XI La maison de la mort
(The House of Lurking Death)

 

— Que…, commença Tuppence qui s’arrêta court sur le seuil du bureau de Mr Blunt, en surprenant son seigneur et maître, l’œil collé au judas sur le hall de réception.

— Chut ! souffla Tommy. De votre repaire n’entendez-vous donc pas le timbre qui annonce l’arrivée des clients ? Nous avons la visite d’une jeune fille assez jolie… Je dirais même qu’elle est très jolie. Albert est en train de lui raconter l’éternel slogan sur Scotland Yard avec lequel je suis en communication.

— Laissez-moi voir !

D’assez mauvaise grâce, Tommy céda la place à sa femme.

— Elle n’est pas mal, admit-elle. Et ses vêtements sont tout simplement du dernier cri !

— Elle me fait penser aux jeunes filles dont s’inspire Mason, vous savez ? Extrêmement sympathiques, ravissantes, et raffinées sans l’être trop cependant. Je crois qu’aujourd’hui, je serai le grand Hanaud[7].

— Hum… s’il y a un détective célèbre auquel vous ne ressemblez en rien c’est bien Hanaud ! Êtes-vous capable de changer de personnalité en l’espace d’un éclair ? De passer de l’état de grand comédien à celui d’un enfant de la rue ou d’un ami intime ?

Tommy abattit son poing sur la table de travail et, détachant bien ses paroles :

— Il y a une chose que je vous prie de ne pas oublier Tuppence : c’est moi qui dirigerai cette enquête !

Il pressa le timbre et presque aussitôt, Albert introduisit la cliente qui s’arrêta à la porte, intimidée.

Beresford s’avança vers elle avec un sourire paternel.

— Entrez, Miss… Venez vous asseoir ici.

Tuppence pouffa de rire ce qui lui valu un coup d’œil sévère de la part du faux Mr Blunt.

— Vous avez parlé, Miss Robinson ? Non ? J’ai dû faire erreur… À présent, Miss, vous allez me confier vos soucis et nous chercherons ensemble le meilleur moyen de vous venir en aide.

— Vous êtes très aimable. Excusez-moi mais… êtes-vous étranger ?

Nouveau gloussement de Tuppence. Tommy lui lança de biais un regard furibond et articula avec peine :

— Pas exactement. Mais j’ai beaucoup travaillé en dehors de la Grande-Bretagne ces temps derniers et j’ai adopté la courtoisie des policiers de la Sûreté française…

Une lueur d’admiration brilla dans les yeux de la jeune fille qui était, en effet, charmante, petite, mince, avec de jolies boucles dorées s’échappant de sa cloche de feutre marron et de grands yeux sérieux. Sa nervosité se trahissait par la crispation de ses doigts qui ne cessaient d’actionner le fermoir de son sac à main. D’une voix douce, elle commença :

— Je m’appelle Loïs Hargreaves et j’habite une grande maison ancienne, Thurnly Grange, située au cœur de la campagne, non loin du village de Thurnly. L’hiver, on y pratique la chasse et l’été, le tennis. Je dois avouer que je ne me suis jamais ennuyée. Il est vrai que je préfère de beaucoup la vie de la campagne à celle de la ville. Mais, comme dans tous les villages du monde, le moindre événement prend une importance capitale. Il y a environ une semaine, j’ai reçu, par la poste, une boîte de chocolats qui ne portait aucune mention de l’expéditeur. N’étant pas très portée sur les friandises, j’offris les chocolats à la ronde, les autres habitants de « Thurnly Grange » les appréciant beaucoup. Le lendemain, tout le monde, sauf moi, fut malade. Nous fîmes appel à notre médecin, le docteur Burton qui se renseigna sur ce que nous avions mangé la veille et emporta ce qui restait des chocolats pour en faire faire l’analyse. Mr Blunt… ces chocolats contenaient de l’arsenic ! pas assez pour empoisonner, mais suffisamment pour indisposer ceux qui en mangeraient.

— Voilà qui est bien curieux !

— Cette découverte tourmenta le médecin car c’était la troisième fois qu’un événement de cette sorte se produisait dans notre village et chaque fois, il semblait qu’une grande maison avait été choisie par le mystérieux expéditeur de chocolats. Pour lui, l’homme était sans doute un habitant du coin, un peu faible d’esprit et qui prenait plaisir à jouer aux plus fortunés que lui un méchant tour.

