Le sang des exploiteurs

Locke leva les yeux vers les arbres. Le vent courait dans leurs frondaisons et le vacarme de leurs branches alourdies ressemblait au bruit du fleuve en colère. Une mascarade parmi tant d’autres. Quand il avait pénétré dans la jungle pour la première fois, il avait été émerveillé par le fourmillement des bêtes et des fleurs, par ce défilé incessant de vies de toute sorte. Mais il avait fini par apprendre. Cette diversité grouillante n’était qu’une façade ; la jungle prétendait être un jardin conçu sans le moindre sens artistique. C’était faux. Là où un observateur non prévenu n’aurait vu qu’un spectacle brillant de splendeurs naturelles, Locke percevait à présent l’œuvre d’une subtile conspiration, dans laquelle chaque chose reflétait autre chose. Les arbres, le fleuve ; une fleur, un oiseau. Sur l’aile d’un papillon, l’œil d’un singe ; sur le dos d’un lézard, le soleil sur les pierres. Une ronde incessante et vertigineuse d’imitations, une galerie des glaces qui confondait les gens et qui, avec le temps, ferait pourrir la raison elle-même. « Regardez-nous, pensa son cerveau embrumé par l’alcool, tandis qu’il se tenait debout avec les autres autour de la tombe de Cherrick, voyez comme nous aussi, nous jouons le jeu. Nous sommes bien vivants ; mais nous imitons les morts mieux que les morts eux-mêmes. » Le cadavre n’avait été qu’une gigantesque croûte quand on l’avait fourré dans un sac avant d’aller l’enfouir dans le misérable cimetière situé derrière la maison de Tetelman. Il s’y trouvait une demi-douzaine d’autres tombes. Tous des Européens, à en juger par les noms grossièrement gravés sur les croix de bois ; tués par les serpents, par la chaleur ou par la nostalgie.

Tetelman tenta de dire une brève prière en espagnol, mais le vacarme des arbres et le chahut des oiseaux, qui se hâtaient de regagner leurs nids avant la tombée de la nuit, rendaient ses paroles quasiment inaudibles. Il finit par renoncer, et tous regagnèrent la fraîcheur de la maison, où Stumpf était assis, immobile, en train de boire du cognac et de regarder avec des yeux déments la tache qui allait en s’assombrissant sur le sol.

Dehors, deux des Indiens à la solde de Tetelman enfouissaient à coups de pelle le sac contenant Cherrick, impatients d’en avoir fini avec cette corvée afin de pouvoir partir avant le crépuscule. Locke les observa depuis la fenêtre. Les deux fossoyeurs travaillaient en silence, et quand ils eurent rempli le trou, ils se mirent à aplatir la terre avec la plante de leurs pieds, dure comme du cuir. Peu à peu, le bruit qu’ils produisaient acquit un certain rythme. Locke pensa que les deux hommes devaient s’être enivrés avec du mauvais whisky ; rares étaient les Indiens, selon son expérience, qui ne buvaient pas comme des trous. À présent, chancelant quelque peu, ils se mirent à danser sur la tombe de Cherrick.

— Locke ?

Locke se réveilla. Dans les ténèbres, une cigarette luisait. Lorsque le fumeur tira dessus, faisant brûler son bout avec plus d’intensité, les traits tirés de Stumpf émergèrent de la nuit.

— Locke ? Tu es réveillé ?

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je n’arrive pas à dormir, dit le masque. J’ai réfléchi. L’avion d’approvisionnement arrive de Santarém après-demain. On pourrait y être en quelques heures. Loin de tout ça.

— Bien sûr.

— Je veux dire, de façon permanente, dit Stumpf. Partir.

— Permanente ?

Stumpf alluma une nouvelle cigarette aux braises de la précédente avant de déclarer :

— Je ne crois pas au mauvais sort. Ne va pas penser Ça !

— Qui a parlé de mauvais sort ?

— Tu as vu le corps de Cherrick. Ce qui lui est arrivé…

— C’est cette maladie, dit Locke, comment s’appelle-t-elle ?… quand le sang ne coagule pas correctement ?

— L’hémophilie, répondit Stumpf. Il n’était pas hémophile et tu le sais aussi bien que moi. Je l’ai vu se couper et s’égratigner plusieurs douzaines de fois. Il en guérissait aussi bien que toi et moi.

Locke attrapa un moustique qui avait atterri sur sa poitrine et l’écrasa entre le pouce et l’index.

— D’accord. Alors, qu’est-ce qui l’a tué ?

— Tu as vu ses blessures mieux que moi, mais il me semblait que sa peau s’ouvrait dès qu’on la touchait.

— Ça ressemblait à ça, acquiesça Locke.

— Peut-être que c’est quelque chose qu’il a attrapé auprès des Indiens.

Locke vit où l’autre voulait en venir.

— Je n’en ai touché aucun, dit-il.

— Moi non plus. Mais lui, si, tu te rappelles ?

Locke se rappelait. Il n’était pas facile d’oublier de telles scènes, et pourtant il avait essayé.

— Seigneur…, dit-il à voix basse. Quelle foutue situation !

— Je retourne à Santarém. Je ne veux pas qu’ils s’en prennent à moi.

— Ils n’en feront rien.

— Comment le sais-tu ? On a fait une connerie. On aurait pu les acheter. Les faire partir d’une autre façon.

— J’en doute. Tu as entendu ce qu’a dit Tetelman. Le territoire des ancêtres.

— Tu peux avoir ma part de terrain, dit Stumpf, je n’en veux pas.

— Tu es sérieux ? Tu te tires ?

— Je me sens dégueulasse. Nous sommes des exploiteurs, Locke.

— Ça te regarde.

— Je suis sérieux. Je ne suis pas comme toi. Je n’ai jamais eu assez d’estomac pour ce genre de truc. Est-ce que tu veux racheter ma part ?

— Ça dépend de ton prix.

— Ce que tu voudras me donner, ça m’est égal. Tout est à toi.

Une fois sa confession achevée, Stumpf regagna son lit et s’étendit dans l’obscurité pour finir sa cigarette. Il ferait bientôt jour. Une nouvelle aube dans la jungle : quelques instants précieux et bien trop brefs avant que le monde ne se remette à transpirer. Comme il détestait cet endroit ! Au moins, il n’avait touché aucun Indien ; n’avait même pas été à portée de leur souffle. Quelle que soit l’infection qu’ils avaient transmise à Cherrick, il n’en était sûrement pas atteint. Dans moins de quarante-huit heures, il partirait pour Santarém, et de là il gagnerait une ville, n’importe quelle ville, là où la tribu ne pourrait jamais le suivre. Il avait déjà fait pénitence, n’est-ce pais ? Il avait payé son avidité et son arrogance avec la pourriture qui se nichait dans son abdomen et les terreurs qu’il se savait à jamais incapable de chasser. Que ce châtiment suffise, pria-t-il, et, avant que les singes ne se mettent à saluer le jour, il avait plongé dans un sommeil d’exploiteur.

Un scarabée aux élytres dorés, prisonnier à l’intérieur de la moustiquaire de Stumpf, bourdonnait en décrivant des cercles de plus en plus petits, à la recherche d’une sortie. Il n’en trouva aucune. Finalement, épuisé par sa quête, il plana au-dessus de l’homme endormi, puis atterrit sur son front. Là, il se promena sur la peau et but à ses pores. Sous son sillage imperceptible, la peau de Stumpf s’ouvrit et se déchira en une myriade de minuscules blessures.

Ils étaient arrivés dans le village indien à midi ; le soleil était un œil de basilic. Tout d’abord, ils avaient cru que l’endroit était désert. Locke et Cherrick s’étaient avancés dans l’enceinte, laissant Stumpf et sa dysenterie dans la Jeep, à l’abri de la chaleur. Ce fut Cherrick qui remarqua le premier la présence de l’enfant. Un garçonnet de quatre ou cinq ans, au ventre gonflé par la malnutrition, au visage bariolé de cette teinture végétale qu’on appelait Yurucu, s’était glissé hors de sa cachette, poussé par la curiosité, afin d’observer les deux intrus. Cherrick s’immobilisa ; Locke fit de même. Un par un, sortant des huttes et de l’abri des arbres qui entouraient l’enceinte, les membres de la tribu firent leur apparition et, comme le petit garçon, se mirent à détailler les nouveaux venus. S’il y avait le moindre signe de sentiment sur leurs visages larges aux nez épatés, Locke ne pouvait pas le lire. Ces gens – il considérait les Indiens comme faisant tous partie d’une même tribu misérable – étaient indéchiffrables ; le mensonge était leur seul talent.

— Qu’est-ce que vous faites là ? dit-il.

Le soleil lui tapait sur la nuque.

— C’est notre terre.

Le garçonnet le regardait toujours. Ses yeux en amande refusaient d’avoir peur.

— Ils ne te comprennent pas, dit Cherrick.

— Fais venir le Boche. Il va leur expliquer.

— Il ne peut pas bouger.

— Fais-le venir, dit Locke. Je me fous de savoir s’il a chié dans son froc.

Cherrick recula le long de la piste, laissant Locke debout au milieu des huttes. Le regard de ce dernier allait de porte en porte, d’arbre en arbre, essayant d’estimer le nombre d'indiens. Il y en avait au moins trois douzaines, dont les deux tiers étaient des femmes et des enfants ; des descendants des grands peuples qui avaient jadis parcouru le bassin de l’Amazone par dizaines de milliers. À présent, ces tribus étaient quasiment décimées. La forêt dans laquelle ils avaient prospéré durant des générations était rasée et brûlée ; des autoroutes à huit voies traversaient leurs terrains de chasse. Tout ce qu’ils tenaient pour sacré – la jungle et leur place en son sein – avait été détruit et violé : c’étaient des exilés dans leur propre pays. Mais ils refusaient toujours de rendre hommage à leurs nouveaux maîtres, en dépit des fusils que ceux-ci apportaient avec eux. Seule la mort pourrait les convaincre de leur défaite, songea Locke.

Cherrick trouva Stumpf recroquevillé sur le siège avant de la Jeep, ses traits bouffis plus tirés que jeûnais.

— Locke a besoin de toi, dit-il en secouant l’Allemand pour le réveiller. Le village est toujours occupé. Il va falloir que tu leur parles.

— Je ne peux pas bouger, gémit Stumpf. Je vais mourir…

— Locke a besoin de toi, mort ou vif, dit Cherrick.

La terreur qu’ils avaient de Locke, un sentiment qu’ils n’évoquaient jamais, était peut-être une des seules choses qu’ils avaient en commun ; ça et leur avidité.

— Je me sens atrocement mal, dit Stumpf.

— Si je ne te ramène pas, il viendra te chercher lui-même, fit remarquer Cherrick.

C’était sans réplique. Stumpf jeta à l’autre un regard plein de désespoir, puis hocha sa tête joufflue.

— D’accord, dit-il. Aide-moi.

