univers viendra se confiner
Au cercle étroit du coeur; quand, dans l'ombre qui mouille,
On entendra le chant acharné des grenouilles
Quand tout sera furtif, secret, mystérieux,
O mon ami, rends-moi le soleil de tes yeux!
Plus beaux que la clarté, plus sûrs, plus saisissables,
Nous goûterons ensemble un bonheur misérable.
Tes deux bras s'ouvriront comme des routes d'or
Où mes rêves courront sans halte et sans effort;
La douce ombre que fait ton menton sur ta gorge
Sera comme un pigeon traversant un champ d'orge;
Je verrai dans tes yeux profonds et fortunés
Tout ce que l'Univers n'a pas pu me donner:
O grain d'encens par qui l'on goûte l'Arabie!
Etroit sachet humain où je touche et déplie
Des parfums, des pays, des temps, des avenirs,
Plus que mon vaste coeur ne peut en contenir!…
—Ainsi, qu'avais-je fait pendant cette journée?
J'étais ivre, j'étais éblouie! Etonnée,
Je parlais à travers les siècles transparents
Aux bergers grecs, chantant sur le bord des torrents.
La jeunesse, l'immense, aveuglante jeunesse
Me leurrait de sa longue, expectante paresse,
Et je ne pensais pas qu'il faut, pour être heureux,
Être comme un troupeau attendri et peureux
Qui, lorsque naît la nuit provocante et bleuâtre,
Se range sous la main et sous la voix du pâtre.
—Mais le jour chancelant a quitté l'horizon.
Un doux soupir entr'ouvre et creuse les maisons,
Voici la nuit: l'air fuit, pressé, glissant, agile,
Esclave libéré qui rejoint son asile.
Deux ormeaux délicats, sous les brises penchants,
Sont deux syrinx feuillues d'où s'élancent des chants.
La lune plie au poids des nuages de jade,
Comme un rocher poli sent bondir les dorades.
Nous sommes seuls; le soir semble nous engloutir.
J'ai besoin d'un vivant, d'un constant avenir!
Retiens par ta multiple et claire exubérance
Mon âme qu'attiraient l'espace et le silence;
J'ai besoin de ton souffle humain, qui dit: «Je suis
Le compagnon sensible et mortel qui te suit
Sur la route incertaine, et, plus tard, dans la terre
Où tu seras poussière, oubli, ombre et poussière.
Je suis ton âme ailée, et ce qui restera
De toi, lorsque tes yeux, tes lèvres et tes bras,
Dont tu fis une aurore, une lyre, une épée,
Seront aussi oisifs que des branches coupées…»
Ainsi me parlera la voix de cet ami.
Alors, malgré l'élan de mon coeur insoumis,
Portant dans mon esprit plus d'éclairs, de vertige
Que la fougère n'a de pollen sur sa tige,
Que dans sa profondeur et sa nappe la mer
N'a de scintillements argentés et amers,
Je fermerai sur toi, créé à mon image,
Le cercle de mon rêve, où l'étoile des Mages
Vers quelque nouveau dieu me conduisait toujours.
J'étais comme un prophète éveillé sur les tours,
Et qui, s'émerveillant d'avoir compris les causes
Que l'obscur Univers à son esprit propose,
Appelle avec une ivre et sacrilège ardeur
Plus d'astres, de secrets, d'orage et de douleur!
—Mais ces ambitions d'une âme insatiable,
Sont un désert, gonflé de tempête et de sable.
Je préfère à ce faste, à ces âpres transports,
La douceur de ton âme alliée à ton corps,
Ces moments infinis, concentrés, chauds et tristes
Où mon coeur, par le tien, reconnaît qu'il existe,
Où, lorsque le désir avide et violent
Se dilue en un rêve harassé, grave et lent
Par qui l'âme est soudain comblée et raffermie,
Je sens,—ô mon ami ailé, suave, humain,—
Ton visage pensif enfoncer dans ma main
Son odeur de nuée et de rose endormie…
AVOIR TOUT ACCUEILLI…
Avoir tout accueilli et cesser de connaître!
J'avais le poids du temps, la chaleur de l'été,
Quoi donc? Je fus la vie, et je vais cesser d'être
Pendant toute
l'éternité!
J'ai voulu vivre afin d'épuiser mon courage,
Afin d'avoir pitié, afin d'aimer toujours,
Afin de secourir les humains d'âge en âge,
Puisque l'ambition n'est qu'un plus long amour…
—Un bondissant désir comme un torrent me gagne,
Ah! que je hante encor le sommet des montagnes,
Que je livre mes bras aux vents de l'Occident;
Le vert genévrier de ses senteurs me grise,
Un frein couvert d'écume éclate entre mes dents,
Se pourrait-il vraiment que l'univers détruise
Ce qu'il a fait de
plus ardent!
LA MUSIQUE DE CHOPIN
Tandis que ma mère jouait un prélude de Chopin.
Le vent d'automne, usant sa rude passion,
Elague le jardin et disperse les fleurs,
Et les arbres, emplis de force et de fureur,
Avec des mouvements de dénégation
Refusent d'écouter ce sombre séducteur…
Une humidité terne, éplorée, abattue,
Enveloppe l'étang, se suspend aux statues,
Rôde ainsi qu'une lente et romanesque amante.
La nue est alourdie et pourtant plus distante.
Le vent, comme un torrent déversé dans l'allée,
Roule avec une voix cristalline et fêlée
Des graviers reluisants et des pommes de pin…
Et, dans la maison froide où je rentre soudain,
Un prélude houleux et grave de Chopin,
Profond comme la mer immense et remuée,
Pousse jusqu'en mon coeur ses sonores nuées!
—O sanglots de Chopin, ô brisements du coeur,
Pathétiques sommets saignant au crépuscule,
Cris humains des oiseaux traqués par les chasseurs
Dans les roseaux altiers de la froide Vistule!
Soupirs! Gémissements! Paysages du pôle
Qu'entr'ouvre le boulet d'un soleil rouge et rond,
Noir cachet de la foudre au coeur chenu des saules,
Tristesse de la plaine et des cris du héron!
O Chopin, votre voix, qui reproche et réclame,
Comme un peuple affamé se répand dans nos âmes;
Vous êtes le martyr sur le gibet divin;
Votre bouche a goûté le fiel au lieu du vin;
Toute offense a meurtri votre coeur adorable;
La mer se plaint en vous et arrache les sables,
Chopin! Et nous pleurons les bonheurs refusés,
Tandis que votre sombre et musicale rage
S'étend, sur l'horizon chargé de lourds nuages,
Comme un grand crucifix de cris entre-croisés!
TU RESSEMBLES A LA MUSIQUE…
Tu ressembles à la musique
Par la détresse du regard,
Par l'égarement nostalgique
De ton sourire humble et hagard;
Les plus avides mélodies
Qui me boivent le sang du coeur,
N'ont pas de forces plus hardies
Que ta faiblesse et ta pâleur.
Les lumières dans les églises
Ont le même rayonnement
Que ton visage, où je me grise
Du goût d'un nouveau sacrement.
—Tu n'es qu'un enfant qui défaille,
Mais, par les rêves de mon coeur,
Tu ressembles à la bataille,
A Jésus parmi les docteurs,
Aux héros morts sous les murailles,
A tout ce qui lutte et tressaille,
Au Cid sur un cheval dansant,
Au martyr dans le Colisée.
Sur qui la bête, harassée,
Passe, comme un linge apaisant
Tout trempé d'amour et de sang,
Sa langue calme et reposée…
JE T'AIME ET CEPENDANT…
Si
vous m'aimez, dites combien vous m'aimez…
SHAKESPEARE
(Antoine et Cléopâtre).
Je t'aime, et cependant, jamais tes ennemis
Contre ton doux esprit ne se seraient permis
La lucide, subtile et lâche violence
Que mon amour pour toi exerçait en silence.
Je t'aime et, dans mon coeur, je t'ai fait tant de tort
Que tu fus un instant devant moi comme un mort,
Comme un supplicié que la foule abandonne,
A qui sa mère, enfin, ne veut pas qu'on pardonne…
J'ai méprisé ta joie, ta peine, ton labeur,
Ta tristesse, ta paix, ton courage et ta peur,
Et jusqu'au sang charmant dont je vis par tes veines.
Mes yeux ne voyaient pas où finirait ma haine;
Mais j'ai fait tout ce mal pour ne pas défaillir
Du seul enchantement de ton clair souvenir;
Pour pouvoir vivre encor, sans gémir dans l'extase
Que tu sois ce parfum et que tu sois ce vase;
Pour respirer un peu, sans que le jour et l'air
M'assaillent de tes yeux plus brisants que la mer;
J'ai fait ce mal pour mieux pouvoir, dans mon refuge,
Scruter le fond soumis de mon coeur qui te juge,
Car moi qui te voulais enchaîné dans les rangs,
Courbé comme un captif sous les yeux du tyran,
Je presse dans mes mains, si hautaines, si graves,
Tes pieds humbles et doux qui sont tes deux esclaves…
EN ECOUTANT SCHUMANN
Quand l'automne attristé, qui suspend dans les
airs
Des cris d'oiseaux transis et des parfums amers,
Et penche un blanc visage aux branches décharnées,
Reviendra, mon amour, dans la prochaine année,
Quels seront tes souhaits, quels seront mes espoirs?
Rêverons-nous encor tous deux comme ce soir,
Dans la calme maison qu'assaille la rafale,
Où l'humble cheminée, en rougeoyant, exhale
Une humide senteur de fumée et de bois?
Entendrons-nous, mes mains se reposant sur toi,
Ces grands chants de Schumann, exaltés, héroïques,
Où le désir est fier comme un sublime exploit,
Où passe tout à coup la chasse romantique
Précipitant ses bonds, ses rires, ses secrets
Dans le gouffre accueillant des puissantes forêts?
—O Schumann, ciel d'octobre où volent des
cigognes!
Beffroi dont les appels ont des sanglots d'airain:
Jeunes gens enivrés, dans les nuits de Cologne,
Qui contemplez la lune éparse sur le Rhin!
Carnaval en hiver, quand la froide bourrasque
Jette au détour des ponts les bouquets et les masques,
—Minuit sonne à la sombre horloge d'un couvent,—
Un falot qui brillait est éteint par le vent…
—Et puis, douleur profonde, inépuisable, avide,
Qui monte tout à coup comme une pyramide,
Comme un reproche ardent que ne peut arrêter
La trompeuse, chétive, amère volupté!
—O musique, par qui les coeurs, les corps gémissent,
Musique! intuition du plaisir, des supplices,
Ange qui contenez dans vos chants oppressés
La somme des regards de tous les angoissés,
Vous êtes le vaisseau dansant dans la tempête!
Avec la voix des morts, des héros, des prophètes,
Dans les plus mornes jours vous faites pressentir
Qu'il existe un bonheur qui ressemble au désir!
—Pourtant je vois, là-bas, dans l'ombre dépouillée
Du jardin où le vent d'automne vient gémir,
Les trahisons, les pleurs, les âmes tenaillées,
La vieillesse, la mort, la terre entre-baillée…
QU'AI-JE A FAIRE DE VOUS…
Qu'ai-je à faire de vous qui êtes éphémère,
Trop douce matinée, éther bleuâtre et chaud,
O jubilation insensée et légère
D'un moment que le temps engloutira si tôt?
Je vois que le lac tiède est comme une
corbeille,
Immobile et rêvant, et si chargé d'azur
Qu'il cherche à déverser son poids luisant et pur,
Et que le vert feuillage a des bouquets d'abeilles!
Je vois de blancs oiseaux, comme des nénuphars
Se poser sur les flots que l'air croise et décroise,
Et les parfums monter, tranchants comme des dards,
Dans l'azur frais, couleur de gel et de turquoise!
Les jardins ont l'aspect calme des paradis,
Partout c'est le repos, le bourdonnant silence;
Un matinal parfum de joie et d'abondance
Exhale tendrement l'attente de midi.
Qu'est-ce donc qui m'empêche, ô terre
complaisante,
Doux éther caressant, sourire bleu des flots,
Nature sans mémoire et toujours renaissante,
De rentrer dans votre ample et sinueux complot?
Ma jeunesse est en vous, les arbres, le rivage,
Le temps qui se balance et ne s'écoule pas,
Les matins toujours gais, les soirs pensants et sages
Ont gardé mes regards, mes rêves et mes pas;
Mais moi j'ai poursuivi la route, je dépasse
Votre extase alanguie et votre enchantement,
J'habite un continent dispersé dans l'espace,
Où l'âme a son domaine et son déchaînement.
Pays sans arbre, et plus dévasté que la lune,
Où sont les souvenirs, les morts, les passions,
Et, brûlante douleur parmi les infortunes,
Les tragiques matins de nos déceptions.
Mais aujourd'hui, ayant goûté toute amertume,
Je suis sans volonté; les mouvements du sort,
Amenant à mes pieds la vague et son écume,
Font un long bercement qui me lasse et m'endort.
Les brouillards ont glacé la Sibylle de Cumes!
—O désir! J'ai connu votre soif, votre faim,
Vos passions de l'âme et vos brûlants théâtres;
Mais l'incendie altier et mortel s'est éteint;
Nous sommes à présent, mon coeur et le destin,
Comme deux ennemis qui, s'estimant enfin,
Cessent de se
combattre…
BENISSEZ CETTE NUIT…
Bénissez cette nuit alanguie et biblique,
Prêtresse du coteau, palme mélancolique!
Car voici le berger dont mon rêve est hanté…
—Cher pâtre, accepte enfin la douce volupté.
Quelle frayeur déjà te pâlit et t'oppresse?
Mon amour, montre-toi doux envers la caresse.
Si tu veux, sois absent, étranger, endormi;
Ferme tes calmes yeux, davantage, à demi;
Ferme tes yeux, afin que cette neuve aurore,
Que les tendres baisers dans l'esprit font éclore,
Se lève lentement sous tes cils abaissés,
Sans que ton innocent orgueil en soit blessé!
Qu'aimais-tu dans ta vie adolescente et fraîche?
La course dans les prés, le mol parfum des pêches,
Le transparent sommeil à l'ombre du bouleau,
Le rire des flots bleus dans les vives calanques?
Mais l'amour est un fruit plus vivant et plus beau,
Tout composé de pulpe et d'âme, où rien ne manque…
Quitte cet air craintif, ce regard dédaigneux,
C'est l'immortel plaisir qui rira dans tes yeux,
Ainsi que l'aloès brise sa sombre écorce,
Quand tu seras pareil, perdant ta faible force,
A ces jeunes guerriers, orgueilleux et mourants,
Qui gagnaient la bataille ardente en succombant…
Hélas! ta douce main dans mes mains se débat;
Ecoute, rien ne peut s'expliquer ici-bas.
Pourquoi ce ciel d'été, ces calmes rêveries
Du peuplier, debout sur la fraîche prairie,
Qui semble étudier, mage silencieux,
Les nuages qui sont le mouvement des cieux?
Pourquoi cet abondant murmure des fontaines,
Ces sureaux engourdis par leur suave haleine,
Ces carillons légers, s'envolant des couvents,
Comme un pommier mystique effeuillé par le vent?…
Ah! ces nobles langueurs que jamais rien
n'exprime,
Ces silences, comblés de promesses sublimes,
Le soir, cette fumée aux toits bleus des hameaux,
Ces rêves des bergers, jouant du chalumeau
Tandis que les brebis, dans la vallée herbeuse,
Ont le robuste éclat d'une plante laineuse,
Ces bonheurs du matin juvénile, où le corps
Rejoint l'éternité en dépassant la mort,
Ces besoins éperdus de pitié ou de rage,
Ces soleils, embrasant de muets paysages,
Tu les posséderas comme un raisin qu'on mord,
Dans le bonheur gisant qui ressemble à la mort!