« Bien que je ne partage pas du tout cette opinion, le docteur persiste à mettre cette histoire au compte des anarchistes. Il y a, en effet, à Thurnly quelques mécontents de leur sort et il est possible qu’ils soient mêlés de près ou de loin à cette affaire. Le docteur Burton m’a vivement conseillée de m’adresser à la police.

— C’est là, je le reconnais, un excellent conseil mais que vous n’avez pas suivi ?

— Non, car je crains la publicité qui s’ensuivrait et connaissant notre inspecteur de police locale, je suis presque certaine qu’il est incapable de découvrir quoi que ce soit. Ayant remarqué votre annonce dans le journal, j’ai expliqué à notre médecin qu’il serait plus sage de consulter un détective privé. Votre annonce fait grand cas de votre discrétion et j’ose espérer que vous ne divulguerez rien sans obtenir au préalable mon consentement.

Tommy haussa les sourcils mais Tuppence parla avant lui.

— Je crois que vous agirez dans votre intérêt, Miss, en nous confiant la vraie raison de votre angoisse ?

La jeune fille s’agita, mal à l’aise et Tommy insista :

— Miss Robinson a raison. Vous devez tout nous dire.

— Vous ne…

— Ce que nous disent nos clients est et reste strictement confidentiel.

— Dans ce cas, je peux bien vous avouer que je ne désire pas m’adresser à la police parce que je soupçonne l’expéditeur des chocolats d’être quelqu’un de mon entourage.

— Sur quoi basez-vous ce soupçon, Miss ?

— Chaque fois que j’ai un crayon en main, je me mets à griffonner un petit dessin, trois poissons entrelacés. Il y a quelque temps, un paquet de bas de soie que j’avais commandé à Londres, est arrivé alors que nous déjeunions et, sans réfléchir, avant même de défaire le papier, j’ai barbouillé mes signes favoris dans un coin de l’étiquette. J’oubliai l’incident, mais lorsque j’examinai l’emballage qui avait servi à envelopper les chocolats, je remarquai qu’on avait utilisé un papier ayant déjà servi et dont l’étiquette d’origine avait été arrachée, en partie. Sur ce qui en subsistait, se trouvait mon petit croquis !

— Vous semblez avoir mis le doigt sur une piste sérieuse. Mais… pardonnez mon insistance, je ne vois toujours pas pourquoi, même si l’expéditeur est de vos familiers, vous refusez de vous adresser à la police ?

— Disons, Mr Blunt, que je veux empêcher toute publicité.

— Évidemment… et je crois deviner que vous n’êtes même pas disposée à me révéler le nom de la personne que vous soupçonnez ?

— Je ne soupçonne personne. Il y a seulement… certaines possibilités.

— Bon. Pouvez-vous me parler des gens qui vivent chez vous ?

— Les domestiques, à part la fille affectée au service de table, sont toutes âgées et à notre service depuis très longtemps. Je dois vous dire que j’ai été élevée par ma tante, Lady Radclyffe. Son mari avait amassé une grosse fortune et fut fait chevalier. Il acheta « Thurnly Grange » mais il mourut deux ans après s’y être installé. À sa mort, Lady Radclyffe m’appela auprès d’elle et me garda car je n’avais pas d’autre parente. Dennis Radclyffe, le neveu de son mari, vivait aussi chez elle. Je le considère comme un cousin bien qu’il n’y ait aucun lien de parenté entre nous. Tante Lucy nous a avertis, dès le début, qu’elle léguerait toute sa fortune à Dennis, à l’exception d’une petite rente en ma faveur. Elle tenait à ce que l’argent des Radclyffe revienne à un Radclyffe. Néanmoins, lorsque Dennis eut vingt-deux ans, il se brouilla brusquement avec sa tante – je crois que ce fut à propos d’une dette – et lorsque notre bienfaitrice mourut, un an plus tard, je découvris avec étonnement qu’elle avait refait son testament et que j’héritais de toute sa fortune. Ce fut un coup terrible pour Dennis et personnellement, je lui aurais bien donné tout l’argent s’il l’avait accepté, mais il paraît que, dans un cas pareil, la loi s’oppose à une donation. Bref, lorsque j’eus vingt et un ans, je rédigeai un testament qui le désignait comme mon légataire universel. C’est bien le moins que je pouvais faire.

