XV L’agent n°16
(The Man Who Was 16)
Les Beresford avaient été convoqués par leur Chef qui leur adressa des éloges.
— Grâce à vous deux, nous avons mis la main sur cinq personnages qui nous intéressaient depuis longtemps, et par eux, nous avons obtenu des informations très précieuses. D’autre part, nous avons appris, de source sûre, qu’à Moscou, on est furieux car on a perdu le contact avec les agents russes d’Angleterre. Malgré toutes les précautions que nous avons prises, je crains qu’ils ne soupçonnent que leur centre de distribution – Théodore Blunt, détective international – ne marche plus aussi bien que par le passé.
— Cela devait arriver un jour ou l’autre, admit Tommy.
— Il fallait, en effet, s’y attendre. Mais, je suis un peu inquiet pour la sécurité de Mrs Beresford.
— Je veillerai sur elle, Sir.
Dans le même temps, Tuppence annonçait d’un ton ferme :
— Je puis veiller sur moi-même, toute seule !
— Hum… Vous avez toujours été tous deux très sûrs de vous. Que l’immunité dont vous avez joui jusqu’à présent procède de votre intelligence supérieure ou d’une grande part de chance… je ne sais, mais la chance peut tourner. Cependant, je ne veux pas donner dans le pessimisme. Je présume qu’il est inutile de demander à Mrs Tommy de rester en dehors de nos histoires, pour une semaine ou deux ?
— Pas question, rétorqua cette dernière.
— Bon ! Eh bien ! tout ce que je puis faire est de vous mettre au courant des maigres informations que je possède. Nous avons raison de croire qu’un agent spécial vient d’être dépêché de Moscou en Angleterre. J’ignore quand il arrivera exactement, ni sous quel nom il voyage, mais je sais que cet homme nous a déjà causé beaucoup d’ennuis durant la guerre. Il se trouvait, en effet, toujours là où on s’attendait le moins à le voir. Il est de nationalité russe, mais polyglotte accompli, il est capable de choisir six nationalités différentes, y compris la nôtre. Il est de plus un maître dans l’art du grimage. C’est lui qui a composé le code n°16. Il est probable qu’il se présentera un jour à votre bureau, sous prétexte de vous demander de débrouiller une affaire pour lui. Au cours de la conversation, il vous tendra le piège des mots de passe. Le premier, comme vous le savez, est la mention du n°16 auquel il vous faudra répondre par une phrase contenant le même chiffre. Le second, que je viens juste d’apprendre, est une question. On vous demandera si vous avez jamais traversé la Manche. Il vous faudra répondre : « J’étais à Berlin le 13 du mois passé. » C’est tout ce que nous savons. Répondez correctement à ses questions, afin de gagner la confiance de notre homme, mais même s’il vous donne l’impression d’être satisfait, restez sur vos gardes, sans relâche. Notre ami est très astucieux et peut jouer un double jeu, mieux que quiconque. Vous êtes ma seule chance de lui mettre la main dessus. À partir d’aujourd’hui, j’adopte des mesures spéciales. Un microphone a été installé dans votre bureau, afin qu’un homme posté dans la pièce au-dessous, puisse entendre tout ce qui s’y passe. J’ai déjà envoyé un de mes garçons sur place, et de cette manière, au moindre signe suspect, je serai à même de veiller sur vous deux sans perdre de vue notre gibier.
Ayant écouté quelques recommandations supplémentaires, le couple prit congé du « Chef » et regagna rapidement le quartier général des « Célèbres Détectives de Blunt ».
Jetant un coup d’œil à sa montre, Tommy constata :
— Il est presque midi. Nous sommes restés longtemps avec le Chef. J’espère que cela ne nous aura pas fait manquer une affaire particulièrement intéressante.
— L’autre jour, j’ai dressé le bilan du travail que nous avons accompli. Nous avons élucidé quatre mystères assez déroutants, mis hors de combat un gang de faux-monnayeurs et un gang de fraudeurs…
— Deux gangs ! C’est du bon travail ! Le mot gang a une consonance tellement professionnelle.