Ainsi sois bienveillant, doux envers la caresse;
Console, et, si tu peux, abolis ma tendresse.
Je meurs d'une suave et vaste vision:
J'aime en toi l'infini avec précision;
Pour cacher mon ardeur aux regards des étoiles,
Cher pâtre, étends sur moi tes deux mains comme un voile.
Vois, je serai, mes bras pressés à tes côtés,
Comme un fleuve immortel enserrant la cité.
Mais ton front est sévère et ta voix est confuse;
Va-t'en, déjà le jour élance ses clartés.
J'entends dans les taillis tourner le vol des buses;
Les marchands, au lointain, jettent leurs cris flûtés.
Voici l'âne, porteur de fruits; craignons la ruse
Du maître qui le suit. Va-t'en de ce côté…
Ah! faut-il que mon coeur en vain s'élance et
s'use,
Et que ce bonheur soit en toi, qui le refuses!
Je t'aime et je voulais en t'aimant
m'appauvrir.
Ah! comme le désir souhaite de mourir!…
TOUT SEMBLE LIBERE…
Je regarde la nuit. Tout semble libéré,
L'esclavage du jour a détendu ses chaines.
Au bas d'un noir coteau, par la lune nacré,
Un train lance des jets de sanglots effarés;
Les parfums, emmêlés l'un à l'autre, s'entrainent.
Malgré l'infinité des temps incorporés,
Chaque nuit est intacte, hospitalière et neuve.
J'entends le sifflement d'un bateau sur le fleuve.
L'horloge d'un couvent, dans l'espace attentif,
Fait tinter douze coups insistants et plaintifs;
Les parfums, dilatés, sur les brises tressaillent;
D'un exaltant départ l'air est soudain empli.
De secrètes rumeurs circulent et m'assaillent…
—Hélas! tendres appels, où voulez-vous que
j'aille?
Où mène le désir? Quel rêve s'accomplit?
Cessez de me héler, voix des divins minuits!
Je reste; j'ai tout vu défaillir: je n'espère
Que la paix de ne plus rien vouloir sur la terre.
Je suis un compagnon harassé par le sort,
Et qui descend, courbé, la pente de la mort…
LES SOLDATS SUR LA ROUTE…
Les soldats sur la route avaient passé: les
cuivres
Résonnaient, semblait-il, contre l'or du soleil.
C'était l'heure où le jour est à l'adieu pareil,
Et quitte un monde en pleurs qui ne peut pas le suivre.
Nous écoutions le chant emporté des clairons,
Cet appel à la mort exaltait mieux que vivre;
Et nous étions tous deux demi-las, demi-ivres
Du bruit d'ailes que fait la guerre sur les fronts!
Que voulais-tu? Quel mont, quel sommet, quelle
tombe
T'attirait? Quel souhait de mourir avais-tu?
Je vis bien ton effort douloureux et têtu
Pour fuir l'amour humain où toute âme retombe.
Et je sentis alors les forces de mon coeur
Te rejoindre en un lieu plus grave que la joie,
Plein de vent, de fumée et d'éclairs, où s'éploie
L'archange des combats, sans fatigue et sans peur.
Mon amour transformé délaissait ton visage
Par qui tout est pour moi raison, paix, vérité;
Et comme un fin rayon mêlé à ma clarté
Je t'emportais dans un mystique paysage…
—Mais la tiédeur du soir, les doux champs
inclinés,
La splendide et rêveuse impuissance des âmes
Dans mon coeur exalté faisaient plier les flammes,
Comme un feu champêtre est par le vent réfréné.
Un pâle étang dormait au cercle étroit des
saules,
Les collines versaient le blé mûr comme un lait:
Tes yeux où le désir naissait et se voilait
Avaient l'azur aigu et condensé des pôles.
Nous écoutions bruire, au bord des bois sans
fond,
Les cris épars, confus des geais, des pies-grièches,
Le murmure inquiet et suspendu que font
Les pas ronds des chevreuils froissant des feuilles sèches.
La tristesse d'aimer sous les cieux s'étalait,
Non faible, mais robuste, apaisée, acceptante;
Et je posais sur toi, chère âme humble et tentante,
Mes yeux où le pouvoir humain s'accumulait.
Et lentement je vis dans tes yeux apparaître
Le poison de mon rêve, en ton âme injecté.
Les clairons s'éloignaient dans la brume champêtre,
De tout l'or du soir, seul mon coeur t'était resté.
Je consolais en toi ton destin, irrité
De n'être pas la cible où tout frappe et pénètre
Pour quelque vague, immense, âpre immortalité…
—Mais que peut-on, hélas! un être pour l'autre
être,
En dehors de la
volupté?
LA TEMPÊTE
«La
passion n'est que le pressentiment de la volupté.»
LUCRÈCE.
A qui m'adresserai-je en ces jours misérables
Où, le coeur submergé par un puissant dégoût,
J'entends autour de moi l'hallucinant remous
D'une énergique voix qu'on sent infatigable?
Elle dit, cette voix: «Je suis la volupté;
Comme fit le passé, l'avenir me consulte;
Aux heures de repos pensif ou de tumulte
C'est par moi que le coeur croit à l'éternité!
«Un homme est orgueilleux quand il a du
courage,
Mais on ne peut pas être héroïque avec moi.
Les vaisseaux, les chemins, les rêves, les voyages
Amènent l'univers suppliant sous ma loi.
«Je règne sur l'active et chancelante vie
Comme un tigre onduleux, aux prunelles ravies;
L'Orient dilaté, engourdi, haletant,
Tressaille dans mes bras, cadavre palpitant!
«Parfois, sous le climat brumeux des
cathédrales,
Je semble m'assoupir pendant vos longs hivers,
Mais je jaillis soudain, éparse et triomphale,
Du cri d'un maigre oiseau sur un églantier vert!
«En vain les repentants, les rêveurs, les
ascètes
S'enferment au désert comme des emmurés,
Je m'attache à leur plaie ardente et satisfaite,
Car je suis la douleur, plaisir transfiguré!
«Lorsque devant l'autel flamboyant, les
mystiques
Essayent d'écarter mon fantôme jaloux,
Je fais pleuvoir sur eux l'orage des musiques
Qui trompe leur prudence, et dit: «Je vous absous.»
«Je mens quand je me tais, je mens quand je
protège,
Partout où sont des corps, partout où sont des coeurs
J'élance hardiment mon fourmillant cortège,
Et le monde est empli de ma suave odeur.
«Quand les adolescents ou les amants austères
Espèrent me bannir de leurs sublimes voeux,
J'attaque lentement leur citadelle altière,
Et comme un chaud venin je me répands en eux;
«Ceux qui me sont voués ont de vagues prunelles
Où le danger projette un invincible attrait.
Comme un ciel enfiévré, sillonné par des ailes,
Ces vacillants regards ont de mouvants secrets…»
Alors, moi qui sais bien que cette voix funeste
Proclame la puissante et triste vérité,
Je demande, mon Dieu, quel combat et quel geste
Eloignent des humains l'âpre fatalité.
—Seigneur, si la pitié, la charité, l'extase,
Si le stoïque effort, si l'entrain à mourir,
Si la Nature, enfin, n'est jamais que ce vase
D'où toujours le désir ténébreux peut jaillir,
Si c'est toujours l'amour anxieux qui s'exhale
Des actives cités, des mers et de l'azur,
Si les astres ne sont, délirantes vestales,
Que des lampes d'amour au bord d'un temple impur,
Si vous n'avez toujours, invincible Nature,
Que le cruel souhait de vous perpétuer,
Si vous n'aimez en nous que la race future
Qui fait naître sans fin les vivants des tués,
Si la guerre, la paix, le grand élan des
foules,
La ronde agreste avec les chansons du hautbois,
Les arbres et leurs nids, l'océan et ses houles,
Et la tranquille odeur de l'hiver dans les bois,
Ne sont toujours que vous, ténébreuse tempête,
Solitaire torture ou frisson propagé,
Obstacle que rencontre une âme qui halette
Vers l'amour absolu, innocent et léger,
Si l'héroïsme même, et son ardeur secrète,
Ne sont pour les humains pudiques et hardis
Que l'espoir d'être exclus de votre impure fête,
Et l'honneur d'échapper à votre joug maudit,
Laissez-moi m'en aller vers les froides
ténèbres
Où l'accueillante mort nous laisse reposer,
Et qu'enfin je me mêle à ces restes funèbres
Qu'une sublime horreur préserve du baiser!
LA NUE EST RADIEUSE…
La nue est radieuse, et sa splendeur inerte
Etale un mol azur plein de fraîche langueur.
On voit glisser sur l'eau une péniche verte
Où traîne un filet
de pêcheur.
La lumière d'argent assaille le feuillage
Avec une fureur de foudre et de frelons;
Et puis midi s'enfuit, et le doux paysage
Médite dans la paix d'un soir limpide et long.
De blancs oiseaux, posés comme une ronde écume,
Dévalent mollement sur le lac aplani.
Septembre est un volcan qui flamboie et qui fume
Dans un ondoiement
infini!
Les abeilles, tournant parmi d'épais aromes,
Font un remous de chants et de suavité.
On voit, sur les chemins, s'éloigner le fantôme
De l'été lourd de
volupté…
Et pourtant, ô mon coeur, cette paix onctueuse
Qui t'environne et veut tendrement t'envahir,
S'étend comme un désert aux vagues sablonneuses,
Autour de ton
triste désir!
Tu te sens étranger parmi cette indolence,
Tu ne reconnais rien dans ce calme sommeil;
Et ton sort fait un poids obscur dans la balance
Où monte un placide
soleil…
Les feuillages, les flots, la rive romanesque,
La barque qui descend comme un bouquet sur l'eau,
Les montagnes, au loin peintes comme des fresques,
La fumée aux toits
des hameaux,
Ne te captivent plus, car la vie irritée
A, depuis ton enfance, arraché tes abris,
Et ton passé tragique est une eau démontée
Où des navires ont
péri.
—Hélas, ô triste coeur, ô marin des rafales,
Vous si brave parmi la nuit et l'océan,
Comment goûteriez-vous la douceur qui s'exhale
De ce soir sans douleur, qui ressemble au néant?
LA PASSION
Lorsque, semblable au vent qui flagelle les
monts,
Notre esprit plein d'ardeur indomptable et sublime,
Bondit soudain plus haut que d'invisibles cimes,
Et descend jusqu'aux pieds de ceux que nous aimons;
Quand un front nous paraît si chaud dans les
ténèbres,
Qu'enivrés des rayons qui nous viennent de lui,
Nous pourrions à jamais, loin du jour qui reluit,
Vivre contents parmi des tentures funèbres,
Nous ne pouvons pas croire à ces calmes
moments,
A ces froids lendemains, monotones, paisibles,
Qui reviennent toujours, d'une marche insensible,
Recouvrir la douleur et les emportements.
Non, nous ne voulons pas, ayant été la flamme
Dont le sommet s'arrache et vole vers le ciel,
Cesser d'être le lieu du sacre essentiel
Qui, d'un corps foudroyé, fait une plus grande âme.
Nous voulons demeurer ce Dieu crucifié,
A qui, sous un ciel bas, les avenirs répondent,
Et qui, les pieds saignants et pendants sur les mondes,
A quelque immense espoir s'est pourtant confié!
Non, nous ne voulons pas renoncer à ces heures
Où, chargés de transmettre et goûter l'infini,
Nous sommes l'inconnu, transfiguré, béni,
Par qui la race éparse et future demeure…
—Que tout vous soit soumis, divine passion,
Prenez les dieux, les morts, les vertus, les victoires,
Les instants radieux ou blessés de l'histoire,
Pour bâtir jusqu'aux cieux vos réclamations!
Passion qu'un orchestre invisible accompagne,
Où, fondu comme l'or bouillant dans les enfers,
Le coeur liquide et chaud dans un autre se perd,
Comme l'eau du printemps s'arrache des montagnes.
Candide passion, dont l'unique remords
Est de ne pas tuer ceux que tu favorises,
Quand l'immobile ardeur et les yeux qui se brisent
Ont fait se ressembler le désir et la mort…
Mais l'antique Nature, indolente et lassée,
Rêveuse sans vigueur dont nous sommes issus,
A chaque instant défait l'étincelant tissu
Que nos mains suspendaient à sa gorge glacée.
Et l'on vit résistant, révolté, gravissant
L'échelle imaginaire où frémissent les anges,
Et toujours la Nature, indécise, mélange
Sa brume hostile et froide à la splendeur du sang.
Et l'on s'efforce en vain, jusqu'à ce que,
malade,
Redoutant sa rançon, craintif, irrésolu,
Le pauvre espoir humain, enfin, ne puisse plus
Tenter fidèlement l'intrépide escalade!
Et c'est sans doute ainsi qu'un jour plus morne
encor,
A l'heure où dans la nuit l'aube terne se lève,
Sans désir, sans amour, sans révolte et sans rêve,
Les corps désabusés consentent à la mort…
JE NE PUIS PAS COMPRENDRE…
Je ne puis pas comprendre encor que tu sois né,
Tous les jours je contemple, avec les sens de l'âme,
Dans l'infini des mois, cet instant fortuné
Où ta vie à la vie a rattaché sa flamme!
Mon coeur est plus brûlant que l'air sous
l'Equateur;
Je quitte un froid désert où j'errai dans les sables;
Je ne sais pas comment ce passé lamentable
Est devenu lumière, est devenu chaleur!
L'huile d'or du soleil sur les mers levantines,
Les astres fourmillant dans les grottes des cieux,
La fougue des vaisseaux sur les vagues marines
Sont réfléchis pour moi dans chacun de tes yeux.
Je respire, mon front contre tes genoux frêles,
A l'ombre de ta bouche aux rivages vermeils;
Et mon coeur se dissout vers tes chaudes prunelles,
Comme un pâtre étendu, humé par le soleil!
L'amour que le matin a pour toutes les choses
Lorsqu'il comble d'azur le torrent, les glaïeuls,
Le chanvre, les osiers, les goyaves, les roses,
Mon coeur plus chaud que lui le répand sur toi seul!
Quand je te vois, quand tu me parles ou me
touches,
Je suis comme un mourant de soif dans le désert,
Qui verrait l'eau du puits monter jusqu'à sa bouche,
Et le fruit du manguier s'incliner sur les airs.
Je suis ton centre exact, immuable et mobile,
Tes deux pieds, nuit et jour, sont posés sur mon coeur,
Comme le clair soleil pend au-dessus des villes
Et décoche aux toits bleus ses flèches de chaleur.
Toute bonté du monde est en toi déposée;
Je n'imagine rien que ne puisse guérir
Le rire de ta bouche et sa tiède rosée,
O visage par qui je peux vivre et mourir!
TENDRESSE
J'écoute près de toi la musique, et je vois
Ta bouche et ton regard respirer à la fois;
Nous sentons notre vie abonder côte à côte:
Ce que la destinée apporte ou ce qu'elle ôte
Ne peut plus nous toucher; nous sommes accomplis
Comme deux morts anciens dans l'ombre ensevelis,
Et qui, rigides, font un infini voyage…
Il me suffit de voir scintiller ton visage
Pour déguster la paix du milieu de l'été.