— Quand avez-vous atteint votre majorité ?

— Il y a trois semaines.

— Je vois. Maintenant, si vous le voulez bien, revenons aux habitants de votre maison. Quels sont-ils ?

— La vieille Mrs Holloway la cuisinière, qu’assiste sa nièce Rose, deux femmes âgées : Hannah l’ancienne bonne de tante Lucy, qui m’est très dévouée, et Esther Quant, la fille affectée au service de table, gentille petite et très douce. Puis Miss Logan, jadis dame de compagnie de ma tante et qui dirige la maison pour moi. Dennis Radclyffe, maintenant capitaine, loge avec nous, ainsi que Mary Chilcott, une de mes anciennes amies de pension. C’est tout.

— Je vous remercie, Miss. Il est entendu que vous ne soupçonnez personne en particulier ? Peut-être pensez-vous qu’il s’agit d’une de vos domestiques plutôt que d’un membre de votre maisonnée ?

— Je ne saurais l’affirmer. L’étiquette rédigée par l’expéditeur des chocolats était tapée à la machine.

— Il va falloir que je me rende sur place. Vous serait-il possible de préparer notre venue, disons… sous le nom de Mr et Mrs Van Dusen, des amis que vous auriez perdus de vue depuis longtemps ?

— Certainement. Ce sera très simple. Quand viendrez-vous ?

— Demain. Il n’y a pas de temps à perdre.

Alors que la jeune fille prenait congé de lui, Mr Blunt insista :

— Pas un mot à quiconque sur notre véritable identité, hein !

— Comptez sur moi.

Ayant reconduit sa cliente, Tommy revint vers Tuppence à laquelle il demanda son opinion sur cette affaire.

— Je n’aime pas cela. Et encore moins le fait que les chocolats contenaient si peu d’arsenic.

— Que voulez-vous dire par là ?

— Ne voyez-vous pas ? Tous ces chocolats envoyés aux habitants de Thurnly n’étaient destinés qu’à créer une fausse piste et faire croire à l’existence d’un jaloux et cela, pour égarer les soupçons le jour où la jeune fille sera victime d’un empoisonnement, administré sous une autre forme. Sauf cet impair au sujet du papier d’emballage, personne n’aurait jamais soupçonné que le criminel pût être l’un des habitants de « Thurnly Grange ».

— Je dois admettre qu’il a commis une maladresse capitale. Vous pensez qu’il s’agit d’un attentat dirigé seulement contre cette fille ?

— J’en ai bien peur. Je me souviens d’avoir lu quelque chose à propos de l’héritage laissé par la vieille Lady. Le montant atteignait un joli chiffre.

— D’autre part, le testament que vient de rédiger Loïs Hargreaves est plutôt intéressant pour le cousin Dennis.

— Le pire est qu’elle s’en doute, ce qui explique son refus d’aller trouver la police. Voulez-vous mon avis ? Malgré ses soupçons, elle est amoureuse de lui.

— Alors, pourquoi diable Dennis ne l’épouse-t-il pas ? Ce serait tellement plus simple !

Tuppence regarda fixement son mari.

— Vous venez de soulever un point intéressant. Pour quelles raisons irait-il se lancer dans une aventure criminelle et dangereuse alors qu’il a, à sa portée, un moyen légal de retrouver sa fortune ?

Tuppence réfléchit, puis :

— J’ai trouvé ! Il a dû épouser une fille de bar alors qu’il poursuivait ses études à Oxford. Cela explique la véritable raison de sa brouille avec sa tante.

— Dans ce cas, il aurait mieux fait d’envoyer les chocolats à la fille de bar. Ce serait cent fois plus intelligent. J’aimerais, Tuppence, que vous ne sautiez pas toujours directement aux conclusions romantiques.

— J’arrivais seulement au terme d’une déduction logique.

— Logique… à vos yeux, peut-être.

— En tout cas, vous serez seul pour affronter le taureau et nous verrons bien si vous restez dans l’arène plus de vingt minutes !

Pour toute réponse, son mari lui lança un coussin à la tête.

 

Le lendemain matin, Tommy qui attendait devant son petit déjeuner, appela vivement sa femme, laquelle accourut, intriguée.

— Que se passe-t-il, Tommy ?

