3

Nos joies sont vives et durables en proportion de la densité, de la chaleur, de la force vibratoire des événements ou des êtres qui les provoquent. Grif, dont la nature était assez peu encline à l'optimisme, pressentait déjà le moment où le beau bloc de métal serait complètement dégagé de son enveloppe rocheuse, où ils en auraient fait le tour, découvert à sa surface quelques particularités nouvelles, et où l'excitation, la haute ivresse intellectuelle qu'il éprouvait, commenceraient à décroître. Un objet, même le plus rare qui soit au monde, on ne peut pas passer sa vie à le contempler.

— Du point de vue de l'art, fit Grif pendant le déjeuner — car ils avaient fini par se décider à aller déjeuner — ces rosaces sont assez banales. Elles ressemblent beaucoup plus aux ornements que l'on peut voir dans les bars de luxe qu'à ceux que nous avons découverts sur certaines frises chaldéennes ou babyloniennes.

— Mais il s'agit de tout autre chose que de leur beauté! s'écria Devraigne. Tu aurais peut-être voulu que les habitants de... de cette planète... nous expédiassent, pour te faire plaisir, leur Vénus de Milo? Tu trouves que le hasard grâce auquel nous voici en possession d'un bout de cheminée ou de quelque autre objet aussi banal, mais venu des profondeurs de l'infini, n'est un hasard ni assez heureux ni assez propice? Ils rirent.

Grif interrogea son ami :

— Dis-moi, Paul, as-tu l'intention de donner beaucoup de publicité à notre découverte ?

— Aucune, pour le moment du moins. Quand tout sera terminé, on verra. Je crois d'ailleurs qu'il serait bon, avant de reprendre notre travail, de faire transporter l'aérolithe dans un endroit couvert. Je pense qu'il pourra entrer dans la salle des gardes, dont la porte est plutôt basse, mais a plus de deux mètres de large. Là, nous serons à l'abri des regards indiscrets. Et nous pourrons avoir un peu de feu, ce qui n'est pas négligeable. Pendant que je procéderai à cette opération, tu feras, veux-tu, un saut en voiture jusqu'à la ville, et tu tâcheras d'en ramener quelques outils un peu plus précis et délicats que ceux que nous avons ici.

— Alors, fit Grif, nous ne partons pas demain?

— Pas question, bien entendu, tant que nous n'aurons pas terminé cette besogne.

Ils prirent la précaution, avant de faire transporter le bolide jusqu'à la salle des gardes, d'enduire de glaise sa partie métallique, et plus particulièrement la rainure et les rosaces. Devraigne, à l'aide d'une pince coupante, fit un petit prélèvement.

— Tu iras voir Daincourt. Tu sais, le vieux Dain-court de l'Institut de Chimie, qui a déjeuné ici l'an dernier, et qui habite à La Chomette. C'est sur ta route. Tu lui demanderas ce que c'est exactement que ce métal, sans lui dire, bien entendu, quelle est son origine.

Quand Grif revint, le bolide était dans la salle des gardes, où Devraigne avait fait allumer un grand feu de bois qui pétillait dans l'immense cheminée.

— Dis-moi, fit-il, j'ai vu Daincourt. Il paraît que c'est du platine, allié à un peu d'iridium, et sans doute, m'a-t-il dit, à un autre métal qu'il n'a pas pu identifier.

— Du platine? Eh bien! fit Devraigne, à vue de nez, il y en a là pour une jolie somme. Mais comme nous n'avons pas l'intention de le fondre pour le vendre en lingots, il nous est indifférent que ce soit du plomb ou du platine, bien que je préfère celui-ci, parce qu'il est plus agréable à regarder et à manipuler.

Ils se mirent aussitôt au travail. Mais ils n'étaient pas au bout de leurs peines. La dure substance résistait à leurs outils. Et la peur qu'ils avaient de détériorer 1' « objet » encastré dans le bolide les incitait à n'avancer qu'avec d'infinies précautions. Il leur apparut très vite que cet « objet » devait être d'assez grosses dimensions. La rainure se prolongeait très loin sous une couche pierreuse assez mince — encore que de plus en plus épaisse — et au cours des journées suivantes, ils dégagèrent, sans surprise d'ailleurs, de nouvelles rosaces.