—Désir immaculé, passion innocente:
T'absorber par le coeur, sans que le corps ressente
Aucune humaine
volupté!
LE MONDE INTERIEUR
«Car
l'exceptionnel, voilà ta tâche…»
NIETZSCHE.
Il est des jours encor, où, malgré la sagesse,
Malgré le voeu prudent de rétrécir mon coeur,
Je m'élance, l'esprit gonflé de hardiesse,
Dans l'attirant espace inondé de bonheur!
Je regarde au lointain les arbres, les verdures
Retenir le soleil ou le laisser couler,
Et former ces aspects de calme ou d'aventures
Qui bercent le désir sur un branchage ailé!
Mais quand je tente encor ces célestes
conquêtes,
Cette ivre invasion dans le divin azur,
J'entends de toutes parts la nature inquiète,
Me dire: «Tu n'as plus ton vol puissant et sûr.
«Tu es sans foi; va-t'en vers les corps, vers les
âmes,
Rien de nous ne peut plus se mêler à ton coeur.
Tu n'es plus cette enfant, libre comme la flamme,
Qui montait comme un jet de bourgeons et d'odeurs!
«Nous fûmes ta maison, ta paix et ton refuge,
Tu n'avais pas, alors, connu le mal humain,
Mais tes pleurs effrénés, plus forts que le déluge,
Ont détruit nos moissons et troublé nos chemins.
«Nous ne serions pour toi qu'un décor taciturne
Qui te fut sans secours dans d'insignes douleurs;
Fuis l'aube vaporeuse et l'étoile nocturne,
Ton désir s'est voué au monde intérieur!
«L'aurore, les matins, les brises, les
feuillages,
Les cieux, frais et bombés comme un cloître vivant,
Les cieux qui, même alors que l'été les ravage,
Contiennent la splendeur immobile des vents,
«Tu les verras au bord des visages qui rêvent,
Où la pâleur ressemble à des soleils couchants,
Au fond des yeux, tremblants comme un lac où se lève
L'orchestre des flots bleus, des rames et des chants!
«Tu les recueilleras au creux des mains
ouvertes
Où coule en fusion l'or de la volupté,
Il n'est pas d'autre azur, ni d'autres forêts vertes
Que ces embrasements plus fauves que l'été!
«L'amour qui me ressemble et qui n'a pas de
rives
Te rendra ces transports, ces transes, ces clartés,
Ces changeantes saisons, riantes ou plaintives,
Qui t'avaient attachée à notre immensité.»
—Et je me sens alors hors du monde, infidèle,
Etrangère aux splendeurs des prés délicieux,
Où le feuillage uni et nuancé rappelle
La multiplicité du regard dans les yeux.
Et je reviens à vous, ardente et monastique,
O Méditation, Archange audacieux,
Ville haute et sans borne, éparse et sans portique,
Où mon coeur violent a le pouvoir de Dieu!…
JE NE ME REJOUIS DE RIEN…
Je ne me réjouis de rien, j'ai trop longtemps
Attendu le bonheur qu'enfin ton coeur me donne;
Je ne sais, quand la joie enfin sur moi s'étend,
Si je te remercie ou si je te pardonne…
J'ai gardé la fatigue et la stoïque peur
Du messager antique, entreprenant sa course
Sans savoir s'il mourra de soif ou de chaleur
Avant de rencontrer le platane ou la source.
—Et maintenant ton coeur s'est entr'ouvert au
mien,
Tu m'aimes! Mais il n'est plus temps qu'on me délivre.
Je porte un vague amour, plus grave et plus ancien,
Qui t'avait précédé, et ne peut pas te suivre…
DESTIN IMPREVISIBLE
Destin imprévisible, obscur dispensateur,
Qui répandez l'amour et les maux dans l'espace,
J'étais comme un chevreuil épuisé par la chasse,
Et pourtant je voulais goûter à ce bonheur!
Sachant ce qu'il en coûte et ce qu'il faut qu'on
souffre
Quand la pauvre âme à peine effleure le plaisir,
Je rôdais cependant sur le bord de ce gouffre,
L'esprit bouleversé par l'immortel désir.
Plus chaud qu'une forêt où l'incendie avance,
L'Eros impitoyable appuyait sur mes yeux
Ses regards débordants, fermes, audacieux,
Qui semblent révéler le monde et la science.
Mais, ô Destin profond, maître des fronts
brûlants,
Vous n'avez pas permis l'ineffable aventure,
Peut-être vouliez-vous m'épargner la torture
Dont tout humaine joie est le commencement.
Je vous entends, Destin, j'irai, paisible et
lasse,
Sans le fol tremblement qui soulevait mon coeur.
Et c'est un témoignage infini de vos grâces
Que déjà vous m'ayez refusé le bonheur…
COMME LE TEMPS EST COURT…
Comme le temps est court qu'on passe sur la
terre
Si peu de matins
vifs,
Si peu de rêverie heureuse et solitaire
Dans des jardins
naïfs;
Si peu de la jeunesse, et si peu de surprise,
De beaux jeux
excitants,
Comme le premier soir où l'on a vu Venise,
Où l'on entend
Tristan!
Hélas! ne pouvoir dire au temps fougueux
d'attendre,
«Ne me détruisez
pas!
Les autres qui viendront ne seront pas plus tendres,
N'ont pas de plus
doux bras.
«Elles ne diront rien que ma voix, avant elles,
N'ait chaudement
tracé;
Qu'importent leurs chansons de douces tourterelles,
Leur coeur est
dépassé!»
Ah! qu'encor, que toujours je m'unisse à mon
rêve
Ailé, brusque et
brûlant,
Comme l'ivre Léda s'abat et se soulève
Près de son cygne
blanc!
—Mais vous serez dissous, coeur éclatant et
sombre,
Vous serez l'herbe
et l'eau,
Et vos humains chéris n'entendront plus dans l'ombre
Votre éternel
sanglot…
VOUS EMPLISSEZ MA VIE
Nous ne serons
jamais une seule momie
Sous l'antique
désert et les palmiers heureux…
MALLARME.
Vous emplissez ma vie et vous êtes ailleurs,
Votre esprit loin du mien voit se lever l'aurore;
Vous êtes tout mêlé au monde extérieur,
Quand je ne l'entends plus, votre voix parle encore.
Mon coeur à votre coeur toujours communicant,
Se représente avec un dévorant délice
Le pain qui vous nourrit, l'eau vous désaltérant,
L'air que vous respirez, et qui seul m'est propice.
Mon coeur toujours tendu et prolongé vers vous
Ressemble par l'effort à ces rades marines
Qui jettent sur les flots un bras triste et jaloux
Vers les dansants vaisseaux qu'entraînent les ondines.
—Tu vis, et c'est cela ton radieux péché!
Je le sens bien, ta vie est la cible éclatante
Que vise mon angoisse avide et haletante;
Je rêve d'un désert où ton doux front, penché,
Souffrirait avec moi la soif et la famine…
—O mon cher diamant, je suis la sombre mine
Qui souhaite garder ton noble éclat caché!
Est-ce donc pour mourir que je t'ai recherché?
AINSI LES JOURS ONT FUI…
Ainsi les jours ont fui sans que mes yeux les
comptent;
Je n'ai pas vu passer les mois et les saisons;
Je cherchais seulement si l'année assez prompte
Apporterait un peu de calme à ma raison.
J'ai, sous le ciel sans joie, attendu sans
faiblesse
Qu'un océan d'amour se desséchât sur moi;
Je ne pouvais prévoir à quelle heure s'abaisse
Le soleil effrayant des douloureux émois.
Enfant, j'avais lutté contre les destinées
Avec l'élan du flux et du reflux des mers;
Mais une âme trop lasse est surtout étonnée:
Je ne m'évadais pas de cet anneau de fer.
—J'ai su que rien ici n'est donné à nous-même,
Qu'on est un mendiant du jour où l'on est né,
Que la soif se guérit sur les lèvres qu'on aime,
Que notre coeur ne bat qu'en un corps éloigné.
J'ai construit jusqu'aux cieux la tour de ma
détresse,
N'interrompant jamais cet épuisant labeur;
Il reluit de désirs, il brûle de caresses,
Et les vitraux sont faits du cristal de mes pleurs;
Et maintenant, debout sous l'azur qui m'écoute,
Je vois, dans un triomphe à l'aurore pareil,
Ma féconde douleur se dresser sur ma route
Comme un haut monument baigné par le soleil.
Et je suis aujourd'hui, au centre de ma tâche,
Une contrée où luit un éternel été;
Et pour ceux qui sont las, désespérés ou lâches,
Une eau pleine d'amour, de force et de gaîté;
Seul le dôme des nuits, funèbre comme un
temple,
Que j'ai pris à témoin dans des deuils enflammés,
N'ignore pas mon coeur héroïque, et contemple
La morte que je suis, qui vous a tant aimé…
SOIR SUR LA TERRASSE
Nous sommes seuls; puisque tu m'aimes,
J'aurai peur si je vois tes yeux;
Evitons la douceur suprême:
Ne restons pas silencieux.
La terrasse est comme un navire;
Qu'il fait chaud sur la mer, ce soir!
On meurt de soif, et l'on respire
L'ombre noire du jardin noir.
Les aloès fleuris s'élancent.
Ecarte de moi, si tu peux,
Tous ces parfums, tous ces silences,
Qui s'accumulent peu à peu;
On entend rire sur la place.
Je sens, à tes yeux, que tu crois
Que ce sont des corps qui s'enlacent:
Ce soir, tout est désir pour toi.
L'âcre odeur des filets de pêche
Pénètre l'humble nuit qui dort.
Sur ma main pose ta main fraîche
Pour que je puisse vivre encor…
O MON AMI, SOIS MON TOMBEAU
O mon ami, sois mon tombeau,
La jeune terre étincelante
Et les jours d'été sont trop beaux
Pour une âme à jamais dolente!
Je crains les regrets et l'espoir;
Laisse-moi rentrer dans ton ombre,
Comme les collines du soir
Rejoignent la nuit ferme et sombre.
Avec un coeur si lourd, si lent,
Que veux-tu qu'aujourd'hui je fasse
Du parfum des marronniers blancs,
Et des promesses de l'espace?
Je sais ce qu'un soir lisse et pur
A bu de plaisirs et de peines!
Les corbeaux flottent sur l'azur
Comme un mol feuillage d'ébène.
Partout quel opulent loisir,
Quelle orgueilleuse confiance
Qui joint les appels du désir
Aux sécurités du silence!
Les oiseaux, dans le doux embrun
De l'éther rose et des ramées,
Sont légers comme des parfums
Et glissent comme des fumées;
On entend leurs limpides voix
Incruster de cris et de rires
Le ciel qui passe sur les bois
Comme un lent et pompeux navire.
—Mais je sais bien que vous mourrez,
Et que moi, si riche d'envie,
Je dormirai, le coeur serré,
Loin de la dure et sainte vie;
Toutes les musiques des airs,
Tous ces effluves qui s'enlacent
Fuiront le souterrain désert
Où le temps ne luit ni ne passe;
Et nous serons ce bois des morts,
Ces branches sèches et cassées
Pour qui les jours n'ont plus de sort,
Pour qui toute chose est cessée!
Et pourtant mon coeur éternel,
Et sa tendresse inépuisable,
Plus que l'Océan n'a de sel,
Plus que l'Egypte n'a de sable,
Contenait les mille rayons
De toutes les aubes futures…
—Être un jour ce mince haillon
Qui gît sous toute la Nature!
UN ABONDANT AMOUR…
Un abondant amour est pareil au silence,
Rien de lui ne s'échappe et ne s'ajoute à lui.
Il agit dans sa calme et splendide substance,
Plus vaste que l'espace et plus haut que la nuit.
Les siècles révolus et les saisons futures
L'élisent comme un lieu d'attente et de repos.
Il a tout absorbé de l'immense nature,
Au point d'être l'éther, les cimes et les eaux.
J'examine ce soir ma vie âpre et compacte;
J'ai fait ce que j'ai pu, d'un haut et triste coeur,
Sachant que mes pensers et beaucoup de mes actes
Ont sombré à jamais, sans bruit et sans lueur.
Je n'ai pas pu sauver le meilleur de moi-même,
Ces larmes, ces efforts, ces courages, ces freins,
Dont j'ai su tour à tour rompre mon coeur extrême,
Ou le fermer avec des lanières d'airain.
Ample comme les flots, et comme eux volontaire,
J'ai fait plus que lutter, j'ai contredit le sort,
Et détournant mes yeux de la vie étrangère,
Délaissant les vivants, j'ai voulu plaire aux morts.
Je m'arrête à présent, et me laisse conduire
Par les jours entraînants qui mènent au tombeau;
Que m'importe le temps qui me reste à voir luire
Un monde qui me fut trop cruel et trop beau.
Je m'arrête, et me livre à ta bonté nouvelle,
Cher être, où je m'achève enfin. Je t'ai choisi
Pour le point de départ de ma vie éternelle;
Déjà mon coeur en toi jette un cri adouci.
Je me lie à ton âme où se meuvent des ailes,
Et mon esprit, qui fut l'immense fantaisie,
Veut languir, les yeux clos, dans ta haute nacelle,
Délivré de l'espace et de la poésie…
LA MUSIQUE ET LA NUIT
La Musique et la Nuit sont deux sombres déesses
Dont la ruse surprend les secrets des humains,
Confidentes, ou bien sorcières ou traîtresses,
Elles puisent le sang des coeurs entre leurs mains.
Je regarde ce soir les cieux hauts et paisibles
Où deux étoiles ont un frénétique éclat,
L'une semble plus fière et l'autre plus sensible,
Tristes lèvres d'argent qu'un Dieu jaloux scella!
Et tandis que les doux violons des terrasses
Blottissent dans la nuit leur sanglot musical,
Je sens se préparer dans le profond espace
Un véhément complot pour le bien et le mal:
Complot pour que tout coeur rejette son cilice,
Pour qu'il ose affronter le dangereux bonheur,
Car le torrent des sons et la nuit protectrice
Incitent à la vie avec une âpre ardeur:
Hélas! tout est amour ou cendres; la nature
Par l'éternel retour et le long devenir
Ne peut qu'éterniser la puissante torture
Qui meut dans l'infini la mort et le désir.
Chaque humain, à son tour, servira de pâture…
Et l'âme, fourvoyée entre les grands instincts,
Répand sur leur fureur son anxiété rêveuse,
Et, toujours innocente épouse du Destin,
Accompagne en pleurant la bataille amoureuse.
—Hélas! âme héroïque, oubliez-vous encor
Que les parfums, les ciels, le verbe, les musiques
Sont ligués contre vous, et que les faibles corps
Sont la barque où périt votre grandeur tragique?
—Montez, âme orgueilleuse, élevez-vous
toujours,
Allez, allez rêver sur les hauts promontoires
Où, triste comme vous, la muse de l'Histoire
Contemple,—par delà les siècles et les jours,
A travers les combats, les flots, les
incendies,
Au-dessus des palais, des dômes et des tours
Où la Religion médite et psalmodie,—
La victoire sans fin du redoutable amour!…
LA CONSTANCE
Ce qu'il a commencé, le coeur doit le
poursuivre,
Toute tendresse a droit à son éternité,
La nature est constante, et son désir de vivre
Endurant tous les maux, luit d'été en été.