Cherrick n’avait aucune envie de poser la main sur Stumpf. L’autre empestait la maladie ; le contenu de son estomac semblait suinter de ses pores ; sa peau avait la couleur de la viande avariée. Il saisit néanmoins la main que Stumpf lui tendait. Sans aide, l’Allemand n’aurait jamais pu franchir la centaine de mètres qui séparaient la Jeep de l’enceinte.

Devant eux, Locke criait.

— Dépêche-toi, dit Cherrick en soulevant Stumpf de son siège et en le tournant vers les bruits de voix. Finissons-en une bonne fois pour toutes.

Lorsque les deux hommes pénétrèrent à l’intérieur du cercle de huttes, la scène avait à peine changé. Locke jeta un regard à Stumpf.

— Nous avons des intrus, dit-il.

— C’est ce que je vois, répondit Stumpf avec lassitude.

— Dis-leur de foutre le camp de nos terres, dit Locke. Dis-leur que c’est notre territoire : nous l’avons acheté. Et sans locataires.

Stumpf hocha la tête, sans croiser les yeux enragés de Locke. Parfois, il détestait cet homme autant qu’il se détestait lui-même.

— Vas-y…, dit Locke.

Il ordonna d’un geste à Cherrick de cesser de soutenir Stumpf. Cherrick s’exécuta. L’Allemand avança en trébuchant, tête basse. Il lui fallut plusieurs secondes pour élaborer ses phrases, puis il leva la tête et prononça quelques mots hésitants en mauvais portugais. Sa déclaration fut accueillie par les mêmes expressions impassibles qui avaient salué le numéro de Locke. Stumpf tenta le coup une deuxième fois, utilisant tout son vocabulaire pour essayer de faire naître une lueur de compréhension parmi ces sauvages.

Le garçonnet, qui avait été si amusé par les gesticulations de Locke, dévisageait à présent ce troisième démon, le visage exempt de tout sourire. Celui-ci n’était vraiment pas aussi comique que le premier. Il était malade et hagard ; il sentait la mort. Le petit garçon se boucha le nez afin de ne pas inhaler l’odeur malsaine qui émanait de l’homme.

Stumpf examina son public avec des yeux humides. S’ils saisissaient vraiment ce qu’il était en train de leur dire et feignaient l’incompréhension totale, c’était remarquablement joué. Voyant que son talent limité était tenu en échec, il se tourna en vacillant vers Locke.

— Ils ne me comprennent pas, dit-il.

— Répète.

— Je ne pense pas qu’ils parlent le portugais.

— Répète quand même.

Cherrick leva son fusil.

— On n’a pas besoin de leur parler, dit-il dans un souffle. Ils sont sur nos terres. Nous sommes en droit…

— Non, dit Locke. Pas la peine de tirer. Pas si on peut les convaincre de partir pacifiquement.

— Ils ne comprennent rien au sens commun, dit Cherrick. Regarde-les. Ce sont des bêtes. Ils vivent dans la crasse.

Stumpf avait de nouveau entrepris de communiquer avec les Indiens, accompagnant ses paroles hésitantes de mimiques pitoyables.

— Dis-leur qu’on a du travail à faire ici, le pressa Locke.

— Je fais de mon mieux, répondit Stumpf avec agacement.

— Nous avons des papiers.

— Je ne pense pas que cela les impressionnera, rétorqua Stumpf, sur un ton prudemment sarcastique que l’autre ne perçut pas.

— Dis-leur simplement de s’en aller. D’aller chercher un autre lopin de terre et un autre taudis.

Tandis qu’il observait Stumpf en train de traduire ces sentiments en mots et en mimiques, Locke dressait mentalement la liste des options qui leur étaient offertes. Ou bien les Indiens – les Txukahamei, ou les Achual, qu’importe le nom de cette foutue tribu – acceptaient leur revendication et s’en allaient, ou alors il leur faudrait recourir à la force pour les faire partir. Comme l’avait dit Cherrick, ils étaient dans leur droit. Ils avaient des certificats délivrés par les autorités en charge du développement ; ils avaient des plans montrant les limites entre leur parcelle et les autres ; ils avaient tous les droits, de celui que conféraient les signatures à celui que leur donnaient leurs armes. Locke n’avait aucune envie de faire couler le Seing. Le monde était peuplé de trop de libéraux et de trop d’idéalistes pour que le génocide apparaisse comme la solution la plus commode. Mais on avait déjà utilisé les fusils, et on les utiliserait encore, jusqu’à ce que le dernier de ces Indiens mal lavés ait enfilé une paire de pantalons et ait renoncé à bouffer du singe.

En fait, malgré les cris de protestation des libéraux de tout poil, le fusil était séduisant. Il était rapide et absolu. Une fois qu’on avait fait parler la poudre, il n’y avait plus aucun danger de voir le débat se poursuivre ; aucune chance pour que, dix ans plus tard, un mercenaire indien ayant ramassé un bouquin de Marx dans un caniveau revienne revendiquer les terres de sa tribu – et le pétrole et les minéraux qui cillaient avec. Une fois qu’ils étaient partis, ils étaient partis pour toujours.

À l’idée de voir ces sauvages aux visages écarlates gisant dans la poussière, Locke sentit son index posé sur la détente le démanger ; le démanger physiquement. Stumpf avait fini sa seconde représentation ; elle n’avait eu aucun succès. À présent, il gémissait et se tournait vers Locke.

— Je vais être malade, dit-il.

Son visage était d’un blanc lumineux ; le lustre de sa peau rendait ses dents jaunâtres.

— Mais je t’en prie, répondit Locke.

— S’il te plaît ! Il faut que je m’étende. Je ne veux pas qu’ils me voient.

Locke secoua la tête.

— Tu ne bougeras pas tant qu’ils ne t’auront pas écouté. S’ils ne se décident pas à applaudir, tu vas voir quelque chose qui te rendra vraiment malade.

Locke joua avec la crosse de son fusil tout en parlant, faisant courir l’ongle cassé de son pouce sur ses encoches. Il y en avait peut-être une douzaine ; chacune représentait une tombe. La jungle occultait si bien le meurtre ; à sa façon énigmatique, elle semblait presque approuver le crime.

Stumpf détourna les yeux de Locke et examina l’assemblée toujours muette. Il y avait tellement d’Indiens ici, pensa-t-il, et bien qu’il portât un pistolet, il n’était que piètre tireur. Et s’ils se jetaient sur Locke, sur Cherrick et sur lui ? Il ne survivrait pas. Et pourtant, en regardant ces Indiens, il ne voyait aucun signe d’agressivité chez eux. Jadis, ils avaient été des guerriers ; aujourd’hui, on aurait dit des enfants battus, maussades, dociles et stupides. Il y avait des traces de beauté chez une ou deux des plus jeunes femmes ; leur peau, bien que sale, était souple, leurs yeux noirs. S’il avait été en bonne santé, peut-être aurait-il été excité par leur nudité, tenté de poser ses mains sur leurs corps luisants. Mais leur incompréhension simulée ne faisait que l’irriter. Elles paraissaient, dans leur silence, faire partie d’une autre espèce, être aussi mystérieuses et indéchiffrables que des mules ou des oiseaux. Ne lui avait-on pas dit à Uxituba que la plupart de ces gens ne donnaient même pas de nom à leurs enfants ? que chacun d’eux n’était qu’une émanation de la tribu, anonyme et par conséquent irrepérable ? Il était bien forcé de le croire, à présent qu’il rencontrait le même regard fixe dans chaque paire d’yeux noirs ; forcé de croire qu’ils avaient en face d’eux non pas trois douzaines d’individus mais un système fluide de haine incarnée. Il frissonna rien que d’y penser.

À ce moment-là, et pour la première fois depuis leur apparition, un des membres de l’assemblée bougea. C’était un ancêtre ; plus âgé que les autres membres de la tribu d’une bonne trentaine d’années. Tout comme les autres, il était presque nu. La chair tremblotante de ses membres et de son torse ressemblait à du cuir tanné ; sa démarche, bien que ses yeux pâles aient suggéré la cécité, était parfaitement assurée. Une fois parvenu devant les trois intrus, il ouvrit la bouche – il n’y avait aucune dent sur ses gencives pourries – et parla. Ce qui émergea de sa gorge décharnée n’était pas un langage composé de mots, mais seulement de sons ; un pot-pourri1 de bruits de jungle. Il n’y avait aucune signification discernable dans ce flot, ce n’était qu’une démonstration – étonnante dans son genre – d’imitations. Cet homme pouvait murmurer comme un jaguar, hurler comme un perroquet ; il était capable de faire naître dans sa gorge les éclaboussures de la pluie sur les orchidées ; les cris stridents des singes.

Ces bruits nouèrent la gorge de Stumpf. C’était la jungle qui l’avait rendu malade, qui l’avait déshydraté et conduit au bord de l’épuisement. Et voilà qu’à présent cet épouvantail aux yeux chassieux lui vomissait la jungle en plein visage. La chaleur moite qui régnait au milieu des huttes lui fit battre la tête, et Stumpf fut persuadé, en écoutant le vacarme produit par le sage, que le vieillard adaptait le rythme des absurdités qu’il proférait au battement de ses tempes et de son pouls.

— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Locke.

— À quoi ça ressemble ? répondit Stumpf, irrité par les questions idiotes de Locke. Ce ne sont que des bruits.

— Ce salaud est en train de nous jeter un sort, dit Cherrick.

Stumpf se tourna vers le troisième homme. Les yeux de Cherrick étaient exorbités.

— C’est un mauvais sort, dit-il à Stumpf.

Locke éclata de rire, indifférent à l’appréhension manifestée par Cherrick. Il poussa Stumpf sur le côté pour faire face au vieillard, dont le chant avait à présent baissé d’intensité ; c’était presque une berceuse. Il chantait le crépuscule, pensa Stumpf : ce bref instant d’ambiguïté qui sépare le jour farouche de la nuit suffocante. Oui, c’était bien ça. Il entendait dans le chant les ronronnements et les roucoulements d’un domaine où régnait la somnolence. Ce chant était si séduisant qu’il avait envie de s’étendre à l’endroit même où il se trouvait et de s’y endormir.

Locke rompit le charme.

— Qu’est-ce que tu racontes ? cracha-t-il au visage énigmatique du sage. Parle correctement !

Mais les bruits nocturnes continuèrent leur murmure, en flot ininterrompu.

— C’est notre village, intervint une autre voix.

On aurait dit qu’elle traduisait les paroles de l’ancêtre.

Locke pivota sur lui-même afin de localiser celui qui avait parlé. C’était un adolescent grand et mince, dont la peau avait pu être naguère dorée.

— Notre village. Notre terre.

— Tu parles anglais, dit Locke.

— Un peu, répondit le jeune garçon.

— Pourquoi ne m’as-tu pas répondu plus tôt ? demanda Locke, dont la colère était exacerbée par l’indifférence qui se lisait sur le visage du jeune Indien.