Tuppence continua :
— Nous avons éclairci un vol de bijoux, échappé par deux fois à une mort violente, retrouvé la trace d’une femme qui se faisait maigrir, porté secours à une jeune fille infortunée, détruit avec succès un alibi et malheureusement, échoué dans une affaire où nous nous sommes conduits comme deux idiots. Dans l’ensemble, nous avons bien réussi et j’estime qu’au fond, nous sommes supérieurement intelligents.
— Vous pensez toujours ainsi. Pour ma part, je ne puis m’empêcher de constater qu’en une ou deux occasions, nous avons eu la chance avec nous.
— Quelle idée ! Nous sommes sortis vainqueurs grâce à nos « petites cellules grises » !
— Pourtant, le jour où Albert a fait son numéro de lasso, je suis sûr que j’ai eu de la chance. Mais, dites-moi, Tuppence, vous parlez de tout cela comme si c’était terminé ?
— C’est exact. Elle ajouta d’un ton sérieux : Ceci est notre dernière affaire. Lorsqu’ils auront attrapé le mystérieux espion, les brillants détectives se retireront et feront pousser des choux. C’est ce qui arrive toujours.
— Fatiguée de l’aventure, hé ?
— Heu… possible. D’autre part, nous avons eu tellement de succès que la chance pourrait nous abandonner.
— Qui parle de chance, à présent ?
À ce moment, ils pénétraient dans l’immeuble où se trouvait leur bureau et Tuppence ne répondit pas.
Ils découvrirent Albert, s’efforçant de maintenir une règle en équilibre sur le nez. Avec un froncement de sourcils réprobateur, Mr Blunt passa dans sa pièce.
En se débarrassant de son manteau et de son chapeau, il ouvrit l’armoire où s’alignait sa collection de romans policiers célèbres.
— Le choix se rétrécit, murmura-t-il. Sur qui prendrai-je modèle, aujourd’hui ?
La voix de Tuppence, contenant une intonation inhabituelle l’obligea à se retourner brusquement.
— Tommy, quelle date sommes-nous ?
— Voyons… le 11… pourquoi ?
— Regardez le calendrier.
Au mur se trouvait un de ces agendas de bureau auxquels on arrache une feuille chaque jour. Il portait la légende : « samedi 16 ». On était un lundi.
— Tiens… c’est étrange. Albert a dû arracher trop de pages en le mettant à jour. Ce qu’il peut être peu soigneux !
— Je ne pense pas que cela soit sa faute, mais nous pouvons toujours le lui demander.
Interrogé, Albert ne parut pas comprendre. Il jura qu’il n’avait enlevé que deux pages, celles de samedi et de dimanche, et d’ailleurs, il les montra car elles étaient encore dans la cheminée.
Les autres feuilles furent découvertes dans la corbeille à papiers.
— Un acte réfléchi, souligna Tommy, intrigué. Quelqu’un est-il venu ce matin, durant notre absence ?
— Oui, Sir. Une infirmière. Elle paraissait très anxieuse de vous voir et accepta d’attendre un moment. Je l’ai installée dans le bureau des employés car il y faisait plus chaud.
— Et de là, elle aura pu venir ici sans être remarquée. Combien y a-t-il de temps qu’elle est partie ?
— Environ une demi-heure, Sir. Elle a dit qu’elle repasserait dans l’après-midi. Elle était bougrement jolie !
— Bougrement… Oh ! Albert, disparaissez de ma vue !
Le garçon obéit.
— Voilà un curieux prologue et apparemment bien inutile, car à présent, nous serons sur nos gardes. J’espère qu’on n’a pas disposé de bombe dans la cheminée ou sous mon fauteuil ?
Après un examen rapide, il prit place derrière sa table de travail et annonça calmement :
— Mon amie, nous allons devoir faire face à un problème d’une grande importance. Vous vous souvenez sans doute de l’homme qui portait le nom de n°4 et que j’ai écrasé comme une coquille d’œuf, dans les Alpes Dolomitiques avec l’aide d’un explosif, bien entendu. Il ne mourut pas vraiment… oh ! non, ces super-criminels ne meurent pratiquement jamais. Eh bien, je retrouve notre homme rendu encore plus sûr de lui, car maintenant il est le n°4 au carré, en d’autres mots, agent secret n°16. Vous me suivez, mon amie ?