Il lui mit le journal dans les mains, tout en lui indiquant du doigt un gros titre en première page :

 

MYSTÉRIEUX EMPOISONNEMENT PAR DES SANDWICHES AUX FIGUES

 

L’empoisonnement s’était produit à « Thurnly Grange » et jusqu’à présent on annonçait la mort de deux personnes : Miss Loïs Hargreaves, la propriétaire de la maison et Esther Quant, la fille affectée au service de table. Le capitaine Radclyffe et Miss Logan étaient dans un état grave. L’empoisonnement aurait été causé par l’absorption de sandwiches à la pâte de figues, car une certaine Miss Chilcott qui n’en avait pas mangé, était en parfaite santé.

Tommy s’écria :

— Nous devons nous y rendre tout de suite ! Quand je pense que pas plus tard qu’hier cette fille débordante de santé et de grâce se confiait à nous ! Pourquoi diable ne l’ai-je pas accompagnée sans délai.

— Si vous l’aviez fait, vous auriez probablement mangé de ces sandwiches et à l’heure qu’il est, je serais veuve. Je vois que Dennis Radclyffe est lui aussi malade, s’il faut en croire les journaux.

— Il simule sans doute la maladie, ce salaud !

 

Vers midi, les Beresford arrivèrent à Thurnly où on leur indiqua la direction de « Thurnly Grange ». Là, une femme âgée, les yeux rougis d’avoir pleuré, leur ouvrit et les dévisagea avec méfiance.

Tommy tenta de la rassurer.

— Ne vous effrayez pas, nous ne sommes pas des journalistes. Miss Hargreaves est venue me voir hier et m’a demandé de me présenter ici, aujourd’hui. Pourrais-je parler à quelqu’un de la maison ?

— Le docteur Burton, est là, si vous voulez le consulter. À moins que vous ne préfériez avoir affaire à Miss Chilcott. C’est elle qui s’occupe de toutes les formalités.

— Si le docteur Burton peut nous accorder quelques minutes, j’aimerais lui parler.

La domestique les introduisit dans un petit salon et cinq minutes plus tard, un homme aux cheveux gris, les épaules voûtées et le regard doux sous un front soucieux, s’avança vers eux.

— Docteur Burton – Tommy lui présenta sa carte de détective – Miss Hargreaves m’a rendu visite hier au sujet des chocolats empoisonnés. Je viens procéder à une enquête sur sa demande, trop tard hélas ! Je vous présente mon assistante, Miss Robinson.

Le médecin s’inclina vers Tuppence avant d’annoncer :

— Vu les circonstances, je n’ai plus lieu de passer certains faits sous silence. Sans l’incident des chocolats, j’aurais pu croire à une intoxication alimentaire particulièrement virulente qui aurait déclenché une inflammation gastro-intestinale suivie d’hémorragie. Rendu méfiant par l’affaire qui m’a amené dans cette maison, il y a peu de temps, je me sens obligé de faire analyser la confiture de figues.

— Vous soupçonnez un nouvel empoisonnement à l’arsenic ?

— Non. Le poison, si poison il y a, est cette fois bien plus violent et d’effet foudroyant. J’ai toute raison de croire qu’il s’agit plutôt d’un toxique végétal.

— Je voudrais que vous me confiiez, docteur, si vous êtes absolument convaincu que le capitaine Radclyffe souffre de cette tentative criminelle ?

— À l’heure qu’il est, le capitaine Radclyffe ne souffre plus de quoi que ce soit.

— Vous voulez dire… ?

— Il est mort à cinq heures, ce matin.

Tommy en eut le souffle coupé.

Alors que le médecin s’apprêtait à sortir, Tuppence demanda :

— Et l’autre victime, Miss Logan ?

— Puisqu’elle a survécu jusqu’ici, j’ai l’espoir qu’elle s’en sortira. Le poison semble avoir eu moins de prise sur elle, peut-être à cause de son âge avancé. Je vous ferai savoir le résultat de l’analyse, Mr Blunt. En attentant, Miss Chilcott vous apprendra, j’en suis sûr, tout ce que vous désirez savoir.

À la porte, il croisa la jeune fille en question et procéda aux présentations, avant de se retirer.

Mary Chilcott était une grande brune au teint hâlé et au regard calme.

Elle déclara d’un ton posé :

— Je suis heureuse que vous soyez venu, Mr Blunt. Cette affaire m’a bouleversée. Désirez-vous apprendre quelque chose sur quoi je serais à même de vous renseigner ?