L'Automne au pourpre éclat, si puissante et si
digne,
Qui maintient la nature au moment qu'elle meurt,
Par son pressant effort défend qu'on se résigne
A goûter sans sursauts la paix lasse du coeur.
Nul n'aura plus que moi prolongé la douleur…
II
LES CLIMATS
Tu
viens de trop gonfler mon coeur pour l'espace qui le
contient…
SHAKESPEARE.
SYRACUSE
Excite maintenant
tes compagnons du choeur à célébrer
l'illustre
Syracuse!…
PINDARE.
Je me souviens d'un chant du coq, à Syracuse!
Le matin s'éveillait, tempétueux et chaud;
La mer, que parcourait un vent large et dispos,
Dansait, ivre de force et de lumière infuse!
Sur le port, assailli par les flots aveuglants,
Des matelots clouaient des tonneaux et des caisses,
Et le bruit des marteaux montait dans la fournaise
Du jour, de tous ces jours glorieux, vains et lents;
J'étais triste. La ville illustre et misérable
Semblait un Prométhée sur le roc attaché;
Dans le grésillement marmoréen du sable
Piétinaient les troupeaux qui sortaient des étables;
Et, comme un crissement de métal ébréché,
Des cigales mordaient un blé blanc et séché.
Les persiennes semblaient à jamais retombées
Sur le large vitrail des palais somnolents;
Les balcons espagnols accrochaient aux murs blancs
Broyés par le soleil, leurs ferrures bombées:
Noirs cadenas scellés au granit pantelant…
Dans le musée, mordu ainsi qu'un coquillage
Par la ruse marine et la clarté de l'air,
Des bustes sommeillaient,—dolents, calmes visages,
Qui s'imprègnent encor, par l'éclatant vitrage,
De la vigueur saline et du limpide éther.
Une craie enflammée enveloppait les arbres;
Les torrents secs n'étaient que des ravins épars,
De vifs géraniums, déchirant le regard,
Roulaient leurs pourpres flots dans ces blancheurs de marbre
—Je sentais s'insérer et brûler dans mes yeux
Cet éclat forcené, inhumain et pierreux.
Une suture en feu joignait l'onde au rivage.
J'étais triste, le jour passait. La jaune fleur
Des grenadiers flambait, lampe dans le feuillage.
Une source, fuyant l'étreignante chaleur,
Désertait en chantant l'aride paysage.
Parfois sur les gazons brûlés, le pourpre épi
Des trèfles incarnats, le lin, les scabieuses,
Jonchaient par écheveaux la plaine soleilleuse,
Et l'herbage luisait comme un vivant tapis
Que n'ont pas achevé les frivoles tisseuses.
Le théâtre des Grecs, cirque torride et blond,
Gisait. Sous un mûrier, une auberge voisine
Vendait de l'eau: je vis, dans l'étroite cuisine,
Les olives s'ouvrir sous les coups du pilon
Tandis qu'on recueillait l'huile odorante et fine.
Et puis vint le doux soir. Les feuilles des
figuiers
Caressaient, doigts légers, les murailles bleuâtres.
D'humbles, graves passants s'interpellaient; les pieds
Des chevreaux au poil blanc, serrés autour du pâtre,
Faisaient monter du sol une poudre d'albâtre.
Un calme inattendu, comme un plus pur climat,
Ne laissait percevoir que le chant des colombes.
Au port, de verts fanaux s'allumaient sur les mâts.
Et l'instant semblait fier, comme après les combats
Un nom chargé d'honneur sur une jeune tombe.
C'était l'heure où tout luit et murmure plus bas…
La fontaine Aréthuse, enclose d'un grillage,
Et portant sans orgueil un renom fabuleux,
Faisait un bruit léger de pleurs et de feuillage
Dans les frais papyrus, élancés et moelleux…
Enfin ce fut la nuit, nuit qui toujours étonne
Par l'insistante angoisse et la muette ardeur.
La lune plongeait, telle une blanche colonne,
Dans la rade aux flots noirs, sa brillante liqueur.
Un solitaire ennui aux astres se raconte;
Je contemplais le globe au front mystérieux,
Et qui, ruine auguste et calme dans les cieux,
Semble un fragment divin, retiré, radieux,
De vos temples, Géla, Ségeste, Sélinonte!
—O nuit de Syracuse: Urne aux flancs arrondis!
Logique de Platon! Ame de Pythagore!
Ancien Testament des Hellènes; amphore
Qui verses dans les coeurs un vin sombre et hardi,
Je sais bien les secrets que ton ombre m'a dits.
Je sais que tout l'espace est empli du courage
Qu'exhalèrent les Grecs aux genoux bondissants;
Les chauds rayons des nuits, la vapeur des nuages
Sont faits avec leur voix, leurs regards et leur sang.
Je sais que des soldats, du haut des
promontoires,
Chantant des vers sacrés et saluant le sort,
Se jetaient en riant aux gouffres de la mort
Pour retomber vivants dans la sublime Histoire!
Ainsi ma nuit passait. L'ache, l'anet crépu
Répandaient leurs senteurs. Je regardais la rade;
La paix régnait partout où courut Alcibiade,
Mais,—noble obsession des âges révolus,—
L'éther semblait empli de ce qui n'était plus…
J'entendis sonner l'heure au noir couvent des
Carmes.
L'espace regorgeait d'un parfum d'orangers,
J'écoutais dans les airs un vague appel aux armes…
—Et le pouvoir des nuits se mit à propager
L'amoureuse espérance et ses divins dangers:
O désir du désir, du hasard et des larmes!
LES SOIRS DU MONDE
O soirs que tant d'amour oppresse,
Nul oeil n'a jamais regardé
Avec plus de tendre tristesse
Vos beaux ciels pâles et fardés!
J'ai délaissé dès mon enfance
Tous les jeux et tous les regards,
Pour voguer sans peur, sans défense,
Sur vos étangs qui veillent tard.
Par vos langueurs à la dérive,
Par votre tiède oisiveté,
Vous attirez l'âme plaintive
Dans les abîmes de l'été…
—O soir naïf de la Zélande,
Qui, timide, ingénu, riant,
Semblez raconter la légende
Des pourpres étés d'Orient!
Soir romain, aride malaise,
Et ce cri d'un oiseau perdu
Au-dessus du palais Farnèse,
Dans le ciel si sec, si tendu!
Soir bleu de Palerme embaumée,
Où les parfums épais, fumants,
S'ajoutent à la nuit pâmée
Comme un plus fougueux élément!
Sur la vague tyrrhénienne
Dans une vapeur indigo,
Un voilier fend l'onde païenne
Et dit: «Je suis la nef Argo!»
Par des ruisseaux couleur de jade,
Dans des senteurs de mimosa,
La fontaine arabe s'évade,
Au palais roux de la Ziza.
Dans le chaud bassin du Musée,
Les verts papyrus, s'effilant,
Suspendent leur fraîche fusée
A l'azur sourd et pantelant:
O douceur de rêver, d'attendre
Dans ce cloître aux loisirs altiers
Où la vie est inerte et tendre
Comme un repos sous les dattiers!
—Catane où la lune d'albâtre
Fait bondir la chèvre angora,
Compagne indocile du pâtre
Sur la montagne des cédrats!
Derrière des rideaux de perles,
Chez les beaux marchands indolents,
Des monceaux de fraises déferlent
Au bord luisant des vases blancs.
Quels soupirs, quand le soir dépose
Dans l'ombre un surcroît de chaleur!
L'oeillet, comme une pomme rose,
Laisse pendre sa lourde fleur.
L'emportement de l'azur brise
Le chaud vitrail des cabarets
Où le sorbet, comme une brise,
Circule, aromatique et frais.
La foule adolescente rôde
Dans ces nuits de soufre et de feu;
Les éventails, dans les mains chaudes,
Battent comme un coeur langoureux.
—Blanc sommeil que l'été surmonte:
Des fleurs, la mer calme, un berger;
O silence de Sélinonte
Dans l'espace immense et léger!
Un soir, lorsque la lune argente
Les temples dans les amandiers,
J'ai ramassé près d'Agrigente
L'amphore noire des potiers;
Et sur la route pastorale,
Dans la cage où luisait l'air bleu,
Une enfant portait sa cigale,
Arrachée au pin résineux…
—J'ai vu les nuits de Syracuse,
Où, dans les rocs roses et secs,
On entend s'irriter la Muse
Qui pleure sur dix mille Grecs;
J'ai, parmi les gradins bleuâtres,
Vu le soleil et ses lions
Mourir sur l'antique théâtre,
Ainsi qu'un sublime histrion;
Et comme j'ai du sang d'Athènes,
A l'heure où la clarté s'enfuit,
J'ai vu l'ombre de Démosthène
Auprès de la mer au doux bruit…
—Mais ces mystérieux visages,
Ces parfums des jardins divins,
Ces miracles des paysages
N'enivrent pas d'un plus fort vin
Que mes soirs de France, sans bornes,
Où tout est si doux, sans choisir;
Où sur les toits pliants et mornes
L'azur semble fait de désir;
Où, là-bas, autour des murailles,
Près des étangs tassés et ronds,
S'éloigne, dans l'air qui tressaille,
L'appel embué des clairons…
DANS L'AZUR ANTIQUE
Espérances des
humains, légères déesses…
DIOTIME
D'ATHÈNES.
Sous un ciel haletant, qui
grésille et qui dort,
Où chaque fragment d'air fascine comme un disque,
Rome, lourde d'été, avec ses obélisques
Dressés dans les agrès luisants du soleil d'or,
Tremblait comme un vaisseau qui va quitter le port
Pour voguer, pavoisé de ses mâts à ses cryptes,
Vers l'amour fabuleux de la reine d'Egypte.
Les buis des vieux jardins, comme un terne
miroir
Tendaient au pur éther leur cristal vert et noir.
Un cyprès balançait mollement sous la brise
Sa cime délicate, entr'ouverte au vent lent,
Et un jet d'eau montait dans l'azur jubilant
Comme un cyprès neigeux qu'un vent léger divise…
J'errais dans les villas, où l'air est imprégné
Du solennel silence où rêve Polymnie:
Je voyais refleurir les temps que remanie
La vie ingénieuse, incessante, infinie;
Et, comme un messager antique et printanier,
De frais ruisseaux couraient sous les mandariniers.
Dans un jardin romain, un vieux masque de
pierre
M'attirait: à travers ses lèvres, ses paupières
On voyait fuir, jaillir l'azur torrentiel;
Et ce masque semblait, avec la voix du ciel,
Héler l'amour, l'espoir, les avenirs farouches.
Une même clameur s'élançait de ma bouche,
Et, pleine de détresse et de félicité,
Je m'en allais, les bras jetés vers la beauté!…
—J'ai vu les lieux sacrés et sanglants de
l'Histoire,
Les Forums écroulés sous le poids clair des cieux,
La nostalgique paix des Arches des Victoires
Où l'azur fait rouler son char silencieux.
J'ai vu ces grands jardins où le palmier qui
rêve,
Elancé dans l'éther et tordu de plaisir,
Semble un ardent serpent qui veut tendre vers Ève
Le fruit délicieux du douloureux désir.
Les soirs de Sybaris et la mer africaine
Prolongeaient devant moi les baumes de mon coeur;
L'Arabie en chantant me jetait ses fontaines,
Les âmes me suivaient à ma suave odeur.
Comme l'âpre Sicile, épique et sulfureuse,
Je contenais les Grecs, les Latins et les Francs,
Et ce triangle auguste, en ma pensée heureuse,
Brillait comme un fronton de marbre et de safran!
Un jour l'été flambait, le temple de Ségeste
Portait la gloire d'être éternel sans effort,
Et l'on voyait monter, comme un arpège agreste,
Le coteau jaune et vert dans sa cithare d'or!
Le blanc soleil giclait au creux d'un torrent
vide;
Des chevaux libres, fiers, près des hampes de fleurs
S'ébrouaient; les parfums épais, gluants, torrides
Mettaient dans l'air comblé des obstacles d'odeurs.
Des lézards bleus couraient sur les piliers
antiques
Avec un soin si gai, si chaud, si diligent,
Que l'imposant destin des pierres léthargiques
Semblait ressuscité par des veines d'argent!
Des insectes brûlants voilaient mes deux mains
nues:
Je contemplais le sort, la paix, l'azur si long,
Et parfois je croyais voir surgir dans la nue
La lance de Minerve et le front d'Apollon.
Devant cette splendeur sereine, ample,
équitable,
Où rien n'est déchirant, impétueux ou vil,
Je songeais lentement au bonheur misérable
De retrouver tes yeux où finit mon exil…
* * * * *
Je jette sous tes pieds les noirs pipeaux
d'Euterpe,
Dont j'ai fait retentir l'azur universel
Quand mes beaux cieux luisaient comme des coups de serpe,
Quand mon blanc Orient brillait comme du sel!
Je quitte les regrets, la volonté, le doute,
Et cette immensité que mon coeur emplissait,
Je n'entends que les voix que ton oreille écoute,
Je ne réciterai que les chants que tu sais!
Je puiserai l'été dans ta main faible et
chaude,
Mes yeux seront sur toi si vifs et si pressants
Que tu croiras sentir, dans ton ombre où je rôde,
Des frelons enivrés qui goûtent à ton sang!
Car, quels que soient l'instant, le jour, le
paysage,
Pourquoi, doux être humain, rien ne me manque-t-il
Quand je tiens dans mes doigts ton lumineux visage
Comme un tissu divin dont je compte les fils?…
PALERME S'ENDORMAIT…
Palerme s'endormait; la mer Tyrrhénienne
Répandait une odeur d'âcre et marin bétail:
Odeur d'algues, d'oursins, de sel et de corail,
Arome de la vague où meurent les sirènes;
Et cette odeur, nageant dans les tièdes embruns,
Avait tant de hardie et vaste violence,
Qu'elle semblait une âpre et pénétrante offense
A la terre endormie et presque sans parfums…
Le geste de bénir semblait tomber des palmes;
Des barques s'éloignaient pour la pêche du thon;
Je contemplais, le front baigné de vapeurs calmes,
La figure des cieux que regardait Platon.
On entendait, au bord des obscures terrasses,
Se soulever des voix que la chaleur harasse:
Tous les mots murmurés semblaient confidentiels;
C'était un long soupir envahissant l'espace;
Et le vent, haletant comme un oiseau qu'on chasse,
En gerbes de fraîcheur s'enfuyait vers le ciel…
—Creusant l'ombre, écrasant la route
caillouteuse,
L'indolente voiture où nous étions assis
S'enfonçait dans la nuit opaque et sinueuse,
Sous le ciel nonchalant, immuable et précis;
C'était l'heure où l'air frais subtilement pénètre
La pierre au grain serré des calmes monuments;
Je n'étais pas heureuse en ces divins moments
Que l'ombre enveloppait, mais j'espérais de l'être,
Car toujours le bonheur n'est qu'un pressentiment:
On le goûte avant lui, sans jamais le connaître…
Dans un profond jardin qui longeait le chemin,
Des chats, l'esprit troublé par la saison suave,
Jetaient leurs cris brûlants de vainqueurs et d'esclaves.
Sur les ployants massifs d'oeillets et de jasmins,
On entendait gémir leur ardente querelle
Comme un mordant combat de colombes cruelles…
—Puis revint le silence, indolent et puissant;
La voiture avançait dans l'ombre perméable.