Ils étaient attelés depuis une semaine déjà à leur lâche, quand, après un coup de ciseau qui venait de détacher un assez gros fragment de roche, ils s'avisèrent que la rainure ne se prolongeait pas plus avant. Ni le métal. Ils étaient arrivés, à cet endroit-là, au bout de l'objet. Quelques sondages prudents leur permirent de constater que le métal, maintenant, s'enfonçait dans la masse à angle droit par rapport à la surface plane qu'ils avaient en partie mise au jour. Il s'agissait désormais de travailler en profondeur, ce qui ne serait ni plus aisé ni surtout plus rapide. Devraigne et Grif, toutefois, pensèrent d'abord qu'ils atteindraient assez promptement ce qu'ils appelaient : « l'autre face de l'objet ». Ils croyaient, en effet, qu'ils se trouvaient en présence de quelque plaque ornementale d'assez faible épaisseur. Nous sommes souvent prisonniers des mots que nous avons prononcés au hasard ou à la légère. L'idée qu'il pouvait s'agir d'un « revêtement de cheminée » hantait leur subconscient. Ils ne tardèrent pas à constater que 1' « objet » était singulièrement plus « profond » qu'ils ne l'avaient imaginé, et à se dire que si c'était un « revêtement de cheminée », sa forme était plutôt anormale. Cette découverte excita d'ailleurs vivement leur curiosité. Et l'idée leur vint de changer de tactique dans leur travail. Au lieu de « grignoter » le bolide autour de la masse métallique, ils songèrent à le fendre en deux par des moyens plus énergiques. Cela demandait réflexion. Devraigne opinait pour cette solution radicale. Grif hésitait. Ils adoptèrent une technique intermédiaire, qui consista à user de petites foreuses électriques assez rapides mais dont les dégâts qu'elles pourraient causer seraient de toute façon limités. Ce que craignait Grif — et Devraigne finit par se ranger à son avis — c'était qu'il n'y eût, emprisonnés dans la masse, d'autres « objets ». Hypothèse qui devait d'ailleurs se confirmer presque aussitôt par la mise au jour d'un minuscule morceau de métal — ce n'était pas du platine, mais bien, cette fois, du nickel — affectant la forme d'une pièce ouvragée, sans qu'ils pussent deviner toutefois quelle avait pu être sa destination. Mais cette découverte avait à la fois renforcé leur prudence et ravivé leur excitation. Ils vivaient dans une fièvre joyeuse. Ils avaient la sensation que le bolide était une « mine » extraordinaire.

Sans doute serait-il fastidieux de rapporter par le menu la façon dont s'y prirent les deux jeunes orientalistes pour achever ce qu'entre eux ils appelaient « l'autopsie du caillou céleste ».

Arrivons-en à l'essentiel.

La plaque de platine n'était pas une plaque, mais une masse considérable de métal d'une forme parfaitement régulière, un bloc homogène dont chaque face offrait la figure d'un rectangle, le tout formant ce qu'en géométrie dans l'espace on appelle un parallélépipède.

Un des coins, celui qui émergeait de l'aérolithe, était écrasé. La face qu'ils avaient d'abord dégagée n'était pas la plus importante, mais un des « côtés » do l'objet; la face principale, profondément enfoncée dans la masse, était encadrée d'une double rainure plus ouvragée que la première. On y retrouvait les motifs de rosaces, mais avec plus de variété dans la disposition, et plus de richesse, au point que Grif, toujours si sévère en matière d'art, dut convenir de leur réelle beauté ornementale. L'autre « côté » était le pendant de celui qu'ils avaient tout d'abord exploré. Les deux autres faces ne comportaient aucune ornementation. Elles étaient parfaitement lisses.

On devine avec quelle curiosité grandissante les deux amis avaient tiré de sa lourde et dure enveloppe cette « masse » chargée de mystère.

Lorsqu'il l'eurent — avec quelle peine, étant donné son poids énorme! — posée sur le sol, comme une pièce encore mal dégrossie, car de nombreux fragments rocheux y adhéraient encore, ce fut Grif qui, traversé par une pensée soudaine et prodigieusement excitante, prononça ces mots si simples, mais si lourds de promesses éventuelles : On dirait un coffre!

Devraigne restait silencieux, en proie à une émotion intense. Puis il fit, de la voix d'un homme qui soi t d'un rêve :

- Oui, un coffre... Et même un coffre-fort... Quelque chose comme la cantine d'un adjudant milliardaire...

Grif, soudain aussi agité que le jour où, à genoux sur le bolide, il avait découvert la première rosace, lui avait pris les mains :

— Paul, mon vieux Paul, ce serait prodigieux si nous trouvions là-dedans...

L'idée que, dans ce « coffre », il pouvait y avoir des « choses » les mettait dans un état de passion et de fièvre inimaginable. En toute hâte, ils faisaient sauter les derniers fragments pierreux, au risque d'endommager le métal.

— Vite! s'écria Grif lorsqu'ils eurent fini, allons chercher la grosse bascule à grain... Quelle est la densité du platine?... Nous allons savoir immédiatement si cette masse est pleine ou creuse...