— Parfaitement, vous êtes le grand Hercule Poirot[18].
— Exactement. Pas de moustaches, mais beaucoup de cellules grises.
— J’ai comme le pressentiment que cette aventure sera appelée « Le Triomphe d’Hastings[19] ».
— Jamais ! C’est impossible car l’ami idiot sera toujours l’ami idiot. Il nous faut respecter l’étiquette. Au fait, mon ami, ne pourriez-vous partager vos cheveux par une raie médiane ? L’effet actuel est asymétrique et déplorable.
Le timbre résonna et presqu’aussitôt, Albert entra avec une carte de visite que Tommy lu à mi-voix :
— Prince Vladiroffsky. Je me demande… Faites-le entrer, Albert.
L’homme qui fut introduit était de taille moyenne, d’allure svelte et portait une barbe blonde. Il devait avoir dans les 35 ans.
— Mr Blunt ? s’enquit-il en un anglais parfait. On m’a instamment recommandé à vous. Pourriez-vous vous charger d’une affaire pour moi ?
— Si vous voulez me donner tous les détails… ?
— Certainement. C’est au sujet de l’enfant d’un de mes amis, une jeune fille de 16 ans. Nous voulons éviter tout scandale, vous comprenez ?
— Notre firme marche depuis seize ans, Sir, et cela grâce à l’importance que nous attachons à respecter le secret professionnel.
Tommy crut voir une petite lueur briller dans le regard de son interlocuteur, mais il n’aurait pu le jurer.
— Vous avez des correspondants de l’autre côté de la Manche, je crois ?
Sans l’ombre d’une hésitation, Tommy répondit :
— En effet. D’ailleurs, j’étais à Berlin le 13 du mois passé.
— D’après cela, il est inutile de continuer à tourner autour du pot. Oublions la fille de mon ami. Vous savez qui je suis. En tout cas, je constate que vous avez été avertis de ma venue, ajouta-t-il en désignant le calendrier.
— C’est exact.
— Mes amis, je viens étudier les choses de près. Que s’est-il passé ?
— Trahison ! cria Tuppence incapable de demeurer silencieuse plus longtemps.
Le Russe concentra son attention sur elle et leva les sourcils :
— C’est donc cela ? C’est bien ce que je pensais. S’agit-il de Sergius ?
— Nous le croyons, répondit Tuppence, sans se démonter.
— Cela ne me surprendrait pas. Mais, vous-mêmes, n’êtes-vous l’objet d’aucune suspicion ?
— Je ne pense pas, plaça Tommy, car nous nous occupons aussi d’un grand nombre d’affaires sérieuses.
— C’est, en effet, très sage. Cependant, il vaudrait mieux que je ne me présente plus ici. Je suis descendu au Blitz, et je suggère d’emmener Marise… Au fait, vous êtes bien Marise ?
Tuppence hocha affirmativement la tête.
— Comment vous appelez-vous, ici ?
— Miss Robinson.
— Très bien, Miss Robinson. Je suggère donc que nous allions tous les deux au Blitz où nous déjeunerons et nous nous retrouverons tous au quartier général à trois heures. D’accord, Blunt ?
— D’accord, répondit Tommy qui se demandait où le quartier général pouvait bien se nicher. Évidemment, un des lieux de rendez-vous que Carter était tellement désireux de découvrir.
Tuppence enfila son long manteau noir au col de léopard et annonça posément qu’elle était prête.
Le Prince et elle sortirent, laissant le pauvre Tommy en proie à des sentiments contradictoires.
Supposons que le microphone ne marche pas ? ou que la mystérieuse infirmière, l’ayant découvert, l’ait débranché ?
D’un geste vif, il saisit le téléphone et composa un certain numéro. Au bout du fil, une voix bien connue le rassura :
— Tout va bien, Beresford. Venez me rejoindre à l’entrée du Blitz dans cinq minutes.
Cinq minutes plus tard, Tommy et Mr Carter se postaient dans le Palm Court du Blitz. Carter était sur le qui-vive mais calme.