Je songeais au passé; les vagues sur le sable
Avec un calme effort, toujours recommençant,
Déposaient leur fardeau de rumeurs et d'aromes…
Les astres, attachés à leur sublime dôme,
De leur secret regard, fourmillant et pressant,
Attiraient les soupirs des yeux qui se soulèvent…
—Et l'espace des nuits devint retentissant
Du cri silencieux qui montait de mes rêves!
LE DESERT DES SOIRS
Dans la chaleur compacte et blanche ainsi qu'un
marbre,
Le miroir du soleil étale un bleu cerceau.
Comme un troupeau secret d'aériens chevreaux
La rapace chaleur a dévoré les arbres.
Palerme est un désert au blanc scintillement,
Sur qui le parfum met un dais pesant et calme…
Les stores des villas, comme de jaunes palmes,
Aux vérandas, qui n'ont ni portes ni vitrail,
Sont suspendus ainsi que de frais éventails.
La mer a laissé choir entre les roses roches
Son immense fardeau de plat et chaud métal.
Un mur qu'on démolit vibre au contact des pioches;
Une voiture flâne au pas d'un lent cheval,
Tandis que, sous l'ombrelle ouverte sur le siège,
Un cocher sarrasin mange des citrons mous.
La chaleur duveteuse est faible comme un liège;
Sa molle densité a d'argentins remous.
—Je suis là; je regarde et respire; que fais-je?
Puisque cet horizon que mon regard contient
Et que je sens en moi plus aigu qu'une lame,
Mon esprit ne peut plus l'enfoncer dans le tien…
Je dédaigne l'espace en dehors de ton âme…
LE PORT DE PALERME
Je regardais souvent, de ma chambre si chaude,
Le vieux port goudronné de Palerme, le bruit
Que faisaient les marchands, divisés par la fraude,
Autour des sacs de grains, de farine et de fruits,
Sous un beau ciel, teinté de splendeur et d'ennui…
J'aimais la rade noire et sa pauvre marine,
Les vaisseaux délabrés d'où j'entendais jaillir
Cet éternel souhait du coeur humain: partir!
—Les vapeurs, les sifflets faisaient un bruit d'usine
Dans ces cieux où le soir est si lent à venir…
C'était l'heure où le vent, en hésitant, se
lève
Sur la ville et le port que son aile assainit.
Mon coeur fondait d'amour, comme un nuage crève.
J'avais soif d'un breuvage ineffable et béni,
Et je sentais s'ouvrir, en cercles infinis,
Dans le désert d'azur les citernes du rêve.
Qu'est-ce donc qui troublait cet horizon
comblé?
La beauté n'a donc pas sa guérison en elle?
Par leurs puissants parfums les soirs sont accablés;
La palme au large coeur souffre d'être si belle;
Tout triomphe, et pourtant veut être consolé!
Que signifient ces cieux sensuels des soirs
tendres?
Ces jardins exhalant des parfums sanglotants?
Ces lacets que les cris des oiseaux semblent tendre
Dans l'espace intrigué, qui se tait, qui attend?
—A ces heures du soir où les mondes se
plaignent,
O mortels, quel amour pourrait vous rassurer?
C'est pour mieux sangloter que les êtres s'étreignent;
Les baisers sont des pleurs, mais plus désespérés.
La race des vivants, qui ne veut pas finir,
Vous a transmis un coeur que l'espace tourmente,
Vous poursuivez en vain l'incessant avenir…
C'est pourquoi, ô forçats d'une éternelle attente,
Jamais la volupté n'achève le désir!
LES SOIRS DE CATANE
Catane languissait, éclatante et maussade;
Le laurier-rose en fleurs du jardin Bellini
Portait un poids semblable à de pourpres grenades;
C'était l'heure où le jour a lentement fini
De harceler l'azur qu'il flagelle et poignarde.
Les voitures tournaient en molle promenade
Sous le moite branchage aux parfums infinis…
On voyait dans la ville étroite et sulfureuse
Les étudiants quitter les Universités;
Leur figure foncée, active et curieuse,
Rayonnait de hardie et fraîche liberté
Sous le fléau splendide et morne de l'été…
Bousculant les marchands de fruits et de
tomates,
Encombrant les trottoirs comme un torrent hâtif,
Les chèvres au poil brun, uni comme l'agate,
Dans ce soir oppressant et significatif,
Fixaient sur moi leurs yeux directs, où se dilate
Un exultant entrain satanique et lascif.
Comme un tiède ouragan presse et distend les
roses,
Le soir faisait s'ouvrir les maisons, les rideaux;
Des balcons de fer noir emprisonnaient les poses
Des nostalgiques corps, penchés hors du repos,
Comme on voit s'incliner des rameuses sur l'eau…
Des visages, des mains pendaient par les
fenêtres,
Tant les femmes, ployant sous le poids du désir,
S'avançaient pour chercher, attirer, reconnaître,
Parmi les bruns garçons qui flânaient à loisir,
Le porteur éternel du rêve et du plaisir…
Tout glissait vers l'amour comme l'eau sur la
pente.
Le ciel, languide et long, tel un soupir d'azur,
Etalait sa douceur langoureuse et constante
Où gisaient, comme l'or dans un fleuve ample et pur,
Les jasmins safranés mêlés aux citrons mûrs.
L'espace suffoquait d'une imprécise attente…
Elégants, débouchant de la rue en haillons,
Des jeunes gens montaient vers le bruyant théâtre
Que d'électriques feux teintaient de bleus rayons.
Leur hâte ressemblait à des effusions,
Chacun semblait courir aux nuits de Cléopâtre.
Des mendiants furtifs, quand nous les regardions,
Nous offraient des gâteaux couleur d'ambre et de plâtre.
Sur la place, où brillaient des palais
d'apparat,
La foule vers minuit s'entassait, sinueuse:
Les pauvres, les seigneurs glissaient bras contre bras;
Un orchestre opulent jouait des opéras,
L'air se chargeait de sons comme une conque creuse;
Enfin tout se taisait; la foule restait tard.
On voyait les serments qu'échangeaient les regards,
Et c'était une paix limpide et populeuse…
Au lointain, par delà les façades, les gens,
La mer de l'Ionie, éployée et sereine,
Sous l'éclat morcelé de la lune d'argent
Comme une aube mouillée élançait son haleine…
Les bateaux des pêcheurs, qu'un feu rouge
éclairait,
Suivaient nonchalamment les vagues poissonneuses.
Le parfum du bétail marin, piquant et frais,
Ensemençait l'espace ainsi qu'un rude engrais.
Le ciel, ruche d'ébène aux étoiles fiévreuses,
A force de clarté semblait vivre et frémir…
—Et je vis s'enfoncer sur la route rocheuse
Un couple adolescent, qui semblait obéir
A cette loi qui rend muets et solitaires
Ceux que la volupté vient brusquement d'unir,
Et qui vont,—n'ayant plus qu'à songer et se taire,—
Comme des étrangers qu'on chasse de la terre…
A PALERME, AU JARDIN TASCA…
J'ai connu la beauté plénière,
Le pacifique et noble éclat
De la vaste et pure lumière,
A Palerme, au jardin Tasca.
Je me souviens du matin calme
Où j'entrais, fendant la chaleur,
Dans ce paradis, sous les palmes,
Où l'ombre est faite par des fleurs.
L'heure ne marquait pas sa course
Sur le lisse cadran des cieux,
Où le lourd soleil spacieux
Fait bouillonner ses blanches sources.
J'avançais dans ces beaux jardins
Dont l'opulence nonchalante
Semble descendre avec dédain
Sur les passantes indolentes.
L'ardeur des arbres à parfums
Flamboyait, dense et clandestine;
Je cherchais parmi les collines
Naxos, au nom doux et défunt.
Comme des ruches dans les plaines,
Des entassements de citrons
Sous leurs arbres sombres et ronds
Formaient des tours de porcelaine.
Les parfums suaves, amers,
De ces citronniers aux fleurs blanches
Flottaient sur les vivaces branches
Comme la fraîcheur sur la mer.
Creusant la terre purpurine,
D'alertes ruisseaux ombragés
Semblaient les pieds aux bonds légers
De jeunes filles sarrasines!
Je me taisais, j'étais sans voeux,
Sans mémoire et sans espérance;
Je languissais dans l'abondance.
—O pays secrets et fameux,
J'ai vu vos grâces accomplies,
Vos blancs torrents, vos temples roux,
Vos flots glissants vers l'Ionie,
Mais mon but n'était pas en vous;
Vos nuits flambantes et précises,
Vos maisons qu'un pliant rideau
Livre au chaud caprice des brises;
Les pas sonores des chevreaux
Sur les pavés près des églises;
Vos monuments tumultueux,
Beaux comme des tiares de pierre,
Les hauts cyprès des cimetières,
Et le soir, la calme lumière
Sur les tombeaux voluptueux,
Les quais crayeux, où les boutiques,
Regorgeant de fruits noirs et secs,
Affichent la noblesse antique
Du splendide alphabet des Grecs;
L'étincelante ardeur du sol,
Où passent, riches caravanes,
Des mules vêtues en sultanes
Trottant sous de blancs parasols,
Toutes ces beautés étrangères
Que le coeur obtient sans effort,
N'ont que des promesses de mort
Pour une âme intrépide et fière,
Et j'ai su par ces chauds loisirs,
Par ce goût des saveurs réelles,
Qu'on était, parmi vos plaisirs,
Plus loin des choses éternelles
Qu'on ne l'était par le désir!…
AGRIGENTE
O
nymphe d'Agrigente aux élégantes parures, qui règnes
sur la plus belle
des cités mortelles, nous implorons ta
bienveillance!
PINDARE.
Le ciel est chaud, le vent est mou;
Quel silence dans Agrigente!
Un temple roux, sur le sol roux
Met son reflet comme une tente…
Les oiseaux chantent dans les airs;
Le soleil ravage la plaine;
Je vois, au bout de ce désert,
L'indolente mer africaine.
Brusquement un cri triste et fort
Perce l'air intact et sans vie;
La voix qui dit que Pan est mort
M'a-t-elle jusqu'ici suivie?
Et puis l'air retombe; la mer
Frappe la rive comme un socle;
Tout dort. Un fanal rouge et vert
S'allume au vieux port Empédocle.
L'ombre vient, par calmes remous.
Dans l'éther pur et pathétique
Les astres installent d'un coup
Leur brasillante arithmétique!
—Soudain, sous mon balcon branlant,
J'entends des moissonneurs, des filles
Défricher un champ de blé blanc,
Qui gicle au contact des faucilles;
Et leur fièvre, leur sèche ardeur,
Leur clameur nocturne et païenne
Imitent, dans l'air plein d'odeurs,
Le cri des nuits éleusiennes!
Un pâtre, sur un lourd mulet,
Monte la côte tortueuse;
Sa chanson lascive accolait
La noble nuit silencieuse;
Dans les lis, lourds de pollen brun,
Le bêlement mélancolique
D'une chèvre, ivre de parfums,
Semble une flûte bucolique.
—Donc, je vous vois, cité des dieux,
Lampe d'argile consumée,
Agrigente au nom spacieux,
Vous que Pindare a tant aimée!
Porteuse d'un songe éternel,
O compagne de Pythagore!
C'est vous cette ruche sans miel,
Cette éparse et gisante amphore!
C'est vous ces enclos d'amandiers,
Ce sol dur que les boeufs gravissent,
Ce désert de sèches mélisses,
Où mon âme vient mendier.
Ah! quelle indigente agonie!
Et l'on comprendrait mon émoi,
Si l'on savait ce qu'est pour moi
Un peu de l'Hellade infinie;
Car, sur ce rivage humble et long,
Dans ce calme et morne désastre,
Le vent des flûtes d'Apollon
Passe entre mon coeur et les astres!
L'AUBERGE D'AGRIGENTE
Rien ne vient à
souhait aux mortels…
PAUL LE
SILENTIAIRE.
Dans un de ces beaux soirs où le puissant
silence
Répond soudain, dans l'ombre, à l'esprit, interdit
D'écouter cet élan venant des Paradis
Contenter le désir qu'on a depuis l'enfance;
Dans un de ces soirs chauds qui nous fendent le
coeur,
Et, comme d'une mine où gisent des turquoises,
Viennent extraire en nous de secrètes lueurs,
Et guident vers les cieux notre pensive emphase;
Dans ces languides soirs qui font monter du sol
Des soupirs de parfums, j'étais seule, en Sicile;
Une cloche au son grave, ébranlant l'air docile,
Sonnait dans un couvent de moines espagnols.
Je songeais à la paix rigide de ces moines
Pour qui les nuits n'ont plus de déchirants appels.
—Sur le seuil échaudé du misérable hôtel
Où l'air piquant cuisait des touffes de pivoines,
Deux chevaux dételés, mystiques, solennels,
Rêvaient l'un contre l'autre, auprès d'un sac d'avoine.
La mer, à l'infini, balançait mollement
L'impondérable excès de la clarté lunaire.
Les chèvres au pas fin, comme un peuple d'amants
Se cherchaient à travers le sec et blanc froment:
L'impérieux besoin de dompter et de plaire
Rencontrait un secret et long assentiment…
La nuit, la calme nuit, déesse agitatrice,
Regardait s'amasser l'amour sur les chemins.
Une palme éployait son pompeux artifice
Près des maigres chevaux qui, songeant à demain,
Aux incessants travaux de leur race indigente,
Se baisaient doucement.
Dans
le moite jardin,
Vous méditiez sans fin, ô palme nonchalante!
Que j'étais triste alors, que mon coeur étouffait!
Un rêve catholique et sa force exigeante
M'empêchait d'écouter les bachiques souhaits
De la puissante nuit qui brille et qui fermente…
Et j'aimais ta douceur pudique et négligente,
Palmier de Bethléem sur le ciel d'Agrigente!
L'ENCHANTEMENT DE LA SICILE
Je
suis ému comme le dauphin des mers qui, au milieu des
flots paisibles, se
plaît au doux son de la flûte.
PINDARE.
Célestes horizons où mollement oscille
La bleuâtre chaleur qui baigne la Sicile,
Malgré nos froids hivers et mes longs désespoirs
Je n'ai rien oublié de la douceur des soirs:
Ni le dattier debout sur son ombre étoilée,
Ni la fontaine arabe, au marbre soufre et noir,
Qui fait gicler son eau rigide et fuselée,
Ni l'hôtel du rivage aux teintes de safran,
Ni la jaune mosquée ombrageant ses glycines,
Ni les vaisseaux, taillés dans un bois odorant,
Et qui passent, le soir, sur la mer de Messine…
—Ah! comme je connais, Palerme, ta splendeur,
Le tropical jardin, les caféiers en fleurs,
Les sonores villas par la chaleur usées,
Et le bruit de satin des pigeons du musée!
Musée où je voyais l'Arabie et ses ors,
Ses pots de blanc mica, ses légers miradors
Imprégner de santal l'air où sa paix infuse,
Tandis que, tel un dieu embrasé, fascinant,
Qui darde sur les coeurs son désir et sa ruse,
Le grand bélier d'argent du port de Syracuse
Avait je ne sais quoi d'avide et de tonnant…
Mettant sur mon regard mes deux mains comme un
masque,
J'abordais la chaleur de midi. Dans les vasques,
Le pompeux papyrus condensait sa fraîcheur.