— Ce n’était pas à moi de prendre la parole, répondit l’adolescent. Il est l’ancêtre.

— Le chef, tu veux dire ?

— Le chef est mort. Toute sa famille est morte. C’est le plus sage d’entre nous…

— Alors, dis-lui…

— Pas la peine, interrompit le jeune garçon. Il vous a compris.

— Il parle anglais, lui aussi ?

— Non, répondit l’autre, mais il vous comprend. Vous êtes… transparents.

Locke pensa vaguement que ces paroles contenaient une insulte sous-entendue, mais il n’en était pas sûr. Il lança un regard intrigué à Stumpf. L’Allemand secoua la tête. Locke dirigea de nouveau son attention vers le jeune Indien.

— Dis-lui quand même, insista-t-il, dis-le-leur à tous. C’est notre terre. Nous l’avons achetée.

— La tribu a toujours vécu ici, lui fut-il répondu.

— Plus maintenant, dit Cherrick.

— Nous avons des papiers…, dit doucement Stumpf, espérant toujours que la confrontation connaîtrait une fin pacifique… des papiers du gouvernement.

— Nous étions ici avant le gouvernement, répondit le jeune Indien.

Le vieillard avait cessé de chanter la forêt. Peut-être, pensa Stumpf, était-il arrivé à l’aube d’un nouveau jour et s’était-il arrêté là. Il faisait demi-tour à présent, indifférent à la présence de ces hôtes importuns.

— Rappelle-le, exigea Locke, braquant son arme vers le jeune Indien.

Ce geste était dénué de toute ambiguïté.

— Qu’il dise à tous les autres qu’ils doivent partir.

Le jeune homme ne semblait cependant pas impressionné par la menace du fusil de Locke, et il était de toute évidence peu désireux de donner des ordres à son aîné, quelles que soient les menaces qui pesaient sur lui. Il se contenta de regarder le vieillard regagner la hutte dont il avait émergé. Autour de l’enceinte, d’autres faisaient également demi-tour. Le départ du vieillard signifiait apparemment que le spectacle était terminé.

— Non ! dit Cherrick. Vous ne nous écoutez pas !

La couleur de ses joues s’était empourprée d’un ton ; sa voix avait monté d’une octave. Il fit un pas en avant, le fusil levé.

— Espèces de foutus sauvages !

En dépit de son hystérie, il perdait rapidement son public. Le vieillard avait atteint le seuil de sa hutte et courbait à présent le dos pour disparaître à l’intérieur ; les quelques membres de la tribu qui s’intéressaient encore à la représentation regardaient les Européens avec une certaine pitié pour leur folie. Cela ne fit que rendre Cherrick encore plus enragé.

— Écoutez-moi ! hurla-t-il, des gouttes de sueur jaillissant de son front tandis qu’il secouait la tête pour aller d’un auditeur battant en retraite à l’autre. Écoutez, espèces de salauds.

— Du calme…, dit Stumpf.

Cette prière fit craquer Cherrick. Sans prévenir, il ajusta le fusil à l’épaule, visa la porte de la hutte dans laquelle le vieillard avait disparu, et tira. Des nuées d’oiseaux s’envolèrent des frondaisons des arbres les plus proches ; des chiens s’enfuirent de l’enceinte en courant. De l’intérieur de la hutte monta un petit cri aigu, qui ne ressemblait absolument pas à la voix du vieillard. À ce bruit, Stumpf tomba à genoux en se serrant le ventre ; ses entrailles étaient à l’agonie. Le visage collé contre le sol, il ne vit pas la silhouette minuscule surgir de la hutte et avancer au soleil en titubant. Même lorsqu’il leva les yeux et vit le garçonnet au visage écarlate étreindre son ventre, il espéra que ses yeux lui mentaient. Mais tel n’était pas le cas.

C’était du sang qui coulait entre les petits doigts de l’enfant, et c’était la mort qui avait marqué son visage. Il s’effondra sur la terre tassée du seuil de la hutte, eut un spasme et mourut.

Quelque part au milieu des huttes, une femme se mit à pleurer doucement. L’espace d’un instant, le monde tourna sur une tête d’épingle, dans un équilibre exquis entre le silence et le cri qui devait le briser, entre une trêve fragile et des atrocités à venir.

— Espèce de connard, murmura Locke à l’adresse de Cherrick.

Sous la condamnation, sa voix était tremblante.

— En arrière, dit-il. Lève-toi, Stumpf. On ne va pas s’attarder ici. Lève-toi et viens, ou alors reste ici.

Stumpf avait toujours les yeux fixés sur le corps du garçonnet. Réprimant un gémissement, il se releva.

— Aidez-moi, dit-il.

Locke lui tendit un bras.

— Couvre-nous, dit-il à Cherrick.

L’homme hocha la tête, pâle comme la mort. Certains des membres de la tribu avaient tourné leurs yeux vers les Européens qui battaient en retraite, et leur expression, en dépit de la tragédie, était plus indéchiffrable que jamais. Seule la femme en pleurs, sans aucun doute la mère de l’enfant mort, se déplaçait entre leurs silhouettes silencieuses, gémissant de douleur.

Le fusil de Cherrick tremblait dans sa main tandis qu’il surveillait leurs arrières. Il s’était livré à des calculs ; en cas de lutte ouverte, ils n’avaient guère de chances de survivre. Mais même à présent, alors que l’ennemi s’enfuyait, il n’y avait aucun signe de mouvement parmi les Indiens. Rien que les faits accusateurs : l’enfant mort, le fusil encore chaud. Cherrick osa jeter un regard par-dessus son épaule. Locke et Stumpf se trouvaient déjà à moins de vingt mètres de la Jeep, et toujours aucune réaction de la part des sauvages.

Puis, alors qu’il regardait de nouveau en direction de l’enceinte, il lui sembla que la tribu tout entière exhalait un seul et profond souffle, et en entendant ce bruit, Cherrick sentit la mort s’enfoncer au creux de sa gorge comme une arête de poisson, trop profonde pour qu’il puisse l’en ôter avec ses doigts, trop grosse pour pouvoir être déféquée. Elle attendait là, tout simplement, logée dans son anatomie, insensible à tout argument comme à toute prière. Il fut distrait de sa présence par un mouvement à la porte de la hutte. Tout à fait prêt à accomplir la même erreur, il raffermit son étreinte sur son fusil. Le vieillard était réapparu à la porte. Il enjamba le cadavre du garçonnet, qui gisait toujours là où il était tombé. À nouveau, Cherrick regarda derrière lui. Ils étaient sûrement arrivés à la Jeep. Mais Stumpf avait trébuché ; Locke était en train de le remettre sur ses pieds. Cherrick, voyant le vieillard qui s’avançait vers lui, recula avec précaution d’un pas, puis d’un autre. Mais le vieillard ne connaissait pas la peur. Il traversa l’enceinte à grandes enjambées, jusqu’à se trouver si près de Cherrick, le corps toujours aussi vulnérable, que le canon du fusil s’enfonça dans son ventre flétri.

Il y avait du sang sur ses deux mains, suffisamment frais pour couler le long de ses bras lorsqu’il leva ses paumes afin de les montrer à Cherrick. Avait-il touché l’enfant, se demanda Cherrick, alors même qu’il sortait de la hutte ? En ce cas, il s’était montré d’une souplesse et d’une vivacité stupéfiantes, car Cherrick n’avait rien vu. Ruse ou pas, la signification de son geste était parfaitement évidente : on l’accusait de meurtre. Cherrick n’était cependant pas de nature à se laisser impressionner. Il rendit son regard au vieillard, répondant à la défiance par la défiance.

Mais le vieux salaud ne fit rien, excepté montrer ses paumes ensanglantées, ses yeux noyés de larmes. Cherrick sentait la colère monter de nouveau en lui. Il toucha la chair du vieillard d’un doigt.

— Tu ne me fais pas peur, dit-il. Tu comprends ? Je ne suis pas un imbécile.

Alors qu’il prononçait ces mots, il crut voir les traits du vieillard changer. Ce n’était qu’une illusion due au soleil, bien sûr, ou à l’ombre d’un oiseau qui passait, mais il y avait, sous l’altération de l’âge, une trace de l’enfant qui gisait à présent sur le seuil de la hutte : sa petite bouche semblait même sourire. Puis, aussi subtilement qu’elle était apparue, l’illusion s’effaça.

Cherrick ôta sa main du torse du vieillard, plissant les yeux afin de se protéger contre de nouveaux mirages. Puis il reprit son mouvement de retraite. Il n’avait reculé que de trois pas lorsque quelque chose surgit à sa gauche. Il pivota sur lui-même, leva son arme et tira. Un cochon à la robe pie, un des nombreux animaux qui étaient en train de brouter autour des huttes, vit sa course stoppée net par la balle qui le frappa en pleine gorge. Il sembla trébucher sur lui-même, puis s’écroula dans la poussière.

Cherrick braqua de nouveau son fusil sur le vieillard. Mais celui-ci n’avait pas bougé, sauf pour ouvrir la bouche. Son palais émettait le cri du cochon à l’agonie. Un couinement étouffé, pitoyable et ridicule, qui suivit Cherrick le long de la piste et jusqu’à la Jeep. Locke avait fait démarrer le moteur.

— Monte, dit-il.

Cherrick n’avait pas besoin d’encouragement pour se précipiter sur le siège avant. L’intérieur du véhicule était une véritable fournaise empuantie par les déjections de Stumpf, mais il se sentait plus en sécurité ici qu’il ne l’avait été durant l’heure précédente.

— C’était un cochon, dit-il, j’ai tué un cochon.

— J’ai vu, dit Locke.

— Ce vieux salaud…

Il n’acheva pas sa phrase. Il examinait les deux doigts avec lesquels il avait touché l’ancêtre.

— Je l’ai touché, murmura-t-il, déconcerté par ce qu’il voyait.

Le bout de ses doigts était couvert de seing, bien que la chair sur laquelle il les avait posés ait été immaculée.

Locke ignora le trouble de Cherrick et fit faire marche arrière à la Jeep afin d’effectuer un demi-tour, puis s’éloigna du village, le long d’une piste qui semblait avoir été envahie par les feuillages durant l’heure qui avait suivi leur arrivée. Il n’y eut aucun signe de poursuite.

On ne pouvait pas dire que le minuscule comptoir situé au sud d’Averio était un endroit civilisé, mais il suffisait amplement. On y trouvait des visages blancs et de l’eau propre. Stumpf, dont l’état s’était aggravé lors du voyage retour, y fut soigné par Dancy, un Anglais qui avait les manières d’un nobliau déchu et un visage qui ressemblait à un steak saignant. Il prétendait avoir été jadis docteur, du temps où il était sobre, et bien qu’il n’ait pu fournir aucune preuve de ses qualifications, personne ne lui contesta le droit de s’occuper de Stumpf. L’Allemand était en proie à des crises de délire, au cours desquelles il se montrait parfois violent, mais Dancy, dont les mains minuscules étaient lourdes de bagues en or, semblait positivement ravi de soigner son patient hystérique.

