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LABORATOIRE

On pouvait difficilement appeler ça une cage.

Cinq ans après la Discontinuité et leur capture, les femmes-singes étaient encore emprisonnées sous un filet de camouflage jeté par-dessus un Œil qui planait opportunément là et lesté par des rochers. Personne n’avait songé à chercher une installation plus confortable… même si par quelque lubie de l’esprit militaire quelqu’un avait ordonné de peindre les rochers en blanc ; il y avait toujours un soldat dont il fallait corriger l’attitude en lui infligeant une corvée absurde.

C’est sous ce filet que Fureteuse passait ses journées, seule avec Tortilleuse, qui grandissait vite. Celle-ci avait maintenant près de six ans. Son jeune esprit encore malléable s’était adapté à la situation. Pour sa part, Fureteuse n’arrivait pas à s’y faire, mais elle était bien obligée de l’accepter.

Les soldats venaient une fois par jour lui donner à boire et à manger, et nettoyer ses déjections. Ils la plaquaient parfois à terre et introduisaient en elle leurs gros pénis. Fureteuse s’en fichait. Ça ne lui faisait pas mal et elle avait appris à laisser ses geôliers faire ce qu’ils voulaient, du moment qu’elle gardait un œil sur Tortilleuse. Elle ignorait pourquoi les soldats agissaient ainsi. Mais qu’elle le sache ou non n’avait pas d’importance, bien sûr, car elle aurait été bien incapable de les en empêcher.

Elle aurait pu s’échapper. Elle l’avait toujours plus ou moins su. Elle était plus forte que n’importe lequel des soldats. Elle aurait pu déchirer ce filet avec ses dents et ses mains, ou même avec ses pieds. Mais elle n’avait pas vu un seul autre membre de son espèce, à part Tortilleuse, depuis le jour de sa capture. Par les trous du filet, elle n’apercevait aucun arbre, aucune accueillante zone d’ombre verdoyante. Si elle s’échappait, elle n’aurait nulle part où aller, rien qui l’attende sauf des coups de bâton, de poing ou de crosse de fusil. Elle avait dû apprendre cette brutale leçon.

Intermédiaire entre l’animal et l’humain, elle n’avait qu’une vague notion du passé et du futur. Sa mémoire était comme une galerie où auraient été accrochées des images vivaces – le visage de sa mère, la chaleur de son nid, l’odeur prégnante du premier mâle qui l’avait prise, la douce souffrance de la grossesse, l’effrayante immobilité de son premier enfant. Et sa perception du futur était dominée par une vague appréhension de sa propre mort, une crainte des ténèbres qui rôdaient dans les yeux jaunes des félins. Mais il n’y avait aucun ordre ni aucune logique narrative dans ses souvenirs : comme la plupart des animaux, elle vivait dans le présent, car si on ne pouvait pas lui survivre, le passé et le futur ne voulaient rien dire. Et son présent, cette désespérante captivité, s’était dilaté jusqu’à englober la totalité de sa conscience.

Elle était prisonnière. Elle n’était que ça. Mais elle avait au moins Tortilleuse.

Puis, un matin, quelque chose avait changé.



C’est Tortilleuse qui s’en était aperçue la première.

Fureteuse se réveillait lentement, s’accrochant comme toujours à ses bribes de rêves forestiers. Elle bâilla puissamment et étira ses longs bras. Le soleil était déjà haut et elle voyait de brillants reflets filtrer à travers les brèches du filet.

Tortilleuse gardait les yeux braqués vers le sommet de la tente. Elle avait de la lumière sur le visage. Fureteuse regarda en l’air.

L’Œil étincelait. Comme un soleil miniature pris dans le filet.

Fureteuse se leva. Côte à côte, les yeux braqués sur l’Œil, la mère et la fille s’avancèrent, dressées de toute leur taille. Fureteuse leva une main vers l’Œil. Il était hors de portée, mais il projetait leurs deux ombres sur le sol de terre battue. Il n’irradiait aucune chaleur, uniquement de la lumière.

Fureteuse, qui venait tout juste de se réveiller, avait terriblement envie d’uriner, de déféquer, de s’épouiller, de boire et de manger. Mais elle était incapable de bouger. Elle ne pouvait que rester là, debout, les yeux grands ouverts, un bras levé. Le froid et la poussière commençaient à lui piquer les yeux, mais elle ne parvenait même pas à cligner des paupières.

Elle entendit un léger geignement. Elle n’arrivait même pas à se tourner pour regarder Tortilleuse. Elle ne savait pas combien de temps avait pu passer.