Une voiture avec un baldaquin de toile
Menait à Baïra, dormant sur la hauteur
Parmi des ronciers blancs et des chants de cigales,
Comme un mauresque hospice enduit d'un lait de chaux…
Montréal et son cloître ouvrait à l'azur chaud
Sa cuve où grésillaient les bananiers d'Afrique.
L'église, ruisselant de fières mosaïques,
Elançant ses piliers, minces comme des mâts,
Où l'or se suspendait en lumineuses grappes,
Ressemblait, par l'ardent et monastique éclat,
A vous, sainte brûlante, ô Rose de Lima,
Que l'on voit alanguie auprès d'un jeune pape…
Des muletiers passaient en bonnet espagnol;
La fleur de l'aloès reflétait sur le sol
Le miracle étonné d'un calice de braise.
Des enfants transportaient des paniers, où les fraises
Bondissaient, retombaient, se mouvaient, rouge essaim,
Comme un jet d'eau pourpré qui pique le bassin.
Un marchand grec, coiffé de noire cotonnade,
Repoussait de ses cris et de ses sombres mains
L'assourdissant troupeau de hargneuses pintades
Qui mordait son fardeau et barrait le chemin;
Effronté, laissant voir son torse nu qu'il cambre,
Un jeune homme, allongé sur le jaune talus,
Regardait de ses yeux scintillants et velus
Le sublime soleil abonder sur ses membres
Comme un flot de liqueur coule d'un flacon d'ambre…
L'horizon tressaillait d'un vertige or et bleu.
—Et puis toujours, là-bas, je voyais, pure et
vaste,
La mer au grand renom, qui touche dans ses jeux
Les Cyclades, dormant sur des vagues de feu,
Le rivage d'Ulysse et celui de Jocaste,
L'herbe où des bergers grecs préludaient deux par deux…
—Et je songeais,—puissante, éparse, solitaire,—
Mêlée au temps sans bord ainsi qu'aux éléments,
Attirant vers mon coeur, comme un étrange aimant,
Tous les rêves flottant sur l'amoureuse terre;
J'attendais je ne sais quel grave et sûr plaisir…
Mais déçue aujourd'hui par tout ce qu'on
espère,
Ayant tout vu sombrer, ayant tout vu fléchir,
O mon coeur sans repos ni peur, je vous vénère
D'avoir tant désiré, sachant qu'il faut mourir!
L'AIR BRULE, LA CHAUDE MAGIE…
Que
tu es heureuse, cigale, quand, du sommet des arbres,
abreuvée d'une
goutte de rosée, tu dors comme une reine.
ANACREON.
L'air brûle, la chaude magie
De l'Orient pèse sur nous,
Nous périssons de nostalgie
Dans l'éther trop riche et trop doux.
On entrevoit un jardin vide
Que la paix du soir inclina,
Et là-bas, la mosquée aride
Couleur de sable et de grenat.
La dure splendeur étrangère
Nous étourdit et nous déçoit:
Je me sens triste et mensongère:
On n'est pas bon loin de chez soi.
Ce ciel, ces poivriers, ces palmes,
Ces balcons d'un rose de fard,
Comme un vaisseau dans un port calme,
Rêvent aux transports du départ.
Ah! comme un jour brûlant est vide!
Que faudrait-il de volupté
Pour combler l'abîme torride
De ce continuel été!
Des oeillets, lourds comme des pommes,
Epanchent leur puissante odeur;
L'air, autour de mon demi-somme,
Tisse un blanc cocon de chaleur…
Dans la chambre en faïence rouge
Où je meurs sous un éventail,
J'entends le bruit, qui heurte et bouge,
Des chèvres rompant le portail.
—Ainsi, c'est aujourd'hui dimanche,
Mais, dans cet exil haletant,
Au coeur de la cité trop blanche,
On ne sent plus passer le temps;
Il n'est des saisons et des heures
Qu'au frais pays où l'on est né,
Quand sur le bord de nos demeures
Chaque mois bondit, étonné.
Cette pesante somnolence,
Ce chaud éclat palermitain
Repoussent avec indolence
Mon coeur plaintif et mon destin;
Si je meurs ici, qu'on m'emporte
Près de la Seine au ciel léger,
J'aurai peur de n'être pas morte
Si je dors sous des orangers…
LES JOURNEES ROMAINES
L'éther pris de vertige et de fureur tournoie,
Un luisant diamant de tant d'azur s'extrait.
Virant, psalmodiant, le vent divise et ploie
La pointe faible
des cyprès.
C'est en vain que les eaux écumeuses et
blanches,
Captives tout en pleurs des lourds bassins romains,
S'élèvent bruyamment, s'ébattent et s'épanchent:
Neptune les tient
dans sa main.
Je contemple la rage impuissante des ondes;
Dans cette vague éparse en la jaune cité,
C'est vous qu'on voit jaillir, conductrice des mondes,
Amère et douce
Aphrodité!
L'odeur de la chaleur, languissante et créole,
Stagne entre les maisons qui gonflent de soleil;
Comme un coureur ailé le ciel bifurque et vole
Au bord tranchant
des toits vermeils;
Et là-bas, sous l'azur qui toujours se dévide,
Un jet d'eau, turbulent et lassé tour à tour,
Semble un flambeau d'argent, une torche liquide
Qu'agite le poing
de l'Amour.
Rome ploie, accablé de grappes odorantes,
La surhumaine vie envahit l'air ancien,
Les chapiteaux brisés font fleurir leurs acanthes
Aux thermes de
Dioclétien!
Dans ce cloître pâmé, des bacchantes blêmies
Gisent; silence, azur, léthargiques dédains!
Le soleil tombe en feu sur la gorge endormie
De ces Danaés des
jardins…
Ils dorment là, liés par les roses païennes,
Ces corps de marbre blond, las et voluptueux:
O mes soeurs du ciel grec, chères Milésiennes,
Que de siècles sont
sur vos yeux!
L'une d'elles voudrait se dégager; sa hanche
Soulève le sommeil ainsi qu'un flot trop lourd,
Mais tout le poids des temps et de l'azur la penche:
Elle rêve là pour
toujours.
De vifs coquelicots, comme un sang gai,
s'élancent
Parmi les verts fenouils, à Saint-Paul-hors-les-Murs;
Un dôme en or suspend des colliers de Byzance
Au cou flamboyant
de l'azur.
Ce matin, dans le vent qui vient puiser les
cendres,
Pour les mêler au jour ivre d'air et d'éclat,
Je respire ton coeur voluptueux et tendre,
Pauvre Cécile
Métella!
Tu n'es pas à l'écart des saisons immortelles,
Un tourbillon d'azur te recueille sans fin;
Je n'ai pas plus de part que tes mânes fidèles
A l'univers vague
et divin!
Les blancs eucalyptus et le cyprès qui chante,
Où viennent aboutir les longs soupirs des morts,
Racontent, chers défunts, vos détresses penchantes,
Votre sort pareil à
nos sorts.
Quels familiers discours sur la voie Appienne!
Tissés dans le soleil, les morts vont jusqu'aux cieux;
Vous renaissez en moi, ombres aériennes,
Vous entrez dans
mes tristes yeux!
Là-bas, sur la colline, un jeune cimetière
Etale sa langueur d'Anglais sentimental,
Les délicats tombeaux, dans les lis et le lierre,
Font monter un sang
de cristal.
Midi luit: la villa des chevaliers de Malte
Choit comme une danseuse aux pieds brûlants et las.
Comme un fauve tigré l'air jaunit et s'exalte;
Une nymphe en
pierre vit là.
Elle a les bras cassés, mais sa force éternelle
Empourpre de plaisir ses genoux triomphants;
Le néflier embaume, un jet d'eau est, près d'elle,
Secoué d'un rire
d'enfant.
Les dieux n'ont pas quitté la campagne romaine,
Euterpe aux blonds pipeaux, Erato qui sourit,
Dansent dans le jardin Mattei, où se promène
Le saint Philippe
de Néri.
—Mais c'est vous qui, ce soir, partagez mon
malaise,
Dans l'église sans voix, au mur pâle et glacé,
Déesse catholique, ô ma sainte Thérèse,
Qui soupirez, les
yeux baissés!
Malgré vos airs royaux, et la fierté divine
Dont s'enveloppe encor votre coeur emporté,
L'angoisse de vos traits permet que l'on devine
Votre douce
mendicité.
O visage altéré par l'ardente torture
D'attendre le bonheur qui descend lentement,
Appel mystérieux, hymne de la nature,
Désir de l'immortel
amant!
Je vous offre aujourd'hui, parmi l'encens des
prêtres,
Comme un grain plus brûlant mis dans vos encensoirs,
Le rire que j'entends au bas de la fenêtre
Où je rêve seule,
le soir;
C'est le rire joyeux, épouvanté, timide
De deux enfants heureux, éperdus, inquiets,
Qui joignent leurs regards et leurs lèvres avides,
—Et dont tout le sanglot
riait!
Ils riaient, ils étaient effrayés l'un de
l'autre;
Un jet d'eau s'effritait dans le lointain bassin;
La lune blanchissait, de sa clarté d'apôtre,
La terrasse des
Capucins.
Une palme portait le poids mélancolique
De l'éther sans zéphyr, sans rosée et sans bruit;
Rien ne venait briser son attente pudique,
Que ce rire aigu
dans la nuit!
Et je n'entendis plus que ce rire nocturne,
Plus fort que les senteurs des terrasses de miel,
Plus vif que le sursaut des sources dans leur urne,
Plus clair que les
astres au ciel.
—Je le prends dans mes mains, chaudes comme la
lave,
Je le mêle aux élans de mon éternité,
Ce rire des humains, si farouche et si grave,
Qui prélude à la
volupté!
MUSIQUE POUR LES JARDINS DE LOMBARDIE
Les îles ont surgi des bleuâtres embruns…
O terrasses! balcons rouillés par les parfums!
Paysages figés dans de languides poses;
Plis satinés des flots contre les lauriers-roses;
Nostalgiques palmiers, ardents comme un sanglot,
Où des volubilis d'un velours indigo
Suspendent mollement leurs fragiles haleines!…
—Un papillon, volant sur les fleurs africaines,
Faiblit, tombe, écrasé par le poids des odeurs.
Hélas! on ne peut pas s'élever! La langueur
Coule comme un serpent de ce feuillage étrange,
Le thé, les camphriers se mêlent aux oranges.
Forêts d'Océanie où la sève, le bois
Ont des frissons secrets et de plaintives voix…
O vert étouffement, enroulement, luxure,
Crépitement de mort, ardente moisissure
Des arbres exilés, qu'usent en cet îlot
La caresse des vents et les baisers de l'eau…
—Et Pallanza, là-bas, sur qui le soleil flambe,
Semble un corps demi-nu, languissant, vaporeux,
Qui montre ses flancs d'or, mais dont les douces jambes
Se voilent des soupirs du lac voluptueux…
—O tristesse, plus tard, dans les nuits parfumées,
Quand les chauds souvenirs ont la moiteur du sang,
De revoir en son coeur, les paupières fermées,
Et tandis que la mort déjà sur nous descend,
Les suaves matins des îles Borromées!…
Je goûte vos parfums que les vents chauds
inclinent,
Profonds magnolias, lauriers des Carolines…
—Les rames, sur les flots palpitants comme un coeur,
Imitent les sanglots langoureux du bonheur.
O promesse de joie, ô torpeur juvénile!
Une cloche se berce au rose campanile
Qui, délicat et fier, semble un cyprès vermeil;
Partout la volupté, la mélodie errante…
—O matin de Stresa, turquoise respirante,
Sublime agilité du coeur vers le soleil!
O soirs italiens, terrasses parfumées,
Jardins de mosaïque où traînent des paons blancs,
Colombes au col noir, toujours toutes pâmées,
Espaliers de citrons qu'oppresse un vent trop lent,
Iles qui sur Vénus semblent s'être fermées,
Où l'air est affligeant comme un mortel soupir,
Ah! pourquoi donnez-vous, douceurs inanimées,
Le sens de l'éternel au corps qui doit mourir!
Ah! dans les bleus étés, quand les vagues entre
elles
Ont le charmant frisson du cou des tourterelles,
Quand l'Isola Bella, comme une verte tour,
Semble Vénus nouant des myrtes à l'Amour,
Quand le rêve, entraîné au bercement de l'onde,
Semble glisser, couler vers le plaisir du monde,
Quand le soir étendu sur ces miroirs gisants
Est une joue ardente où s'exalte le sang,
J'ai cherché en quel lieu le désir se repose…
—Douces îles, pâmant sur des miroirs d'eau rose,
Vous déchirez le coeur que l'extase engourdit.
Pourquoi suis-je enfermée en un tel paradis!
Ah! que lassée enfin de toute jouissance,
Dans ces jardins meurtris, dans ces tombeaux d'essence,
Je m'endorme, momie aux membres épuisés!
Que cet embaumement soit un dernier baiser,
Tandis que, sous les noirs bambous qui vous abritent,
Sous les cèdres, pesants comme un ciel sombre et bas,
Blancs oiseaux de sérail que le parfum abat,
Vous gémirez d'amour, colombes d'Aphrodite!
Des parfums assoupis aux rebords des terrasses,
L'azur en feu, des fleurs que la chaleur harasse,
Sur quel rocher d'amour tant d'ardeur me lia!…
—Colombes sommeillant dans les camélias,
Dans les verts camphriers et les saules de Chine,
Laissez dormir mes mains sur vos douces échines.
Consolez ma langueur, vous êtes, ce matin,
Le rose Saint-Esprit des tableaux florentins.
—Tourterelles en deuil, si faibles, si lassées,
Fruits palpitants et chauds des branches épicées,
Hélas! cet anneau noir qui cercle votre cou
Semble enfermer aussi mon âpre destinée,
Et vos gémissements m'annoncent tout à coup
Les enivrants malheurs pour lesquels je suis née…
UN SOIR A VERONE
Le soir baigne d'argent les places de Vérone;
Les cieux roses et ronds, rayés d'ifs, de cyprès,
Font à la ville une
couronne
De tristes et verts
minarets.
Sur les ors languissants du palais du Concile,
On voit luire, ondoyer un manteau duveté:
Les pigeons
amoureux, dociles,
Frémissent là de
volupté.
L'Adige, entre les murs de brique qu'il
reflète,
Roule son rouge flot, large, brusque, puissant.
Dans la ville de
Juliette
Un fleuve a la
couleur du sang!
—O tragique douceur de la cité sanglante,
Rue où le passé vit sous les vents endormis:
Un masque court,
ombre galante,
Au bal des amants
ennemis.
Je m'élance, et je vois ta maison, Juliette!
Si plaintive, si noire, ainsi qu'un froid charbon.
C'est là que la
fraîche alouette
T'épouvantait de sa
chanson!
Que tu fus consumée, ô nymphe des supplices!
Que ton mortel désir était fervent et beau
Lorsque tu
t'écriais: «Nourrice,
Que l'on prépare
mon tombeau!
«Qu'on prépare ma tombe et mon funèbre somme,
Que mon lit nuptial soit violet et noir,
Si je n'enlace le
jeune homme
Qui brillait au
verger ce soir!…»
—Auprès de ta fureur héroïque et plaintive,
Auprès de tes appels, de ton brûlant tourment,
La soif est une
source vive,
La faim est un
rassasiement.