Tandis que Stumpf délirait sous sa moustiquaire, Locke et Cherrick s’assirent dans la pénombre et se mirent à boire, puis firent le récit de leur rencontre avec la tribu. Ce fut Tetelman, le propriétaire du comptoir, qui eut le plus de commentaires à faire lorsque leur récit fut achevé. Il connaissait bien les Indiens.

— Ça fait des années que je suis ici, dit-il en gavant de noix le singe galeux qui s’agitait sur ses genoux. Je connais la façon dont ces types pensent. À les voir agir, on pourrait les croire stupides ; voire même lâches. Croyez-moi sur parole, ils ne sont ni l’un ni l’autre.

Cherrick poussa un grognement. Le singe vif-argent le regarda avec des yeux vides.

— Ils n’ont même pas bougé, dit Cherrick, alors qu’ils étaient à dix contre un. Si ce n’est pas de la lâcheté, qu’est-ce que c’est ?

Tetelman se renversa sur son fauteuil qui craquait, chassant l’animal de ses genoux. Son visage était marqué et fatigué. Seules ses lèvres, que son verre venait constamment humecter, avaient des traces de couleur ; il ressemblait, pensa Locke, à une vieille pute.

— Il y a trente ans, dit Tetelman, tout ce territoire leur appartenait. Personne n’en voulait ; ils allaient où ils voulaient, ils faisaient ce qu’ils voulaient. Et en ce qui concernait les Blancs, la jungle était sale et infestée de maladies : nous n’en voulions absolument pas. Et, bien sûr, d’une certaine façon, nous avions raison. Elle est sale et infestée de maladies ; mais elle regorge aussi de réserves naturelles dont nous avons à présent un besoin urgent : des minéraux, du pétrole peut-être : de l’énergie.

— Nous avons payé pour cette terre, dit Locke, dont les doigts s’agitaient nerveusement sur le rebord ébréché de son verre. C’est tout ce qui nous reste à présent.

— Payé ? dit Tetelman en ricanant.

Le singe se mit à babiller à ses pieds, apparemment aussi amusé que son maître par cette revendication.

— Non. Vous avez juste payé pour qu’on ferme les yeux, de façon que vous puissiez prendre cette terre de force. Vous avez payé pour avoir le droit de baiser les Indiens autant que vous le voudrez. C’est ça que vos dollars ont acheté, Mr. Locke. Le gouvernement de ce pays compte les mois jusqu’à ce que la dernière tribu de ce continent ait été exterminée par vous ou par les gens de votre espèce. Cela ne sert à rien de jouer les innocents outragés. Ça fait trop longtemps que je suis ici…

Cherrick cracha sur le sol nu. Le discours de Tetelman lui avait échauffé les sens.

— Et pourquoi êtes-vous venu ici, si vous êtes si malin ? demanda-t-il au négociant.

— Pour la même raison que vous, dit Tetelman d’une voix égale, contemplant les arbres situés au-delà de la pelouse qui se trouvait derrière son comptoir.

Leurs silhouettes tremblaient devant le ciel ; le vent, ou des oiseaux de nuit.

— À savoir ? dit Cherrick, qui contenait à peine son hostilité.

— L’avidité, répondit doucement Tetelman, toujours en train d’observer les arbres.

Quelque chose traversa le toit de planches en sautillant. Le singe debout aux pieds de Tetelman pencha la tête, à l’écoute.

— Je croyais que je pourrais faire fortune ici, tout comme vous. Je m’étais donné deux ans. Trois au maximum. C’était il y a plus de vingt ans.

Il fronça les sourcils ; quelles qu’aient été les pensées qui couraient derrière ses yeux, elles étaient amères.

— La jungle vous dévore et finit tôt ou tard par vous recracher.

— Pas moi, dit Locke.

Tetelman tourna ses yeux vers l’homme. Ils étaient humides.

— Oh si, dit-il avec politesse. L’extinction est dans l’air, Mr. Locke. Je peux la sentir.

Puis il se retourna vers la fenêtre pour observer au-dehors.

La créature qui se trouvait sur le toit, quelle qu’elle fût, avait à présent des compagnons.

— Ils ne vont pas venir ici, n’est-ce pas ? dit Cherrick. Ils ne vont pas nous suivre ?

Cette question, posée dans un quasi-murmure, espérait une réponse négative. Malgré tous ses efforts, Cherrick ne parvenait pas à oublier les scènes de la veille. Ce n’était pas le corps du garçonnet qui le tourmentait ; il apprendrait bientôt à l’oublier. Mais l’ancêtre, avec son visage mouvant dans la lumière du soleil et ses paumes levées comme pour exhiber quelque stigmate, il n’était pas aussi facile de l’oublier.

— Ne vous inquiétez pas, dit Tetelman avec une certaine condescendance. Parfois, un ou deux d’entre eux viennent jusqu’ici pour vendre un perroquet, ou quelques pots, mais je ne les ai jamais vus arriver en nombre. Ils n’aiment pas cet endroit. À leurs yeux, ici, c’est la civilisation, et ça les intimide. De plus, ils ne feraient aucun mal à mes invités. Ils ont besoin de moi.

— Besoin de vous ? dit Locke.

Qui pourrait avoir besoin de cette épave ?

— Ils utilisent nos médicaments. C’est Dancy qui les leur fournit. Et des couvertures, de temps en temps. Comme je vous l’ai dit, ils ne sont pas stupides.

Dans la pièce voisine, Stumpf s’était mis à hurler. On entendait la voix consolatrice de Dancy, qui tentait d’endiguer le flot de sa panique. De toute évidence, c’était un échec.

— Votre ami est mal en point, dit Tetelman.

— Ce n’est pas mon ami, répondit Cherrick.

— Ça pourrit, dit Tetelman dans un murmure qui s’adressait pour moitié à lui-même.

— Quoi donc ?

— L’âme.

Ce mot était complètement déplacé entre les lèvres luisantes de whisky de Tetelman.

— C’est comme un fruit, vous voyez. Ça pourrit.

D’une certaine façon, les cris de Stumpf semblaient confirmer cette remarque. Sa voix n’était pas celle d’une créature saine ; il y avait de la putrescence en elle.

Plus pour se distraire du vacarme produit par Stumpf que par réel intérêt, Cherrick demanda :

— Qu’est-ce qu’ils vous donnent en échange des médicaments et des couvertures ? Des femmes ?

Cette hypothèse amusa considérablement Tetelman ; il éclata de rire, faisant luire ses dents en or.

— Je n’ai pas besoin de femmes, dit-il. Ça fait trop longtemps que j’ai la chtouille.

Il claqua des doigts et le singe grimpa d’un bond sur ses genoux.

— L’âme, dit-il, n’est pas la seule chose qui pourrit.

— Et qu’est-ce que vous obtenez d’eux ? dit Locke. En échange de vos services ?

— Des objets, répondit Tetelman. Des bols, des cruches, des tapis. Les Américains me les achètent et vont les revendre à Manhattan. Tout le monde veut des trucs produits par les tribus en voie d’extinction, de nos jours.

— Extinction ? dit Locke.

Ce mot lui paraissait excessivement séduisant ; l’essence même de la vie.

— Oh, certainement, dit Tetelman. Ils sont déjà quasiment éteints. Si vous ne les exterminez pas, ils s’en chargeront eux-mêmes.

— Un suicide collectif ? dit Locke.

— En quelque sorte. Ils n’ont plus le cœur à vivre. J’ai déjà vu ça se produire une demi-douzaine de fois. Lorsqu’une tribu perd son territoire, son appétit de vivre disparaît avec lui. Ils arrêtent de prendre soin d’eux. Les femmes cessent de devenir enceintes ; les jeunes se mettent à l’alcool, les vieux se laissent mourir de faim. Un ou deux ans plus tard, c’est comme s’ils n’avaient jamais existé.

Locke avala le reste de son verre, saluant en silence la sagesse fatale de ce peuple. Ils savaient quand était venu le moment de mourir, et il ne pouvait pas en dire autant de certaines personnes qu’il avait rencontrées. L’idée de cette pulsion de mort l’absolvait des derniers vestiges de son sentiment de culpabilité. Qu’était l’arme qu’il tenait dans sa main sinon un instrument de l’évolution ?

Le quatrième jour qui suivit leur arrivée au comptoir, la fièvre de Stumpf tomba, à la grande déception de Dancy.

— Le pire est passé, annonça-t-il. Laissez-le se reposer pendant deux jours, et vous pourrez vous remettre au travail.

— Quels sont vos plans ? voulut savoir Tetelman.

Locke regardait la pluie tomber depuis la véranda.

Des trombes d’eau qui se déversaient de nuages si bas qu’ils frôlaient le sommet des arbres. Puis, aussi soudainement qu’elle avait commencé, l’averse cessa, comme si on venait de fermer un robinet. Le soleil se fraya un chemin à travers les nuages ; la jungle, fraîchement nettoyée, fumait, grouillait et prospérait à nouveau.

— Je ne sais pas ce que nous cillons faire, dit Locke. Peut-être recruter de l’aide et revenir.

— Il y a un moyen, dit Tetelman.

Cherrick, assis à côté de la porte afin de profiter le plus possible de la maigre brise, ramassa le verre qui n’avait que rarement quitté sa main ces derniers jours et le remplit à nouveau.

— Davantage de fusils, dit-il.

Il n’avait pas touché son fusil depuis leur arrivée au comptoir ; en fait, il ne touchait guère que sa bouteille et son lit. Sa peau semblait être animée d’un perpétuel fourmillement.

— Pas besoin de fusils, murmura Tetelman.

Cette déclaration resta suspendue dans l’air comme une promesse non tenue.

— Se débarrasser d’eux sans armes ? dit Locke. Si vous voulez qu’on attende qu’ils soient morts de mort naturelle, je ne suis pas patient à ce point.

— Non, dit Tetelman, ça peut aller plus vite que ça.

— Comment ?

Tetelman regarda l’autre avec des yeux indolents.

— Ils sont mon seul moyen d’existence, dit-il, ou du moins en partie. Vous me demandez de vous aider à me conduire à la ruine.

« Non seulement il ressemble à une vieille pute, pensa Locke, mais il pense comme une vieille pute. »

— Qu’est-ce qu’elle vaut, votre sagesse ? demanda-t-il.

— Une part de ce que vous trouverez sur vos terres, répondit Tetelman.

Locke acquiesça.

— Qu’est-ce qu’on a à perdre ? Cherrick ? Tu es d’accord pour le mettre dans le coup ?

Cherrick manifesta son accord par un haussement d’épaules.

— D’accord, dit Locke, parlez.

