Le démon de l’allégorie


Un auteur, un texte sont-ils responsables de la lecture qu’on en fait ? Rabelais, oui, sans doute, qui nous a laissé un prologue de Gargantua dont le sens reste impénétrable. Faut-il ou non allégoriser ? Mais Montaigne, qui n’insinue jamais que son livre a un « plus hault sens » ? Le chapitre « Des cannibales » ne propose pas une utopie politique à déchiffrer comme peut l’être l’abbaye de Thélème. Quelques termes qui appartiennent au vieux système de l’allégorie reviennent parfois dans les Essais, où ils importent toute une tradition rhétorique et herméneutique. Mais la problématique n’est pas la même. Montaigne refuse de réduire le sens à l’intention et reconnaît la contribution de la lecture à la signification. Le « suffisant lecteur » découvrira dans le texte des trésors qui y sont mais que Montaigne n’y a pas mis. L’allégorie s’est dissoute sous sa plume.

Aussi, quand il lui arrive de rendre ses droits à la figure, comme dans « Sur des vers de Virgile », c’est à une allégorie différente qu’on se prend à songer : diffuse ou infinie, préférant la chasse à la prise, plus poétique que dogmatique. Les Essais, qui réfutent tous les indices de l’allégorie, ne peuvent livrer un sens caché qu’en dépit des mises en garde de leur auteur. Ils sont uniques dans leur siècle parce qu’ils semblent échapper à l’allégorie.

Cependant, l’empreinte de l’allégorie médiévale coïncide parfois chez Montaigne avec l’ébauche de la gradation pascalienne et du raisonnement dialectique. Montaigne en suspend la progression mais les termes sont là et, dans les Essais mêmes, cela suffit à ordonner des niveaux d’interprétation, comme dans le jugement sur l’histoire, sans doute à fonder une hiérarchie sociale, peut-être à justifier l’ordre établi. La gradation contient le principe de la pyramide politique, dont La Boétie a montré au contraire, dans le Discours de la servitude volontaire, qu’elle reposait sur l’aliénation de tous. Nous voici reconduits à La Boétie, invités à opposer les Essais et le Discours, dont l’ambiguïté commune a suscité tant de lectures allégoriques.

Oui, la vieille allégorie, dans son acception herméneutique, confirme les idées reçues, soutient le dogme, justifie l’autorité. C’est un poignard de la foi. Mais nous savons aussi que, dans son acception rhétorique ou poétique, elle file dans toutes les directions, qu’elle est l’instrument de la dissémination du sens. Rhétorique et herméneutique, elle relève de la surface et de la profondeur du texte. Or les deux traditions allégoriques sont indémêlables et, dès l’instant qu’on a laissé l’allégorie entrer en scène, on ne contrôle plus le jeu. Ainsi Montaigne ratifie peut-être l’ordre établi mais à la dernière page de son livre, pour ne citer que celle-là, il bouscule les rangs, les degrés et les grades. « Ils veulent se mettre hors d’eux et eschapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes ; au lieu de se hausser, ils s’abattent » (III, 13, 1115 B). Là aussi, on connaît le profit que Pascal a tiré de cette idée : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête » (frag. 678), mais surtout : « Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre » (frag. 121). Pascal en fait une gradation — vanité, misère, grandeur de l’homme, car « c’est être grand que de connaître qu’on est misérable » (frag. 114) —, alors que Montaigne s’en servait pour critiquer Socrate lui-même, pourtant le modèle de l’excellence, à cause de son démon et de ses « humeurs transcendantes » qui, dit-il, l’« effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles » (1115 C). Toute hiérarchie est soudain balayée : « Et au plus eslevé throne du monde si ne sommes assis que sus nostre cul » (1115 C). Comme dans « Des vaines subtilitez », mais cette fois tout le monde a « le cul entre deux selles ». La pyramide des simples, des médiocres et des excellents est aplatie ; il n’y a pas de sens final.

N’est-ce pas alors un anachronisme de plus — le démon de l’allégorie — qui fait relire certaines pages des Essais en fonction de la gradation et y induire un sens autre qu’intentionnel ? N’est-ce pas confondre le « Montaigne des Pensées » et le « Montaigne des Essais », comme Brunetière s’en inquiétait ? Je ne crois pas. D’abord, tout sens induit n’est pas allégorique ; il l’est quand il se fonde sur une généralité pour relire après coup un texte passé, dans la mesure où il ne laisse pas de reste. Je ne dis pas que la gradation et la « pensée de derrière » se trouvent dans les Essais. La distinction de l’ignorance naturelle et de l’ignorance qui se connaît, au fragment 83 des Pensées, elle-même l’amorce de la gradation et de la « pensée de derrière », s’inspire du chapitre « Des vaines subtilitez », ou, plus exactement, d’une addition postérieure à 1588 qui elle-même encadre et commente une addition de 1588 jouant sur la pluralité des sens de la Bible pour condamner les protestants. Mais il ne s’agit pas de réinterpréter Montaigne, tout Montaigne, dans les termes de la « pensée de derrière », à laquelle sa gradation ne donne pas lieu ; il ne s’agit pas, au nom de la « pensée de derrière », de lever les paradoxes des Essais. Pascal en juge comme ceci :

Montaigne a tort. La coutume ne doit être suivie que parce qu’elle est coutume, et non parce qu’elle est raisonnable ou juste, mais le peuple la suit par cette seule raison qu’il la croit juste. Sinon il ne la suivrait plus quoiqu’elle fût coutume, car on ne veut être assujetti qu’à la raison ou à la justice (frag. 525).