Hélas! tu le savais, qu'il n'est rien sur la
terre
Que l'invincible amour, par les pleurs ennobli;
Le feu, la musique,
la guerre,
N'en sont que le
reflet pâli!
—Ma soeur, ton sein charmant, ton visage
d'aurore,
Où sont-ils, cette nuit où je porte ton coeur?
La colombe du
sycomore
Soupire à mourir de
langueur…
Là-bas un lourd palais, couleur de pourpre
ardente,
Ferme ses volets verts sous le ciel rose et gris;
Je pense au soir
d'automne où Dante
Ecrivit là le
Paradis;
La céleste douceur des tournantes collines
Emplissait son regard, à l'heure où las, pensifs,
Les anges d'Italie
inclinent
Le ciel délicat sur
les ifs.
Mais que tu m'es plus chère, ô maison de
l'ivresse,
Balcon où frémissait le chant du rossignol,
Où Juliette qui
caresse
Suspend Roméo à son
col!
Ah! que tu m'es plus cher, sombre balcon des
fièvres,
Où l'échelle de soie en chantant tournoyait,
Où les amants,
joignant leurs lèvres,
Sanglotaient entre
eux: «Je vous ai!»
—Que l'amour soit béni parmi toutes les choses,
Que son nom soit sacré, son règne ample et complet;
Je n'offre les
lauriers, les roses,
Qu'à la fille des
Capulet!
UN AUTOMNE A VENISE
Ah! la douceur d'ouvrir, dans un matin
d'automne,
Sur le feuillage vert, rougeoyant et jauni,
Que la chaleur d'argent éclabousse et sillonne,
Les volets peints en noir du palais Manzoni!
Des citronniers en pots, le thym, le
laurier-rose
Font un cercle odorant au puits vénitien,
Et sur les blancs balcons indolemment repose
Le frais, le calme azur, juvénile, ancien!
Ah! quelle paix ici, dans ce jardin de pierre,
Sous la terrasse où traîne un damas orangé!
On n'entend pas frémir Venise aventurière,
On ne voit pas languir son marbre submergé…
—Qu'importe si là-bas Torcello des lagunes
Communique aux flots bleus sa pâmoison d'argent,
Si Murano, rêveuse ainsi qu'un clair de lune,
Semble un vase irisé d'où monte un tendre chant!
Qu'importe si là-bas le rose cimetière,
Levant comme des bras ses cyprès verts et noirs,
Semble implorer encor la divine lumière
Pour le mort oublié qui ne doit plus la voir;
Si, vers la Giudecca où nul vent ne soupire,
Où l'air est suspendu comme un plus doux climat,
Dans une gloire d'or les langoureux navires
Bercent la nostalgie aux branches de leurs mâts;
Si, plein de jeunes gens, le couvent d'Arménie
Couleur de frais piment, de pourpre, de corail,
Semble exhaler au soir une plainte infinie
Vers quelque asiatique et savoureux sérail;
Si, brûlant de plaisir et de mélancolie,
Une fille, vendant des oeillets, va, mêlant
Le poivre de l'Espagne au sucre d'Italie,
Tandis que sur Saint-Marc tombe un soir rose et lent!
—Je ne quitterai pas ce petit puits paisible,
Cet espalier par qui mon coeur est abrité;
Qu'Eros pour ces poignards retrouve une autre cible,
Mon céleste désir n'a pas de volupté!…
VA PRIER DANS SAINT-MARC…
Va prier dans Saint-Marc pour ta peine
amoureuse;
Le temple de Byzance est sensible au péché;
Un parfum de benjoin, d'ambre, de tubéreuse,
Glisse des frais arceaux et des balcons penchés.
Va prier dans Saint-Marc pour ta douce folie;
Les pigeons assemblés sur la façade en or
Protègent les transports de la mélancolie,
Et les anges des cieux sont plus cléments encor.
Va prier dans Saint-Marc; les dalles, les
rosaces
Ont l'éclat des bijoux et des tapis persans;
Depuis plus de mille ans dans ce palais s'entassent
Les profanes souhaits parfumés par l'encens.
Vois, sous leurs châles noirs, les tendres
suppliantes
Joindre des doigts brûlants et songer doucement.
Divine pauvreté! cet Alhambra les tente
Moins que les cabarets où boivent leurs amants!
Va prier dans Saint-Marc. Le Dieu des Evangiles
Marche, les bras ouverts, dans de blonds paradis.
On entend les bateaux qui partent pour les îles,
Et les pigeons frémir au canon de midi.
Des mosaïques d'or, limpides alvéoles,
Glisse un mystique miel, lumineux, épicé;
Et vers la Piazzetta, de penchantes gondoles
Entraînent mollement les couples exaucés…
—Beau temple, que ta grâce est chaude,
complaisante!
O jardin des langueurs, ô porte d'Orient!
Courtisane des Grecs, sultane agonisante,
Turban d'or et d'émail sous l'azur défaillant!
Tu joins l'odeur de l'ambre aux fastes
exotiques,
Et tu meurs, des pigeons à ton sein agrafés,
Comme aux rives en feu des mers asiatiques,
La Basilique où dort sainte Pasiphaé!…
LA MESSE DE L'AURORE A VENISE
Des femmes de Venise, au lever du soleil,
Répandent dans Saint-Marc leur hésitante extase;
Leurs châles ténébreux sous les arceaux vermeils
Semblent de noirs pavots dans un sublime vase.
—Crucifix somptueux, Jésus des Byzantins,
Quel miel verserez-vous à ces pauvres ardentes,
Qui, pour vous adorer, désertent ce matin
Les ronds paniers de fruits étagés sous les tentes?
Si leur coeur délicat souffre de volupté,
Si leur amour est triste, inquiet ou coupable,
Si leurs vagues esprits, enflammés par l'été,
Rêvent du frais torrent des baisers délectables,
Que leur répondrez-vous, vous, leur maître et leur
Dieu?
Tout en vous implorant, elles n'entendent qu'elles,
Et pensent que l'éclat allongé de vos yeux
Sourit à leurs naïfs sanglots de tourterelles.
—Ah! quel que soit le mal qu'elles portent vers
vous,
Quel que soit le désir qui les brûle et les ploie,
Comblez d'enchantement leurs bras et leurs genoux,
Puisque l'on ne guérit jamais que par la joie…
NUIT VENITIENNE
Deux étoiles d'argent éclairent l'ombre et
l'eau,
On entend le léger clapotement du flot
Qui baise les degrés du palais Barbaro;
Une vague, en glissant, répond à l'autre vague:
Enlaçante tristesse, appel dolent et vague.
Un vert fanal, sur l'eau, tombe comme une bague.
Des gondoles s'en vont, paisible glissement.
Deux hommes sont debout et parlent en ramant;
On n'entend que la vague et leur voix seulement…
La nuit est comme un bloc d'agate monotone.
Un volet qu'on rabat, subitement détonne
Dans le silence. Où donc est morte Desdémone?
Un navire de guerre est amarré là-bas.
Le vent est si couché, si nonchalant, si bas,
Que le sel de la mer, ce soir, ne se sent pas.
Venise a la couleur dormante des gravures.
Sous le masque des nuits et sa noire guipure,
Deux mains, dans un jardin, ouvrent une clôture.
Les hauts palais dormants, aux marbres
effrités,
Luisent sur le canal, somnolent, arrêté,
Qui semble une liquide et molle éternité…
—Belle eau d'un pâle enfer qui m'attire et me
touche,
Puisque la mort, ce soir, n'a rien qui m'effarouche,
Montez jusqu'à mon coeur, montez jusqu'à ma bouche…
CLOCHES VENITIENNES
La pauvreté, la faim, le fardeau du soleil,
Le meurtrissant travail de cette enfant vieillie,
Qui respire, tressant l'osier jaune et vermeil,
L'odeur du basilic et de l'huile bouillie,
Les fétides langueurs des somnolents canaux,
La maison délabrée où pend une lessive,
Les fièvres et la soif, je les choisis plutôt
Que de ne pas tenir votre main chaude et vive
A l'heure où, s'exhalant comme un ardent
soupir,
Les cloches de Venise épandent dans l'espace
Ce cri voluptueux d'alarme et de désir:
«Jouir, jouir du temps qui passe!»
SIROCO A VENISE
Le
siroco, brusque, hardi,
Sur la ville en
pierre frissonne;
C'est la fin de
l'après-midi;
Ecoute les cloches
qui sonnent
A Saint-Agnès, au
Gesuati…
L'ouragan arrache
la toile
D'un marché, où,
des paniers ronds,
Débordent de
brillants citrons
Que polit encor la
rafale.
Un oiseau chante au haut du cyprès d'un
couvent;
Et dans le courant d'air des ruelles marines,
Un abbé vénitien, étourdi, gai, mouvant,
Qui retient son manteau, volant sur sa poitrine,
Semble un charmant Satan flagellé par le vent!
L'ILE DES FOLLES A VENISE
La lagune a le dense éclat du jade vert.
Le noir allongement incliné des gondoles
Passe sur cette eau glauque, et sous le ciel couvert.
—Ce rose bâtiment, c'est la maison des folles.
Fleur de la passion, île de Saint-Clément,
Que de secrets bûchers dans votre enceinte ardente!
La terre desséchée exhale un fier tourment,
Et l'eau se fige autour comme un cercle du Dante.
—Ce soir mélancolique où les cieux sont
troublés,
Où l'air appesanti couve son noir orage,
J'entends ces voix d'amour et ces coeurs exilés
Secouer la fureur de leurs mille mirages!
Le vent qui fait tourner les algues dans les
flots
Et m'apporte l'odeur des nuits de Dalmatie,
Guide jusqu'à mon coeur ces suprêmes sanglots,
—O folie, ô sublime et sombre poésie!
Le rire, les torrents, la tempête, les cris
S'échappent de ces corps que trouble un noir mystère.
Quelle huile adoucirait vos torrides esprits,
Bacchantes de l'étroite et démente Cythère?
Cet automne, où l'angoisse, où la langueur
m'étreint,
Un secret désespoir à tant d'ardeur me lie;
Déesse sans repos, sans limites, sans frein,
Je vous vénère, active et divine Folie!
—Pleureuses des beaux soirs voisins de
l'Orient,
Déchirez vos cheveux, égratignez vos joues,
Pour tous les insensés qui marchent en riant,
Pour l'amante qui chante, et pour l'enfant qui joue.
O folles! aux judas de votre âpre maison
Posez vos yeux sanglants, contemplez le rivage:
C'est l'effroi, la stupeur, l'appel, la déraison,
Partout où sont des mains, des yeux et des visages.
Folles, dont les soupirs comme de larges flots
Harcèlent les flancs noirs des sombres Destinées,
Vous sanglotez du moins sur votre morne îlot;
Mais nous, les coeurs mourants, nous, les assassinées,
Nous rôdons, nous vivons; seuls nos profonds
regards,
Qui d'un vin ténébreux et mortel semblent ivres,
Dénoncent par l'éclat de leurs rêves hagards
L'effroyable épouvante où nous sommes de vivre.
—Par quelle extravagante et morne pauvreté,
Par quel abaissement du courage et du rêve
L'esprit conserve-t-il sa chétive clarté
Quand tout l'être éperdu dans l'abîme s'achève?
—O folles, que vos fronts inclinés soient
bénis!
Sur l'épuisant parcours de la vie à la tombe
Qui va des cris d'espoir au silence infini,
Se pourrait-il vraiment qu'on marche sans qu'on tombe?
Se pourrait-il vraiment que le courage humain,
Sans se rompre, accueillît l'ouragan des supplices?
Douleur, coupe d'amour plus large que les mains,
Avoir un faible coeur, et qu'un Dieu le remplisse!
—Amazones en deuil, qui ne pouvez saisir
L'ineffable langueur éparse sur les mondes,
Sanglotez! A vos cris de l'éternel désir,
Des bords de l'infini les amants vous répondent…
MIDI SONNE AU CLOCHER DE LA TOUR SARRASINE
«Ne
recherche pas la cause de la turbulence: c'est
l'affaire de la
mystérieuse nature…»
Midi sonne au clocher de la tour sarrasine.
Un calme épanoui pèse sur les collines;
Les palmes des jardins font insensiblement
Un geste de furtif et doux assentiment.
Le vent a rejeté ses claires arbalètes
Sur la montagne, entre la neige et les violettes!
Les rumeurs des hameaux ont le charme brouillé
D'une vague, glissant sur de blancs escaliers…
—O calme fixité, que ceint un clair rivage,
L'Amour rayonne au centre indéfini des âges!—
Un noir cyprès, creusé par la foudre et le vent,
Ondulant dans l'air tiède, officiant, rêvant,
Semble, par sa débile et céleste prière,
Un prophète expirant, entr'ouvert de lumière!
—Aérienne idylle, envolement d'airain,
La cloche au chant naïf du couvent franciscain
Répond au tendre appel de la cloche des Carmes.
L'olivier, argenté comme un torrent de larmes,
Imite, en se courbant sous les placides cieux,
L'humble adoration des coeurs minutieux…
—Quel voeu déposerai-je en vos mains éternelles,
Sainte antiquité grecque, ô Moires maternelles?
Déjà bien des printemps se sont ouverts pour moi.
Au pilier résineux de chacun de leurs mois
J'ai souffert ce martyre enivrant et terrible,
Près de qui le bonheur n'est qu'un ennui paisible…
Je ne verrai plus rien que je n'aie déjà vu.
Je meurs à la fontaine où mon désir a bu:
Les battements du coeur et les beaux paysages,
L'ouragan et l'éclair baisés sur un visage,
L'oubli de tout, l'espoir invincible, et plus haut
L'extase d'être un dieu qui marche sur les flots;
La gloire d'écouter, seule, dans la nature
L'universelle Voix, dont la céleste enflure
Proclame dans l'azur, dans les blés, dans les bois,
«Ame, je te choisis et je me donne à toi,»
Tout cela qui frissonne et qui me fit divine,
Je ne le goûterai que comme un front s'incline
Sur le miroir, voilé par l'ombre qui descend,
Où déjà s'est penché son rire adolescent…
—Mais la fougueuse vie en mon coeur se déchaîne:
O son des Angelus dans les faubourgs de Gênes,
Tandis qu'au bord des quais, où règne un lourd climat,
Les vaisseaux entassés, les cordages, les mâts,
Semblent, dans le ciel pâle où la chaleur s'énerve,
De noirs fuseaux, tissant la robe de Minerve!
Vieille fontaine arabe, au jet d'eau mince et long,
Exilée en Sicile, en de secrets vallons.
Soirs du lac de Némi, soirs des villas romaines,
Où la noble cascade en déroulant sa traîne
Sur un funèbre marbre, imite la pudeur
De la Mélancolie, errante dans ses pleurs,
Et qu'un faune poursuit sur la rapide pente…
—Muet accablement d'un square d'Agrigente:
Jardin tout excédé de ses fleurs, où j'étais
La Mémoire en éveil d'un monde qui se tait.
Dans ce dormant Dimanche amolli et tenace,
Mêlée à l'étendue, éparse dans l'espace,
Etrangère à mon coeur, à mes pesants tourments,
Je n'étais plus qu'un vaste et pur pressentiment
De tous les avenirs, dont les heures fécondes
S'accompliront sans nous jusqu'à la fin des mondes…
—Chaud silence; et l'élan que donne la torpeur!