— D’où vient la confiture de figues ?

— C’est une confiture de qualité spéciale que l’on commande à Londres, depuis très longtemps. Rien ne différenciait ce pot des autres. Pour ma part, je n’aime pas le goût des figues, ce qui explique que je m’en sois sortie. Par contre, je ne comprends pas pourquoi Dennis a pu être empoisonné, puisqu’il n’était pas là à l’heure du thé ? Probablement, il a dû manger un sandwich à son retour.

Tommy sentit la main de Tuppence lui presser légèrement le bras, mais il enchaîna :

— À quelle heure s’est situé ce retour ?

— Je ne sais pas exactement mais je puis le demander, si vous le jugez nécessaire ?

— Merci, Miss Chilcott mais c’est inutile. Vous ne vous opposerez pas, j’espère, à ce que j’interroge les domestiques ?

— Vous avez carte blanche, Mr Blunt. Personnellement je suis anéantie.

Murmurant une excuse, Miss Chilcott tourna le dos aux Beresford et se rendit dans le jardin par la porte-fenêtre. Quelques minutes plus tard, Tommy l’entendit donner des ordres à un jardinier.

— Tuppence, occupez-vous des domestiques, pendant que je me rends à la cuisine. Avez-vous remarqué que bien qu’elle se dise bouleversée, Miss Chilcott ne paraît pas autrement affligée ?

— Oui, mais il est encore trop tôt pour tirer des conclusions décisives.

Une demi-heure plus tard, le couple faisait le point sur ce qu’il venait d’apprendre. Tommy commença :

— En desservant après le thé, la fille chargée du service de table a mangé un des sandwiches, ce qui explique sa mort. À ce moment-là, Dennis Radclyffe n’était pas encore de retour. Reste donc à deviner comment il a pu, lui-aussi, être empoisonné ?

— La femme de chambre l’a aperçu alors qu’il rentrait à sept heures moins le quart. Il s’est rendu dans la bibliothèque où il s’est servi un cocktail. Je suis arrivée à temps pour lui enlever le verre des mains avant qu’elle ne le lave. Elle m’a appris aussi que c’est juste après avoir bu dans ce verre, que le capitaine se plaignit de maux d’estomac.

— Je vais tout de suite porter ce verre au docteur Burton. Rien d’autre ?

— J’aimerais que vous veniez voir Hannah, la bonne. Elle est… bizarre.

— Que voulez-vous dire par là ?

— Je l’ignore mais elle m’a dévisagée avec des yeux de folle.

— Bon, j’y vais.

Tuppence le guida à l’étage où Hannah avait son petit appartement. Ils la trouvèrent assise, bien droite, sur une chaise haute, une bible ouverte sur ses genoux.

À l’arrivée des visiteurs, elle leva les yeux mais continua de lire à haute voix :

— « Que le charbon ardent tombe sur eux, afin qu’ils se fondent dans le feu des enfers et ne s’en relèvent jamais. »

Tuppence s’avança timidement et s’enquit :

— Puis-je vous interrompre une minute ?

Mais Hannah eut un geste irrité de la main.

— Ce n’est pas le moment car le temps presse. « Je suivrai mes ennemis et les tourmenterai, ne me détournant que lorsque je les aurai terrassés. » C’est écrit. La voix de Dieu m’a visitée. Je suis son Fléau !

— Elle travaille du ciboulot, murmura Tommy.

Il remarqua un livre ouvert, sur la table, le prit et, après y avoir jeté un coup d’œil, l’enfouit dans sa poche.

Soudain la vieille femme se leva et avança sur eux d’un air menaçant :

— Partez d’ici. L’heure a sonné ! Je suis le Fléau de Dieu ! Le vent amasse la tempête ! Comme lui, je détruirai. Les méchants devront périr. Ceci est la maison du mal… du mal, je vous le dis ! Méfiez-vous du courroux de Dieu dont je suis la main !

Elle marcha sur eux et Tommy pensa qu’il était plus sage de battre en retraite. Alors qu’il refermait la porte derrière lui, il aperçut Hannah qui reprenait sa Bible.

— Je me demande si elle a toujours été ainsi – il sortit sa trouvaille de sa poche – Regardez… Étrange lecture pour une vieille femme de la campagne.

Tuppence lu :

— Materia Medica, par Edward Logan. C’est un vieux livre… Pensez-vous que nous puissions rendre visite à Miss Logan, Tommy ? Le médecin a dit qu’elle se sentait mieux à présent.