— Vous avez très bien conduit les opérations, Beresford : le Prince et la petite dame sont en train de déjeuner dans le restaurant où deux de mes hommes remplissent le rôle de serveurs. Que notre gibier ait des soupçons ou pas, et personnellement, je crois qu’il ne se doute de rien, n’a aucune importance, car nous le tenons dans nos filets. Deux de mes gardes sont postés devant son appartement et toutes les issues sont gardées pour le cas où s’il venait à sortir, on puisse suivre sa piste. Ne vous faites pas de soucis pour votre femme, nous veillons sur elle.
De temps à autres, un homme habillé en serveur se présentait pour faire son rapport. Au bout d’un long moment, un jeune homme au visage dénué d’expression vint chuchoter quelques mots à l’oreille du Chef et ce dernier, se tournant vers Tommy annonça :
— Ils ont fini de déjeuner et s’apprêtent à sortir. Nous allons nous dissimuler derrière un pilier pour le cas où ils se dirigeraient par ici, mais… oui, c’est bien ce que je pensais, ils vont monter chez lui.
De son poste d’observation, Tommy aperçut le Russe et Tuppence traversant le hall et monter dans l’ascenseur. Les portes se refermèrent sur eux.
Les minutes s’écoulèrent lentement et Tommy commençait à s’énerver.
— Vous croyez… Ils sont seuls chez lui et…
— Du calme, mon vieux. J’ai un de mes garçons caché derrière son sofa.
À ce moment, un des serveurs s’adressa au policier.
— J’ai reçu le signal qu’ils montaient, Sir, mais ils ne sont pas sortis de l’ascenseur.
— Quoi ! Nous les avons vus disparaître dans l’ascenseur, il y a… – il jeta un coup d’œil à l’horloge murale – quatre minutes. Et vous dites…
Il se dirigea à grandes enjambées vers l’ascenseur qui venait juste de redescendre et s’adressa au groom qui en assurait le service.
— Il y a quelques minutes, vous avez monté un gentleman portant une barbe blonde, accompagné d’une jeune femme. Ils sont bien sortis au second ?
— Non, pas au second, Sir. Le gentleman a demandé le troisième.
Le policier pénétra dans l’engin, fit signe à Tommy de l’accompagner et l’ascenseur les mena, à leur tour, au troisième.
Le Chef grommelait :
— Je ne comprends pas… Mais ne vous inquiétez pas Beresford, j’ai aussi un agent au troisième.
Lorsque l’ascenseur les eut déposés à destination, les deux hommes se lancèrent dans le couloir, où ils furent accostés par un garçon en veste blanche d’employé.
— Tout va bien, Sir. Ils sont au 318.
Carter poussa un soupir de soulagement.
— Parfait. Combien y a-t-il de sorties ?
— C’est un appartement ne comprenant que deux portes donnant sur ce couloir.
— Bien. Téléphonez en bas pour savoir qui est supposé occuper cet appartement.
Le garçon revint une minute plus tard.
— Une Mrs Cortlands Van Snyder, de Détroit, Sir.
Carter parut préoccupé.
— Je me demande… Cette dame serait-elle une complice ou… Avez-vous entendu du bruit venant de l’intérieur de l’appartement ?
— Non. Mais les portes sont des panneaux très épais.
— Je n’aime pas la tournure que prennent les choses. Vous possédez un passe-partout ?
— Bien sûr.
— Appelez Evans et Clydesly.
Flanqué de ce renfort, Carter s’avança vers le numéro 318 et le passe-partout exécuta son travail.
Ils se retrouvèrent dans un hall étroit avec, sur leur droite, une salle de bains dont la porte était ouverte ; devant eux, le salon et à leur gauche, un panneau fermé derrière lequel ils perçurent comme la respiration asthmatique d’un pékinois.
Carter tourna la poignée et entra.
La pièce était une chambre à coucher avec un grand lit sur lequel, pieds et poings liés, un bâillon sur la bouche et les yeux exorbités par la douleur et la rage, se débattait une femme.
Sur un ordre du chef, l’appartement fut envahi. Lui-même demeura dans la chambre en compagnie de Tommy et, tout en déliant les liens de l’inconnue, il inspecta du regard les objets environnants. Une quantité indescriptible de malles se trouvaient disséminées çà et là mais nulle part la moindre trace du Russe ou de Tuppence.