— S’ils ont besoin de médicaments, expliqua Tetelman, c’est parce qu’ils sont très vulnérables à nos maladies. Une épidémie bien choisie peut les décimer en une seule nuit.

Locke réfléchit à cette idée sans regarder Tetelman.

— En un clin d’œil, continua Tetelman. Ils sont pratiquement sans défense contre certaines bactéries. Ils n’ont jamais eu besoin de bâtir une résistance immunitaire. La chaude-pisse. La varicelle. Même la rougeole.

— Comment ? dit Locke.

Un nouveau silence. Au bas des marches de la véranda, là où s’arrêtait la civilisation, la jungle se gonflait pour aller à la rencontre du soleil. Dans la chaleur liquide, les plantes s’épanouissaient, pourrissaient, s’épanouissaient de nouveau.

— J’ai demandé comment, dit Locke.

— Des couvertures, répondit Tetelman, des couvertures de morts.

Peu de temps avant l’aube de la nuit qui suivit la guérison de Stumpf, Cherrick se réveilla en sursaut, arraché à son repos par des cauchemars. Dehors, il faisait nuit noire ; ni lune ni étoiles ne venaient atténuer la profondeur des ténèbres. Mais son horloge intérieure, un instrument que son existence de mercenaire avait réglé de façon étonnamment précise, lui apprit que l’aube était proche, et il n’avait aucun désir de reposer sa tête sur l’oreiller et de se rendormir. Pas avec le vieillard qui l’attendait au détour de ses rêves. Ce n’étaient pas seulement ses paumes levées et son sang luisant qui tourmentaient Cherrick. C’étaient les mots émergeant de la bouche édentée du vieillard qui avaient fait naître la sueur froide qui recouvrait à présent tout son corps.

Quels étaient ces mots ? Il ne pouvait plus se les rappeler à présent, mais il le voulait ; il voulait que les sentiments qu’ils avaient exprimés lui apparaissent dans son état de veille, afin qu’il puisse les disséquer et les couvrir de ridicule. Mais ils refusaient de venir. Il restait étendu sur sa couche miteuse, enveloppé d’une obscurité si étouffante qu’elle l’empêchait de bouger, et soudain, les mains ensanglantées apparurent, droit devant lui, flottant dans les ténèbres. Il n’y avait pas de visage, pas de ciel, pas de tribu. Rien que les mains.

« Je rêve », se dit Cherrick, mais il savait que non.

Et à présent, la voix. Son vœu était exaucé ; voilà les mots qu’il avait entendus dans son rêve. Peu d’entre eux avaient un sens. Cherrick gisait sur sa couche comme un nouveau-né, en train d’écouter parler ses parents mais incapable de donner un sens à leur dialogue. Il était ignorant, n’est-ce pas ? Pour la première fois depuis son enfance, il savourait le goût amer de sa stupidité. Cette voix lui faisait redouter des ambiguïtés auxquelles il avait passé outre lorsqu’il les avait rencontrées, des murmures que les cris de son existence avaient rendus inaudibles. Il tâtonna pour chercher à les comprendre et ne fut pas entièrement frustré. L’homme lui parlait du monde et de l’exil du monde ; de celui qui est brisé par ce qu’il cherche à posséder. Cherrick lutta, espérant qu’il parviendrait à faire taire cette voix et à demander des explications. Mais elle s’estompait déjà, chassée par les cris hystériques des perroquets dans les arbres, par les voix rauques et vulgaires qui faisaient soudain irruption de tous côtés. Par le rideau de sa moustiquaire, Cherrick apercevait le ciel poindre à travers les branchages.

Il s’assit. Les mains et la voix avaient disparu ; ne subsistait de ce qu’il avait presque réussi à comprendre qu’un murmure irritant. Au cours de son sommeil, il avait rejeté son unique drap ; à présent, il examinait son corps avec un certain dégoût. Son dos et ses fesses, ainsi que l’arrière de ses cuisses, le démangeaient. Trop de sueur sur trop de draps rêches, pensa-t-il. Pour la énième fois depuis ces derniers temps, il se souvint d’une petite maison de Bristol qui avait jadis été son foyer.

Sa tête était emplie de cris d’oiseaux. Il se souleva jusqu’au bord du lit et écarta le rideau de sa moustiquaire. Le tissu grossier du rideau sembla écorcher la paume de ses mains quand il le saisit. Il relâcha son étreinte et jura en silence. Aujourd’hui encore, il ressentait ces irritations qui l’avaient affligé depuis leur arrivée au comptoir. Même la plante de ses pieds, pressée contre le sol par tout le poids de son corps, semblait souffrir de chaque nœud et de chaque écharde. Il voulait partir loin de cet endroit, et le plus tôt serait le mieux.

Un liquide chaud qui coulait le long de son poignet attira son attention, et il sursauta en voyant un filet de sang descendre le long de son bras depuis son poignet. Il y avait une coupure au bout de son pouce, là où le rideau de la moustiquaire lui avait apparemment entaillé la chair. Il suça la coupure, ressentant à nouveau cette étrange sensibilité au toucher que seul l’alcool absorbé en abondance parvenait à atténuer. Recrachant du sang, il se mit à s’habiller.

La chemise qu’il enfila lui fit l’effet d’un cilice sur son dos. Le tissu durci par la sueur séchée se frottait contre ses épaules et contre son cou ; il avait l’impression que chaque fil venait exciter ses terminaisons nerveuses. De la façon dont elle l’irritait, sa chemise aurait pu être en toile de jute.

Dans la pièce à côté, il entendit Locke marcher. Finissant de s’habiller avec précaution, Cherrick alla le rejoindre. Locke était assis à la table près de la fenêtre. Il examinait une carte fournie par Tetelman et buvait une tasse de ce café amer que Dancy aimait tant confectionner et auquel il avait ajouté une bonne cuillerée de lait condensé. Les deux hommes n’avaient pas grand-chose à se dire. Depuis l’incident du village, tout semblant d’amitié entre eux avait disparu. Locke ne manifestait plus qu’un mépris non dissimulé envers son compagnon d’infortune. Le seul lien qui subsistait entre eux était le contrat qu’ils avaient signé en compagnie de Stumpf. Plutôt que de s’offrir un petit déjeuner au whisky, que Locke interpréterait, il le savait bien, comme un nouveau signe de déchéance de sa part, Cherrick se servit une rasade du breuvage émétique concocté par Dancy et sortit pour aller regarder le matin.

Il se sentait bizarre. Il y avait quelque chose dans cette aurore qui le mettait profondément mal à l’aise. Il savait à quel point une terreur non fondée pouvait se révéler dangereuse, et il essayait de s’en défendre, mais celle-ci était insurmontable.

Était-ce simplement l’épuisement qui le rendait si douloureusement conscient des nombreuses irritations de ce matin ? Pourquoi donc aurait-il ressenti avec autant d’acuité la pression de ses vêtements puants ? Le frottement de ses bottes contre les os saillants de ses chevilles, le grattement régulier de ses pantalons sur ses jambes à mesure qu’il avançait, même les faibles courants d’air qui frôlaient son visage et ses bras nus. Le monde se pressait contre lui – du moins en avait-il la sensation –, se pressait contre lui comme pour le chasser.

Une grosse libellule, fondant sur lui de ses ailes iri-descentes, entra en collision avec son bras. La douleur causée par le choc lui fit lâcher sa tasse. Elle ne se brisa pas, mais roula sur le sol de la véranda avant d’aller se perdre dans les broussailles. Furieux, Cherrick écrasa l’insecte, laissant une tache de sang sur son bras tatoué pour marquer le trépas de la libellule. Il l’essuya. La tache de sang réapparut au même endroit, sombre et large.

Ce n’était pas le sang de l’insecte, comprit-il, mais le sien. La libellule l’avait sans doute mordu, bien qu’il n’ait rien senti. Irrité, il regarda de plus près sa peau meurtrie. La blessure était superficielle, mais douloureuse.

Dedans, il entendait Locke parler. Il décrivait à voix haute les défauts de ses compagnons d’aventures à Tetelman.

— Stumpf n’est pas fait pour ce genre de boulot, disait-il. Et quant à Cherrick…

— Et quant à moi ?

Cherrick pénétra dans la pièce miteuse, essuyant de nouveau le sang sur son bras.

Locke ne se donna même pas la peine de le regarder.

— Tu es paranoïaque, dit-il d’une voix égale. Et on ne peut pas compter sur toi.

Cherrick n’était pas d’humeur à encaisser les reproches de Locke.

— Juste parce que j’ai tué un morveux d'indien, dit-il.

Plus il essuyait le sang sur son bras mordu et plus la blessure était douloureuse.

— Tu n’avais pas assez de couilles pour le faire toi-même, voilà ce qu’il y a.

Locke n’avait toujours pas levé les yeux de la carte. Cherrick marcha jusqu’à la table.

— Est-ce que tu m’écoutes ? demanda-t-il.

Il souligna sa question d’un coup de poing sur la table. Au moment du choc, sa main éclata littéralement. Le sang gicla dans toutes les directions, éclaboussant la carte.

Cherrick hurla et s’écarta de la table en vacillant, regardant le sang jaillir d’une large entaille sur le côté de sa main. On pouvait apercevoir l’os. À travers le vacarme qui résonnait douloureusement dans sa tête, il entendait une voix très douce. Les mots qu’elle prononçait étaient inaudibles, mais il savait qui les prononçait.

— Je ne veux pais entendre ! dit-il, secouant la tête comme un chien qui aurait eu une puce dans l’oreille.

Il recula en trébuchant jusqu’au mur, mais le plus bref des contacts suffit à déclencher un nouveau supplice.

— Je ne veux pas entendre, bon Dieu !

— Que diable raconte-t-il ?

Dancy venait d’apparaître sur le seuil, éveillé par les cris, tenant toujours à la main les Œuvres complètes de Shelley sans lesquelles, selon Tetelman, il ne parvenait pas à dormir.

Locke reposa la question à Cherrick, qui se tenait debout, les yeux fous, dans un coin de la pièce, le sang jaillissant d’entre ses doigts tandis qu’il tentait d’étancher la blessure de sa main.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Il m’a parlé, répondit Cherrick. Le vieillard.

— Quel vieillard ? demanda Tetelman.

— Celui du village, dit Locke.

Puis, s’adressant à Cherrick :

— C’est ça que tu veux dire ?

— Il veut qu’on disparaisse. Qu’on devienne des exilés. Comme eux. Comme eux !

La panique de Cherrick prenait rapidement des proportions incontrôlables.

— Cet homme a attrapé un coup de soleil, dit Dancy, toujours prêt à proposer son diagnostic.

Locke était plus avisé.

— Il faut mettre un bandage sur ta main…, dit-il en s’approchant doucement de Cherrick.

— Je l’ai entendu…, murmura Cherrick.

— Je te crois. Mais calme-toi. On va tout arranger.

— Non, répondit l’autre. Ça nous chasse. Tout ce qu’on touche. Tout ce qu’on touche.