— Devrons-nous nous en assurer auprès de Miss Chilcott ?

— Non. Cherchons plutôt une femme de chambre et envoyons-la solliciter un court entretien.

Quelques instants plus tard, Miss Logan leur fit répondre qu’elle les recevrait quelques minutes. Les Beresford gagnèrent une chambre spacieuse, ouvrant sur les pelouses. Une vieille dame reposait sur un grand lit. Son visage délicat était altéré par la souffrance. D’une voix faible, elle expliqua :

— J’ai été très malade et parler me fatigue. Mais, Ellen m’a appris que vous étiez des détectives et je crois bien que Loïs nous avait confié son intention de vous consulter.

Tommy eut un signe d’assentiment.

— Je ne vous ennuierai pas longtemps, Miss Logan. J’aimerais que vous me fournissiez seulement quelques informations. À votre avis, Hannah, la bonne est-elle saine d’esprit ?

— Hannah ? Mais oui. Elle est dévote, rien de plus.

Tommy lui montra le livre trouvé chez la domestique.

— Ce recueil vous appartient-il ?

— Oui. Il vient de mon père. Médecin fort connu, il fut l’un des premiers savants à se pencher sur les sérums.

— Avez-vous prêté ce livre à Hannah ?

La vieille femme se redressa, indignée.

— Certainement pas ! Elle n’y comprendrait d’ailleurs rien, car c’est d’un niveau trop technique pour elle.

— Cependant, je l’ai trouvé dans sa chambre.

— Quelle impudence ! Je ne permettrai pas que les domestiques touchent à mes affaires.

— Où rangez-vous vos livres ?

— Dans mon salon. Je n’ai prêté celui-ci qu’à Mary, la chère enfant s’intéresse aux herbes. Elle s’est même livrée à une ou deux expériences dans ma cuisine. Moi-même, je distille des liqueurs et prépare des conserves, suivant des recettes anciennes. Lucy – Lady Radclyffe – ne jurait que par mes tisanes… Dennis aussi. Le cher garçon… Son père était mon cousin germain.

Tommy ramena la vieille demoiselle à la réalité en lui demandant :

— Cette cuisine, dont vous disposez, quelqu’un en dehors de vous et de Mary, y a-t-il accès ?

— Hannah y fait le ménage. Elle y prépare aussi mon thé chaque matin.

— Merci, Miss Logan. Pour le moment, je n’ai pas d’autres questions à vous poser. J’espère que vous ne nous avons pas trop fatiguée.

Le couple se retira et, arrivé au rez-de-chaussée, Tommy annonça :

— Il y a ici quelque chose que je ne comprends pas mon cher « Mr Ricardo ».

— Je déteste cette maison, répondit Tuppence. Elle me donne la chair de poule. Allons nous promener et essayons de démêler ce que nous avons appris.

Ils passèrent d’abord chez le médecin, auquel ils confièrent le verre dans lequel Dennis Radclyffe avait bu, puis gagnèrent les champs où, tout en flânant, ils échangèrent leurs impressions sur l’affaire.

— Voyez-vous, Tuppence, tout serait simple si nous découvrions que quelqu’un simule la maladie. Je ne puis m’empêcher de m’en vouloir car j’aurais peut-être pu prévenir ces morts soudaines.

— Ne vous mettez pas cette idée en tête, ce n’est pas comme si vous aviez persuadé Loïs Hargreaves de ne pas s’adresser à la police. Rien au monde ne l’aurait déterminée à entreprendre une telle démarche. Si elle n’était venue à nous elle n’aurait pas même cherché à prévenir une nouvelle tentative criminelle contre sa personne.

— Et le résultat aurait été le même : vous avez raison, ma chère. Il est morbide de se reprocher un malheur contre lequel on est désormais impuissant. Tout ce que je puis essayer, est de m’appliquer à découvrir l’auteur de ce crime.

— Ce ne sera pas facile.

— Non, car toutes les hypothèses, et elles sont nombreuses, paraissent improbables. Supposons que Dennis Radclyffe ait incorporé le poison aux sandwiches. Il savait qu’il ne serait pas présent à l’heure du thé. Jusqu’ici… tout est simple.