Un des policiers arriva pour annoncer que les autres pièces étaient également vides. Tommy s’approcha de la fenêtre, mais découvrit qu’elle ne portait pas de balcon.
— Vous êtes sûr qu’ils sont entrés par ici ? demanda Carter à son assistant.
— Certain. D’ailleurs… Il indiqua du menton la femme sur le lit.
À l’aide d’un canif, Carter coupa le foulard qui étouffait la malheureuse et tout de suite, il fut évident que quelles qu’aient été les émotions qu’elle venait d’éprouver, Mrs Cortlands Van Snyder n’avait pas perdu l’usage de la parole.
Dès qu’elle eut soulagé sa colère, Carter lui demanda doucement :
— Pouvez-vous nous raconter ce qui s’est passé… depuis le début, Madame ?
— Je vais porter plainte auprès du directeur de cet hôtel ! C’est un scandale ! J’étais juste en train de chercher mon flacon de « Killgrippe » lorsqu’un homme est arrivé derrière moi, m’a mis un tampon imbibé d’un liquide très fort sous le nez et j’ai perdu connaissance. Lorsque je suis revenue à moi, je me suis retrouvée comme vous m’avez vue vous-même et je me demande bien ce que sont devenus mes bijoux. Il les a sûrement raflés !
— Je suis sûr que vos bijoux sont en sécurité, Madame. Il regarda autour de lui et ramassa un morceau de verre. Vous vous teniez ici ?
— Oui.
Carter tendit le morceau de verre à Tommy qui le renifla avant de décréter :
— Ethyl Chloride. Produit une anesthésie instantanée, mais de très courte durée. Voyons, Mrs Van Snyder, vous avez dû revenir à vous avant que l’homme n’ait quitté cette pièce ?
— N’est-ce pas ce que je vous expliquais ? Oh ! cela me rendait folle de voir qu’il s’enfuyait sans que je puisse l’en empêcher !
— S’enfuir ? lança vivement Carter. De quel côté ?
— Par là. Elle indiqua la porte à deux battants qui communiquait avec l’appartement voisin. Il était accompagné d’une fille mais elle paraissait un peu endormie, comme si elle avait subi le même sort que moi.
Carter se tourna vers son expert en serrure qui expliqua :
— Cette porte donne bien sur l’appartement voisin, mais elle est munie de chaque côté du panneau, d’un verrou.
Carter examina le verrou en question puis, se redressant, il se tourna vers la cliente :
— Mrs Van Snyder, persistez-vous à affirmer que l’homme est sorti par là ?
— Certainement. Pourquoi ?
— Parce que le verrou de cette porte est poussé de ce côté.
Une expression étonnée se peignit sur le visage de la femme. Carter insista :
— À moins que quelqu’un n’ait poussé ce verrou après sa sortie, il n’aurait pu s’enfuir. S’adressant à un de ses hommes, il questionna : Vous êtes certain qu’ils ne sont pas dans cet appartement ? Y a-t-il une autre porte de communication ?
— Non, Sir, je puis vous l’affirmer.
Le chef alla ouvrir la grande armoire, regarda sous le lit, dans la cheminée et derrière les rideaux. Puis, ignorant les protestations indignées de Mrs Van Snyder, il fouilla les deux grandes malles.
Soudain Tommy, qui examinait toujours la porte de communication, poussa une exclamation.
— Venez voir, Sir. Ils sont bien sortis par là. Il venait de découvrir que le verrou avait été soigneusement limé, si près du battant qu’on remarquait à peine la jointure.
— La porte ne s’ouvre pas, car elle est verrouillée de l’autre côté, conclut-il.
Une minute plus tard, grâce au passe-partout d’un des « employés » de l’hôtel, les policiers faisaient irruption dans l’appartement voisin. Les pièces étaient inoccupées mais en examinant le verrou, ils notèrent que le même procédé avait été appliqué. La serrure était fermée à clé. Aucune trace du passage du Russe ou de Tuppence.
— Mais je les aurais vu sortir ! protesta l’agent du couloir.
— Sacré bleu ! rugit Tommy. Ils ne peuvent pourtant pas s’être volatilisés.
Carter réfléchissait. Il ordonna brusquement :
— Téléphonez en bas pour savoir qui occupait dernièrement cet appartement.