On aurait dit qu’il était sur le point de s’effondrer, et Locke se précipita vers lui. Lorsque ses mains entrèrent en contact avec les épaules de Cherrick, la chair se rompit sous le tissu et les mains de Locke furent immédiatement bariolées d’écarlate. Il s’écarta en hâte, écœuré. Cherrick tomba sur ses genoux, lesquels devinrent à leur tour de nouvelles blessures. Il baissa les yeux vers sa chemise et ses pantalons tachés de sang.

— Qu’est-ce qui m’arrive ? sanglota-t-il.

Dancy se dirigea vers lui.

— Laissez-moi vous aider.

— Non ! Ne me touchez pas ! supplia Cherrick, mais Dancy n’allait pas renoncer à ce nouveau malade.

— Tout va bien, dit-il de sa voix la plus apaisante.

Pas vraiment. Les mains de Dancy, qui n’avaient voulu que relever l’homme afin de soulager ses genoux en sang, ouvrirent de nouvelles plaies partout où elles se posèrent. Dancy sentit le sang couler à flots sous sa peau, sentit la chair se détacher des os. Cette sensation eut raison de ses appétits morbides. Tout comme Locke, il renia l’homme condamné.

— Il est en train de pourrir, murmura-t-il.

Le corps de Cherrick s’était à présent ouvert en une douzaine d’endroits. Il tenta de se relever et ne réussit à se redresser que pour s’effondrer de nouveau, et sa chair se rompait chaque fois qu’il touchait un mur, une chaise ou le sol. Il n’y avait aucun moyen de lui venir en aide. Les autres ne pouvaient que rester immobiles, comme les spectateurs d’une exécution capitale, dans l’attente de son dernier sursaut d’agonie. Même Stumpf avait quitté sa couche pour voir d’où venaient tous ces cris. Il était appuyé contre le chambranle de la porte, son visage amaigri par la maladie figé dans une expression incrédule.

Une minute s’écoula, et la perte de sang eut raison de Cherrick. Il vacilla et s’effondra, le visage contre le sol. Dancy alla jusqu’à lui et s’accroupit à côté de sa tête.

— Est-ce qu’il est mort ? demanda Locke.

— Presque, répondit Dancy.

— Pourri, dit Tetelman, comme si ce mot avait suffi à expliquer l’atrocité dont ils venaient d’être les témoins.

Le négociant tenait dans sa main un crucifix grossièrement taillé. L’objet ressemblait à l’œuvre d’un Indien, pensa Locke. Le Messie empalé sur un arbre avait des yeux en amande et était d’une nudité indécente. Il souriait, malgré les clous et les épines.

Dancy toucha le corps de Cherrick, faisant jaillir le sang sous la pression de sa main, puis il fit tourner l’homme sur lui-même et se pencha vers le visage tressautant de Cherrick. Les lèvres du mourant remuaient, oh ! si faiblement.

— Qu’est-ce que vous dites ? demanda Dancy.

Il s’approcha un peu plus pour saisir ses paroles. De la bouche de Cherrick coulait une salive rosâtre, mais toujours aucun mot.

Locke s’approcha, poussant Dancy sur le côté. Des mouches voletaient déjà autour du visage de Cherrick. Locke fit pénétrer son visage carré dans le champ de vision de Cherrick.

— Tu m’entends ? dit-il.

Le corps poussa un grognement.

— Tu me reconnais ?

Nouveau grognement.

— Th veux me donner ta part de terrain ?

Le grognement fut plus léger cette fois-ci ; presque un soupir.

— Il y a des témoins ici, dit Locke. Dis oui. Ils t’entendront. Dis oui, c’est tout.

Le corps faisait de son mieux. Il ouvrit la bouche un peu plus.

— Dancy…, dit Locke. Vous entendez ce qu’il dit ?

Dancy ne pouvait pas déguiser l’horreur qu’il ressentait devant l’insistance de Locke, mais il acquiesça.

— Vous êtes témoin.

— Si vous voulez, dit l’Anglais.

Au fond de son corps, Cherrick sentit l’arête de poisson qu’il avait avalée dans le village se tordre une dernière fois.

— Est-ce qu’il a dit oui, Dancy ? demanda Tetelman.

Dancy sentait la proximité physique de la brute agenouillée à côté de lui. Il ne savait pas ce qu’avait dit le mort, mais quelle importance ? Locke aurait quand même le terrain, n’est-ce pas ?

— Il a dit oui.

Locke se releva et partit à la recherche d’une nouvelle tasse de café.

Sans réfléchir, Dancy posa ses doigts sur les paupières de Cherrick afin de sceller son regard vide. Sous cette très légère pression, les paupières se brisèrent et du sang vint teinter les larmes qui avaient coulé de l’endroit où s’était trouvé le regard de Cherrick.

Ils l’avaient enterré durant la soirée. Le cadavre, bien qu’on l’ait remisé dans la partie la plus fraîche de l’entrepôt, à côté des conserves et à l’abri de la chaleur de midi, avait commencé à se putréfier quand on l’avait glissé dans un sac de toile pour l’enterrement. La nuit suivante, Stumpf était venu voir Locke pour lui offrir sa part de territoire, à ajouter à celle de Cherrick, et Locke, toujours réaliste, avait accepté. Les conditions de cette reddition, qui étaient impitoyables, avaient été élaborées le lendemain. Ce soir-là, comme Stumpf l’avait espéré, l’avion de ravitaillement était arrivé. Locke, lassé des regards méprisants de Tetelman, avait également décidé de retourner à Santarém pour boire comme un trou afin d’oublier la jungle durant quelques jours avant d’y revenir en pleine forme. Il avait l’intention d’acheter de nouvelles provisions et, si possible, de recruter un chauffeur et un tireur dignes de confiance.

Le vol fut bruyant, monotone et inconfortable ; les deux hommes n’échangèrent aucune parole de tout le trajet. Stumpf se contenta de garder les yeux fixés sur les étendues de jungle intacte qu’ils survolaient, bien que le paysage changeât à peine d’une heure à l’autre. Un panorama de vert sombre, interrompu de temps en temps par l’éclat d’un lac ; peut-être par une colonne de fumée s’élevant ici et là, aux endroits où l’on dégageait des parcelles de terre ; pas grand-chose d’autre.

À Santarém, ils se séparèrent avec une simple poignée de main, qui laissa à vif tous les nerfs de la main de Stumpf, et qui laissa également une plaie ouverte dans la chair tendre qui séparait son pouce de son index.

Santarém n’était pas Rio, songea Locke en se dirigeant vers un bar situé au sud de la ville, un établissement tenu par un vétéran du Viêtnam qui goûtait fort les spectacles animaliers. C’était un plaisir dont Locke jouissait toujours et dont il ne se lassait jamais que de regarder une femme indigène, le visage aussi mort qu’un gâteau au manioc refroidi, se soumettre à un chien ou à un âne pour une poignée de dollars crasseux. Les femmes de Santarém étaient, dans leur ensemble, aussi peu comestibles que la bière qu’on y trouvait, mais Locke ne se souciait guère de la beauté des membres du sexe opposé : il lui suffisait que leurs corps soient raisonnablement en état de marche et exempts de maladies. Il trouva le bar et passa la soirée assis au comptoir, à échanger des plaisanteries salaces avec l’Américain. Quand il se fut lassé de ce genre de distraction – un peu après minuit –, il acheta une bouteille de whisky et partit en quête d’un visage sur lequel poser sa chaleur.

La femme qui louchait était sur le point d’accéder au désir de Locke – un caprice auquel elle avait refusé de céder jusqu’à ce que l’ivresse la persuade de renoncer au faible espoir de dignité qu’elle entretenait encore – lorsqu’on frappa à la porte.

— Allez vous faire foutre, dit Locke.

— Si, dit la femme. Fotre. Fotre.

C’était apparemment le seul mot qu’elle connaissait dans ce langage qu’elle tentait de faire passer pour de l’anglais. Locke l’ignora et rampa jusqu’au bord du matelas souillé. De nouveau, un coup à la porte.

— Qui est là ? dit-il.

— Senhor Locke ?

La voix qui venait du couloir était celle d’un jeune garçon.

— Oui ? dit Locke.

Ses pantalons étaient enfouis dans les draps emmêlés.

— Oui ? Qu’est-ce que tu veux ?

— Mensagem, dit l’adolescent. Urgente, urgente.

— Pour moi ?

Il avait retrouvé ses pantalons et les enfilait. La femme, qui ne semblait guère attristée par cette désertion, l’observait depuis la tête du lit, jouant avec une bouteille vide. Tout en se boutonnant, Locke traversa la chambre en trois enjambées. Il ouvrit la porte. Le garçon qui se trouvait dans le couloir obscur était d’origine indienne, à en juger par la noirceur de ses yeux et par le lustre de sa peau. Il était vêtu d’un tee-shirt portant l’emblème de Coca-Cola.

— Mensagem, Senhor Locke, répéta-t-il… do hospital.

Le garçon regarda par-dessus l’épaule de Locke, en direction de la femme étendue sur le lit. Il sourit jusqu’aux oreilles devant ses gestes obscènes.

— De l’hôpital ? dit Locke.

— Si, Hospitcd « Sacrado Coraçâ de Maria ».

C’était sûrement Stumpf, pensa Locke. Qui d’autre connaissait-il dans ce coin de l’enfer qui ait pu le faire appeler ? Personne. Il baissa les yeux vers le garçon qui souriait de toutes ses dents.

— Vem comigo, dit l’adolescent, vem comigo. Urgente.

— Non, dit Locke. Je ne viens pas. Pas maintenant. Tu as compris ? Plus tard. Plus tard.

Le garçon haussa les épaules.

— … Tâ morrendo, dit-il.

— Mourant ? dit Locke.

— Sim. Tâ morrendo.

— Eh bien, laisse-le mourir. Tu as compris ? Retourne là-bas et dis-lui que je viendrai quand je serai prêt.

Le garçon haussa de nouveau les épaules.

— E meu dinheiro ? dit-il alors que Locke se préparait à refermer la porte.

— Va au diable, répondit Locke, et il claqua la porte au visage de l’enfant.

Lorsque, après deux heures de sexualité dénuée de toute grâce et de toute passion, Locke rouvrit la porte, il découvrit que l’enfant, en guise de vengeance, avait déféqué sur le seuil.

L’hôpital « Sacrado Coraçà de Maria » n’était pas un endroit où il faisait bon tomber malade ; mieux valait, pensa Locke tout en avançant le long de ses couloirs crasseux, mourir dans son lit avec sa sueur pour unique compagne plutôt que de venir ici. L’odeur âcre du désinfectant ne parvenait pas à masquer entièrement la puanteur de la souffrance humaine. Les murs mêmes en étaient imprégnés ; elle déposait sa graisse sur les lampes, faisait luire les sols jamais lavés. Qu’était-il arrivé à Stumpf pour se retrouver dans un tel endroit ? Une bagarre dans un bar, une querelle avec un mac au sujet du prix d’une femme ? L’Allemand était assez stupide pour qu’un incident aussi ridicule le fasse atterrir dans le caniveau.