— Oui, mais ensuite, nous découvrons qu’il a été empoisonné à son tour, ce qui le lave de tout soupçon. Il y a une personne que nous ne devons pas oublier, Hannah !

— Hannah ?

— Ceux qui sont hantés par des Écritures, pas toujours bien comprises, se livrent parfois à d’étranges excès.

— Je dois avouer qu’elle en tient une sacrée dose ! Nous devrions en toucher un mot au docteur Burton.

— Si nous devons croire les dires de Miss Logan, sa folie l’a prise assez brusquement.

— C’est peut-être l’aboutissement de sa folie mystique ? On chante des cantiques dans sa chambre pendant des années et un beau jour, on se croit obligé de commettre des actes de violence.

— Hannah est certainement plus suspecte que n’importe qui d’autre. Et cependant, j’ai idée…

— Oui ?

— Je dirais plutôt que c’est une présomption. Tommy… Miss Chilcott vous a-t-elle fait bonne impression ?

— Assurément. Elle me semble être une jeune personne très capable et sensée, un peu trop, peut-être, mais à laquelle on peut accorder sa confiance.

— Vous n’avez pas trouvé étrange qu’elle n’ait pas témoigné plus de chagrin ?

— Ma foi, c’est là à mes yeux, un bon point en sa faveur. Si elle était coupable, elle aurait joué le rôle de la camarade éplorée, ce qui m’aurait rendu tout de suite son attitude suspecte.

— Possible, en effet. Et je ne vois d’ailleurs pas pourquoi elle aurait tué, ni ce qu’elle y aurait gagné.

— Je suppose qu’aucune des domestiques n’est dans le coup.

— D’après les apparences, non. Je me demande comment était Esther Quant, la fille chargée du service de table.

— Vous voulez dire que si elle avait été jeune et jolie, elle aurait pu avoir joué un rôle dans l’affaire ?

— Oui. Dans le fond, nous ne sommes pas plus avancés qu’en arrivant.

— La police découvrira certainement le fin mot de l’affaire.

— Probablement, mais j’aurais aimé que ce fût nous. À propos, avez-vous vu les petites marques rouges dont les bras de Miss Logan sont couverts ?

— Non. Qu’y trouvez-vous de bizarre ?

— Je pense qu’elles sont dues à des piqûres hypodermiques.

— Et alors ? Le médecin lui en aura probablement administré pour calmer ses souffrances ou soutenir son cœur.

— Sans doute, mais j’ai noté au moins quarante traces de piqûres. C’est beaucoup, non ?

— Elle se drogue peut-être ?

— J’y ai pensé mais je n’ai rien trouvé d’anormal dans son regard. De plus, je ne pense pas qu’elle soit le genre de personne à se droguer.

— Elle paraît en effet, très respectable.

Tuppence soupira :

— Je crois que nous devons admettre notre échec, Tommy. N’oublions pas de rendre visite au médecin, sur le chemin du retour.

Le docteur était absent mais il avait confié à son domestique un billet pour Mr Blunt. L’intéressé en prit connaissance.

 

Cher Mr Blunt,

Nous avons tout lieu de croire que le poison employé était du ricin, un toxalbumose végétal d’un effet foudroyant. Je vous prie de garder cette révélation secrète pour le moment.

 

Tommy réfléchit, puis demanda :

— Savez-vous quelque chose sur le ricin, Tuppence ? Autrefois, vous étiez familière avec ces choses-là.

— Je crois me souvenir qu’on l’extrait de l’huile du même nom.

— J’ai toujours été contre l’huile de ricin. À présent, j’en suis encore plus dégoûté !

— L’huile n’est pas nocive, le ricin est obtenu par les graines de la plante qui produit l’huile. Je crois bien en avoir remarqué dans le jardin, ce matin. Des plantes importantes, aux feuilles vernissées.

— Vous voulez dire qu’il serait possible d’extraire le ricin à domicile ? Vous croyez qu’Hannah, par exemple, aurait pu se livrer à un tel travail ?

— Cela m’étonnerait, car elle n’est sûrement pas assez calée en la matière.

Brusquement, Tommy poussa une exclamation. – Le livre ! – il sortit le volume de sa poche et en tourna fébrilement les pages – bien ce que je pensais : il est ouvert à cette page-ci. Regardez, Tuppence, il est question du ricin !

La jeune femme lui prit l’ouvrage des mains et parcourut un passage des yeux.

— Vous y comprenez quelque chose ? s’enquit son mari.