Bientôt, on l’informa :
— Il s’agit d’un Français infirme, M. Paul de Vareze et de sa garde-malade. Ils sont partis ce matin.
Une exclamation échappa au policier responsable du 3e étage. Il était pâle comme un mort.
— Le malade dans sa chaise… ! l’infirmière… Je… je les ai croisés dans le passage. Je les ai vus si souvent, je n’aurais jamais pensé…
— Vous êtes certain qu’il s’agissait des mêmes personnes ? cria Carter. Les avez-vous bien regardés ?
— Non, à peine. J’attendais que les deux autres réapparaissent, vous comprenez.
— Il n’est pas besoin de se demander s’ils comptaient là-dessus.
Tommy qui furetait partout, se pencha soudain et tira de sous le sofa un paquet noir qui contenait un manteau, une robe et un chapeau, les vêtements de Tuppence, et une barbe blonde !
Amer, il remarqua :
— C’est clair… ils l’ont en leur pouvoir, ils ont Tuppence. Ce diable de Russe nous a glissé entre les doigts, grâce à ses complices, le Français et l’infirmière qui logeaient ici depuis un jour ou deux, afin de gagner la confiance de tout le monde. Le Russe a dû réaliser à l’heure du déjeuner qu’il était coincé et il a mis son plan à exécution. Il espérait probablement que l’appartement 318 serait vide, car il devait l’être au moment où il a limé le verrou de la porte de communication. La présence d’une cliente ne l’a cependant pas arrêté. Il l’a dopée ainsi que Tuppence, a traîné cette dernière ici, l’a habillée en homme, a changé son propre aspect et est sorti. Il devait déjà avoir les déguisements prêts à être enfilés. Je ne vois pourtant pas comment il a réussi à persuader Tuppence de le suivre.
— Moi si, répondit Carter en ramassant une aiguille sur le tapis. Il lui a fait une piqûre qui l’a endormie.
— Le salaud ! Et ils sont loin, à présent !
— Ce n’est pas sûr. N’oubliez pas que toutes les issues sont surveillées.
— Mais ceux qui les surveillent ont le signalement d’un homme à la barbe blonde et d’une femme vêtue de noir, mais pas d’un invalide et de son infirmière ! Ils sont sans doute partis à l’heure qu’il est.
Après s’être renseigné, Carter dut se rendre à l’évidence : le Français et son infirmière avaient pris un taxi, cinq minutes plus tôt.
— Écoutez, Beresford, pressa le Chef, gardez votre sang-froid, nom d’un chien ! Vous savez que je ne laisserai pas un grain de poussière non retourné jusqu’à ce que nous ayons retrouvé votre femme. Je rentre directement à mon bureau et dans cinq minutes, chaque membre de mon département entrera en action. Nous les aurons !
— Vous croyez ? Ce type est un malin ! Pensez à ce coup d’audace, alors que nous le cernions tous. Je sais bien que vous ferez tout votre possible, mais… espérons que ce ne soit pas déjà trop tard. Ils nous en veulent à mort, ne l’oubliez pas.
Il sortit et se mit à marcher le long des rues en titubant comme un homme ivre. Il se sentait complètement paralysé. Où chercher ? Que faire ?
Ses pas le guidèrent dans Green Park et il se laissa tomber sur un banc. Il ne remarqua pas le passant qui venait prendre place près de lui, mais sursauta violemment en s’entendant interpeller.
— Patron… ça vous ennuierait que j’émette une hypothèse ?
— Ah, c’est vous Albert, fit-il d’un ton las.
— Je sais tout, Patron. Faut pas vous laisser abattre.
— Pas me laisser abattre… c’est facile à dire !
— Réfléchissez ! Les « Célèbres Détectives de Blunt » ne s’avouent jamais vaincus. Et si vous me pardonnez cette remarque, il se trouve que j’ai entendu ce que vous et Madame disiez ce matin au sujet d’Hercule Poirot et ses petites cellules grises. Pourquoi n’essayez-vous pas de faire travailler les vôtres et voir ce que nous pouvons en tirer ?
— Il est malheureusement plus aisé de les faire travailler dans la fiction que dans la réalité, mon garçon.