— Senhor Stumpf ? demanda-t-il à une femme en blanc qu’il accosta dans un couloir. Je cherche le Senhor Stumpf.

La femme secoua la tête et lui indiqua un homme à l’air épuisé qui se trouvait à l’autre bout du couloir et profitait d’un instant de tranquillité pour allumer un cigarillo. Il lâcha le bras de l’infirmière et s’approcha du type. Celui-ci était enveloppé dans un nuage de fumée puante.

— Je cherche le Senhor Stumpf, dit-il.

L’homme le regarda d’un air narquois.

— Vous êtes Locke ? demanda-t-il.

— Oui.

— Ah.

Il tira sur son cigarillo. La fumée qu’il exhala aurait sûrement entraîné la rémission du cas le plus désespéré.

— Je suis le Dr. Edson Costa, dit l’homme en tendant une main moite à Locke. Votre ami vous a attendu durant toute la nuit.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Il s’est blessé à l’œil, répondit Edson Costa, de toute évidence indifférent au sort de Stumpf. Et il a quelques écorchures sans gravité aux mains et au visage. Mais il ne veut pas qu’on s’approche de lui. Il s’est soigné tout seul.

— Pourquoi ? demanda Locke.

Le docteur avait l’air déconcerté.

— Il a payé pour avoir une chambre propre. Il a payé beaucoup. Alors, je la lui ai donnée. Vous voulez le voir ? L’emmener, peut-être ?

— Peut-être, dit Locke sans le moindre enthousiasme.

— Sa tête…, dit le docteur. Il délire.

Sans daigner lui fournir de plus amples explications, l’homme le guida au pas de course, laissant derrière lui un sillage de fumée. Leur route, qui les fit sortir du bâtiment principal puis traverser une petite cour intérieure, s’acheva devant une chambre à la porte ornée d’une vitre.

— Ici, dit le docteur. Votre ami. Dites-lui, décocha-t-il en guise de flèche du Parthe, qu’il doit payer encore, ou alors il s’en va demain.

Locke regarda à travers la vitre. La chambre, d’un blanc sale, était vide de tout meuble, excepté un lit et une table de chevet, et éclairée par la même lueur pisseuse qui régnait sur chaque centimètre carré de ce foutu hôpital. Stumpf ne se trouvait pas sur le lit, mais était accroupi sur le sol dans le coin de la pièce. Son œil gauche était recouvert d’un gros morceau de coton, maintenu en place par un bandage qu’il avait passé avec maladresse autour de son crâne.

Locke observa Stumpf pendant un long moment avant que l’autre ne se rende compte de sa présence. Il leva lentement la tête. Son œil valide, comme pour compenser la perte de son compagnon, semblait avoir gonflé pour atteindre le double de son volume naturel. On y lisait assez de terreur pour lui et pour son double ; en fait, assez pour une douzaine d’yeux.

Prudemment, comme un homme dont les os sont si friables qu’il redoute que le moindre souffle vienne les briser, Stumpf avança le long du mur et marcha jusqu’à la porte. Il ne l’ouvrit pas, mais s’adressa à Locke à travers la vitre.

— Pourquoi n’es-tu pas venu ? demanda-t-il.

— Je suis là.

— Mais plus tôt, dit Stumpf.

Son visage était écarlate, comme si on l’avait battu.

— Plus tôt.

— J’avais à faire, rétorqua Locke. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— C’est vrai, Locke, dit l’Allemand, tout est vrai.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Ce qu’a dit Tetelman. Le délire de Cherrick. Cette histoire d’exilés. C’est vrai. Ils veulent nous chasser.

— On n’est plus dans la jungle à présent, dit Locke. Tu n’as plus rien à craindre ici.

— Oh si, dit Stumpf, dont l’œil était plus gonflé que jamais. Oh si ! Je l’ai vu…

— Qui ça ?

— L’ancêtre. Le vieux du village. Il était ici.

— Ridicule.

— Il était ici, bon sang, répondit Stumpf. Il était debout, là où tu es. À me regarder à travers la vitre.

— Tu as trop bu.

— C’est ce qui est arrivé à Cherrick, et à présent c’est mon tour. Ils vont nous rendre la vie impossible…

Locke ricana.

— Je n’ai aucun problème, dit-il.

— Ils ne te laisseront pas t’en tirer, dit Stumpf. Aucun de nous ne va s’en tirer. À moins qu’on ne se repente.

— Il va falloir que tu évacues la chambre, dit Locke, qui ne se sentait plus d’humeur à supporter ces divagations. On m’a dit que tu devais partir avant demain matin.

— Non, dit Stumpf. Je ne peux pas m’en aller. C’est impossible.

— Il n’y a rien à craindre.

— La poussière, dit l’Allemand. La poussière dans l’air. Elle me coupera en morceaux. J’ai attrapé un grain de poussière dans l’œil – rien qu’un grain – et aussitôt après, mon œil s’est mis à saigner comme s’il n’allait jamais s’arrêter. J’arrive à peine à me coucher, mon lit ressemble à une planche à clous. J’ai l’impression que la plante de mes pieds est sur le point d’éclater. Il faut que tu m’aides.

— Comment ? dit Locke.

— Paie-les pour la chambre. Paie-les pour que je puisse rester jusqu’à ce que tu aies ramené un spécialiste de Sào Luis. Ensuite, retourne au village, Locke. Retourne et va leur dire. Je ne veux pas de leurs terres. Va leur dire que je n’en possède plus aucune.

— J’y retournerai, dit Locke, mais pas tout de suite.

— Vas-y vite, dit Stumpf. Dis-leur de me laisser en paix.

Soudain, l’expression du visage partiellement masqué se modifia et Stumpf regarda, par-dessus l’épaule de Locke, un spectacle situé au bout du couloir. De sa bouche amollie par la terreur émergea faiblement le mot :

— Pitié.

Locke, perplexe face à l’expression de l’autre, se retourna. Le couloir était vide de toute présence, excepté celle des papillons boursouflés qui assaillaient l’ampoule.

— Il n’y a rien ici…, dit-il en se tournant vers la porte de la chambre de Stumpf.

Le verre de la vitre portait les empreintes distinctes de deux paumes ensanglantées.

— Il est ici, dit l’Allemand, les yeux rivés sur le verre qui saignait miraculeusement.

Locke n’avait pas besoin de lui demander qui. Il leva une main pour toucher les marques. Les empreintes, encore humides, se trouvaient de son côté de la vitre, pas de celui de Stumpf.

— Mon Dieu, souffla-t-il.

Comment quelqu’un avait-il pu se glisser entre lui et la porte et apposer ses empreintes dessus, pour s’éclipser ensuite en profitant de l’instant durant lequel il avait regardé derrière lui ? Cela défiait l’entendement. Il regarda de nouveau au bout du couloir. Il était toujours vide de tout visiteur. Rien que l’ampoule – oscillant doucement, comme sous l’effet d’une brise –, et le murmure incessant des ailes de papillons.

— Que se passe-t-il ? dit Locke à mi-voix.

Stumpf, en transe devant les empreintes de mains, posa doucement l’extrémité de ses doigts sur le verre.

À ce contact, des gouttes de sang perlèrent sur ses doigts et se rassemblèrent pour couler le long du verre. Il n’enleva pas ses doigts mais regarda Locke à travers la vitre avec des yeux emplis de désespoir.

— Tu vois ? dit-il, tout doucement.

— À quoi tu joues ? dit Locke de la même voix basse. C’est un truc.

— Non.

— Tu n’as pas la maladie de Cherrick. Tu ne peux pas l’avoir. Tu ne les as pas touchés. On était d’accord, bon sang, dit-il en haussant le ton. C’est Cherrick qui les a touchés, pas nous.

Stumpf regarda Locke avec quelque chose qui ressemblait à de la pitié sur son visage.

— Nous nous sommes trompés, dit-il doucement.

Ses doigts, qu’il avait à présent écartés du veille, continuaient de saigner, et le liquide chaud coulait sur le dos de ses mains et sur ses avant-bras.

— Ce n’est pas quelque chose que tu peux soumettre par la force, Locke. Ce n’est plus entre nos mains.

Il leva ses doigts sanguinolents, riant dp son propre jeu de mots.

— Tu vois ? dit-il.

Le calme soudain et fataliste de l’Allemand terrifia Locke. Il saisit la poignée de la porte et la secoua. Elle était fermée. La clé était à l’intérieur, là où Stumpf avait payé pour qu’elle se trouve.

— Reste dehors, dit Stumpf. Ne t’approche pas de moi.

Son sourire avait disparu. Locke appuya son épaule contre la porte.

— Reste dehors, j’ai dit, cria Stumpf d’une voix suraiguë.

Il s’écarta de la porte alors que Locke poussait à nouveau dessus. Puis, voyant que le verrou finirait bientôt par céder, il appela à l’aide. Locke n’en tint pas compte et continua de se jeter sur la porte. On entendit le bruit du bois commençant à se briser.

Tout près de Locke, une voix féminine s’élevait en réponse aux cris de Stumpf. Aucune importance ; il aurait mis les mains sur l’Allemand avant l’arrivée des secours, et alors, nom de Dieu, il effacerait les derniers vestiges de sourire sur les lèvres de ce salaud. Il se jeta de nouveau sur la porte avec une ferveur croissante ; encore, et encore. La porte céda.

Dans le cocon antiseptique de sa chambre, Stumpf sentit la première bouffée d’air impur venue du monde extérieur. Ce n’était rien de plus qu’une légère brise qui envahissait son sanctuaire de fortune, mais elle transportait avec elle tous les débris du monde. De la suie et des graines, des pellicules tombées d’un millier de cuirs chevelus, du duvet, du sable et des cheveux humains ; la poussière brillante tombée des ailes d’un papillon. Des particules si ténues que l’œil humain ne pouvait les percevoir que lorsqu’elles dansaient dans un rayon de soleil ; chacune de ces parcelles de matière tourbillonnante était tout à fait inoffensive pour la plupart des organismes vivants. Mais ce nuage était mortel pour Stumpf ; en quelques secondes, son corps fut sillonné de minuscules entailles suintantes.

Il hurla et se précipita vers la porte pour la refermer, plongeant dans une grêle de rasoirs imperceptibles dont chacun vint le lacérer. Lorsqu’elles se pressèrent contre la porte pour empêcher Locke d’entrer, ses mains meurtries entrèrent en éruption. De toute façon, il était trop tard pour empêcher Locke de pénétrer dans la chambre. L’homme avait ouvert la porte en grand et avançait dans la pièce d’un pas ferme, chacun de ses mouvements faisant naître de nouveaux courants d’air qui partaient à l’assaut de Stumpf. Il saisit le poignet de l’Allemand. Sous son étreinte, la peau s’ouvrit comme sous la lame d’un couteau.