Comme Ernest Havet l’avait noté, la réserve ne porte que sur la fin de la phrase, après la conjonction mais. Pascal ne reproche pas à Montaigne « d’avoir dit que la coutume ne doit être suivie que parce qu’elle est coutume » — ils sont d’accord là-dessus —, mais « d’avoir cru que le peuple ou la foule la suit pour cela, tandis qu’elle la suit parce qu’elle la croit juste »1. Si le peuple ne croyait pas les lois justes, il ne les suivrait pas et se mêlerait aux demi-habiles ; ceux-ci savent que les lois n’ont pas de fondement, veulent les changer et « troublent le monde » en croyant l’améliorer ; Montaigne est dangereux parce qu’il fait voir au peuple que les lois ne sont pas justes. Il n’a pas deviné pourquoi le peuple obéit aux lois ; il n’a donc pas établi de degré entre le peuple et les habiles, qui se soumettent à la loi par une « pensée de derrière », au nom de la stabilité. Selon Pascal, Montaigne ne construit pas une vraie gradation — dans les Pensées, elle s’élève encore sur sa lancée, jusqu’aux dévots puis aux chrétiens parfaits (frag. 90) — mais se borne à observer, sans voir que leurs raisons ne sont pas les mêmes, que le peuple et les habiles sont conformistes, à la différence de ceux d’entre-deux. Malgré les réinterprétations du chapitre « Des vaines subtilitez » en 1588 et plus tard, le thème originel de l’identité des extrêmes, déplacé vers la critique des positions moyennes puis vers l’éloge de l’ignorance socratique, n’est pas dépassé pour autant vers la formulation de la « pensée de derrière ». La sentence qui résume le dernier état du chapitre laisse le peuple et les habiles de plain-pied : « Les paisans simples sont honnestes gens, et honnestes gens les philosophes » (I, 54, 313 C). Renvoyant les extrêmes l’un à l’autre, en miroir, elle répète que les deux bouts se tiennent : c’est toujours ce « renversement continuel du pour au contre » qui, pour « le Pascal des Pensées », n’est qu’une étape vers la gradation et la « pensée de derrière » (frag. 93).

Je ne suis quand même pas sûr que l’on puisse refuser à Montaigne toute intuition de la « pensée de derrière ». Il sait bien que les historiens excellents n’ont pas la même raison de dire vrai que les simples. Dans « De l’utile et de l’honneste » ou « De l’art de conferer », il reconnaît qu’un même propos peut répondre à des intentions diamétralement opposées. Dans le chapitre « De la coustume et de ne changer aisément une loy receüe », il prête au conformisme des sages un autre motif qu’à celui du peuple : « […] le sage doit au dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses ; mais, quant au dehors, […] il doit suivre entierement les façons et formes receues » (I, 23, 118 A). On mesurera pourtant leur différence en comparant à cette recommandation l’injonction abrupte que Pascal semble en avoir déduite : « Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple » (frag. 91). Enfin, dans « De l’experience », Montaigne distingue deux obéissances à la loi : « […] les loix se maintiennent en credit, non par ce qu’elles sont justes, mais par ce qu’elles sont loix. […] Quiconque leur obeyt parce qu’elles sont justes, ne leur obeyt pas justement par où il doibt » (III, 12, 1072 B). Peu s’en faut que Montaigne n’en tire la conséquence politique radicale de la « pensée de derrière » : il faut tromper le peuple pour qu’il continue de croire les lois justes. Dans le fragment 60 des Pensées, Pascal, après avoir paraphrasé « De l’experience » — « Qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine » —, se contente d’y juxtaposer une réflexion venue de l’« Apologie », sur Platon qui « dict tout destroussement en sa republique que, pour le profit des hommes, il est souvent besoin de les piper » (II, 12, 512 C), et le tour est joué. Montaigne ne mettait pas ensemble les deux idées.