— Ma foi, je ne pense pas que personne puisse réduire Madame au silence pour de bon. Vous savez comment elle est, Patron, pareille à un de ces os en caoutchouc qu’on achète pour les petits chiens… garantie indestructible.
— Albert, vous me remontez le moral !
— Alors, que diriez-vous de revoir toute l’affaire, hé ?
— Je sais bien que jusqu’à présent, jouer au grand détective, ne nous a pas mal réussi. Voyons si je réussirai à nouveau. Disposons les faits avec méthode. À 14 h 10 exactement, notre gibier pénètre dans l’ascenseur avec Tuppence. Cinq minutes plus tard, nous parlons au groom et montons à notre tour, au troisième étage. À… disons, 14 h 19, nous entrons dans l’appartement de Mrs Van Snyder. Et maintenant, quels détails significatifs doivent retenir notre attention ?
Ils se turent mais aucun d’eux ne semblait trouver. Soudain, les yeux d’Albert brillèrent et il s’écria :
— Il n’y aurait pas un objet volumineux tel qu’une malle dans la chambre de la dame ?
— Mon ami, vous ne comprenez rien à la psychologie d’une Américaine qui revient de Paris. Il y avait au moins dix-huit malles dans sa chambre.
— Je veux dire qu’une malle est comme pour dissimuler un corps dont on veut disposer… ce n’est pas que je pense une minute qu’on ait maîtrisé Madame à ce point.
— Inutile, Albert, nous avons fouillé les plus grandes. Voyons, quel est dans l’ordre chronologique, le point suivant ?
— Vous en avez oublié un : quand Madame et le type habillé en infirmière sont-ils passés devant le flic dans le couloir ?
— Ce devait être juste avant que nous n’émergions de l’ascenseur. Ils ont sûrement manqué de peu de se trouver face à face avec nous. Un travail très rapide. Je…
Il s’interrompit brusquement.
— Qu’est-ce que c’est, Patron ?
— Taisez-vous, mon ami. J’ai une petite idée… colossale, prodigieuse… en fait cela arrive toujours tôt ou tard à Hercule Poirot. Mais si c’est ainsi, si je ne me trompe pas… Oh ! pourvu que je n’arrive pas trop tard !
Se levant d’un bond, il sortit du parc en courant, Albert sur les talons.
— Que se passe-t-il, Patron ? Je ne comprends pas… souffla Albert.
Sans ralentir, Tommy répondit :
— Aucune importance. Vous n’êtes pas supposé comprendre. Hastings ne comprenait jamais. Si vos cellules grises n’étaient pas bien inférieures aux miennes, quel plaisir prendrais-je à ce petit jeu ? Je dis des âneries mais je ne puis m’en empêcher. Vous êtes un bon garçon, Albert. Vous savez ce que vaut Tuppence à mes yeux ? Une douzaine de types comme vous et moi.
Courant toujours, Tommy pénétra à nouveau dans le hall de l’hôtel. Il aperçut Evans, le prit à part et lui dit quelques mots. Tous trois s’engouffrèrent dans l’ascenseur, vers le troisième étage.
Arrivés devant le 318, Evans usa de son passe-partout et sans un mot d’avertissement, ils se ruèrent dans la chambre de Mrs Van Snyder. L’Américaine se trouvait encore allongée sur le lit, vêtue d’un élégant déshabillé.
Arrêtant son cri de surprise, Tommy annonça :
— Excusez-moi de ne pas avoir frappé, mais je veux ma femme. Cela vous ennuierait-il de vous lever de ce lit ?
— Vous êtes complètement fou ! cria la dame offusquée.
— Nous avons bien regardé sous le lit, mais pas dedans. Je me souviens d’avoir utilisé cette cachette moi-même lorsque j’étais enfant : allongé en travers du matelas, sous le traversin. Et une de ces malles immenses est toute prête pour qu’on y dispose le corps. Mais, nous sommes arrivés trop tôt. Vous aviez eu tout juste le temps d’endormir votre otage, de le placer sous le traversin et de vous faire attacher par vos complices de l’appartement voisin. Je dois admettre que, sur le moment j’ai cru à votre histoire. Cependant, en y réfléchissant bien, il est certainement impossible d’endormir une femme, de lui mettre des vêtements d’homme, d’attacher une autre femme et de changer sa propre apparence, tout cela en cinq minutes ! L’infirmière et le garçon devaient jouer le rôle d’appât afin que nous nous lancions à leur poursuite, avec un petit sentiment de pitié pour Mrs Van Snyder, la pauvre cliente victime des vilains… Veuillez aider Madame à se lever, Evans ? Vous êtes armé ? Bon.