Sa main se retrouva devant son visage. Elle ne l’avait pas levée consciemment ; c’était comme si elle regardait la main de quelqu’un d’autre. Ses doigts se plièrent, se déplièrent ; son pouce bougea d’arrière en avant.

Elle leva les bras, fit jouer les articulations de ses épaules, de ses coudes et de ses poignets ; elle se pencha et plia les jambes. Elle marcha de long en large aussi loin que le lui permettait le filet, d’abord debout, puis à quatre pattes. Elle sonda avec ses doigts chacun de ses orifices. Elle palpa sa cage thoracique, la forme de son crâne et même son pelvis. C’était comme si quelqu’un d’autre était à l’œuvre, explorant son corps en une cruelle toilette.

Puis, un bref instant, les deux australopithèques se retrouvèrent libres. Haletantes, assoiffées, affamées, elles tendirent les bras l’une vers l’autre. Mais l’emprise invisible se referma aussitôt sur elles.

Cette fois, tandis que la lumière clignotait au-dessus de leurs têtes, Tortilleuse s’accroupit et se mit à examiner le sol, creusant la terre. Elle ramassa des brindilles, un bout de roseau. Elle frotta les brindilles l’une contre l’autre, fendit et plia le roseau, frappa ensemble des galets.

Pendant ce temps, Fureteuse marcha jusqu’au filet. Elle s’y accrocha et commença à monter. Ses proportions étaient proches de celles de ses ancêtres simiens et elle pouvait grimper mieux que n’importe lequel de ses ravisseurs humains. Mais, à mesure qu’elle montait, sa peur grandissait, car elle savait qu’elle n’était pas censée faire ça.

Bien évidemment, un des soldats arriva en courant.

— Hé là, toi ! Descends de là !

La crosse d’un fusil s’écrasa sur son visage. Elle ne put même pas crier. Malgré l’emprise de l’Œil, elle tomba du filet et s’étala par terre sur le dos. La bouche pleine de sang au goût cuivré, elle essaya de redresser la tête.

Elle vit Tortilleuse, assise sur les graviers du sol. Celle-ci levait vers l’Œil un roseau auquel elle avait fait un nœud. Fureteuse n’avait jamais rien vu de tel.

Elle fut forcée de se relever, malgré le sang qui dégoulinait de sa bouche, et de regarder l’Œil.

Il y avait encore quelque chose de nouveau, comprit-elle vaguement. Le rayonnement de l’Œil n’était plus uniforme : une série de bandes horizontales plus brillantes se détachaient sur un fond gris, dessinant un motif qui, pour un humain, aurait pu évoquer les parallèles de latitude d’un globe terrestre. Ces lignes étaient animées d’un mouvement ascendant, s’effaçant peu à peu à partir de l’«équateur» de l’Œil jusqu’à disparaître au « pôle Nord». D’autres lignes, verticales cette fois, apparurent ensuite de la même façon, surgissant d’un côté pour disparaître de l’autre. Puis ce fut le tour d’une troisième série de bandes lumineuses, fuyant à angle droit des deux premières. La vision de ces rectangles gris en mouvement silencieux était d’une beauté hypnotique.

C’est alors qu’une quatrième série de lignes apparut… Fureteuse essaya de suivre où elles allaient… mais soudain quelque chose dans sa tête lui fit atrocement mal. Elle poussa un cri.

Les mains invisibles la relâchèrent et elle s’affaissa sur le sol. Elle frotta ses yeux larmoyants de la paume de ses mains. Pour la première fois, elle prit conscience d’une sensation de chaleur sur la face intérieure de ses cuisses. Elle avait uriné sur place sans s’en rendre compte.

Tortilleuse était toujours debout – tremblante, mais debout – et regardait les lumières mouvantes, qui projetaient des jeux d’ombres complexes sur son petit visage. Une cinquième série de lignes… une sixième, disparaissant dans des directions impossibles…

Tortilleuse se figea, la tête basculée en arrière, les doigts crispés dans le vide, puis elle tomba, raide comme un bout de bois. Fureteuse rattrapa son enfant et la prit sur ses genoux trempés d’urine. Tortilleuse se détendit et devint un tas de fourrure aux muscles relâchés. Fureteuse la caressa et la laissa téter sa poitrine flasque, tarie depuis des années.

L’Œil continuait à les observer, enregistrant le lien entre mère et enfant, drainant les australopithèques de toute sensation. Cela faisait encore partie du test.

Le répit ne dura guère. L’Œil retrouva vite son éclat perlé uniforme et ce fut comme si des mains invisibles se mettaient à palper les membres de Fureteuse. Celle-ci posa son enfant et se remit debout, le visage levé vers la lumière fantasmagorique.

L'Oeil du temps
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