Derrière lui, une femme laissa échapper un cri d’horreur. Locke, comprenant que Stumpf n’était plus en état de se repentir de son rire, le lâcha. Orné d’entailles sur chacune des parties de son corps exposées à l’air, et en récoltant de nouvelles à chaque instant, Stumpf recula en trébuchant, aveuglé, et tomba à côté du lit. L’air assassin continua de le taillader durant sa chute ; chacun de ses frissons d’agonie faisait naître de nouveaux courants d’air qui venaient l’assaillir.

Le visage en cendres, Locke s’éloigna en hâte de l’endroit où gisait le corps et recula en vacillant dans le couloir. Une foule de badauds était massée là ; ils reculèrent cependant à son approche, trop intimidés par sa carrure de colosse et par l’expression démente de son visage pour oser le défier. Il rebroussa chemin à travers le labyrinthe au parfum écœurant, traversant la petite cour intérieure et regagnant le bâtiment principal. Il aperçut brièvement Edson Costa qui se précipitait à sa poursuite, mais il ne s’attarda pas pour lui fournir des explications.

Dans le hall, qui, malgré l’heure tardive, était envahi de victimes de toute sorte, ses yeux hagards se posèrent sur un petit garçon assis sur les genoux de sa mère. Il s’était apparemment blessé au ventre. Sa chemise trop grande pour lui était tachée de sang ; son visage était en larmes. La mère ne leva pas les yeux lorsque Locke se fraya un chemin à travers la foule.

Mais l’enfant réagit. Il leva la tête comme s’il avait su que Locke allait passer et lui adressa un sourire radieux.

Locke ne connaissait aucune des personnes qui se trouvaient au comptoir de Tetelman ; et la seule information qu’il réussit à arracher aux serviteurs, dont la plupart étaient si ivres qu’ils parvenaient à peine à rester debout, fut que leurs maîtres étaient partis la veille dans la jungle. Locke dénicha le plus sobre des serviteurs et le persuada sous la menace de le raccompagner jusqu’au village afin de lui servir d’interprète. Il n’avait aucune idée de la façon dont il allait faire la paix avec la tribu. Il savait seulement qu’il devait protester de son innocence. Après tout, plaiderait-il, ce n’était pas lui qui avait tiré le coup meurtrier. Il y avait eu un malentendu, assurément, mais il n’avait fait aucun mal à quiconque. Comment pouvaient-ils, en toute conscience, conspirer contre lui ? S’ils exigeaient réparation de sa part, il était prêt à accéder à leur demande. Et en fait, cet acte ne pourrait-il pas lui apporter une certaine satisfaction ? Il avait vu tant de souffrances ces derniers temps. Il voulait en être lavé. Tout ce qu’ils lui demanderaient, dans les limites de la raison, il l’accomplirait ; n’importe quoi pour éviter de périr comme les autres. Il était même prêt à leur rendre leurs terres.

Le voyage fut fort pénible, et son compagnon se plaignit à maintes reprises d’une voix incohérente. Locke fit la sourde oreille. Ils n’avaient pas le temps de se promener. Leur avance bruyante, les plaintes émises par le moteur de la Jeep à chaque nouvelle acrobatie réveillèrent la jungle autour d’eux, provoquant un concert de ululements, de gémissements et de cris perçants. C’était un endroit avide et affamé, pensa Locke ; et pour la première fois depuis qu’il avait posé le pied sur ce continent, il se mit à le détester de tout son cœur. Il était impossible de donner un sens quelconque aux événements qui survenaient en ce lieu ; tout ce qu’un homme pouvait espérer, c’était de pouvoir trouver un trou pour y souffler un peu entre une floraison putride et la suivante.

Une demi-heure avant la tombée de la nuit, épuisés par leur voyage, ils atteignirent les environs du village. L’endroit n’avait pas changé d’un iota durant les quelques jours qui s’étaient écoulés depuis qu’il l’avait vu pour la dernière fois, mais le cercle de huttes était de toute évidence déserté. Les portes étaient béantes ; les feux collectifs, qui d’ordinaire brûlaient en permanence, n’étaient plus que cendres. Il n’y avait ni enfant ni cochon pour le regarder quand il pénétra dans l’enceinte. Lorsqu’il eut atteint le centre du cercle, il s’immobilisa, regardant autour de lui en quête d’un indice qui lui aurait révélé ce qui s’était produit ici. Mais il n’en trouva aucun. La fatigue le rendit imprudent. Rassemblant les maigres forces qui lui restaient, il cria au milieu du silence :

— Où êtes-vous ?

Deux aras rouge vif aux ailes effilées s’envolèrent en hurlant d’un arbre situé à l’autre bout du village. Quelques instants plus tard, une silhouette émergea d’un bosquet de balsas et de jacarandas. Ce n’était pas un des membres de la tribu, mais Dancy. Il observa une pause avant de se montrer complètement ; puis, lorsqu’il reconnut Locke, un large sourire éclaira son visage et il s’avança à l’intérieur de l’enceinte. Derrière lui, le feuillage se mit à frémir tandis que d’autres se frayaient un chemin à travers lui. Tetelman était là, ainsi que plusieurs Norvégiens conduits par un homme nommé BjØrnstrØm, que Locke avait brièvement rencontré au comptoir. Son visage, sous une tignasse de cheveux blanchis par le soleil, était rouge comme un homard trop cuit.

— Mon Dieu, dit Tetelman, que faites-vous ici ?

— Je pourrais vous poser la même question, répondit Locke avec irritation.

BjØrnstrØm fit signe à ses trois compagnons de baisser leurs armes et s’avança de quelques pas, un sourire apaisant aux lèvres.

— Mr. Locke, dit le Norvégien en tendant une main gantée de cuir. Quel plaisir de vous rencontrer.

Locke regarda le gant taché avec dégoût, et BjØrnstrØm, avec un bref sourire penaud, l’ôta. La main qu’il avait abritée était immaculée.

— Mes excuses, dit-il. Nous étions en train de travailler.

— À quoi ? demanda Locke, sentant l’acide qui lui rongeait l’estomac monter jusqu’au fond de sa gorge.

Tetelman cracha par terre.

— Les Indiens, dit-il.

— Où est passée la tribu ? dit Locke.

À nouveau, Tetelman prit la parole :

— BjØrnstrØm prétend avoir des droits sur ce territoire…

— La tribu, insista Locke. Où sont-ils ?

Le Norvégien se mit à jouer avec son gant.

— Vous les avez achetés, ou quoi ? demanda Locke.

— Pas exactement, répondit BjØrnstrØm.

Son anglais était aussi impeccable que son profil.

— Amenez-le, suggéra Dancy avec un certain enthousiasme. Laissez-le voir par lui-même.

— Pourquoi pas ? acquiesça BjØrnstrØm. Ne touchez à rien, Mr. Locke. Et dites à votre porteur de rester là où il est.

Dancy avait déjà fait demi-tour et s’enfonçait dans le bosquet ; à présent, BjØrnstrØm fit de même, sortant de l’enceinte et escortant Locke à travers un couloir taillé dans les broussailles. Locke parvenait à peine à le suivre ; ses jambes devenaient plus hésitantes à chaque pas qu’il faisait. Le sol avait été fort aplani le long de cette piste. Un tapis de feuilles et d’orchidées avait été écrasé, puis absorbé par le sol humide.

Ils avaient creusé une fosse dans une petite clairière située à moins d’une centaine de mètres de l’enceinte. Elle n’était guère profonde, cette fosse, ni très large. Le mélange d’odeurs d’essence et de chaux vive qui s’en dégageait effaçait toutes les autres senteurs.

Tetelman, qui avait atteint la clairière avant Locke, se garda d’approcher du bord de l’excavation, mais Dancy était bien moins délicat. Il avança jusque de l’autre côté de la fosse et fit signe à Locke de venir voir son contenu.

La tribu se putréfiait déjà. Ses membres gisaient là où on les avait jetés, dans un amoncellement confus de seins et de fesses, de visages et de bras, leurs corps colorés çà et là de pourpre et de noir. Des mouches s’agitaient en désordre au-dessus d’eux.

— Instructif, n’est-ce pas ? commenta Dancy.

Locke se contenta de regarder BjØrnstrØm faire le tour de la fosse pour rejoindre Dancy.

— Tous ? demanda Locke.

Le Norvégien hocha la tête.

— En un clin d’œil, dit-il, prononçant chaque mot avec une troublante précision.

— Les couvertures, dit Tetelman, désignant l’arme du crime.

— Mais si vite…, murmura Locke.

— C’est très efficace, dit Dancy. Et difficile à prouver. Même si quelqu’un se met à poser des questions.

— La maladie est une chose naturelle, fit remarquer BjØrnstrØm. Hein ? Comme les arbres.

Locke secoua lentement la tête, les yeux humides.

— J’ai entendu beaucoup de bien de vous, lui dit BjØrnstrØm. Peut-être pourrons-nous travailler ensemble.

Locke ne tenta même pas de lui répondre. Les autres Norvégiens avaient posé leurs fusils sur le sol et se remettaient au travail, déplaçant les quelques cadavres entassés en pile pitoyable pour les jeter dans la fosse parmi leurs congénères. Locke aperçut un petit enfant dans le tas, ainsi qu’un vieillard, que les fossoyeurs étaient en train de soulever en ce moment même. Son corps paraissait désarticulé lorsqu’ils le firent basculer sur le bord de la fosse. Il glissa le long de la faible pente et alla choir le visage dressé vers le ciel, les deux bras levés en geste de soumission, ou d’expulsion. C’était l’ancêtre, bien sûr, celui que Cherrick avait affronté. Ses paumes étaient toujours écarlates. Il y avait un trou bien propre dans sa tempe. La maladie et le désespoir n’avaient pas été d’une efficacité totale, semblait-il.

Locke observa le corps suivant que l’on jetait dans la fosse, puis un troisième.

BjØrnstrØm, qui s’attardait de l’autre côté de la fosse, alluma une cigarette. Son regard croisa celui de Locke.

— Ainsi va la vie, dit-il.

Derrière Locke, Tetelman prit la parole.

— Nous pensions que vous ne reviendriez pas, dit-il, peut-être pour s’excuser d’avoir fait alliance avec BjØrnstrØm.

— Stumpf est mort, dit Locke.

— Eh bien, ça fait une part de moins, dit Tetelman en s’approchant de lui et en lui posant une main sur l’épaule.

Locke ne répondit pas ; il se contenta de regarder les cadavres amoncelés, que l’on recouvrait à présent de chaux vive, ne percevant que vaguement la chaleur qui coulait le long de son corps depuis l’endroit où Tetelman l’avait touché. Dégoûté, le négociant avait retiré sa main et regardait fixement la tache de sang qui allait en s’élargissant sur la chemise de Locke.