— Pour moi, c’est très clair.

Elle se laissa guider par Tommy et ne referma le recueil qu’au moment où ils approchaient de la maison.

— Tommy, voulez-vous me laisser m’occuper de cette affaire ? Pour une fois, ce sera moi le taureau qui doit rester dans l’arène plus de vingt minutes.

— D’accord, Tuppence. Il nous faut bien résoudre ce problème, ne serait-ce que pour venger la pauvre Loïs.

— Tout d’abord, j’aimerais poser encore une question à Miss Logan.

À peine arrivée dans le hall, elle grimpa les escaliers, frappa, un coup sec à la porte de la vieille demoiselle et entra.

L’ancienne dame de compagnie s’exclama :

— C’est vous, ma chère ! Vous savez, je vous trouve bien trop jeune et jolie pour faire le métier de détective. Avez-vous découvert quelque chose ?

— Oui, Miss Logan, j’ai découvert quelque chose.

La malade fixa sur elle un regard interrogateur et Tuppence enchaîna :

— Miss Logan, durant la guerre, j’ai travaillé dans un hôpital. Là, j’ai appris, par exemple, que lorsque le ricin est injecté sous forme de piqûres hypodermiques, il immunise le corps contre sa propre action foudroyante. C’est de cette manière que l’on a découvert les sérums. Vous saviez cela, Miss Logan. Depuis longtemps, vous vous injectiez du ricin et finalement, vous vous êtes laissée empoisonner comme les autres. Vous avez aidé votre père dans son travail et vous n’ignoriez rien de la façon d’extraire le ricin des plantes que vous cultivez dans le jardin. Pour mettre votre plan à exécution, vous avez choisi un jour où Dennis Radclyffe serait absent à l’heure du thé, car vous ne vouliez pas qu’il meure le premier. Du moment où Loïs Hargreaves mourait avant lui, c’est lui qui héritait. Et à la mort du jeune homme, la fortune vous revenait, puisque vous êtes sa parente la plus proche. Vous nous avez appris, ce matin, que son père était votre cousin germain.

La vieille femme fixa Tuppence d’un regard chargé de haine. Soudain, quelqu’un jaillit de la pièce voisine. C’était Hannah qui, une torche allumée au poing, s’avançait en criant :

— La vérité vient d’être mise au jour. Cette femme est mauvaise ! Je l’ai vue lire le livre et rire toute seule ! J’ai deviné qu’elle s’apprêtait à faire le mal. J’ai pris le livre mais je n’y ai rien compris. Elle haïssait ma maîtresse, Madame la comtesse. Elle l’enviait et ne pouvait supporter ma douce Miss Loïs… Mais, le méchant périra ! le feu de Dieu le consumera !

Élevant sa torche, elle s’élança vers le lit. Miss Logan poussa un cri de terreur.

— Emmenez-là ! Ce qu’elle a dit est vrai, mais emmenez-là !

Tuppence se jeta devant Hannah mais avant qu’elle ait pu lui enlever la torche des mains, le feu prenait déjà aux rideaux du lit.

Tommy accourut, arracha le voilage et réussit à étouffer les flammes. Il se porta ensuite à l’aide de Tuppence et à eux deux, ils finirent par maîtriser Hannah.

Le docteur Burton arriva sur ces entrefaites et quelques mots suffirent à le mettre au courant de ce qui venait de se passer.

Il s’approcha du lit, souleva la main de Miss Logan et poussa une exclamation :

— Elle est morte ! Le choc a été trop brutal pour elle. Peut-être cela vaut-il mieux, vu les circonstances. Nous avons trouvé du ricin dans le verre que vous m’avez apporté.

Une fois seul avec Tuppence, Tommy accorda :

— C’est peut-être mieux ainsi, en effet. Permettez-moi de vous féliciter, ma chère. Vous avez été géniale !

— Cette histoire n’avait pas beaucoup de points communs avec une affaire « à la Hanaud ».

— Non, je l’admets. Il va falloir que je cesse de penser à cette malheureuse jeune fille… Grâce à vous, la voici vengée. Je vous réitère l’aveu de mon admiration. Pour employer une expression familière, je dirai : « C’est un grand avantage d’être intelligent lorsqu’on n’en a pas l’air. »

— Tommy, vous êtes un rustre !

Associés contre le crime - Le crime est notre affaire
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