Si, des Essais aux Pensées, l’allégorie et la gradation ont partie liée, l’absence de toute justification figurative de la foi dans l’« Apologie de Raimond Sebond » est également remarquable, tandis que l’apologie de Pascal aboutit aux preuves chiffrées de Jésus-Christ dans l’Ancien Testament : l’allégorie traditionnelle accompagne la gradation dans les Pensées au lieu que toutes deux n’existent qu’à l’état de traces — de vestiges ou de germes — dans les Essais. Là où Montaigne insiste par exemple sur le seul mystère de l’Écriture — « Ce sainct m’a faict grand plaisir : Ipsa utilitatis occultatio, aut humilitatis exercitatio est, aut elationis attritio*1 » (II, 12, 553-554 C) —, Pascal introduit une dialectique de l’absence et de la présence qui détermine la figure :

Aveugler. Éclaircir. Saint Aug. Montag. Sebonde. Il y a assez de clarté pour éclairer les élus et assez d’obscurité pour les humilier. Il y a assez d’obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables (frag. 236)2.

Dans les dernières liasses classées des Pensées, où Pascal procède constamment par l’exégèse figurative, c’est-à-dire par la typologie ou l’allégorie spirituelle qui dégage le sens figuré des Écritures, la gradation reste présente : « […] il faut que le peuple entende l’esprit de la lettre et que les habiles soumettent leur esprit à la lettre » (frag. 219), laissant dans l’entre-deux les demi-habiles qui prennent tout littéralement ou tout spirituellement. Pascal fournit même de quoi justifier ceux qui continuent d’allégoriser Montaigne : « […] pour entendre le sens d’un auteur il faut accorder tous les passages contraires. […] Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent ou il n’a point de sens du tout » (frag. 257).

Montaigne n’a peut-être « point de sens du tout ». Malgré l’affinité de l’allégorie et de la gradation perceptible après coup ou allégoriquement, on assiste bien dans les Essais à la dissolution de la vieille tradition allégorique. Mais Montaigne prête le flanc à l’interprétation allégorique pour cette raison même, à cause de tout ce qui reste paradoxal dans son livre, par la faute de ces « passages contraires », de ces « renversements continuels du pour au contre » qui y abondent et que le lecteur croit pouvoir résoudre définitivement, comme Montaigne jugeait que l’imagination avait « meilleur compte d’incorporer, une fois pour toutes, cette virile partie aux filles » (I, 21, 99 B).

On n’a pas fini de lire Montaigne anachroniquement, en trouvant aux Essais un sens téléologique. Le philosophe américain Stephen Toulmin voit l’origine de la modernité non plus dans le Cogito cartésien mais dans l’humanisme sceptique de Montaigne et il ne répugne pas à le dire dans une allégorie au sens le plus conventionnel du mot :

Le gambit d’ouverture de la philosophie moderne devient non pas le rationalisme décontextualisé du Discours de la méthode et des Méditations philosophiques de Descartes, mais la reformulation par Montaigne du scepticisme classique dans l’« Apologie de Raimond Sebond », avec toutes ses anticipations de Wittgenstein. C’est Montaigne et pas Descartes, qui joue avec les blancs : les arguments de Descartes sont la réponse des noirs à ce coup3.

Reculant les débuts de la modernité jusqu’au XVIe siècle, les situant dans l’humanisme et non plus dans le rationalisme, Toulmin peut présenter ce qu’on appelle parfois notre postmodernité comme la réinvention de l’humanisme et la frontière de la modernité. La Renaissance était moderne et notre propre modernité passe par un retour à la Renaissance. Montaigne reste notre contemporain.

J’ai mentionné l’ouvrage du philosophe politique David Schaefer, qui découvre en Montaigne, sous l’influence de Machiavel, le précurseur de Hobbes, Locke et Montesquieu, ainsi que de l’ensemble du libéralisme politique du XXe siècle jusqu’à Leo Strauss et Allan Bloom4. Lui non plus ne craint pas de se référer à la tradition allégorique pour justifier sa lecture des Essais, où l’ironie de Montaigne sert de guide dans le déchiffrement de son intention politique masquée : « Pour comprendre les Essais comme un tout, dit-il d’entrée de jeu, il faut saisir à la fois leur surface rhétorique et le discours philosophique qui lui est sous-jacent5. »

Ce qui est frappant dans ces deux lectures d’ailleurs contradictoires — on pourrait en citer d’autres —, c’est leur parfaite assurance sur la validité de leur interprétation globale des Essais. Elles allégorisent en toute bonne conscience et sans reste : Montaigne est le premier moderne, Montaigne est le père du libéralisme. Tout cela montre au moins une chose : qu’on lit toujours Montaigne. Mais ces lectures ne s’embarrassent nullement de remettre les Essais dans leur contexte historique et idéologique. La tension demeure entre allégorie et philologie : l’allégorie renouvelle le texte, même si bien souvent ce sont de vieilles idées qu’elle y retrouve ; la philologie le renvoie à son temps, et ce faisant elle découvre parfois des trésors. On n’en sort pas ; il n’y a pas de gradation. Gardons à l’esprit la morale du Chat en poche de Georges Feydeau : « Demandez toujours à voir la marchandise… On ne sait jamais ce que l’on risque à acheter chat en poche. »


« Les ténèbres dans lesquelles se cache la connaissance de ce qui nous est utile sont un exercice pour l’humilité et un frein pour l’orgueil » (saint Augustin, De civitate Dei, 11, 22).