L'air luit; le sifflement d'un bateau à vapeur
Jette son rauque appel à la rive marchande.
Une glu argentée entr'ouvre les amandes;
De lourds pigeons, heurtés aux arceaux d'un couvent,
Font un bruit éclatant de satin et de vent,
Comme un large éventail dans les nuits sévillanes…
Sur l'aride sentier, un pâtre sur un âne
Chantonne, avec l'habile et perfide langueur
D'une main qui se glisse et qui cherche le coeur…
—Par ce cristal des jours, par ces splendeurs
païennes,
Seigneur, préservez-nous de la paix quotidienne
Qui stagne sans désir, comme de glauques eaux!
Nous avons faim d'un chant et d'un bonheur nouveau!
Je sais que l'âpre joie en blessures abonde,
Je ne demande pas le repos en ce monde;
Vous m'appelez, je vais; votre but est secret;
Vous m'égarez toujours dans la sombre forêt;
Mais quand vous m'assignez quelque nouvel orage,
Merci pour le danger, merci pour le courage!
A travers les rameaux serrés, je vois soudain
La mer, comme un voyage exaltant et serein!
Je sais ce que l'on souffre, et si je suis vivante,
C'est qu'au fond de la morne ou poignante épouvante,
Lorsque parfois ma force extrême se lassait,
Un ange, au coeur cerclé de fer, me remplaçait…
—Et pourtant, je ne veux pas amoindrir ma chance
D'être le lingot d'or qui brise la balance;
D'être, parmi les coeurs défaillants, incertains,
L'esprit multiplié qui répond au Destin!
Je n'ai pas peur des jours, du feu, du soir qui tombe;
Dans le désert, je suis nourrie par les colombes.
Je sais bien qu'il faudra connaître en vous un jour
La fin de tout effort, l'oubli de tout amour,
Nature! dont la paix guette notre agonie.
Mais avant cet instant de faiblesse infinie,
Traversant les plateaux, les torrents hauts ou secs,
Chantant comme faisaient les marins d'Ionie
Dans l'odeur du corail, du sel et du varech,
J'irai jusqu'aux confins de ces rochers des Grecs,
Où les flots démontés des colonnes d'Hercule
Engloutissaient les nefs, au vent du crépuscule!…
JE N'AI VU QU'UN INSTANT…
Je n'ai vu qu'un instant les pays beaux et
clairs,
Sorrente, qui descend, fasciné par la mer,
Tarente, délaissé, qui fixe d'un oeil vague
Le silence entassé entre l'air et les vagues;
Salerne, au coeur d'ébène, au front blanc et salé,
Où la chaleur palpite ainsi qu'un peuple ailé;
Amalfi, où j'ai vu de pourpres funérailles
Qu'accompagnaient des jeux, des danses et des chants,
Surprises tout à coup, sous le soleil couchant,
Par les parfums, croisés ainsi que des broussailles…
Foggia, ravagé de soleil, étonné
De luire en moisissant comme un lis piétiné;
Pompéi, pavoisé de murs peints qui s'écaillent;
Paestum qu'on sent toujours visité par les dieux,
Où le souffle marin tord l'églantier fragile,
Où, le soir, on entend dans l'herbage fiévreux
Ce long hennissement qui montrait à Virgile,
Ebloui par son rêve immense et ténébreux,
Apollon consolant les noirs chevaux d'Achille…
—Ces rivages de marbre embrassés par les flots,
Où les mânes des Grecs ensevelis m'attirent,
Je ne les ai connus que comme un matelot
Voit glisser l'étendue au bord de son navire;
Ce n'était pas mon sort, ce n'était pas mon lot
D'habiter ces doux lieux où la sirène expire
Dans un sursaut d'azur, d'écume et de sanglot!
Loin des trop mols climats où les étés s'enlizent,
C'est vous mon seul destin, vous, ma nécessité,
Rivage de la Seine, âpre et sombre cité,
Paris, ville de pierre et d'ombre, aride et grise,
Où toujours le nuage est poussé par la brise,
Où les feuillages sont tourmentés par le vent,
Mais où, parfois, l'été, du côté du levant,
On voit poindre un azur si délicat, si tendre,
Que, par la nostalgie, il nous aide à comprendre
La clarté des jardins où Platon devisait,
La cour blanche où Roxane attendait Bajazet,
La gravité brûlante et roide des Vestales
Qu'écrasait le fardeau des nuits monumentales;
La mer syracusaine où soudain se répand
—Soupir lugubre et vain que la nature exhale,
Le cri du batelier qui vit expirer Pan…
—Oui, c'est vous mon destin, Paris, cité des âmes,
Forge mystérieuse où les yeux sont la flamme,
Où les coeurs font un sombre et vaste rougeoiment,
Où l'esprit, le labeur, l'amour, l'emportement,
Elèvent vers les cieux, qu'ils ont choisis pour cible,
Une Babel immense, éparse, intelligible,
Cependant que le sol, où tout entre à son tour,
En mêlant tous ses morts fait un immense amour!
AINSI LES JOURS S'EN VONT…
Ainsi les jours s'en vont, rapides et sans but,
Nous les appelons doux quand ils sont monotones,
Et l'âme, habituée à combattre, s'étonne
De ne plus espérer et de ne souffrir plus.
Qu'est-ce donc que l'on veut, qu'on espère et
prépare,
Que souhaitons-nous donc, quand, l'esprit plus dispos
Qu'un bleu matin qui luit dans le vitrail des gares,
Nous sommes harassés de calme et de repos?
Les délices, la paix ne sont pas suffisantes,
Un courageux élan veut aller jusqu'aux pleurs.
La passion convie à des fêtes sanglantes:
Tout est déception qui n'est pas la douleur!
Souffrir, c'est tout l'espoir, toute la
diligence
Que nous mettons à fuir le paisible présent,
Lorsque ignorants du but et tentés par la chance
Nous rêvons au départ, brutal et complaisant.
Je le sais et je songe à mes brûlants voyages,
Au sol oriental, crayeux, sombre et vermeil,
Au campanile aigu, brillant sur le rivage
Comme un blanc diamant lancé vers le soleil!
Je songe au frais palais de Naples, à ses
musées
Où règne un blanc climat, nonchalant, engourdi,
Où, dans l'albâtre grec, amplement s'arrondit
La face de Junon, éclatante et rusée!
Je songe à cette salle illustre, où je voyais
Des danseuses d'argent, dans leurs gaines de lave,
Fixer sur mon destin,—fortes, riantes, braves,—
Leurs yeux d'émail, pareils à de sombres oeillets.
Je vois le vieil Homère et ses yeux sans
prunelle,
Où mon triste regard s'enfonçait pas à pas,
Comme ces voiliers qui, sur la mer éternelle,
Se perdent dans la brume et ne reviennent pas…
Je me souviens de vous, jeune Milésienne,
Beau torse mutilé qui demeurez debout,
Comme on voit, en été, les gerbes de blé roux
Noblement se dresser dans l'onde aérienne;
Et de vous, Amazone à cheval, et pliant
Sous le choc d'une flèche impétueuse et fourbe,
Et qui semblez mourir d'amour, en suppliant
Le vague meurtrier qui vous blesse et vous courbe.
—Aigle maigre et divin convoitant un enfant,
Je vous vois, Jupiter, auprès de Ganymède;
Votre oeil de proie, où brille un amour sans remède,
Mêle un rêve soumis à vos airs triomphants.
Je me souviens de vous, jeune guerrier de
marbre,
Agile Harmodius auprès de votre ami,
Qui figurez, levant vos deux bras à demi,
L'élan de l'épervier et du vent dans les arbres!
Qu'il fut beau le voyage anxieux que je fis
Sur des rives qu'assaille un été frénétique!
Et je songe ce soir, avec un coeur surpris,
A ces temps où ma vie, errante et nostalgique,
Ressemblait par ses pleurs, ses rêves, ses défis,
Son ardeur à mourir et ses sursauts lyriques,
Aux groupes des héros dans les musées antiques…
LE RETOUR AU LAC LEMAN
Je retrouve le calme et vaste paysage:
C'est toujours sur les monts, les routes, les rivages,
Vos gais bondissements, chaleur aux pieds d'argent!
Le monde luit au sein de l'azur submergeant
Comme une pêcherie aux mailles d'une nasse;
Je vois, comme autrefois, sur le bord des terrasses,
Des jeunes gens; l'un rêve, un autre fume et lit;
Un balcon, languissant comme un soir au Chili,
Couve d'épais parfums à l'ombre de ses stores.
Le lac, tout embué d'avoir noyé l'aurore,
Encense de vapeurs le paresseux été;
Et le jour traîne ainsi sa parfaite beauté
Dans une griserie indolente et muette.
Soudain l'azur fraîchit, le soir vient; des mouettes
S'abattent sur les flots; leur vol compact et lourd
Qui semble harceler la faiblesse du jour
Donne l'effroi subit des mauvaises nouvelles…
Il semble, tant l'éther est comblé par des ailes,
Que quelque arbre géant, par le vent agité,
Laisse choir ce feuillage agile et duveté.
Et le soleil s'abaisse, et comme un doux désastre,
Frappé par les rayons du soleil vertical
Tout s'attriste, languit; le lac oriental
A le liquide éclat des métaux dans les astres;
Et le coeur est soudain par le soir attaqué…
Et tous deux nous marchons sur les dalles du
quai.
Nous sommes un instant des vivants sur la terre;
Ces montagnes, ces prés, ces rives solitaires
Sont à nous; et pourtant je ne regarde plus
Avec la même ardeur un monde qui m'a plu.
Je laisse s'écouler aux deux bords de mon âme
Les ailes, les aspects, les effluves, les flammes;
Je ne répondrai pas à leur frivole appel:
Mon esprit tient captifs des oiseaux éternels.
Je ne regarde plus que la cime croissante
Des arbres, qui toujours s'efforçant vers le ciel,
Détachant leur regard des plaines nourrissantes,
Ecoutent la douceur du soir confidentiel
Et montent lentement vers la lune ancienne…
Je songe au noble éclat des nuits platoniciennes,
A la flotte détruite un soir syracusain,
A Eschyle, inhumé à l'ombre des raisins,
Dans Géla, sous la terre heureuse de Sicile.
Je songe à ces déserts où florissaient des villes;
A cet entassement de siècles et d'ardeur
Que le soleil toujours, comme un divin voleur,
Va puiser dans la tombe et redonne à la nue.
Je songe à la vie ample, antique, continue;
Et à vous, qui marchez près de moi, et portez
Avec moi la moitié du rêve et de l'été;
A vous, qui comme moi, témoin de tous les âges,
Tenez l'engagement, plein d'un grave courage,
De bien vous souvenir, en tout temps, en tout lieu,
Que l'homme en insistant réalise son Dieu,
Et qu'il a pour devoir, dans la Nature obscure,
De la doter d'une âme intelligible et pure,
De guider l'Univers avec un coeur si fort
Que toujours soit plus beau chaque instant qui se lève;
Et d'écouter avec un mystique transport
Les sublimes leçons que donnent à nos rêves
L'infatigable voix de l'amour et des morts…
OCTOBRE ET SON ODEUR…
Octobre, et son odeur de vent, de brou de noix,
D'herbage, de fumée et de froides châtaignes,
Répand comme un torrent l'alerte désarroi
Du feuillage arraché et des fleurs qui s'éteignent.
Dans l'éther frais et pur, et clair comme un
couteau,
Le soleil romanesque en hésitant arrive,
Et sa paille dorée est comme un clair chapeau
Dont les bords lumineux s'inclinent sur la rive…
—Automne, quelle est donc votre séduction?
Pourquoi, plus que l'été, engagez-vous à vivre?
Bacchante aux froides mains, de quelle région
Rapportez-vous la pomme au goût d'ambre et de givre?
Dans votre air épuré, argentin, élagué,
On entend bourdonner une dernière abeille.
Le soleil, étourdi et déjà fatigué,
Ne s'assied qu'un instant à l'ombre de la treille;
Les rosiers, emmêlés aux rayons blancs du jour,
Les dahlias, voilés de gouttes d'eau pesantes,
Sont encore encerclés de guêpes bruissantes,
Mais la rouille du temps les gagne tour à tour.
La fontaine sanglote une froide prière;
Dans le saule, un oiseau semble faire le guet,
Tant son cri est prudent, défiant, inquiet.
Mais les cieux, les doux cieux, ont des lacs de lumière!
—Ces glauques flamboiements, cette poussière
d'or,
Cet azur, embué comme une pensée ivre,
Ces soleils oscillant comme un vaisseau qui sort
De la rade, chargé de baumes et de vivres,
Flotteront-ils au toit d'un couvent florentin,
Sur les verts bananiers des Iles Canaries,
Dans un vallon d'Espagne, où jamais ne s'éteint
L'écarlate lampion des grenades mûries,
Tandis que nous entrons dans l'hiver obsédant,
Dans l'étroite saison, où, seule, la musique
Fait un espace immense, et semble un confident
Qui, saturé des pleurs de nos soirs nostalgiques,
Les porte jusqu'aux cieux, avec un cri strident!
LES RIVES ROMANESQUES
Soir paresseux des lacs, douceur lente des
rames,
Qui, sur l'eau susceptible, élancez des frissons,
Romanesque blancheur des terrasses, chansons
Que des nomades font retentir, où se pâme
Le vocable éternel du triste amour, quelle âme
Tromperez-vous ce soir par votre déraison?
L'absorbante chaleur voile les monts d'albâtre,
Un généreux feuillage abrite les chemins,
Les hameaux ont l'odeur du laitage et de l'âtre;
Et les montagnes sont, dans l'espace bleuâtre,
Hautes et torturées comme un courage humain.
Au loin les voiliers las ont l'air de
tourterelles,
Qui, dans ce paradis liquide et sommeillant,
Renonçant à l'éther, laissent flotter leurs ailes
Et gisent, transpercés par le flot scintillant.
Et la nuit vient, serrant ses mailles d'argent
sombre
Sur l'Alpe bondissante où le jour ruisselait,
Et c'est comme un subit, sournois coup de filet,
Capturant l'horizon, qui palpite dans l'ombre
Comme un peuple d'oiseaux aux voûtes d'un palais…
Un vert fanal au port tremble dans l'eau
tranquille;
Tout a la calme paix des astres arrêtés;
Il semble qu'on soit loin des champs comme des villes;
L'air est ample et profond dans l'immobilité;
Et l'on croit voir jaillir de sensibles idylles
De toute la douceur de cette nuit d'été!
—Pourquoi nous trompez-vous, beauté des
paysages,
Aspect fidèle et pur des romanesques nuits,
Engageante splendeur, vent courant comme un page,
Secrète expansion des odeurs, calme bruit,
Silencieux désirs montant du fond des âges?
Pourquoi nous faites-vous espérer le bonheur
Quand, par delà les lois, l'esprit, la conscience,
Vous ressemblez au but qu'entrevoit le coureur?
Dans un séjour où rien n'est péché ni douleur,
Sous l'arbre désormais béni de la science,
Vous convoquez les corps et les coeurs pleins d'ardeur!
Mais, hélas! les humains et la grande Nature
N'échangent plus leur sombre et différente humeur;
Entre eux tout est mensonge, épouvante, imposture;
Les souhaits infinis, les peines, les blessures
Ne trouvent pas en elle un remède à leurs pleurs.
La terre indifférente, exhalant ses senteurs,
N'a d'accueil maternel que pour celui qui meurt.