Malgré ses protestations, l’Américaine fut mise sur pieds et Tommy tira le couvre-lit et le traversin.
Là, étendue en travers du lit, se trouvait Tuppence, les yeux fermés et le visage couleur de cire. Un moment, Tommy crut qu’elle était morte, mais le faible battement de son pouls le rassura. La jeune femme était droguée.
Se tournant vers Evans, et Albert, Beresford annonça :
— Et maintenant, Messieurs… le coup final. D’un geste brusque, il saisit Mrs Van Snyder par sa chevelure bouclée qui lui resta dans la main.
— Comme je le pensais : n°16 !
Environ une demi-heure plus tard, Tuppence ouvrant les yeux aperçut Tommy et un médecin, penchés à son chevet. Nous baissons un pudique rideau sur ce qui se passa durant le quart d’heure suivant, mais après cela, le médecin se retira, pleinement rassuré sur l’état de santé de sa malade.
— Mon ami, Hastings, murmura Tommy avec douceur, comme je suis heureux que vous soyez encore en vie. Avons-nous eu n°16 ?
— Une fois de plus, je l’ai écrasé comme une coquille d’œuf ou plus exactement, le Chef l’a en son pouvoir. Les petites cellules grises !… Au fait, j’augmente le salaire d’Albert.
— Racontez-moi tout !
Tommy lui fit un récit animé des événements passés avec cependant quelques omissions.
— N’êtes-vous pas à demi-sincère, en ce qui vous concerne ? demanda faiblement Tuppence.
— Pas spécialement. Il faut bien garder son calme.
— Menteur ! Vous êtes encore tout pâle !
— Ma foi, j’étais peut-être un peu inquiet, ma chérie. Dites, on abandonne la partie, maintenant ?
— Certainement.
Tommy poussa un soupir de soulagement.
— J’espérais bien que vous seriez raisonnable. Après un tel choc…
— Oh ! Ce n’est pas cela… Vous savez que les chocs ne m’ont jamais effrayée.
— Un os en caoutchouc, murmura son mari.
— J’ai quelque chose de mieux à mener à bien… quelque chose de tellement plus excitant… quelque chose que je n’ai jamais essayé, encore.
— Tuppence, je vous l’interdis formellement !
— Vous ne pouvez pas. C’est une loi de la nature !
— De quoi parlez-vous donc ?
— Je parle de notre bébé. Les femmes ne le chuchotent plus de nos jours, elles le crient sur tous les toits. Notre BÉBÉ. Oh ! Tommy, ne pensez-vous pas que ce sera merveilleux ?
FIN
[1] En français dans le texte.
[2] En argot, slush (neige souillée) signifie : fausse monnaie.
[3] Myth. Nymphe protectrice des forêts.
[4] Chaîne de pâtisseries – restaurants bon marché.
[5] Héros de romans policiers.
[6] Marque de dépôt sur la surface plane entourant le trou.
[7] Héros de romans policiers.
[8] Héros de romans policiers.
[9] Héros de romans policiers.
[10] Recteur : ecclésiastique préposé à l’administration d’une paroisse et titulaire du « bénéfice » et de la « dîme ».
[11] Mon premier, vous le posez sur les charbons embrasés, et dedans, vous y mettez mon tout ; Mon deuxième est en fait le premier ; Mon troisième n’aime pas la bise de l’hiver.
[12] Saucepan : casserole.
[13] Frying pan : abréviation de casserole.
[14] Potatoes : en anglais, pommes de terre.
[15] Toes : doigts de pied. Dans la charade, les doigts de pied redoutent le froid de l’hiver.
[16] Héros de romans policiers.
[17] Officier de Paix.
[18] Célèbre héros d’A. Christie.
[19] Confident de Poirot.